Aurore Aylin

Les Kergallen-2Joanna

Les Kergallen tome 1 : Thaïs

tome 2 : Joanna

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Aurore Aylin romance

Dépôt légal : mai 2015© 2015 Aurore Aylin

illustration de couverture : Aurore Aylin © FotoliaISBN-13: 978-1511921855

ISBN-10: 1511921854

SommaireChapitre 1 Chapitre 2 Chapitre 3 Chapitre 4 Chapitre 5 Chapitre 6 Chapitre 7 Chapitre 8 Chapitre 9 Chapitre 11 Chapitre 12 Chapitre 13

Chapitre 14 Chapitre 15 Chapitre 16 Chapitre 17 Chapitre 18 Chapitre 19 Chapitre 21 Chapitre 22 Chapitre 23 Chapitre 24 Chapitre 25 Chapitre 26 Chapitre 27 Chapitre 28

Chapitre 29 Chapitre 31 Chapitre 32 Épilogue Chers lecteurs, Les Visiteurs Remerciements À propos de l'auteur

Chapitre 1

Le Paradis. C’était ainsi que se

nommait la boutique de lingerie, etJoanna était tout à fait d’accord avecl’appellation. Au milieu de tous cesdessous coquins, élégants, sexy, en soie,en dentelle, de toutes les couleurs, lajeune femme se sentait au jardin d’Eden.

— Je ne vais certainement pas essayer

ça ! s’exclama sa cousine, Thaïs, endécouvrant l’ensemble en soie rouge vifque Joanna avait sélectionné pour elle.

— Mais si, fit patiemment Joanna.Pense un peu à l’expression de Kieranquand il va te voir avec ça.

— De toute façon, la couleur ne vapas, je ne peux pas porter ça sous marobe de mariée, rétorqua Thaïs.

— Oh, je t’en prie, Thaïs, ne fais pasta sainte nitouche, ce n’est pas comme siKieran et toi n’aviez pas déjà...

— Tais-toi !Le cri horrifié de Thaïs retentit dans le

magasin, faisant se lever quelques têtes.Joanna réprima un sourire et tendit

l’ensemble à sa cousine qui, gênéed’avoir attiré l’attention, s’en saisitavant de disparaître dans la cabined’essayage. Joanna s’installatranquillement dans un fauteuilconfortable en attendant. Elle aurait biencontinué à flâner un peu pour dénicherquelques dessous pour elle-même – bienqu’il n’y ait personne actuellement pouren profiter à part elle –, mais la jeunefemme préférait rester dans les parages.Thaïs était capable de faire semblantd’essayer la tenue. Or, Joanna étaitdéterminée à transformer sa cousine enbombe pour sa nuit de noces. C’était sonrôle en tant que témoin de la mariée.

— Je suis toujours là, au cas où tu en

douterais, lança-t-elle, ironique, commerien ne semblait bouger dans la cabine.

— La couleur ne va pas du tout,grommela Thaïs.

— Rappelle-moi qui de nous deux estl’artiste et donc l’experte dans cedomaine ? se moqua Joanna. Tu n’ycouperas pas chérie, alors arrête dediscutailler et essaie-moi cet ensemble.

Un soupir résigné retentit derrière lerideau et Joanna sut qu’elle avait gagné.Alors seulement, elle se laissa happerpar la tentation : pas besoin de pommepour ça, de jolis sous-vêtementssuffisaient. Se levant, la jeune femmefila droit vers un rayon qu’elle avaitremarqué en entrant.

Joanna avait raison, la guêpière en

satin rouge et dentelle noire lui allait àla perfection. Thaïs se tourna d’un côtépuis de l’autre pour s’observer dans legrand miroir. Les armatures lui faisaientune poitrine superbe. Et avec lesjarretelles, c’était carrément sexy ! Lacouleur mettait en valeur la pâleur de sapeau de rousse. Kieran allait adorer, etl’idée de porter ces dessous affriolantssous sa robe de mariée était soudain trèsséduisante. Bon, les bas noirs risquaientde jurer un peu avec le blanc de la robe,mais elle trouverait une solution.

Thaïs manqua hurler quand de grandes

mains puissantes encerclèrent sa taille etqu’une bouche chaude se posa au creuxde son cou. Le regard de Kieran pétillaitlorsqu’elle le croisa par l’intermédiairedu miroir.

— Tu as failli me faire mourir de peur! chuchota-t-elle avec véhémence.

— Désolé, fit Kieran, qui ne semblaitpas le moins du monde contrit. Maisquand je t’ai vue, si belle, si tentante...je n’ai pas pu résister !

— C’est censé être une surprise, repritThaïs en penchant légèrement la têtepour qu’il puisse avoir un meilleuraccès à sa nuque. Ça porte malheur quele marié voie la tenue de sa fiancéeavant le jour J.

— J’adore ta surprise, susurra Kieranen mordillant le lobe d’une oreille,tandis que ses mains se posaient sous lesseins pigeonnants. Et puis, ça ne marcheque pour la robe, cette histoire demalédiction, alors on est tranquille.

Thaïs réprima un rire qui setransforma en soupir quand Kieranentreprit de glisser une main sous ladentelle pour titiller la pointe d’un seintout en se pressant étroitement contreelle pour lui faire sentir son excitation.L’ancien fantôme, bien que délivré dusortilège qui le rendait invisible auxyeux de tous – sauf elle – avait gardé deson état de spectre quelques petitesaptitudes particulières. Si au début

Kieran ne se dématérialisait quelorsqu’il était en danger, il avait depuisappris à le faire à volonté et à demeurerinvisible un long moment. Voilà qui étaitbien pratique, pour rejoindre sa fiancéedans une cabine d’essayage au nez et àla barbe de tous, par exemple. Levantles bras, elle les noua autour du cou deKieran tout en se cambrant pour mieuxpresser ses fesses largement dénudéespar le string assorti à la guêpière contrel’érection de son compagnon. Legrognement du grand Highlander la fitfrissonner. Un coup d’œil dans le miroirlui offrit l’image très séduisante d’unepetite rousse aux yeux bleus enlacée parun grand et bel homme brun. Même vêtud’un jean et d’un t-shirt, il restait

outrageusement sexy et conservait uneaura de danger. Leurs regards severrouillèrent par l’intermédiaire dumiroir tandis que les mains de Kieranprogressaient lentement mais sûrementen direction de ce qui se cachait sous ladentelle du string. Déjà, elle se sentaitmoite.

— Alors Thaïs, tu me montres lerésultat ? fit la voix de Joanna de l’autrecôté du rideau.

Thaïs sursauta et voulut s’écarter deson amant, mais ce dernier, joueur, laretint encore un moment contre lui.

— Kieran ! siffla la jeune femme en setortillant pour se dégager, certaine que sielle tardait trop, Joanna n’hésiterait pas

à entrer dans la cabine.— À tout à l’heure, m’eudail (mon

amour), murmura le Highlander avant dese parer d’un voile d’invisibilité.

Quand, quelques secondes plus tard,Joanna tira le rideau pour se glisser àl’intérieur, elle trouva sa cousine dansun état de fébrilité qui lui fit se mordreles lèvres pour ne pas éclater de rire.Thaïs n’affichait cette expressionrêveuse et ces joues roses que lorsqueKieran était dans les parages. Le coquinn’avait pas résisté à l’envie de venirdire un petit bonjour à sa chère et tendre.

— Finalement, on va te trouver autrechose pour le mariage, décréta la jeunefemme.

— Tu crois ? demanda Thaïs,visiblement déçue.

— Oui. Mais ça n’empêche pas del’acheter.

Elles échangèrent un sourire deconnivence et Joanna passa dans lacabine voisine pour essayer ce qu’elleavait déniché, après avoir tendu un autreensemble à sa cousine.

Le phare apparut au détour de la route.

Quand elle expliquait où elle vivait,Joanna avait invariablement droit à desregards stupéfaits et envieux. Vivre dansun phare, au bout d’une presqu’île, était

apparemment une chance. La jeunefemme était plutôt d’accord. Surtoutlorsque, comme elle, on maîtrisait leséléments et que l’on avait parfois besoinde s’offrir une petite tempête pourrelâcher la pression...

Son phare était relativement petit, maiscela lui convenait. Il lui avait fallu pasmal de réparations et rénovations pourle rendre habitable, ce qu’elle n’auraitjamais pu faire sans l’aide de la famille.Outre les muscles de ses oncles etcousins, la magie des femmes Kergallenavait largement contribué à accélérer lestravaux.

Joanna prit ses sacs de courses dans lecoffre et se dirigea en chantonnant vers

la porte d’entrée. Elle n’avait pas ététrès raisonnable dans ses achats, mais lesimple plaisir de courir les boutiquesavec sa cousine, qui était aussi sameilleure amie, valait bien de fairebondir son banquier à la vue de sondécouvert. Thaïs et elle avaient grandiensemble, puisque Joanna était venuevivre chez son oncle et sa tante à l’âgede neuf ans, et elles étaient aussiproches que des sœurs. Plus proches,même, rectifia Joanna en songeant à sapropre sœur, Émilie, de deux ans sacadette. Lorsque Thaïs était partie pourla région parisienne, la séparation avaitété difficile pour Joanna, d’autant que,brouillée avec leur grand-mère, sacousine n’avait pas remis les pieds en

Bretagne pendant presque dix ans. Ilavait fallu qu’un fantôme sexy débouledans sa vie pour la décider à renoueravec la famille Kergallen. « Merci,Kieran », chantonna Joanna en poussantla porte d’un coup d’épaule pour entrer.

Un coup d’œil à sa montre lui appritqu’elle avait quelques heures avant departir travailler. La jeune femme décidad’en profiter pour avancer un peu surson projet du moment, le cadeau qu’ellecomptait offrir aux jeunes mariés dansquelques semaines. Elle n’était mêmepas essoufflée en arrivant au dernierétage du phare, dans lequel elle avaitinstallé son atelier d’artiste pourbénéficier au maximum de la lumière qui

se déversait par les grandes verrières.Monter et descendre les escaliersplusieurs fois par jour vous maintenaitune sorcière pas sportive pour deux sousen forme.

Des toiles étaient entreposées le longdes murs. Certaines partiraient bientôtpour une petite galerie locale où ellesraviraient sans nul doute les touristes enquête de souvenirs à rapporter. Lasaison estivale démarrait tout juste etd’autres commandes arriveraient. Maisce n’était pas la peinture qui intéressaitJoanna. Non, ce qui lui prenait cesdernières semaines tout son temps libre,c’était la sculpture de verre sur laquelleelle travaillait pour Kieran et Thaïs :

une représentation de Ravencraft Manor,le château écossais de Kieran.

— File de là ! ordonna d’un ton fermela jeune femme au chat tigré qui tournaitautour de ses jambes. Je vais finir par temarcher dessus et on va t’entendrebrailler jusqu’à Paris.

Le félin miaula en la regardant d’un airde reproche.

— Oui, je sais, un chat ne braille pas,fit en riant Joanna, se penchant pourcaresser le pelage soyeux de soncompagnon. Il feule, il miaule, ilronronne, mais il ne braille pas.

Ravi, le chat se mit à ronronner tout enpenchant sa tête triangulaire pour qu’ellele gratte sous le menton.

— Tu portes bien ton nom, toi, souritJoanna en le prenant dans ses bras.

Filou ronronna de plus belle, commes’il comprenait ce qu’elle lui disait. Entemps normal, Joanna aurait répondu quenon, mais quand on a une cousine dunom de Sélène dont la spécialitéconsiste à communiquer avec lesanimaux, on a tendance à revoir sesjugements. C’était d’ailleurs à Sélèneque la jeune femme devait de seretrouver avec ce moteur à ronrons. Sacousine avait supplié tous les membresde la famille d’adopter les adorableschatons qu’on avait un beau jourabandonnés devant le cabinet vétérinaireoù elle travaillait. Elle les avait eus à

l’usure et les quatre minuscules félinstigrés faisaient à présent partie de labruyante tribu Kergallen, où ils nedétonnaient pas.

— Tu te rends compte que je parletoute seule ? reprit Joanna en déposantFilou sur un établi d’où il pourrait laregarder travailler sans risque. Crois-tuque je devrais consulter ?

Filou miaula à nouveau.— Oui, techniquement, je te parle à

toi, mais vu que tu ne me réponds pas,on peut considérer que je parle touteseule.

Le chaton s’installa, la queue sagementenroulée autour de son petit corpssouple et posa la tête sur ses pattes avant

sans cesser de suivre le va-et-vient desa maîtresse. Cela faisait un peu clichépour une sorcière de posséder un chat,mais au moins, celui-ci n’était pas noir,songea la jeune femme en étalant sesfeuilles devant elle.

Joanna décida de ne pas se mettre àsouffler le verre ce jour-là. Il lui fallaitreprendre ses croquis de Ravencraftpour réfléchir à la façon dont elle allaitpoursuivre. C’était un vrai défi pourl’artiste. Elle avait cru que sa maîtrisedu feu, de l’air et de l’eau lui faciliteraitla tâche, mais avait découvert avec unegrande satisfaction que pour une fois,même la magie ne remplacerait pas ladextérité. C’était ce qu’elle aimait, dans

l’art, le défi que cela représentait pourelle. Il s’agissait de faire preuve detalent et non d’utiliser la magie pourrendre les choses plus aisées. C’étaitune philosophie que lui avait insuffléeThaïs et dans des moments comme celui-là, Joanna comprenait que sa cousinesouhaite tant vivre normalement. Il yavait une grande satisfaction à sedébrouiller seule, à surmonter lesdifficultés comme n’importe qui.

Bientôt, bercée par les douxronronnements de Filou et le bruit sourddes vagues au pied du phare, Joanna setrouva complètement plongée dans sesdessins. Elle avait posé à côté desphotos sous différents angles du château

écossais et s’appliquait à reproduire lesmoindres détails. Son cadeau faisaitpartie des objets inutiles, voire des «nids à poussière » comme disait sacousine Azilis, sans compter qu’ilreprésentait exactement le genre d’objetà ne surtout pas laisser traîner au manoirKergallen sous peine de le retrouver enmiettes, mais Joanna n’imaginait pasoffrir autre chose à sa cousine et sonfutur mari. La sculpture serait en sécuritéchez les jeunes mariés, en régionparisienne.

La lumière commençait à baisserlorsqu’elle rangea enfin ses dessins.Quelques semaines auparavant, elleaurait laissé les feuilles étalées sur son

établi. Mais c’était la période révolueAF. Avant Filou. Le chaton trouvait trèsamusant de bondir sur le plan de travailet de tourner frénétiquement en rondpour attraper sa queue, sans se soucierdes feuilles, quand il ne se faisait pascarrément les griffes sur le papier épaisque Joanna utilisait pour ses esquisses.Comme s’il n’avait pas un griffoirflambant neuf juste pour ça. Aussi avait-elle pris, contrainte et forcée, l’habitudede ranger, elle qui n’était clairement pasune fée du logis !

— Sois sage, vilain matou, murmura-t-elle en embrassant le chat entre les deuxoreilles, lui arrachant une nouvelle sériede vibrations sonores.

Joanna sentit une bouffée de fiertél’envahir en voyant les rayons du soleilcouchant frapper la sculpture de verre,faisant danser des milliers de petitsarcs-en-ciel. Oui, ce cadeau seraitparfait.

Dragan mit pied à terre et coupa le

moteur de sa puissante moto. Il retint unsourire narquois en avisant les piétonsqui semblaient soudain faire un largedétour pour ne pas passer trop près duloubard qu’ils s’imaginaient voir en lui.S’ils avaient su à quel point ils étaientloin de la vérité ! Quoique... aux yeux dela hiérarchie angélique, il incarnait

certainement la version du voyou chezles humains.

Personne en tout cas n’aurait commisl’erreur de le prendre pour un ange.Avec son mètre quatre-vingt-dix, sescheveux et ses yeux noirs, ses tatouages,son jean râpé qui avait connu des joursmeilleurs et son blouson de cuir, Draganne correspondait pas à l’image de l’angeque véhiculait la culture populaire. Etpourtant, il était bel et bien un ange. Unange de la mort. Rien à voir non plusavec la Faucheuse qui venait ramasserles âmes. Lui, il ne donnait la mort qu’àune espèce bien particulière : lesdémons.

Sans se presser, Dragan se dirigea

vers le café devant lequel il s’étaitarrêté. Des regards emplis de méfiancese posèrent sur lui tandis qu’ils’installait tranquillement à une petitetable stratégiquement placée : dans unangle, de façon à se positionner dos aumur, et près de la vitrine, pour garder unœil sur ce qui se passait dans la rue.Apparemment, les clients s’attendaient àle voir sortir une arme pour braquer lacaisse, ou quelque chose dans ce goût-là. Il ôta ses lunettes de soleil,incongrues étant donné l’heure tardive,et les posa sur la table. Une serveusesurgit à ce moment-là.

— Bienvenue en Bretagne, lança-t-elleavec un sourire engageant. Qu’est-ce que

je vous sers ?— Un café.— C’est parti !Était-elle vraiment aussi enthousiaste

qu’elle le semblait ? Tant de bonnehumeur, ce n’était pas humainementpossible, non ? Pourtant, elle fit le tourde la salle, prenant d’autres commandes,avec la même énergie communicative.Cette femme n’était pas une âmelumineuse, cependant elle en avait toutesles qualités. Au moins, les démons neverraient pas en elle une proie, etDragan n’aurait pas à la protéger.

La sonnerie de son téléphone le tira deses pensées. Un coup d’œil à l’écran luiapprit l’identité de son interlocuteur, le

faisant grimacer.— Et bien, ce n’est pas trop tôt, fit la

voix plaisante d’Adrian. Ça fait unmoment que j’essaie de te contacter.

— J’étais en route, sur la piste deplusieurs démons.

— Le patron a appelé pour nousconfier une mission prioritaire, alors tut’occupes de tes démons et ensuite, tufiles me rejoindre. Au fait, où es-tu ?

— Dans un bled de Bretagne.— Tiens, tiens, murmura Adrian.— Mais encore ? fit Dragan, jugulant

son agacement.Ce n’était pas vraiment de la faute

d’Adrian si on lui avait imposé sa

présence depuis dix ans, mais de tempsen temps, l’ange lui tapait sur les nerfs.Souvent, même. Adrian était supposé lerendre plus sociable : comme si unetelle chose était possible !

— La mission se trouve justement enBretagne. D’après Naël, il y a uneconvergence de démons ces dernierstemps pour cette région, et il aimeraitqu’on se renseigne sur ce qui se trame.

Le café arriva à ce moment-là, etDragan but une gorgée tout enréfléchissant.

— J’essaierai d’interroger ceux que jechasse, dit-il enfin.

— Fais mieux qu’essayer, plaisantaAdrian. Si pour une fois tu pouvais

éviter de tuer d’abord et de poser lesquestions ensuite, ça serait pratique.

Dragan serra les dents, mais s’abstintde répondre. Si on avait écouté Adrianet les anges de son acabit, il aurait falludiscuter avec les démons, les sermonnergentiment avant de les renvoyer avec unavertissement. Comme si ces créaturespouvaient être réformées ! Dragan étaitbien placé pour savoir qu’en général, ilétait impossible de parler avec undémon. Il était bien assez occupé àessayer de ne pas se faire tuer. Et detoute façon, il n’avait pas envie debavarder. Sa mission était claire :éliminer les démons et protéger les âmeslumineuses que ces derniers

convoitaient. Il excellait dans cetexercice et n’avait pas l’intention dechanger ses méthodes.

Comme si le fait de penser à ellespouvait les faire surgir, il repéra àtravers la vitrine une jeune femmeauréolée de son âme pure et vive. Uneproie idéale pour les démons qui senourrissaient de ces âmesexceptionnelles. Sans prendre la peinede saluer Adrian, Dragan mit fin à laconversation, jeta un billet sur la table àcôté du café qu’il avait terminé à la hâteet se leva. Pas besoin de chercher lesdémons : la lumière qui émanait de lapassante était tellement vive qu’ilsviendraient à elles d’eux-mêmes, comme

des grands. Et donc, à lui.

Chapitre 2

Émilie se tendit. Depuis plusieurs

minutes déjà, elle avait l’impressiond’être suivie. Un coup d’œil rapide par-dessus son épaule lui apprit que le grandmotard tatoué était toujours dans lesparages. La jeune femme n’aurait su diresi l’homme la suivait vraiment, car il setenait à distance respectable et ne

semblait même pas la regarder. Encoreque c’était difficile à estimer étant donnéqu’il portait des lunettes teintées quimasquaient ses yeux. Ce détail seulsuffisait à le rendre suspect : le soleilétait pratiquement couché ! Sans douten’aurait-elle rien remarqué à son manèges’il n’avait été si grand et imposant.Même Kieran, le séduisant Écossaisfiancé à sa cousine, n’était pas aussiimpressionnant, et pourtant leHighlander n’était pas une demi-portion!

Un duo jouait au coin de la rue etÉmilie s’arrêta, autant pour les écouterque pour réfléchir à ce qu’elle allaitfaire s’il s’avérait que l’homme la

suivait. Le couple avait un talent fou,constata la jeune femme. Lui grattait lescordes de sa guitare tandis qu’ellechantait, et de temps en temps leguitariste accompagnait les refrains, savoix s’accordant parfaitement à celle desa compagne. Un petit groupe s’étaitformé autour du duo. Émilie porta lepoids de son corps sur sa jambe droitepour soulager l’autre, qui la faisaitsouffrir, comme chaque fois qu’elleavait trop marché. Il ne fallait surtoutpas qu’elle boîte, sous peine de rendreJoanna malheureuse. Sa sœur s’envoulait tellement, même au bout de vingtans !

Émilie ne se rappelait pas comment

elles en étaient venues à se disputer.Mais Joanna, qui n’avait que neuf ans,avait perdu le contrôle et une tempêteavait soudain ravagé le salon familial.Depuis quelques mois, le pouvoir deJoanna prenait de l’ampleur. Ellemaîtrisait les quatre éléments, ce quiétait déjà rare, surtout pour une enfantaussi jeune, mais elle s’était avéréecapable à quelques reprises d’encombiner deux. Ainsi, elle avait un jourconvoqué le vent pour chasser lesnuages et faire apparaître le soleil, puisdéclenché une averse de pluie, justepour créer un arc-en-ciel pour faireplaisir à Émilie. Ce jour-là pourtant, leschoses avaient dérapé de façondramatique. Sous la puissance des vents

tourbillonnants convoqués par Joanna,les vitres avaient explosé, les meubles,pourtant en bois massif, s’étaientsoulevés comme s’ils ne pesaient rien.Émilie se souvenait très bien enrevanche du regard paniqué que sa sœurlui avait lancé tandis qu’elle tentaitvainement de reprendre le contrôle,accentuant le chaos ambiant au lieu de lefaire cesser. Puis un lourd buffet avaitheurté Émilie, dont la jambe était restéecoincée sous le meuble. Il avait fallu lesefforts conjugués de leurs parents pourparvenir à l’en extraire. Sa jambegauche avait souffert et se rappelaitencore parfois au bon souvenir de lajeune femme. Après cela, plus rien

n’avait été pareil : Joanna était partievivre chez leur tante Althéa, dont l’effetapaisant l’aidait à contrôler sa puissantemagie, et un gouffre s’était creusé entreles deux sœurs. Lorsqu’elles étaientensemble, Émilie pouvait presquepalper le désarroi qui envahissait sasœur. Sous ses airs rieurs, Joanna étaiten réalité une grande angoissée, même sielle ne l’aurait reconnu pour rien aumonde. Sa plus grande crainte était néele jour de cet accident : perdre lecontrôle de son pouvoir et blesser uninnocent.

Le motard s’était lui aussi arrêté etécoutait la musique, les doigts crochetésdans les passants de son jean. Ses

cheveux noir coupé court encadraient unvisage aux traits ciselés, les jouesombrées par une barbe de deux jours. Ilsortit un billet de son portefeuille et lelaissa tomber dans l’étui à guitare posédevant les chanteurs. Émilie se retint des’exclamer en découvrant le billet : quipouvait se permettre de donnercinquante euros à des chanteurs de rue ?Autour d’elle, d’autres passantsregardaient, les yeux ronds, le grandtype s’éloigner. Émilie réprima unsourire en les voyant à leur tour sortirqui des pièces, qui un billet – moinsgros cependant que celui de l’homme.Elle adressa un clin d’œil à la jeunechanteuse en déposant elle aussi un peud’argent.

Le motard n’était plus en vue. Elles’était sans doute fait des idées. Sa mèrelui reprochait souvent son imaginationdébridée. Émilie sourit en reprenant sonchemin.

Dragan avait compris que l’âme de

lumière l’avait repéré au soudainraidissement de sa démarche. La jeunefemme avait cessé de déambuler en touteinnocence et avait à plusieurs reprisesregardé derrière elle. Il n’avait pas aiméla méfiance qui s’était inscrite sur sestraits et avait terni l’aura quil’enveloppait.

À présent qu’elle le croyait parti, elleavait repris sa marche légère. Sur sonpassage, les têtes se tournaient et lesvisages se détendaient. C’était l’un deseffets qu’avaient les âmes lumineusessur leur entourage. Inconsciemment, lesgens se laissaient envahir par le bonheurqui irradiait de ces personnalités pures.Que la jeune femme soit plutôt joliecontribuait sans doute aux regardsinsistants des hommes qui seretournaient sur son passage.

Elle avançait avec l’aisance née d’unebonne connaissance des lieux. La nuittombait, mais en cette période estivale,beaucoup de touristes déambulaient dansles rues, créant une illusion de sécurité.

Nul doute que la jeune femme n’auraitpas traversé avec autant d’insouciancela ville en hiver, aussi tard. Elle s’arrêtadevant une boîte de nuit, ce qui nemanqua pas de surprendre Dragan. Cen’était pas vraiment le genre d’endroitoù l’on s’attendait à croiser une âme delumière. Préjugé stupide, se morigéna-t-il. Tout le monde avait le droit des’amuser. Enfin, tout le monde... chez leshumains. Elle échangea quelques motsavec le videur à l’entrée, qui la laissaentrer sans tenir compte de la filed’attente qui s’était formée sur letrottoir. Dragan n’avait pas non plusl’intention de faire la queue, pas alorsqu’il venait de percevoir unfrémissement dans l’air annonciateur

d’une présence démoniaque dans lesenvirons. Avec une âme de lumière dansle secteur, il n’avait aucun doute sur lafaçon dont la soirée allait se terminers’il n’intervenait pas. Il déploya sesailes et les laissa l’envelopper, cessantd’être visible aux yeux des humains.

Joanna slalomait habilement entre les

nombreux clients qui se pressaient dansla boîte. Au bar, Ronan, le patron,servait à tour de bras tout en surveillantce qui se passait dans la salle.

— Ça fait trois fois qu’on me marchesur les pieds, lança en riant Joanna,

comme il disposait une nouvellecommande sur son plateau.

— Tu es tellement petite qu’on ne tevoit pas, c’est pour ça, la taquina sonami.

Elle lui fit une grimace avant deretourner affronter la foule. Il fallait bienadmettre que Ronan avait raison : duhaut de son mètre cinquante-deux,Joanna ne voyait rien de ce qui sepassait autour d’elle, même avec leschaussures à talons qu’elle avaitenfilées. Elle aurait d’ailleurs dûs’abstenir de jouer les coquettes, car lasoirée commençait à peine et elle avaitdéjà mal aux pieds.

Ses talents d’artiste ne lui permettaient

pas encore de vivre de son art, aussijouait-elle les serveuses de choc leweek-end pour Ronan. Ils s’étaientconnus au lycée, avaient eu une brèveliaison et s’étaient séparés bons amis.Quand Ronan avait lancé sa boîte,c’était à Joanna qu’il avait demandé dedessiner l’enseigne. C’était elle aussiqui lui avait suggéré le nom qu’il avaitaussitôt adopté : le Celtic. De là, ellel’avait dépanné lorsqu’il n’avait pasencore les moyens de payer uneserveuse à plein temps, se contentantd’empocher les pourboires, etfinalement, elle revenait l’aider chaquesemaine durant la belle saison.

Une main vint se poser sur ses fesses.

Sans même se retourner, Joanna envoyaune décharge électrique à l’importun. Unglapissement retentit dans son dos. Uncoup d’œil par-dessus son épaule luipermit de voir à quoi ressemblait letype. Aussitôt, la nature joueuse de lajeune femme prit le dessus. « Toi moncoco, tu vas passer une sale soirée »,songea-t-elle, mutine.

Durant l’heure qui suivit, monsieurMains Baladeuses fut victime d’unesérie d’incidents tous plus surprenantsles uns que les autres, depuis la bièrequi jaillit littéralement de sa chope,posée sur la table, pour venir arroserson entrejambe, en passant par unobstacle invisible qui le fit s’étaler au

milieu de la piste de danse alors qu’ils’efforçait de draguer une jolie brunette.Joanna s’empressa de dissiper le murd’air qu’elle avait dressé juste devantlui pour ne pas risquer de faire chuterquelqu’un d’autre. Elle aimaitparticulièrement jouer avec l’air, c’étaitson élément de prédilection. Chaque foisqu’elle le pouvait cela dit, elle luienvoyait une décharge électrique biensentie, si bien que le pauvre type finitpar prendre congé de ses amis. Hélaspour lui, Joanna n’en avait pas terminé.Elle se posta près de la porte qu’il allaitdevoir emprunter pour sortir.

— J’espère que vous avez passé unebonne soirée, dit-elle avec un large

sourire.— Super, marmonna le type en

essayant d’ouvrir la porte.— Il faut pousser, Monsieur, c’est une

règle de sécurité, en cas d’évacuation,fit Joanna d’un ton suave tandis qu’iltirait la porte de toutes ses forces sansparvenir à la faire bouger.

Il n’osa pas lui dire qu’il avait déjàessayé – d’autant que c’était marqué surla porte –, car il était toute la soiréepassé pour un idiot. Aussi recommença-t-il à pousser, en vain. Comme la portene semblait pas vouloir bouger, il pritson élan et donna un coup d’épaule.Joanna, hilare, relâcha au même instantla pression qu’elle exerçait sur l’air

pour immobiliser la porte, et le typepartit tête la première en avant, pours’écraser contre le mur du couloir. Àdemi assommé, il se remit sur ses piedset quitta les lieux.

— À bientôt, j’espère ! cria la jeunefemme.

Joanna reprit sa tournée des tables,d’excellente humeur. De retour au bar,elle fut surprise d’y trouver Émilie. Sasœur, si douce et si sage, semblaitdéplacée dans la boîte, avec sa robe àfleurs très printanière. Certes, l’endroitn’était pas mal famé, mais Émiliedétonnait malgré tout. Elle paraissaitsi... fraîche, si innocente. Le sourireradieux qu’elle lui adressa tordit

l’estomac de Joanna.— Pour une surprise ! fit la jeune

femme en venant embrasser sa sœur.— Je n’ai pas l’intention de te

déranger, je sais que tu travailles ! fitÉmilie, levant la voix pour se faireentendre par-dessus la musique et lebrouhaha des conversations. Mais j’aienvie de danser !

— Cadeau de la maison, dit Ronan endéposant un cocktail devant la nouvellevenue.

Le sourire d’Émilie produisit sur luil’effet habituel : il parut ébloui,totalement subjugué. Joanna réprima unsourire. Ronan connaissait Émiliedepuis des années, mais chaque fois

qu’il se trouvait face à elle, il semblaitcomme victime d’un sort. Comme laplupart des gens, d’ailleurs. Sa sœurétait adorable, ravissante, et le plussurprenant était qu’elle s’en moquait.

Les laissant bavarder, Joanna retournaà son service. Comme elle venait dedéposer une tournée de bières devant ungroupe d’étudiants, un frisson laparcourut soudain. Aussitôt sur le qui-vive, la jeune femme regarda autourd’elle, tentant de comprendre d’oùprovenait cette sensation de froid quil’avertissait d’un danger tout proche.Ses yeux se posèrent sur un homme quifendait la foule. Si elle était minuscule,lui en revanche était immense, dominant

sans peine les danseurs de plus d’unetête. Vêtu comme un motard, il necherchait pas à attirer l’attention,pourtant tous les regards se focalisaientsur lui. Un aimant à problèmes, estima lajeune femme en détaillant rapidement lestatouages qui apparaissaient dans soncou, au-dessus du t-shirt et du blousonde cuir. Nul doute que les tatouages sepoursuivaient le long de ses biceps.

Joanna s’aperçut qu’elle retenait sonsouffle quand, bousculée par quelqu’un,elle se retrouva à inspirer profondément,le cœur battant follement. Il y avait dequoi baver devant un tel exemplaire debeau mâle viril. Le t-shirt moulaitavantageusement un torse large et des

tablettes de chocolat, tandis que le jean,porté bas sur les hanches, mettait envaleur des jambes longues et puissantes.Joanna se surprit à espérer qu’il allait sedétourner, rien qu’une minute, pourpouvoir admirer ses fesses, qui, si ellesétaient à la hauteur du reste, devaientêtre à tomber. En attendant, elle secontenta d’admirer le visagedangereusement séduisant, la mâchoirecarrée, les pommettes hautes, le nezdroit, et elle regretta de ne pas avoir soncarnet à dessins sous la main, carl’envie d’immortaliser ce visageexceptionnel la démangeait. Alors, ellele dévisagea avec attention, cherchant àgraver dans sa mémoire le moindredétail pour pouvoir le dessiner plus tard,

ignorant la chaleur qui l’envahissaitpour se persuader que l’intérêt qu’ellemanifestait pour l’inconnu n’était dûqu’à la perfection de ses traits, dont toutartiste rêvait.

Il tourna brusquement la tête, commes’il avait senti qu’elle le regardait, etelle fut littéralement pétrifiée par lelaser de ses yeux. Il s’immobilisa, l’airsurpris lui aussi, avant de s’avancerdans sa direction, le regard fixé sur elle,sans même s’occuper des nombreusespersonnes qui se trouvaient sur sonchemin et qui s’écartaient devant lui,semblant admettre implicitement sasupériorité. Un prédateur fondant sur saproie. Et apparemment, sa proie, c’était

Joanna. Dragan avait retrouvé l’âme de

lumière au bar, en grande conversationavec le barman. Dans l’immédiat, ellene risquait rien, les démons n’attaquantpas devant témoins. Il entreprit de fairele tour de la salle bondée, pour repérerles démons dont il détectait la présence.Ils étaient plusieurs, aucun doute, ilsentait dans sa bouche le goût métalliqueque leur proximité suscitait en lui. Unelumière incandescente l’éblouit soudain.Tournant la tête, il tenta d’en découvrirl’origine, mais avec toute cette foule, ilne parvenait qu’à l’entrevoir par

intermittence. Enfin, une femme sefaufila entre les danseurs. L’intensité deson aura lui coupa presque le souffle. Enprès de sept cents ans, il n’avait jamaiscroisé une âme aussi vive. Il peinait àgarder les yeux ouverts tant elle brûlait.Clignant des paupières, il chassa lesétincelles qui lui piquaient les yeux etparvint enfin à distinguer son visage.

C’était une jolie rousse, minuscule endépit des talons qu’elle portait, maissacrément sexy aussi, avec sa jupe enjean qui lui arrivait à mi-cuisses et sondébardeur à larges bretelles. Elle leregardait avec hardiesse, une expressionétrange peinte sur son visage fin. Alors,il entreprit de fendre la foule pour la

rejoindre, sans la quitter un seul instantdu regard. Même si sa vie en avaitdépendu, il en aurait été incapable tant ilétait captivé. Pas étonnant que lesdémons convergent vers la Bretagne, sila région abritait des âmes lumineusespareilles !

Un mouvement à la périphérie de sonchamp de vision le tira de sa transe. Legoût métallique s’amplifia. Un démon.Dragan le vit fixer l’âme lumineuse avecsur son visage une expression affamée. «Oui, mon grand, une âme pareille temaintiendrait en vie des années, desdécennies, même, songea Dragan enbifurquant pour intercepter la créature.Mais celle-ci, tu ne l’auras pas. » Elle

est à moi.Cette pensée, incongrue, le traversa et

faillit le faire stopper net. Depuis quandétait-il devenu possessif envers les âmesqu’il protégeait ? Certes, il prenait samission à cœur, mais il ne se souciaitgénéralement même pas de connaître lenom de ses protégés. Se secouant, ilreprit sa progression, mais le démonavait profité de ce bref instantd’inattention pour se fondre dans lafoule, tout comme la femme. Il pouvaitcependant la suivre à la trace à traversla cohue, grâce à cette lumièreincandescente qu’elle projetait autourd’elle, si brûlante qu’il s’étonnaitpresque que personne ne la voie.

À regret, Dragan se lança à lapoursuite du démon. Il avait desquestions à lui poser. Adrian seraitcontent : il progressait.

Chapitre 3

Joanna aperçut sa sœur qui revenait en

boitillant de la piste de danse. La vieilleculpabilité la submergea. C’était à caused’elle que parfois, Émilie souffrait etdevait renoncer à certaines activités. Lepire dans tout ça, c’était que sa sœurétait si généreuse qu’elle ne lui en tenait

pas rigueur. Elles n’avaient jamais parléde ce qui s’était passé ce jour-là, maisle souvenir était gravé au fer rouge dansl’esprit de Joanna.

Elle arbora un large sourire quandÉmilie se laissa tomber sur un tabouret,essoufflée d’avoir dansé sansdiscontinuer.

— Quand finis-tu ton service ?demanda Émilie après avoir vidé d’untrait le verre d’eau que lui tendit sasœur.

— Encore quelques minutes, réponditJoanna après avoir parcouru la salle duregard. Pourquoi ?

— J’ai besoin d’un chauffeur, annonçajoyeusement Émilie.

— Tu as bu ? s’enquit Joanna.Sa sœur avait beau être adulte, elle se

sentait toujours vaguement protectrice.— Beaucoup, rétorqua Émilie. De

l’eau, du jus de fruit, du jus de fruit etpour finir de l’eau. De quoi mettre mavessie en péril. Mais je suis venue àpied.

— Tu avais tout manigancé ! s’esclaffaJoanna.

— Je suis machiavélique, approuvaÉmilie. Je me doutais que tu serais tropprise pour bavarder, alors je me suis ditqu’on le ferait sur le chemin du retour.

Joanna plongea la main dans la pochede sa jupe et en extirpa tant bien que mal

un trousseau de clefs, qu’elle lança à sasœur. Émilie les rattrapa habilement.

— Fais chauffer la voiture, j’arrive, fitJoanna en prenant un dernier plateau.

Émilie s’empressa d’obéir, ravied’avoir obtenu gain de cause. Après desannées durant lesquelles les deux sœursn’avaient pas su vraiment quoi se dire,elle avait entrepris de casser brique parbrique le mur qui s’était dressé entreelles. Elles ne seraient sans doute jamaisaussi complices que Joanna pouvaitl’être avec Thaïs, mais Émilie estimaitqu’elles étaient en bonne voie. De tempsà autre, elle forçait le destin etarrangeait un tête-à-tête avec sa sœur,parce qu’elle savait que celle-ci ne

ferait jamais le premier pas. Fichueculpabilité.

Traînant légèrement la jambe, la jeunefemme quitta le Celtic, saluant aupassage Marc, le videur. Joanna avaitgaré sa petite voiture blanche – sondestrier, disait Kieran – sur le parkingsitué derrière la boîte et réservé auxemployés. Il fallait passer par une petiterue qui longeait le bâtiment. Un frissonparcourut Émilie lorsqu’elle s’engageadans la ruelle, qu’elle mit sur le comptede la fraîcheur nocturne. Elle aurait sansdoute dû prendre un gilet.

La voiture de Joanna était en vuequand trois silhouettes surgirent del’ombre, l’encerclant avec une telle

rapidité qu’elle n’eut pas le tempsd’esquisser un geste.

— Tu avais raison, Djior, elle estlumineuse à souhait, fit l’un desgaillards en passant la langue sur seslèvres, comme s’il se trouvait face à unmets particulièrement appétissant.

— C’est le lampadaire, à mon avis,rétorqua Émilie.

Elle ne comprenait pas exactement cequ’il voulait dire par « lumineuse àsouhait », mais ça ne semblait pas êtrede bon augure pour elle. Trois hommesn’abordent pas une femme seule, la nuitdans une rue obscure, à moins d’êtreanimés de mauvaises intentions.Instinctivement, elle déplaça le poids de

son corps, prête à se défendre.Lorsqu’elle vit celui qui avait parléavancer, elle se prépara à faire volte-face. Il tendit la main pour la saisir parle bras. Aussitôt, Émilie leva le genou.Elle eut la satisfaction d’entendre ungémissement de douleur récompenser lecoup porté à l’entrejambe. La prise surson bras se desserra légèrement et ellese dégagea. Pas assez vite toutefois, carles deux autres hommes lui barrèrent lepassage.

— Tu veux déjà nous faussercompagnie ? demanda l’un d’eux avecun sourire qui était sauf amical.

— Elle doit être incommodée parl’odeur nauséabonde que vous dégagez.

La voix grave faillit faire sursauterÉmilie. De la ruelle surgit un quatrièmehomme. Le motard qui l’avait suivie unpeu plus tôt dans la soirée ! Il s’avançadans le halo lumineux du lampadaire quiéclairait le parking et Émilie frissonnade plus belle, ne sachant commentinterpréter l’irruption de ce nouveaujoueur. Sa remarque semblait laisserpenser qu’il n’était pas avec les troisautres – celui qu’elle avait frappéparaissait remis, nota-t-elledistraitement, et s’avançait pour semettre au niveau des deux autres –pourtant il exsudait par tous les pores undanger nettement plus grand que les troisloubards. En dépit de la différence

numérique, Émilie ne doutait pas qu’encas de bagarre, la victoire serait pour lemotard.

— Faites quelque chose, les mecs,parce que je vous ai suivis à la tracedepuis Orléans, reprit le nouveau venuen se campant au milieu du chemin,bloquant ainsi l’unique issue.

— Un Ankou, murmura l’un deshommes d’un air brusquement effrayé.

— Brillante déduction, ironisa lemotard avant de sortir de sa ceinture unecourte épée.

Émilie hoqueta quand une main brutalela saisit et qu’une lame se posa sur soncou.

— Si tu la tues comme ça, tu nepourras pas récupérer son âme, fitremarquer avec nonchalance l’étrangesauveur.

— Tu vas nous laisser passer, fit celuiqui la tenait, son souffle âcre venantfrôler la joue de la jeune femme. Parceque si je la tue, âme ou pas âme, tu auraséchoué.

— L’échec n’est pas une option,riposta l’autre.

Quelque chose traversa l’air ensifflant, et un cri retentit. Baissant lesyeux, Émilie vit une lame plantée dans leflanc de son agresseur, à quelquescentimètres seulement de sa proprehanche. Se déplaçant si rapidement

qu’elle ne put suivre ses gestes, lemotard se jeta sur l’homme blessé,repoussant d’un même mouvement lajeune femme loin des trois hommes. Enquelques secondes à peine, ce fut lamêlée générale, les quatre hommesformant un groupe enchevêtré demembres au point qu’Émilie ne pouvaitmême plus distinguer le motard. Elleaurait dû s’enfuir, partir chercher del’aide, mais son instinct lui soufflait quece n’était pas une bagarre normale. Ils sedéplaçaient trop vite. Ces hommes, tousautant qu’ils étaient, n’étaient pashumains.

L’un des agresseurs vola soudain horsdu cercle et vint s’écraser à deux pas

d’Émilie. Comme il semblait vouloir seredresser, elle lui planta le talon de sachaussure dans l’entrejambe.

— Si j’étais vous, je ne bougerais pas,susurra-t-elle avec un sourire. Pensezaux enfants que vous n’avez pas encore.

Il suivit son conseil et resta étendu.Quelle que soit sa nature, il n’endemeurait pas moins un homme, et s’il yavait une chose qu’elle avait retenue deses leçons de self-défense avec Kieran,c’était que les mâles avaient un pointvulnérable qu’il fallait viser sansscrupule.

La bagarre faisait rage à quelques pasd’elle. Il semblait à Émilie que lemotard malmenait méchamment ses

adversaires, mais elle n’aurait pu enjurer tant l’action se déroulait vite. Uneviolente bourrasque la fit soudainvaciller. « Joanna » songea la jeunefemme juste avant que sa sœur surgissesur le parking. Fascinée, Émilie laregarda déployer son pouvoir, le forgerpour en faire une arme dangereuse etprécise. Depuis l’accident, rares étaientles occasions où Joanna utilisait samagie en sa présence.

Joanna n’avait eu besoin que d’uninstant pour évaluer la situation. Émilieétait saine et sauve, retenant un homme àterre – depuis quand sa petite sœurusait-elle d’arguments aussi percutants ?– tandis que trois hommes se battaient

avec force grognements. Un crépitementparcourut les bras nus de Joanna, commele pouvoir enflait instinctivement.Aussitôt, elle canalisa l’énergie, laconcentrant en une boule puissante. Uninstant, elle hésita, à cause d’Émilie.Mais au même instant, deux des hommessemblèrent s’écarter du troisième.C’était le moment ou jamais. Relâchantson emprise, elle dirigea une puissantebourrasque sur les trois hommes, lesrepoussant loin de sa sœur.

— Pas le motard ! cria Émilie pourcouvrir le rugissement du vent.

Trop tard.

Dragan aurait pu éclater de rire devantla menace dérisoire du démon detrancher la gorge de la jeune femme.Aucun démon ne lui échappait jamais, etaucun ne parvenait à tuer une âme delumière quand il la protégeait. À sadécharge, le démon ignorait à quel angede la mort il avait affaire, sinon il seraitdéjà à genoux en train de le supplier delui accorder une mort rapide et sansdouleur. Dragan se contenta de lancerd’un mouvement preste du poignet ladague qu’il tenait cachée. Il ne craignaitpas non plus de rater sa cible et deblesser l’otage. La lame effilée se plantaexactement là où il le voulait, et commeprévu, le démon relâcha son emprise sur

la jeune femme. À une vitessesurnaturelle, Dragan fut sur lui, écartantl’âme de lumière. Désormais, il avait lasituation parfaitement en mains. Troiscontre un, ce n’était qu’un échauffementpour le guerrier surentraîné qu’il était. Iln’aurait même pas besoin de sortir sesailes.

Il ne lui fallut pas longtemps pour sedébarrasser d’un premier démon. Il letuerait après. Les deux autres frappaientà l’aveuglette, couinant quand Draganleur portait un coup. L’ange se surprit àregretter l’époque où il trouvait desadversaires dignes de ce nom, sachant sebattre presque aussi bien que lui. Cetteépoque était révolue, hélas, et il devait

se contenter de rosser des démons qui nesavaient même pas donner un coup depoing correct.

Une force soudaine les projeta tous lestrois loin les uns des autres.

— Pas le motard ! crut-il entendre,juste avant d’être frappé de plein fouetpar quelque chose.

Le souffle coupé, il se retrouva à terre,incapable d’esquisser un geste pourrouler sur lui-même et se mettre hors deportée de l’adversaire qui ne manqueraitpas d’en profiter pour l’achever. Voilàqui lui apprendrait à souhaiter quelqu’unde plus coriace. Il avait été exaucé,apparemment !

Inspirant profondément, il parvint à

redresser la tête, assez pour écarquillerles yeux à la vue de l’âme de lumière sipure qu’il avait croisée un peu plus tôt.Son aura paraissait avoir gagné encoreen luminosité. Ses cheveux roux, agitéspar un vent violent, resplendissaient. Levisage serein, concentrée, elle leva lesmains et quelque chose sembla en jaillir.Les démons se tordirent avant des’avachir sur le sol.

Dragan voulut se redresser, mais unedouleur insoutenable lui coupa ànouveau le souffle et il retomba à terre.A priori, il avait des côtes cassées,songea-t-il. Rien de mortel, mais c’étaittout de même douloureux.

— Émi, tu vas bien ? entendit-il une

voix enchanteresse demander.— Mieux, ça ne serait pas possible.

J’espère que tu ne lui as pas fait mal.Le visage de la première âme

lumineuse apparut dans son champ devision, comme elle se penchait sur lui.Avec la lumière du lampadaire quiilluminait ses cheveux blonds, la jeunefemme avait l’air d’un ange.Comparaison qui fit sourire Dragan. Ilconnaissait des anges, et certains étaientmoins compatissants que cette jeunefemme.

— Je ne pouvais pas deviner qu’ilfaisait partie des gentils, ronchonna laseconde femme en venant s’agenouiller àses côtés.

Ses boucles rousses semblaient desflammes vives et Dragan ne puts’empêcher de lever une main pour s’ybrûler. Au lieu de quoi, il ne ressentitqu’une douceur soyeuse sous ses doigts,trop brièvement pour la savourer, carelle se recula.

— Au moins, il n’y avait pas de buffeten bois massif, plaisanta la blonde avecun grand sourire.

— Comment peux-tu plaisanter sur untel sujet ? s’exclama la rousse.

Son aura se ternit légèrement.— On ne peut pas le laisser là, reprit

la blonde. Il est blessé.— Je vais bien, marmonna Dragan en

essayant de se redresser.Il y parvint au prix d’un gros effort,

mais resta assis, en proie à unétourdissement, tandis qu’une douleurcuisante ravageait sa poitrine.Heureusement qu’il n’était pas mortel.

— Non, vous n’allez pas bien, coupasèchement la rousse. Tu as toujours mesclefs ? demanda-t-elle à la blonde.

— Je vais chercher la voiture. Aide-leà se relever.

La jeune femme disparut de son champde vision. Dragan se força à examinerles alentours. Les trois démons gisaient,inconscients. Il fallait qu’il termine letravail, songea-t-il, ce qu’il ne pourraitpas faire en restant assis.

— Prenez appui sur moi, fit la rousseen plaçant son bras autour de son cou.

S’il n’avait eu aussi mal, Draganaurait pu s’amuser de la situation : voirson bras massif autour du cou frêle decette créature était plutôt incongru. Elleétait si petite et menue qu’il l’écraseraitsans doute sous son corps lourd. Encoreque dans un lit, nus, ce ne serait pas unproblème pour lui. Un instant, il oubliala douleur, savourant le contact descheveux légers, des formes fémininescontre lui tandis qu’il se remettait surses pieds en prenant appui sur elle. Endépit de sa petite taille, elle étaitrobuste, découvrit-il. Le ronflement d’unmoteur troubla ses pensées, et il vit une

voiture blanche s’arrêter à côté d’eux.— Il vaudrait mieux le mettre sur la

banquette arrière, fit la conductriceaprès avoir abaissé la vitre électriquecôté passager.

— Tu viens m’aider ?Un bruit de portière. Une nouvelle

vague de douleur submergea Dragan,remplaçant en un instant la félicité desentir contre lui la jolie rousse. Il clignades paupières pour chasser le voile noirqui lui obscurcissait la vision. Il n’allaitquand même pas s’évanouir comme unejeune fille trop émotive ! songea-t-ilfarouchement. Pas avant d’avoir terminéle travail, en tout cas, corrigea-t-il inpetto. D’un geste trop rapide pour que

les deux femmes puissent l’anticiper, ils’écarta et sortit ses dagues qu’il lançaavec sa précision mortelle sur lesdémons. Les lames se fichèrent en pleincœur et les démons se désintégrèrent.Les exclamations des femmes furent ladernière chose qu’il entendit avant desombrer dans l’inconscience.

Alors qu’une seconde auparavant il

s’appuyait lourdement sur elle, la faisantvaciller sous son impressionnantecarrure, l’homme se redressa soudain,s’écarta de Joanna et lança quelquechose. Elle n’eut que le temps de seretourner pour chercher ce qu’il visaitpour voir les trois agresseurs d’Émilie

se désintégrer en un nuage de poussière.Elle n’eut pas le temps de réfléchir plusavant que le grand corps chancelait ets’abattait sur elle, la plaquant contre lavoiture, lui faisant voir un millierd’étoiles.

— Je n’arrive pas à le soulever !s’exclama Émilie en tentant vainementde le bouger.

— Il pèse plus lourd qu’un âne mort,gémit Joanna, écrasée sous une montagnede muscles.

En temps normal, elle aurait appréciéle contact rapproché avec un hommeaussi bien fait de sa personne, mais là,c’était un tantinet trop pour elle. Faisantappel à sa magie d’air, la jeune femme

parvint à le repousser... un peu trop fort,car il alla s’écraser contre le mur deuxmètres plus loin.

— Aïe, grimaça-t-elle.— Vraiment Joanna, ce n’est pas

surprenant que tu sois célibataire si tutraites les mecs avec autant de douceur,ironisa sa sœur en retournants’agenouiller auprès du blessé. Cettefois-ci, il a son compte, le pauvre, dit-elle d’un ton compatissant.

Joanna soupira et revint vers l’homme.Son visage était en plein dans la lumièreet elle étouffa une exclamation desurprise en reconnaissant les traits quil’avaient hantée toute la soirée.

Il avait disparu et elle ne l’avait pas

revu et cela l’avait quelque peutourmentée. Il s’était passé quelquechose durant les quelques secondes oùleurs regards s’étaient accrochés, elleavait eu l’impression qu’un lien spécialse nouait entre eux. Et voilà qu’àprésent, il se trouvait là, à ses pieds –littéralement ! – après avoir sauvéÉmilie de ces créatures surnaturelles.Qui était-il ? Qu’était-il, surtout ?

— On l’emmène au manoir, décrétasoudain Joanna.

Elle ne le laisserait pas repartir avantd’avoir eu la réponse à ses questions.

Chapitre 4

Dragan fut réveillé par le brouhaha

autour de lui. Il reprit consciencebrusquement, aux aguets à la seconde oùil revint à lui. Son instinct lui soufflaitqu’il ne courait aucun danger, et engénéral il s’y fiait, mais il n’était pas

resté en vie aussi longtemps simplementparce qu’il était quasiment immortel.C’était sa prudence également qui l’yavait aidé.

Ouvrant les yeux, il dut les refermeraussitôt, tant la lumière dans la pièceétait éblouissante.

— Ah, ça y est, il est réveillé, fit unevoix féminine.

— Pas trop tôt, grommela une autrevoix.

Dragan se rappelait à présent lesderniers événements. Il s’était fait mettreau tapis par un minuscule bout de femme! Des démons, passe encore, mais unefemme, une âme de lumière qui plus est !Si les autres anges de la mort

l’apprenaient, il était bon pour quelquesdécennies de plaisanteries sur le sujet.Avec précaution, il rouvrit les yeux. Lalumière, à nouveau, lui blessa lesprunelles.

— Pourriez-vous fermer le rideau ?demanda-t-il en grimaçant.

— Le rideau ?Un silence.— Il fait nuit, reprit finalement la voix.Sur le qui-vive, Dragan se redressa,

abritant ses yeux d’une main. Lespectacle qu’il découvrit alors le laissabouche bée. Des âmes de lumièrepartout. La pièce en était remplie, aupoint que les auras, plus vibrantes et

lumineuses les unes que les autres, seconfondaient en un joyeux capharnaüm.On avait omis de lui préciser qu’il yavait un élevage dans le coin !

— Pourrais-je avoir des lunettes desoleil ? demanda-t-il finalement.

— Je le savais ! lança une voixjuvénile. C’est un vampire !

— Corentin, dégage ! Et puis d’abord,tu ne devrais pas être au lit ? s’exclamaquelqu’un.

— Je suis en vacances ! ripostaCorentin.

— De toute façon, il faisait encorejour quand il a commencé à me suivre.Les vampires ne sont pas censés

supporter la lumière du jour.Cette voix-là lui était familière.

Tournant la tête, il aperçut l’âme delumière qu’il avait sauvée un peu plustôt. Constatant qu’il la regardait, la jolieblonde lui offrit un sourire bienveillant.

— Et ces… créatures, reprit la jeunefemme, ont parlé d’un Ankou.

— Si je me rappelle mes vaguesconnaissances mythologiques, anAnkou... c’est l’ange de la mort, quoi, fitquelqu’un.

— J’ai toujours cru que la Faucheuseétait une femme, et qu’elle portait unelongue robe, intervint la voix juvénile.

— Corentin, sors de là !

— Il a perdu sa faux ? repritl’importun, comme s’il n’avait rienentendu.

Un petit bruit, suivi d’un cri deprotestation du gamin, apprit à Draganque quelqu’un s’était dévoué pour filerune claque sur le crâne au sale gosse.L’ange ne put retenir un grondement. S’ily avait bien une chose qui l’agaçait,c’étaient les clichés de l’imaginairepopulaire. Selon celui-ci, les angesétaient censés se balader tout nus, êtrepotelés et arborer des ailes ridicules. Ilavait l’air d’un chérubin joufflu ? Lesdémons seraient sans doute morts de riresi l’un de ces chérubins s’étaitmatérialisé devant eux pour les

pourfendre de leur arc de pacotille !— Et si on le laissait parler et nous

expliquer tout ça ? suggéra une voixdouce.

— Quoi, tu n’as pas de vision, tanteSophie ?

— Sophie la Siphonnée a décidé deprendre des vacances elle aussi, répartitjoyeusement la douce voix.

Dragan tenta d’appréhender la scène,et ces gens si bizarres, d’un regardcirculaire. À présent qu’il parvenait àfocaliser sa vision, il put constater qu’ilse trouvait dans une vaste chambre, encompagnie d’une dizaine de personnes,dont plus de la moitié était composéed’âmes lumineuses. Il y avait là les deux

femmes qu’il avait déjà croisées, unadolescent – le fameux Corentin,supposa-t-il – qui le regardait avec desyeux brillant de curiosité, plusieursfemmes d’une vingtaine d’années, deuxautres qui devaient avoir près de quatre-vingts ans et un homme qui, d’emblée, lemit à nouveau en alerte. Ce n’était pastant son allure, même si le jean et le t-shirt qu’il portait ne masquaient rien desa stature imposante, que son regard,profond, qui révélait une âme âgée,expérimentée.

— Tout le monde dehors, ordonnad’une voix calme, mais ferme, l’une desfemmes âgées. Émilie et Joanna, vouspouvez rester, ajouta-t-elle après une

seconde de réflexion.Un concert de protestations retentit,

mais ils obéirent. Bientôt nedemeurèrent que les deux âmes delumière et les aînées. Celle qui avaitordonné aux autres de sortir n’était pasune âme de lumière, contrairement àl’autre – Sophie, s’il avait bien suivi. Larousse avait appelé la blonde Émi, sur leparking, ce devait être le diminutifd’Émilie. Et donc, par déduction, larousse devait être Joanna. Dragan lafixa, curieux. Les pouvoirs dont elleavait fait la démonstration étaientpuissants. Il se demandait qui pouvaitbien être cette femme.

Joanna rendit son regard sans ciller au

motard. Il ne se protégeait plus les yeux,mais gardait néanmoins les paupièresplissées, comme si une lumière violentecontinuait à l’aveugler. Elle n’y était pasallée de main morte sur son pouvoird’air, mais il était guéri, non ? C’était entout cas ce qu’avait déclaré sa mère,Cybelle, après avoir imposé les mainssur le blessé et réparé les côtes casséesainsi que le poumon perforé.

Émilie et elle avaient espéré arriverdiscrètement au manoir Kergallen etn’informer que leur mère, guérisseuse, etleur grand-mère, Athénaïs. Au lieu dequoi, elles étaient tombées au beau

milieu d’une des réunions familialesinopinées qu’affectionnaient lesmembres de la tribu. Tout le monde étaitencore éveillé, à part les enfants, quandelles étaient arrivées. Du coup, ellesavaient requis l’aide des hommes pourtransporter le blessé, qui pesaitdécidément son poids. Le tohu-bohuavait réveillé Corentin l’infernal et toutle clan s’était joyeusement entassé dansla chambre où l’on avait déposél’homme.

Pour le soigner, Cybelle avait dû luiôter ses vêtements, le blouson et le t-shirt s’étaient donc volatilisés, laissantplace à un torse puissant et sculpté quiavait arraché des soupirs rêveurs aux

femmes présentes. Au grand dam deJoanna, qui avait discrètement repousséSélène pour se placer au chevet dublessé. Elle s’était sentie étrangementpossessive envers le bel inconnu et avaittenté de se rassurer en se disant quec’était normal : il avait essayé deprotéger Émilie et avait été blessé par samagie.

— Bien, maintenant, nous allonspouvoir parler, décréta Athénaïs. Quiêtes-vous ?

Joanna esquissa un sourire : c’était làla conception qu’avait sa grand-mèred’une discussion. Elle posait lesquestions, et son interlocuteur répondaitimmédiatement.

— Je vous retourne la question,répondit l’homme d’un air de défi enrejetant le drap qui le recouvrait.

— Il est suicidaire ou quoi ? chuchotaÉmilie à l’oreille de sa sœur.

L’homme se mit debout, déployant sonmètre quatre-vingt-dix de muscles,dominant les quatre femmes. Son torsenu était à couper le souffle, et une foisencore, Joanna se surprit à regretter dene pas pouvoir le croquer. Dans le sensde dessiner, bien sûr, rectifia-t-ellementalement, tout en passantinconsciemment la langue sur sa lèvre.Les muscles roulaient sous la peaudorée, attirant l’attention sur lestatouages complexes qui descendaient de

sa nuque jusqu’aux pectoraux, entrelacsétrangement beaux et fascinants. Sesmains fourmillaient tellement elle seretenait de suivre les motifs du bout desdoigts. Ou de la langue. Oups !

Face à cette montagne de muscles,Athénaïs Kergallen ne se démonta pas.Peu de choses, en vérité, parvenaient àdéstabiliser la dame de fer du clan. Onne l’avait pas surnommée la Reine Mèrepar hasard !

— Vous êtes ici chez moi, dit-elled’une voix coupante qui faisait serecroqueviller ses petits-enfants. C’est àvous de répondre à mes questions.

— Sinon quoi ? la nargua l’inconnuavec un sourire narquois. Vous me

mettrez dehors ?Joanna faillit applaudir et ne se retint

que parce qu’elle ne tenait pas à cequ’Athénaïs lui jette un sort pour lapunir de son insolence. La dernière foisqu’elle s’y était risquée, elle avaitquinze ans, et sa grand-mère l’avait toutsimplement figée sur place pendantplusieurs heures puis lui avait asséné unsermon qui avait duré une éternité – etqu’elle avait été forcée d’écouter debout en bout, puisqu’elle ne pouvait pasbouger ! – avant de l’abandonner à sonsort durant une autre éternité.Connaissant sa grand-mère, Joanna avaitbien craint de rester statufiée ainsipendant des jours et avait été

grandement soulagée d’être libérée à lafin de la journée ! Depuis, elle ne serisquait plus à contrarier la Reine Mère.

— Et si nous nous installionsconfortablement ? intervint Sophie avecsa diplomatie habituelle.

Émilie, désireuse elle aussi d’éviterles effusions de sang, s’empressa des’asseoir dans un fauteuil près de leurgrand-tante. Joanna les imita et d’unregard suggéra à l’homme d’en faireautant. Il comprit le message, car il serassit tranquillement sur le bord dumatelas. Athénaïs n’eut d’autre choixque de faire de même.

— Je m’appelle Sophie, se présenta lavieille dame. Voici ma sœur, Athénaïs,

et deux de ses petites-filles, Émilie etJoanna.

— Je m’appelle Dragan, réponditenfin le motard après plusieurs longuessecondes de réflexion qui firent craindreà Joanna qu’il refuse de leur donner sonnom.

— Émilie et Joanna nous ont expliquébrièvement ce qui s’est passé. Nousvous devons des remerciements pour ceque vous avez fait pour Émilie.

Il haussa les épaules, comme si lagratitude de Sophie le gênait.

— C’est mon boulot, dit-il sobrement.Il n’y a pas de quoi en faire tout un plat.

— Et en quoi ce travail consiste-t-il ?

intervint Athénaïs.Sa voix était certes moins douce que

celle de sa sœur, mais elle n’était plusaussi agressive.

Il réfléchit à nouveau puis sesincroyables yeux noirs vinrent se poserfixement sur Joanna. Sans ciller cettefois. La jeune femme sentit une vague dechaleur lui empourprer les joues. Elledut se retenir de gigoter sous ce regardintense. Elle qui avait toujours trouvéles yeux clairs séduisants, elle revoyaitson jugement du tout au tout !

— Je suppose qu’après la petitedémonstration de ce soir, vous ne serezpas choquées d’apprendre que je ne suispas humain, dit-il finalement, faisant

allusion à l’intervention de Joanna.— Nous avions deviné, fit Émilie avec

un charmant sourire.— Qu’êtes-vous exactement ? insista

Athénaïs.— Un Ankou, un ange de la mort.— Mais encore ? lâcha Joanna. An

Ankou, en Bretagne, est supposécollecter les âmes des récents défunts.Ça a l’air un peu plus compliqué que ça,vous concernant.

— Rien à voir avec la Faucheuse,reprit-il en la regardant. On pourraitplutôt traduire par chasseur de démons.

— C’étaient donc des démons !s’exclama Émilie.

Un frisson de frayeur rétrospectivesecoua la jeune femme.

— Donc, vous ne vous présentez paspour voler nos âmes ou quelque chosede ce genre ? s’enquit Joanna.

— Non, dit-il avec un petit sourire quifit danser des papillons dans le ventrede la jeune femme. Les seules âmes quim’intéressent sont les âmes de lumière,et je les protège, je ne les collecte pas.C’est le travail d’une autre catégoried’anges.

— Là, je suis perdue, fit Émilie,résumant le sentiment général.

— Il y a plusieurs catégories d’anges,classées selon une hiérarchie. Au

sommet, vous trouvez les archanges, quinous dirigent et veillent à ce que les loisangéliques soient respectées. Ensuiteviennent les anges gardiens, qui veillentsur les destinées exceptionnelles, ceuxqui accompagnent les âmes dans l’autremonde, puis les Ankous.

— Vous êtes tout en bas de l’échelle ?La question d’Émilie le fit sourire. Un

sourire franchement amusé, nota Joanna.— Oui.— Combattre les démons, ce devrait

pourtant être considéré comme un rôleimportant, non ? s’enquit Sophie.

— Comme tous les boulots où on sesalit les mains, celui-ci est parfois

considéré avec un certain dédain.— Et bien, heureusement qu’il y a des

gens comme vous, sinon j’aurais passéun mauvais moment, résuma Émilie.

— Vous avez parlé d’âmes lumineusesà protéger, relança Athénaïs, qui neperdait pas son objectif de vue.

— Les démons ne peuvent passurvivre en dehors de la dimensiondémoniaque, Anwn, où ils voient le jour.Lorsqu’ils passent le portail menant à laTerre, ils sont dépourvus d’âme ets’emparent donc de certaines d’entreelles, les âmes de lumière. Plus l’âmeest puissante, plus le démon peutarpenter la Terre en toute quiétude avantde s’emparer d’une nouvelle âme. La

plupart des démons apprennent très viteà agir sans se faire remarquer, trop decadavres attirent l’attention, aussicherchent-ils les lieux de chaos :accidents, zones de guerre ou decatastrophes naturelles, voire hôpitaux...ils prennent les âmes de marginaux dontla disparition subite ne suscite pas dequestion, ou de personnes âgées dont lamort est considérée comme due à unarrêt du cœur. Ils parviennent à vivreéternellement ou presque grâce à cesâmes exceptionnelles, acquiesça Dragan.Leur flamme vive les maintient en vie.Je chasse les démons, je les tue, et jeprotège les âmes lumineuses.

— L’un des démons a parlé de ma

lumière, murmura Émilie. Est-ce que çaveut dire... ?

— Oui. Votre âme est particulièrementvivace. La vôtre aussi, ajouta-t-il enregardant Sophie. Mais la vôtre est laplus puissante que j’aie jamais croisée,acheva-t-il en se tournant vers Joanna.On lui rendit ses vêtements. Draganavait satisfait la curiosité de la vieillechouette en répondant à ses questions.Avant qu’il puisse à son tour chercher àen savoir plus sur cette étrange familleoù les âmes de lumière étaient sinombreuses, les quatre femmesdéclarèrent qu’il était temps derejoindre les autres au salon.

Elles sortirent, le laissant seul avec la

jolie rousse. Joanna. Ils se regardèrenten silence, avec curiosité. C’était lapremière fois qu’il pouvait la détaillertranquillement. Il savait déjà qu’elleavait les cheveux roux, mais désormaisil pouvait en percevoir les nuances, ducuivre au roux ardent, en passant par desfils dorés. Il avait bien sûr remarqué lapâleur de sa peau, en accord avec lateinte flamboyante de ses cheveux, maisil pouvait à présent distinguer lesminuscules taches de rousseur quiparsemaient ses joues et ses épaules. Etpuis il y avait ses yeux, d’un brun doréqui rappelait la couleur du caramel. Elles’était débarrassée de ses chaussures,nota-t-il, et paraissait plus petite encorequ’il ne l’avait cru d’abord. Tant de

puissance dans un corps si menu... uncorps délicieusement féminin, d’ailleurs,se dit-il en parcourant du regard lesformes charmantes.

Un sourire étira soudain les lèvresroses, si parfaites avec leur courbetentante, un sourire malicieux, amusé,qui mit Dragan en alerte.

— Quoi ? demanda-t-il avec un peu debrusquerie.

— Je dois vous prévenir que vousn’avez jamais rien vu qui ressemble deprès ou de loin à ma famille, fit la jeunefemme, le visage fendu d’un largesourire.

Son aura flamboyante se mit à

tourbillonner joyeusement, au diapasonde l’humeur joueuse de Joanna.

— Croyez-moi, j’ai affronté tellementde démons que quelques humains n’ontaucune chance de me faire reculer.

— Les Kergallen ne sont pas deshumains comme les autres, insista lajeune femme, rieuse.

— Parce que vous avez des pouvoirs ?Je pense pouvoir m’en accommoder.

— Je vous aurai prévenu ! lança-t-elle, cette fois-ci franchement moqueuse,comme si elle savourait une plaisanterieconnue d’elle seule.

Dragan haussa les épaules, vaguementmal à l’aise. Il se détourna pour saisir

son t-shirt et l’enfiler, mais uneexclamation derrière lui le figea.Tournant la tête, il vit que Joannaregardait son dos, bouche bée.

— Qu’est-ce que cela ? murmura lajeune femme en s’approchant.

Ses doigts effleurèrent l’une aprèsl’autre les deux longues cicatrices quibarraient son dos.

— Mes ailes. Je suis un ange,rappelez-vous.

— On vous les a... coupées ? demandaJoanna en se reculant.

— Non. Je ne suis pas un ange déchu.Elles sont repliées, tout simplement,mais je peux les déployer à tout moment.

Dragan devina que des tas dequestions tourbillonnaient dans sa jolietête. Elle se demandait sans doute où ilrangeait ses ailes, s’il pouvait les sortirmalgré les vêtements...

— J’aimerais les voir, un jour, ditfinalement Joanna en posant sur lui sesgrands yeux lumineux, emplis decuriosité et d’émerveillement.

Il hocha la tête et enfila son t-shirt.Dédaignant son blouson de cuir, il setourna vers la porte. Le sourire narquoisde Joanna revint comme elle leprécédait.

Cette fois-ci, Dragan était prêt

lorsqu’il se trouva face à toutes cesâmes de lumière. Il avait chaussé seslunettes de soleil, miraculeusementindemnes après son vol plané. Il y avaitfoule dans le salon, et aux âmes déjàcroisées plus tôt dans la chambre s’enajoutaient une multitude d’autres. Jamaisencore il ne s’était trouvé en présenced’une telle concentration d’âmes delumière. C’était impressionnant et lespectacle qu’il était le seul à voir étaittout simplement magnifique. C’était unfeu d’artifice de lueurs et de couleurs,couvrant toute la gamme de l’arc-en-ciel. Il y avait l’âme délicate d’uneenfant de quatre ans, toute en teintestendres, celle d’une jeune femme auxlongs cheveux noirs, toute en nuances

argentées, celle encore d’un jeunehomme qui l’auréolait comme de la laveen fusion... Et par-dessus tout, il y avaitcelle de Joanna. Sur la vingtaine depersonnes présentes dans cette pièce, lamoitié possédait une âme vive.

Un silence assourdissant accueillit sonarrivée dans le salon, puis ce fut untourbillon de paroles de bienvenue, deremerciements, de questions, au pointque Dragan se sentit presque vacillersous l’assaut. À ses côtés, Joannasouriait toujours et le regardait enarquant un sourcil narquois, l’air de dire« je vous avais prévenu ».

L’homme à l’âme ancienne fendit lapetite foule et vint se poster devant lui.

Les autres, remarqua Dragan, s’étaientécartés pour lui laisser la place.

— Kieran McDougall, se présental’homme avec un fort accent écossais.

— Quel âge avez-vous ? s’enquitbrutalement Dragan.

— Quatre cent trente-sept ans,répondit l’Écossais avec une expressionde défi. Et vous ?

— Je suis plus vieux.— Quand vous aurez fini de compter

les points, on pourra peut-être s’asseoirgentiment et discuter, suggéra une jolierousse, à peine plus grande que Joanna,en venant enlacer Kieran.

Cet homme n’était pas un démon, il

l’aurait senti, pourtant, il avait vécu plusvieux que n’importe quel humain normal.Seuls ceux qui recouraient à la magie laplus sombre pouvaient prétendre vivreaussi longtemps.

— Kieran a été transformé en fantômependant plus de quatre siècles, glissaJoanna à son oreille comme ils suivaientle couple jusqu’à un grand canapé. Iln’est redevenu humain que récemment.

Dragan acquiesça, tout en sedemandant si en plus de maîtriser l’air,elle pouvait également lire dans lespensées. Ils s’installèrent et le reste dela tribu les entoura à nouveau. Dragann’était pas habitué à être le centre del’attention et se sentit soudain mal à

l’aise sous le feu de ces regards curieux.Pour un peu, il aurait préféré une bonnebagarre contre quelques démons !

Son regard fut irrésistiblement attirépar la jeune femme brune à l’aura depaillettes argentées. Assise face à lui,elle tenait sur ses genoux un chaton tigréque ne semblait pas perturberl’ambiance survoltée des lieux. Malgrélui, l’ange de la mort se pencha en avant,comme pour se rapprocher de la jeunefemme. Elle lui sourit avec sérénité.

— Celle-ci s’appelle Sélène,l’informa aimablement Joanna. C’est macousine.

— Il a le même regard qu’Aristotequand Sélène arrive à la maison,

s’esclaffa Corentin.— Et qui est Aristote ? s’enquit

Dragan, en s’arrachant à lacontemplation de Sélène.

— Le chien de grand-mère, réponditobligeamment le garnement.

— Êtes-vous métamorphe ? demandaSélène.

— Non.— Mais vous avez peut-être une forme

animale, insista la jeune fille.— Tous les hommes sont des animaux,

fit une autre femme en haussant lesépaules.

— Azilis, tais-toi, s’agaça Joanna. Il ades ailes, ajouta-t-elle à l’intention de

Sélène.— Ah, voilà l’explication ! fit celle-ci

d’un air satisfait, les oiseaux sont aussitrès sensibles à mon pouvoir.

— Je ne suis pas un oiseau, protestaDragan.

— Mais vous avez des ailes, ce quipeut expliquer la fascination quej’exerce sur vous.

— Quand elle vivait à la maison,c’était l’arche de Noé, ricana Corentin.Et maintenant qu’elle habite dans sacabane au fond des bois, c’est l’arche deNoé bis.

— Vous ne pouvez pas retourner là-bas, décréta aussitôt Dragan.

Il l’imaginait, isolée au fond des bois,proie facile pour les démons quirôdaient en nombre dans la région.

— À moins bien sûr que vous n’ayezeu le coup de foudre pour moi, ce quin’est pas totalement impossible, repriten riant la brune jeune femme, ignorantsa mise en garde.

— Tu peux écarter cette dernièreoption, les hommes sont des porcs, lançaAzilis, évitant à Dragan d’avoir àrépondre.

— Elle vient de rompre avec son petitami, et ça ne s’est pas bien passé, glissaJoanna à Dragan. Je l’ai aidée à jeter unsort à son ex, mais pour le moment, ellea une légère dent contre la gent

masculine.— Incontinence ou impuissance ?

demanda Kieran avec un rictusdiabolique.

— Les deux, répondit Joanna avec unsourire carnassier.

— Si vous avez besoin que j’aille luirendre une petite visite, je suisdisponible... demandez à Anthony, il engarde un souvenir mémorable[1].

— Sauf qu’il n’a jamais su que tu étaisderrière tous ses malheurs, intervint sacompagne rousse.

— Ah oui, j’étais encore un fantôme, àl’époque.

Dépassé par ces conversations qui

n’avaient ni queue ni tête pour lui,Dragan se leva brusquement. Le silencese fit autour de lui et une nouvelle fois,les regards se tournèrent vers lui.

— C’est une bonne chose finalementque nos routes se soient croisées. Vu lenombre de démons qui convergent sur laBretagne, c’est un miracle qu’aucund’entre vous n’en ait rencontré avant cesoir.

— Nous sommes de taille à nousdéfendre, comme vous avez pu leconstater, fit Athénaïs.

Dragan se tourna vers la vieille dame.Il avait compris que c’était elle le chefde cette famille si spéciale. Une famillecomptant au bas mot une dizaine d’âmes

de lumière, une femme capable d’attirerles animaux, une autre qui manipulaitl’air et un ancien fantôme. Naël, l’angeresponsable de la région, avait-il déjàentendu parler de ces gens ?

— En temps normal, je serais tenté devous croire, mais nous avons notédepuis peu que de plus en plus dedémons se dirigent droit sur la Bretagne.

— Pourquoi ? s’enquit Joanna.— Quelque chose les y attire, nous ne

savons pas encore de quoi il s'agit.— Ils ont peut-être tout simplement

envie de s’offrir quelques vacances,suggéra Corentin, provoquant un concertde soupirs agacés.

— Si c’était le cas, ils ne viendraientpas au bord de la mer, expliqua Dragan,se forçant à la patience. L’eau bénite n’aaucun effet sur eux, en revanche l’eau demer les brûle cruellement. Ils évitent engénéral les zones littorales.

Joanna songea que c’était bon àsavoir. Elle pourrait se débrouiller pourconvoquer les embruns en cas d’attaque,et chaque membre de la famille pourraitconserver sans peine une fiole d’eau demer sur soi.

— Quoiqu’il en soit, plus ils sontnombreux, et plus ils risquent de tombersur l’un d’entre vous. Ce soir, c’étaitÉmilie. Demain, ce sera peut-être elle –il désigna la petite fille de quatre ans

environ – ou vous – il pointa Sélèned’un geste du menton. Vous ne pouvezplus courir le risque de vous retrouverisolés et vulnérables.

— Et vous comptez nous protéger àvous tout seul ? persifla Kieran.

— Vous, je n’aurai pas à vousprotéger, vous n’êtes pas une âme delumière, répondit Dragan avec un rictusprovocateur. Les démons peuvent voustuer, personne ne m’en voudra de ne pasintervenir.

— J’aimerais quand même qu’il restevivant assez longtemps pour que nouspuissions nous marier, protesta en riantla jolie rousse qui se tenait assise toutcontre le grand Écossais.

— Je croyais que les anges étaientplus sympa, grommela Kieran.

— Si vous cherchez l’auréole, je l’airendue il y a belle lurette, quand j’aichoisi de devenir un Ankou. Ça nem’allait pas du tout.

Joanna essaya de l’imaginer avec uncercle doré flottant autour de la tête,vêtu d’une toge blanche à la façon desGrecs de l’Antiquité... elle grimaça.Non, ça n’allait vraiment pas. Le cuir etle jean en revanche convenaientparfaitement.

Athénaïs jugea qu'il était tempsd'intervenir, les deux hommes semblantprêts à en venir aux mains.

— Suffit ! trancha-t-elle. Même siKieran cherche à vous provoquer, il n’apas tort : vous ne pourrez pas protégerconstamment tous les membres de lamaisonnée à vous tout seul. Il y en a quitravaillent, et pour la plupart, ils nevivent pas ici.

— Des renforts sont en route. Vu lenombre de démons, nous seronsplusieurs pour quadriller la région ettenter de comprendre ce qui les attireici.

— Ils trament forcément quelquechose, s’enthousiasma Corentin. Lesdémons, dans les films, n’ont qu’un seulobjectif : être les maîtres de l’univers !

Pour une fois, le gamin ne disait pas

d’âneries. Même si Dragan ne voyait pascomment les démons pourraient devenirassez puissants pour un jour prétendre àdominer le monde.

Chapitre 5

Des exclamations bruyantes attirèrent

l’attention de Joanna. Elle se précipita àla fenêtre et faillit ajouter ses proprescris à ceux des autres membres de lafamille. Sur la pelouse venait d’atterrirun ange. Littéralement. Dragan avait bien

appelé, un peu plus tôt, un certainAdrian, mais jamais la jeune femmen’aurait imaginé que ce dernierarriverait par la voie des airs.

Admirative, elle regarda le nouveauvenu avancer, ses ailes d’un blanclumineux largement déployées derrièrelui, pour la plus grande joie de ceux quidéjà couraient à sa rencontre. Ellecomprit qu’il le faisait sans doute exprèspour leur faire plaisir.

Faisant volte-face, Joanna quitta sachambre – celle qu’elle partageait avecThaïs lorsque, enfants, elles venaientchez leur grand-mère et que désormaiselle occupait seule les rares fois où ellepassait la nuit au manoir – et dévala les

escaliers pour rejoindre le reste de latribu. Elle arriva à temps pour voirl’ange ranger ses ailes. Il était vêtu d’unélégant pantalon en lin et d’unechemisette blanche, et ses cheveuxblonds ondulaient autour d’un visageparfait. Tous les anges étaient-ils beaux? se demanda brièvement Joanna. Ilclignait des yeux, comme Dragan un peuplus tôt. L’Ankou leur avait expliqué queles auras des âmes de lumières étaienttrès diverses et avait tenté de leurdécrire les leurs. Toutes avaientcependant un point commun, qui justifiaitsans doute ce nom d’âme de lumière :elles étaient lumineuses. Etapparemment, chez les Kergallen, ellesétaient carrément éblouissantes.

Joanna s’arrêta pour regarder Dragans’avancer à la rencontre de sonhomologue. Le contraste entre les deuxhommes était d’autant plus flagrantqu’ils se tenaient face à face. On auraitdit le négatif l’un de l’autre. Adrianparaissait moins dur, moins sombre.Moins mystérieux.

— C’est trop génial ! s’exclamaCorentin, excité comme une puce. Onfait comment pour devenir un ange ?demanda-t-il au nouveau venu.

— On accomplit des tas de bonnesactions pendant sa vie humaine, et si ona de la chance, les archanges nousproposent de rejoindre les rangsangéliques, expliqua Adrian, amusé.

— Tu as du travail Corentin. Premièrebonne action : ranger ta chambre, pourque les autres puissent respirer, lançaSélène en bousculant gentiment sonfrère.

À l’instar de Dragan un peu plus tôt,Adrian parut fasciné par la jeune femme.Il s’avança d’un pas, comme en transe,avant de se reprendre lorsque Draganposa une main sur son bras.

— La théorie des ailes se vérifie,commenta Thaïs.

Corentin, sans se préoccuper desautres, bombardait Adrian de questions.Contrairement à Dragan, ce derniersemblait disposé à y répondre.

— Comment vous faites pour qu’on nevous voie pas là-haut ? demandal’adolescent.

— Nous avons le pouvoir de nousrendre invisibles, tout simplement, souritAdrian.

— Eh, Kieran, t’es pas tout seul à terendre invisible ! s’exclama Corentin ense tournant vers l’Écossais.

Joanna se pinça les lèvres pour ne passourire devant la mine renfrognée dugrand Highlander. De toute évidence, iln’appréciait pas de se faire voler lavedette pour les deux anges ! Jusqu’àprésent, il était le seul homme doté depouvoirs dans la maison, les mâles de lafamille n’héritant d’aucun don, par un

mystère de la génétique que personne nes’expliquait, mais que tous acceptaient.

— Naël ne devrait pas tarder, fitAdrian à l’attention de Dragan.

Comme s’il n’avait attendu que cela,un autre homme se matérialisa soudain àquelques pas. Bouche bée, ils leregardèrent atterrir, ses ailes indigolargement ouvertes battantgracieusement. Joanna avait supposé quetous les anges possédaient des ailessemblables à celles d’Adrian, blanches,comme le prétendait d’ailleursl’imagerie populaire. En contemplantcelles de Naël, elle se demandabrusquement à quoi ressemblaient cellesde Dragan. Elle les imaginait sombres,

noires peut-être, comme ses cheveux etses yeux, comme son caractère taciturne.Elle avait hâte, soudain, de trouverl’occasion de lui demander de lesdéployer.

Pour une fois, elle faillit embrasserCorentin.

— Et les tiennes, tu nous les montres ?fit-il à Dragan après que tout le mondeeut salué l’ange aux ailes bleues.

Dragan arborait une mine renfrognée,très éloignée de celle, aimable etsouriante d’Adrian, ou celle sérieuse,mais avenante, de Naël. Il se tenait deprofil, pourtant Joanna pouvait voir àquel point toutes ces civilités luipesaient. Dragan était un homme

d’action. Il tourna légèrement la tête etleurs regards se croisèrent brièvement.Il sembla se décider. D’immenses ailessurgirent soudain de son dos, là où setrouvaient les deux grandes cicatricesqu’elle avait vues plus tôt.

Émerveillée, Joanna contempla lespectacle qui s’offrait à son regard. Ilavait les ailes noires, comme elle l’avaitsupposé, mais noir était un terme bientrop plat pour décrire la splendeur et larichesse de cette couleur. Diversestextures semblaient se côtoyer, créantdes reflets veloutés, tantôt bleutés, tantôtviolacés. Certaines zones paraissaientaccrocher et renvoyer la lumière, tandisque d’autres donnaient au contraire

l’impression de l’aspirer. La jeunefemme avait soudain envie de glisser lesdoigts le long des plumes délicates, d’unnoir d’onyx, pour en éprouver ladouceur.

Aussi vite qu’il les avait sorties,Dragan rangea ses ailes. Joanna enressentit une déception qui la surprit :elle n’avait rien ressenti de tel lorsqueles deux autres anges avaient rangé lesleurs.

Dragan regarda Adrian se poser

gracieusement. S’il devait un jour seréincarner en oiseau, l’ange blonddeviendrait un cygne. Ses ailes d’un

blanc lumineux étaient parsemées de filsdorés qui accrochaient les éclats dusoleil. Il correspondait parfaitement àl’ange tel que les gens se lereprésentaient généralement, et il enavait également la bienveillance et lecharme. L’élégance, aussi. À ses côtés,Dragan avait souvent l’impression d’êtreun gros corbeau sans grâce. Adrian étaitsupposé le policer un peu. Depuis dixans qu’il s’y employait, les résultatsn’étaient guère probants, mais l’angeblond ne se décourageait pas.

L’arrivée de Naël suscita une nouvellevague d’excitation. Parfois, Draganoubliait à quel point lui-même avait étéémerveillé la première fois qu’il avait

vu des anges. Désormais, il était blasé.Lorsque Corentin lui demanda de leur

montrer ses ailes, il faillit refuser. Iln’aimait pas se donner en spectacle, etprès de sept siècles passés à cacher sesparticularités ne l’incitaient guère àdéroger à la règle. Pourtant, en croisantle regard de Joanna, il changea d’avis.Elle paraissait aussi curieuse et excitéeque les autres, désireuse de découvrirses ailes alors qu’elle avait déjà vucelles d’Adrian et Naël. Aussi, déploya-t-il les siennes, quelques secondes, sansquitter des yeux la jeune femme rousse.Seule sa réaction l’intéressait.

Dragan avait toujours estimé que sesailes étaient plutôt banales. Elles

n’arboraient pas de couleurs éclatantes,mais elles reflétaient parfaitement soncaractère. Au milieu des ailes des autresanges, on ne les distinguait pasparticulièrement. Mais elles ne luifaisaient jamais défaut, solides, fiables.D’une certaine façon, ses ailes étaientses meilleures amies.

Les yeux de Joanna brillèrent tandisqu’elle observait ce qu’il exposait auxregards de tous. Il lui sembla mêmequ’elle était plus admirative qu’elle nel’avait été en regardant celles d’Adrianet Naël. Sans doute une fausseimpression. Il s’empressa de les replier.

Ils regagnèrent le salon, où toute lafamille s’entassa bruyamment, faisant

cercle autour des trois anges. MêmeNaël paraissait un peu dépassé,remarqua Dragan. Il était rare de voirl’ange déstabilisé, mais se confronteraux Kergallen était une expérienceinédite. Les démons n’étaient pas siredoutables que cela, finalement !

— Je ne comprends pas comment vousavez pu échapper à notre surveillance,commença Naël après s’être assis. Tantd’âmes de lumière réunies au mêmeendroit auraient dû attirer notreattention.

— Nous nous montrons discrets endehors de cette maison, réponditAthénaïs en prenant place à son tour.Notre magie doit rester secrète.

— Quoi qu’il en soit, il va falloirredoubler de prudence. Nosobservateurs nous signalent chaque jourdes dizaines de démons arrivant enBretagne. Ils sont si nombreux qu’ildeviendra vite impossible aux âmes delumière de leur échapper.

— Nous ne pouvons pas rester cloîtréschez nous, protesta Cybelle. Nous avonsnos vies, nos métiers.

Joanna savait à quel point sa mèretenait à ses activités. Cybelle avaitrenoncé à exercer la médecine, decrainte que son don, qui la poussait àguérir tous ceux qui en avaient besoin,n’attire l’attention. Elle se dévouait doncpour diverses causes et fondations,

soignant discrètement, sans en avoirl’air, ceux qui passaient entre ses mains.Sa mère était aussi le genre de personnevers qui l’on se tournait volontiers. Ellesuscitait les confidences et ceux quis’épanchaient sur son épaule repartaientapaisés. Cybelle ne délaisserait jamaisses « patients », pas même pour seprotéger de la menace que faisaientpeser sur eux tous les démons. Althéa, sasœur, avait eu une personnalitésimilaire. En perdant sa tante, qui l’avaitélevée pendant neuf ans et lui avaitprodigué autant d’amour qu’à sa proprefille, Joanna avait eu l’impression deperdre une mère. La cruelle expériencelui avait hélas donné un avant-goût del’intensité du chagrin qu’elle ressentirait

s’il arrivait quelque chose à Cybelle.— J’ai fait appeler des renforts, aussi

bien pour enquêter et quadriller larégion que pour veiller sur les âmes delumières que nous n’allons pas manquerde découvrir. Je peux affecter un angeprotecteur à chacun d’entre vous pour lemoment, mais cela ne durera pas.

— Chouette ! s’exclama Corentin. Tuviens à la maison ? demanda-t-il àAdrian. Comme ça tu pourras nousprotéger, papa et moi, en même temps.

Aidan leva les yeux au ciel devantl’enthousiasme de son fils.

— Vous viendrez vous installer ici,tous, décréta Athénaïs.

Joanna sentit poindre une migraine à laperspective de s’opposer à sonautoritaire aïeule.

— Je ne peux pas, grand-mère, dit-elleaprès un bref silence.

— Moi non plus, surenchérit Sélène.— Sélène et toi vivez complètement

isolées, vous êtes les plus vulnérables,insista Athénaïs.

— Et si nous vivons isolées, c’estjustement pour une bonne raison,rétorqua Sélène.

Si pour Joanna, il était impératif devivre dans un lieu loin de toutecivilisation pour pouvoir sans dangerpour les autres évacuer son trop-plein

d’énergie en manipulant les éléments,Sélène, elle, ne pouvait envisager unseul instant d’abandonner le refugequ’elle avait créé chez elle. Corentinn’exagérait pas en parlant d’arche deNoé.

— De toute façon, j’habite au bord dela mer, reprit Joanna, coupant la paroleà Athénaïs, je cours donc moins derisques.

— Où vivez-vous exactement ?s’enquit Naël.

— Dans un phare, sourit Joanna. Onpeut difficilement faire plus proche del’océan. Si je vois arriver des démons,il me suffit d’un bon coup de vent dontnous avons le secret en Bretagne et hop !

Envolé le démon !— Je la protégerai.L’intervention de Dragan surprit tout

le monde. À commencer par lui-même. Iln’avait pas conscience de ce qu’il allaitdire avant de prononcer ces trois mots.Mais il ne pouvait envisager uneseconde de confier la sécurité de labouillonnante jeune femme à un autre.Les regards emplis d’étonnement desdeux autres anges lui firent prendreconscience de ce que sa propositionavait de surprenant : Dragan ne seportait jamais volontaire pour protégerune âme vive. Il le faisait sans rechignerlorsque cela s’avérait indispensable,mais il préférait la chasse.

— Joanna a une âme tellementlumineuse qu’elle ne manquera pasd’attirer les démons, expliqua-t-il donc,heureux de trouver une justification à sesactes insensés.

— Je pourrais même servir d’appât !s’exclama la jeune femme, ravie.

— Hors de question ! firent en chœurles trois anges.

— Ça nous ferait gagner un temps fou,insista Joanna, agacée. Et je ne suis pasune de vos âmes de lumières habituelles.Je ne suis pas fragile ou sans défense.Demandez-le lui, ajouta-t-elle endésignant du menton Dragan.

— Elle a mis à terre deux démons sans

difficulté, admit l’Ankou. Sans parler dutroisième, que surveillait Émilie et quin’a pas pu se relever non plus aprèsqu’elle a frappé la deuxième fois.

Il ne parla pas de lui et futreconnaissant aux Kergallen de ne pasmentionner dans quel état il était arrivéchez eux. Même Corentin tint sa languepour une fois.

— Il n’est pas question que vous vousexposiez volontairement, reprit Naël.Dragan s’occupera de débusquer lesdémons et vous le laisserez agir.

Joanna jugea préférable de ne pasinsister, mais elle devina que personnen’était dupe de son apparente docilité.Quiconque la connaissait savait qu’elle

était tout sauf docile !

— Bienvenue à An Tour Tan, lançaJoanna.

— Du breton, quelle surprise, fitDragan.

— N’est-ce pas, répondit la jeunefemme en riant, et ça signifie, de façontrès originale, « le phare ». C’est commeça que j’appelle mon chez-moi : AnTour Tan.

— Au moins, le nom est bien trouvé.Le trajet en voiture s’était déroulé

dans un silence un peu inconfortable.Dragan aurait pu la suivre en volant,

mais il préférait ne pas la quitter d’unesemelle. Dès l’instant où il avait caléson grand corps dans sa petite voiture,Joanna avait eu l’impression de ne plusavoir de place. Elle n’avait pas ressentila même chose lors de leur premiertrajet ensemble, mais il faut dire qu’ilétait inconscient sur la banquette arrière.

— Pourquoi avez-vous besoin devivre ici ? demanda Dragan enobservant les alentours.

Joanna s’efforça de voir les lieux deson point de vue. Elle se rappela lasensation de la première visite, alorsque l’agent immobilier se montrait siréticent à faire visiter un phare isolé etdélabré à une jeune femme de vingt-deux

ans à peine. Il pensait que c’était uneperte de temps, que jamais ellen’achèterait une ruine pareille.

Elle avait su, à la seconde où le phareétait apparu, au détour d’une route enmauvais état, que ce lieu était fait pourelle. La tour de vingt-cinq mètres sedressait, imposante et élancée, au boutde la presqu’île. La légende prétendaitque l’endroit était vaguement hanté, quel’on y entendait, les nuits de tempêtes,des cris étranges. Au lieu d’effrayerJoanna, cela l’avait au contraire excitée.La nature sauvage qui l’entourait était unargument de taille également : outre labeauté des lieux, l’isolement luigarantissait de pouvoir travailler les

éléments sans danger. Les écueils quipointaient au ras de l’eau lui assuraientaussi de ne pas voir de bateauxapprocher de trop près. Elle s’étaitsentie chez elle, immédiatement. Rien nipersonne n’aurait pu l’empêcherd’acquérir An Tour Tan. Pas même laperspective de devoir grimper desescaliers en colimaçon vertigineux.

— Je maîtrise les quatre éléments,expliqua-t-elle comme ils approchaientde la porte d’entrée. Je les maîtrise bien,mais mes humeurs influent sur moncontrôle. Quelquefois, j’ai besoin derelâcher toute cette pression. Dans lesterres, cela serait trop dangereux. Engénéral, un petit orage suffit à me

calmer, mais parfois, il me faut unevraie tempête. Je profite des tempêtesnaturelles. Mon phare est assez solidepour y résister, il a été construit pour ça,et je ne risque pas de blesser quelqu’un.

— Qui avez-vous blessé avec unbuffet ? s’enquit Dragan en s’engageantderrière elle dans l’escalier.

Surprise, Joanna s’immobilisa et seretourna pour le regarder. Il avait beauêtre quelques marches sous elle, il ladépassait encore. Elle était si petite, etlui si grand ! Qu’il se rappelle cequ’Émilie et elle avaient mentionnéalors qu’il était blessé ne laissait pas del’étonner. Mais après tout, cet hommeétait un chasseur, un traqueur, habitué à

prêter attention au moindre détail et àretenir les éléments les plus insignifiantsen apparence.

— Émilie, dit-elle enfin. J’avais neufans. Depuis, je me montre très prudente.

Elle reprit sa montée.— Avec le recul, je me rends compte

qu’il y avait des signes annonciateurs :j’étais plus irritable, moins concentréesur ce que je faisais. Malheureusement,le jour où j’ai explosé, Émilie aencaissé. J’ai appris à repérer cessignes et je sais comment réagirmaintenant.

— Je comprends.Joanna pouvait presque sentir la

chaleur qui émanait du grand ange de lamort dans son dos. Sa seule présencesuffisait à emplir l’espace tout entier.

— Et vous, demanda-t-elle pour mettrefin au silence uniquement troublé par lebruit de leurs pas sur les marches,comment faites-vous pour supporter lapression ?

— Quelle pression ?— Et bien... j’imagine que chasser les

démons, devoir protéger les âmes delumière, savoir que le sort de personnesinnocentes repose entre vos mains, çadoit être stressant, non ?

— Me battre contre les démons mepermet d’évacuer ce trop-pleind’énergie, dit-il. Sinon, je vole.

— Vous volez ?— Oui.Elle s’arrêta à nouveau et se retourna.

Il se tenait tout près et elle dut lever latête pour le regarder. Une fois encore,elle eut le souffle coupé par l’intensitéqui se dégageait de cet homme. Exit lespetits angelots béats. Elle préféraitdéfinitivement la version sombre,mystérieuse, un rien inquiétante, qui setenait devant elle.

— Je vole, très loin, très haut, sanspenser à une destination précise, justepour le plaisir de jouer avec le vent etles courants aériens.

Joanna essaya de se représenter la

scène, un ange aux ailes noires perdudans l’immensité du ciel, évoluant au grédes vents. Ce devait être magnifique. Etmerveilleux.

— Et les avions ? demanda-t-elle,redevant soudain pragmatique, et sefaisant l’effet d’être aussi curieuse queson cousin.

« Corentin, sors de ce corps ! » fit-ellementalement.

— Je vole bien trop haut, même pourles avions. Même si cette invention,ainsi que celle des radars et descaméras, sans oublier les satellites, acompliqué nos plans de vol.

Joanna sourit et reprit sa montée.Quelques secondes plus tard, ils

arrivèrent enfin sur un palier permettantd’accéder aux pièces à vivre : séjour,cuisine, chambre et salle de bain.Aménager la vaste pièce circulaire avaitdemandé des trésors d’ingéniosité, maisJoanna disposait d’un bel espace de vie.

— Pourquoi ne pas vous être installéeau rez-de-chaussée ? interrogea Draganen approchant de l’une des baies vitrées.

— Pour ça, répondit Joanna en luidésignant la vue imprenable qu’ilsavaient à cette hauteur. Tant qu’à vivredans un phare, autant le fairecorrectement, non ?

Il sourit et fit le tour des lieux.S’arrêtant au pied de l’escalier quimenait au sommet de la tour, il se tourna

pour regarder Joanna.— Vous pouvez y aller, dit-elle. C’est

mon atelier.Elle le suivit, admirant à la dérobée le

postérieur moulé dans le jean, commeelle en avait rêvé la nuit dernière, auCeltic. Et soudain, elle se demanda s’ilen avait fait autant, lorsqu’elle leprécédait durant toute la montée. Sa jupen’était pas si courte, mais elle n’étaitpas très longue non plus et devaitlargement dénuder ses cuisses. Joanna sesentit rougir. Un feulement les accueillit,et une fusée fonça soudain sur l’ange.

Dragan se saisit de la petite chose quis’était jetée sur lui, toutes griffes dehors.C’était un chaton gris tigré. Poils

hérissés, il crachait tout en essayantd’atteindre son visage de ses petitesgriffes aiguisées.

— Voici Filou, fit Joanna en lecontournant pour lui prendre le chaton.

Filou escalada aussitôt les épaules dela jeune femme pour venir se nicher dansson cou, sa petite tête tournée vers lenouveau venu. Ses oreilles étaientcouchées vers l’arrière de son crâne, etil grondait sourdement. Visiblement, lechaton n'appréciait pas le nouveau venu.Défendait-il son territoire, sa joliemaîtresse, ou les deux ?

— Depuis quand un chat a-t-il peurd’un oiseau ? s’amusa Joanna en lechatouillant du bout des doigts.

— Depuis que l’oiseau est assez grospour bouffer le chat ? suggéraaimablement Dragan.

— Taisez-vous, vous allez letraumatiser ! protesta Joanna en riant. Cequi me fait penser à une chose : quemangez-vous ? Est-ce que vous avezbesoin de manger, d’ailleurs ?

— Si vos placards sont vides, je ferairôtir ce petit gigot. Il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent avec lui,mais ça fera l’affaire en attendantquelque chose de plus consistant.

Comme s’il avait compris ses paroles,le chaton se mit à miauler de façonpathétique tout en se cachant de sonmieux dans les cheveux de sa maîtresse,

qui riait toujours.— Si vous faites une chose pareille,

j’appelle Sélène. Et croyez-moi, quandil s’agit d’animaux, elle devient féroce.

— Vous pourriez tout simplement mejeter dehors grâce à un bon coup de vent.

— Sauf que vous avez des ailes.Balancer les autres par la fenêtre du hautde mon phare n’a d’intérêt que s’ilss’écrasent au sol. Les démons savent-ilsvoler ? ajouta-t-elle, redevenantsérieuse.

— Non. Mais une chute du haut d’AnTour Tan ne les tuerait pas. Tout au plus,il leur faudrait un peu de temps pour seremettre de leurs fractures. Le seulmoyen de les éliminer définitivement est

de leur planter une lame dans le cœur.Même l’eau de mer ne les tue pas.

Dragan remarqua alors le décor quil’entourait. Le sommet du phare avait étéaménagé en atelier d’artiste. Aucunecloison ne venait partager le grandespace baigné de lumière. Des peintures,des sculptures, occupaient les quatrecoins – même si le terme coin étaitinadapté. Mais ce qui l’attiraimmédiatement, ce fut une étonnantesculpture de verre qui renvoyait lalumière de toute part. Il s’approcha,admiratif, et entreprit de faire lentementle tour de l’œuvre.

— C’est loin d’être terminé, fitJoanna.

La jeune femme était toujours mal àl'aise lorsque quelqu'un découvrait unede ses œuvres inachevée et ressentait lebesoin de se justifier sur lesimperfections qui ne manquaient passubsister.

— Mais c’est déjà magnifique. C’estle palais de verre que Merlin fitconstruire pour Viviane[2] ?

Joanna fut étonnée. Elle n’avait pas uninstant pensé aux légendes arthuriennes,que sa tante Sophie lui avait pourtant sisouvent narrées dans son enfance et quifaisaient partie de sa culture bretonne.

— Non. J’essaie de reproduire lechâteau écossais de Kieran pour l’offrirle jour de son mariage avec Thaïs.

Elle désigna une grande photoépinglée sur un panneau de liège,représentant une vue panoramique deRavencraft Manor.

— J’espère qu’il n’aura pas l’idée del’immerger dans Loch Raven, ajouta enriant la jeune femme, faisant allusion aulac qui bordait la vaste demeure.

— Peintre, sculpteur, souffleur deverre... que faites-vous à servir dans uneboîte de nuit ?

— J’aime ça, s’offusqua Joanna avantde se radoucir. Je ne vis pas encore demon art et c’est une activité tropsolitaire, j’ai besoin de voir du monde.Et puis Ronan, le propriétaire du Celtic,est un ami.

Dragan hocha la tête pour signifierqu’il comprenait avant de revenir à sacontemplation du château de verre.

— Vous pourrez dormir ici, reprit lajeune femme en désignant un canapéconvertible. Il m’arrive de l’utiliserquand je suis trop fatiguée pourredescendre.

— Je n’ai pas besoin de dormir, fitDragan. Et je dois chasser les démonsde toute façon.

— Ah, fit platement Joanna. Et bienmoi, je vais aller me coucher un peu, jen’ai pas dormi de la nuit avec tous cesévénements, et je retourne au Celtic cesoir. Si en plus on doit se retrouver nezà nez avec des démons, il vaut mieux

que je prenne du repos.— Je m’occupe des démons, vous

n’intervenez pas.Joanna fronça les sourcils, mécontente.

Pour un peu, elle aurait eu l’impressiond’entendre sa grand-mère tant il avaitparlé d’un ton autoritaire.

Dragan regarda la jeune femmedisparaître dans l’escalier. Lorsqu’elleavait parlé d’aller se coucher, il n’avaitpu s’empêcher de visualiser un lit auxdraps froissés dans lequel elle et luiferaient l’amour. Un projet qui nerisquait pas de se concrétiser étantdonné la mine renfrognée qu’ellearborait. Mais il ne pouvait pas lalaisser s’exposer au danger, quelles que

soient ses capacités magiques. C’était àlui de la protéger, et il s’y emploieraitavec toute son énergie. Une énergiebouillonnante qui le poussa à ouvrir unedes baies vitrées et à s’élancer dans lesairs pour l’évacuer avant de commettreune grave erreur, comme de la rejoindredans sa chambre.

Chapitre 6

Ce fut Adrian qui sortit quand la petite

voiture blanche de Joanna vint se garerau pied du perron. Dragan remarquaaussitôt que l’ange semblait quelque peuperturbé. Joanna et lui avaient décidé defaire un saut au manoir Kergallen pour

se tenir informés des derniersévénements avant de se rendre au Celtic.L’ange blond parut soulagé en voyantarriver son homologue. Dragan compritpourquoi lorsque Corentin surgitderrière lui, visiblement en pleineforme. Le visage d’Adrian exprimasoudain une détresse que Dragan n’yavait jamais vue, pas même le jour oùils s’étaient trouvés face à vingt démons,pratiquement acculés dos à dos. Il enfallait beaucoup pour perturberl’imperturbable Adrian. Qu’unadolescent de treize ans y soit parvenuen si peu de temps forçait presquel’admiration. Presque. Corentin était unvéritable fléau ambulant, Dragan l’avaitcompris dès son réveil. Il aurait encore

préféré supplier Naël à genoux del’envoyer à la chasse aux démons plutôtque devoir s’occuper de l’infernalgamin.

Joanna pouffa de rire en coupant lemoteur.

— Si l’un d’entre vous veut récupérerson auréole, il lui suffit de se proposerpour faire du baby-sitting avec moncousin, il viendrait à bout de la patiencedu plus dévoué des anges !

— Adrian n’a pas besoin de récupérerson auréole, il ne l’a jamais perdue.

— Le pauvre, alors !Joanna s’interrompit un instant.— Tous les Ankous ne renoncent donc

pas à leur auréole ?— Non.— Et... pourquoi ne voit-on pas celle

d’Adrian ?— Il l’a sans doute laissée à la

maison.Joanna le regarda de travers. Puis

comprit qu’il se moquait d’elle aveccette histoire d’auréole.

— Vous faites de l’humour, constata-t-elle.

— Souvent. Mais la plupart du temps,les gens n’y sont pas sensibles, je necomprends pas pourquoi.

— Donc... pas d'auréole pour lesanges, n'est-ce pas ?

— Je sens comme une pointe dedéception.

— Oui, c'est terrible de découvrir quetout ce que je croyais savoir est faux. Jecrains de ne pas m'en remettre !

— Nous n'avons pas d'arc, non plus.— Je crois que je ne supporterai pas

davantage de révélations !Joanna ouvrit la portière. Dragan

l'imita, charmé par le rire de la jeunefemme.

— C’est dommage que tu doivestravailler ce soir, Jo, lança Corentinavec son enthousiasme habituel, on sefait une super soirée télé, avec pop-cornet tout.

— Et quel film avez-vous choisi ?demanda la jeune femme avec un souriremoqueur qui indiqua à Dragan qu’elleavait déjà sa petite idée sur la question.

— Les Anges gardiens[3] ! clamaCorentin. Ensuite, quand les petits serontcouchés, on continuera avec Michael[4].

— Laissez-moi deviner, ironisaDragan : Michael, c’est un ange ?

— Tout à fait. À l’époque où Kieranest arrivé parmi nous, nous avonsvisionné tous les films avec desfantômes. Et ceux avec des Highlanders,expliqua Joanna.

— Et après, si on n’est toujours pasfatigué, on regardera la Cité des

anges[5], reprit gaiement Corentin.— Dire que je vais rater ça, fit Dragan

en fixant Adrian. Quel dommage !La grimace de l’autre le conforta dans

l’idée qu’il gagnait vraiment au changeavec Joanna et pas seulement parcequ’elle était beaucoup plus jolie etattirante ! Ils entrèrent dans la vastemaison, précédés par l’infatigableCorentin. Dragan surprit ce que Joannaglissa au passage à Adrian.

— Corentin a le vertige, confia-t-elle.Si vous voulez qu’il vous laissetranquille, emmenez-le faire un petit touren hauteur. Une fois qu’il aura vomitripes et boyaux, il vous fichera la paix.Au moins pour un temps.

— Ça ne serait pas charitable, protestamollement Adrian.

— Je veux bien me dévouer, si ça peutrendre service à la communauté, lançaDragan.

Ils s’immobilisèrent dans l’entrée.Dragan remarqua alors un faitsurprenant, qui ne l’avait pas frappéauparavant, trop occupé qu’il était : ledépouillement des lieux. De ce qu’ilsavait des maisons familiales, il y avaittoujours une décoration, plus ou moinsde bon goût, mais une décoration quandmême. Ici, en dehors du placard où lafamille rangeait les manteaux et leschaussures, il n’y avait rien. Pas mêmeun cadre ou une photo pour égayer les

murs d’un blanc uniforme. Quoique...Dragan s’approcha et constata que lemur n’était pas si uniforme qu’il lecroyait. Çà et là, on pouvait apercevoirdes taches, ou des trous rebouchés àl’enduit. Cette négligence ne ressemblaitpas à l’image qu’il se faisait de lamaîtresse des lieux. Athénaïs semblaitfemme à exiger que son intérieur soitaussi irréprochable que son allure.

— Grand-mère a édicté une règlefondamentale, au manoir, fit joyeusementÉmilie en surgissant du salon. La magieest autorisée au rez-de-chaussée, maispas à l’étage. Vous avez sous les yeux lerésultat de quelques expérienceshasardeuses. On a enlevé tout ce qui

pouvait être cassé, par prudence.— Et encore, on a repeint le mur il y a

deux ans, ajouta Joanna. Entre lesimpacts d’objets et les taches de sang, iln’était vraiment pas beau à voir.

Les deux anges échangèrent un regard.Visiblement, Adrian n’avait lui non plusjamais rencontré des gens aussi étrangesque les Kergallen.

La petite âme de lumière que Draganavait repérée la nuit précédente sortit àson tour du salon et courut droit surAdrian en tendant les bras. L’ange blondla saisit au vol et la souleva avant de lacaler sur sa hanche. La fillette lui offritun sourire radieux. Dragan remarquaaussitôt que si celui de l’ange était

sincère, il n’en était pas moins crispé.Pour Adrian, la présence de jeunesenfants était toujours source de joiedouloureuse. Leur pureté était un baumepour les anges, surtout les Ankous, maisils rappelaient à Adrian la fille qu’ilavait perdue lorsqu’il était mortel. Unelueur fugitive de douleur traversa leregard bleu de l’ange blond.

— Regarde mon dessin, fit la petite endéployant une feuille qu’elle tenait à lamain.

— C’est magnifique, répondit Adrian.D’où il était, Dragan pouvait

apercevoir le coloriage. On y voyaittrois silhouettes longilignes, aux jambesinterminables. Les trois personnages

arboraient une paire d’ailes. L’hommeaux cheveux jaunes tire-bouchonnésavait des ailes blanches parsemées defils jaunes. Les ailes de celui auxcheveux marron étaient coloriées dansun camaïeu de bleu. Le dernier... Etbien, il était tout en noir : les vêtements,les cheveux, les yeux, les ailes.

— C’est très ressemblant, affirmaAdrian.

— Et tu n’as même pas dépassé,approuva Émilie.

— J’ai un peu raté Dragan, fit lapetite, sourcils froncés, avant de setourner vers l’Ankou. J’ai colorié ennoir, mais c’est pas aussi beau que tesailes. Tu m’aideras ? ajouta-t-elle en

regardant Joanna.— La prochaine fois que je viendrai,

j’amènerai du matériel, et on feraquelque chose ensemble, promit celle-ci.

Ravie, la fillette se tortilla jusqu’à cequ’Adrian la repose à terre et seprécipita vers le salon. Corentin apparutun bref instant pour crier à tue-tête,histoire que personne n’ignore que laséance cinéma allait commencer. Adrianrejoignit la bruyante troupe sous leregard songeur d’Émilie.

— Je perçois sa tristesse chaque foisque Cyrielle ou l’un des petitss’approchent de lui, dit-elle.

— Émilie a le don d’empathie,

expliqua Joanna avant de se tourner verssa sœur.

— En fait, reprit celle-ci, j’ai comprisqu’il faisait exprès de laisser Corentinle monopoliser pour ne pas avoir à lescôtoyer.

— Pourtant, il a l’air d’aimer lesenfants, fit remarquer Joanna. Préférer lacompagnie de Corentin à celle deCyrielle, ça dépasse l’entendement.

Les deux sœurs se tournèrent versDragan qui secoua la tête avec fermeté.

— Ce n’est pas à moi de vous révélerles secrets d’Adrian. Posez-lui laquestion directement.

Il tourna les talons et sortit pour

attendre à la voiture.— Pas besoin d’être empathe pour

deviner qu’il est vaguement en colère,grimaça Joanna.

— Oh, je crois que sa colère a aussiune autre source, sourit Émilie. Toi.

— Qu’est-ce que j’ai fait ? s’étonnaJoanna.

— Tu existes, voilà tout. Je te jure,quand il est à côté de toi, j’ai presqueenvie de me jeter nue dans les bras dupremier venu tellement la vague de désirest bouillante.

Joanna n’aurait su dire ce qui laperturbait le plus : que Dragan la désire,ou l’image de sa sœur nue se jetant à la

tête d’Adrian. Dans la voiture, le silence était à couperau couteau. Dragan s’était retranché dansun mutisme morose, le visage dur. S’il ladésirait, il le cachait particulièrementbien !

— Comment êtes-vous devenu un ange? osa enfin demander Joanna.

— Je suis mort et les archanges m’ontfait une proposition qui ne se refuse pas.

— Vivre éternellement et lutter contreles démons, résuma Joanna.

— C’est ça.— Et comment êtes-vous mort ?

insista-t-elle.— De la manière habituelle : mon

cœur s’est arrêté de battre.— Et... qu’est-ce qui a provoqué cet

arrêt ?Elle avait vraiment l’impression que

Corentin lui soufflait les questions !Mais ce n’était pas de sa faute s’il fallaitarracher chaque bribe d’information àDragan.

— Une épée.Joanna se mordit la lèvre, se

concentrant sur sa conduite. Ilsarriveraient bientôt au Celtic et ellen’aurait alors plus l’occasion d’enapprendre davantage sur son mystérieux

ange-gardien. En découvrant que mêmeun ange aussi parfait qu’Adrian pouvaitcacher des zones d’ombre, elle avaitcommencé à s’interroger sur Dragan, sonpassé.

— Adrian disait-il vrai lorsqu’il aexpliqué à Corentin qu’il fallaitaccomplir de bonnes actions pourdevenir un ange ?

— Adrian ne ment jamais.Joanna ravala un hurlement de

frustration.— Vous ne pensez pas que j’aie pu

être suffisamment bon et généreux pouraccomplir de bonnes actions durant mavie humaine, fit platement Dragan.

Elle hésita, cherchant commentformuler sa réponse. Elle ne le voyaitpas comme quelqu’un de cruel, mais ilsemblait si dur, si distant, qu’elle nel’imaginait pas vraiment en bonsamaritain.

— Vous avez raison, reprit-il avec unsourire froid. Je ne suis pas un ange debonté. Adrian en est un. Naël en est un.Les autres anges aussi. Pas moi.

— Les archanges ne vous auraient paschoisi si vous n’aviez pas été bon,protesta Joanna.

— Je suis l’exception qui confirme larègle. Et ils regrettent souvent d’avoirenfreint la règle.

Il tourna la tête. La voiture étaitarrêtée à un feu rouge. Joanna regardal’homme ténébreux qui se tenait à côtéd’elle, si proche. Ses yeux noirs étaientinsondables et elle eut l’impression detomber dans un puits sans fond en yplongeant les siens. Soudain, il saisit lefrein à main et le tira, avant de plaquerune main sur la gorge de la jeune femme.Il ne lui faisait pas mal, mais il luifaisait sentir sa force, pour lui fairecomprendre qu’il aurait pu lui tordre lecou sans difficulté.

— Je travaille pour les gentils, mais jene suis pas gentil. Ne commettez pasl’erreur de croire une absurdité pareille,grogna-t-il, son visage si proche de celui

de Joanna qu’elle pouvait sentir sonsouffle chaud.

Elle lui envoya une déchargeélectrique. Un autre l’aurait lâchée encriant de douleur. Il encaissa sansbroncher, en homme habitué à ladouleur. Joanna hésita à lui envoyer unedécharge plus violente. Un coup deklaxon la fit sursauter, la tirant de latranse dans laquelle elle avait glissé. Leconducteur de la voiture derrières’impatientait. La jeune femme sedégagea d’un geste sec et redémarra.

Dragan escorta Joanna. Il fit un tour

rapide du Celtic et, ne percevant aucune

présence démoniaque à l’intérieur,décida de ressortir. La jeune femme luibattait froid et faisait semblant de ne pasremarquer qu’il se tenait à ses côtés. Illaissa bientôt une certaine distance entreeux, et elle ne tarda pas à être happéepar la foule de noctambules qui sepressait déjà dans la boîte. Une nouvellefois, seule son intense aura lumineusepermettait à Dragan de la suivre de loin.De temps à autre, il apercevait la jeunefemme. Elle prenait les commandes,échangeait quelques mots avec deshabitués, souriait. Après la scène de lavoiture, elle ne lui sourirait sans douteplus comme cela.

Une main se posa sur le bras de

l’Ankou. Il faillit se saisir du poignetpour le tordre violemment, mais sereprit à temps. Baissant la tête, ildécouvrit une jolie fille trop fardée, tropcourt vêtue, et les yeux un peu tropgourmands.

— Viens danser, fit-elle en haussant lavoix pour couvrir le bruit ambiant.

Son sourire aguicheur aurait sansdoute convaincu un autre homme, maisDragan n’était pas d’humeur à badiner.Une seule femme aurait pu le tentersuffisamment, et cette femme était encolère contre lui.

— Désolé chérie, dit-il avec unsourire forcé pour ne pas se montrer tropbrutal, mais je ne danse pas.

— On peut faire autre chose, insista lajeune femme en se collant d’unmouvement fluide contre lui, levant latête pour continuer à soutenir son regard.

— Rien du tout.Il se dégagea d’un geste brusque et

tourna les talons. Sa patience avait deslimites, et elles n’étaient pas trèsétendues ! En d’autres circonstances, ilaurait pu se laisser tenter par saproposition de faire « autre chose »,mais ce soir, il n’était pas d’humeur.Sentir le corps de cette fille contre lesien ne l’avait même pas fait frémir. Uncoup d’œil lui apprit que Joannacontinuait son service.

Il n’en pouvait plus de la foule, des

humains en général et de cette femmedont la seule présence le déboussolait. Ilavait besoin de sortir. Il avait aussibesoin d’un démon sur lequel sedéfouler. Ou de faire l’amour, au choix.Dans la mesure où la seconde optionsemblait peu probable, surtout après cequi s’était passé dans la voiture, il ne luirestait plus qu’à dénicher un démon.

Voilà pourquoi il n’aimait pas êtreaffecté à la protection des âmes delumière : tôt ou tard, elles posaient desquestions sur les anges en général puissur lui en particulier. Pourquoi ceshumains tenaient-ils tant à parler d’unpassé révolu qu’il s’efforçait d’oublier ?Quelle importance pouvaient bien avoir

à leurs yeux les circonstances de sa mort?

Dragan se glissa dans la ruelle où leschoses avaient basculé la veille et aprèsavoir jeté un bref regard autour de luipour s’assurer qu’il n’y avait pas detémoin, déploya ses ailes. Il s’élevafacilement dans les airs, invisible auxyeux des humains. Il espérait, en prenantde la hauteur, repérer une proie. Déjà ilsentait le goût âcre de démons, et unejoie mauvaise l’emplit à la perspectivede la confrontation qui ne saurait tarder.Là, à deux rues tout juste de la boîte, setrouvait un groupe de cinq démons. Ilsne prenaient même pas la peine de semontrer discrets. Que se passait-il dans

le monde démoniaque pour que cescréatures se sentent soudain siintouchables ?

Dragan fondit sur le plus grand démoncomme un aigle sur une proie. L’autredisparut avant même que son corps netouche le sol. Dragan eut le temps d’enéliminer un deuxième avant que lesautres reprennent leurs esprits. Ce fut ladébandade. Au moins eurent-ilsl’intelligence de partir dans desdirections opposées.

— Cours, petit lapin, cours, roucoulaDragan à l’oreille de l’unique femme dugroupe, qui poussa un cri.

Il fut un temps où Dragan éprouvait leplus grand mal à tuer les démons

femelles. Il était issu d’une époque où unhomme protégeait les femmes. Il étaitmort en en protégeant une. Mais lesdémones étaient aussi malfaisantes queles mâles et il avait vite surmonté sesréticences. Désormais, il n’avait plus lemoindre scrupule. Celle-ci n’avait pashésité à tuer des âmes de lumière pourvivre éternellement, ou presque. Elle neméritait aucune clémence. L’Ankou n’eutpas un regard pour le nuage de poussièrequ’il laissa derrière lui. Reprenant de lahauteur, il repéra les deux autresdémons. Bien qu’ayant choisi chacun unerue différente, ils convergeaient vers lemême carrefour. Dragan, d’un battementd’ailes paresseux, les y devança. Il serematérialisa, ailes repliées, et attendit.

La partie intéressante allait commencer.Le premier démon atteignit

l’intersection. Il n’eut pas le temps decomprendre ce qui lui arrivait qu’unemain de fer le saisit pour le projetercontre un mur. Deux sifflements aigusretentirent, et les lames de deux dagueseffilées vinrent se planter dans son torse,tout près de son cœur palpitant. Ledémon s’immobilisa, terrifié à l’idéequ’un mouvement déplace l’une deslames. Le grand ange noir déjà ne luiprêtait plus attention, concentré sur autrechose. Quelques instants plus tard, lesecond démon subit le même sort queson camarade.

Dragan regarda les deux démons avec

un sourire qui les fit frémir.— On dirait deux petits papillons,

épinglés comme ça, fit-il d’une voixplaisante qui glaça pourtant le sang dansles veines de ses prisonniers.

Il déploya ses ailes, les enveloppanttous les trois dans un voiled’invisibilité, les soustrayant auxregards d’éventuels passants. Les deuxdémons se recroquevillèrent en levoyant s’avancer sur eux, sa hautesilhouette les dominant, telle une ombremenaçante.

— La Bretagne est une bien bellerégion, surtout en cette saison, repritl’ange d’un ton badin. Elle attirebeaucoup de touristes. Il y a des prix

spéciaux pour les démons, pour quevous débarquiez soudain en nombre ?

Cette fois-ci, ils étaient fichus.L’Ankou ne se contenterait pas de lestuer rapidement, il allait leur poser desquestions et ne se montrerait pas cléments’il n’obtenait pas les réponsesescomptées. Les deux démonséchangèrent un regard désespéré. Alors,l’un des deux prit une brusque décision.D’une violente torsion du corps, il fitbouger les lames qui l’immobilisaient.L’une d’elles atteignit le cœur et il sevolatilisa. L’Ankou fut sur le seconddémon avant qu’il puisse exécuter lamême manœuvre. Les lames furent tiréesdu torse pour aussitôt le clouer à

nouveau au mur, trop éloignées à présentdu cœur pour que le démon puisseespérer en finir.

— Tu peux choisir entre une mortrapide et sans douleur, ou une mort lenteet très, très douloureuse.

Le démon déglutit péniblement ethocha la tête pour montrer qu’il étaitprêt à coopérer.

— Alors, mon grand, dis-moi un peuce qui attire les démons en Bretagne.

Chapitre 7

La petite s’était pelotonnée sur Adrian,

qui n’osait plus bouger de crainte de laréveiller. Pour une raison qu’il nes’expliquait pas, Cyrielle semblaitirrésistiblement attirée par lui. Elleaurait pu aller vers Naël, ou versAriella, qui venait d’arriver pour veiller

sur Sélène, mais non, c’était à lui qu’elles’accrochait. Avec l’instinct propre auxjeunes enfants, elle s’était tournée verslui parmi tous, comme si elle avaitcompris qu’il était le plus sensible à saprésence.

C’était bon de tenir dans ses bras unenfant innocent. Son aura aux couleurspastel caressait sa peau et il pouvaitpresque en sentir la tiédeur bienfaisante.Machinalement, Adrian huma l’odeur dushampoing qui émanait des cheveuxclairs de Cyrielle. Un instant, l’imaged’une autre petite fille vint sesuperposer à celle qu’il berçait. Ladouleur sourde, familière, pulsa.

— Il est temps d’aller se coucher,

souffla Émilie en se penchant poursoulever la petite, sortant Adrian ducercle vicieux du chagrin.

Tout au long de la soirée, il avait sentisur lui le regard pensif de la jeunefemme. Chaque fois que la peine l’avaitenvahi, elle avait détourné son attention.Se pouvait-il qu’elle sache ?Connaissant Dragan, il n’aurait jamaisrévélé le pan douloureux du passé d’unautre.

— Vous savez ? demanda-t-il enl’aidant à caler la petite contre elle sansla réveiller.

— Non. Mais je ressens vos émotions,dit-elle doucement. C’est suffisant pouren tirer certaines déductions.

Corentin, qui était jusque-là à moitiéavachi dans un canapé, bondit sur sespieds et vint s’asseoir près de lui.Adrian sourit. Même si le gamin étaitpénible, il était aussi terriblementattachant. Il avait passé la journée à luinarrer ses exploits, ou plutôt sesnombreuses bêtises. Le nom de sonmeilleur ami, un certain Titouan deChânais, revenait souvent dans sesrécits. Le duo devait être absolumentinfernal ! Et certaines de leursmauvaises plaisanteries étaient siimaginatives qu’Adrian regrettaitpresque de ne pas y avoir assisté.

Un murmure attira son attention.Sophie se balançait doucement d’avant

en arrière. Ses lèvres bougeaient,comme si elle se parlait tout bas. Maisson regard flou et fixe alerta Adrian. Ilvint s’agenouiller devant la vieilledame, inquiet. Corentin se posta à sescôtés.

— Elle a une vision, expliqual’adolescent.

— En es-tu sûr ? s’inquiéta Adrian.— Certain. Ce n’est pas pour rien

qu’on l’appelle la Siphonnée. Quandelle a une transe, elle ressemble parfoisà une démente. Elle va bientôt nous direce qu’elle voit.

Corentin se pencha en avant, l’oreilletendue. Son attitude surprit Adrian. Legamin pénible et toujours en quête d’une

blague à faire était soudain devenugrave. De toute évidence, on prenait ausérieux les prédictions de Sophie.D’ailleurs, lorsqu’il l’avait appelée laSiphonnée, l’adolescent n’avait pas étémoqueur. C’était même dit avec unecertaine affection.

Enfin, Sophie cessa de se balancer.Son regard n’était plus flou, maistoujours fixé sur quelque chose qu’elleétait seule à voir.

« Il était une fois la légende qui étaitvérité.

Le parchemin décryptéRisque d’en révéler le tombeau caché

»

Elle répéta encore et encore ces troisvers avant de se taire. Un instant plustard, redressant la tête, elle tourna lesyeux vers l’ange et l’adolescent à sespieds.

— Ah, fit-elle avec un sourire,finalement Sophie la Siphonnée n’estpas vacances.

Son sourire s’éteignit brusquement.— De mauvaises choses se préparent,

dit-elle en regardant Adrian droit dansles yeux.

Le téléphone portable de ce derniersonna à cet instant. Un coup d’œil àl’écran lui apprit que Dragan cherchait àle joindre. S’il s’était agi d’une urgence,

l’ange noir aurait utilisé la connexionmentale que partageaient les anges entreeux. S’il avait opté pour le portable,c’était pour lui transmettre uneinformation.

— Je viens de cuisiner un démon, fit lavoix grave de Dragan. Il ne savait pasgrand-chose, mais le peu qu’il m’a ditindique qu’on est sur quelque chosed’énorme. Apparemment, les démons sesont dotés d’un chef unique, un certainVareck, qui a un plan infaillible pourdevenir si puissant que même lesAnkous ne pourront plus le vaincre.

— Ça ressemble à un délire mégalo,fit Adrian. Mais que les démons sesoient ralliés sous la bannière d’un seul

d’entre eux est un événementsuffisamment rare et inquiétant pourqu’on le prenne au sérieux.

— Je vais voir ce que je peuxdénicher sur ce Vareck. On n’avaitencore jamais entendu parler de lui,j’aimerais savoir d’où il sort.

— Essaie de te renseigner sur un lienéventuel avec un parchemin et unelégende, suggéra Adrian en jetant unregard à Sophie, qui écoutaitattentivement la conversation, bienqu’elle ne puisse entendre ce que disaitson interlocuteur.

La vieille dame approuva d’unhochement de tête. Adrian expliqua lavision qu’elle venait d’avoir et le

message qu’elle avait délivré à Dragan.Ce dernier le mémorisa avant deraccrocher.

— Je suis navrée de ne pas pouvoirêtre plus claire pour le moment, fitSophie avec un sourire d’excuse. Lesvisions arrivent de façon aléatoire.

— On pourrait utiliser ton miroir,suggéra Corentin. Ou la vasque deMurdoch[6].

— Si on ne sait pas quoi chercher, jedoute de pouvoir trouver grand-chose.

— Vareck, fit soudain Adrian. Onpourrait chercher Vareck.

— Qui est Vareck ? demanda Émilie,qui revenait après avoir couché

Cyrielle.— Le chef des démons, expliqua bien

volontiers Corentin, d’un ton allègre quisignifiait qu’il était absolument ravi dutour que prenaient les événements.

— Toi, tu restes là, intervint Athénaïsen rejoignant Émilie.

— Mais grand-mère..., protesta legarçon.

Athénaïs poussa un soupir exaspéré etbougea les lèvres, articulantsilencieusement une incantation. On nesut jamais quel argument Corentincomptait développer pour convaincre laReine Mère de le laisser assister à laséance, car il se trouva totalementincapable d’émettre le moindre son.

— C’est mieux qu’une télécommande !lança Émilie avec un petit rire espiègle.

Adrian lui-même s’autorisa un souriredevant le spectacle d’un Corentin muetet furieux.

— La prochaine fois qu’on inviteTitouan, je propose qu’on leur jette lemême sort, suggéra la jeune femme enemboîtant le pas à ses aînées.

— Je croyais que vous étiez discrètessur l’usage de la magie, fit remarquerAdrian.

— Oh, la famille de Chânais est unpeu spéciale elle aussi. Je suis sûrequ’ils nous en seraientreconnaissants[7].

Joanna s’était appliquée à ignorerDragan. Il avait fini par comprendre lemessage puisqu’il avait disparu duCeltic. Elle avait su avec une précisionsurprenante à quel moment il s’étaitéloigné. Juste après avoir été abordé parune jolie fille sexy. Celle-ci s’étaitlittéralement enroulée autour de lui,comme du lierre autour d’un chêne. Unvrai parasite ! Qu’il l’ait repoussée sansattendre avait curieusement soulagé lajeune femme. Mais de la part de Dragan,ce n’était pas si surprenant : il était enmission, et quelque chose lui disait qu’ilne se laisserait jamais distraire par une

femme alors qu’il avait une tâcheimportante à accomplir.

De la même manière qu’elle avaitsenti le moment où il était parti, Joannasut avec une acuité étonnante à quelinstant précis il revint. Elle n’eut pasbesoin de tourner la tête pour s’enassurer, un frémissement particuliersembla soudain parcourir la foule pourvenir caresser sa peau. Bientôt, il futdevant elle, la dominant de toute sahaute taille. D’autorité, il s’empara duplateau qu’elle portait et le posa sansplus de cérémonie sur une table, avantde saisir la main de Joanna et de la tirerà sa suite. Trop surprise pour réagir,elle se laissa entraîner et se retrouva

bientôt plaquée contre lui, au milieu dela piste.

— On peut savoir ce que vous faites ?fit-elle d’une voix qui manquait defermeté.

— Je vous invite à danser.— Je ne me rappelle pas vous avoir

entendu me demander quoi que ce soit,ironisa la jeune femme.

— Je ne demande jamais. Je prends.Sa voix grave et le sous-entendu

contenu dans ces quelques mots la firentfrissonner. Il la tenait étroitement serréecontre lui, sans violence. Elle aurait puse dégager si elle l’avait voulu, maiselle n’en avait nullement envie. Au

contraire, elle leva les bras pour placerses mains sur ses larges épaules. Ladifférence de taille entre eux était tellequ’elle ne pouvait passer les bras autourde son cou, même en se hissant sur lapointe de ses pieds chaussés d’escarpinsà talon. Il avait de son côté posé sesgrandes mains sur ses reins. Elle ensentait la chaleur à travers le fin tissu deson top. Pour un peu, elle aurait souhaitéque ces belles mains descendent unpeu...

Joanna rit soudain, secouant la tête, cequi agita sa queue de cheval rousse.

— Vous vous rendez bien compte quela musique n’est pas du tout adaptée ànotre façon de danser ? fit-elle.

Dragan eut un petit sourire en coin.Autour d’eux, la musique rythméepulsait, accompagnée par les spots delumière, et les danseurs s’agitaientcomme autant de pantins désarticulés,marquant le rythme par des gestessaccadés de la tête. Leur slow étaittotalement incongru.

— Monsieur Ronchon a fini de faire latête ? s’enquit-elle, taquine.

— Je ne suis pas ronchon.— Bougon alors.— Tuer cinq démons est une bonne

thérapie à tous les problèmes, éludal’ange.

— Cinq ? C’est un bon rendement en à

peine une heure. Vous avez obtenu desrenseignements ?

— Quelques-uns. Il va falloir que jecreuse certaines pistes.

— Ça va être difficile si vous devezme protéger.

Joanna masqua sa déception. Soninstinct lui soufflait que s’il devaitchoisir, Dragan préférerait poursuivre sachasse aux démons.

— J’aimerais continuer mesrecherches encore un peu cette nuit.Pouvez-vous me promettre de ne pasquitter le Celtic avant mon retour ? Vousêtes en sécurité au milieu de tous cesgens.

— Je ne terminerai pas mon serviceavant trois ou quatre heures du matin, fitremarquer Joanna.

— Bien.Il la garda encore quelques secondes

contre lui avant de s’écarter.— Soyez prudent, dit Joanna avant de

tourner les talons pour retournerrécupérer son plateau.

Dragan la regarda se faufiler dans lacohue. « Soyez prudent » venait-elle delui dire. Il y avait bien longtemps quepersonne ne s’était inquiété de lui. Ausein de la communauté angélique, tout le

monde savait que la chasse aux démonsétait dangereuse, c’était un fait intégré etaccepté de tous. Ceux qui choisissaientde devenir Ankous étaient des guerriersexpérimentés et dangereux, qui nefaisaient bien souvent qu’exploiter destalents acquis durant leur vie humaine.Ils étaient peu nombreux, car le métierde combattant était souvent l’antithèsede la bonté innée des âmes de lumière.Rares étaient donc les âmes lumineusesqui optaient pour cette voie. Ou alors, engénéral, elles étaient tuées précocement,parce qu’elles n’étaient passuffisamment féroces sur le champ debataille. Pas assez coriaces pour devenirAnkous, ces guerriers-là se vouaient àun autre type de mission une fois

devenus anges. Parfois, certains Ankous,en dépit de leur habileté, succombaientlors d’un combat contre les démons. Ons’en affligeait, bien sûr. Mais à quoi bonrecommander la prudence à un guerrier ?C’était inutile, les autres anges lesavaient.

Dragan s’assura une dernière foisqu’aucun démon ne rôdait dans lesparages avant de quitter à nouveau leCeltic. Il vit le vigile tiquer en le voyantpasser une nouvelle fois devant lui. Sesallées et venues commençaient à attirerl’attention. La prochaine fois, Dragan serendrait invisible. Ce qu’il fit d’ailleurssans tarder une fois qu’il se retrouvadans la ruelle. Il s’éleva, se laissant

porter par les courants d’air. Voler étaitla sensation la plus enivrante qu’ilconnaisse. Tuer les démons venait enseconde position. Non, en troisième,rectifia-t-il intérieurement. Fairel’amour à une femme venait en premier.Faire l’amour à Joanna serait sans douteune expérience unique, même si celaresterait un simple fantasme. Il n’y avaitpas de règlement stipulant qu’un ange nedevait pas avoir de liaison avec unhumain, mais il était un Ankou, son rôleétait de protéger les âmes de lumière,pas de coucher avec. De toute façon, ilrefusait tout lien, tout attachementsusceptible de le détourner de samission. Il en ressentit cependant unétrange pincement au cœur. Quelque

chose lui disait qu’avec Joanna, toutpourrait être différent.

« Soyez prudent ». Quand s’était-onassez soucié de lui pour luirecommander la prudence ? Celaremontait à loin dans sa mémoire.Autrefois, Tasia lui faisait souvent cegenre de recommandation avant qu’ilparte.

Chassant l’image de Tasia de sonesprit, Dragan quitta le quartier duCeltic après l’avoir survolé une dernièrefois. Il devait trouver d’autres démonspour les interroger plus avant sur leparchemin et Vareck. Ceci dit, il doutaitque les démons de bas étage en sachentlong sur le sujet. Le mieux serait de

remonter la hiérarchie jusqu’à mettre lamain sur des démons mieux informés.

Adrian regarda avec une curiosité nondissimulée les deux objets qu’avaitsortis Sophie. Ils étaient de toute beauté,et visiblement très anciens. Puissants,aussi, découvrit-il en s’approchant pourles examiner.

— Notre grand-mère était une voyanteexceptionnelle, expliqua Sophie. Elle seservait de ce miroir pour ses visions etme l’a transmis quand on a su quej’avais hérité de son pouvoir.

— Les boules de cristal, c’est

tellement surfait, ajouta malicieusementÉmilie.

— Une surface plane permet unevision beaucoup plus lisible, réponditAthénaïs, hermétique à l’humour.

— Et la vasque ? demanda l’ange.— Nous l’avons récupérée chez un

druide noir qui s’en servait pour tenterde tuer Kieran. Un tel objet a uneimmense valeur, et nous ne pouvions pascourir le risque de le laisser tomberentre d’autres mauvaises mains,expliqua Émilie. Nous n’avons pasréussi à en déterminer l’origine, mêmeThaïs, qui a pourtant le don de lire lepassé des objets.

— Les sibylles[8] utilisaient des

vasques similaires lors de leurs oracles,fit Adrian.

— En êtes-vous sûr ? intervintAthénaïs, sourcils froncés. Je n’aijamais entendu dire que les sibyllesutilisaient un quelconque objet.

— Dans la mesure où j’en ai consultéune il y a de cela fort longtemps, je peuxvous l’affirmer avec certitude, réponditcalmement l’ange avec un léger sourire.

— Les sibylles, c’est l’Antiquité,murmura Émilie, visiblement stupéfaite.

— Oui. Je suis très vieux.— Ce n’est pas ce que je voulais dire,

protesta la jeune femme en rougissant.— C’est étrange que les légendes ne

fassent pas mention de ces objets,poursuivit Athénaïs, manifestement peuintéressée par le reste.

— Les légendes ont un fond de vérité,mais ne disent pas toujours tout, certainséléments se perdent ou sontvolontairement effacés de la mémoirecollective, expliqua Adrian.

— Ce qui nous ramène à une autrelégende. Celle de la vision de Sophie,ajouta Émilie.

— Au travail, approuva celle-ci.Voyons si nous pouvons localiser ceVareck.

La devineresse adressa un clin d’œil àAdrian avant de choisir la vasque. Cedernier apprécia l’humour sous-jacent :

les prédictions de Sophie n’étaient guèreplus lisibles que celles des sibylles !Émilie alla chercher de l’eauqu’Athénaïs enchanta d’une brèveincantation, puis la versa dans la vasque.Ils prirent place autour de l’objet,silencieux. Sophie tendit les mainsdevant elle, au-dessus de l’eau.

— Montre-nous Vareck, dit-elle avecune intensité porteuse de pouvoir.

Pas de formule magique, remarquaAdrian, pas de décorum. Elle secontentait de demander ce qu’ellevoulait.

L’eau se troubla, de multiples éclatsde couleurs apparurent à la surface avantde s’agencer pour former une image

cohérente.

Vareck se tenait dans un lieu sombre,éclairé par intermittence par deslumières artificielles. Ils voyaient àtravers ses yeux, comprit Émilie. Àdéfaut de découvrir son visage, ilspourraient du moins tenter de localiserl’endroit où il se trouvait. Il y avaitbeaucoup de gens autour de lui, mais ilsemblait se glisser au milieu de la foulesans peine. Une lueur intense apparutsoudain dans le champ de vision dudémon. Une âme de lumière. Ainsi, voilàà quoi ressemblait une aura aux yeuxd’un ange. Ou d’un démon. C’était joli,

comme un feu d’artifice auréolant lecorps de la personne. Il s’agissait làd’une jeune fille qui bavardait en riantavec une amie. Elle se tourna versVareck et leurs regards se croisèrent.Elle lui sourit, et il s’avança vers elle.L’attitude de la jeune fille ne dénotaitaucune crainte. Il sembla même àÉmilie, qui observait le moindre détaildu visage de cette dernière, qu’elleappréciait la vue de l’homme qui venaitdans sa direction. Donc, Vareck étaitprobablement séduisant. La jeune femmese redressa discrètement, comme pourmettre en valeur sa poitrine tout enrejetant d’un geste gracieux une longuemèche de cheveux derrière son épaule.Un homme passa dans le champ de

vision de Vareck, qui se décala d’un paspour le contourner. Quelque chose captaalors l’attention d’Émilie : elle aperçutle bar derrière lequel officiait unhomme.

— Ronan ! s’exclama-t-elle, rompantle silence religieux qui s’était installé.Vareck est au Celtic !

Sophie perdit sa concentration et laconnexion prit fin.

— Joanna travaille au Celtic ce soir,ajouta Émilie.

— Dragan est avec elle, la rassuraAdrian. Je vais le prévenir, mais je suissûr qu’il a déjà repéré Vareck, mêmes’il ignore qui il est.

Il ferma les yeux, cherchant à traversles centaines de fils invisibles quiunissaient la communauté angéliquecelui qui le reliait à Dragan. Habitué àle contacter, il ne lui fallut pas plusd’une seconde pour l’identifier.

— Dragan, Vareck est au Celtic. Il arepéré une âme de lumière.

— Je quitte les lieux à l’instant, jen’ai pas senti de présence démoniaque.

Un bref silence.— J’y retourne immédiatement.

Chapitre 8

La foule du samedi soir devenait

particulièrement dense. Joanna avaitchaud, une fine pellicule de sueurcommençait à se former sur sa peau. Lamusique assourdissante rendait la prisede commandes difficile, et bien souvent,elle devait lire sur les lèvres des gens

pour comprendre ce qu’ils voulaient. Çaet là, des couples se formaient et il n’yavait pas besoin d’être devin poursupposer qu’ils finiraient la nuitensemble.

Une main se leva comme elle passaitdu côté des tables, son plateau rempli dechopes de bière. Après avoir déposé lacommande devant un groupe de jeunesgens chahuteurs, Joanna se dirigea versla table, occupée par un couple. La jeunefille lui sourit en la voyant arriver.L’homme se retourna.

La façon dont il se raidit en clignantdes yeux, comme s’il venait d’êtreébloui, n’aurait peut-être pas interpelléla jeune femme la semaine précédente.

Mais ils se trouvaient dans un coin de laboîte où la lumière était relativementtamisée, les spots ne se tournant jamaisvers cette zone. La réaction de l’hommerappelait celle de Dragan et des autresanges face aux âmes de lumière.

— Deux bières, dit-il enfin, les yeuxplissés.

— Je vous apporte ça, répondit Joannad’un ton faussement enjoué.

Sa première réaction avait été depenser qu’il s’agissait d’un ange etqu’en dépit de ce qu’elle croyait,Dragan avait préféré envoyer quelqu’unpour veiller sur elle. Mais il y avaitquelque chose dans l’attitude del’homme qui la glaçait. Un frisson la

parcourut comme les yeux de ce dernierse posaient brièvement sur elle, animésd’une lueur qui la mit aussitôt sur sesgardes. C’était un regard de convoitise,qui n’avait rien à voir avec celui d’unhomme pour une femme qui lui plaît.C’était plutôt le regard d’un prédateurestimant ses chances d’attraper sa proie.

Joanna tourna les talons, envahie parune agitation nouvelle. Si cet hommen’était pas un ange, mais qu’il avait puvoir son aura, alors il n’y avait qu’uneexplication : c’était un démon. Tout enprenant de nouvelles commandes, elle nequittait pas le couple du regard.L’homme – le démon ? – était un peuplus âgé que la clientèle habituelle du

Celtic. Entre trente-cinq et quarante ans,estima-t-elle. Plutôt séduisant, sûr delui. Il avait reporté son attention sur lajeune fille qui babillait gaiement. Celle-ci n’avait absolument pas réagi àl’approche de Joanna. On pouvait enconclure qu’elle était humaine. Or, lesdémons ne s’intéressaient pas auxhumains, avaient expliqué les anges. Laseule chose qui pouvait les pousser à semêler à ces derniers, c’était une âme delumière. Cette jeune fille était-elle uneâme vive ?

Joanna revint quelques minutes plustard, avec les deux bières. Une nouvellefois, l’homme plissa les yeux et garda latête légèrement détournée, comme on

peut le faire pour ne pas recevoir deplein fouet la lumière du soleil.Volontairement, Joanna contourna latable afin de se placer face à lui pourdéposer les chopes. Il semblaitincapable de soutenir sa vision.

Un quart d’heure s’écoula avant qu’ilsse lèvent. Joanna, nerveuse, ne les avaitpas quittés du regard. Si seulement elleavait pu joindre Dragan ! Le démonavait sans doute estimé qu’il valaitmieux s’en prendre à la jeune fille, proiefacile et consentante, plutôt qu’à laserveuse, qui ne pourrait pas quitter laboîte avant un long moment. Quitte àrevenir s’occuper d’elle un peu plustard, devina-t-elle en surprenant du coin

de l’œil le regard qu’il lui jeta.Joanna prit sa décision en voyant

l’homme poser une main sur les reins dela jeune fille qui le précédait.Abandonnant son plateau sur la premièretable venue sans tenir compte descommandes, elle se dépêcha de gagnerla sortie. Ce ne fut pas chose facile enraison de la foule, trop dense, mais lespetites décharges électriques qu’elledistribua à droite et à gauche luilibérèrent le passage.

— Tu t’en vas ? s’étonna le vigile.— Je m’absente quelques minutes. Si

tu vois passer le copain avec qui je suisarrivée, préviens-le que je suis...Damon, improvisa-t-elle. Damon, tu t’en

souviendras ?Perplexe, le videur hocha la tête.

Joanna espérait être de retour avantDragan. Il serait sans nul doute furieuxd’apprendre qu’elle avait quitté leCeltic alors qu’il lui avait expressémentdemandé d’y rester. Mais elle ne pouvaitlaisser une jeune fille innocente se fairetuer par un démon sans intervenir !Contrairement à cette fille, elle étaitcapable de lutter contre cette créature.

Le couple disparut à l’angle d’une ruejuste au moment où Joanna tournait àl’autre bout. Elle accéléra le pas, sereprésentant mentalement le quartierpour tenter de deviner où le démon allaitentraîner sa victime. Il y avait encore un

peu de va-et-vient dans les rues. Ilattendrait de trouver une zone désertepour agir. Il fallait que Joanna parvienneà les suivre sans se faire remarquer. Sison aura était aussi vive que leprétendaient les anges, elle devait fairepreuve de prudence et rester hors devue. Arrivée au bout de la rue, la jeunefemme passa avec précautions la têtepour voir où ils se trouvaient. Ilss’apprêtaient à monter dans une voiture.

— Flûte, marmonna la jeune femme.Elle n’avait pas le temps de faire

demi-tour pour aller chercher la sienne.Mais elle les perdrait à coup sûr si elleles laissait démarrer. Faisant appel àson pouvoir, elle rassembla l’énergie en

minuscules aiguilles qui vinrent seplanter à de multiples reprises dans lespneus de la voiture. Histoire des’assurer que le véhicule serait vraimentimmobilisé, Joanna accéléra la sortied’air des pneus. À présent, ils étaientparfaitement plats. Satisfaite, elleobserva la suite des événements.

Le moteur vibra et un horrible bruit sefit entendre quand le démon voulutdémarrer. Le véhicule hoqueta, avançade quelques centimètres avant de caler.Le conducteur descendit de voiture etlaissa échapper un juron sonore endécouvrant l’état de ses pneus. Il fitrapidement le tour du véhicule, pourconstater que les quatre roues étaient

fichues. La jeune fille sortit à son tour.Sa voix claire portait dans le silencenocturne.

— Quelqu’un a vandalisé votrevoiture ! s’indigna-t-elle.

— Ce n’est pas grave, répondit ledémon après réflexion.

Il s’avança vers la fille, la coinçantcontre la portière. Elle rit, croyant sansdoute à une manœuvre de séduction. Ilavait posé les mains sur ses épaulespour l’empêcher de bouger, et se penchaau-dessus de son visage. Elle ferma lesyeux, tendant les lèvres pour recevoir lebaiser qu’elle pensait qu’il s’apprêtait àlui donner. Fascinée, horrifiée, Joannacomprit qu’il allait la tuer là. Il sembla

aspirer, et une lueur apparut, illuminantle corps de la jeune fille, avant des’écouler doucement de sa bouche verscelle du démon. Il aspirait son âme,littéralement !

Le pare-brise explosa, projetant deminuscules débris en tous sens. Ledémon s’écarta d’un bond tandis que lafille, qui n’avait pas encore réalisé cequi se passait, poussait un cri. Ungrondement sourd se fit entendre commedes nuages s’amoncelaient au-dessusd’eux. Un éclair jaillit, s’abattant àl’endroit exact où le démon se tenait uneseconde auparavant. Joanna réprima ungrognement de frustration en constatantque le démon avait réussi à se déplacer

au dernier moment, échappant dejustesse à la foudre. Le vent poussaitimpitoyablement l’âme de lumière loindu démon pour l’amener près de Joanna,en sécurité, tandis qu’un nouvel éclairfrappait. La créature esquiva à nouveau,se jetant au sol. Alors, avec un souriremauvais, Joanna convoqua la pluie. Elleavait prélevé l’eau directement dans lesmarais salants à quelques dizaines dekilomètres de là. Ce ne furent pas desimples gouttes d’eau qui s’abattirentsoudain sur le démon, lui arrachant descris d’agonie, mais des centaines, desmilliers de gouttes d’acide quicommencèrent à lui ronger la peau. Avecun hurlement de douleur et de rage, ledémon se mit à courir dans la direction

opposée, jusqu’à ce que Joanna nepuisse plus deviner quel chemin il avaitpris. Elle dissipa l’orage, rendant saclarté première à cette belle nuit d’été.

La jeune fille claquait des dents à sescôtés, n’ayant rien compris à ce quivenait de se produire. Elle semblaitdéroutée et titubait, comme ivre.

— Ça va ? s’enquit Joanna en passantun bras réconfortant autour des épaulesde l’inconnue.

— Je… j’ai froid, répondit la fille, quitremblait sous son fin gilet alors qu’ilfaisait doux.

— Venez, on va retourner au Celtic.— Au Celtic, balbutia la jeune fille,

comme si ce nom ne lui évoquait rien.— Je m’appelle Joanna, fit celle-ci en

l’entraînant d’une main douce, maisferme. Et toi ?

— Maëlle, finit par dire la jeune filleaprès un long silence, durant lequel elleparut chercher la réponse.

Joanna, préoccupée, se demanda si lefait que le démon ait commencé àaspirer son âme avait pu laisser deslésions. Elle sursauta quand une hautesilhouette sembla se matérialiser devantelles, les enveloppant de son ombregigantesque, inquiétante. Maëlle poussaun cri et se raccrocha à celle qui étaitdevenue son ancre.

— Alors comme ça, tu suivais Damon

? gronda Dragan.

Dragan n’avait jamais ressenti une tellepeur depuis qu’il était mort. Quand ilétait arrivé au Celtic, sa premièreréaction avait été de chercher Joannapour s’assurer qu’elle allait bien. Il nel’avait pas trouvée, même son intenselumière restant invisible. Nulle traced’un démon, non plus, mais l’absence deJoanna le tourmentait. Il se doutaitqu’elle était intrépide, mais elle n’auraitquand même pas commis la folie desuivre un démon hors du Celtic !

Il avait interrogé Ronan, qui n’avait pu

lui donner aucun renseignement. Joannasemblait s’être volatilisée, ce dont ilétait le premier surpris, car cela ne luiressemblait pas de tout laisser en plan,et sans prévenir qui plus est. Frustré,tenaillé par la crainte qu’il lui soitarrivé quelque chose, Dragan sortit de laboîte au pas de charge. Le videurl’interpella, et il faillit l’ignorer, jusqu’àce que le nom de Joanna lui parvienne.

— Qu’avez-vous dit ? demanda-t-ild’un ton rogue.

— He ho, on se calme ! riposta levideur en se redressant pour faire faceau taureau furieux qui fonçait droit surlui.

— Répétez ce que vous venez de me

dire, grogna Dragan s’efforçant de nepas céder à sa pulsion première, quiconsistait à attraper cet abruti par le colpour le clouer au mur et y cogner sacaboche jusqu’à ce qu’il crache lemorceau.

— Joanna est sortie il y a une dizainede minutes, elle m’a demandé de voustransmettre un message si vous reveniezavant elle.

— Et alors, ce message ? s’impatientaDragan.

— Elle suivait Damon.— C’est tout ?— Oui.L’Ankou n’eut pas besoin de demander

quelle direction avait prise la jeunefemme : à quelques rues de là, ungrondement de tonnerre se fit entendre,et un éclair zébra soudain le ciel. Delourds nuages s’étaient curieusementamoncelés sur une zone très réduite.Damon. Démon. Cette petite sotte avaitsuivi un démon ! S’il s’agissait deVareck... Au pas de course, il se dirigeavers la zone concernée. L’orage sedissipa aussi vite qu’il avait commencé,suscitant une nouvelle vagued’inquiétude en lui. Cela pouvaitsignifier que Joanna en avait terminéavec le démon... ou inversement.

Il tomba presque nez à nez avecJoanna et une autre femme. S’il s’était

écouté, il se serait jeté sur la sorcièrerousse, l’aurait chargée sans plus decérémonie sur son épaule avant d’ouvrirses ailes pour la traîner chez elle et lamenotter solidement. Il dut faire appel àtout son contrôle pour lutter contre cettetentation.

— Alors comme ça, tu suivais Damon? fit-il en insistant sur le prénom.

— Je l’ai perdu. À cause de l’orage.Serrant les mâchoires au point de

grincer des dents, l’Ankou ne dit rien.— Il faut ramener Maëlle, reprit

Joanna en le fixant droit dans les yeux.Elle ne se sent pas très bien.

À cet instant seulement, il regarda

l’autre femme. Elle paraissait terrorisée.Une âme de lumière, comprit-il.Obnubilé par Joanna, il n’avait pasremarqué l’aura de sa compagne, noyéedans celle de sa sauveuse, infinimentplus lumineuse. Et ce qu’il vit dans cetteaura le glaça : une large zone noiretrouait la gangue de lumière quienveloppait Maëlle, signe qu’une partiede son âme avait été aspirée. Sesinstincts d’ange prirent alors le dessus.Il tendit les mains et attira à lui la jeunefemme, qui se débattit, paniquée.

— Tout doux, murmura-t-il.Elle s’immobilisa au son de cette voix,

comme hypnotisée.— Je dois l’amener au plus vite à

Naël, dit-il à Joanna.— Pourquoi ? s’inquiéta celle-ci.— Si l’on tarde trop, elle sombrera

totalement. Je veux que tu retournes auCeltic. Et que tu y restes. Nous parleronsplus tard, ajouta-t-il d’un ton menaçanttout en déployant ses ailes.

Joanna écarquilla les yeux lorsqueDragan disparut de son champ de vision,Maëlle dans les bras.

— Immédiatement !La voix de l’Ankou claqua, semblant

venir du ciel. Et pour une fois dans savie, Joanna obéit. Elle en fut la premièresurprise, mais il y avait quelque chose,dans la façon dont il le lui avait

ordonné, qui l’avait convaincue de semontrer raisonnable.

Dragan s’était connecté à Naël dès

qu’il s’était élevé dans les airs. L’angeaux ailes bleues le retrouverait à mi-parcours pour gagner du temps. C’était àprésent une course contre la montre quicommençait, chaque seconde comptait.

Lorsqu’un démon était interromputandis qu’il aspirait une âme, ce qui étaitrelativement rare, un trou se formaitdans l’aura, trou qui allait ens’agrandissant, même une fois que lacréature cessait de s’en nourrir. C’étaitcomme les trous noirs qui, dans

l’univers, aspiraient à eux tout ce qui setrouvait à proximité. Une âme de lumièrene survivait pas longtemps à la perte deson aura. Elle sombrait alors dans unedépression profonde et mettait fin à sesjours, à moins qu’elle ne succombe toutbonnement à la folie. Être amputé d’unepartie aussi essentielle la mutilait plussûrement que la perte d’un membre. Seulun ange protecteur puissant pouvaitespérer interrompre le processus, àcondition d’intervenir très rapidementaprès l’attaque.

Ils se rejoignirent dans un champ àl’écart de toute civilisation. Sans un mot,ils se posèrent, et Dragan confia sonprécieux fardeau à Naël. Aussitôt, ce

dernier commença l’opération. Mêlantson aura à celle de Maëlle, il se mit àlutter pied à pied avec la nébuleusesombre, tentant de regagner le terrainperdu en déversant sa propre lumière.Dragan observait en silence, poingsserrés. Il n’osait espérer, ayant assistébien des fois à des échecs. Il s’écoula unlong moment sans que rien ne semblechanger. Le trou noir ne grandissait plus,mais il ne diminuait pas non plus. Letemps passait et ses pupilles le brûlaientà force de fixer la lumière qui émanaitde la jeune femme et de l’ange qui lasoignait. Aussi crut-il d’abord que sesyeux lui jouaient un tour lorsqu’il luiparut que peu à peu la lumière grignotaitle trou noir. Pourtant, au bout d’un long

moment, il soupira de soulagement : oui,cela fonctionnait, la lumière regagnait duterrain, millimètre par millimètre. Uncoup d’œil à Naël lui apprit que cedernier, concentré, repoussait la douleurque lui occasionnait le processus deguérison.

L’aube n’était pas loin quand, enfin,l’ultime parcelle de noirceur futéradiquée. Maëlle reposait à terre,paisible. Naël redressa la tête,visiblement épuisé.

— Je m’occupe d’elle, dit-il d’unevoix rauque. Retourne auprès de Joanna.

Dragan hocha la tête et s’éleva sansattendre. Il avait bien des choses à dire àla jeune femme.

Joanna regarda sa montre pour lacentième fois au moins. Il était presquesix heures du matin et Dragan n’étaittoujours pas revenu. Naël et lui n’étaientpas rentrés au manoir Kergallen, luiavait appris Athénaïs lorsqu’elle avaittéléphoné pour demander des nouvelles.Où étaient-ils ? Et Maëlle, s’en sortirait-elle ?

Joanna avait repris son service, sipréoccupée qu’elle avait passé sontemps à mélanger les commandes. Unefois les derniers fêtards repartis, elleétait restée, sous prétexte d’aider àranger et nettoyer, ce qui avait quelque

peu surpris Ronan. Il lui avait posé desquestions, notamment sur son « copainmotard flippant », auxquelles elle avaitrépondu de façon évasive. À présent, ildevenait difficile de s’attarderdavantage sans soulever une nouvellevague d’interrogations.

Un frisson la parcourut soudain,qu’elle identifia sans peine. Levant latête, elle croisa le regard noir deDragan. Un regard qui promettait desreprésailles pour sa désobéissance.Carrant les épaules, Joanna redressa lementon. Elle ne regrettait pas d’avoir agicomme elle l’avait fait. Sans cela,Maëlle serait morte à cette heure-ci.

— Comment se porte Maëlle ?

demanda-t-elle en rejoignant l’angesombre, consciente que seul leclaquement de ses talons troublait lesilence tendu.

— Naël s’est occupé d’elle, réponditDragan d’une voix si basse qu’elle nel’aurait pas entendu si elle ne s’était pastenue juste devant lui à cet instant.

Il lui saisit le bras et l’entraîna vers lasortie.

— Jo, tout va bien ? lança Ronan— Mais oui, répondit-elle avec un

sourire enjoué. On se voit lundi pour lasoirée spéciale fête nationale ?

Ronan hocha la tête, peu convaincu,mais il n’osa pas s’interposer entre le

colosse tout de noir vêtu et son amie.Ils se dirigèrent vers le parking, mais

alors que sa petite voiture était en vue,le monde sembla tournoyer autour deJoanna. Elle poussa un petit cri, avant deréaliser que Dragan venait de lasoulever sans ménagement pour lapropulser sur son épaule. De là, elleavait une vue imprenable sur ses fessesmoulées dans le jean, découvrit-elle, uneseconde avant que de gigantesques ailesnoires emplissent son champ de vision.Une légère secousse, et le sol s’éloignaà une vitesse vertigineuse. Partagéeentre euphorie et inquiétude, Joannacomprit que les ennuis ne faisaient quecommencer.

Chapitre 9

Le sol s’éloignait à toute vitesse.

Joanna l’apercevait entre deuxbattements d’ailes. Les lumières de laville devenaient minuscules. En setordant le cou, elle pouvait apercevoir, àl’horizon, le soleil qui se levait. Elle quiavait toujours rêvé de survoler la région

sans jamais trouver le temps de s’offrirun tour en hélicoptère !

— Arrête de gigoter ! grommelaDragan.

— Je ne vois rien ! protesta la jeunefemme en se tortillant de plus belle.

Une exclamation échappa à Dragan.Visiblement, il n’en revenait pas qu’elleose encore se manifester alors qu’il étaitévident qu’il était en colère contre elle !C’était bien mal la connaître, songeaJoanna, amusée. D’humeur joueuse, elleeffleura une aile. Les plumes glissèrentsur le bout de ses doigts, douces commede la soie. Un long frisson parcourut legrand corps de l’ange. Il lui donna unepetite tape sur les fesses pour la

rappeler à l’ordre. Sans se démonter,Joanna tendit la main et lui en asséna uneà son tour, entre deux battements d’ailes.Elle crut l’entendre marmonner quelquechose comme « Mais c’est pas possible! » ce qui la fit glousser. La têtecommençait à lui tourner à force de lagarder ainsi vers le bas. Une nouvellefois, elle tenta de se redresser, plaquantles mains sur les omoplates de Draganpour prendre appui. Elle n’eut pas letemps de comprendre ce qui lui arrivaitque le monde sembla à nouveaubasculer. Dragan venait de changer deposition, s’allongeant de façon à se tenirpresque parallèle au sol et l’avaithabilement redressée pour la maintenircontre son torse, un bras passé sous ses

genoux, l’autre derrière son dos. Joannas’agrippa à son cou des deux bras,manquant sans doute l’étouffer.

Leurs yeux se croisèrent et il lui sourit.Il n’était plus en colère. Ce sourirebouleversa Joanna. C’était la premièrefois qu’elle le voyait sincèrementheureux et détendu. Jusqu’à présent, ilarborait toujours un rictus cynique,défiant quiconque de venir le chercher.Il ne mentait pas quand il prétendait quevoler le libérait de tous ses soucis.Alors, Joanna décida de profiter elleaussi du vol. Elle desserra légèrementson étreinte pour pouvoir tourner la tête.

Regardant vers le haut, elle admira lesailes noires qui battaient à un rythme

régulier, les propulsant à travers lesairs, fascinée par la force qui devaitparcourir celles-ci pour les souleverainsi, tous deux. Non pas qu’elle pèsebien lourd, mais tout de même. Draganne semblait fournir aucun effort,pourtant. Elle tourna à nouveau la tête,pour regarder vers le bas cette fois-ci.C’était incroyable ! Des dizaines demètres les séparaient de la terre ferme,mais l’impression n’avait rien à voiravec ce qu’elle pouvait ressentir ausommet d’An Tour Tan.

— Je rêve où c’est le manoir ?s’exclama Joanna en pointant du doigtune vaste demeure.

— C’est bien le manoir.

La jeune femme ne dit rien, mais ne putcacher sa déception. Le vol avait étébien trop bref, elle n’avait pas eu letemps d’en profiter. Pourtant, Dragan nefit pas mine de ralentir, ou de perdre del’altitude. Ils survolèrent la demeurefamiliale qui fut bientôt un point derrièreeux. Elle comprit alors qu’il la ramenaitsans doute au phare. Déjà, la merapparaissait, l’air portant les embrunsjusqu’à eux. Joanna rit quand cesderniers fouettèrent son visage. An TourTan surgit à son tour dans son champ devision, majestueux, dominant l’océan quiattaquait sans relâche. L’Atlantiquen’était jamais paisible le long de cescôtes déchiquetées. Une bouffée de

fierté envahit Joanna à la vue de sonphare. Lentement, Dragan vola en cercleau-dessus, laissant à la jeune femme letemps d’admirer le panorama.

— Tu pourrais voler, toi aussi, dit-ilsoudain.

— Comment ça ? s’étonna Joanna,reportant son attention sur l’ange.

— Réfléchis.Il lui adressa un large sourire qui fit

rater quelques battements à son cœur.Avant qu’elle puisse dire un mot, ilplongea brusquement en piqué, luiarrachant un hurlement.

La colère qui l’animait lorsqu’ilsavaient décollé avait fondu comme neigeau soleil à l’instant où Dragan avait prisconscience du corps de Joanna contrelui. Il avait eu peur, et c’était unesensation tellement inhabituelle pour lui,l’Ankou accoutumé à ne se soucier derien ni personne, que la fureur l’avaitempli, balayant la crainte assezlongtemps pour lui permettre d’agir. Lacolère, il connaissait, elle était sacompagne familière. Mais sans sedémonter, Joanna avait commencé às’agiter, nullement effrayée. Sonémerveillement avait éveillé quelquechose en lui. Il aimait voler, il le luiavait confié, mais jamais encore il

n’avait pu partager cette sensationextraordinaire avec qui ce soit. Voleravec les autres anges ne l’intéressaitpas. Quand cela se produisait, c’étaitparce qu’ils étaient en mission et serendaient au plus vite d’un point à unautre.

Alors il entreprit de faire partager cemoment précieux à la jeune femme. Sajoie faisait plaisir à voir. On aurait ditune enfant devant une confiserie. Lesyeux brun clair étaient sans cesse enmouvement, légèrement écarquillés,comme si elle craignait de manquerquelque chose d’important si elleclignait des paupières. Les joues rosiespar le vent autant que par l’excitation, le

visage fouetté par ses cheveux, qui sedétachaient mèche par mèche de saqueue de cheval, les yeux brillants, elleétait ravissante. On aurait pu penserqu’avec son habitude du surnaturel, elleserait plus ou moins blasée, mais c’étaittout le contraire.

— Tu pourrais voler, toi aussi.— Comment ça ?— Réfléchis.Joueur lui aussi, il ne lui laissa pas le

temps de s’interroger sur ce qu’il venaitde lui dire. Il plongea brusquement,fonçant droit vers le sol qui serapprochait à pleine vitesse. Lehurlement de la jeune femme lui arrachaun grand éclat de rire. Il s’y attendait et

savourait son effroi. Au dernier moment,il imprima un mouvement à ses ailes etreprit de l’altitude. Avant derecommencer. Cette fois-ci, Joanna nefut pas surprise et son rire joyeuxrésonna à ses oreilles.

— C’est mieux que les montagnesrusses ! cria-t-elle pour dominer le bruitdu vent qui sifflait. Encore !

Il s’exécuta, savourant l’instant.— Tu peux faire des loopings ?Dragan éclata de rire. Une autre se

serait évanouie, mais elle en réclamaittoujours plus, insatiable. Quoique... lesloopings eurent raison de la jeunefemme, qui cria grâce. Alors, lentement,

à regret, Dragan les ramena vers la terreferme. Il la laissa reposer les pieds ausol et dut la retenir quand elle chancela.Joanna leva la tête pour le regarder,radieuse. Déjà, elle reprenait descouleurs.

— Est-ce que je peux les toucher ?demanda-t-elle

Sans répondre, il lui tourna le dos, luiprésentant ses ailes qui se déployaientderrière lui. C’était une marque deconfiance, même si elle n’en avait sansdoute pas conscience. Un ange quiperdait ses ailes n’était plus tout à faitun ange. Ils veillaient donc tousjalousement sur elles, ne laissantpersonne s’en approcher. Pourtant,

Dragan n’hésita pas une seconde. Il avaitconfiance en Joanna, découvrit-il avecstupéfaction.

Un frisson le parcourut lorsqu’elletâta, avec délicatesse, les plumes quifrémissaient sous le vent. Son toucherétait doux, léger, comme si elle craignaitde briser quelque chose. C’étaitétrangement érotique.

— Elles sont solides, dit-il d’une voixrendue rauque pour l’excitation.

— Sélène dit toujours qu’il faut fairetrès attention aux ailes des oiseaux,expliqua Joanna avec un petit rire.

Elle s’enhardit pourtant et sa main seposa franchement sur le plumage, suivantles rémiges[9], jouant avec pour en

éprouver la texture. Dragan ferma àdemi les yeux. En cet instant, il avaitdavantage l’impression d’être un félinqu’un oiseau. Il en aurait presqueronronné, tant la sensation étaitincroyable. Son jean lui parut soudaintrop étroit.

Finalement, au prix d’un grand effort,Dragan parvint à se soustraire à cesmains magiques. Il replia ses ailes, sivite qu’il arracha une exclamation desurprise à Joanna, avant de se tournervers elle pour lui faire face. Elle levaitla tête vers lui, souriante. La colère lesaisit à nouveau en se rappelant lesraisons pour lesquelles il l’avaitemportée à tire-d’aile.

— Je t’avais demandé de rester auCeltic, et à la première occasion, tu telances à la poursuite d’un démon !gronda-t-il en s’avançant d’un pas.

— Je ne pouvais pas laisser cette fillese faire tuer, riposta avec hargne lajeune femme en se redressant de façon àce que leurs nez se touchent presque.

— Après ce qui s’est passé cette nuit,il n’est plus question de te laisser seule.Fais ta valise, on retourne au manoir,lança Dragan, conscient qu’il neparviendrait pas à lui faire entendreraison.

Il ne pourrait plus partir en chasse s’ildevait s’inquiéter pour elle à chaquefois qu’il s’éloignait. Et aux dernières

nouvelles, il ne possédait pas encore ledon d’ubiquité ! La seule solution étaitdonc de la ramener au manoir Kergallenet de la placer ainsi sous la protectiondes autres anges. Il sut pourtant qu’iln’aurait pu plus mal s’y prendre en lavoyant se hérisser. Évidemment, Joannan’aimait pas recevoir des ordres.

— Je ne partirai pas, martela-t-elle.Essaie un peu de m’y forcer, et tu vasvoir ce qui va t’arriver mon coco !

Sur ce, elle tourna les talons. Draganne put s’empêcher d’admirer sondéhanchement tout en lui emboîtant lepas. Elle fit mine de l’ignorer tandisqu’ils gravissaient l’escalier encolimaçon. À peine arrivé en haut,

Dragan se dirigea d’un pas nonchalantvers la chambre de Joanna. C’était leseul endroit du phare qu’il n’avait pasencore visité et il sut en y pénétrant ceque les explorateurs devaient ressentiren entrant pour la première fois dans unlieu oublié depuis des siècles. HowardCarter n’avait pas dû être plus éblouique lui en cet instant en découvrant latombe de Toutânkhamon !

La pièce reflétait parfaitement lecaractère de Joanna. C’était uneexplosion de couleurs vives, d’étoffeschatoyantes et de meubles biscornus ettotalement dépareillés. Elle semblaittout particulièrement affectionner laculture indienne, à en juger le grand

paravent qui faisait office de tête de lit,le sari qui recouvrait un fauteuil et lastatuette de Kali[10] aux bras desquelsétaient suspendus des bijoux fantaisie.Le vaste lit trônait au centre et Dragandut prendre sur lui pour s’arracher à lacontemplation de cette surface plane etmoelleuse sur laquelle il pouvaitfacilement s’imaginer rouler dans unenchevêtrement de membres avec lapropriétaire des lieux. Il faudrait justeen chasser le chaton gris tigré qui leregardait avec suspicion.

— Mais tu fais quoi, là ? s’indignaJoanna en le voyant ouvrir le placard.

— Je t’aide à faire ta valise, rétorqua-t-il d’une voix blasée.

Il saisit ce qui ressemblait à un grandsac de voyage et entreprit de décrocherau hasard quelques vêtements queJoanna s’empressa de lui arracher desmains.

— Je ne pars pas, dit-elle, ses yeuxcaramel étincelant de colère.

Il ne lui répondit pas et se contenta dese diriger vers la commode. Le premiertiroir débordait de lingerie. Dragans’empara d’un délicat morceau dedentelle rouge qu’il amena à hauteur deson visage. Un rugissement l’avertit queJoanna arrivait derrière lui. Il levainstinctivement le bras, tenant hors deportée de la jeune femme le slipécarlate. Elle était bien trop petite pour

espérer le lui reprendre, pourtant elle semit à sautiller.

— Je t’interdis de fouiller dans messous-vêtements ! cria-t-elle en essayantd’attraper l’objet du crime.

— J’aime beaucoup, dit-il en faisantaller son regard du morceau de dentelleau corps délicieux de Joanna.

Elle rougit sous son regard lourd desous-entendus avant de se ressaisir.Dragan s’attendait aux représailles quisuivirent : elle lui décocha une déchargeélectrique qui aurait mis à terre unhomme moins robuste. Il lui lança leslip, qu’elle attrapa machinalement auvol, avant de plonger à nouveau la maindans le tiroir... et d’étouffer un cri de

douleur quand celui-ci se refermabrutalement sur ses doigts. La chipieavait utilisé son pouvoir d’air ! Ildégagea sa main et sortit carrément letiroir de ses rails, déversant au passageune pluie de lingerie sur le sol.

Joanna aimait les jolies chosescolorées et audacieuses, découvrit-il.Une vague de jalousie envahit l’ange àl’idée qu’elle ait pu porter ces dessoussexy pour d’autres hommes.

— C’est quoi ton problème ?s’exclama Joanna en contemplant le tasde lingerie à leurs pieds.

— Toi, répondit Dragan en la fusillantde ses yeux noirs. Tu es un aimant àennuis.

— Oui, j’ai suivi ce démon et je t’aidésobéi, mais il n’y a pas de quoi enfaire tout un drame ! J’ai sauvé Maëlle,le démon a pris la fuite et tout se terminebien !

— De tous les démons qui rôdent enBretagne, il a fallu que tu tombes sur lechef !

— Quoi ?De surprise, Joanna en resta bouche

bée.— Quand je dis que tu es un aimant à

ennuis, je n’exagère pas. Tu t’es lancéeà la poursuite du plus puissant desdémons, Joanna.

— Je n’ai eu aucun mal à en venir à

bout, protesta la jeune femme d’un tonmoins assuré.

— Parce que tu as bénéficié de l’effetde surprise et qu’il était seul. Ce n’estpas à toi de te lancer dans la traque deces monstres.

— Un démon dont tu n’as même passenti la présence, fit remarquer Joanna.Tu venais à peine de quitter le Celticquand je l’ai repéré, assis en face deMaëlle.

Dragan tressaillit. Il n’était pasagréable de voir souligner une failledans la protection qu’il était supposéassurer. Pourtant, Joanna avait raison : iln’avait absolument pas détecté laprésence de Vareck. Si Adrian ne l’avait

pas averti, il n’aurait jamais pu sedouter qu’un démon se trouvait si prèsde Joanna.

— Raison de plus pour te mettre ensécurité, dit-il plus posément. Ce démonn’est pas comme les autres, ce qui lerend particulièrement dangereux.

— Comment sais-tu qu’il s’agit duchef des démons ? demanda Joanna,calmée elle aussi. Tu ne l’as même pasvu.

Il lui expliqua alors ce qui s’étaitproduit pendant le court laps de tempsqu’avait durée son absence du Celtic.

— Les prophéties de Sophie sonttoujours tellement bizarres, soupira lajeune femme lorsqu’il eut terminé de la

mettre au courant.Elle releva brusquement la tête, et

quelque chose dans son regard mitDragan en alerte.

— Ils n’ont pas pu voir à quoiressemble ce Vareck, dit-elle.

— Mais toi, si, acheva Dragan,comprenant où elle voulait en venir.

Sans plus se soucier des vêtements quijonchaient le sol de la chambre, Joannasortit au pas de charge de la pièce etgrimpa à l’atelier, suivie de l’ange. Ellese saisit d’un bloc à dessin et d’uncrayon et s’assit sans attendre à lagrande table sur laquelle elle travaillait.Ses gestes étaient vifs et assurés tandis

qu’elle dessinait, faisant apparaître unvisage. Installé face à la jeune femme,Dragan contenait son impatience àgrand-peine. En une nuit à peine, ilsavaient progressé à pas de géant dansleur enquête : désormais, ilsconnaissaient la raison pour laquelle lesdémons migraient en masse vers laBretagne, le nom de leur chef et bientôt,ils auraient aussi son visage. Enfin,Joanna posa son crayon et regarda d’unœil acéré le rendu. Elle reprit le crayon,rectifia quelques détails çà et là, jusqu’àobtenir le résultat escompté. Elle tournaalors le carnet vers l’Ankou. Dragan seraidit et eut soudain l’impression que lesang se retirait de son visage. Ilreconnaissait le démon qui se trouvait

face à lui. Ces traits le hantaient depuissept cents ans.

Chapitre 10

Russie, XIVe siècle La douleur le taraudait. Jamais il

n’avait eu aussi mal. Il allait mourir, ille savait, il le sentait, à mesure que lesang s’écoulait de ses blessures.

Tasia. Au prix d’un immense effort,Dragan se redressa, tentantd’accommoder sa vision. Là, l’un desindividus qui les avaient attaqués setenait face à la jeune fille. Elle nebougeait pas, comme pétrifiée. Uneintense lueur semblait auréoler Tasia,lueur qui s’engouffrait dans la bouche del’homme. Dragan ne comprenait rien à lascène à laquelle il assistait, mais il sutavec une clarté absolue que l’hommeétait en train de tuer sa sœur. Avec uncri de rage pure, il se redressa, faisant fide ses plaies, de la douleur, de lafaiblesse et se jeta sur celui quimenaçait Tasia. Ou du moins, c’était cequ’il voulait faire. Le complice de

l’autre se contenta de lui couper la route.Avec l’énergie du désespoir, Dragan serua sur celui qui faisait barrage,l’empêchant de rejoindre sa sœur, de lasauver. Un rire s’éleva, le distrayant uninstant, ce qui lui valut de recevoir uncoup qui le mit à terre à nouveau.

— Les humains sont rarement aussipugnaces, ricana celui qui tenait Tasia.

— On devrait le tuer, suggéra l’autre,qui dominait Dragan de toute sa taille.

— Il n’en vaut pas la peine, rétorquale premier. De toute façon, il mourra deses blessures.

Il reporta son attention sur Tasia. Lalueur semblait s’écouler du corps de lajeune fille vers l’homme, perdant de son

intensité à mesure qu’il l’absorbait.Bientôt, il n’y eut plus une seuleétincelle. Lorsqu’il relâcha les épaulesde Tasia, la jeune fille s’affaissa.

— Celle-ci me maintiendra en vieplusieurs mois, reprit avec nonchalancele premier.

Il passa près de Dragan et lecontempla avec un petit sourirenarquois.

— Je te tuerai, grogna Dragan d’unevoix trop faible. Je te traquerai, je teretrouverai et je te tuerai.

— Dans une autre vie peut-être, rit lemonstre.

Dragan le fixa longuement, gravant

chacun de ses traits dans sa mémoire. Ilne le quitta pas du regard tandis que lesdeux créatures s’éloignaient. Il ne savaitpas ce qu’ils étaient, mais ils n’étaientpas humains. Avec un gémissement, ilrampa vers le corps inerte de Tasia.Lentement, il parvint à se redressersuffisamment pour la prendre dans sesbras et la serrer contre lui, guettant endépit de tout un signe de vie sur sonbeau visage pâle. Elle avait toujours eule teint très clair, en contraste avec sescheveux et ses yeux plus noirs que lesailes d’un corbeau. Ses cils déposaientune ombre sur ses joues, mais aucunfrémissement ne les agitait. Elle neportait aucune marque de coups, sacoiffure n’avait même pas été déplacée,

pourtant elle était morte. Et il avait étéincapable de la protéger.

Dragan sombra dans une sorted’inconscience, affaibli par la perte desang et le désespoir. Peu à peu, lessouvenirs vinrent hanter son espritfiévreux. Tasia, fragile bébé qui le fixaitde ses grands yeux noirs, serrant entreses mains minuscules le doigt de sonfrère. Il avait quatorze ans lorsqu’elleétait née, et il ne s’était pas attendu à cequ’un nouveau-né le fascine autant. Cen’était qu’un bébé, après tout. Pourtant, àla seconde où il avait posé les yeux surle nourrisson, il avait su qu’il veilleraitsur elle comme sur le plus précieux destrésors. Tasia lui soufflant quelque

remarque à l’oreille, le faisant rire aubeau milieu d’un dîner, à la stupeurgénérale. Il était un noble, unboyard[11], réputé pour sonintransigeance. On ne le voyait jamaissourire, encore moins rire. Sauf lorsqueTasia était là. Elle avait cet effet sur lui,comme si avec elle entrait la lumière.Dragan avait toujours intuitivement suqu’elle était spéciale.

Un bruit de voix le tira de sa torpeur.Ouvrant les yeux, il découvrit, penchésau-dessus d’eux, deux hommes. Il devaitdélirer, se dit-il confusément, car ilapercevait des ailes.

— Il est encore en vie, fit l’hommeblond aux ailes d’un blanc éblouissant.

— Tout juste, il ne tardera pas àmourir, répondit l’autre.

— Nous sommes arrivés trop tard,murmura le blond en contemplant Tasia.

Il se pencha, voulut l’éloigner deDragan.

— Non ! gronda-t-il en le repoussant àl’aveuglette de ses doigts recourbés.

Maigre arme que ses ongles, mais iln’en avait pas d’autre à sa portée. Lesdeux créatures qui les avaient agressésavaient réussi à le dépouiller de sonépée, de ses dagues. Chaque coup qu’ilétait parvenu à leur porter dans la lutteles avait fait rire. Rien n’avait sembléles blesser, tandis que lui encaissait les

ripostes. Ils avaient même eu l’air deprolonger la bataille, pour le plaisir dejouer avec lui. Jusqu’au moment où iln’avait plus eu la force de se battre.

Il haletait, aussi faible qu’un nouveau-né, pourtant l’homme blond n’insistapas. Il aurait pu sans peine le repousser,l’achever même, pour lui prendre Tasia,mais il se recula avec sur le visage uneexpression... de compréhension ?

— Il faut partir, intervint l’autre endéployant des ailes immenses de lacouleur des émeraudes.

— On ne peut pas le laisser, protestale blond. Il est encore en vie.

— Ce n’est pas une âme de lumière,nous ne pouvons rien pour lui.

— Appelle Azora, suggéra le blond,un genou à terre face à Dragan.

Quelques secondes plus tard, unejeune femme avait semblé sematérialiser à ses côtés. Dragan, qui sesentait s’éloigner, comme si son espritflottait, ne s’en étonna même pas. Pourun ange, elle n’était pas particulièrementjolie, pensa-t-il confusément tandisqu’elle se penchait vers lui. Enrevanche, elle irradiait de bonté. Un peucomme Tasia. Tasia. Il resserral’emprise de ses bras autour du corps desa sœur, défiant quiconque d’essayer dela lui prendre. De l’arracher à lui.

— Il faut venir, lâcher prise, fitl’apparition avec un sourire empreint de

sérénité.Dragan n’avait pas répondu, mais son

regard noir avait parlé pour lui. Il s’yrefusait. Ils avaient passé de longuesminutes à tenter de le convaincre desuivre Azora, à tour de rôle. Il s’étaitobstiné, au grand désarroi des troisanges.

— Je n’ai jamais rencontré une âmeaussi entêtée ! s’exclama finalement leblond. On ne peut pas continuer ainsi.

— Que faire ? demanda Azora,déconfite.

Ils en avaient référé aux archanges.Jamais encore ces derniers n’avaient euà gérer un tel problème. Dragan seraccrochait à la vie en dépit de tout,

refusant de laisser Azora emmener sonâme jusqu’au paradis. L’idée mêmel’avait fait ricaner méchammentlorsqu’elle avait essayé de leconvaincre que sa place était là-bas.Dragan avait toujours pensé finir enenfer. Finalement, le blond avait émisune suggestion qu’il n’avait pascomprise, mais qui avait provoqué unconcert de protestations indignées.

— Il pourrait devenir Ankou. Il en al’étoffe et la hargne.

Les archanges en avaient longuementdébattu, gardant un œil sur l’humainentêté qui les défiait, défiait la mort.Visiblement, ils ne savaient même pass’ils pouvaient faire une telle chose. Il

fallait être spécial pour êtretransformé... Quand ils lui avaientexpliqué en quoi consistait le rôle d’unAnkou, Dragan n’avait pas hésité. On luiproposait exactement ce qu’il avaitpromis au démon qui avait assassiné sasœur : traquer, retrouver et tuer lesdémons. Et il comptait bien survivre à latransformation, quoi qu’en pensent lesarchanges dubitatifs.

Joanna fixa Dragan, vaguement

inquiète. Il avait le regard empli d’unerage incommensurable tandis qu’ilexaminait le portrait qu’elle venait determiner. Les jointures de ses doigts

étaient blanches tant sa main étaitcrispée sur le carnet de croquis.

— Tu le connais ? s’enquitprudemment la jeune femme.

Seul un grognement, plus animalqu’humain, lui répondit, qu’elle pritcomme un assentiment. En cet instant, iln’avait plus rien d’un ange et auraitmême pu sembler démoniaque si ellen’avait pas connu sa nature ou si ellen’avait vu la douceur avec laquelle ils’était occupé de Maëlle.

La sonnerie stridente du téléphone lesfit sursauter. Joanna s’arracha à lacontemplation de la rage noire deDragan pour décrocher.

— Bon sang Jo ! On s’inquiétait !

s’exclama la voix de Thaïs. Je viensd’avoir Ronan au téléphone, il m’a ditque tu étais partie avec un type à l’airlouche.

— Dragan, fit Joanna en esquissant unsourire.

— Et ensuite, il a rappelé pour nousdire que ta voiture était toujours sur leparking du Celtic ! J’ai cru qu’il s’étaitproduit quelque chose, d’autant que lesanges n’arrivent pas à joindre Dragan.

— Nous sommes rentrés en volant. Jeviens de faire le portrait du démon.Vareck. Je n'ai jamais été aussi heureusede posséder ce petit talent dedessinatrice !

— C’est génial ! fit Thaïs.Sa voix parvint, assourdie, aux

oreilles de Joanna. Thaïs avait éloignéle combiné pour transmettrel’information aux autres.

— Naël veut que vous reveniez auplus vite au manoir, reprit Thaïs. Et ilaimerait savoir pourquoi Dragan nerépond pas.

— Nous n'avons pas de voiture, lamienne est restée au Celtic, expliquaJoanna. Et je ne sais pas ce qui se passe,mais Dragan n’est pas dans son assiette,ajouta-t-elle prudemment en jetant uncoup d’œil à l’Ankou, qui fixait toujoursle portrait.

— Kieran peut passer vous chercher,suggéra Thaïs.

— Heu, Thaïs... es-tu sûre que c’estune bonne idée ?

Le rire de sa cousine parvint presque àchasser l’appréhension de Joanna àl’idée de monter en voiture avec Kieranau volant.

— Je vais lui rappeler d’être prudent,promit Thaïs.

La voiture de Kieran vint s’arrêter aupied d’An Tour Tan. Joanna avaitfinalement décidé de mettre quelquesaffaires dans le sac de voyage. Lesilence obstiné de Dragan, qui refusaitde répondre à ses questions, l’avait

convaincue que quelque chose de gravese jouait. L’ange n’était plus d’humeur àdiscuter. Quelque chose le tourmentait,au point qu’il remarqua à peine qu’ellelui obéissait en se préparant à s’installerau manoir Kergallen. Il n’esquissa mêmepas un sourire à la vue de Filou,cherchant à échapper par tous lesmoyens à sa maîtresse qui le poursuivaitdans tout le phare pour le mettre dans sacage de transport. Finalement, elleparvint à extirper le petit félin de sous lelit, où il avait trouvé refuge. Le chatonmiaula d’un si air pitoyable que Joannadut résister à l’envie de prendre le petitanimal dans ses bras pour le cajoler.

— Arrête de faire ton regard de Chat

Potté[12], grommela Joanna. Il y en apour dix minutes, et tu vas bientôtretrouver ton frère. Et Sélène.

— On va finir par appeler la SPA,sourit Kieran en soulevant la cage avantde la placer sur la banquette arrière.

Le Highlander se rembrunit en voyantsurgir Dragan. L’Ankou arborait unvisage dur, inexpressif. En cet instant, ilavait tout l’air du tueur implacable qu’ilétait dans le monde angélique.

— Naël est mécontent, repritprudemment Kieran. Tu ne réponds pas àses appels.

Dragan grogna, mais ne fit pas mine devouloir s’expliquer. L'ange protecteuravait essayé de le joindre également sur

le « canal angélique » mais là aussi, ilavait refusé de répondre.

— L’ambiance va être chouette dans lavoiture, ricana l’Écossais.Heureusement qu’on n’a pas trop detemps à passer ensemble.

— N’imagine pas que tu vas pouvoirconduire comme un dingue, intervintJoanna, qui sentait qu’il ne faudrait pasgrand-chose pour que Dragan se jette surson cousin, tant la tension était grande.

D’office, elle s’installa à la place duconducteur. Elle avait juré qu’ellepréférerait marcher pieds nus sur unchemin de braises plutôt que deremonter en voiture avec Kieran[13] !Le siège était bien sûr reculé au

maximum pour permettre au Highlanderde caler sa grande carcasse dansl’habitacle. Le petit ricanement de cedernier en la voyant rapprocher le siègeet régler les rétroviseurs n’échappa pasà la jeune femme, qui se vengea enrefermant d’une bourrasque subite laportière passager sur la main del’indélicat. Il n’avait pas venir le coupet n’avait donc pu dématérialiser samain à temps. Au moins, il n’irait pasjusqu’à arracher la portière, commeDragan l’avait fait avec le tiroir delingerie. Stoïque, Kieran se contenta deserrer les mâchoires. Joanna lui adressaun sourire suave, auquel il répondit parun regard d’avertissement. C’était un jeuentre eux, Kieran et elle passaient leur

temps à se chamailler, à se jouer destours pendables. Nul doute qu’ilutiliserait bientôt sa capacité de sedématérialiser pour lui rendre lamonnaie de sa pièce. La dernière fois, ils’était introduit dans sa chambre aumanoir Kergallen et avait lâché unearmée de minuscules vers de farine surson lit. Lorsqu’elle avait soulevé lacouette, Joanna avait réprimé de justesseun hurlement. Il lui avait fallu un bonmoment pour récupérer les horriblesbestioles qui grouillaient de partout.Même après avoir changé intégralementles draps, la jeune femme n’avait pu serésoudre à dormir dans son lit pendantplusieurs jours, pour la plus grande joie

de Kieran, ravi de sa bonne blague. Dontl’idée lui avait été soufflée par Corentin,bien sûr.

Lorsqu’ils arrivèrent en vue dumanoir, Joanna poussa un discret soupirde soulagement. La tension dans lavoiture était à couper au couteau. Draganétait toujours plongé dans ses pensées.Au moins, Kieran avait eu le bon sens dene pas le provoquer, se contentant deremarques anodines, destinées à allégerl’atmosphère. Effort louable, maisinefficace.

Le manoir était inhabituellementcalme, constata Joanna en pénétrant dansla demeure, suivie des deux hommes.Adrian se tenait au sommet des

escaliers. Il leur fit signe de monter, sonregard pensif se posant sur Dragan. Ilsavait sans doute ce qui tourmentaitl’Ankou, car son visage, déjà grave, serembrunit et ils échangèrent un regard. Illes précéda jusqu’aux appartementsd’Athénaïs. C’était là que se déroulaientles réunions en temps de crise. Tous lesKergallen adultes se trouvaient entassésdans le salon, qui paraissait minusculesous cette invasion.

Lorsqu’ils pénétrèrent dans le salon desa grand-mère, un cri étouffé rompit lesilence qui régnait. Émilie venait de selever d’un bond, pâle comme un linge.Elle vacilla, les yeux écarquillés, avantde s’évanouir.

Adrian rattrapa de justesse Émilie

avant qu’elle ne s’écroule sur le parquet.Une onde de panique parcourut les angesréunis dans la pièce.

— Que se passe-t-il ? demandaAriella, un ange aux grands yeux couleurlagon qui exprimaient une viveinquiétude.

— Émilie ressent les émotions desautres, expliqua Adrian en soulevant lajeune femme. Je pense que Dragandevrait éviter de se retrouver en saprésence tant qu’il ne se sera pas repris.

Sur ce, l’ange blond sortit, Émilie

dans les bras. En passant près deDragan, il lui jeta un nouveau regardlourd de sens. Cybelle hésita puisdécida de les suivre pour veiller sur safille.

— Je n’ai jamais vu Émilie s’évanouirsous le coup des émotions d’autrui, fitAthénaïs, les sourcils légèrementfroncés en toisant Dragan.

Ses yeux d'acier exigeaient desexplications que l’ange noir n’était pasdisposé à lui fournir. Il soutint sansciller le regard de la vieille dame.Joanna coupa court à cet affrontementmuet en sortant le carnet sur lequel elleavait dessiné le visage de Vareck.

— Maintenant, on sait à quoi il

ressemble, commenta Sophie.— Ce que j’aimerais comprendre,

intervint Athénaïs, c’est commentDragan a pu ne pas ressentir saprésence.

Joanna réprima une grimace : sagrand-mère avait l’art et la manièred’appuyer là où ça faisait mal. Athénaïsestimait sans doute que l’ange avaitfailli à sa mission qui consistait àprotéger sa petite-fille et elle ne céderaitpas avant d’avoir obtenu desexplications. Et si ces dernières ne lasatisfaisaient pas, elle n’hésiterait pasune seconde à le faire payer à Dragan.

— C’est très rare, mais ça peutarriver, fit prudemment Naël.

— Y a-t-il une raison particulière pourque ça se produise ? insista Athénaïs.

Un nouveau silence s’installa. Naëlsemblait peser le pour et le contre. Ilsollicita Dragan du regard. Ce derniertourna les talons et quitta le salon.Joanna réprima l’envie de le suivre. Dele réconforter. Elle se ferait sans douterejeter avec hargne. Tout dans l’attitudede Dragan hurlait qu’il n’avait pasl’intention de s’expliquer, encore moinsl’envie d’être réconforté.

— Lorsqu’un ange croise la route d’undémon qui a absorbé l’âme d’un membrede sa famille, il ne peut pas en détecterla présence. C’est tellement rare que peud’entre nous y sont confrontés.

Joanna tressaillit en comprenant ceque l’explication de Naël impliquait.

— Je suis surprise que Dragan aitlaissé échapper un démon qui s’en estpris à un de ses proches, il ne semblepas du genre à laisser passer une telleoffense.

« La Reine Mère et son sens exquis dela diplomatie », songea brièvementJoanna.

— Il n’a jamais cessé de le chercher,expliqua Adrian, qui revenait.

— Et bien aujourd’hui, il l’a trouvé,murmura Joanna.

Dragan ne se retourna pas quand ilsentit quelqu’un approcher. Il savait déjàqui venait l’enquiquiner alors qu’il avaitclairement fait comprendre qu’il voulaitêtre seul. Adrian se croyait autorisé àtransgresser les règles qu’il fixait, sousprétexte qu’ils se connaissaient depuissept cents ans et qu’il l’épaulait depuisquelques années. L’ange blond et luin’avaient jamais reparlé de leurs passésrespectifs depuis cette nuit de beuverie,en 1618. Ils avaient trouvé les corps dedizaines d’âmes de lumière dans unecave où les démons avaient joyeusementfestoyé. Les malheureux avaient étéamenés là comme des agneaux àl’abattoir. Les deux anges avaient bien

sûr pourchassé et éliminé tous lesdémons responsables de ce carnage,mais la victoire leur avait laissé un goûtamer. Après un tel échec, ils avaientéprouvé le besoin d’oublier cette visiond’horreur. Quelques verres d’alcool, etils s’étaient retrouvés à se faire desconfidences. Adrian avait évoqué safille, disparue à l’âge de quatre ans aucours de l’incendie qui avait ravagé lamaison familiale alors que lui-mêmeétait en campagne militaire. Il avaitappris la tragédie des mois plus tard, àson retour. Peu après, il était reparti etavait trouvé la mort sur un champ debataille. Il ne s’était pas battu avecautant de rage que d’habitude, dévastépar la mort de son enfant et de sa femme.

Dragan s’était laissé aller à évoquerTasia, cette sœur qu’il avait élevéeaprès le décès de leurs parents, cettefillette adorable qu’il avait chérie etqu’il avait été incapable de protéger.Jamais elle n’aurait dû mourir si jeune.Seize ans à peine, toute la vie devantelle. Ils avaient ruminé leurimpuissance, leur sentiment deculpabilité. D’un commun accord, ilsn’en avaient plus reparlé une fois lagueule de bois passée.

L’isolement du manoir Kergallen étaitune bonne chose. Dragan avait pus’éloigner rapidement, s’enfonçant dansle grand parc qui entourait la demeure.Pas assez pour échapper au radar

infaillible de ses chers collègues anges,songea-t-il amèrement.

— Comment va Émilie ? demanda-t-ilvia le lien mental qui l’unissait àAdrian, n’éprouvant pas l’envie deparler.

— Tu n’es pas aussi désintéressé dusort des autres que tu veux bien le fairecroire.

Même mentalement, il pouvait sentir lesourire d’Adrian. Dragan réprima ungrognement de frustration. Oui bon, àforce de côtoyer des gens bien, ilsavaient fini par déteindre sur lui. Justeun peu.

— Elle va bien, reprit Adrian. Tousles Kergallen viennent s’installer au

manoir. Nous allons pouvoir ratisserles environs pour mettre la main sur lesdémons.

— Vareck est à moi.Adrian hocha la tête. Il comprenait son

besoin de vengeance. Il avait vul’humain têtu qui refusait de lâcher lecorps de sa sœur, qui refusait de mourir.Il avait vu l’Ankou impitoyableéliminant les démons par dizaines, sansétat d’âme. Il savait que durant ces septsiècles, Dragan n’avait jamais cessé detraquer celui qui avait tué Tasia. Jusqu’àprésent, ces recherches n’avaient riendonné. Adrian avait même pensé que ledémon était mort, depuis tout ce temps.Ce n’était pas le cas. Il était plus vivant

que jamais, et à la recherche de quelquechose qui lui conférerait un pouvoirimmense s’il mettait la main dessus. Iln’en était pas question.

— Le moment venu, on te le laissera,dit-il en posant une main sur l’épaule del’ange noir, avant de tourner les talons,le laissant enfin seul.

Chapitre 11 Dragan ne recula pas assez vite : il

prit un poing aussi dur que du granitdans la figure. Le sang jaillit, et ilgrogna, plus de colère que de douleur.La douleur, il connaissait, ce coupn’était qu’une pichenette par rapport àce qu’il avait enduré par le passé.

Se redressant, il fonça sur sonadversaire avant que ce dernier ne

puisse lui asséner un second coup. Sespoings entrèrent en action et il se mit àpilonner le démon face à lui. L’autrerecula, tentant dans un premier temps deriposter, avant de se protéger tant bienque mal. Dragan, méthodique, poursuivitson travail de sape, épuisant sonadversaire. Se défoulant aussi. Sedéchargeant de sa colère, de safrustration. De sa haine, de sa rancune.Comme il aurait aimé en faire autantavec Vareck ! Grondant comme unfauve, il imagina que le visageensanglanté et tuméfié qu’il continuait àdémolir était celui du démon qui avaittué Tasia.

L’autre s’écroula. Dragan resta debout

à côté du corps affalé à ses pieds, sapoitrine se soulevant rapidement. Il sesentait encore plein d’énergie. Ilapprocha du démon et le redressacomme s’il ne pesait pas plus lourdqu’un fétu de paille pour le coller aumur de briques.

— On va parler un peu, toi et moi, fitl’Ankou avec un sourire mauvais. Où estVareck ?

— Je... ne sais pas, croassa le démon,qui semblait pitoyable, suspendu à boutde bras plusieurs centimètres au-dessusdu sol.

— Mauvaise réponse.— Je ne sais vraiment pas ! s’affola

l’autre, comprenant que l’ange de la

mort allait l’éliminer.— Mais tu sais quelque chose, susurra

Dragan, rapprochant son visage de celuide sa proie.

— Si je vous dis ce que je sais, vousme laisserez partir ? demanda le démon,plein d’espoir.

Tant de naïveté, c’était touchant. Cedémon n’était pas sorti de la dimensiondémoniaque depuis bien longtemps,sinon il n’aurait même pas envisagéqu’un Ankou puisse faire preuve declémence.

— Non.La réponse de Dragan fusa, claire et

nette. Le corps du démon s’affala à

moitié sous le coup de la déception et dudésespoir.

— Maintenant, raconte, ordonna l’angede la mort.

Le démon ferma brièvement les yeuxavant de prendre sa décision, résigné.

— Tout ce que je sais, c’est queVareck cherche Marzhin.

— Et c’est quoi, Marzhin ?Le démon le regarda comme s’il

dévisageait un simple d’esprit.Apparemment, il ne lui était pas venu àl’esprit que l’Ankou puisse ne passavoir ce qu’était Marzhin.

— Marzhin est la clef qui nouspermettra de détruire la dimension

angélique et de régner sur le monde.— Et comment Vareck compte-t-il

mettre la main sur cette clef ?— Il... il a trouvé un parchemin qui

révèle l’endroit où est caché Marzhin.Une fois en sa possession, Vareck serainvincible.

— Comment se fait-il que Vareck n’aitpas déjà mis la main dessus ? J’ai crucomprendre que ça fait un moment qu’ila ce parchemin.

— Il est crypté. Mais Vareck trouveraet bientôt, nous viendrons vous éliminer!

— Toi, non.Le démon se désintégra et Dragan

rengaina sa dague. Tournant les talons, ilcontacta Naël.

— As-tu déjà entendu parler deMarzhin ? demanda-t-il à l’angeprotecteur.

— Non, fit celui-ci après un temps deréflexion. Je vais en parler auxarchanges, ils sauront peut-être dequoi il s’agit. Mais si Vareck se vantede pouvoir détruire la dimensionangélique, il n’y a rien d’étonnant à ceque les démons se rallient à lui.

Sa peau partait en lambeaux. La pluie

d’eau de mer l’avait brûlée comme de

l’acide. Vareck grogna de douleur. Ilavait recouvert le miroir d’un tissu pourne plus croiser son reflet. Il n’avait dûson salut qu’à ses réflexes qui l’avaientpoussé à fuir au plus vite. Il n’y avaitpas de honte à effectuer une retraitestratégique quand la situation échappaità tout contrôle, tentait-il de sepersuader.

Si les parties exposées directement àla pluie avaient été immédiatementbrûlées, ce n’était rien par rapport aureste de son corps. Ses vêtementsdétrempés s’étaient collés à sonépiderme. Lorsqu’il les avait ôtés, delarges parcelles de peau étaient venuesavec, et l’odeur de chair grillée avait

envahi la pièce. Il cicatriserait et negarderait aucune marque de cetteinfamie, mais en attendant, il devaitendurer la douleur, et Vareck n’était pashomme à supporter celle-ci stoïquement.Il avait besoin de défouler sa colère surquelqu’un.

L’homme qui se tenait dans la petitepièce sombre, aux fenêtres condamnéespar des parpaings, allait faire les fraisde sa mauvaise humeur. C’étaitd’ailleurs un peu sa faute s’il s’étaittrouvé exposé aux éléments, songeaVareck avec une parfaite mauvaise foi.Le prisonnier sentit la vague de fureurqui animait le démon et sembla serecroqueviller sur lui-même. Son visage

blême, ses vêtements trop larges quiflottaient autour de son corps amaigri,ses cheveux ternes, indiquaient qu’ilétait là depuis un certain temps.

— Cela fait des semaines que tutravailles sur ce parchemin, fit Vareckd’une voix basse, menaçante. Sansrésultat.

— C’est une langue difficile.Inconnue, balbutia l’homme en reculantd’un pas, comme pour se mettre hors deportée des coups qu’il anticipait.

— Je veux des résultats, grondaVareck en s’avançant.

La lumière émanant de l’ampoule nuequi pendait au plafond conférait uneambiance angoissante à la petite pièce.

L’ombre de Vareck recouvrit leprisonnier comme un manteau maléfique.L’homme se retrouva en quelquessecondes dos au mur, tremblant de tousses membres. Pris au piège. Un sourirecruel étira les lèvres minces du démon.Il savourait le bonheur simple deterroriser celui qui était à sa merci.

— Je veux des résultats, petit ange, outu sais ce qui t’attend.

L’autre déglutit péniblement et hochala tête, incapable d’articuler le moindremot. Avec sa peau ravagée, Vareckressemblait plus que jamais au démonqu’il était. Un démon qui lui avait décriten détail les tortures qu’il lui ferait subirs’il ne lui donnait pas satisfaction. Il lui

en avait fait goûter quelques-unes pourachever de le convaincre du sérieux deses menaces. Quand le démon était danscet état d’esprit, il était inutile, voirecarrément suicidaire, de lui opposer lamoindre résistance, ou de rappeler qu’iln’était plus un ange, qu’il s’était coupéles ailes et était redevenu humain. Unhumain fragile, mortel, mais toujoursdoté de l’extraordinaire savoir desanges et de leur connaissance deslangues passées et actuelles du monde.C’était ce savoir que Vareck convoitait,et c’était ce savoir, cette capacitéunique, qui le maintenait en vie. Pourl’instant. À la seconde où le démoncomprendrait qu’il était incapable dedéchiffrer le parchemin dont il lui avait

confié la traduction, sa vie s’achèverait.Sans aucun doute dans la souffrance.

Souffrance qui lui coupa le souffle etle fit se plier en deux lorsque Vareck lefrappa à l’estomac. Sans lui laisser letemps de se reprendre, le démon le saisitet le jeta à travers la pièce. Il heurta lemur avec un bruit sourd et resta à terre.Un coup de pied dans le ventre le fitgémir, puis Vareck le releva sansménagement avant de le traîner jusqu’àune petite table sur laquelle se trouvaitle parchemin, un bloc de feuilles et unstylo. De quoi écrire sa traduction.

— Tu as intérêt à t’y remettre, petitange. Et à trouver, susurra le démon àl’oreille du prisonnier qui tremblait de

tous ses membres, autant de douleur quede peur.

La porte se referma dans unclaquement qui le fit sursauter. Lesilence n’était plus troublé que par sarespiration hachée et rapide. Il lui fallutde longues minutes pour parvenir à secalmer. Il enfouit son visage dans sesmains, au désespoir. De son vivant, ilétait un simple comptable, menant unevie tranquille. Il apportait son aide à desassociations, il donnait parfois une pièceà un mendiant dans la rue, ou posait unegamelle de croquettes dans son jardinpour le chat famélique qui errait dans lequartier. Il était un homme simple, unhomme bien. À sa mort, il avait

découvert qu’il était une âme de lumièreet avait accepté de devenir un ange.Puis, un beau jour, il était tombéamoureux et s’était coupé les ailes. Unamour qui n’avait hélas pas rimé avectoujours et qui le laissait désormais seul,humain. Vulnérable. Exactement ce quecherchait Vareck.

Son regard se porta sur le parchemin.Le document était visiblement ancien,mais parfaitement conservé. Il étaitcouvert d’inscriptions étranges, sansqueue ni tête, qui ressemblaient parfois àdes gribouillis d’enfants plutôt qu’à desmots. Vareck était persuadé que ceparchemin était la clef de son futurtriomphe. Le démon était ambitieux et il

mettait tout en œuvre pour réaliser sesambitions. Il aimait aussi se vanter, parexemple de la façon dont il avait réussià trouver ce parchemin. Selon lui,l’auteur en était une certaine Nynève, unange ayant vécu près de trois millénairesplus tôt et qui détenait des informationscruciales, dont le démon avaitdésespérément besoin pour la suite deses projets.

Depuis plusieurs semaines, l’ancienange était en sursis. Il avait réussi àarracher quelques détails à Vareck, et ilavait entendu les démons parler duparchemin et de ce qui se passeraitlorsqu’ils auraient trouvé ce qu’ilscherchaient. Des projets qui l’avaient

fait frémir. Il espérait ne pas parvenir àdécrypter le document, car il se savaittrop faible pour résister à Vareck. Il nevoulait pas l’aider dans ses desseinsdémoniaques. Mais il ne voulait pasmourir. Il ne voulait pas souffrir. Alors,grâce aux bribes d’informations glanéesici et là, il avait pu prétendre avoirdéchiffré un ou deux mots du document.C’était ainsi qu’il avait suggéré au chefdes démons que ce qu’il cherchait setrouvait peut-être en Bretagne. L’histoiredes anges avait commencé sur les terresceltes, il était donc plausible que ce quecherchait Vareck s’y trouve. Quand ledémon réaliserait que ce n’était pas lecas, l’ancien ange suggérerait que, peut-être, il fallait se rendre en Irlande, ou en

Écosse, voire au Pays de Galles.D’autres terres celtes. Une erreurd’interprétation du parchemin. Accablé,le prisonnier fixa les étrangesinscriptions, redoutant et espérant tout àla fois avoir une illumination.

Dragan cligna des paupières, croyant à

une hallucination. Non. Le lama étaittoujours là, sous ses yeux. Perchée surl’animal, la petite Cyrielle affichait uneexpression de pur ravissement.

— C’est quoi ce cirque ? demandal’Ankou en se tournant vers Sophie, quiétait assise sur la terrasse du manoir et

contemplait avec un large sourire laribambelle de bestioles qui avait envahile parc.

— L’arche de Sélène. Comme ellevient s’installer ici, elle a rapatrié tousses animaux au manoir.

Dragan parvint à conserver un visageneutre en regardant passer un troupeaud’oies caquetant à qui mieux mieux,neutralité qui ne trompa pourtant pas lavieille dame. Elle lui sourit, les yeuxbrillant d’amusement. Un renard auquelil manquait l’une des pattes avant vintsemer le désordre au milieu de la basse-cour, épaulé par un vieux chien borgne.Dragan ne put s’empêcher de remarquerque le chien était d’une race

habituellement utilisée pour la chasse.— Trois-Pattes et Pirate sont les

meilleurs amis du monde, commentaSophie. Étonnant, n’est-ce pas ?

Dragan se contenta d’émettre un bruitqui pouvait passer pour un assentiment.

— Vous n’avez pas encore rencontréFlipper, reprit-elle.

— Le dauphin ? demanda prudemmentDragan, qui pensait que venant de cettefamille pour le moins excentrique plusrien ne pouvait l’étonner.

— Non, gloussa Sophie. Flipper est unpetit singe. Comme il passe son temps àfaire des bonds partout en criant, on lui atrouvé ce nom.

— Vous auriez pu l’appeler Corentin,fit remarquer Dragan, pragmatique. Ilcorrespond à la description.

— Sélène y a songé, mais il auraitfallu ensuite préciser duquel on parlait.

Dragan esquissa un sourire, le premierdepuis qu’il avait découvert le visage deson ennemi juré sur ce carnet de croquis.

— Vous êtes très différente de votresœur, dit-il en s’installant contre larambarde qui bordait la terrasse defaçon à garder un œil sur le parc tout enconversant avec la vieille dame.

— Vous aussi, répondit tranquillementSophie.

Dragan se raidit aussitôt.

— Personne ne vous a trahi, expliquala vieille dame. Mais n’oubliez pas queje vois certaines choses.

Dragan hocha la tête, se détendantimperceptiblement. Lorsqu’il avaitappris qu’un démon se trouvait au Celticet qu’il n’en avait pas ressenti laprésence, il n’avait pas fait le lien avecce qui était presque une légende parmiles anges : ils ne pouvaient percevoir undémon ayant absorbé l’âme d’un deleurs proches. En sept siècles, il n’avaitrencontré aucun ange confronté à cettesituation. En dehors des Ankous, lesanges n’étaient que très rarement amenésà approcher les démons. Préoccupé parJoanna, il n’avait pas réfléchi à ce que

ce phénomène impliquait et il avait falluque la jeune femme réalise ce portraitpour qu’il comprenne.

— Qu’est-ce qui vous a rendu si dur,alors que votre sœur était si douce ?reprit Sophie.

— Tasia était une âme de lumière.Moi pas.

— Ce n’est pas la seule explication.Dragan garda le silence un instant.— La vie. Elle nous endurcit. J’ai fait

en sorte que celle de Tasia soit aussiagréable que possible. Je l’ai protégéeautant que faire se peut.

Et il avait échoué.— Vous avez la réponse à votre

question.Dragan fronça les sourcils avant de se

rappeler sa remarque initiale : Athénaïset Sophie, aux antipodes l’une de l’autre.

— Qu’a-t-il bien pu arriver à votresœur pour qu’elle soit si distante ?demanda-t-il en parcourant d’un regardmoqueur la splendide demeureKergallen.

— Ne vous fiez pas aux apparences.Le ton de Sophie était plus sec.

Visiblement, elle n’appréciait pas quel’on juge et condamne sa sœur. Draganinclina la tête, l’incitant à poursuivre.

— La vie d’Athénaïs n’a pas toujoursété ce qu’elle est à présent. Elle a connu

la pauvreté, l’angoisse du lendemain, ledeuil... Notre mère est morte pendant laguerre, expliqua Sophie. La SecondeGuerre mondiale, précisa-t-elle. Je n’aipas de souvenir d’elle, j’étais tropjeune. Athénaïs avait dix ans. Elle a dûprendre en charge la maison, monéducation, tout cela en temps de guerre.Tous les jours, elle faisait le point surnos maigres réserves de nourriture,s’inquiétait de ce qu’elle pourraitobtenir avec les tickets de rationnement.Notre père était porté sur l’alcool, ilpouvait s’absenter plusieurs jours pourréapparaître brusquement et allers’affaler sur son lit pour cuver. Et par-dessus tout, il y avait notre magie. Notregrand-mère l’a guidée les premiers

temps, mais elle est morte peu aprèsnotre mère et n’a pas eu le temps denous en dire suffisamment. Il a fallu nousdébrouiller seules pour apprendre àmaîtriser nos pouvoirs. Ce qui expliqueque je n’aie jamais réussi à empêchermes visions de m’envahir, personne nem’a appris à construire un boucliermental solide.

— Vous avez dû grandir, mûrirrapidement, résuma Dragan.

— Oui. Quand Athénaïs a rencontréIan Kergallen, elle avait seize ans. Àcette époque, elle est redevenue unejeune fille presque comme les autres,même si la question de notre magierestait un problème. Nous nous étions

préparées à devoir effacer la mémoirede Ian après lui avoir révélé notresecret. Athénaïs a passé des heuresplongée dans les grimoires familiauxpour être sûre de maîtriser l’incantation— ce qui d’ailleurs s’est avéré utileavec la petite Maëlle ce matin, soit diten passant. Elle aurait préféré ne pasavoir à se confier à Ian, mais ilcommençait à poser des questions,notamment sur moi. À l’époque déjà,mes visions me valaient une réputationde bizarrerie. Athénaïs supportaitdifficilement qu’on me considère commefolle. Elle n’avait personne à qui seconfier, aussi après des mois detergiversation, elle a fini par en parler àIan. Elle pensait qu’après ça, il partirait

en la traitait de folle. Au lieu de quoi, ils’est montré curieux, ouvert. Alorsqu’on s’attendait à ce qu’il prenne lafuite, il a demandé à ma sœur del’épouser.

Sophie sourit, plongée dans sessouvenirs.

— La majorité était à vingt et un ans,pourtant elle en avait dix-huit quand ellea épousé Ian.

— Comment s’y est-elle prise pourconvaincre votre père ? s’enquit Dragan,curieux.

— Athénaïs avait déjà un sacrécaractère à l’époque. Elle l’a faitchanter, tout simplement ! Elle l’a

menacé de ne plus s’occuper de rien à lamaison s’il ne lui donnait pasl’autorisation de se marier. En revanche,s’il lui facilitait la vie, elle continueraità venir faire le ménage, la cuisine, bref,tout ce qu’il n’aurait jamais réussi àgérer seul. Et elle proposait dem’emmener pour que je m’installe chezIan et elle. Mon père a été ravi de sedébarrasser de moi. J’avais onze ans àl’époque.

Athénaïs remonta dans l’estime deDragan. Il pouvait comprendre le fait devouloir protéger sa jeune sœur, il avaitfait la même chose et n’aurait reculédevant rien pour la préserver. Elle étaittrès jeune à l’époque, pourtant elle avait

farouchement veillé sur Sophie.— Les premières années ont été

merveilleuses, reprit Sophie. Dès lanaissance d’Althéa, l’une de mes nièces,mes pouvoirs se sont stabilisés. Nousavons compris que c’était l’influenced’Althéa, elle canalisait mes visions.J’ai pu passer une adolescencerelativement normale, je me suis mêmefiancée puis mariée. Malheureusement,Ian est mort. Athénaïs n’a pas vraimenteu le temps de faire son deuil, elle s’estretrouvée seule avec cinq enfants àélever, dont trois filles qui avaient desdispositions pour la magie. Tout ce quenous savions ou presque sur le sujet,nous l’avions appris par nous-mêmes,

puisqu’il n’y avait plus personne pournous enseigner la magie. C’est elle qui aétudié le plus assidûment, parce qu’ellevoulait être capable de guider ses filleset les miennes. Bref, tout cela l’a rendueterriblement sérieuse, sévère même, carelle se sent responsable de tout et de toutle monde. Son obsession est de protégerceux qu’elle aime, par tous les moyens.

Dragan hocha la tête. Il n’aimaittoujours pas particulièrement AthénaïsKergallen et ne l’apprécierait sans doutejamais, mais il cernait mieux lepersonnage. Ils se ressemblaientbeaucoup, finalement. Ce n’était pasvraiment flatteur pour lui, mais il semoquait pas mal de ce que les autres

pouvaient penser de lui.Des cris et des rires attirèrent son

attention. Sophie, qui regardait dans lamême direction, se redressa vivement, levisage illuminé par un grand sourire.

— Joanna vole ! s’exclama la vieilledame, ravie.

Dragan sourit : la jeune femme avaitfinalement compris ce qu’il lui avait ditun peu plus tôt. Avec sa capacité àmanipuler l’air, à le forger au gré de sesenvies, elle pouvait tout à fait s’élever.Il vit Thaïs tâtonner devant elle avant delever les pieds et de grimper desmarches invisibles pour rejoindre sacousine à deux mètres de hauteur.Corentin entreprit de ramper en

direction de Cyrielle, toujours à chevalsur le lama. Une personne extérieure à lamaison aurait sans doute pensé êtrevictime d’une hallucination en voyantl’adolescent avancer ainsi, à environcinquante centimètres du sol. Les rirescouvrirent le cri de Corentin lorsque lasurface invisible sur laquelle il rampaitcéda sous lui, le faisant chuter à platventre au sol, aux pieds du lama. Joannalui adressa un sourire narquois. Il n’étaitpas tombé de très haut et ne s’était pasfait mal. Joanna n’aurait pas permisqu’une telle chose se produise. Sitôtremis sur ses pieds, il attaqua à nouveaula montée, comme un alpiniste déterminéà escalader l’Everest. Il s’arrêtanéanmoins rapidement, refusant de

suivre ses cousines, qui s’élevaient unpeu plus, jusqu’à atteindre la fenêtre àlaquelle Émilie se tenait accoudée, audeuxième étage. Dragan se rappela quele garçon avait le vertige.

— Viens nous rejoindre, demandaThaïs en riant à sa cousine, sans prêterattention à son fiancé qui, quelquesmètres plus bas, suivait avec anxiétéleurs péripéties.

Émilie secoua négativement la tête ensouriant. Joanna lui tendit les mains.

— Allez, encouragea-t-elle sa sœur.Émilie finit par céder. Elle enjamba le

rebord de la fenêtre.— N’en profite pas pour regarder sous

ma jupe ! cria-t-elle à Corentin enserrant le tissu pour le coller contre sescuisses avant de prendre la main de sasœur et de s’avancer au-dessus du vide.

Quelque chose passa sur le visage deJoanna, si rapidement que s’il ne l’avaitpas observée attentivement à ce moment-là, Dragan n’aurait rien remarqué. Il serappela alors combien Joanna se sentaitcoupable d’avoir blessé sa sœurautrefois. La confiance qu’Émiliemanifestait en cet instant devaitprofondément bouleverser la jeunefemme. Elle souriait toujours, mais neriait plus, semblant se concentrer pourque rien ne vienne mettre en danger samaîtrise de l’air et sa sœur et sa cousine

par la même occasion.— Je vole ! cria Thaïs en battant des

bras comme si elle avait des ailes.La jeune femme tournoya sur elle-

même comme une danseuse.— Kieran, je veux qu’on valse dans

les airs le jour de notre mariage ! Cesera terriblement romantique.

— Je te rappelle qu’il y aura despersonnes normales qui ne soupçonnentmême pas que la magie existe, réponditce dernier.

— Flûte, grommela la jeune femme.Joanna se rapprocha et lui dit quelque

chose que Dragan ne put entendre à cettedistance. Le sourire qui illumina le

visage de Thaïs prouvait que sa cousinevenait sans doute de trouver une solutionà leur problème. Thaïs se tourna ànouveau vers l’Écossais, descenditquelques marches invisibles.

— Tu m’attrapes ?Thaïs n’attendit pas la réponse après

avoir interpellé Kieran. Confiante, ellese laissa tomber droit dans les bras deson fiancé, qui la réceptionna sans mêmefrémir lorsqu’elle atterrit contre lui.Corentin, qui était revenu sur terre luiaussi, tendit les bras à son tour.

— Viens Émi, dit-il avec un souriretaquin, je te rattrape.

— Ai-je l’air de vouloir mourir ?demanda sa cousine.

Elle se détourna et tendit les mainsvers Adrian, qui était apparu dansl’encadrement de la fenêtre. L’angeblond la tira à lui et lui fit de nouveauenjamber le rebord.

Joanna attendit que tout le monde soit

en sécurité pour se laisser redescendrelentement. Par jeu, elle resta enlévitation à quelques centimètres au-dessus du sol. Pour une fois, elle n’étaitpas la plus petite de l’assemblée ! Etcela faisait moins mal aux pieds que destalons de dix centimètres.

Préoccupée par le visage sombre de

Dragan et l’intensité de sa haine, quiavait provoqué le malaise d’Émilie, lajeune femme avait cherché de quois’occuper l’esprit. Elle aurait aimépartir à la recherche de l’Ankou, maisquelque chose lui soufflait qu’il l’auraitrepoussée. Alors elle s’était replongéedans les instants heureux qu’ils avaientpartagés un peu plus tôt. Voler avait étéune expérience inoubliable. Et parcequ’elle avait toujours aimé les énigmeset autres casse-têtes, elle s’étaitdemandé comment elle, la petitesorcière dépourvue d’ailes, pourraitbien réussir à voler sans l’aide d’unange. Ce qui lui avait rappelé la façondont elle pouvait envoyer s’écrasercontre un mur un homme qui faisait deux

fois son poids. Si son pouvoir d’airpouvait soulever un homme, pourquoipas elle ? Joanna s’était mise en quêtede Thaïs et Kieran, ses vieux complices,que l’idée avait enthousiasmés. Kierans’était porté volontaire pour commencer.Il pouvait se dématérialiser si jamais undanger le menaçait, comme une chute parexemple. À mesure que Joanna apprenaità jouer avec l’air pour les aider às’élever de plus en plus haut, leurs riress’étaient faits bruyants, attirant lesautres. Et c’est ainsi qu’une partie de lafamille avait pu vivre l’expérienceinédite de se déplacer sans toucher terre.

Joanna s’avança jusqu’à la terrasse,marchant sur un plancher invisible pour

rejoindre l’ange qui l’observait de sesyeux sombres, et ne s’arrêta qu’une foisarrivée tout près. Sans un mot, il luitendit la main et l’aida à reposer piedsur la terrasse. À nouveau, elle étaitminuscule, sensation accentuée par lefait de devoir renverser la tête en arrièrepour continuer à le regarder.

— Combien de démons as-tu tués ?demanda la jeune femme.

— Qui te dit que je suis parti à lachasse aux démons ?

— Quand je suis en colère, je m’offreune tempête. Je me poste au sommetd’An Tour Tan et je contemple la merqui se déchaîne, les éclairs zébrer leciel... de quoi rendre fous les

météorologues ! Ça m’évite de taper surquelqu’un, fit-elle avec un léger sourire.Te connaissant, tu es allé cogner surquelques démons pour te défouler.

— Trois, répondit Dragan.— Et alors ? s’enquit Joanna. Tu te

sens mieux ?— Pas vraiment.Il haussa les épaules et s’en tint là.

Une seule chose pourrait l’aider à sesentir mieux : tuer Vareck. Et même celane ramènerait pas Tasia. Mais c’était cequ’il pouvait faire de mieux en mémoirede sa sœur. Vareck avait disparuaussitôt après avoir assassiné la jeunefille et en dépit de ses recherches,Dragan n’avait jamais réussi à retrouver

sa trace. À présent, il connaissait le nomde ce démon et au moins une partie deses plans. Savoir qu’il s’était trouvé àportée de main la nuit dernière, queJoanna s’était tenue à quelques mètresseulement de lui, avait laissé en lui unsentiment d’intense frustration. Et depeur pour la jeune femme.

— Si j’avais su qui était ce démon, jel’aurais massacré sur place, grommelaJoanna, comme si elle avait suivi lecours de ses pensées. J’ai été tropgentille en lui faisant tomber sur la têteune averse d’eau salée.

— À l’heure qu’il est, il doit se terrerquelque part et se tordre de douleur, fitDragan avec un sourire sadique. Il lui

faudra deux ou trois jours pour s’enremettre.

— Tant mieux, dit Joanna avec unsourire tout aussi fielleux. Si tu repèresun nid de démons, appelle-moi, je vousexpédierai vite fait bien fait une bonnepluie bretonne dont nous avons le secretici.

Dragan la regarda avant d’éclater derire.

— Je ne t’imaginais pas aussiméchante, dit-il. Tu ferais un Ankouredoutable.

— Il vaut mieux m’avoir comme amieque comme ennemie, répliqua la jeunefemme d’un ton léger démenti par l’éclatsoudain métallique de ses yeux bruns.

Chapitre 12 Il était déjà presque deux heures du

matin, les rues étaient désertes. Pas unbruit ne venait troubler le calmeenvironnant. Plus tôt dans la soirée, onpouvait entendre des pétards éclater unpeu partout, signe que le 14 juilletapprochait, mais la fraîcheur etl’humidité avaient finalement chassé lesderniers couche-tard.

Dragan enfourcha sa moto, laissée enstationnement devant le café où il s’étaitarrêté depuis qu’il avait suivi Émilie.Parcourir à pleine vitesse les routesquasiment désertes ne lui apporta pas lapaix espérée. Les démons semblaientavoir choisi la voie de la prudence et semontraient discrets. Cette nuit, lors de sapatrouille, il n’en avait croisé aucun.Naël n’avait pas donné de suite auxinformations obtenues par le dernierdémon sur Marzhin. Les archanges eux-mêmes ignoraient-ils de quoi ilretournait ? Dragan n’imaginait pas quece puisse être le cas. S’il existait unechose susceptible de détruire les anges,les archanges le savaient forcément. Sur

un coup de tête, il saisit son portable.Plusieurs sonneries retentirent. Ellen’allait pas répondre. Sans doutedormait-elle.

— Allô ? fit une voix ensommeillée.Le cœur de Dragan bondit de joie au

son de cette voix.— Ça te dirait, une balade à moto ?

demanda-t-il.— Maintenant ?— Oui.— J’arrive.Ils raccrochèrent en même temps.

Dragan remit le moteur en route et sedirigea vers le manoir endormi. Joannan’avait pas paru particulièrement

surprise par cet appel au beau milieu dela nuit. Elle n’avait posé aucunequestion, acceptant en toute simplicitél’invitation. C’était exactement ce dont ilavait besoin en cet instant.

Dragan mit pied à terre et, laissant lamoto à l’entrée du domaine, s’avança àpied à la rencontre de la jeune femme.Sa vision nocturne était plus perçanteque celle d’un humain, mais de toutefaçon il n’aurait eu aucun mal à repérerla petite silhouette qui se glissa par laporte d’entrée et courut à sa rencontre.La flamme vive qui auréolait Joannaétait plus ardente que jamais. Vêtue d’unjean et d’un t-shirt sous un blouson decuir, les cheveux attachés en queue

basse sur la nuque, Joanna avait l’aird’une toute jeune fille.

— Je n’ai plus fait ça depuis desannées, dit-elle en souriant largement.

— Fait quoi ?— Faire le mur. À l’époque, Thaïs et

moi sortions en catimini pour rejoindrequelques amis sur la plage : feu decamp, garçons qui jouent de la guitare,flirt...

— Vous ne vous êtes jamais faitprendre ?

— Non. Mais avec le recul, je suispresque sûre que mon oncle et ma tanteétaient parfaitement au courant. Ilsfaisaient semblant de ne rien savoir.

Ils arrivèrent à la moto. Joanna poussaun petit sifflement admiratif.

— Belle bête, dit-elle en s’emparantdu casque accroché au guidon. Oùm’emmènes-tu ?

« Au bout du monde » faillit répondreDragan. Il se contenta d’esquisser unléger sourire.

— Surprise, dit-il en enfourchant samoto.

— Pas de casque ? demanda la jeunefemme en s’installant derrière lui.

— Je suis quasiment immortel. Ilfaudrait plus qu’une chute de moto pourme tuer.

— C’est pratique.

Elle passa les bras autour de sa tailleet se colla contre lui. Un bref instant,Dragan retint son souffle. Leurs blousonsde cuir respectifs les séparaient,pourtant il avait l’impression de pouvoirsentir la chaleur du corps féminin pressécontre son dos. Il pouvait deviner lerenflement des seins contre sesomoplates. Les petites mains de Joannaétaient nouées au niveau de son nombril.Il aurait suffi qu’elle descende dequelques centimètres pour se rendrecompte de l’effet qu’elle lui faisait.Dragan se sentait à l’étroit dans sonjean. Quelque chose lui disait qu’elleétait parfaitement consciente de ce qu’ilressentait en cet instant.

Il démarra sur les chapeaux de roue eten quelques secondes à peine, ilsfendirent la nuit à pleine vitesse. Le rirede Joanna résonna à ses oreilles. Ellerestait étroitement pressée contre lui,mais accompagnait en souplesse lemoindre mouvement. C’était commes’ils avaient déjà fait cela et Dragan sedemanda s’ils s’accorderaient aussi bienau lit. Avec Joanna, tout était simple,fluide, naturel. Bientôt, ils arrivèrent envue de l’océan et il ralentit afin delonger la côte. Il s’arrêta enfin sur unpetit parking et coupa le moteur. Joannaretira son casque.

— Je te proposerais bien un feu decamp en souvenir du bon vieux temps,

mais je n’ai pas de guitare.— Un bain de minuit ? proposa-t-elle

en haussant un sourcil.— L’eau est sans doute trop froide,

répondit Dragan en se tournant à demipour la regarder.

Elle s’était reculée et leurs corps ne setouchaient plus.

— Je peux la réchauffer un peu, fit-elle, taquine.

— Tu as ton maillot de bain ?— Le principe d’un bain de minuit,

c’est de se baigner nu.Sur cette pique lancée avec un sourire

provocateur, Joanna mit souplement piedà terre. Dragan l’imita avec un peu

moins d’aisance, gêné par l’érection quine l’avait pas quitté depuis leur départ etqui s’était encore durcie suite à cesparoles aguichantes. Si Joanna ne s’enétait pas encore rendu compte, cela netarderait plus à présent. Il faisaitsombre, mais pas au point d’espérerpouvoir masquer son désir une foisdébarrassé de ses vêtements. Mais ilétait presque sûr qu’elle le faisaitexprès.

Ils avancèrent tranquillement à traversle sable. L’eau était particulièrementsombre, vaste étendue inquiétante. Onpouvait aisément imaginer que descréatures dangereuses rôdaient sous lasurface. Les nuages semblèrent soudain

repoussés de part et d’autre de la plage.Dragan sourit, devinant que Joanna yétait pour quelque chose. Les étoilesdevinrent visibles, scintillant sur levelours noir du ciel. La lune était pleine.Ils avaient la plage pour eux tout seuls.

Joanna s’empressa de retirer sesvêtements, qui atterrirent en tas à sespieds. Contrairement à la plupart desfemmes, elle ne paraissait pas se soucierde les retrouver pleins de sable. Àprésent, elle ne portait plus que sessous-vêtements. Sa peau pâle luisaitdoucement. Elle était fine, jolimentproportionnée, et ses jambes semblaientfort longues pour une femme aussi petite.

— Petite joueuse, la taquina Dragan

d’une voix rauque. Tu triches. Tu terappelles ? Tu as dit « nu ».

— J’attends juste que tu retires lestiens aussi, rétorqua la jeune femmeavec un sourire. Il n’y a pas de raisonpour que tu sois le seul à te rincer l’œil.

Avec des gestes lents, sans la quitterdes yeux, Dragan entreprit à son tourd’ôter ses vêtements. Nullementintimidée, Joanna le regardait,fermement campée sur ses pieds, lesmains sur les hanches. Pas deminauderie, de fausse pudeur. Le sourirede la jeune femme s’élargit en constatantle renflement qui tendait son sous-vêtement. Dragan passa les doigts sousl’élastique de son boxer et le fit glisser

le long de ses hanches avant de lelaisser tomber et de le repousser d’unpetit mouvement du pied. Il se tintdebout devant elle, nu, son érectionfièrement dressée.

— Les Chippendales peuvent aller serhabiller, murmura Joanna.

— Et toi ? demanda Dragan. Tu portesencore un peu trop de vêtements à mongoût.

Avec un sourire, elle se détourna àdemi et passa les mains dans son dospour dégrafer le soutien-gorge, qu’ellelui lança ensuite. Dragan le rattrapa auvol. Déjà, Joanna se penchait pourretirer le slip de dentelle. Levant lesbras, elle ôta l’élastique qui retenait ses

cheveux et secoua la tête pour lesdénouer. Les longues mèches roussesvinrent onduler sur ses épaules. Captivépar ce spectacle, Dragan fit un pas enavant, mais avec un rire, elle se mit àcourir vers l’océan.

— Le dernier à l’eau est une poulemouillée ! cria-t-elle tout en se jetantdans les vagues.

Dragan secoua la tête avec un sourireindulgent. Avec elle, il oubliait sacolère, ses sept siècles de traque, lafrustration de ne pas réussir à trouver leseul démon qui comptait. Il renouaitavec une insouciance perdue depuislongtemps. Ce fut d’un pas tranquillequ’il la rejoignit dans l’eau, dont la

température était étonnamment douce.— Tu as perdu, lança Joanna en

nageant en cercle autour de lui.— Quel est mon gage ?— J’y réfléchis.Elle le taquinait encore. D’un geste de

la main, elle lui envoya une gerbe d’eauau visage. Dragan décida qu’il étaittemps de passer à l’action. D’un gestepreste, il fendit les flots et attrapa unpetit pied qui battait l’eau. Joannapoussa un cri quand il la tira à lui etpassa un bras autour de sa taille fine, laretenant tout contre lui. Leurs peaux nuesglissaient l’une contre l’autre. Les fessesde la jeune femme vinrent se calercontre son sexe dur. Elle se détendit et

se laissa aller contre lui, soutenueuniquement par les bras de Dragan. Luiavait de l’eau au niveau des hanches,mais elle, bien plus petite, n’avaitpresque plus pied.

— Tu sais comment va finir cette nuit,n’est-ce pas ? murmura l’ange à l’oreillede Joanna.

Il la sentit frissonner, mais il savaitque ce n’était ni de peur ni de froid. Enréponse, elle se cambra légèrement pourfrotter ses fesses contre son érection. Lamain de Dragan remonta le long d’unehanche gracieuse avant de venir se posersur un sein. Il tenait parfaitement dans sapaume, confirmant ce que son intuitionlui avait soufflé : Joanna et lui se

complétaient à merveille. Elle seretourna entre ses bras, passant les brasautour de son cou et ses jambes autourde sa taille pour mieux s’ancrer à lui.D’un geste ferme, il glissa la mainderrière sa nuque et amena sa bouchevers la sienne, l’explorant avec avidité.Ils se pressaient l’un contre l’autre, lesseins de Joanna venant frotter contre sontorse dur, ses jambes l’enveloppant dansle plus délicieux des étaux. Elle étaitpetite et fine, mais solide et le serraitavec une force peu commune, comme sielle craignait qu’il cherche à se dégagerde son étreinte. Comme si cela risquaitd’arriver ! À présent, elle lui caressaitle dos, sa main descendant jusqu’aucreux de ses reins, effleurant ses fesses,

avant de remonter en laissant ses onglesérafler légèrement sa peau. C’étaitdélicieusement érotique et la respirationde Dragan s’accéléra.

Il lui avait demandé si elle savait

comment cette nuit allait se terminer. Ohoui, elle le savait ! Elle l’avait su à laseconde où il l’avait appelée pour luiproposer une balade. Elle avait imaginéqu’ils lâcheraient bride à la passion àleur retour, dans son lit probablement.Mais lorsqu’ils étaient arrivés en vue dela plage, Joanna avait su qu’ilsn’attendraient pas si longtemps. Àprésent, elle était pressée contre son

corps nu, un corps d’une puissance àpeine contenue, dur comme l’acier sousses mains curieuses. Elle sentait sesmuscles frémir et rouler sous ses doigts,son sexe palpiter contre elle. Ses baiserstrahissaient tout à la fois la fougue,l’urgence et malgré tout une certainetendresse tandis qu’il caressait sa languede la sienne. Détachant ses lèvres dessiennes, il laissa sa bouche errerjusqu’au creux de son cou puis lasouleva légèrement. Les mains sous sesfesses, il la soutenait de façon à ce quesa poitrine se trouve à hauteur de sonvisage. Ses lèvres se refermèrent sur lapointe érigée d’un sein, arrachant ungémissement à Joanna. Du bout de lalangue, il en dessina le contour, avant de

la taquiner doucement avec les dents. Enréponse, Joanna ondula légèrement dubassin, amenant le membre soyeuxfrotter contre l’intérieur de ses cuisses.Ce fut au tour de Dragan de gémir.

— Continue comme ça et ça sera finiavant même d’avoir commencé, gronda-t-il.

Mutine, Joanna recommença. Draganserra les mâchoires, sa lutte intérieureclairement visible sur son visage tendu.

— À force de grogner comme un ours,tu vas finir par avoir des rides ici, fit-elle en se soulevant pour déposer unbaiser sur le front de son amant, justeentre les yeux.

— Et à force de chercher les ennuis, tuvas finir par les trouver, réponditDragan d’une voix menaçante.

— J’aime les ennuis dans ton genre,rétorqua la jeune femme.

Ils se regardèrent droit dans les yeux,et Joanna sourit tout en se laissantlentement descendre sur la verge del’Ankou, jusqu’à ce qu’il soitprofondément ancré en elle, leurarrachant à chacun un soupir. Leurshanches se mirent à bouger et leurscorps s’accordèrent sur le même rythme.Chaque poussée de son sexe en elle, duret vibrant, provoquait une délicieusesensation, de plus en plus vive.

Dragan pouvait sentir les muscles de

Joanna se contracter autour de lui,l’enserrer de la plus délicieuse desfaçons. À mesure que le rythmes’accélérait, les ongles de Joannavenaient se planter de plus en plusprofondément dans ses épaules et lesgémissements de la jeune femmefaisaient écho aux râles de plaisir quiéchappaient à Dragan. L’eau clapotaitautour d’eux, mais leurs corps étaient àprésent si serrés l’un contre l’autre queDragan aurait pu jurer que pas une gouttene pouvait se glisser entre eux. Ilplongea la langue dans la bouche deJoanna et elle lui répondit avec fougue,continuant à se soulever pour mieuxrevenir s’empaler sur lui, dans un rythmeparfait. Il absorba son gémissement

quand elle jouit, sentant son bas-ventrese contracter autour de lui, brûlant. Ilbascula à son tour et le cri rauque qu’ilpoussa se répercuta à travers l’espacenocturne qui les cernait.

Joanna laissa son corps se détendre etposa la joue sur l’épaule de Dragan,lovée contre lui. Il la soutenait toujours,bien qu’il ne sache pas vraimentcomment il parvenait à conserver sonéquilibre après l’orgasme qui l’avaitbalayé. Lentement, il la ramena sur lesable, mais il se découvrit incapable dela lâcher. Elle était à sa place, là, dansses bras, peau contre peau. Un soupiréchappa à la jeune femme.

— Je t’avoue que je n’ai pas très

envie de me rhabiller pour rentrer enmoto, dit-elle, son souffle chaudeffleurant la peau de Dragan et faisantcourir un frisson le long de la colonnevertébrale de l’ange.

— Parce que tu crois que je suis enétat de voler ? demanda-t-il.

Il sentit son sourire.— De toute façon, je ne peux pas

laisser mes sous-vêtements traîner ici.Je viens juste de les acheter et ils sonttrop beaux pour que je les abandonne.

— Personnellement, ça ne me dérangepas que tu ne les remettes pas.

Joanna laissa échapper un petit rireavant de dénouer ses jambes et de

reposer les pieds sur le sable. Ellerejeta la tête en arrière pour le regarderet Dragan se gorgea de son sourire, silumineux.

— La prochaine fois, on essaiera depenser à la guitare, dit-elle en déposantun baiser sur son torse, juste àl’emplacement de son cœur, avant de sedétourner pour ramasser ses affaires, luioffrant une vue imprenable sur ses fessesdélicieusement arrondies.

— Tu le fais exprès, grommela Draganen récupérant ses vêtements.

— Ça marche ?— Je cours.L’évidente satisfaction qu’afficha le

visage de Joanna amena un sourirecarnassier sur les lèvres de l’Ankou.Elle ne perdait rien pour attendre.

À regret, Dragan roula doucement hors

du lit, s’efforçant de ne pas troubler lesommeil de Joanna. L’aube approchait etavec elle le retour à la réalité. Il auraitaimé pouvoir proclamer au monde entierque Joanna était à lui, mais ils n’avaientpas évoqué leur relation, trop occupés àse rassasier l’un de l’autre. Dans ledoute, il préférait pour le moment garderle secret sur cette nuit merveilleuse.Ayant remis à la hâte ses vêtements,Dragan contempla un instant la jeune

femme endormie, allongée sur le ventre,le visage à demi caché par ses cheveuxroux. Le drap avait glissé, révélant sondos presque jusqu’à la taille, et Dragandut résister à l’envie de repousser cedrap pour lui faire à nouveau l’amour.Au lieu de quoi, il le remonta doucementpour la préserver de la fraîcheur dumatin, remarquant au passage le petittatouage qui ornait le creux de ses reins.Un ange. Dragan sourit.

Avec précaution, il ouvrit la porte dela chambre, sans pouvoir résistertoutefois au plaisir de se retourner unedernière fois pour regarder la belleendormie. Lorsqu’il fit un pas dans lecouloir, il se retrouva presque nez à nez

avec Adrian, qui sortait de la chambred’en face. Les deux anges se pétrifièrentquelques secondes avant de s’observeravec une certaine méfiance. Draganreferma la porte sans bruit, imité parAdrian. Ils s’avancèrent d’un pas chacunet se toisèrent à nouveau.

— Naël serait sans doute mécontent,murmura Adrian.

— Ce que Naël ignore ne peut pasnous nuire, répondit Dragan avec unpetit sourire en coin.

Adrian lui rendit son sourire, et ilsétouffèrent un rire. Un rire qui stoppa netquand une porte s’ouvrit un peu plusloin. Corentin émergea de sa chambre,les yeux gonflés de sommeil et bâillant

largement.— Hé, salut, fit-il à mi-voix. Vous

faites quoi ?— Et toi ? Vu l’heure à laquelle tu t’es

couché, je suis surpris que tu sois déjàlevé, contre-attaqua aussitôt Adrian.

— Je vais à la cuisine me servir unpetit en-cas. Ensuite, je retourne mecoucher.

— Ça tombe bien, nous aussi,s’empressa d’enchaîner Dragan, trouvantlà un prétexte idéal à leur présence dansle couloir à une heure indue.

Quelques minutes plus tard, ils étaienttous trois attablés dans la cuisine, un bolde céréales devant Adrian, une pêche

déjà à demi dévorée pour Dragan et dupain généreusement tartiné de beurresalé pour Corentin.

— À mon avis, Émi et Jo vont faire lagrasse matinée, fit l’adolescent, labouche pleine. Quand Thaïs et Kieranpassent la nuit ici, ils se lèvent rarementavant midi, vu qu’ils font tout saufdormir.

Devant les mines consternées des deuxanges, il afficha un large sourire taquin.

— Mais soyez tranquilles, les gars, jene dirai rien.

Dragan et Adrian échangèrent unregard résigné : ils n’avaient plus qu’àespérer que le gamin tiendrait parole.

Il y avait bien longtemps que Dragan

ne s’était pas senti aussi... heureux. Lemot semblait incongru, pourtant c’étaitbel et bien le cas. Pour la première foisdepuis qu’il était mort, il étaitvéritablement heureux. La raison de cesentiment peu familier se tenait dans lesalon, tête penchée vers une petite fillede quatre ans qu’elle aidait à réaliser undessin. Assise sur un tabouret face àelles, Ariella avait déployé ses ailesd’un doux gris clair. Elle avait acceptéde servir de modèle. Sans se départir deson sourire, l’ange bavardait gaiementavec les deux artistes. Ariella, douce et

généreuse, n’était jamais plus heureuseque lorsqu’elle pouvait veiller sur desâmes de lumière. Contrairement àDragan, elle aimait sincèrement lecontact avec les humains.

Dans un coin du salon, Naël étudiaitles journaux locaux, à la recherched’indices concernant la localisation desdémons. La présence de plusieursdizaines d’entre eux s’accompagnaitforcément de nombreuses morts, malgréla vigilance des anges qui parcouraientla région en tous sens. Aux yeux deshumains, ces morts seraient attribuées àdes causes naturelles. Les mains de Naëlse crispèrent soudain sur le journal qu’illisait. Ses yeux se fixèrent sur un point

lointain. Dragan savait reconnaître unange en conversation mentale. Il n’auraitsans doute pas prêté plus attention àcelle-ci si Naël n’avait pas brièvementregardé dans sa direction avant de sedétourner pour revenir à soninterlocuteur. Il ferma le journal et seleva, prêt à quitter la pièce. Dragan lerattrapa et ne manqua pas de noter lacontrariété qui s’afficha sur le visage del’ange protecteur.

— Où vas-tu ? demanda d’une voixtranchante l’Ankou.

— Je ne crois pas avoir de comptes àte rendre, rétorqua Naël en haussant unsourcil.

— Dans cette histoire, si.

— Un jour, ton arrogance te perdra,prédit l’ange.

— Les archanges t’ont contacté,devina Dragan. Ils savent ce qu’estMarzhin.

— Ils te diront ce que tu as besoin desavoir le moment venu, tempéra Naël,percevant la colère qui enflait chez sonvis à vis.

— Oh que non ! siffla Dragan. Tu peuxrester ici, je vais leur rendre une petitevisite de courtoisie. Ça fait longtempsque je ne suis pas allé à Gwenwed.

— Quelque chose me dit que ça ne lesdérange pas plus que ça, murmura Naëlen regardant l’Ankou furieux sortir du

manoir et déployer ses ailes d’unclaquement sec.

La dimension angélique fut parcourued’un frémissement inhabituel. Dagdafronça les sourcils. Il n’y avait qu’uneseule personne capable de troubler ainsil’environnement serein dans lequelévoluaient les anges. Dragan venaitrarement, préférant la vie sur Terre,mais lorsqu’il daignait leur rendrevisite, tout le monde en était aussitôtinformé. Il y avait toujours une vagueparticulière qui le précédait. Mais cejour-là, la fureur de l’Ankou serépandait en ondes particulièrement

agressives à mesure qu’il avançait. Nuldoute que pour la plupart, les angess’arrangeaient pour ne pas croiser saroute. Non pas que Dagda craigne queDragan fasse du mal à l’un des siens. Endépit de tous ses défauts, l’ange noirétait loyal. Il lui avait fallu un certaintemps pour en être persuadé, maisDagda savait que Dragan, même s’il necorrespondait pas aux critères habituels,était digne de confiance.

La haute silhouette qui s’encadra dansl’embrasure de la porte parut jeter uneombre menaçante dans la vaste salle desarchives. Dagda lui-même se sentit...vulnérable, face à l’ange empli de haine.Et s’il y avait une chose qu’il détestait,

c’était bien cela ! Il était un archange etun simple Ankou n’aurait pas dû avoirune telle influence sur lui. Vulnérable,lui ? L’idée était presque risible, maisen cet instant, un observateur extérieurn’aurait pas parié un centime surl’archange de taille moyenne devant legrand guerrier qui lui faisait face.

— Qu’as-tu trouvé ? demanda Dragand’une voix tranchante comme l’acier.

— Les civilités ne sont pas faites pourles chiens, riposta l’archange.

— Bonjour, Dagda, ravi de te revoir.Qu’as-tu trouvé ?

L’ironie mordante avec laquelleDragan débita ces quelques mots hérissaDagda. Il n’y avait que Dragan qui

parvienne à le faire sortir de ses gonds,chose difficile compte tenu de l’âgeavancé de l’archange. Lui qui avait vu lejour sous le règne des premiers Celtesse découvrait incapable de demeurerstoïque face à l’insolence d’un ange dela mort ! Cela n’aurait pas dû lesurprendre. À la seconde où il avait étéappelé par trois de ses anges pour lesaider à gérer un humain entêté, il avaitcompris que Dragan leur causerait desennuis. Mortellement blessé, se vidantde son sang, il les avait défiés, refusantde laisser Azora emmener son âme. Ils’était accroché au corps de sa sœur, àl’idée de se venger. Sept cents ans plustard, Dagda et les cinq autres archanges

se demandaient encore souvent s’ilsavaient commis ou non une énormeerreur en le transformant en ange. Ceprivilège n’était en principe accordéqu’aux âmes de lumière. Qu’était-ilpassé par la tête d’Adrian pour leurproposer d’en faire un Ankou ? Et eux,que leur était-il arrivé pour accepter ?Le Russe était un électron libre,redoutablement efficace, mais instable.L’irruption de Vareck, l’assassin de lajeune sœur de Dragan, avait ébranlé lafaçade vaguement policée de ce dernier.Et son obsession était revenue : vengerla jeune Anastasia.

— Tu n’es pas censé être au courant,rétorqua Dagda en se détournant. J’ai

contacté Naël, pas toi.Une main brutale s’abattit sur son

épaule et le retourna pour le plaquerviolemment contre des étagères. Il lessentit trembler derrière lui. Un rouleautomba à terre. Nez à nez avec un Ankouécumant de rage, Dagda soutint le regardd’un noir d’encre.

— Tout ce qui concerne Vareck meconcerne, gronda Dragan.

— Continue ainsi et je te coupe lesailes, répondit Dagda d’un ton froid.

Dragan tressaillit imperceptiblement.Il était rare qu’un ange perde ses ailes,plus rare encore que la décision vienned’un archange. Certains d’entre eux, lasde leur vie éternelle, choisissaient de

retourner à la mortalité. À moins qu’ilsne tombent bêtement amoureux d’unmortel et renoncent à l’immortalité pourvieillir auprès de l’élu de leur cœur.Une décision incompréhensible pourDragan.

— Même sans mes ailes, jepoursuivrai ma traque, et tu le sais, dit-ilen relâchant l’archange.

— Parce que tu crois pouvoir le tuersans tes pouvoirs ? Tu n’as pas réussi ily a sept cents ans. Vareck ne fera qu’unebouchée de toi.

— Je ne savais rien des démons, àl’époque.

Bien que continuant à rétorquer,

Dragan s’était considérablementradouci. C’était la seule façon pour luide céder du terrain sans avoir às’écraser. Il était conscient qu’il nepourrait pas détruire Vareck et sa petitearmée sans ses pouvoirs. Et même si çale mettait en rage, il avait besoin desinformations que les archangesdétenaient pour savoir par oùcommencer.

— J’ai besoin de retrouver Vareck.Il ne s’excuserait pas. Admettre qu’il

avait besoin d’aide était le maximumqu’il puisse concéder. Dagda hochabrièvement la tête. Excuses acceptées.

— Nous avons cherché dans nosarchives, expliqua l’archange en

repoussant Dragan pour ramasser lerouleau qui était tombé et le reposer surles étagères avant de s’avancer dans lagrande salle.

Dagda s’arrêta devant un parcheminvisiblement ancien. Il ne prit pas lapeine de le dérouler.

— Je ne pensais pas, en rédigeant cedocument il y a trois mille ans, quej’aurais un jour à m’y replonger, dit-ilsimplement. C’est fou comme certainsdétails s’estompent avec le temps quipasse. J’ai eu l’impression deredécouvrir ces événements, alors quej’en ai été témoin et que je les aiconsignés.

Dagda semblait vaguement surpris.

Dragan comprenait. Lui-même était bienplus jeune que les archanges, il faisaitfigure d’adolescent à côté de ces sages,si anciens qu’on ne savait même pastoujours quand ils étaient nés. En septsiècles, il avait eu le temps de voir etd’oublier bien des choses, alors iln’osait imaginer en plusieurs millénaires!

— Et bien ? Qu’est-ce que c’est,Marzhin ? relança-t-il l’archange,plongé dans ses pensées.

— Pas quoi, dit Dagda en le fixantdroit dans les yeux. Qui ?

Chapitre 13

Dagda affichait un visage grave,

préoccupé.— Marzhin était un mage puissant et

une âme de lumière exceptionnelle,commença-t-il. Nous pensions mêmequ’il deviendrait le septième archange,un jour. C’était un érudit, il passait

beaucoup de temps dans cettebibliothèque, à étudier. Et à l’époquedéjà, c’était un privilège rare pour unhumain de pénétrer dans la dimensionangélique.

Dagda balaya la pièce d’un largegeste. La salle des archives était unsanctuaire auquel même la plupart desanges n’avaient pas accès.

— Nous avions affecté une angeexpérimentée, Nynève, à sa protection.Les démons n’étaient pas aussinombreux à l’époque et les Ankousn’existaient pas. Marzhin ne voulait passubir la présence permanente d’un gardedu corps, aussi avons-nous dû ruser.Nous avons réussi à ce que Marzhin

prenne Nynève comme apprentie. De lasorte, elle pouvait le suivre partout sansque cela paraisse suspect.

— Combien de temps est-elleparvenue à le tromper ? demandaDragan, en se penchant, les coudesposés sur ses cuisses.

— Suffisamment longtemps. Le pot auxroses fut dévoilé un jour où des démonsattaquèrent. Nynève usa de ses pouvoirsd’ange protecteur, révélant sa véritablenature à Marzhin. Ce dernier choisit dene pas nous en tenir rigueur et gardaNynève à ses côtés. Quelque temps plustard, nous avons découvert les raisonsde cette clémence de la part du mage :Nynève et lui étaient amants.

Dagda soupira.— Nous avons alors commis une

énorme erreur. Nynève a été relevée deses fonctions. Nous pensions qu’elle nepourrait poursuivre sa mission si dessentiments venaient s’en mêler.

— J’ai comme l’impression qu’ilsn’ont pas partagé cette vision deschoses, murmura Dragan, songeant à lanuit qu’il venait de passer avec Joanna.

— Non, c’est le moins qu’on puissedire, approuva l’archange avec unsourire désabusé. Ils se sont enfuisensemble. Pendant des mois, nousn’avons pas réussi à les retrouver.Marzhin employait sa magie pour lescamoufler et même le lien angélique ne

nous permettait pas d’atteindre Nynève.Finalement, ils durent faire à nouveauappel à nous lorsqu’ils se retrouvèrenttraqués par une horde de démons.Vareck n’en est pas à son premier essai.À cette époque déjà, il parvint à fédérerles autres et ils étaient si nombreux queMarzhin lui-même craignait de ne pasarriver à les contenir plus longtemps.Quand nous les rejoignîmes, la batailleavait déjà commencé.

Les yeux de l’archange se voilèrentcomme il se replongeait dans seslointains souvenirs.

— Dagda ? le relança Dragan,conscient que s’il le laissait faire, cetteintrospection pouvait durer un long

moment.L’archange sembla émerger d’un rêve.

Il cligna plusieurs fois des paupièresavant de froncer les sourcils pourrassembler ses pensées.

— La bataille, dit-il enfin. Ce fut uncarnage parmi les nôtres. Nous n’étionsabsolument pas préparés à affronter lesdémons. Comme je te le disais tout àl’heure, les démons n’étaient pas aussinombreux qu’aujourd’hui. Du moins lepensions-nous jusqu’à ce jour terrible.Sous la houlette de leur chef, ilss’étaient rassemblés en une arméeorganisée. C’est suite à cela que nousavons créé les Ankous.Malheureusement, il était trop tard pour

ceux qui ont succombé.— Marzhin ? insista Dragan.— Il détruisit à lui seul la majeure

partie de l’armée adverse grâce à samagie. C’était impressionnant. Leséclairs fusaient de toute part, éliminantles démons sans même qu’il ait besoinde s’en approcher. Pourtant, à unmoment, il disparut. Le combat touchaità sa fin, nous parcourions le champ debataille en tous sens pour achever lesdémons qui avaient survécu et tenter deretrouver nos blessés. Il a simplementdisparu.

— Et Nynève ?— Elle avait disparu aussi. Nous

avons logiquement pensé qu’elle avait

accompagné Marzhin.Le visage de Dagda afficha alors une

expression de culpabilité intense.— Les démons l’avaient capturée. Ils

croyaient pouvoir se servir d’elle pourretrouver Marzhin. Un Ankou l’adécouverte des mois plus tard ennettoyant un nid de démons. Elle avaitété torturée durant tout ce temps. Sesailes, notamment, lui ont été arrachées ettu sais comme moi à quel point c’esttraumatisant pour un ange. Nous n’étionspas partis à sa recherche, et pendant cetemps, elle souffrait le martyre.

— Si Marzhin avait été en vie, il seraitvenu à son secours, ne crois-tu pas ? fitremarquer Dragan.

— Nynève avait perdu en grandepartie la mémoire suite à ce qu’elle asubi, mais elle a toujours soutenu queMarzhin était sain et sauf. En sécurité.Malheureusement, rien ne venait étayercette certitude qu’elle avait. Au fil dutemps, nous nous sommes aperçusqu’elle avait été bien plus ébranlée parcette épreuve que nous l’avions penséd’abord.

— Comment ça ?— Nynève n’avait pas seulement

perdu la mémoire, elle avait perdul’esprit. Elle tenait des proposincohérents, alternait des périodes oùtout semblait bien aller et d’autres oùelle sombrait dans une terrible

dépression. Elle s’immergeait dansd’étranges écrits qu’elle rédigeait dansune langue inconnue.

— Où est-elle aujourd’hui ? demandaDragan, le regard intense.

— Nous l’ignorons.— Ça fait beaucoup de choses que les

archanges ignorent, grinça l’Ankou.— Nynève réclama de quitter la

dimension angélique pour s’installerdans la forêt afin d’y vivre isolée. Ellese sentait mieux au contact de la nature.Peu après, elle disparut à son tour. Noussavons qu’elle n’est pas morte, maiscomme lorsqu’elle avait disparu encompagnie de Marzhin, nous sommesincapables de la retrouver.

— Elle l’a sans doute rejoint, supposaDragan. Elle vous a menés en bateau.

— Je n’en suis pas persuadé, réponditDagda après un temps de réflexion.

— Pourtant, aujourd’hui, Vareck pensepouvoir s’emparer de Marzhin et nousdétruire grâce à lui.

— Outre son extraordinaire puissanced’âme, Marzhin était un mageexceptionnel. Et s’il est toujours en vie,il connaît le secret pour accéder àGwenwed, expliqua sombrement Dagda.En absorbant l’âme de Marzhin, Vareckabsorberait dans le même temps sespouvoirs et ses connaissances.

— Se pourrait-il que le parchemin que

Vareck aurait trouvé soit l’un de ceuxrédigés par Nynève ?

— C’est probable. Peu de personnesse souviennent encore de Marzhin etNynève et ceux qui s’en rappellentn’iraient jamais en parler à un démon !

— Alors nous avons peut-être unechance de doubler Vareck dans sesrecherches, réfléchit à haute voix Draganen se levant pour arpenter la salle desarchives. S’il avait réussi à déchiffrer leparchemin, il aurait déjà trouvé Marzhinet nous n’aurions pas cette discussion.

— Ce n’est pas pas faux, convintDagda. Moi-même, qui comme tous lesanges, comprends toutes les languespassées et actuelles du monde, n’ai pas

réussi à décrypter les parchemins quisont archivés ici. J’ai bien peur que sansNynève, ils restent incompréhensibles.

— Alors la meilleure solution, endehors de l’élimination de Vareck, estde retrouver Nynève, décréta Dragan.

— Que crois-tu ? Nous avonslonguement essayé quand nous noussommes aperçus de sa disparition, etnous avons échoué. Marzhin fut de touteévidence un bon professeur.

— Oui, mais à l’époque vous n’aviezpas sous la main une famille desorcières expérimentées comptant plusd’âmes de lumière au centimètre carréqu’une ruche des abeilles, fit Draganavec un léger sourire.

— Mêler des humains, des âmes vivesqui plus, est à nos affaires est contraire ànos habitudes, protesta l’archange,sourcils froncés.

— Il faut savoir faire feu de tout bois.Les femmes Kergallen peuvent nousaider, d’autant que Sophie a déjà eu lavision de ce parchemin. Il ne s’agit pasde les envoyer affronter les démons,juste de leur demander de lever lesortilège qui entoure Nynève et lacamoufle.

Le silence se fit. Plongé dans sespensées, Dagda semblait s’abîmer dansune longue réflexion pour peser le pouret le contre. Dragan s’empara alors d’unparchemin sur la grande table et le

déroula. Les signes tarabiscotés quis’étalaient sur le document paraissaientjetés au hasard. C’était étrangementesthétique, volutes et arabesques formantune délicate guirlande, mais cela neressemblait en rien à un texte avec dusens. Pourtant, ici et là, on pouvaitidentifier ce qui s’apparentait à desséquences répétitives. Code secret ousimple expression d’un cerveau dérangé?

— Très bien, admit Dagda après delongues minutes de réflexion. Mais pourle moment, seules Athénaïs et Sophieseront informées. Il n’est pas question desortir un seul de ces parchemins d’ici,aussi Adrian et toi les amènerez jusqu’à

Gwenwed. Les yeux bandés, afinqu’elles ne puissent dévoiler le portailaux démons s’ils venaient à s’emparerd’elles, ajouta-t-il après une seconde depause.

— Athénaïs va adorer ça, murmuraDragan avec un petit sourire moqueur.

Le manoir semblait étrangement calme.

Un peu partout, des animaux dormaienttandis que d’autres paissaientparesseusement. Dragan n’avait jamaisvu la demeure aussi paisible. LorsqueÉmilie l’informa que Corentin était partichez son ami Titouan, l’ange noircomprit pourquoi.

Il dut résister à l’envie de faire undétour par le salon pour voir Joanna. Iln’avait été absent que quelques heures,pourtant la jeune femme lui manquait.Athénaïs se trouvait, comme souvent,dans ses appartements privés. La ReineMère trônait dans un fauteuil, un livre àla main, un vieux chien hirsute ronflantdoucement à ses pieds. Elle leva lesyeux lorsque Dragan entra.

— Les archanges souhaitent que votresœur et vous examiniez des documentsqui nous permettraient de remonterjusqu’à Vareck, expliqua l’ange après unbref signe de tête en guise de salut.

— Vous les avez sur vous ?

— Non. Il est hors de question desortir ces documents au risque qu’ilstombent entre des mainsmalintentionnées. Adrian et moi allonsvous conduire jusqu’à notre salle desarchives.

Un éclair passa dans le regardd’Athénaïs et un instant, Dragan eutpresque l’impression de se trouver faceà Joanna lorsque quelque chose suscitaitson intérêt, la passionnait. Visiblement,la dame de fer du clan n’était pas aussiblasée qu’elle se plaisait à le fairecroire, sa curiosité était intacte en dépitde ses connaissances. Sophie et Adrianles rejoignirent à cet instant, la vieilledame offrant elle aussi un large sourire à

la perspective d’entrer dans le Saint desSaints.

— Comment allons-nous nous y rendre? s’enquit Athénaïs, qui avait repris sonattitude stoïque.

— En volant, expliqua Dragan enréprimant difficilement un sourirenarquois.

La vieille dame accusa le choc. Seulun haussement de sourcil révéla sasurprise.

— En volant, répéta-t-elle sèchement.— J’espère que vous n’avez pas le

vertige, fit Dragan d’un ton innocent.Le regard torve que lui jeta Athénaïs

lui apprit que le voyage risquait d’être

mouvementé. À ses côtés, Sophie étouffaun petit rire.

Athénaïs ôta d’un geste preste le

bandeau qui lui occultait le paysage. Illui avait fallu faire appel à tout sonsang-froid pour ne pas hurler et tremblerde frayeur. Savoir que l’ange qui latransportait était tout à fait conscient desa peur et s’en délectait l’avait aidée àréprimer ces réactions. Dragan étaitcomme ces prédateurs qui reniflaient lesfaiblesses des autres animaux. Bien sûr,c’était un ange et on pouvait supposerqu’il ne lui ferait aucun mal,physiquement parlant. En revanche, il ne

se priverait pas d’appuyer là où ça faitmal en se moquant impitoyablementd’elle si elle ne se contenait pas. Lavieille dame poussa un discret soupir desoulagement. Sophie enlevait elle aussison bandeau, regardant autour d’elleavec curiosité, un large sourire sur leslèvres. Athénaïs aurait pu s’épargnerquelques désagréments en échangeant saplace avec sa sœur, pour laquelleDragan semblait éprouver une réelleaffection, mais son orgueil avait une foisencore pris le dessus.

Un homme de taille moyenne, auxcheveux noirs et au teint très mat, lesattendait.

— Soyez les bienvenues, dit-il avec

une certaine emphase. Je suis Dagda,l’un des archanges, et je resterai à voscôtés pendant la durée de votre séjour.

— Nous sommes ravies de pouvoirvous aider, répondit Sophie,interrompant Athénaïs, qui s’apprêtait àlancer une remarque acerbe.

Heureusement que sa sœur était làpour tempérer son caractère, admitAthénaïs. Elle était bien capable de semettre les anges à dos ! Dagda les invitaà lui emboîter le pas. Profitant dusilence qui s’était installé – l’archangen’était pas de ces babilleurs qui sesentent obligés de combler le moindresilence – elle observa l’endroit danslequel ils se trouvaient.

Une lumière irréelle, d’une puretéextraordinaire, semblait baigner leslieux. Partout, c’était une explosion decouleurs irisées, d’une douceur quiapaisait l’âme. Tout n’était pas blanc etcotonneux comme elle se l’était figuré,se fiant inconsciemment à l’imageriepopulaire. Les sons, les odeurs, lescouleurs flattaient les sens et donnaientl’impression de pénétrer dans un universonirique, féérique. Les gens qu’ilscroisèrent – des anges – se déplaçaientavec grâce et les saluaient aimablement,chaleureusement même. Athénaïs nedécela aucune hypocrisie dans cetaccueil unanime. En les voyant évoluer,elle n’avait aucune difficulté à imaginer

Sophie, Cybelle, Émilie, Sélène ou lesautres membres de sa famille dotésd’une âme de lumière parmi ces êtres, ences lieux. Joanna, Thaïs ou Josselinseraient sans doute plus à leur aise surTerre, à veiller sur les âmes vives, quedans cette contrée magique. Et Althéa...

La pensée de sa fille disparuetragiquement onze ans auparavant la fitstopper net. Son brusque arrêt ne passapas inaperçu, les anges se tournèrentaussitôt vers elle. Althéa avait eu, àl’instar de Cybelle, une personnalitétoute en douceur et compassion, rieuse etsereine. Or Cybelle était une âme vive,tout comme ses deux filles. Thaïs, lafille d’Althéa était elle aussi une âme de

lumière, on pouvait donc supposer entoute logique que...

— Ma fille, Althéa, était-elle une âmede lumière ? demanda Athénaïs d’unevoix qui, à son grand embarras,tremblait légèrement.

— Oui.La réponse de Dagda, qui venait

confirmer son intuition, fit bondir soncœur.

— Est-ce que...— Non, la coupa l’archange. Nous lui

avons proposé de revenir sous formeangélique, mais Althéa a refusé. Sonmari n’était pas une âme vive, et elle nepouvait concevoir de vivre sans lui, pas

même en sachant à quel point sa familleen serait affectée.

— Ne la jugez pas, intervint Adrianavec la délicatesse qui le caractérisait,devinant le tourbillon de sentiments quifaisait rage en Athénaïs. Ils étaient desâmes sœurs, ce qui est rarissime. Il estdifficile à deux âmes sœurs de vivrel’une sans l’autre. Ils ont donc tous deuxpassé le portail menant à l’au-delà.

Athénaïs hocha la tête pour signifierqu’elle comprenait. Un bref instant, elles’était prise à espérer retrouver sa fille.

— Merci, dit-elle avec un sourire unpeu guindé.

Ils reprirent leur progression etparvinrent à ce qui ressemblait à un

gigantesque hall d’où convergeaientd’innombrables couloirs. Un dômeétincelant recouvrait l’espace, sansqu’aucune armature visible ne semble lesoutenir. Levant la tête, les deux femmesvirent à travers les immenses verrièresle ciel, d’un bleu pur. D’autres baiesvitrées s’ouvraient à intervalle réguliersur les côtés. Des anges entraient etsortaient. Une exclamation de surpriseémerveillée fusa. Sophie s’étaitapprochée de l’une de ces baies vitrées,qui menait à une vaste terrasse. Desanges déployaient leurs ailes pourprendre leur envol, tandis que d’autresatterrissaient avec grâce sur le dallageblanc. Ici, ils ne prenaient pas la peine

de rentrer leurs ailes, se contentant laplupart du temps de les replier afin dene pas saturer l’espace, étant donné leurenvergure. En contrebas des terrassess’étalait une ville gigantesque cernée deforêts verdoyantes et de lacs miroitants.Un bref instant, les deux sœurs seregardèrent, comme pour se persuaderqu’elles ne rêvaient pas, que tout ceciétait bien réel.

— Et bien, murmura finalementAthénaïs en se détournant à grand-peinede ce spectacle enchanteur, je pensaisavoir pratiquement tout vu en matière demagie, mais je suis encore loin ducompte.

Les anges, qui avaient attendu avec

une remarquable patience qu’ellescessent de s’émerveiller, affichèrent unlarge sourire. Même Dragan nemanifestait aucun cynisme, aucunemoquerie.

Ils reprirent leur progression etparvinrent bientôt devant une lourdeporte de bois devant laquelle patientaitune femme d’une trentaine d’années.

— Tes ailes, Nuala, la réprimandal’archange.

Aussitôt, Nuala redressa ses ailes qui,un instant plus tôt, pendaient derrièreelle, balayant le sol.

— Il n’est pas toujours facile pour lesnouveaux anges d’apprendre à se teniravec des ailes de trois mètres

d’envergure, sourit Dagda.— Soyez honnête, Dagda, ça vous

arrange qu’un ange débutant travailleaux archives, ricana Dragan en passantle seuil.

— Et pourquoi donc ?— Elle fait le ménage chaque fois

qu’elle traverse la pièce, lança l’Ankou.Vous serez malheureux quand elle n’auraplus besoin de se concentrer pour lesmaintenir correctement.

— Combien de temps vous a-t-il fallupour apprendre à maîtriser votremaintien ? s’enquit Sophie, curieuse, enlui emboîtant le pas.

— Je détiens toujours le record, fit

remarquer paresseusement l’ange noir ense laissant tomber dans un fauteuil àl’aspect confortable. Moins de deuxjours.

Nuala lui jeta un regard envieux etadmiratif.

— Il était tellement décidé à chasserles démons qu’il a été un élève assidu,sourit Adrian.

— Un guerrier se ramollit s’il passetrop de temps au pays merveilleuxd’Edenland, rétorqua Dragan.

— La preuve, glissa Adrian endésignant son homologue prélassé dansle fauteuil moelleux.

Sophie, qui s’était déjà désintéressée

de la conversation, furetait un peupartout dans la grande bibliothèque. Ellese retenait visiblement de toucher dubout des doigts les précieux documentsqui s’y entassaient.

— Où sont les parchemins que vousvoulez que nous examinions ? demandaAthénaïs.

— Ici.Dagda la guida vers la table qui trônait

à quelques pas de là.— Tous ces documents ? s’étonna

Athénaïs, en découvrant la quantitéimpressionnante de rouleaux quirecouvrait la surface de bois poli.

— Seul celui-ci compte pour l’instant,

intervint Sophie, dont le regard étaitdevenu flou quelques secondes, ens’emparant d’un rouleau au milieu desautres. Il contient toutes les informationsdont nous avons besoin pour débuter lesrecherches.

— Bien, alors commençons, décrétason aînée en s’installant sur une chaise.

Sophie déroula avec précautions leparchemin. Les deux sœurs sepenchèrent dessus, examinant les signesqui parcouraient la surface dans unjoyeux capharnaüm, comme jetés auhasard.

— Je n’ai jamais rien vu de tel, finitpar reconnaître Sophie.

— Moi non plus, admit Athénaïs.

— Pouvez-vous malgré tout ledécrypter ? demanda Dagda.

Athénaïs tint le parchemin bien étalédevant elle puis commença à murmurerquelque chose dans une languemélodieuse que Dragan identifia commeétant une langue celte disparue depuisfort longtemps. Le rythme fluide étaitpresque hypnotique. Une lueur semblasoudain émaner des caractères inconnus,qui parurent se déplacer sur le documentpour s’assembler différemment. Bientôt,des lettres se formèrent, puis des mots,des phrases entières. Athénaïs eut unpetit sourire satisfait. Le document étaità présent compréhensible. Son sourirese figea et ses yeux s’arrondirent de

surprise en découvrant le sens du textequ’elle avait entrepris de parcourirrapidement.

— Marzhin et Nynève ? s’exclama-t-elle en levant des yeux vers les anges,étonnés devant sa réaction.

— Eh bien, oui, approuva Dagda,méfiant.

Sophie éclata de rire.— Vous ignorez de qui il s’agit, n’est-

ce pas ? demanda la vieille dame avecun sourire malicieux.

L’archange s’abstint de répondre,visiblement perplexe.

— Et qui croyez-vous qu’ils sont ?s’enquit Dragan, lui aussi décontenancé.

— Et bien en breton, on dit Merzhin etnon Marzhin, expliqua Sophie. EtNynève est également souvent appeléeNiniane.

— Mais encore ? insista l’ange noir,sourcils froncés.

— Ils portent tous deux de nombreuxnoms, les plus connus étant Merlin etViviane. Vous savez, l’Enchanteur et laDame du Lac.

Chapitre 14

Même Dragan se trouva

momentanément muet suite à cettedéclaration fracassante. Sophie souriaitlargement et Athénaïs pinçait les lèvrespour réprimer elle aussi son amusement.

— Merlin et Viviane..., soupiraDagda. J’ai toujours pensé que c’était

une légende.— Toute légende a un fond de vérité,

fit remarquer Athénaïs. Elle se déformeau fil du temps, d’autant que les récits sesont longtemps transmis oralement, maisle fond est toujours là.

Les yeux d'acier de la vieille damebrillaient. Le sujet la passionnait,visiblement. Démêler le vrai du fauxallait sans doute s'avérer long etdifficile, mais la perspective de lever levoile sur un mystère aussi ancien lastimulait.

— Si le mythe dit vrai, alors Nynèveest responsable de la disparition deMarzhin[14], réfléchit à haute voixDragan.

— Et il faudra chercher du côté de laforêt de Brocéliande, ajouta Adrian. Onprétend que le tombeau de Merlin s’ytrouve.

— Vous allez un peu vite en besogne,protesta Dagda.

— Certes, convint Athénaïs, mais celadonne déjà quelques pistes à explorer.Ceci dit, je pense qu’avant de nousprécipiter en Brocéliande, il serait bonde retrouver Viviane.

— Le pouvez-vous ? demandal’archange.

Athénaïs haussa les épaules.— En magie, tout est possible. Je peux

tout faire, à condition de prendre le

problème sous le bon angle.— Et comment comptez-vous procéder

? s’enquit Dagda.— Puisque nous avons établi qu’il est

plus que probable que Merlin et Vivianese trouvent toujours en Bretagne, je vaistout simplement utiliser un penduleenchanté pour les localiser.

— Nynève a sans doute créé uneprotection autour d’elle qui empêche dela retrouver, fit remarquer l’archange,sceptique.

— Et bien, si le pendule ne la trouvepas, je lèverai ce sortilège avant derecommencer, balaya Athénaïs avec uneassurance qui confinait à l’arrogance.

— Il serait peut-être bon de se mettred’accord sur le nom à leur donner,intervint timidement Nuala.

L’ange était restée silencieuse,présence discrète tandis qu’ils menaientleurs recherches. Elle avait entrepris deranger de vieux livres aux bellesreliures de cuir, sans pour autantmanquer un mot de la discussion qui sedéroulait à quelques pas d’elle. Nualarougit en voyant tous les regards setourner vers elle, visiblement mal àl’aise d’avoir attiré l’attention sur elle etcraignant de s’être immiscée dans uneconversation qui ne la concernait pas.

— C’est une remarque judicieuse,convint Adrian avec un sourire en

direction de l’ange.— Je propose que l’on se réfère à eux

sous leur nom d’époque plutôt que leursnoms de légende, fit Sophie. Ainsi, sides oreilles malveillantes traînent, il nesera pas possible de faire le lien avecMerlin et Viviane. Même si je crainsfort de déformer systématiquementMarzhin en Merzhin, ajouta-t-elle avecun sourire malicieux. On ne peux pasoublier sept décennies de culturebretonne comme cela !

Une fois la décision prise, ilschoisirent de scinder leur groupe endeux : Adrian et Dragan ramenèrentAthénaïs sur Terre afin d’entreprendreles recherches pour retrouver Nynève,

tandis que Sophie demeurait dans ladimension angélique pour poursuivre latraduction et l’étude des parcheminsavec l’aide de Nuala et Dagda. Lavieille dame avait à peine prêté attentionà leur départ, plongée dans lesdocuments épars.

— Nous devrions peut-être nousrendre au fameux tombeau deMerlin[15], suggéra Adrian.

— Parce que vous croyez que vousêtes le premier à le faire ? demandaAthénaïs. De nombreuses personnes,simples chercheurs ou archéologues, oumême mages, ont essayé de percer lemystère qui entoure ce soi-disanttombeau. À ce jour, rien n’indique que

Merlin se trouve bel et bien là. J’auraismême tendance à penser le contraire.

Il fallait reconnaître qu’elle n’avaitpas tort. Les deux anges regardèrent lamagicienne fouiller dans un grand porte-documents en cuir et en tirer avec soince qui s’avéra être une carte deBretagne. Dragan fronça les sourcils :les mots inscrits sur le document ne luiétaient pas familiers. En se penchant, ilput déchiffrer les inscriptions : tout étaiten breton. Brocéliande était désignéesous le nom Brec’helean.

— S’il faut jouer sur les noms commeça, on n’a pas fini, soupira-t-il, un brinagacé.

— La porte est grande ouverte, riposta

Athénaïs sans sourciller en lui montrantle battant.

L’ange noir grogna, mais s’abstint derépondre. Il se força donc à demeurerstoïque tandis que la vieille sorcièrepréparait ses instruments. D’un coffreten bois précieux, elle sortit une pierrebrillante, taillée de façon à créer unepointe élancée, et retenue par une longuechaîne d’argent. Le pendule.

Athénaïs se plaça devant le petitguéridon sur lequel reposait la carte etleva la main, tenant le pendule parl’extrémité de la chaîne. Elle entonnaune incantation, toujours dans cettelangue celte qu’elle devait utiliser pourtous ses sortilèges, laissant le pendule

aller et venir au-dessus de la carte. Dansun premier temps, il ne sembla rien sepasser de particulier, puis peu à peu lebalancement du pendule parut s’affoler,perdre de sa régularité. Dragan sepencha, comme hypnotisé. Petit à petit,la zone au-dessus de laquelle le pendulepassait et repassait s’affina. Athénaïsmit fin au sortilège.

— C’est trop vague ! protesta Dragan,mécontent.

— Maintenant que j’ai délimité unezone plus réduite, je vais prendre unecarte avec une autre échelle, expliqua lavieille femme.

Elle remit la carte dans le porte-documents et en retira une seconde

qu’elle étala devant elle avant dereprendre le rituel. Une nouvelle fois, lependule sembla marquer une zoneprécise.

— C’est tellement logique, murmuraAthénaïs en contemplant l’endroit où lapointe de la pierre venait de se planter.

— Comment ça ? demanda Adrian ense penchant au-dessus du document.

— Elle se trouverait dans la forêt deLanouée[16].

— Elle prétendait vouloir rester aucontact de la nature, admit Adrian,mais…

— Regardez le nom de la rivière quiborde cette forêt, sourit Athénaïs.

— Rivière Ninian. Ninian serait undérivé de Niniane ? devina Dragan.

— Si elle vit dans cette zone depuisdes dizaines de siècles, il n’y a rien desurprenant à ce que son nom ait marquéles lieux, approuva Athénaïs.

— Allons-y, décréta Dragan, impatientde passer enfin à l’action.

— Je vous accompagne, annonçaAthénaïs. Quoi ? ajouta-t-elle enremarquant l’étonnement des deux anges.Comment croyez-vous la retrouver unefois là-bas ? Vous ne savez pas à quoielle ressemble. C’est une magicienne,elle peut prendre n’importe quelleapparence. Elle pourrait se trouver sousvotre nez que vous ne la verriez même

pas !Son raisonnement se tenait, il fallait

l’admettre. Dragan contint à grand-peineson impatience en la regardant rangertranquillement la carte et le pendule,avant de se saisir de son sac à main etd’une veste.

— Non Aristote, tu restes ici, dit-elleau vieux chien qui frétillait, pensant sansdoute qu’elle préparait une promenade.Va plutôt retrouver Sélène.

Le chien dressa une oreille enreconnaissant le prénom avant detrottiner péniblement jusqu’au couloir.Couloir dans lequel Joanna les attendait,les bras croisés, fronçant les sourcilsd’une façon qui trahissait son

mécontentement.Dragan ressentit comme un choc en se

trouvant pour ainsi dire nez à nez avec lajeune femme. Ils n’avaient pas eul’occasion de parler depuis qu’il avaitquitté sa chambre, les quelques instantspassés dans le salon ne leur ayant paspermis de discuter d’un sujet aussiintime. Il aurait pu penser que cette nuittorride l’aurait suffisamment rassasié,pourtant il se découvrit aussi dur que dela pierre en la voyant. S’il s’était écouté,il l’aurait attrapée pour la jeter sur le litle plus proche et s’enfouir en elle.

Cela dit, son expression bagarreuseindiquait qu’elle l’aurait sans nul douteenvoyé s’écraser à l’autre bout de la

pièce s’il avait cédé à cette pulsionprimitive.

— Je viens avec vous, annonça lajeune femme d’une voix qui ne souffraitpas la contradiction.

Athénaïs ne sembla pasparticulièrement impressionnée par cettedémonstration d’autorité.

— Bien sûr, ma chérie, se contenta-t-elle de dire en passant devant sa petite-fille pour rejoindre le grand escaliercentral.

Joanna parut brièvementdécontenancée de ne rencontrer aucuneréticence.

— Pourquoi crois-tu que j’ai laissé la

porte ouverte ? ajouta Athénaïs par-dessus son épaule.

Dragan réprima un juron. Il n’avaitmême pas envisagé que quelqu’un puissesurprendre leurs actions, concentré qu’ilétait sur leur but. Joanna dut sentir qu’ilallait s’élever contre sa présence. Ellelui jeta un regard noir qui contrastaittotalement avec les regards brillants dedésir qu’elle lui avait adressés la nuitmême, le mettant au défi de lescontredire, sa grand-mère et elle.Dragan jeta un coup d’œil à Adrian, quihaussa les épaules d’un air fataliste. Àmoins d’attacher Joanna, il n’y avaitsans doute aucun moyen de l’empêcherde les suivre, de toute façon, et même si

la perspective d’une Joanna ligotée –nue de préférence – était séduisante, ilfallait se rendre à l’évidence : mieuxvalait qu’elle les accompagne pourqu’ils puissent la protéger plutôt que dela voir tenter de les suivre, au risque decroiser des démons.

Adrian prit d’office le volant de lavoiture, Athénaïs prenant place du côtépassager. Cela laissait donc la banquettearrière pour Dragan et Joanna.

— Vous savez ce qu’on dit sur laplace passager ? demanda Draganmoqueur, en tenant la portière à lavieille dame tandis qu’elle s’asseyait.

— Que c’est la place du mort, ripostaAthénaïs. Mais vu mon âge, je ne risque

plus grand-chose. Bien sûr, étant donnéque vous êtes déjà mort, je pourraisvous la laisser.

Elle le regarda, narquoise.— Mais non, susurra-t-elle.Dragan réprima un rire et claqua la

portière avant de s’installer derrièreAdrian.

— Vous m’expliquez l’histoire ?demanda Joanna une fois qu’ils eurentfranchi le portail de la propriété.

Adrian s’exécuta et elle écoutaattentivement, sans l’interrompre.

— Et bien ! s’exclama finalement lajeune femme. Puisqu’on sait qu’elle estplus ou moins folle, on ne devrait pas

avoir trop de mal à la retrouver, ajouta-t-elle après un instant de réflexion.Quelqu’un aura forcément remarqué uneexcentrique traînant dans les parages.

— Ce n’est pas faux, admit Athénaïs.Une fois que nous nous seronssuffisamment approchés de la zone oùelle se trouve, je lèverai le charme quil’entoure et empêche les anges de laretrouver. Ainsi, vous devriez sentir ànouveau sa présence.

Ils roulèrent un long moment ensilence, chacun plongé dans ses pensées.Joanna jeta un regard du coin de l’œil àson voisin. Son beau visage n’était pasaussi sombre que d’habitude, maisn’affichait pas non plus le sourire qu’il

avait arboré la nuit dernière. Lesouvenir de leurs ébats la laissait encorequelque peu chancelante. Il s’étaitmontré tout à la fois tendre et exigeant,attentionné et pourtant vigoureux. Elleavait découvert quelques bleus sur sescuisses, là où il l’avait fermement tenuependant qu’il allait et venait en elle. Lajeune femme se sentait délicieusementendolorie en des endroits dont elle avaitpresque oublié l’existence après unelongue traversée du désert question petitami. Un terme ridicule, enfantin, qui nes’appliquait vraiment pas à l’hommeintense qui se tenait à côté d’elle.

Joanna avait été déçue de ne pas letrouver à ses côtés à son réveil, même si

elle avait compris son absence. Lesourire en coin qu’il lui avait adressélorsqu’ils s’étaient retrouvés dans lesalon avait quelque peu fait bondir soncœur, puis il était parti, furieux, aprèss’être disputé avec Naël. Elle avaitdeviné que c’était sans doute en rapportavec Vareck. Apprendre qu’il étaitrevenu pour repartir aussitôt avecSophie et Athénaïs l’avait quelque peuvexée. Joanna s’était sentie mise sur latouche. Aussi, dès qu’elle avait comprisqu’ils étaient de retour, s’était-elledirigée vers les appartements de sagrand-mère. La jeune femme y étaitarrivée juste au moment où ilss’apprêtaient à sortir et elle avait choiside s’imposer.

Dragan tourna la tête vers elle et leursregards se verrouillèrent. Une lueurpassa dans les yeux noirs de l’Ankou etses lèvres frémirent imperceptiblement.Joanna se détendit et esquissa un sourireà son tour. Leurs mains se joignirentdiscrètement sur la banquette entre eux.

— Heureusement que nous n’habitonspas du côté de Brest, lança Athénaïs,rompant le silence confortable quis’était installé. Il nous aurait fallu untemps fou pour atteindre la forêt deLanouée.

— Nous y serions allés en volant,répondit Dragan avec un de ces souriresmoqueurs qu’il semblait réserver toutspécialement à la vieille dame.

— J’aurais plutôt demandé son aide àKieran, répartit Athénaïs d’un ton emplide sous-entendus. C’est un druidepuissant.

Aïe, elle jouait sur l’ego de l’ange enlaissant entendre que le Highlander étaitplus puissant que lui.

— Il n’est pas trop tard, rétorquaDragan. On peut vous déposer sur lebas-côté avec un portable et on seretrouve à destination.

— Vous n’arriverez nulle part sansmoi, je jetterai un sort à la voiture pourque vous ne puissiez plus avancer etvous devrez me regarder partir,impuissants.

— Sauf si j’assomme l’Écossais avantde vous bâillonner. Je suis sûr que toutle monde me remerciera de ne plus avoirà subir votre langue de vipère.

Joanna suivait cet échange avecstupeur. Athénaïs maniait les mots avecdextérité et pouvait avec quelquesphrases bien senties mettre à terre leplus coriace des adversaires. Engénéral, personne n’osait lui répondre,et surtout pas sur ce ton, de crainte definir transformé en grenouille ou autrecréature répugnante. Bien sûr,connaissant Dragan, cette façon de luitenir tête n’avait rien de vraimentétonnant, c’était dans sa nature de semontrer rebelle et insoumis. Mais ce qui

la surprenait le plus, c’était Athénaïselle-même. En vérité, derrière lesrépliques acerbes, on devinait que sagrand-mère s’amusait beaucoup. Draganaussi, d’ailleurs. Leurs yeux brillaientd’anticipation, chacun fourbissant sesarmes verbales et attendant avecimpatience la réplique suivante del’autre pour lancer la sienne.

— Temps mort, intervint Joanna enlevant les mains pour former un T.Sinon, on vous laisse tous les deux sur lebas côté régler vos comptes. N’est-cepas Adrian ?

— Je suis la Suisse, répondit cedernier avec un sourire, sans quitter laroute des yeux. Je suis neutre.

— Ce garçon est manifestement plusintelligent que vous, reprit Athénaïs ense tournant pour foudroyer Dragan. Ilsait quand il doit tenir sa langue etsurtout, il a le respect des aînés.

— Si on part sur ce léger détail,techniquement, Adrian et moi sommesplus vieux que vous, ma chère, c’estdonc vous qui devriez vous prosterner etimplorer notre pardon pour m’avoir tantmanqué de respect.

Athénaïs laissa échapper uneexclamation indignée à cette idée, tandisque Joanna levait les yeux au ciel.

Le trajet se poursuivit sur le mêmemode, Dragan et Athénaïs sechamaillant, Adrian conduisant avec

cette expression de compréhensionamusée et Joanna suivant le matchverbal en tournant la tête d’un côté et del’autre. La jeune femme accueillit avecsoulagement l’annonce par Adrian deleur arrivée à destination.

L’ange blond gara la voiture sur laplace d’un petit village.

— Avant toute chose, je veux manger !s’écria Joanna en levant une mainimpérieuse pour empêcher les duettistesde reprendre la parole. Je ne serai bonneà rien si je reste l’estomac vide pluslongtemps. Il est déjà treize heures, jemeurs de faim.

— Mais..., protesta Adrian.— Nynève attend depuis quoi ? Trois

mille ans ? Elle n’est plus à deux heuresprès, non ?

Le ton péremptoire de Joanna,qu’accompagna le gargouillement de sonestomac, suffit à convaincre les autres.Ils descendirent de voiture et sedirigèrent vers le petit restaurant qui setrouvait à quelques pas.

La salle était très bruyante, ce quin’était pas particulièrement gênant pourqui était habitué aux repas Kergallen. Ily avait foule, ce qui était bon signe,d’autant que bon nombre de clientssemblaient être des routiers, commel’attestaient les nombreux camions garésun peu partout dehors.

— On va bien manger, lança Joanna en

se frottant les mains d’anticipation. Quoi? ajouta-t-elle en voyant le regardperplexe de Dragan. J’aime manger, etcrois-moi, tu n’as pas envie de resterdans les parages quand je suis affamée.

— Je n’ai rien dit ! capitula aussitôtl’ange noir en levant les mains en signede paix.

Ils traversèrent la salle bondée,Dragan en tête leur frayant un passagejusqu’à l’une des rares tables libres. Ilsprirent place et s’emparèrent de la carteque leur tendit un jeune serveur.

— Tu vas manger tout ça ? s’étonnaDragan quand Joanna passa commande.

— Et comment ! N’imagine paspouvoir finir mon assiette, ajouta la

jeune femme en fronçant les sourcils.— On dirait un vieux couple, lança

Athénaïs.Ils se figèrent et regardèrent la vieille

dame, qui esquissa un sourire taquin. Unsourire qui évoquait cela dit la mineréjouie d’un requin, songea Dragan.

— Je n’ignore rien de ce qui se passesous mon toit, sachez-le, jeunes gens,dit-elle en se replongeant dans l’étudede sa carte, à la page des desserts.

Les deux anges échangèrent un coupd’œil.

— Rien, insista Athénaïs avec unregard pour Adrian.

— Aurais-je manqué un épisode ?

s’enquit Joanna.L’arrivée des entrées coupa à point

nommé la conversation, évitant auxanges de répondre. Ils entreprirent demanger, se découvrant tous aussiaffamés que Joanna finalement. Lanourriture était bonne et les assiettescopieuses. Dragan arqua un sourcil enconstatant le solide coup de fourchettede Joanna, qui ne cadrait pas avec sasveltesse. Ils venaient de reprendre lescartes des desserts quand des bruits debris de vaisselle et des cris enprovenance de la cuisine leur firentlever la tête.

— Ils font le ménage de printemps ?demanda Joanna au serveur, qui s’était

figé à deux pas de leur table, comme toutle monde.

— La patronne s’énerve un peu,parfois, expliqua le jeune homme avecun sourire confus.

Un peu. Le garçon avait le sens del’euphémisme. Les cris serapprochèrent, les paroles rapideslancées par une voix féminine devenantpeu à peu intelligibles.

— Pauvre crétin ! criait-elle, j’ai dit «on vide tout et on jette ce qui est périmé! » Tu me fous toutes ces saletés à lapoubelle, et vite ! Je parle français, onest bien d’accord ? Flo, tu meconfirmes, je parle français, pas chinois,hein ? Tu vois, Flo est d’accord avec

moi, je m’exprime de façon parfaitementcompréhensible ! Dehors ! Dehors !Avant que je m’énerve !

— Ah, parce que là, elle est zen ?murmura Joanna, provoquant un fou rirechez ceux qui l’entendirent.

Un homme vêtu d’un grand tablierblanc jaillit en courant et traversa lasalle comme s’il avait le diable auxtrousses. Il sortit sans demander sonreste.

— Ce ne sera guère que le septièmecuistot depuis le début de l’année,soupira le serveur.

Une jeune femme émergea à son tourde la cuisine et se planta, poings sur leshanches, au milieu du restaurant.

— Mesdames et Messieurs, je suisnavrée, mais ceux qui avaient commandéde la crème brûlée vont devoir choisirautre chose. Mon abruti de cuisinier n’apas compris qu’on ne cuisine pas avecdes produits périmés. Les tartes auxfruits sont délicieuses, je vousencourage à les prendre. De toute façon,c’est à peu près tout ce qui reste, tout estparti à la poubelle. La maison vous offrele café pour compenser ce légerdésagrément. Et si vous n’aimez pas lecafé, tant pis.

Le serveur, rouge de honte, jeta unregard désespéré autour de lui.

— Comment une si petite femme peut-elle être aussi agressive et teigneuse ?

demanda-t-il dans un souffle.— C’est un mystère, fit Dragan avec

un sourire en coin en désignant Joannadu menton.

— J’adore cette fille, sourit Joanna enréponse.

Comme si elle avait entendu saremarque, la patronne en furie, quifaisait le tour des tables, se tourna dansleur direction. La façon dont elle plissales yeux alerta aussitôt Joanna.

— De deux choses l’une, reprit à mi-voix la jeune femme avec une minesatisfaite, soit cette fille est un démon...

— Non, coupa Dragan, approuvé parAdrian.

— Soit c’est un ange.— Non plus, répondit l’ange noir.— Je crois que si. Et si vous ne

ressentez pas sa présence, ça ne peutvouloir dire qu’une seule chose.

— Nous avons trouvé Nynève, achevaAthénaïs.

Chapitre 15

Ils regardèrent tous les quatre la folle

furieuse avancer vers eux d’unedémarche déterminée. En cet instant, ellen’avait rien d’angélique et Joanna auraitpresque pu douter de ses déductions sielle n’avait pas vu la jeune femmeplisser de nouveau les yeux en

approchant de leur table.Vêtue d’un jean qui avait connu des

jours meilleurs, déchiré au genou droit,et d’un t-shirt arborant une gigantesquetête de mort qui dénudait largement uneépaule, elle exhibait des tatouages toutle long du bras droit et des piercings auxoreilles et au nez. Ses cheveux d’un noirtrop intense pour être naturel étaientcoupés en un carré à la LouiseBrooks[17] seyant et étonnammentféminin pour son look de rockeuse-punk.Ses yeux charbonneux lui donnaient l’aird’une fille sortant d’une fête et dont lemascara avait coulé, les lèvres étaienttrop rouges. Elle ne devait pas êtrebeaucoup plus grande que Joanna, mais

dégageait une impression de force peucommune. Pas étonnant que le grandcuistot ait pris la fuite !

— Vous ! les interpella-t-elle de loin.Dehors.

— Impossible, répondit Joanna avecun large sourire en posant une main surle genou de Dragan pour lui signifier derester calme et de la laisser gérer. Jen’ai pas encore pris mon dessert. Et jerêve d’un bon café. Puisqu’il estgracieusement offert par la maison,j’aurais tort de m’en priver. Jem’appelle Joanna.

— Nina, se présenta la jeune femmeaprès les avoir toisés de haut en bas.

— J’aurais juré que c’était Nynève, ou

Niniane, ou Nimue, ou…— Stop ! feula Nina.— Et si tu te joignais à nous pour le

dessert ? proposa Joanna sans sedépartir de son sourire. On a des tas dechoses à se dire.

Après une hésitation, Nina s’emparad’une chaise à la table d’à côté et s’assità califourchon après l’avoir retournéede façon à pouvoir appuyer les bras surle dossier. Athénaïs marmonna uneincantation pour isoler leur petit groupedu reste du restaurant : aucune paroleprononcée ne pourrait ainsi être captée.

— À vous tous, vous êtes en train defaire sauter tous mes préjugés sur les

anges, reprit gaiement Joanna. Sauf toi,Adrian, peut-être.

— Qui êtes-vous ?— Comme je te l’ai dit, je m’appelle

Joanna. Joanna Le Guennec. On peutdifficilement faire plus Breton, j’ai étéélevée au beurre salé et au kouignamann[18]. Voici ma grand-mère,Athénaïs Kergallen. Eux, ce sont descollègues à toi, le blond se nommeAdrian, le brun qui a l’air de vouloir tebouffer toute crue s’appelle Dragan. Ilparaît féroce, mais il n’est pas aussiméchant qu’il veut le faire croire. Saufavec les démons, bien sûr, mais commece n’est pas ton cas, tu n’as pas àt’inquiéter. Et c’est gentil de ta part

d’avoir piqué ta crise en cuisine, çanous a fait gagner un temps fou. On techerchait.

Nina passa une main aux ongles vernisde noir dans ses cheveux, visiblement entrain de digérer toutes ces informations.

— Et bien, vous m’avez trouvée,marmonna-t-elle. Qu’est-ce que vousgagnez pour avoir coiffé au poteau tousceux qui s’y sont cassé les dents avant ?

— Un café ? suggéra Joanna en voyantle serveur revenir avec les desserts etles boissons.

Ils se turent le temps que le jeunehomme décharge le plateau, n’osant pascroiser le regard noir de sa patronne.

— Sérieusement, demanda Joanna ense penchant par-dessus la table, lecuistot a-t-il vraiment cuisiné des trucspérimés ?

— Ils se périment demain, c’est toutcomme, répliqua Nina en s’emparantrageusement d’une cuillère pourenfourner un morceau de tarte.

Ils mangèrent en silence, chacunattendant de voir comment Joanna allaitmener la suite de l’entretien. MêmeAthénaïs n’était pas intervenue. Nina seconcentra sur son assiette, qu’elle finiten un temps record, avant d’avaler soncafé.

— Aurais-tu un train à prendre ? lataquina Joanna en soufflant délicatement

sur sa tasse fumante.— Ton aura est extraordinaire, fit

Nina.— Il paraît.— Bon alors, pourquoi me cherchiez-

vous ?— Parce qu’un démon a pris la tête

d’une véritable armée et qu’il chercheMarzhin, répondit doucement Joanna.

— Il ne le trouvera pas, rétorqua Ninaen haussant les épaules, son attitudenonchalante ne trompant pas les quatreautres. Et vous non plus, ajouta-t-elleavec défi.

— T’ai-je dit que dans ma famille,toutes les femmes sont de puissantes

magiciennes ? Nous avons réussi à teretrouver.

— Sauf que je ne vous dirai pas où setrouve Marzhin.

— Nous nous passerons de ton aidealors. Tes parchemins nous y mèneront.Parce que nous savons les décrypter.

— Ils ne vous mèneront pas à lui,murmura Nina.

Joanna pencha la tête sur le côté etétudia la jeune femme qui se tenait faceà elle. Exit la folle furieuse au look deloubarde. Elle avait laissé place à unejeune femme lasse, à l’apparencefragile.

— Tu ne te souviens vraiment pas de

l’endroit où il se trouve, comprit Joanna.— Tu crois que je serais là, sinon ?

demanda amèrement Nina.— Comment es-tu sûre qu’il est

encore en vie ? questionna Adrian,intervenant pour la première fois.

— Ça, je m’en souviens. C’est le resteque j’ai oublié. Ce n’est pas fauted’avoir cherché. J’ai bien dû faire dixfois le tour de la planète pour essayer dele retrouver, mais rien. Rien.

Elle prononça le dernier mot dans unmurmure accablé.

— Pourquoi êtes-vous revenue ici,précisément ? demanda Athénaïs, sonregard gris aiguisé.

— Là ou ailleurs.Nina haussa les épaules à nouveau.— Quelque chose vous y a poussée,

reprit Athénaïs.— J’aime la forêt, répondit Nina, sur

la défensive.— La forêt amazonienne était sympa

jusqu’à ce que les hommes commencentà la détruire, fit légèrement Joanna ensirotant son café.

Pour la première fois, ils virent unpetit sourire éclairer le visage de Nina.

— C’est un environnement un peu trophostile pour moi, répondit-elle. Jepréfère le climat breton.

— Elle s’entendrait bien avec Sélène,

lança Joanna à la cantonade. C’est macousine. Elle aussi vit dans la forêt,expliqua-t-elle à l’intention de Nina.

— Êtes-vous allée en forêt deBrocéliande ? reprit Athénaïs, qui neperdait pas le fil de ses pensées.

— Bien sûr. Dès que les légendes ontcommencé à courir, je me suisprécipitée là-bas. Je n’ai rien ressenti departiculier. J’ai lancé des sorts, procédéà des rituels, mais rien n’a changé.Donc, soit ce n’est pas la vraie forêt deBrocéliande, soit Marzhin ne s’y trouvepas. Et comme ma fichue mémoire neveut pas revenir, je ne risque pas devous aider.

— J’ai bien une idée, pourtant, fit la

vieille dame avec un sourirecompatissant.

— Et après ? Si vous le trouvez, quese passera-t-il ?

Le ton de Nina était empli de crainte etd’espoir.

— Ce qui compte, c’est que Vareck nele trouve pas en premier.

Nina devint soudain blanche comme unlinge. Dragan tendit la main en la voyantvaciller, prêt à la retenir.

— Vareck ? murmura finalement lajeune femme.

— Ce nom... vous dit quelque chose ?demanda Adrian.

Les yeux dans le vague, Nina hocha la

tête. Brusquement, elle se leva etbalança sa chaise à travers la salle enhurlant. Les quelques clients qui setrouvaient encore dans le restaurantdétalèrent tandis que la petite jeunefemme ravageait la salle avec une furieinversement proportionnelle à son allurefluette. Joanna elle-même, qui pouvaitcauser bien des dégâts avec sespouvoirs, en fut impressionnée. Sansjamais cesser de hurler de rage et desouffrance, Nina détruisaitméticuleusement tout ce qui lui tombaitsous la main, vaisselle, meubles,décorations.

— Dagda n’exagérait pas en ladécrivant comme instable, constata

Dragan.Le carnage dura encore plusieurs

minutes. Les employés, qui avaient dansun premier temps trouvé refuge dans lacuisine, s’éclipsèrent à leur tour, jetantdes regards terrifiés à leur patronne. Àprésent, Nina pleurait à chaudes larmeset titubait au milieu des débris de ce quiavait été un sympathique petit restaurant.Joanna s’approcha prudemment,enjambant les restes de meubles etécrasant au passage les morceaux devaisselle éparpillés au sol avant devenir s’asseoir auprès de Nina, quis’était recroquevillée contre un mur.

— Nina, murmura Joanna à l’oreillede l’ange brisé. Tu n’es plus seule.

Les sanglots redoublèrent avant des’apaiser peu à peu. Dragan vint à sontour s’agenouiller devant Nina, sonregard sombre intense et métallique.

— Vareck a assassiné ma sœur, uneâme de lumière, il y a sept cents ans, dit-il. Je ne le laisserai à personne, à moinsque quelqu’un n’ait une raison plusvalable que la mienne de le tuer.

Joanna contempla avec stupeurl’Ankou. Elle savait combien savengeance lui tenait à cœur. Qu’il soitprêt à y renoncer dans l’hypothèse oùNina aurait elle aussi une raison de haïrle démon en disait long sur lui.

— Nina, murmura Joanna. Qui estVareck pour toi ?

L’ange leva la tête pour fixer Dragan,qui la sondait toujours de son regardimpénétrable.

— C’est celui qui m’a torturée et quim’a... arraché les ailes, articula-t-elled’une voix emplie de haine.

Dragan la contempla sans ciller encoreun instant, avant de hocher la tête.

— Il est à toi.Il se redressa et quitta le restaurant

ravagé sans un regard en arrière. Joannabondit sur ses pieds et le suivit,abandonnant Nina aux bons soinsd’Adrian et Athénaïs. La dernière fois,elle avait laissé Dragan partir sanschercher à le retenir, mais cette fois-ci,

elle ne le laisserait pas seul. Dragan avançait au hasard. Peu lui

importait l’endroit où il atterrirait. Enrenonçant à étriper lui-même Vareck, ilvenait de se priver de ce qui avait été saseule raison de vivre. Pourtant, en dépitdu sentiment intense de n’avoir plusaucune raison vraiment valable decontinuer le combat, il ne regrettait passa décision. Pas vraiment. La détressede Nina avait fait vibrer quelque choseen lui. Un ange dépossédé de ses ailesse trouvait amputé d’une part essentiellede lui-même. Lorsque cela résultait d’unchoix, pour vivre aux côtés de celui ou

celle que l’on aime, la perte étaitsupportable, le sacrifice largementcompensé par l’amour partagé. Il avaitvu des anges sombrer dans la dépressionaprès avoir perdu une partie de leursailes, détruites à jamais lors de combatscontre les démons. Ne plus pouvoirvoler, ne plus être un ange à part entière,sans pour autant avoir de raison derevenir à la vie mortelle, était ce qu’il yavait de pire. Et Nina n’avait eupersonne pour la soutenir dans cetteépreuve, même si cette situationdécoulait d’un choix de sa part. Iln’aurait pas agi différemment à sa place.Continuer à vivre au milieu d’anges auxailes parfaites aurait été insupportable.Lui aussi aurait choisi l’exil.

Il sentait la présence de Joannaderrière lui, mais pas une seule fois il nese retourna. Il n’avait pas envie deparler, pas envie de lire la compassiondans le regard franc de la jeune femme.Il poursuivit sa marche à grands pas,résistant tant bien que mal à l’impulsionqui le poussait à déployer ses ailes et àvoler sans but.

Le visage de sa sœur passait etrepassait devant ses yeux, tandis qu’ils’efforçait de se convaincre qu’illaisserait Vareck à Nina s’ils letrouvaient ensemble. Tasia avait été unejeune fille lumineuse et joyeuse, àl’existence protégée, comme toute jeuneboyarina[19] de son époque. Personne

n’aurait osé lui manquer de respect, depar son statut social, mais aussi parceque son frère avait la réputation de semontrer féroce quand il s’agissait d’elle.Tasia, du moins, avait connu une mortrapide. Elle n’avait pas vraiment eu letemps de comprendre ce qui lui arrivait,de souffrir, tandis que le démon aspiraitsa belle âme vive. Mais Nina était restéeplusieurs mois aux mains des démons.Qu’avait-elle vraiment subi durant sacaptivité ? Pour la première fois depuissept cents ans, Dragan se prit àremercier le ciel que Tasia soit morterapidement. Aider Nina à mettre la mainsur Vareck et à se venger serait le moyenpour lui d’honorer la mémoire de sasœur. Tasia avait été une personne d’une

générosité telle que c’était exactementce qu’elle l’aurait encouragé à faire sielle avait été là. Nina était encore envie, même si c’était une vie largementincomplète, et méritait de pouvoirrepartir le cœur plus léger.

Dragan s’arrêta finalement. Il étaitsorti depuis longtemps du village et setrouvait à présent en pleine campagne,sur un chemin peu emprunté à en jugerles nombreuses herbes qui l’avaientenvahi. Il mit les mains dans les pochesde son jean et se plongea dans lacontemplation d’un pré où passaient desvaches. Joanna se plaça à ses côtés ets’appuya contre la barrière quidélimitait le pré.

— Parle-moi d’elle, demanda-t-elledoucement.

Elle n’exigeait pas. C’était une simpledemande. Dans ses yeux caramel,tournés vers lui tandis qu’elle posait lajoue sur ses bras croisés sur la barrière,on ne lisait ni curiosité malsaine nicompassion larmoyante. Joannas’intéressait sincèrement aux gens. Et cetinstant, elle s’intéressait sincèrement àsa sœur.

— Elle s’appelait Anastasia, réponditDragan en s’appuyant à son tour contrela barrière. Je l’appelais Tasia. Elleavait seize ans quand elle a étéassassinée. Je l’ai pratiquement élevée,car nos parents sont morts l’un après

l’autre l’année de mes vingt ans.Il tourna la tête vers elle, brusquement.— Émilie me fait penser à elle, bien

souvent. Tasia avait le même type depersonnalité, cette façon de se faireaimer simplement pour ce qu’elle est,d’attirer les regards en entrant dans unepièce et d’amener le sourire sur lesvisages.

Joanna hocha la tête. Elle aussitraquerait sans relâche le démon quitoucherait un seul cheveu de la tête de sasœur. Et elle n’était pas sûre d’êtreassez forte, assez noble, pour renoncer àsa vengeance au profit d’une autrepersonne, même si cette personneméritait amplement cette vengeance. Le

sacrifice de Dragan n’en prenait queplus de valeur à ses yeux.

— Sous tes airs de pitbull, tu esquelqu’un de bien, dit-elle.

Il se crispa visiblement et elle sourit.— Tu ne sais pas comment réagir aux

compliments, constata-t-elle avec unepointe d’amusement dans la voix.

— En général, les archanges ont plutôtune liste de reproches longue comme lebras à me faire, rétorqua Dragan.

— Et je suis sûre qu’ils sont mérités.Il grogna en guise de réponse.— Comment fais-tu pour toujours

réussir à apaiser les situations les pluslourdes ? demanda-t-il en la

contemplant. Tout à l’heure, avec Nina,et maintenant ici, avec moi.

— Je suis magicienne, ne l’oublie pas.Et même si je n’ai pas un pouvoird’empathie comme Émilie, je suissensible aux changements d’humeurs,comme je le suis aux changements dutemps. L’atmosphère se modifie defaçon subtile dans les deux cas.

Dieux, qu’il aimait cette femme !Dragan n’aurait jamais imaginé un jourressentir un tel désir mêlé de tendresse.Elle le désarmait, l’apaisait, le poussaità éprouver des choses qui lui étaientinconnues ou oubliées depuis longtemps.Elle pencha la tête pour le dévisager etson sourire s’épanouit.

— Là par exemple, l’atmosphère vientde changer, j’en ai des papillons dans leventre.

Dragan se détacha lentement de labarrière, sans la quitter des yeux. Elle setourna de façon à ce que la rambarde setrouve dans son dos, faisant face àl’ange qui venait de combler la distanceentre eux. Il posa les mains de chaquecôté de ses épaules, prenant appui sur labarrière et l’emprisonnant ainsi de songrand corps. Sous son t-shirt, lesmuscles ondulaient, témoignant de saforce. On aurait dit un fauve, tout degrâce et de puissance contenue. Draganse pencha et son souffle effleura le lobed’une oreille juste avant qu’il ne le

prenne délicatement entre ses dents pourle mordiller, puis il passa la langue surla légère morsure, arrachant à la jeunefemme un long frisson d’anticipation.

— J’ai envie de toi, murmura-t-ild’une voix rauque tout contre sa joue,qu’il parsemait de légers baisers,descendant peu à peu jusqu’à sa bouche.

— Je l’avais deviné, répondit Joannad’une voix légèrement haletante enposant ses mains sur le torse de sonamant, éprouvant sous ses doigts lerelief de ses abdominaux. Changementd’atmosphère, tu te rappelles ?

Ses mains semblaient mues par unevolonté propre. Elle les laissa glisserjusqu’à la ceinture du jean avant de les

passer sous le t-shirt, qu’elle relevapour mieux savourer le contact du ventremusclé de son compagnon.

— Plus bas, susurra Dragan encontinuant à lécher et mordiller sa peau,à la base de son cou, à l’endroit sisensible où la nuque rejoignait l’épaule.

Le rire léger de Joanna se transformaen soupir et il lui fallut quelquessecondes pour faire bouger ses mains,tant elle appréciait les attentions del’Ankou. Délaissant les abdominaux,elle descendit à l’entrejambe et constataà travers le jean la force de son désirpour elle. Dragan eut un grognementrauque quand elle plaça la paume autourde la bosse formée par son érection. Il

donna un petit coup de hanche. Joannaparvint à défaire le bouton et à baisserla fermeture éclair.

— Tu ne portes rien en dessous ?s’exclama-t-elle lorsque son sexe raidede désir jaillit à la rencontre de sesdoigts de fée.

— Non. Ça te plaît ? murmura Draganen poussant légèrement sa verge dans samain.

— Mmmm... finalement, tu as un pointcommun avec Kieran, le taquina Joannaen refermant les doigts autour de lui.

— Et comment sais-tu ça ? grondaDragan, cessant de l’embrasser pour lacontempler d’un regard noir étincelant.

— J’étais avec Thaïs et lui quand ilsont fait des courses pour la premièrefois après avoir levé le sort qui lemaintenait à l’état de fantôme. Il a toutpris, sauf les sous-vêtements, répondit lajeune femme avec un large sourire. C’estle fiancé de ma cousine, rappela-t-elleavec une pointe de sérieux, un légerreproche dans la voix.

Dragan hocha la tête et abaissa d’ungeste brusque les bretelles de son top,exposant ainsi la poitrine menue nichéedans un écrin de dentelle bleue. Joannaferma les yeux et soupira de plaisirquand il posa les lèvres juste au-dessusdu tissu. Elle entreprit de faire aller etvenir sa main de haut en bas sur le sexe

de Dragan tandis qu’il repoussait le tissuqui lui barrait encore l’accès à son sein.Sa bouche chaude vint se refermer sur lapointe tendue. Il passa le bout de lalangue sur le téton, arrachant un frisson àla jeune femme, qui resserra sa prise surlui. Très vite, elle comprit qu’il se calaitsur le rythme de sa main sur son sexe.Lorsqu’elle accélérait ses caresses, ilaccélérait aussi. Quand elle accentuait lapression, il en faisait autant, mordillantle téton ultra sensible. Faire l’amour nusdans l’océan à la seule lueur de la lunelui avait semblé être le summum del’érotisme, mais à présent, l’idée qu’ilsétaient là, habillés de pied en cap, à sedonner du plaisir, lui faisait revoir sonopinion.

Sur une impulsion subite, elle sedégagea, arrachant une protestation à sonamant. Il se tut cependant lorsqu’elles’agenouilla devant lui, levant ses yeuxbruns vers lui pour le mettre au défi dela contrarier. Il caressa ses cheveuxavant de poser les mains sur la barrièrederrière elle. Joanna sourit et reportason attention sur sa verge. Une gouttetranslucide couronnait le bout velouté,qu’elle lécha délicatement. Elle avaitplacé les mains sur les cuisses deDragan et elle sentit les muscles frémirsous ses paumes. Taquine, elle laissa salangue courir de haut en bas avant deremonter et de poser les lèvres sur legland. Dragan avait la tête baissée,

appuyé à présent de tout son poids sur labarrière, regardant le bout de son sexedisparaître entre les lèvres de Joanna.Elle fit tournoyer sa langue autour,longuement, l’effleurant parfois du boutdes dents.

— Essaies-tu me tuer ? demandaDragan d’une voix méconnaissable sanscesser de la regarder jouer avec lui.

— Tu tiens vraiment à ce que je teréponde ? fit la jeune femme en sereculant pour le fixer.

— Non. Tu as d’autres choses à faireavec cette jolie bouche.

— C’est bien ce que je pensais.Il lâcha un râle lorsqu’elle le reprit et

commença à sucer, fortement. Il se raidittotalement, luttant contre l’envie d’alleret venir. Il bascula les hanches, et elle leprit plus profondément, sans cesser dejouer de sa langue enchanteresse.Incapable de résister, il donna des coupsde reins et elle ne s’y opposa pas, sespetites mains fraîches le caressant enrythme. Il ne lui fallut pas longtempspour amener Dragan à la jouissance.

Joanna se recula et passa la langue surses lèvres, ravie de l’effet qu’elle avaitsur lui. Elle se releva et vint se lovertout contre le grand guerrier qui en cetinstant paraissait complètement sonné. Ill’enlaça et la berça comme si elle étaitla chose la plus précieuse qui existe et

elle savoura le moment. Déposant unbaiser au creux de son cou, elle leva latête.

— Les autres doivent nous attendre,dit-elle enfin, regrettant de ne paspouvoir prolonger l’interlude.

— Au diable les autres ! réponditDragan avec emportement.

Joanna éclata de rire et rajusta sesvêtements malmenés, masquant sapoitrine si tentante au regard affamé deDragan.

— Je n’ai jamais été exhibitionniste,reprit-elle, et vois un peu ce que tu mefais faire ! En moins de vingt-quatreheures, on a réussi à faire l’amour deuxfois dehors, au risque de nous faire

surprendre. On continuera plus tard,dans une chambre, dit-elle en sehaussant sur la pointe des pieds poureffacer d’un baiser léger la moue decontrariété de son bel ange.

Il s’empara de ses lèvres pour unbaiser étourdissant, la plaquant contre labarrière. Il venait de jouir, pourtant ilétait à nouveau dur contre son ventre,constata-t-elle.

— Tu ne perds rien pour attendre, fitDragan avec dans les yeux une sombrepromesse.

— J’espère bien, lança légèrementJoanna. Je compte sur toi pourm’emmener au septième ciel.

Ils atterrirent à quelques dizaines demètres du restaurant. Après un regardcirculaire, Dragan leur rendit leurvisibilité. Il ressentit le besoin devérifier une dernière fois sa tenue avantde suivre Joanna à l’intérieur. Il nesouhaitait pas vraiment se retrouversoumis au feu du regard d’acierd’Athénaïs à cause d’une tenuedébraillée, quand bien même la vieilledame avait compris ce qui se passaitentre Joanna et lui.

Adrian, Athénaïs et Nina étaient assisà une table, buvant un thé. Les lieuxavaient été nettoyés. On avait presquepeine à imaginer que moins d’une heureauparavant, la salle semblait avoir été

dévastée par un troupeau d’éléphantsenragés.

— Grand-mère, tu as joué à MaryPoppins[20] ? lança joyeusement Joannaen s’installant.

— Nous n’avions pas grand-chosed’autre à faire en vous attendant,répondit la vieille dame en haussant lesépaules.

— Il y a beaucoup de questions restéesen suspens, fit Dragan d’un ton neutre. Ilva falloir nous raconter, Nina.

— Je sais, répondit la jeune femme,qui semblait avoir recouvré son sang-froid et ses esprits. Je promets de neplus m’emporter comme je l’ai fait. Celafaisait longtemps que je n’avais pas

perdu les pédales à ce point. Mais jesuis prête. Si Vareck est de retour, il fauttout faire pour l’éliminer.Définitivement.

— De retour, souligna Athénaïs. C’esttoute la question. Pourquoi avoir attenduplus de trois mille ans pour tenter des’emparer du pouvoir de Marzhin ? Oùétait-il durant tout ce temps ?

— Dans la dimension démoniaque,expliqua Nina. Je l’y ai renvoyé grâce àun sort de bannissement. Je ne sais plusprécisément les mots que j’ai utilisés,car j’étais à moitié folle de douleuraprès qu’il m’a arraché les ailes, mais jeme rappelle que je voulais qu’il retournelà-bas, et surtout, que je voulais faire en

sorte qu’il ne puisse plus en sortir. Lesort a dû s’affaiblir avec le temps, cequi explique qu’il ait pu repasser leportail malgré tout.

— Nous avons besoin d’en savoirdavantage sur lui si nous voulons ledétruire une bonne fois pour toutes.

Dragan se pencha en avant pour fixerl’ange brisée. Une expression étrangepassa sur le visage de Nina, viteremplacée par une détermination sansfaille. Elle hocha sèchement la tête.

— Je vais vous raconter.

Chapitre 16

Nina parut réfléchir un instant, mais

Dragan était pratiquement sûr que c’étaitun moyen pour elle de retarderl’inévitable. Raconter son histoiredouloureuse était sans doute la dernièrechose qu’elle souhaitait.

— Vareck n’est pas un démon comme

les autres, commença enfin la jeunefemme. Il a toujours fait preuve debeaucoup plus d’ambition que lecommun des démons. C’est pour cetteraison qu’au lieu de tuer Marzhin, il estdevenu son apprenti.

L’annonce fit l’effet d’une bombeparmi ses auditeurs.

— Quoi ? s’exclama Adrian, tandisque Dragan sursautait violemment.

— Mais comment Marzhin a-t-il puaccepter de prendre un démon commeapprenti ? s’indigna Joanna.

Nina leva une main impérieuse quiramena le silence, instantanément.

— Il ignorait que Vareck était un

démon. Il ne l’a découvert qu’au boutd’un long moment, après lui avoir déjàenseigné bien des choses.

— Et bien, le pauvre n’a pas eu dechance avec ses apprentis, marmonnaDragan.

Nina eut un bref sourire.— Au moins, le suivant était un ange

protecteur, fit-elle avec humour.Son visage redevint grave.— Ce n’est que lorsque Vareck a tenté

de le tuer pour s’emparer tout à la foisde son âme et de ses pouvoirs queMarzhin a découvert la vérité à sonsujet. Peu après, les anges apprenaientson existence et m’envoyaient pour

veiller sur lui. À mesure que le tempspassait, les attaques de démons sefaisaient de plus en plus nombreuses etviolentes, ce qui a fini par mecontraindre à révéler ma vraie nature. Jecrois qu’il se doutait déjà de quelquechose. Nous étions devenus... trèsproches, comme vous le savez sansdoute.

Personne ne parla, mais de discretssignes de tête vinrent confirmer qu’ilsétaient au courant de la liaison entreMarzhin et Nynève.

— Lorsque les archanges m’ont retirémon rôle de protectrice de Marzhin,nous avons décidé de fuir. J’étais prête àme couper les ailes pour lui, fit Nina

avec nostalgie. Mais il m’a conseillé deles conserver, car il voyait parfois deschoses sur l’avenir, et il disait que jepourrais en avoir encore besoin. Jepensais qu’il s’inquiétait pour rien, maisà mesure que le temps a passé, je mesuis rendu compte qu’il avait hélasraison. Ce n’étaient pas des archangesque nous devions nous méfier, les sortsde Marzhin les tenaient à distance, nousmasquant à eux.

— Je me demande comment lesdémons pouvaient vous retrouver alorsque les anges en étaient incapables,intervint Dragan.

— Vareck a été un bon élève. Il avaitparfaitement retenu les leçons de son

mentor. Nous parvenions à garder unelongueur d’avance, mais il n’était jamaisloin derrière. Ce qui nous a contraints àrevenir vers les anges pour leurdemander leur aide.

Nina s’interrompit à nouveau et baissala tête. Joanna tendit la main et la posasur celle de la jeune femme en un gestede réconfort.

— Le combat fut terrible. Tellementde morts, souffla l’ange, le regard hantépar des visions du passé. Vareckprogressait constamment, je le voyaisavancer à travers le champ de bataille,écartant les anges qui s’interposaientavec une facilité déconcertante. Marzhinavait utilisé tellement de magie qu’il

n’avait pour ainsi dire plus d’énergie enréserve. Je n’aurais jamais imaginé quecela puisse se produire, je l’avaistoujours cru invincible.

— Même les plus puissants d’entrenous peuvent se trouver vidésmomentanément lorsque nous usons etabusons de nos pouvoirs sur un courtlaps de temps, confirma Athénaïs.

— Et Vareck qui arrivait. Il n’étaitplus qu’à quelques pas. Marzhin étaitassis à terre, il s’était effondré aprèsavoir repoussé une dernière attaque desdémons, c’est tout juste s’il étaitconscient. Jamais il n’aurait pu tenir têteà Vareck dans ces conditions. J’étaismoi aussi trop fatiguée pour espérer

l’emporter dans un combat contre lui, etles autres anges n’étaient guère enmeilleur état. Vareck, lui, avait conservétoutes ses forces en prévision de cetassaut final, il avait envoyé ses troupesfaire le travail pour lui. Il arborait unsourire triomphant, certain d’avoir gagnédéjà.

Dragan ne pouvait qu’imaginerl’expression du démon. La même sansdoute que lorsqu’il s’était emparé deTasia. Ses poings se serrèrent de fureur.

— J’ai alors tenté la manœuvre de ladernière chance, un sortilège sur lequelnous avions travaillé, Marzhin et moi,mais que je n’avais encore jamais eul’occasion de mettre en pratique. Vareck

a dû sentir que quelque chose sepréparait, car il s’est mis à courir versnous, mais lorsqu’il est arrivé à notrehauteur, il était trop tard. Marzhin avaitdisparu. Le démon était furieux. Il aordonné à ses sbires de s’emparer demoi. J’étais trop faible, surtout aprèsavoir lancé ce sort, pour lutter. Je croisque j’ai perdu connaissance.

Évoquer ces moments d’extrêmetension fatiguait Nina. Elle tremblaitlégèrement et cherchaitimperceptiblement le contact rassurantde la main de Joanna.

— Vous souvenez-vous du sortilège ?s’enquit Athénaïs, comme Nina reprenaitson souffle.

La jeune femme secoua la tête, voulutparler, dut prendre une nouvelleinspiration.

— Quelques bribes seulement, avouaNina. C’est comme si mon esprit avaitbloqué tout ce qui aurait pu permettre àVareck de parvenir à Marzhin.

— C’est sans doute cela, affirmaJoanna avec un sourire. Tu l’aimais etton esprit a fait en sorte que tu continuesà le protéger en dépit de tout.

— Oui.Les yeux de Nina s’emplirent soudain

de larmes.— Parce que, les dieux me

pardonnent, si je m’étais rappelé,

j’aurais tout révélé à Vareck !Elle enfouit son visage dans ses mains,

les épaules secouées de sanglots.— La douleur, balbutia-t-elle. La

douleur était insupportable, je n’arrivaisplus à penser à autre chose qu’à cela, età la peur aussi. J’ai cru devenir folle. Jele suis devenue, d’ailleurs. Je le suistoujours.

Elle se redressa, eut une longueinspiration tremblante puis essuya sesyeux d’un geste rendu maladroit par sadétresse.

— Lorsque j’ai repris conscience,j’étais épinglée à un mur.

L’exclamation des deux anges

l’interrompit brièvement.— Oui, comme ces papillons que

collectionnent certaines personnes,confirma la jeune femme avec un sourireamer. C’était douloureux, maissupportable. Je ne pouvais pas bouger,pas sans déchirer mes ailes. Si j’avaissu ce qui m’attendait, je l’aurais fait.C’est alors que Vareck est revenu. Il acommencé par petites touches, en tirantune plume de temps à autre et en jouantavec, sous mes yeux. C’est à peine plusdouloureux que d’arracher quelquescheveux. Ça l’est davantage en revanchequand on arrache une pleine poignée. Cefut l’étape suivante. Il me posait encoreet toujours la même question : « Où est

Marzhin ? ».Nina avait-elle conscience qu’elle

avait baissé la voix jusqu’à la rendreaussi grave que celle d’un homme pourimiter l’intonation du démon ?

— Je lui riais au nez, persuadée quel’on viendrait à mon secours. À mesureque le temps passait, la situation estdevenue de plus en plus intenable etl’espoir d’être délivrée s’amenuisait. Ila commencé à taillader au couteau, àbrûler. Je n’avais plus de voix à forcede hurler. J’ai vraiment cru m’êtredéchiré les cordes vocales, ajouta-t-elle,en portant une main à sa gorge, commesurprise que sa voix fût intacte. J’étaisdéjà à moitié folle de douleur et de

fièvre, je délirais. Et les souvenirs sedérobaient. À ce moment-là, j’étaisprête à lui dire ce qu’il voulait savoir,mais j’en étais incapable. Et puis... ilm’a arraché mes ailes.

Un violent frisson secoua Nina. Sesmains étaient glacées sous les doigts deJoanna, qui entreprit de les frotterdoucement pour les réchauffer, faisantappel à sa magie.

— J’ai hurlé comme jamais, etbrusquement, les mots me sont montésaux lèvres. J’étais comme en transe, lesmots se déversaient sans que j’aiebesoin d’y réfléchir. Vareck a disparu etj’ai vu la panique s’emparer des autresdémons présents. L’un d’eux a crié «

Elle l’a banni ! Elle l’a banni ! » avantde s’enfuir. Il craignait sans doute quej’en fasse autant avec lui.

Nina les regarda tristement.— Après cela, mes souvenirs sont

confus. Je me rappelle vaguement denouveaux cris, et un ange aux ailesimmenses se penchant au-dessus de moiavec un regard horrifié. Et alors qu’ilvenait à mon secours, moi, je l’ai haïd’avoir encore ses belles ailes quand lesmiennes n’étaient plus qu’un amas deplumes sanguinolent au sol.

Un pli amer marqua sa bouche.— Avant Vareck, j’étais un ange bon.

Je ne connaissais ni la colère, ni lahaine, ni la jalousie. Il a suffi d’un

démon pour me transformer en ce que jesuis aujourd’hui.

— Une femme forte qui a survécu àl’enfer, décréta Athénaïs d’un ton sansréplique.

Dragan lui jeta un regard approbateur.Pour une fois, il était d’accord avec elleet n’éprouvait pas le besoin de luirabattre son caquet. Nina semblaitébranlée par cette réaction. Sans doutes’attendait-elle, après ces aveux, à desreproches ou à du mépris pour ressentirces émotions indignes d’un ange.

— Les parchemins, murmurafinalement Adrian. Il y en a descentaines. Si tu n’y parles pas du lieu oùse trouve Marzhin, qu’y dis-tu ?

— J’ai consigné des moments de notrevie, parce que j’avais peur de lesoublier aussi. À mesure que le tempspassait, j’avais l’impression que toutcela n’était pas vraiment arrivé, que jel’avais rêvé. Je doutais de messouvenirs, craignant que mon esprit neles ait inventés. Je me disais que sij’écrivais tout cela, j’en garderais unetrace, que je n’oublierais pas vraiment.Je notais les choses comme elles mevenaient, fébrilement, dans l’urgence,sans chercher à les ordonner. Desrecettes de potions, des sortilèges, sesmaximes, ses enseignements. Et parceque je ne voulais pas que quelqu’un demalintentionné puisse s’en emparer, j’ai

codé mes écrits afin d’être la seule àpouvoir les décrypter. Puis est venu lemoment où je n’ai plus supporté d’êtreentourée d’anges compatissants. Surtoutd’anges dotés d’ailes. Je n’étais plusvraiment un ange à part entière, et masanté mentale était si précaire que l’onne pouvait plus me confier aucunemission auprès des âmes de lumière.J’ai voulu d’abord m’isoler, puis j’aichoisi de carrément disparaître.

— Jusqu’à aujourd’hui, fit doucementJoanna.

— Jusqu’à aujourd’hui, confirma dansun soupir Nina.

Un silence s’établit entre eux, chacunplongé dans ses pensées.

— Nous allons prendre les problèmesun par un et les résoudre, décrétasoudain Athénaïs en se levant. Lepremier concerne votre santé mentale.J’ai l’habitude de voir ma maisonravagée par mes descendants, et celle-ci– elle désigna du menton sa petite-fille –n’est pas la dernière, mais il n’est pasquestion que je joue encore les MaryPoppins.

— Je ne comprends pas, balbutiaNina.

— Vous allez venir vous installer aumanoir Kergallen, bien sûr. Ainsi, vousserez protégée et entourée. Vous neserez plus seule, dorénavant, ajouta plusdoucement Athénaïs.

— Et à propos de sa… santé mentale ?s’enquit délicatement Adrian. Quecomptez-vous faire ?

— Je vous expliquerai en voiture,répondit Athénaïs.

— Nous rentrons, donc ? demandal’ange blond.

— Non, pas tout de suite. Nous devonsaller en forêt de Brocéliande.

— Marzhin n’y est pas, rappela Nina,quelque peu perdue.

— Nous nous occuperons de Marzhinplus tard, balaya Athénaïs. Vous êtesnotre priorité.

— Oh, grand-mère, que ferions-noussans toi ? sourit Joanna, qui venait de

comprendre les intentions de la vieilledame.

— Ce serait l’anarchie chez lesKergallen, rétorqua Athénaïs en sedirigeant vers la sortie.

— Ah, parce que ce n’est pas déjà lecas ? souffla Dragan, arrachant un petitrire à Joanna et Adrian.

L’après-midi était déjà très avancé

lorsqu’ils parvinrent à destination. Ils nes’attarderaient guère en Brocéliande,quelle que soit la beauté des lieux, carAthénaïs, à peine descendue de voiture,confirma après une courte incantation

qu’il n’y avait pas trace de Marzhin.Après s’être assurés que personne ne lesobservait, les deux hommes masquèrentleur petit groupe aux regards indiscrets.Nina eut un mouvement de recul lorsqueDragan déploya ses ailes noires ets’avança vers elle.

— Je ne suis pas sûre de pouvoir faireça, dit-elle d’une voix étranglée parl’angoisse.

— Essayons, proposa l’Ankou. Sic’est trop pénible, alors nous irons defaçon traditionnelle.

— D’accord.Malgré ses réticences, on sentait que

Nina mourrait d’envie de profiter decette occasion incroyable de voler à

nouveau, même si ce n’était pas par sespropres moyens.

— Comment vas-tu faire, Joanna ?demanda-t-elle en constatant qu’Adrians’apprêtait à décoller avec Athénaïs.

— Regarde, sourit la jeune femme encommençant à forger l’air.

— Propulse-toi et agis sur les courantsune fois en hauteur, conseilla Dragan.

Joanna, concentrée, acquiesça avant decommencer, prudemment, à s’élever.Elle vacilla à plusieurs reprises,grimaçant, puis réussit à se stabiliser.

— Tu es toi aussi une magicienne, dit-elle à Nina, qui souriait en admirant sestentatives. Si tu peux manipuler les

éléments, tu pourras sans doute volerseule à nouveau.

— Ce serait merveilleux, soupiraNina, les yeux brillants soudaind’espoir.

— Dépêchons-nous de rejoindre ledragon, suggéra Dragan.

Nina s’accrocha fermement à son couet ils vinrent se poster à côté de Joanna.

— Avoue que tu aimes bien le tyranqui me sert de grand-mère, le taquinaJoanna comme ils se mettaient en route.

— Je n’avoue rien du tout.Les deux jeunes femmes échangèrent

un sourire complice. Si Nina rayonnaitlittéralement, savourant ce premier vol

depuis plus de trois millénaires, Joannay prit moins de plaisir, car elle devaitencore se concentrer pour manipuler lescourants d’air, qui changeaient parfoisde façon inattendue, et éviter des’écraser lamentablement au sol.Lorsqu’elle aurait suffisammentd’entraînement, ce serait fabuleux defendre les airs ainsi, songea la jeunefemme.

Ils ne tardèrent pas à rejoindre Adrianet Athénaïs.

— Où sommes-nous ? demanda Ninaen regardant autour d’elle, perplexe.

— À la Fontaine de Barenton, réponditJoanna.

Ils étaient au cœur d’une clairière.

Dragan fronça légèrement les sourcils.En guise de fontaine se trouvait plutôtune source d’eau, aux côtés de laquellese dressait un gros bloc de pierre.S’approchant, l’ange noir constata quedes bulles semblaient se former depuisle fond de la source.

— Plusieurs légendes sont attachées àcette source, expliqua Joanna en venants’agenouiller à ses côtés pour passer lamain dans l’eau. L’une d’elles raconteque c’est ici que Merlin et Viviane sesont rencontrés, ajouta-t-elle en levantles yeux vers Nina.

Celle-ci secoua négativement la tête,le sourire aux lèvres.

— Une autre légende prétend que les

bulles montrent que la fontaine rit etexauce les vœux secrets des visiteurs.On raconte également que verser son eausur ce bloc de grès, appelé aussi Perronde Merlin, provoque un terrible orage.

— Inutile quand on t’a sous la main,rétorqua Dragan.

Elle rit en lui lançant quelques gouttesdu bout des doigts, avant de se redressersouplement.

— Il y a une dernière croyance, qui estexacte, reprit Athénaïs. L’eau de cettesource guérit la folie.

Les yeux de Nina s’éclairèrent, àprésent qu’elle comprenait enfin le butde l’expédition. Elle baissa la tête,contemplant la source qui murmurait à

leurs pieds.— Que dois-je faire ? demanda-t-elle,

déterminée.— Vous allez puiser dans vos paumes

jointes un peu d’eau et la boire tandisque je réciterai une incantation. Je veuxque vous la répétiez dans votre esprittout en buvant cette eau. Une fois celafait, vous la direz à haute voix par troisfois en secouant vos mains pour rendre àla source les gouttes qui y restent.

— Trois. Un nombre porteur de magie,approuva Nina en s’agenouillant devantl’eau et en la contemplant avec unmélange de crainte, d’espoir et devénération.

Nina leva ses mains et les tint uninstant au-dessus de l’eau, avant de lesplonger résolument. La voix d’Athénaïss’éleva, claire et résonnant étrangement.Dragan comprit que la magicienneconvoquait les forces de la nature, enappelait au pouvoir de l’eau magiquepour guérir le mal qui affligeait Nina.Nina à son tour répéta l’incantation àtrois reprises, insufflant à sa voix savolonté, de plus en plus ferme à mesurequ’elle s’enhardissait. L'air autour d'ellesembla vibrer légèrement avant deredevenir parfaitement immobile.

Essuyant ses mains sur son jean, lajeune femme leva la tête vers eux et leuroffrit un large sourire empli de sérénité.

— Je sens que quelque chose a changéen moi, dit-elle. Je me sens... apaisée.

— Tu ne seras plus sujette à ces crisesde colère violentes, approuva Joanna enlui tendant la main pour l’aider à serelever.

— Mais je n’ai pas retrouvé lamémoire, déplora Nina.

— Chaque chose en son temps,répondit Athénaïs. Maintenant, rentrons.Demain, nous franchirons un obstacle deplus. Et bientôt, Vareck sera vaincu.

La conviction qui animait la vieilledame glissa sur chacun d’entre eux,s’insinuant dans leurs esprits. Oui,songea farouchement Dragan, ce n’était

plus qu’une question de temps avant queVareck ne soit éliminé. Et ce jour-là, ilserait aux premières loges.

Chapitre 17

L’orage grondait. Ce n’était pas

Joanna qui provoquait cette agitationnocturne, Émilie le savait. Nonseulement sa sœur était visiblementsereine en ce moment, mais en plus,sachant que les Ankous étaient dehors,jamais elle n’aurait risqué de

transformer son ange noir en rat mouillé! Que cet homme distant et grognon soitcelui qui fasse battre le cœur de safantaisiste de sœur avait de quoisurprendre. Ils étaient aux antipodes l’unde l’autre, pourtant ils étaientparfaitement assortis. Émilie ressentaitla puissance des émotions de Draganchaque fois qu’il se trouvait encompagnie de Joanna. Cet hommel’aimait à la folie, même s’il parvenaitencore à le masquer aux yeux des autres.Émilie sourit : c’était tout ce qu’elleavait toujours souhaité pour Joanna, celaseul suffisait à rendre Dragansympathique à ses yeux. Ses sentimentsétaient d’une force et d’une intensitéincroyables, Émilie s’en trouvait

étourdie si elle ne se fermait pas à cetteexplosion de passion.

Avec Adrian, la jeune femme sesentait plus apaisée. Adrian nedissimulait rien de ce qu’il éprouvait àson égard, mais c’était un sentimentdoux, qui l’enveloppait comme un coconrassurant. Au milieu du maelstromd’émotions diverses et variées quiagitaient en permanence la familleKergallen, Adrian faisait figure d’île detranquillité. Bien que le feu couve sousses airs angéliques !

Un éclair zébra le ciel, illuminant lapièce, suivi d’un claquement de tonnerrequi fit sursauter Émilie. Elle détestait lesorages, depuis toujours. Lorsqu’elle

était enfant, ce n’était pas dans le lit deses parents qu’elle courait trouverrefuge, elle se faufilait dans la chambrede sa sœur et venait se blottir contreelle, avec la certitude qu’elle necraignait rien, que Joanna la protégerait.Un nouveau grondement la fit frissonner.Quand le tonnerre explosa, Émilie rejetale drap qui la recouvrait et se glissa enhâte hors de sa chambre et traversa lecouloir. Elle tapa doucement à la porte,n’osant pas entrer sans s’annoncer. Lebattant s’ouvrit quelques secondes plustard. Joanna, en pantalon de pyjama etdébardeur, sourit en la découvrant sur lepas de sa porte.

— Pourquoi ne suis-je pas surprise ?

demanda-t-elle, taquine, comme Émilieentrait.

Émilie eut un petit rire, tandis qu’ellesse blottissaient sous le drap, face à face.

— Éloigne tes pieds glacés de mesjambes ! protesta Joanna.

Joueuse, Émilie tâtonna pour mieuxpresser ses orteils froids contre sa sœur.S’ensuivit une lutte sous le drap,accompagnée de rires et de petits cris.

— Ça fait longtemps qu’on n’a pasdormi ensemble, sourit Émilie une foisle jeu terminé.

— Je ne suis pas sûre de le regretter,s’exclama Joanna. Je me rappelle que tuprenais toute la place, je finissais

pratiquement par terre !— Le lit est plus grand, ça devrait

aller.Un éclair illumina brièvement la

chambre. Joanna souriait.— Tu es trop vieille pour avoir encore

peur de l’orage, se moqua-t-elle.— Avec toi, je n’ai plus peur, dit

doucement Émilie.Un silence s’installa, seulement

troublé par la pluie qui, à présent,tombait dru.

— Je ne t’en ai jamais voulu, Jo,reprit-elle.

Joanna ne fit pas semblant de ne pascomprendre à quoi elle faisait allusion.

— Moi, je m’en veux.— Nous étions des enfants. Si tu avais

volontairement projeté ce buffet sur moi,j’aurais pu t’en tenir rigueur, mais tu asjuste perdu le contrôle. Et ça ne s’estplus jamais reproduit.

— Heureusement ! s’exclama Joanna.J’ai tout fait pour que ça n’arrive plus.

— Justement. Tu as travaillé dur pourmaîtriser ton don, tu en as fait quelquechose de beau. Tu l’utilises à bonescient.

— Grand-mère a été un professeurintraitable.

— Tu as été ton pire professeur, Jo.Tu es plus intraitable encore que grand-

mère quand il s’agit de tes pouvoirs. Etc’est pour cela que j’ai confiance en toi.

— Rappelle-moi pourquoi nous avonscette conversation ? demanda Joanna,qui tentait de contenir son émotion.

— Nous aurions dû l’avoir il y alongtemps, déjà.

— Sans doute, répondit Joanna aprèsun silence.

— Tu te rappelles, cette nuit où tu asfait danser les éclairs, pour moi ? souritÉmilie.

— Tu avais tellement peur de l’orageque je me suis dit que c’était le meilleurmoyen de te rassurer. Quel âge avais-tu? Quatre ans ?

— Presque cinq. Tu étais déjà trèsdouée, à l’époque.

— En toute modestie... oui !Elles rirent.— J’aimerais que tu fasses danser les

éclairs pour moi, cette nuit, fit soudainÉmilie.

Elle sentit la réticence de sa sœur àcette idée.

— Allez, Jo, l’encouragea-t-elle.C’est facile, pour toi.

— D’accord.Elles bondirent hors du lit et quelques

minutes plus tard, elles se retrouvaientdans le couloir, habillées à la va-vite.

— J’ai l’impression d’être une ado quirejoint son petit copain en catimini,gloussa Émilie.

— Rassure-moi, tu n’as jamais fait ça? s’exclama Joanna.

— Bien sûr que si. Tu me vois commeune petite fille sage, mais je te garantisque si on commence à comparer, je suissûre que je fais aussi fort que toi auniveau des bêtises.

— Chiche, la défia Joanna ens’immobilisant dans l’entrée.

— Quand j’avais quinze ans, Gwenn etmoi avons passé l’après-midi à éplucherl’annuaire pour appeler des restaurantset réserver avec des noms démentiels.

— Démentiels ?— Grossiers. Madame Débile étant

sans doute le plus soft.— Et alors, ça a marché ?— Mais oui ! C’était d’ailleurs

tellement facile que nous sommespassées à la vitesse supérieure. On acommencé à appeler des gens au hasardpour leur annoncer qu’ils avaient gagnéune grosse somme d’argent avant de leurdonner une adresse où se rendre pourretirer le lot. Quand j’y repense, j’aihonte, les pauvres !

— Je n’arrive pas à y croire,marmonna Joanna, abasourdie. C’estGwenn, qui a eu cette idée ?

— Non, c’est moi, répondit fièrementÉmilie. Arrête de me voir comme unepetite fille modèle, Jo. Je suis uneKergallen, après tout.

Elle sursauta comme un nouveau coupde tonnerre retentissait et se rapprochainstinctivement de sa sœur. Émiliedépassait Joanna, pourtant en cet instant,elle se sentait redevenir une petite fille.La jeune femme sourit.

— Il est temps d’aller faire danser leséclairs, décréta Joanna en prenant lamain de sa sœur et en l’entraînant horsdu manoir.

Émilie rit en constatant que la pluie neles touchait pas. Elle tombait autourd’elles, mais Joanna la contrôlait pour

qu’elle ne les mouille pas. Une foisarrivées à l’angle du manoir, elles semirent dos au mur et Joanna leva lesmains. Retenant son souffle, Émilieregarda sa sœur agiter les doigts, commeun chef d’orchestre, dirigeant les éclairspour les façonner. Joanna étaitmagnifique en cet instant, tandis qu’elledéployait son pouvoir. Elle aimaitmanipuler les éléments, les plier à savolonté. Concentrée, mais sereine, elleirradiait. Elle commença par des figuressimples puis les complexifia à mesureque le temps passait. Les spiraless’enchaînèrent, avant que des formesapparaissent sous le regard fascinéd’Émilie. Elle sourit en voyant sedessiner la silhouette d’un ange, ailes

déployées, puis une triskèle[21] suiviede notes de musique.

— C’est tellement beau, soufflaÉmilie.

— L’orage est presque terminé, ditJoanna en dissipant sa dernière figure.

— Je regrette de n’avoir pas pris lacaméra, soupira Émilie.

— Une prochaine fois.Émilie sourit : détendue, Joanna

s’amusait à présent à faire danser lesgouttes de pluie. Elle utilisait sa magieen sa présence sans craindre de lablesser, et elle était prête àrecommencer. Une douce euphorieenvahit la jeune femme.

— Tu n’aurais pas pu nous éviter deprendre une douche ? fit une voixmasculine.

Dragan et Adrian émergèrent del’ombre. Joanna réprima à grand-peineun éclat de rire en les voyant, trempés,les cheveux collés sur leur crâne.

— J’évite d’interférer dans lesphénomènes naturels, sourit Joanna. Jeveux bien m’amuser un peu avec lesorages et les tempêtes, m’arranger pourqu’il ne pleuve pas le 14 juillet, mais jene me risque pas à bouleverser l’ordrenaturel. Ce serait dangereux.

— C’est dommage qu’elle ait une telleéthique, se moqua Émilie. Je ne seraispas contre un beau grand soleil et des

températures clémentes tout l’été.— Tu peux toujours déménager pour la

Côte d’Azur, riposta Joanna en luidonnant un coup de coude.

Ce fut tout naturellement que chacunedes deux sœurs se coula près de soncompagnon pour regagner le manoir. Ilsne cherchèrent pas à se cacher pourentrer dans les chambres.

— Tu as utilisé ta magie en présenced’Émilie, fit Dragan en se débarrassantde ses vêtements trempés.

— Oui.Joanna secoua la tête, comme si elle

ne réalisait pas vraiment ce qu’elle avaitfait.

— Elle adorait ça, quand nous étionsenfants.

— C’était joli, ces petitesmanipulations des éclairs.

— Tu les as vues ?— Impossible de les rater, sourit

Dragan. On les voyait de loin, et je croismême qu’un ou deux automobilistes sesont arrêtés pour les admirer.

— Je faisais déjà ça quand j’avaissept ans. Émilie aimait que je luiorganise des « spectacles ».

— Si jeune ?— J’étais douée.— Tu avais déjà un côté artiste.

Joanna, qui revenait avec uneserviette, s’arrêta.

— Je n’y avais jamais pensé. Je... jecrois que j’ai occulté tout ça pour negarder en mémoire que cet accidenthorrible, dit-elle après une hésitation.

— Heureusement, ta sœur est plusfutée que toi sur le sujet.

Faisant mine d’être indignée, Joannalui lança la serviette, qui atterrit sur letorse de l’Ankou sans qu’il fasse ungeste pour s’en saisir. Il s’étaitdébarrassé de tous ses vêtements et setenait nu devant elle, sans chercher àdissimuler le désir qu’il éprouvait. Leregard de Joanna parcourut ce grandcorps sculpté, s’attardant sur les

tatouages, avant de s’avancer d’un paslent, une lueur langoureuse dans lesyeux.

— Un jour, il faudra que tu poses nupour moi, dit-elle en suivant du bout desdoigts les arabesques noires. J’aimeraiste peindre. Te sculpter aussi. Tu es trèsbeau Dragan.

— Tu n’en veux qu’à mon corps, fitDragan dans une tentative ratéed’humour, sa voix rauque trahissant sondésir.

— Bien sûr. Quoi d’autre ?Joanna sourit avant de poser les lèvres

sur son torse. Les mains de Dragans’activèrent sur ses vêtements, quirejoignirent les siens au sol, alors que la

jeune femme s’ingéniait à le rendre fou.Impatient, il saisit à pleines mains lesfesses de Joanna pour la soulever. Toutnaturellement, elle noua les jambesautour de ses hanches, tandis qu’ilavançait jusqu’à l’appuyer contre unmur. Il se glissa en elle, savourant lachaleur de son fourreau se contractantautour de lui, et commença à se mouvoir,lentement, sans quitter le visage deJoanna du regard. Les yeux dans lesyeux, ils laissèrent leurs corps lesamener au sommet du plaisir.

Joanna inspira profondément en

descendant de voiture. Elle avait

l’impression qu’on venait de lui ôter unpoids.

— J’ai la sensation d’être libre aprèsune période de captivité, dit-elle àDragan, qui attendait en silence à sescôtés.

— Je comprends.Joanna avait décidé de retourner

s’installer à An Tour Tan.L’effervescence qui régnait enpermanence au manoir avait fini paravoir raison d’elle. Elle n’aspirait plusqu’à s’isoler. Dragan était soulagé luiaussi d’échapper à toute cette agitation.Trop de monde, trop de bonne humeur,trop de rires. Il était quasimentimpossible de se retrouver seul, là-bas,

chaque pièce semblait grouiller demembres de la famille, sans compter lesanges qui avaient élu domicile aumanoir. Pour le solitaire qu’il était,c’était devenu difficilement supportable.

— Tu entends ça ? demanda Joanna enfermant les yeux.

— Quoi donc ?— Le calme !— Pas de tempête en vue ? s’enquit

l’Ankou en la regardant.— Si je peux passer quelques heures

dans mon atelier pour peindre, çadevrait aller. Créer me détend si bienque je n’éprouve même plus le besoin deprovoquer une tempête.

Joanna souriait d’anticipation etDragan la contempla sans mot diredurant quelques secondes. Voilà unefacette de sa personnalité qu’il neconnaissait pas. Il avait vu lamagicienne des éléments, féroce quandil s’agissait de défendre les siens, lachipie taquine, la rebelle à l’autorité,l’amante sensuelle... en cet instant,c’était la Joanna artiste, déjà partie dansson petit monde. Il émanait de son auraune douceur pleine de vibrations tandisqu’elle grimpait vivement les marches.Après avoir libéré Filou de sa cage detransport, elle s’engouffra dans sonatelier sans même un regard derrièreelle, pressée de se mettre à l’œuvre.

Dragan la regarda disparaître et décidade profiter de son absence pour sepromener autour du phare.

La zone était vraiment isolée, constatal’Ankou. C’était exactement le genred’endroit qu’il pourrait choisir si un jouril décidait de se trouver un pied-à-terreméritant le nom de foyer. Pour lemoment, il se contentait d’une maisonsans charme, sans style, dans laquelle iln’avait fait aucun effort de décoration.C’était un lieu où dormir et manger entredeux chasses. Dragan avait choisi un litet un canapé confortables, un grandécran dernier cri. Hormis cela,l’ameublement était des plus spartiates.Le congélateur était rempli de plats

préparés qu’il sortait pour les réchaufferau micro-ondes, le frigo débordait debières qu’il savourait en rentrant demission. Il ne connaissait même pas sesplus proches voisins, ayantvolontairement opté pour une maisonperdue au milieu d’un grand terrain malentretenu. Bien sûr, il aurait pu retournerà Gwenwed, comme la plupart de sesconfrères, mais la dimension angéliqueétait bien trop... angélique, pour lui. Ils’y rendait de loin en loin, par nécessité,jamais par plaisir.

Lorsqu’il rentra, Dragan déambulasans but dans le phare. Il était évidentque Joanna avait aménagé son nid avecsoin. C’était un foyer, et le contraste

avec sa propre demeure, si froide etvide, le frappa. Il n’avait jamais été dugenre à se plaindre ou à se lamenter surson sort, mais Dragan devait reconnaîtreque s’il ne faisait que transiter par cettemaison, c’était aussi parce qu’il ne s’ysentait pas chez lui. Il ne se sentait nullepart chez lui, en vérité. Chez lui, c’étaitcette maison qu’il possédait autrefois enRussie et qu’il partageait avec sa sœur.

Dragan s’absorba dans lacontemplation d’une grande photoreprésentant la jeune générationKergallen. Chacun y était allé de sa plusbelle grimace, Corentin remportant sansconteste la palme avec ses yeuxexorbités et sa bouche tordue. Joanna

louchait, Azilis tirait la langue et Thaïséchouait lamentablement, rattrapée parun fou rire qui illuminait son visage.Sélène, nota-t-il avec amusement, tenaitune fausse araignée (du moins supposait-il qu’elle était fausse) juste devant levisage d’Émilie, qui manifestait uneffroi très convaincant. Quant à Josselin,il avait tout simplement mis un dentierde vampire et faisait mine de vouloirattaquer Morgane. Cette phototémoignait de l’affection et de lacomplicité qui unissaient les membresde cette famille atypique. Dragan songeaavec nostalgie qu’il ne possédait aucunportrait de Tasia. Il se rendait chaqueannée sur sa tombe, renouvelant sonserment de la venger. Que lui dirait-il,

cette année, quand viendrait la datefatidique ? Il avait renoncé à savengeance au profit de Nina et il savaitque sa sœur, si douce et généreuse,aurait approuvé cette décision. Ilespérait pouvoir enfin lui annoncer queVareck était mort, qu’il ne pourrait plusnuire à une âme de lumière.

La sonnerie d’un téléphone, quelquepart dans le phare, tira Dragan de sespensées moroses. La voix de Joannas’éleva, sans qu’il saisisse le sens deses paroles. Quelques instants plus tard,la jeune femme apparut au sommet desescaliers.

— Thaïs et Kieran s’invitent à mangerce soir, dit-elle joyeusement.

— Eux aussi cherchent à échapper àl’invasion ?

— Je crois que oui, s’amusa Joanna.Ils se chargent des courses, ma chèrecousine se porte volontaire pours’occuper du repas en échange de monhospitalité. Ensuite, nous nous isoleronsentre filles pour un essayage de sa robede mariée. Vous, les garçons, pourrezvous affaler devant la télé pour regarderle match de foot.

— C’est un cliché, ça, tu en esconsciente ? demanda Dragan.

— Il y a des bières au réfrigérateur,ajouta la jeune femme, mutine.

— Tu sais parler aux hommes.

— Je hais la Coupe du Monde,grimaça Joanna. Parfois, on se fait unesoirée entre filles ici pendant que cesmessieurs s’extasient devant des typespayés des millions pour courir après leballon. On regarde des comédiesromantiques en mangeant des bonbons eten se vernissant les ongles.

Dragan grommela quelque chosed’incompréhensible, provoquant un éclatde rire de la jeune femme.

— J’ai des toiles à livrer, tum’accompagnes ? reprit Joanna.

— Tu ne sors pas sans escorte, tu terappelles ?

— Si Corentin était là, il proposerait

sans doute qu’on regardeBodyguard[22].

Ils passèrent une bonne demi-heure àenvelopper soigneusement les peinturesde Joanna avant de les charger dans lecoffre de la voiture. La plupartreprésentaient des paysages typiquementbretons. On sentait l’amour de l’artistepour sa région dans chaque touche depeinture, dans le choix des couleurs, desnuances, dans le soin apporté aumoindre détail. Un travail qui avait dûnécessiter une patience et uneconcentration absolues.

— Je te rassure, murmura Joanna, lesnus que je ferai de toi resteront ici.

— C’est gentil.

— Je suis égoïste. Hors de questionque quelqu’un d’autre profite duspectacle.

Ils furent accueillis à la petite galeried’art comme des stars. La propriétairede la galerie devait visiblementbeaucoup à Joanna, dont les œuvres sevendaient comme des petits pains.Dragan eut un nouvel aperçu des nuancesde la personnalité de la jeune femme :intraitable, elle négocia âprement sonpourcentage. Il déambula en attendantque la discussion prenne fin, gardantnéanmoins une oreille sur laconversation, fasciné par la façon dontJoanna, avec humour et gentillesse,poussait la galeriste dans ses

retranchements, jusqu’à obtenir cequ’elle voulait. Ils repartirent un momentplus tard, Joanna de toute évidence trèssatisfaite d’elle-même.

Chapitre 18

La cuisine d’An Tour Tan embaumait.

Avec l’efficacité d’un général menantses troupes, Thaïs distribuait ses ordres.Kieran, Joanna et Dragan s’exécutaientpromptement et sous la houlette de lapetite rousse, le repas avait pris forme.

Ils n’avaient été que de simples commis,épluchant, taillant, mixant, tandis que lachef se chargeait des préparationsdélicates. Personne n’avait remis cettehiérarchie en cause, car il était viteapparu que Thaïs était la seule à savoirréellement cuisiner. Filou, ayant comprisle risque encouru à demeurer dans lapièce, avait trouvé refuge à l’étage.Joanna avait cependant lancé le pari desavoir combien de temps il résisterait àl’appel de la gamelle.

— Pas question que tu touches à masauce ! s’exclama Thaïs en se postantdevant le plan de travail pour barrer lepassage à sa cousine.

— Je peux quand même préparer une

vinaigrette ! protesta Joanna.— Tu ne sais même pas faire cuire un

œuf, riposta Thaïs.— Alors là, tu exagères !— Sois honnête, Jo, les plats que tu

cuisines se comptent sur les doigts d’uneseule main, la taquina Thaïs. Et les platstout prêts que tu sors du congélateurpour les mettre à réchauffer ne comptentpas.

— Je sais faire des crêpes, en bonneBretonne.

— Alléluia, nous sommes sauvés, nousne mourrons pas de faim, ironisa Thaïs.

— N’insiste pas, Jo, intervint Kieran,la déesse de la cuisine a parlé, et s’il y a

une chose que j’ai comprise, c’est qu’ilvaut mieux ne pas la contrarier sur cesujet. À Noël, elle m’a offert un livreintitulé La Cuisine pour les Nuls.

— Mes crêpes sont excellentes,s’obstina Joanna.

— Les miennes aussi, susurra sacousine.

— Les miennes sont meilleures.Kieran...

— Ah non ! s’exclama l’Écossais. Pasquestion que je joue les juges dans unconcours culinaire entre vous deux, j’aitrop à perdre.

— Pourquoi ça ? demanda sacompagne, un petit sourire narquois sur

les lèvres. Tu adores les crêpes,pourtant.

— C’est bien simple : si je déclare tescrêpes gagnantes, la vengeance deJoanna sera terrible. Tu sais qu’elledéborde d’imagination. Tu n’as pasenvie d’épouser un homme diminué,n’est-ce pas, lass ?

— Certes, admit Thaïs. J'aime autantque tu sois en pleine forme et enpossession de tous tes moyens !

Dragan eut une pensée pour l’exd’Azilis. Toujours furieuse, Azilisn’avait pas demandé à sa cousine delever le sort qu’elle lui avait jeté.

— Et si jamais j’annonce que lescrêpes de Joanna sont les meilleures, je

me retrouverai à dormir sur le canapé.— Le canapé ? répéta Joanna, amusée.— La dernière fois que Thaïs et moi

avons eu un désaccord, elle m’a claquéla porte de la chambre au nez et m’a criéà travers le battant que le canapén’attendait que moi, expliqua Kieran.

— Comme si tu y étais resté plus dedix minutes, sur ce fichu canapé,grommela sa fiancée en faisant mine dese concentrer sur sa sauce.

— Que veux-tu, j’ai repensé à ce quis’y était passé pendant que nousregardions les Visiteurs. C’étaitinhumain de rester là, tout seul..., souritKieran.

— Et... que s’est-il passé pendant quevous regardiez les Visiteurs[23] ? titillaJoanna.

— Je te laisse deviner, riposta sacousine avec un sourire qui ne laissaitaucun doute sur la nature de ce qui avaiteu lieu sur le fameux canapé.

Ayant tacitement convenu que Kieranne pouvait arbitrer ce duel, les deuxcousines se tournèrent d’un mêmemouvement vers Dragan. Elles setrouvaient côté à côte, plantées dans uneattitude similaire, mains sur les hanches.À les voir ainsi, petites, menues etravissantes, on aurait eu du mal àimaginer qu’elles puissent être aussiredoutables. Pourtant, il n’y avait pas à

s’y tromper, la preuve en était les deuxhommes qui, bien que les dépassant d’aumoins deux têtes et leur rendantplusieurs dizaines de kilos, se pliaient àleurs demandes... ou tentaient de s’ysoustraire avec diplomatie !

— Ne comptez pas sur moi !s’exclama Dragan en levant les mains ensigne de reddition.

— Tu as peur de finir sur le canapé ?se moqua Kieran.

Dragan lui jeta un regard noir qui nesembla pas émouvoir particulièrementl’ancien fantôme. Au temps pour lasolidarité masculine.

— Moi aussi, je sais lancer des sorts,glissa Thaïs.

— Ne jamais se mettre entre deuxfemmes rivales, conclut Kieran. Laisse-les se débrouiller ou trouver un autrepigeon.

— Je vote pour un autre pigeon,approuva Dragan. Ça pourrait êtreamusant.

Dragan avait déjà une petite idée dupigeon en question. Corentin ne pourraitjamais refuser l’opportunité des’empiffrer ! La perspective avaitquelque chose de réjouissant.

Les deux filles secouèrent la tête enéchangeant un regard désabusé. Draganétait le premier surpris de se découvrircapable de s’intégrer au petit groupe

comme s’il en faisant partie depuis uneéternité. Il était évident que les deuxcousines étaient très proches. Bien quese chamaillant comme deux sœurs, ellesne perdaient pas une occasion de s’allierquand il s’agissait de trouver unevictime commune. Kieran parvenait àtirer son épingle du jeu face à ces deuxchipies promptes à se liguer contre luipour le taquiner sans merci. Dragan étaittoujours mal à l’aise en présence decouples, pourtant Kieran et Thaïsréussissaient à ne pas s’enfermer dansleur bulle de béatitude amoureuse, touten multipliant de discrètes marquesd’attention l’un envers l’autre. En tempsnormal, Dragan fuyait ce genre de petiteréunion familiale ou amicale. Quand il

ne pouvait faire autrement, il serencognait quelque part dans l’ombre,tâchant de se faire oublier, avant departir dès que l’occasion se présentait.Autrement dit, les invitations s’étaientraréfiées, les autres anges ayant comprisque c’était peine perdue que de vouloirle sociabiliser. Cela lui convenaitparfaitement. C’était le prix à payer pourêtre tranquille.

À bien y réfléchir, seul Adrian osait letaquiner parfois, et encore, avecprudence. Dragan n’était pas homme àtolérer que l’on se moque impunémentde lui et il ripostait par les poings. Cetteattitude avait vite découragé, là aussi,les téméraires. Il acceptait pourtant sans

broncher les taquineries de ces trois-làet se surprenait à y répondre, àparticiper.

Thaïs, les deux mains protégées pardes gants de cuisine, ouvrit la porte dufour. Une fumée brûlante s’en échappa etavec elle un arôme des plus alléchants.La jeune femme sortit un lourd plat dontKieran s’empressa de la débarrasser.Dragan nota avec amusement que si,dans un premier temps, le Highlanderavait employé la télékinésie, très vite, ils’empara d’un torchon pour s’en saisir.Le regard noir de sa fiancée lui avaitrappelé combien elle détestait que l’onutilise la magie au quotidien.

— Et voilà ! lança Kieran en déposant

le plat sur la table.— On croirait presque que c’est lui

qui l’a préparé ! se moqua Thaïs enprenant place à table.

— J’ai épluché les patates, riposta sonfiancé.

— Croyez-moi, si vous ne voulez pasfinir empoisonnés, évitez les créationsculinaires de Kieran McDougall.

— Ça y est, elle va reparler de mesfraises au sel, soupira l’interpellé,fataliste.

— C’est toi qui en parles, pas moi,mon chéri.

Dragan devina que sous la table, leursmains se nouaient, tandis qu’ils

échangeaient un regard complice. Lerepas se déroula sur le même modependant un bon moment, puis laconversation dériva.

— Je ne pourrais pas vivre ici, fitThaïs. C’est si isolé !

— J’adore mon phare, réponditJoanna. Je n’imagine pas vivre ailleurs.Pas de bruit de voiture, seulement celuides vagues, pas de voisins, pas depollution lumineuse la nuit, je peux voirles étoiles...

— Tu n’as jamais peur, toute seule ?— Mais non, sourit Joanna. Tu as

regardé trop de films d’épouvante. Detoute façon, même si un tueur en sériedébarquait armé d’une hache, il n’aurait

aucune chance face à moi ! Ma magiedes éléments réclame que je vive aucontact de la nature.

— Oui, je me rappelle le nombre defois où tu faisais le mur, sous prétexted’aller « respirer un peu d’air frais »,rétorqua Thaïs, mimant les guillemetsavec les doigts.

— J’en avais réellement besoin ! Je nesupportais pas de rester confinée àl’intérieur. Je ne le supporte toujourspas, d’ailleurs.

— Oui, et ce besoin coïncidaitheureusement avec les feux de camp surla plage.

— Tu venais souvent avec moi, fit

remarquer Joanna en se reculant pourmieux s’adosser à sa chaise.

— Il fallait bien que quelqu’uns’assure que tu ne faisais pas de bêtise,argumenta Thaïs avec une mauvaise foiévidente. Tu aurais pu faire demauvaises rencontres.

— Ce n’est pas de ma faute s’il y avaitdes réunions de beaux gosses armés deguitares exactement à l’endroit oùj’avais prévu d’aller. Tu te souviens dece bel Espagnol qui venait chaque étépasser ses vacances dans le coin ?

— Ah, Diego, soupira Thaïs, rêveuse.Il jouait comme un dieu.

— Il était presque aussi beau qu’undieu, renchérit Joanna.

Les deux pestes étaient parfaitementconscientes du fait que Kieran s’étaitrembruni.

— Je me demande ce qu’il est devenu,reprit Thaïs, faisant toujours mined’ignorer son fiancé jaloux.

— Facebook est mon ami, réponditgaiement Joanna. Aux dernièresnouvelles, il est retourné en Espagne etil file le parfait amour avec un certainRicardo. Mignon comme tout, lui aussi,soit dit en passant.

— Quelle perte pour la gent féminine,soupira Thaïs.

Elle se décida enfin à jeter un regardpétillant de malice à Kieran, qui se

contenta de hausser les épaules ensouriant.

Plus tard dans la soirée, les deux filless’éclipsèrent dans la chambre de Joanna,abandonnant les deux hommes au salon.

— Le premier qui s’approche de lachambre, je le transforme en crapaud !menaça Joanna en refermant la portederrière elle.

— C’est une manie, chez les fillesKergallen, de jeter des sorts à ceux quiles contrarient, expliqua Kieran en secarrant dans le canapé. Heureusement,ça ne dure pas trop longtemps engénéral.

Ils s’absorbèrent un moment dans lematch.

— Je n’aime pas le foot, grognaKieran.

— Je préfère le rugby, approuvaDragan.

— Il faudra qu’on s’organise un petitmatch, un de ces jours, avec Josselin, fitKieran. On évitera juste d’en parler auxfilles, sinon elles vont vouloir y assister.

— Ne me dis pas qu’elles agitent despompons en criant des encouragements ?

— Elles en sont capables. Ellesadorent jouer les ravissantes idiotespour mieux asséner ensuite le coup degrâce à ceux qui les sous-estiment. Maisje crains surtout qu’elles demandent àjouer aussi.

Ils échangèrent un regard.— On s’organise ça en toute

discrétion, décréta Dragan.Ils choquèrent leurs bouteilles de bière

avant de revenir au match, surpris de sedécouvrir une complicité masculine.

Dans la chambre, Joanna acheva de

lacer la robe de sa cousine. Thaïs avaitopté pour une robe d’une élégantesimplicité, à la ligne fluide qui mettaiten valeur sa silhouette menue.

— Cette coupe à la grecque te vavraiment à ravir, fit Joanna encontournant sa cousine, prenant garde de

ne pas marcher sur la petite traîne.— Pour rien au monde, je ne voudrais

ressembler à une meringue, sourit Thaïsen se mirant dans la psyché.

Joanna entreprit de relever lescheveux auburn de la fiancée en unchignon élégant avant de s’emparer dufer à friser pour donner forme àquelques boucles. Elle fixa ensuite levoile léger tandis que Thaïs enfilait seschaussures.

— Tu vas faire une mariée sublime,souffla Joanna, retenant à grand-peinedes larmes d’émotion en contemplant sacousine.

— Crois-tu que Kieran va aimer ?demanda anxieusement Thaïs en se

tournant d’un côté puis de l’autre pours’observer sous toutes les coutures.

— Tu porterais un sac à patates, ceserait la même chose, sourit Joanna. Àses yeux, tu es la plus belle. Et danscette tenue, tu es époustouflante.

— C’est bien la peine de payer unefortune pour ma robe de mariée, gloussaThaïs.

— De toute façon, à la seconde où ilse remettra de ton apparition, il n’auraqu’une idée en tête : te retirer cette robe!

Elles rirent, interrompues par degrands cris en provenance du salon. Àen juger les vociférations des deux

hommes, un footballeur avait raté un butfacile. Elles échangèrent un regard avantd’éclater à nouveau de rire.

— Tu te rends compte que l’annéedernière, à cette date, tu me menaçais dedébarquer chez moi parce que tu pensaisque je sombrais dans l’alcoolisme ?reprit Thaïs, amusée.

— Je n’ai jamais aimé Anthony. Tun’as vraiment pas perdu au change.

— Je l’ai croisé avec Laura, il y a unmois, poussant fièrement un landau. Il agrossi.

— Sans doute parce qu’il a voulu semontrer solidaire pendant sa grossesse.

— Elle a retrouvé la ligne, elle,

susurra Thaïs, moqueuse.— Je te promets de veiller

personnellement au programme sportifde Kieran s’il s’avise de se laisser allerpendant tes grossesses. Il va me fairedes pompes et des abdos, je te legarantis, pour conserver son corps dedieu grec, assura Joanna.

— Un bébé, soupira Thaïs en passantune main sur son ventre plat.

— C’est la prochaine étape, en toutelogique.

Elles se regardèrent, les yeux ronds.Adolescentes, jeunes femmes, ellesavaient souvent évoqué leurs futursenfants, imaginant même les prénoms.Brusquement, elles réalisaient que ce

n’était plus juste un vague projet dejeune fille romantique, mais bel et bienune réalité.

— Allez, fit Joanna, sur le ton de laplaisanterie pour dissiper l’émotion,reconnais que c’est agréable defabriquer des bébés !

Elles se laissèrent tomber sur le lit enriant, sans égard pour la robe de mariéeni pour le chaton qui dormait dessus etqui miaula de protestation avant de filerse réfugier sous le matelas.

— Que dirais-tu d’aller respirer un

peu d’air frais ? proposa Joanna une fois

le couple reparti.— Je n’ai pas amené ma guitare, fit

Dragan.— Je suis sûre que quelqu’un

accepterait de nous en prêter une, si onrejoignait un feu de camp.

— C’est ce que tu prévois de faire ?— Non.Joanna éclata de rire. Son aura sembla

exploser en des milliers d’étincelles,éblouissant l’Ankou.

— Je m’imagine bien, au milieu de cesgamins, en train de leur racontercomment ça se passait à mon époque...quelle horreur ! Je suis trop vieille pource genre de chose.

— Je ne trouve pas, fit Dragan enparcourant d’un regard appréciateur sasilhouette harmonieuse.

— Crois-moi, Corentin se chargesouvent de nous rappeler que nousautres, femmes Kergallen, sommes sur lapente descendante, alors que lui a toutela vie devant lui.

— Et personne n’a pensé à lui couperla langue pour avoir la paix ?

— Le sujet revient régulièrement surle tapis, mais de temps en temps, il nousfait vraiment rire, alors il bénéficiechaque fois d’un sursis.

Dragan songea que Corentin seraitdécidément un pigeon parfait pour

départager les crêpes de Joanna etThaïs. Un petit sourire sadique joua surle coin de ses lèvres tandis qu’ilréfléchissait au moyen d’amener le sujetdans la conversation à la premièreoccasion.

Ils empruntèrent un chemin quidescendait au pied de la petite falaisesur laquelle se trouvait An Tour Tan.Dragan se serait attendu à ce qu’il soitplus escarpé, mais il comprit vite queJoanna devait souvent passer par là etavait dû, grâce à sa magie, le forgerselon ses besoins. Ils parvinrent bientôtsur une bande de sable trop étroite pourmériter le nom de plage.

— Il y a un réseau de grottes sous cette

falaise, expliqua la jeune femme.Autrefois, les contrebandiers s’enservaient pour cacher leursmarchandises. C’est une bonne cachette,car à marée haute, la mer envahit unepartie des grottes. La légende prétendqu’elles sont hantées par les âmes deceux qui ont péri en mer et que, si ontend l’oreille, on pourra entendre leursgémissements. Les jours de tempêtes,ces gémissements se transforment encris, pour avertir les imprudents qui sonttoujours en mer du danger encouru.

— Et alors ? Il y a des fantômes oupas ?

— Non, hélas, pas l’ombre d’un seulrevenant. Quand j’ai acheté An Tour

Tan, la première chose que j’ai faite aété de descendre ici pour vérifier si lalégende disait vrai. J’ai été terriblementdéçue.

— La plupart des gens ont peur devivre dans une maison hantée, mais toi,tu réclames ton fantôme personnel.

— Plus maintenant, je ne voudrais pasavoir l’air de copier sur Thaïs !

Les vagues venaient s’échouer endouceur sur le sable. Joanna s’amusa àmodeler l’écume, la transformant enformes et créatures éphémères avant delaisser la mousse retomber dans l’eau.Dragan ressentait son plaisir à user deson don pour une activité aussiinoffensive, créative, même. Le pouvoir

de Joanna, si puissant, pouvait êtredestructeur, mais elle avait réussi à ledétourner à des fins purementartistiques. Constructives.

— C’est Sophie qui a eu l’idée dem’inciter à laisser libre cours à mongoût pour l’art, fit soudain la jeunefemme, comme si ses pensées avaientsuivi le même chemin que celles deDragan. Je cherchais à contrôler mamagie, après l’accident d’Émilie, maisje m’y prenais mal. J’évacuaisbrutalement mon trop-plein d’énergie, jem’appliquais à démolir pierre par pierrede vieux murs, pour mettre à l’épreuvemon contrôle.

— Et Sophie t’a proposé exactement

l’inverse, devina Dragan.— Créer, plutôt que détruire. Je me

voyais un peu comme le vilain petitcanard, dans ma famille, et brusquement,j’ai découvert que je pouvais moi aussifaire quelque chose de bien avec mondon.

— Le vilain petit canard ?— Maman aurait pu devenir médecin.

Elle soigne les gens. Émilie est empathe,ce n’est pas une surprise qu’elle aitdécidé de devenir psychologue, elle litles émotions et les comprend mieux quepersonne. Mon père n’a pas de pouvoir,mais il a lui aussi choisi de se rendreutile, il est pompier volontaire. Mescousines commençaient elles également

à développer leurs dons, mais aucunen’avait le potentiel de destructionmassive qui était le mien. À présent, j’enfais quelque chose de beau.

— J’aimerais te voir travailler danston atelier, dit Dragan. Sur ta sculpturede verre.

— Je travaille toujours seule, réponditJoanna, hésitante.

— Par peur de perdre le contrôle ? ladéfia Dragan.

Ils se tenaient face à face dans ladouceur nocturne, seulement éclairée parla lune. Le bruit lancinant des vaguesemplit le silence qui s’instaura entreeux, quelques secondes durant.

— Je n’ai plus perdu le contrôledepuis l’accident d’Émilie, fit enfinJoanna.

— Mais tu évites de pratiquer ta magietrop près des autres.

— C’est vrai, admit la jeune femme.— Je suis immortel, rappela Dragan.— Tu ne viendras pas te plaindre si tu

te fais brûler, avertit Joanna. Avec un soupir de satisfaction, Joanna

reposa ses outils. L’aube se levait, etelle avait presque terminé sa sculpturede Ravencraft Manor. Passant une maindans ses cheveux, la jeune femme

sursauta en découvrant Dragan assisdans un coin de l’atelier. Elle avaitcomplètement oublié sa présence !

Au début, Joanna s’était sentieempruntée, mal à l’aise. Elle avait dûrecourir à des années de maîtrise de sesémotions pour ne pas laisser filer samagie à la moindre occasion. Peu à peu,cependant, son projet l’avait absorbée,chaque détail était devenu important aupoint qu’elle avait fait abstraction deson visiteur. Un tour de force, tout demême, songea la jeune femme en leregardant extraire son grand corps dufauteuil. La présence de Dragan étaitécrasante, et son atelier, qui luiparaissait si vaste en temps normal, lui

semblait soudain plus étroit.Sans mot dire, l’ange noir vint tourner

autour de la sculpture de verre. Joannasentit une bouffée d’angoisse l’envahir.C’était une réaction habituelle pour elle,chaque fois qu’elle révélait au mondeextérieur l’une de ses créations, elleétait submergée par le doute. Lasatisfaction du travail terminé laissaitplace à l’inquiétude et elle se mettait àobserver son œuvre avec un regardcritique, cherchant – et trouvant – lesdéfauts que les autres ne manqueraientpas de remarquer. Pourtant, à chaquefois, les réactions la surprenaient.

— C’est magnifique, dit Dragan, lafaisant sursauter tant le silence était

profond.Une vague de fierté enfla en Joanna,

aussitôt tempérée par sa tendance àl’autocritique. Bien sûr, Dragan ne luidirait rien s’il n’aimait pas. Il continuaitcependant à tourner autour de lasculpture, s’agenouillant parfois pourmieux examiner un détail, effleurant dubout des doigts une arête...

— Magnifique, murmura-t-il commepour lui-même.

Joanna comprit alors qu’il étaitsincère. Pour un homme comme Dragan,les mots ne venaient pas facilement. Ilexprimait très simplement son ressenti.Pas de fioriture, d’envolées lyriques oude superlatifs à n’en plus finir.

Magnifique. Dans sa bouche, c’était sansconteste un grand compliment. Joanna,mains sur les hanches, contempla ànouveau son travail et hocha la tête ensigne d’approbation. Oui, elle était toutà fait d’accord, c’était magnifique. Lespremiers rayons du soleil qui pénétraientdans l’atelier irisaient le verre, quiétincelait. Ravencraft Manor ressemblaitainsi à un château de conte de fées.Émilie avait un véritable talent deconteuse. Joanna décida de passercommande à sa sœur d’un conte de soninvention pour les futurs enfants deThaïs et Kieran, conte qui se situeraitdans la sculpture de verre. Un sourireillumina son visage.

— Que dirais-tu d’aller faire un peude vol libre, avant de prendre un bonpetit-déjeuner ? demanda-t-elle,guillerette, lorsque Dragan se redressaenfin.

— Qui prépare le petit-déjeuner ?s’enquit prudemment l’ange.

— Moi. Quoiqu’en dise Thaïs, je nesuis pas une si mauvaise cuisinière queça.

— Des crêpes, lança Dragan prisd’une subite inspiration.

Joanna éclata de rire et ouvrit en grandune des verrières.

Chapitre 19

Nina regrettait la présence rassurante

de Joanna. La magicienne rousse étaitrepassée brièvement au manoir en find’après-midi, mais elle travaillait cesoir-là et elle s’était éclipséerapidement en compagnie de l’angesombre. Leur départ s’était fait sous les

rires. Des bruits d’explosions lesavaient accueillis comme ils setrouvaient dans l’entrée. Dragan avaitbondi aussitôt, dague en main, prêt à sebattre... Corentin, l’inévitable Corentin,était bien sûr à l’origine de ce boucan,faisant éclater des pétards.

— Je hais le 14 juillet, avait grommelél’ange en rengainant son arme.

— Moi, j’adore, avait lancé Joanna enpassant devant lui. J’aime tous les joursfériés.

— L’avantage avec Joanna, c’estqu’on est sûr d’avoir un temps dégagépour le feu d’artifice, avait souri la bellebrune toujours entourée d’animaux –Sélène, si Nina ne se trompait pas.

Rendez-vous ce soir sur la falaise pourvoir celui du village ? avait-elle ajouté àla cantonade, s’attirant des réponsesenthousiastes.

L’Ankou avait simplement grognéavant de précéder Joanna jusqu’à lavoiture. Il y avait des étincelles entreces deux-là, songea Nina en portant sabière à la bouche pour avaler unegorgée. Il y en avait aussi entre Adrianet la jolie blonde lumineuse, Émilie.Sans parler du feu d’artifice entre lacousine rousse de Joanna et son druideécossais.

Toute la tribu était rassemblée, et Ninaaurait été incapable de reconstituerl’arbre généalogique des Kergallen tant

ils étaient nombreux. Et bruyants. Etjoyeux. Un élan de nostalgie l’envahit :elle n’avait jamais vraiment connu lajoie d’avoir une famille unie et aimante.Marzhin lui avait, durant une trop courtepériode, fait ressentir le bonheur d’êtreaimée ainsi, de former une famille. Ninarepoussa fermement ces souvenirsdouloureux. Ce n’étaient pas ceuxqu’elle voulait voir rôder à la lisière deson esprit. Ceux qui comptaient étaienttoujours inaccessibles, et Athénaïsn’avait pour le moment pas découvertd’incantation susceptible de les raviver.Nina lui faisait cependant confiancepour trouver une solution : Athénaïsavait réussi en quelques heures à peine àlui rendre la paix de l’esprit, chose

qu’elle avait été incapable d’accompliren plus de trois mille ans !

La cousine rousse de Joanna vints’effondrer en s’éventant sur une chaiseà côté de Nina. Lorsque son imposantcompagnon voulut s’approcher, elle luifit signe de la main de rester où il était.Au grand amusement de Nina, il obéit,sans pour autant cesser de couver lajeune femme d’un regard possessif.

— C’est l’amour fou, sourit Nina.— On se marie dans deux semaines,

pour Lugnasad[24], lança en riant lajolie rousse. Je m’appelle Thaïs, ajouta-t-elle. Et mon fiancé, Kieran.

— J’avoue que j’ai du mal à retenir

les noms de tout le monde, admit Nina.— Trouve des surnoms, suggéra avec

entrain Thaïs. C’est une spécialitéfamiliale. Ici, quand les membres de lafamille veulent taquiner Kieran, ilsl’appellent Monsieur Chocolat. Il m’enveut à mort d’avoir raconté à mescousines certaines choses où il estquestion de lui et de chocolat.

— Je suis sûre que si tu t’y prendsbien, il ne t’en veut pas longtemps.

Thaïs eut un petit rire malicieux.— Crois-moi, je m’y prends très bien,

dit-elle avec un clin d’œil.Elles rirent de conserve, et Nina se

sentit plus détendue.

— Dernièrement, Corentin l’a aussisurnommé MiK, reprit Thaïs.

— MiK ? Quel rapport avec Kieran ?— Pour Man in Kilt, gloussa la rousse.— Je connaissais les Men in Black,

mais je ne serais pas contre un filmintitulé Men in Kilt ! s’esclaffa Nina.

— Ma grand-mère est surnommée laReine-Mère, sa sœur, Sophie, c’est laSiphonnée, reprit Thaïs.

— Je ne crois pas l’avoir rencontrée,réfléchit Nina, sourcils froncés, enessayant de se rappeler le visage deSophie.

— Elle étudie tes parchemins àGwenwed, précisa Thaïs. Tu feras sa

connaissance bientôt, je pense. Elleprédit l’avenir, ce qui explique sonsurnom, car quand elle est assaillie parses visions, elle a l’air d’une folleéchappée d’un asile d’aliénés.

— On s’entendrait bien alors, ironisaNina. Et toi, quel est ton pouvoir ?

— Je lis le passé des objets et parfoisdes gens, en les touchant. Et si je suissous l’emprise d’une émotion trèsviolente, je peux retourner ces souvenirscontre celui qui me les montre. Ce n’estarrivé qu’une seule fois, mais je t’avoueque je n’ai absolument pas envie derecommencer ! L’expérience fut...traumatisante !

— Bien encadrée par des magiciennes

chevronnées, comme les femmes de tafamille, ce serait pourtant un donintéressant, observa Nina. Marzhindisait souvent qu’il ne faut pas briderses capacités, mais au contraire lesrepousser toujours plus loin, dans tousles domaines.

— Si Vareck vient nous enquiquiner,je lui ferai goûter un peu à la douleurqu’il a infligée à ses victimes, décrétaférocement Thaïs, avant de grimacer enregardant l’ange. Pardon. Je parle sansréfléchir.

— Non, la rassura Nina. J’ai imaginédes dizaines de tortures différentes à luifaire subir si je le retrouvais. On peutajouter cette idée-là aux autres. Plus la

palette est étendue, mieux c’est.Thaïs éclata de rire. Et déposa un

baiser sur la joue de Nina, qui réprimaun mouvement de recul tant elle avaitperdu l’habitude de toucher et d’êtretouchée.

— Je sens qu’on va vraiment biens’entendre, dit-elle avec un largesourire. Tu es plus Kergallen que lesKergallen !

— Mais je ne suis pas une Kergallen.Nina se sentit curieusement attristée

par ce rappel. Elle se sentait bien aumilieu de tous ces étrangers.

— La notion de famille est vaste,balaya Thaïs. Il y a les liens du sang, et

les liens du cœur.Elle hésita. Nina haussa un sourcil

pour l’encourager à parler.— Je lis parfois le passé des gens,

répéta Thaïs. Si un jour tu penses êtreprête, je pourrai essayer de lire le tien.De retrouver les souvenirs que tu asenfouis. Je manque de pratique, mais…

— Maintenant, décréta Nina, le cœurbattant.

— Si vite ? s’étonna Thaïs.— Le plus tôt sera le mieux. Si c’est le

moyen de retrouver Marzhin et decontrer Vareck, alors je veux que tufouilles dans mes souvenirs.

— D’accord.

Thaïs se leva et lui tendit la main. Lesdeux jeunes femmes s’éclipsèrent àl’intérieur de la grande maison etmontèrent à l’étage, beaucoup pluscalme.

— J’aurais préféré que Sophie soitavec nous, dit Thaïs en faisant entrerdans une pièce qui ressemblait à unesorte de boudoir. Son don est assezproche du mien, sauf qu’il concernegénéralement des visions de l’avenir.

Thaïs s’empara de deux coussins àl’aspect moelleux sur le canapé et lesposa sur le tapis.

— Je préfère que nous soyons assisespar terre, expliqua-t-elle, parfois lesvisions sont si fortes que je perds

connaissance. Mais ce n’est pas uneraison pour renier le confort minimal,ajouta-t-elle avec un sourire en donnantun petit coup de pied dans l’un descoussins.

Elles prirent place, se faisant face.— Si par malheur je perdais le

contrôle, je veux que tu rompes aussitôtle contact, fit gravement Thaïs enprenant les mains de Nina dans lessiennes. La vision cesseraimmédiatement.

Nina, incapable de parler tantl’émotion lui serrait la gorge, secontenta de hocher la tête. Ce soir peut-être, elle allait enfin retrouver lessouvenirs cruciaux après lesquels elle

courait désespérément depuis silongtemps. En quelques jours à peine,elle avait révélé son identité après dessiècles de clandestinité, recouvré sasanté mentale, découvert l’amitiéchaleureuse d’une famille entière et àprésent, elle allait peut-être retrouver lamémoire.

Thaïs ferma les yeux, se concentra.Nina n’osait pas bouger tandis que lamagicienne plongeait dans son passé. Ily avait des choses qu’elle espérait queThaïs ne verrait pas, bien qu’elle fîtinstinctivement confiance à la jeunefemme pour garder le secret. Lorsque levisage de Thaïs se crispadouloureusement, Nina comprit qu’elle

devait revivre les longues semainesqu’elle avait passées entre les mains desdémons. Très vite, pourtant le visage dela jeune femme se détendit à nouveau.Par moment, un léger sourire flottait surses lèvres, signe que ce qu’elle voyaitétait heureux. Nina se détendit ets’autorisa à son tour à se remémorercertains événements de son passé.

Thaïs avait du mal à trier les souvenirsde l’ange. Plus de trois mille ans de viene pouvaient se résumer à quelquesimages, elles affluaient en nombre dansson esprit. La jeune femme entreprit dese saisir de celles qui paraissaient lesplus marquantes. Il y avait beaucoup dedouleur, découvrit-elle. Solitude,

instabilité, désespoir, culpabilité. La viede Nina n’avait pas été sereine. Thaïsremonta le cours du temps jusqu’àarriver au moment terrible où Ninas’était retrouvée prisonnière de Vareck.Un instant, l’horreur de ce qu’elle avaitvécu faillit avoir raison de laconcentration de Thaïs. Fermement, lajeune femme repoussa ces souvenirssombres. Elle vit Marzhin à travers leregard de Nina. C’était un homme auvisage agréable. Le plus remarquabledans ce visage était ses yeux dorés,emplis de sagesse. Il ne paraissait guèreplus de trente-cinq ans, pourtant ondevinait en lui une somme deconnaissances et de sagacité rares.Même si elle n’avait pu voir l’aura

puissante de son âme vive parl’intermédiaire de Nina, Thaïs en auraitperçu l’étendue.

Là, à la lisière de ces momentsheureux, il y avait des frémissements.Thaïs voulut gratter un peu, mais seheurta à un mur. Derrière ce mur sedissimulaient sans doute des souvenirs.Nina avait-elle volontairement bloquél’accès à des instants par trop intimes,ou s’agissait-il du recoin de son espritoù elle avait enfermé les secretsconcernant le lieu où elle avait cachéMarzhin ? Prudemment, Thaïs explora lamuraille, cherchant une porte, ou unefissure.

— Je ne veux pas que tu ailles voir

ces souvenirs-là, fit soudain la voix deNina, emplie d’angoisse.

— Sais-tu ce qui se trouve à cetendroit ? demanda Thaïs sans ouvrir lesyeux.

— Oui.— D’accord.Elles se turent à nouveau, et Thaïs

s’éloigna, non sans s’interroger sur ceque pouvait cacher Nina. Elle remonta lecours du temps, jusqu’à se retrouver surle champ de bataille. Elle pouvaitpresque sentir l’odeur suffocante dusang. Le sol avait absorbé le précieuxliquide et pris une teinte atroce, tant lesquantités versées avaient étéconsidérables. Les cris, les hurlements,

les sanglots, assaillirent ses oreilles etelle dut inspirer profondément pour nepas perdre son calme. Nynève n’avaitpas quitté Marzhin durant toute labataille, veillant à sa sécurité commel’ange protecteur qu’elle était alors qu’ildéployait sa magie. Après ce qui parutune éternité, les démons furent vaincus etcommencèrent à se replier, tandis queMarzhin, épuisé, s’effondrait. Puis,Vareck s’avança, irradiant desatisfaction et de puissance, conscientque la victoire était à portée de main.Les images firent soudain place à unbrouillard épais qui occulta tout. Thaïs,oppressée, tourna sur elle-même, à larecherche d’une issue. La brume

masquait tout autour d’elle, lui faisantperdre tout sens de l’orientation.

— Nina ? appela-t-elle, angoissée.Rouvrant les yeux, elle plongea dans

le regard de la jeune femme. Nina luiavait lâché les mains et en rompant lecontact, avait permis à Thaïs des’extirper de cette brume.

— Tu ne vois rien, conclut l’ange.— Pour le moment. C’est comme si un

brouillard impénétrable avait été jeté surcette partie de tes souvenirs. Il mefaudra du temps pour le disperser etaccéder à cet instant précis que tu asoublié.

— Pas ce soir, soupira Nina. Tu es

épuisée.Elle avait raison. Comme chaque fois

qu’elle passait un trop long moment entranse, Thaïs sentait la fatigue s’abattresur elle.

— La prochaine fois, j’arriverai plusvite à l’instant voulu, puisque je sais àprésent où chercher, dit-elle avec unsourire.

Elles se relevèrent et remirent lescoussins sur le canapé.

— Je meurs de faim, conclutjoyeusement Thaïs. Allons voir si labande de gloutons qui me fait office defamille nous a laissé quelques miettes àgrignoter !

Nina approuva d’un hochement de tête.Elle n’était même pas déçue de l’issuede leur séance. Ç’aurait été trop beauque Thaïs résolve son problème enquelques minutes à peine. Elle s’autorisaà entrouvrir une porte presque invisibledans le mur auquel s’était heurtée lamagicienne et à jeter un coup d’œilnostalgique au souvenir qu’elle yconservait farouchement. Un souvenirpour lequel elle était prête à mourir. Ouà tuer.

Corentin, les mains en porte-voix,battit le rappel des troupes : l’heure dufeu d’artifice approchait, il était tempspour la bruyante tribu de se rassembleret de se rendre sur la falaise la plus

proche pour admirer le spectacle.Thaïs avait englouti une quantité

impressionnante de nourriture pour unesi petite femme, au grand amusement deses cousines, qui l’avaient taquinée,Azilis lui demandant même si ellemangeait pour deux. Nina s’était tenue àses côtés et avait mangé aussi, bien quede façon nettement plus raisonnable. Lesdeux femmes rejoignirent le groupe etNina, une fois encore, se sentit commechez elle au milieu de tous ces gensextravagants.

Ronan annonça qu’il était l’heure pour

tous de sortir admirer le feu d’artifice.

C’était une tradition au Celtic, le soir du14 juillet, la boîte fermait ses portesenviron une heure. Il y avait bien sûrtoujours quelques protestations, mais lesfêtards se pliaient volontiers à cetterègle.

— Tu sais que par ta faute, je n’ai paseu un seul pourboire, ce soir, se plaignitJoanna en arrivant à la hauteur deDragan, qui avait passé le temps au bar.

— Je ne vois pas en quoi ce serait mafaute ! protesta l’ange. Je ne t’ai pasapprochée de la soirée, malgré l’envieque j’en avais.

— Oh, tu n’as pas eu besoin de venirrouler des mécaniques. Ton regard-de-la-mort-qui-tue a suffi à décourager les

tentatives. Si un regard pouvait tuer, ceserait un bain de sang dans cette salle !

— Tu es à moi, milaya, murmuraDragan en déposant un baiser bref, maisintense sur les lèvres de Joanna,désamorçant en une seconde la colère dela jeune femme.

— Milaya ? reprit-elle.— L’équivalent russe du lass de

Kieran, expliqua Dragan en posant unbras autour des épaules minces de sacompagne et en leur frayant un passageau milieu de la foule qui remontait la ruejusqu’au point de vue le plus dégagé.

Le Celtic était idéalement placé pource genre d’événement, non loin d’unepetite plage. Joanna sourit en repensant à

ce qui s’était passé sur une autre plagequelques nuits plus tôt. Une bouffée dedésir l’envahit et elle se pressa un peuplus étroitement contre le corps muscléde son compagnon. Ils n’avaient pasévoqué les suites de leur relation, mais àen juger le côté possessif de Dragan, cen’était pas juste une passade. Tantmieux, car Joanna n’avait pas non plusenvie d’une aventure de quelques nuits.Il y avait quelque chose chez cet hommequi l’attirait et l’intriguait. Il était...intense, oui intense, dans tout ce qu’ilfaisait, dans chacune de ses paroles.Sous des dehors impénétrables et dursse cachaient des tourbillonsémotionnels, elle l’avait compris. Elle

aimait aussi le fait qu’il ne fasse pasmystère de son attirance pour elle.Même si ça lui avait coûté sespourboires.

Dragan joua des coudes et leurdénicha un petit espace sur un muret depierres, en bordure de la plage, surlequel ils s’installèrent, serrés l’uncontre l’autre. Levant la tête, il constataque le ciel était parfaitement dégagé.Autour d’eux, les commentaires réjouisdes spectateurs, enchantés de pouvoirassister au feu d’artifice en dépit duclimat souvent instable, lui arrachèrentun sourire. Grâce à Joanna, ce soir, descentaines de personnes profiteraientd’un superbe spectacle. Il la serra un

peu plus étroitement contre lui,savourant sa chaleur, sa douceur, et leparfum qui n’appartenait qu’à elle.

— Regarde là-bas, fit la jeune femmeen pointant du doigt une falaise surlaquelle des dizaines de lumièresformaient une longue guirlande. Ce sontles Kergallen. Chacun porte un lampion,à la fois pour s’éclairer au retour etéviter les accidents dus à la pénombre,et parce qu’ainsi ça apporte une toucheféérique.

— Je propose qu’on tente le jeu « Oùest Corentin ? », fit Dragan en riant. Sion observe bien, je suis sûr qu’on vafinir par découvrir un lampion qui bougesans cesse.

Les lampadaires s’éteignirent et unconcert de cris enthousiastes accueillitce signe que le feu d’artifice allaitcommencer. La première fusée fendit lesairs en sifflant avant d’exploser enmilliers de particules lumineusescolorées, bientôt suivie par quantitéd’autres. Mais Dragan y prêta à peineattention, le regard fixé sur le visagesouriant de Joanna. La joie quasienfantine qu’elle affichait valait à elleseule tous les feux d’artifice du monde.

Lorsqu’ils rentrèrent, fourbus, après la

fermeture du Celtic, Dragan et Joannadécouvrirent que si les enfants, Corentin

compris, étaient couchés, les adultes enrevanche étaient toujours debout et enpleine forme.

— Ils sont increvables, soupiraJoanna, désabusée en regardant sesparents danser une gigueparticulièrement vive.

Thaïs et Kieran dansaient en riant, ouplutôt riaient en tentant de danser. Si leHighlander connaissait les pas, cen’était pas le cas de sa fiancée, quis’emmêlait régulièrement les pieds ettombait dans ses bras. Dragan sourit :Thaïs n’était pas si maladroite que cela,mais prenait visiblement beaucoup deplaisir à se laisser aller contre soncompagnon.

Nina était assise, les genouxencombrés d’une tripotée de chatons gristigrés qui ronronnaient. De temps àautre, la jeune femme grimaçait, carFilou pétrissait férocement sa cuisse,toutes griffes dehors.

Les autres anges étaient partispatrouiller, les nuits festives commecelle-ci étant un terrain de chasse idéalpour les démons. C’était aussi une façondélicate de ne pas troubler plus quenécessaire la nouvelle venue. À sescôtés se tenaient les cousines Kergallen,et les rires de la petite banderésonnaient. Nina elle-même souriait, cequi adoucissait ses traits. On auraitpresque pu oublier que, dehors, les

démons rôdaient. Dragan se rembrunit. Iln'oubliait pas, lui, le danger quimenaçait les Kergallen.

Chapitre 20

Vareck examina attentivement le reflet

que lui renvoyait le miroir. Il n’y avaitplus trace des brûlures infligées parcette étrange pluie qui s’était abattue surlui quelques soirs plus tôt, le plongeantdans une souffrance insupportable et leprivant par là même de sa proie.

Un grognement lui échappa. Cefâcheux contretemps l’avait contraint àrester caché dans son repère, à se tordrede douleur et à réprimer sesgémissements. Devant ses subalternes, ilne pouvait se permettre de manifester lamoindre faiblesse. Aux yeux de cessimples d’esprit, il était un seigneur, unroi. Bientôt, il serait un dieu libérateurvénéré. Tous ceux qui lui avaient barréla route d’une façon ou d’une autre leregretteraient amèrement. Ilcommencerait par les anges, bien sûr. Ilavait promis leurs têtes à ceux qui lesuivaient. Déjà, ils se voyaient en traind’investir la dimension angélique, detransformer les eaux de ses rivières en

fleuves de sang, de se repaître des criset des supplications de ces petitsoiseaux sans défense. Vareck avaitconnu un avant-goût de cela desmillénaires plus tôt, lorsque sa premièretroupe avait affronté Marzhin et lapitoyable armée angélique d’alors. Lesouvenir en demeurait vivace dans sonesprit, il savourait encore avecdélectation le triomphe qui avait failliêtre le sien à l’époque. Failli.

Les mâchoires de Vareck se crispèrentde frustration à la pensée de cette garcede Nynève. Comment cette petite angetoute fluette avait-elle pu, à elle seule,faire échouer un plan si minutieusementconçu, si près d’aboutir ? Elle avait

réussi à soustraire Marzhin au derniermoment. Une grimace de dégoût déformale visage du démon.

Mais cette fois-ci, Nynève ne viendraitpas lui mettre de bâtons dans les roues.Il mettrait la main sur Marzhin, et unefois en possession de son immensepouvoir et de son savoir, il pourraitlâcher ses démons sur les anges. Ensuiteviendrait la seconde étape de son plan.Un sourire étira les lèvres minces deVareck : il n’avait pas fini de régler sescomptes. Les anges ne seraient pas lesseuls à se faire surprendre par sanouvelle puissance.

Son second, Albian, entra dans lapièce. Vareck se détourna du miroir

pour enfiler un jean et un t-shirt. Sonbras droit était l’un des démons les plusintelligents et ambitieux qu’il n’aitjamais rencontrés. Mais toute médaille ason revers : Vareck se méfiait d’Albian,qu’il soupçonnait de guetter le bonmoment pour se débarrasser de lui etprendre sa place. Albian savait queVareck savait. Ils cohabitaient donc,distants, mais pour le momentcomplices, sans se départir de leurméfiance.

— Plusieurs démons nous ont signaléune concentration d’anges peu communedans la région, déclara Albian d’un tonneutre.

— Ce n’est pas une surprise,

commenta Vareck. Tant de démons nepouvaient qu’attirer leur attention. Tantqu’ils ne font pas le lien avec notreprojet, nous ne risquons rien, il suffitd’être prudents. Sais-tu s’ils ont unebase sur place ?

— Ils se sont installés dans un manoirisolé, en bordure de l’océan.

Vareck, qui s’apprêtait à se saisir d’unléger blouson, s’interrompit. Il réfléchitun instant puis sourit à nouveau.

— Nos petits démons s’impatientent,dit-il en enfilant sa veste.

— Ils ne tarderont pas à devenirincontrôlables si on ne progresse pasdans nos recherches. La découverte duparchemin les a calmés un moment, mais

ils veulent du résultat.— Les imbéciles, laissa tomber

Vareck, méprisant.Ils étaient immortels ou presque, rien

ne les pressait ! Mais ces démonsminables ne voyaient pas plus loin quele bout de leur nez. Ils voulaient tout,tout de suite, comme des enfantscapricieux. S’il n’avait pas eu besoind’eux, Vareck se serait passé de leuraide. Il était temps de leur donner un osà ronger, pour les occuper et mener sesrecherches à bien. Temps aussi d’allerrendre une petite visite à son traducteurpersonnel pour l’inciter à travailler plusvite.

— On pourrait signaler incidemment à

ces démons où se trouve le nid desanges, suggéra-t-il. Nous ferions ainsid’une pierre deux coups : fournir unedistraction aux démons et éliminerquelques anges au passage.

— Ce qui risque d’attirer encore plusl’attention des anges, fit remarquerAlbian, réprobateur.

Il n’eut pas le temps de réagir. Vareckse jeta sur lui et lui enserra le bras d’unepoigne de fer, contraignant son second àse tordre pour tenter d’atténuer ladouleur. Vareck renforça sa prise,sentant avec délectation l’os sur le pointde se briser.

— Tu n’as pas à exprimer ton opinion,Albian, nous ne sommes pas en

démocratie, siffla Vareck, le nez presquecollé à celui de son subalterne. Tu faisce que je dis, un point c’est tout. Est-ceclair ?

— Limpide, grimaça Albian.La pointe de défi qu’il perçut dans

cette réponse déplut fortement à Vareck.Albian en prenait un peu trop à son aise,depuis peu. Il était temps de rappeler quiétait le maître. Le démon ne cria pasquand l’os cassa net sous la torsionimprimée par Vareck, mais la douleurlui fit enfin baisser les yeux.

— J’attends, fit aimablement Varecken se reculant d’un pas.

— Pardon... Seigneur.

Tête baissée, agenouillé dans uneposture humble, Albian attendit. Sonbras cassé pendait le long de son corps.

— Envoie une petite escouade à cefameux manoir, peu avant le lever dujour, ordonna Vareck. Je veux unmassacre.

Albian murmura son assentiment et seredressa, sans lever les yeux. Vareckétait certain qu’ils brûlaient de haine etque son lieutenant se retenait de se jetersur lui, conscient qu’il n’était pas en étatde gagner un combat les opposant.

— Et Albian...Le démon, qui s’apprêtait à franchir le

seuil, s’immobilisa et se retourna à

demi.— Accompagne-les. Après avoir

remis ton bras en état, bien sûr.La crispation des mâchoires d’Albian

en disait long sur son état d’esprit, maisil inclina la tête en signe d’assentimentet sortit.

Dragan et Kieran descendirent de

voiture et contemplèrent un moment lesvagues qui venaient se fracasser encontrebas de la falaise. Dans ce coin deBretagne, la nature était encore forte,puissante. La région correspondait bienà Joanna, songea Dragan.

— Je n’aime pas l’idée de tous cesdémons qui rôdent sans qu’on puisse lesarrêter, fit soudain Kieran, les mainsdans les poches de son jean. On saitqu’ils se rassemblent, qu’ils sontnombreux, mais on n’en a pas croisé unseul. Ils se cachent et ça me tape sur lesnerfs.

Kieran avait proposé de se joindre auxAnkous pour patrouiller, initiative queNaël avait acceptée avec enthousiasme.Le Highlander ne supportait pas l’idéede rester inactif alors qu’un dangermenaçait sa famille. D’un accord tacite,Dragan et lui avaient décidé de faireéquipe.

— Je préfère aussi un bon combat,

approuva Dragan. La guerre d’usure, cen’est pas mon truc, je n’ai jamais étéquelqu’un de subtil. Mais tant qu’on n’apas localisé Vareck, on ne peut rienfaire à part s’occuper des démons donton croise le chemin.

— C’est pour cette raison que tu n’espas archange, sourit Kieran. Tu es lesmuscles, ils sont le cerveau.

— Ça me va. Je n’ai pas le temps deréfléchir quand je me bats.

— Quand j’étais laird, je devais faireles deux. Emmener mes hommes aucombat tout en sachant que la moindreerreur pouvait leur coûter la vie alorsqu’ils étaient sous ma responsabilité, fitKieran, les yeux fixés sur l’étendue gris-

bleu de l’océan.— Moi aussi.— Tu es Russe, n’est-ce pas ?— Oui. Je faisais partie de la

droujina[25] du prince.Un grognement échappa à Dragan.— Si Vareck avait été un homme

comme les autres, il aurait pu être traduiten justice. La peine de mort n’existaitpas dans mon pays, mais la famille de lavictime pouvait réclamer un combatsingulier et mettre à mort le coupable.Quand j’ai compris que j’avais affaire àdes créatures surnaturelles, j’ai su que jene pourrais même pas vengercorrectement le meurtre de ma sœur.

— Et maintenant, tu as accepté decéder ta vengeance à Nina.

— L’essentiel est d’éliminer Vareck,fit Dragan d’un ton neutre.

— Ne pas me venger de celui qui a tuéma femme et m’a transformé en fantômen’a pas été si pénible que ça, dit Kieran.La vengeance est un sentimentdestructeur qui ne laisse rien une foisaccomplie. Ça ne ramène pas les morts.Il faut remplacer une obsession par uneautre, et Thaïs m’a apporté bien plus quece qu’une revanche aurait pu me donner.C’est une obsession... saine.

Un léger sourire effleura les lèvres del’Écossais.

— Elle te mène par le bout du nez, semoqua Dragan.

— Les femmes Kergallen sontirrésistibles, au cas où tu ne l’aurais pasremarqué, convint Kieran. Ose prétendreque tu n’es pas sensible au charme deJoanna ! S’il n’y avait pas Thaïs, jecrois que c’est elle que j’épouserais.

Une lueur de menace s’alluma dans lesyeux sombres de l’Ankou, provoquant unsourire moqueur chez le Highlander.

Sophie poussa un léger soupir. L’étude

des parchemins de Nynève était uneexpérience riche en leçons. La jeune

femme avait consigné des bribes de savie, au gré de ses pensées, mêlant lamagie, ses réflexions plus intimesconcernant ses sentiments enversMarzhin, les souffrances endurées entreles mains des démons, et la sensationterrifiante de ne plus être à sa placeparmi les anges, sans pour autantpouvoir retrouver une vie humainenormale. Oui, Nynève était folle. Follede douleur. Sophie avait presque touteson existence connu cette impressiond’être aspirée par quelque chose detellement plus grand et effrayant que soi,avait appris aussi à vivre avec le regarddes autres, tantôt compatissant, tantôtméfiant, parfois même franchementinquiet. Dagda était venu l’informer que

l’autre groupe avait réussi à retrouverNynève. Sophie avait hâte de faire laconnaissance de cette femme étonnante.

Nuala était restée sans faillir aux côtésde la vieille dame. Lors d’une pause aucours de laquelle elles avaient bu un théabsolument divin, la jeune ange lui avaitparlé d’elle-même. Nuala était morted’une maladie cardiaque, faute d’unegreffe de cœur. Une fois sa formationd’ange terminée, elle souhaitait seconsacrer à la protection des maladesdans les hôpitaux, ayant appris quenombre de démons rôdaient dans lescouloirs, prêts à s’emparer des âmes delumière des patients. L’idée que desgens qui souffraient déjà perdent leur

âme et ainsi toute chance de passer del’autre côté ou de devenir des angesrévoltait la jeune femme.

Un mot attira le regard de Sophiecomme elle révélait un nouveau texte.Morgane. Sophie sourit, songeant à sapetite-fille, qui portait ce même prénom,et qui devait à cette heure-ci s’amuser aumanoir avec toutes les autres jeunesfemmes Kergallen. Bien sûr, quand onparlait de Merlin et Viviane, ons’attendait aussi à voir une allusion àquelques figures célèbres de la tableronde. Jusqu’à présent, elle n’en avaitcroisé aucun, et aucun des nomsmentionnés ne les rappelait de près oude loin.

Sophie commença à lire ce nouveaudocument, impatiente d’en apprendredavantage sur un autre personnage delégende, une femme magicienne, qui plusest. Ses yeux s’écarquillèrent et elle dutrelire trois fois le même passage pours’assurer que la fatigue ne l’induisaitpas en erreur.

— Nuala, dit-elle d’une voixpressante, il faut que je retourne surTerre.

L’irruption de Sophie, en compagnie

de Dagda, fit sursauter tout le monde.La vieille dame tenait serré entre ses

mains un parchemin.— Que se passe-t-il ? demanda

Athénaïs, inquiète.— Je n’en ai pas la moindre idée !

s’exclama avec colère Dagda. Elle n’arien voulu me dire.

Dragan esquissa un sourire : ainsidonc, il existait une autre personnecapable de sortir le digne archange deses gonds ? Il aurait parié sur Athénaïsplutôt que sur la douce Sophie. Le faitqu’elle ait réussi à emporter unparchemin, quand Dagda s’était refusé àen laisser un seul quitter la salle desarchives, en disait long sur cette femme.Même un archange multimillénaire nepouvait prétendre lui tenir tête !

Sophie repéra aussitôt l’étrangère, quiétait restée à l’écart, prudente, méfiante.La vieille dame se dirigea vers elle, unsourire affectueux aux lèvres et lui tenditle parchemin. La jeune femme hésitaavant de s’en saisir. Lentement, commesi elle redoutait ce qu’elle allaitdécouvrir, elle déroula le document.Elle ne le déchiffra pas intégralement. Àpeine eut-elle parcouru quelques lignesque ses yeux s’emplirent de larmes.Sophie lui retira délicatement leparchemin des mains et vint passer unbras autour des épaules de l’angemeurtrie, lui murmurant des paroles deréconfort à l’oreille.

— Mais enfin, que dit ce document ?

demanda Dagda, déstabilisé parl’intensité de la réaction de Nynève.

— Il révèle mon plus grand secret.La voix de Nynève s’éleva. Elle avait

repris son calme et affichait à présentune détermination sereine. En cet instant,elle ne ressemblait plus à la rockeusepunk rebelle, ou à la folle furieuse, nimême à la jeune femme perdue,dévastée. C’était une femme nouvelle,ou plutôt ancienne. Celle qu’elle avaitété autrefois, avant de perdre ses ailes,l’ange protecteur, la magicienne.

— Vareck voulait savoir où étaitMarzhin, mais pas seulement. Il y avaitune autre chose qu’il voulait savoir, etqu’il me demandait avec tout autant

d’insistance, expliqua la jeune femme.Si ma mémoire n’avait pas été touchée,je lui aurais sans doute révélé où setrouvait Marzhin. Mais jamais, jamais, iln’aurait obtenu de moi l’informationconcernant la deuxième personne qu’ilcherchait.

— De qui s’agit-il ? interrogeaJoanna.

— De Morgane. Ma fille. Ma fille etcelle de Marzhin.

Chapitre 21 La révélation de Nina avait ébranlé

tout le monde. La jeune femme s’étaitcontentée d’expliquer que la menace quereprésentait Vareck à l’époque les avaitcontraints à confier l’enfant à une amiefée, une certaine Gwenhwyfar, avecpour instruction de cacher la petitejusqu’à leur retour dans un lieu connud’elle seule. Marzhin était confiant dans

sa capacité à retrouver leur trace. Ninaavait renoncé à rechercher Morgane enconstatant à quel point elle était instable,persuadée que la petite fille serait plusheureuse auprès de sa protectrice. ÀDagda, qui lui reprochait de ne pasavoir fait confiance aux archanges, elleavait simplement avoué avoir craint leurréaction face à cette nouvelletransgression. L’archange en avait étéchagriné. L’intransigeance dont ses pairset lui-même avaient fait preuve àl’époque au sujet de la liaison d’un angeet de son protégé avait eu de lourdesconséquences, il en prenait conscience.

Athénaïs et Sophie avaient soudainmis fin au rassemblement, annonçant

qu’il était fort tard et plus que tempspour tous d’aller prendre un peu derepos. Quiconque les connaissait un tantsoit peu pouvait deviner qu’ellesmijotaient quelque chose, mais qu’ellesn’en révéleraient rien tant qu’ellesn’auraient pas établi leur plan.

Joanna entraîna Dragan à sa suite sansse soucier du qu’en-dira-t-on. Pourquoise cacher comme des enfants honteux ?Ils étaient deux adultes consentants etétaient libres de faire ce qu’ilsvoulaient. Tout le monde avait compris,de toute façon. Et Dagda ne risquait pasde s’opposer à cette liaison, après lesrévélations de Nina ! Ils ne nuisaient àpersonne et Dragan avait prouvé qu’il

accomplissait sa mission en dépit detout. La jeune femme sourit en voyantÉmilie se lever à son tour et se dirigerd’un pas décidé vers Adrian. Les sœursLe Guennec avaient de toute évidence unfaible pour les anges...

À peine eut-elle refermé la porte de lachambre sur eux qu’ils se jetèrent l’unsur l’autre, voraces. Les vêtementsvolèrent à travers la pièce. Une foisqu’ils furent nus, Joanna sauta au cou del’ange pour l’enserrer entre ses longuesjambes. Dragan la porta jusqu’au lit oùil l’étendit et entreprit de rendrehommage au corps délectable qu’elle luioffrait sans vergogne.

Il tenta de ralentir le rythme frénétique.

Il voulait lui donner du plaisir, mais lachipie arquait le dos, enfonçait lesongles dans ses épaules, le pressantd’aller plus vite, plus fort. Essoufflécomme s’il venait de courser une bandede démons, Dragan s’écarta légèrement.Joanna lui sourit, aguicheuse. Il luirendit son sourire avant de tendre lamain pour se saisir d’une bouclecuivrée.

— Tu n’as pas idée de l’image que turenvoies en cet instant, dit-il encaressant la pointe dressée d’un seinavec le bout de la boucle.

— Celle d’une dévergondée qui vadevenir folle de frustration si tu ne tedécides pas à faire ce qu’il faut ?

demanda la jeune femme, mutine.Il secoua négativement la tête. Étendue

sous lui, délicate et pourtant d’uneféminité étourdissante, auréolée de sescheveux de feu et de son âme vive,Joanna irradiait. Son aura lesenveloppait, il pouvait presque sentir lachaleur de cette dernière lécher sa peau.Les mains de l’Ankou paraissaientsombres et rêches à côté de la peausatinée, blanche, qu’elles caressaient.Doucement, il se pencha et déposa unbaiser sur son nombril, darda la languepour la plonger dans le petit creux. Sesmains vinrent se placer sur les hanchesde Joanna tandis qu’il jouait, lui laissantdeviner où il irait ensuite. Elle se

tortilla soudain en gloussant sous lui.— Je rêve ! s’exclama Dragan. Tu es

chatouilleuse ?— Je t’interdis de...La menace de la jeune femme

s’étrangla dans un éclat de rireirrépressible tandis qu’il la chatouillaitsans merci. Elle était particulièrementsensible au niveau des côtés, découvrit-il. Elle se tordait en tous sens en riant eten poussant de petits cris pour tenterd’échapper à la torture et finit par seretrouver allongée sur le ventre. Draganafficha un large sourire de satisfaction etla cloua sur le matelas de son grandcorps avant de déposer une pluie debaisers le long de sa colonne vertébrale.

Il parvint au creux des reins, au tatouage,et s’arrêta le temps de le détailler.

— C’était prémonitoire, fit Joanna ense redressant sur les coudes pour jeterun sourire par-dessus son épaule.

— Pourquoi un ange ? demandaDragan en en traçant le contour du boutde l’index.

— Sophie et ses visions du futur,soupira la jeune femme en se cambrantlégèrement sous la caresse. Un jour, ellem’a dit que si je devais me faire tatouer,il fallait que je choisisse un ange, car jerencontrerais le mien un jour. J’étaisassez jeune et romantique pour y croireet quelques jours plus tard, jedébarquais chez un tatoueur avec le

motif que j’avais dessiné.L’ange arborait une paire d’ailes

noires et affichait une silhouetteclairement masculine. Pour un peu,Dragan aurait pu avoir servi de modèle.

— Sophie voulait que je lui montremon esquisse. J’ai recommencé desdizaines de fois avant d’arriver aurésultat qui la satisfaisait.

Joanna se redressa un peu plus pourjeter un coup d’œil sur son tatouage.

— On dirait toi, remarqua-t-elle.Dragan hocha la tête, fasciné. Que

devait-il conclure de l’insistance deSophie et de sa remarque sur le fait queJoanna rencontrerait son ange ?

Repoussant fermement l’espoir que celapouvait susciter en lui, il se concentra ànouveau sur le corps de sa compagne.

Maintenant les épaules de Joannaplaquées sur le matelas, Dragan se plaçaà califourchon au-dessus d’elle et vinteffleurer le creux du cou tendre de lajeune femme. Il dégagea délicatement lanuque des longues mèches quicascadaient et lécha et mordilla la peau,arrachant un petit gémissement à sacompagne. Son parfum emplit sesnarines et il plongea le visage dans lamasse bouclée pour inspirerprofondément.

— Tu me renifles ? lança en riant unepetite voix essoufflée.

— Hum... j’ai envie de te dévorer,répondit-il d’une voix rauque enmordant assez fort pour imprimer unelégère marque sur la peau douce.

Il descendit, lentement, passant lalangue le long des vertèbres, revint autatouage. Ses doigts pétrissaientdoucement les muscles du dos de lajeune femme, lui arrachant un soupir depur bonheur.

— Oh bon sang, tu as des mainsmagiques, dit-elle.

— Je sais faire des tas de choses avecles mains. Et pas qu’avec elles.

— Vantard !— Est-ce un défi ?

— Mmmmmmmmm...— Je prends ça pour un oui. Je ne

résiste pas à un défi.— C’est si facile de te manipuler !

lança en riant la jeune femme.Les mains des Dragan glissèrent le

long de ses côtes, veillant à ne pas lachatouiller, avant de se faufiler entre sescuisses. Délicatement, il écarta lespétales de son sexe et la caressa. Elleétait déjà humide, découvrit-il avecsatisfaction. Joanna bougea légèrementet il l’immobilisa d’une main tandisqu’il introduisait un doigt en elle. Ungémissement, étouffé dans l’oreiller,retentit. Il fit aller et venir son doigt,savourant la chaleur et l’humidité qui

l’enrobaient. Joanna gigota à nouveau etil la relâcha juste assez pour lui fairesoulever les hanches. D’un genou, il luifit écarter les cuisses. Ainsi offerte, elleétait si tentante qu’il ne put résister. Ilfinirait de jouer avec elle plus tard. Ilvint se placer à genoux entre ses cuisseset pénétra lentement en elle, la sentantfrémir sous ses mains. Centimètre parcentimètre, il l’emplit, regardant sonsexe disparaître en elle. Son fourreaus’adaptait à lui, l’enserrantdélicieusement, comme un poing brûlant.Alors, il entreprit de se retirer presqueentièrement, pour revenir d’un amplecoup de reins, faisant claquer sescuisses contre les fesses de la jeunefemme. À nouveau, il se retira pour

mieux revenir, plus fort, plus vite.Joanna baissa la tête en haletant, enappui sur les avant-bras, se cambrantpour l’accueillir plus profondément enelle. Ses gémissements étaient unemusique divine aux oreilles de Dragan,montant crescendo à mesure qu’ilaccélérait l’allure pour la pilonner à unrythme soutenu. Rejetant la tête enarrière, il ferma les yeux, se délectantdes multiples sensations qui assaillaientses sens échauffés. Le parfum enivrantde Joanna mêlé à celui de leur union, seshalètements en cadence avec ses coupsde boutoir, la délicieuse fournaise deson sexe se contractant autour du sienpour mieux le garder en elle... le paradis

se résumait au corps de cette femme, ilen était certain à présent.

Ils s’écroulèrent dans un grand cri surle lit, la peau moite et le souffle court.

— Je t’écrase, parvint à murmurerDragan.

— Mwoui, marmonna Joanna, à moitiéendormie.

— Pas la force de bouger, grommela-t-il en dégageant le visage de la jeunefemme des mèches humides qui lerecouvraient.

— Ne bouge pas alors.Dragan sourit. Tout était tellement

simple avec Joanna. Il ferma les yeux etsombra dans un sommeil paisible.

Les démons se rassemblèrent à la

lisière du petit domaine, frémissantd’impatience. Albian regarda la petitetroupe, sourcils froncés. Les démonsétaient difficilement contrôlables, quoiqu’en pense Vareck dans ses délires degrandeur. Tant qu’on leur donnait cequ’ils voulaient – des âmes de lumières,et plus rarement, un ange à tuer –, ils semontraient relativement loyaux, mais àla seconde où ils s’estimaient floués, ilsn’hésitaient pas à se retourner contreleurs alliés. Vareck avait peut-être euune bonne idée, devait reconnaître lelieutenant des démons, en organisant ce

petit raid chez les anges, mais cela nefaisait que repousser l’échéance. Tantqu’ils ne parviendraient pas à décrypterce fichu parchemin, ils ne trouveraientpas Marzhin. Et sans Marzhin, tout lereste tombait à l’eau.

Sur un signe d’Albian, les démonsprogressèrent en silence. À peineavaient-ils franchi les limites de lapropriété qu’un hululement strident se fitentendre, tandis que quelque chosecrépitait sur leur peau, d’une façon trèsdésagréable.

— Depuis quand les anges ont-ilsrecours à la magie pour protéger leursnids ? marmonna Albian en ordonnantaux démons d’avancer malgré tout.

Au temps pour l’attaque discrète avecle bénéfice de l’effet de surprise. Albiandégaina une longue épée à la lameparticulièrement tranchante. Des angessortirent à leur rencontre, certains ayantdéjà leurs ailes déployées. Ils avaientcet avantage de pouvoir s’élever etattaquer ainsi d’en haut, mais ces mêmesailes pouvaient se transformer eninconvénient. Encombrantes, ellesgênaient les mouvements, contraignantparfois les anges à les replier pour sebattre. Elles étaient sensibles, et un coupbien porté pouvait jeter à terre un angepeu expérimenté en matière de combat.Enfin, beaucoup d’anges, avaitdécouvert Albian au fil des longs siècles

qu’il avait passés à arpenter la Terre,avaient besoin d’élan pour prendre leurenvol. Rares étaient ceux assez puissantspour décoller à la verticale. Ceci dit,ceux qui leur faisaient face semblaientêtre des combattants aguerris. Ils étaientnéanmoins beaucoup moins nombreuxque les démons.

— Maintenant ! fit Albian sans leverla voix.

Il n’en avait pas besoin pour se faireobéir, son charisme à lui seul suffisait àen imposer. Son charisme, et saréputation. Il n’était pas devenu lesecond de Vareck en dansant lesclaquettes.

Deux anges se précipitèrent en avant et

décollèrent, se mettant hors d’atteintedes démons. L’autre partie du groupeavait dégainé à son tour diverses épéesqui en disaient long sur l’époque et lesorigines de ceux qui les brandissaient.Albian visa directement celui quidégageait le plus de puissance. Il n’avaitpas déployé ses ailes, contrairement àses camarades et attendait avecl’aplomb de celui qui a de nombreuxcombats derrière lui. Un adversaire à lahauteur, songea le démon.

Dragan avait été réveillé comme toute

la maisonnée par le hululement strident.Joanna lui avait expliqué que le domaine

Kergallen était cerné par diversesprotections magiques. Une créaturesurnaturelle venait de franchir cesprotections, déclenchant instantanémentl’alarme. Il enfila à la hâte ses vêtementset rejoignit les autres au moment où ungroupe d’une trentaine de démonss’arrêtait. En comptant Ariella, quin’avait rien d’une guerrière, le rapportde forces ne jouait guère en faveur desanges.

— Six contre un, on a connu pire, fitAdrian, flegmatique.

— Le bon vieux temps, approuvaDragan.

Ariella et Dagda s’élevèrent tandisque les démons se précipitaient au-

devant des anges. Solidement campé surses pieds, Dragan repéra celui quisemblait être le chef de la bande.

— Celui-là est à moi, dit-il avec un finsourire d’anticipation.

Le fracas des armes emplit l’allée.Étrangement, il n’y avait eu aucun cri,pas même pour galvaniser les troupes.Le démon qui lui faisait face et lui tenaittête avec la dextérité d’un combattantexpérimenté affichait le même sourire dedéfi mêlé d’arrogance que lui. Ilstournaient, estimant la force de l’autre etguettant une ouverture. De temps entemps, l’un d’eux feintait pour testerl’adversaire. Enfin, le combats’engagea. Dragan eut un sourire de

plaisir en sentant le choc des épéesprojeter une onde dans son bras. L’autreattaquait avec force et férocité,enchaînant les bottes et parant avechabileté les siennes, l’obligeant pour lapremière fois depuis longtemps àdéployer tous ses talents de bretteur. Et,comble de l’ironie, le démon semblaitéprouver la même satisfaction àl’affronter. Ils ne prêtaient aucuneattention à ce qui se passait autourd’eux, concentrés sur leur adversaire.

Adrian n’eut aucun mal à sedébarrasser des deux premiers démonsqui se trouvèrent à portée de lame. De lachair à canon, comprit-il. Emportés parleur élan, confiants dans leur supériorité

numérique, les démons avaient attaquéen masse. Une fois éliminée la premièrevague restaient les démons plusexpérimentés. À quelques pas de lui,Naël tenait tête à deux démonesparticulièrement hargneuses. Dagda etAriella volaient au-dessus du champ debataille, fondant de temps à autre sur undémon qu’ils bousculaient ousoulevaient de plusieurs mètres avant dele laisser retomber lourdement du hautde la falaise toute proche, celle-là mêmed’où ils avaient assisté au feu d’artificequelques heures plus tôt. Un petit baind’eau de mer était un moyen efficace dese débarrasser pour un moment desdémons.

Un bruit dans le dos de l’ange blond lefit se retourner prestement. Kieran venaitde décapiter proprement un démon quiavait tenté de prendre l’ange à revers.Armé de sa grande claymore, leHighlander ressemblait plus que jamaisau combattant féroce qu’il avait été. Il seplaça de façon à ce qu’ils se trouventdos à dos, chacun veillant ainsi sur lesarrières de l’autre.

Joanna bouscula d’un coup de coude

Azilis, qui essayait de prendre sa placepour mieux regarder ce qui se passaitdehors. Les anges avaient été clairsavant de sortir : les membres de la

famille ne devaient se montrer sousaucun prétexte. Les femmes avaientréprimé un sourire moqueur, se sachantcapables de repousser les démons sansaide, mais s’étaient gardées de discuter :le moment était mal choisi pour entamerun débat. Tout le clan s’était donc masséderrière les fenêtres pour assister aucombat et encourager ses champions.

— C’est sexy, une bande de beauxgosses en train de se battre, commentaAzilis.

— Je croyais que tu ne voulais plusentendre parler des hommes ? s’étonnaSélène, qui observait avec attention lecombat qui se déroulait à quelquesmètres de là.

— Je ne veux plus en entendre parler,mais je peux encore regarder, ripostaavec humour Azilis. Admirez un peu cesmuscles qui roulent, ces abdominaux entablette de chocolat, la sueur...

— Tu devrais t’inscrire dans une sallede sport, tu aurais de quoi te rincerl’œil, suggéra Joanna.

— Pfff... les mecs qu’on y croise n’ontpas de vrais muscles, répondit Azilis.Une aiguille et ça se dégonfle tout seul.Là, c’est du solide, du vrai de vrai.

— Corentin, tu sais ce qu’il te reste àfaire si tu veux faire tourner la tête desfilles, taquina Sélène. Laisse tomber lesjeux vidéo qui te ramollissent le cerveauet mets-toi à l’escrime.

— Il est joli garçon, ce démon,intervint Morgane en pointant du doigtcelui qui affrontait Dragan.

— Pas mal, approuva Azilis avecdélectation.

— Bravo chéri ! cria au même momentThaïs, admirative devant la dextérité deson Highlander qui venait de pourfendreun démon particulièrement costaud.

— On devrait peut-être leur donner unpetit coup de pouce, non ? demandaÉmilie, qui ne quittait pas du regardAdrian et s’inquiétait manifestement.Joanna, tu ne voudrais pas jouer à lamaîtresse des éléments ?

Un concert de protestations outrées de

la part des filles couvrit un instant lefracas des combats. Joanna sourit etentreprit de rassembler des nuages au-dessus du manoir. Elle ne comptait pasintervenir tout de suite, les hommesavaient l’air de s’amuser comme despetits fous et elle ne voulait pas lespriver du plaisir de battre les démons,mais elle pouvait tout de même garder àportée de main un atout.

Le roulement du tonnerre, annonciateur

d’orage, fit sourire les anges. Joanna,restée avec les membres de sa famille àl’intérieur, venait mettre son grain desel.

— Jo, non ! cria Kieran, dominant lebruit du combat. Laisse-nous nousdéfouler encore un peu !

— Ok ! répondit une voix féminine.— Vite, avant qu’elle change d’avis,

lança joyeusement l’Écossais enéliminant un autre démon qui se trouvaità sa portée.

L’éclat de rire de Dragan amena unsourire sur les visages de ses alliés,déstabilisant les quelques démonsrestants. De toute évidence, ils necomprenaient pas ce qui pouvait rendreles anges d’humeur légère, bien que lecombat semble tourner en leur faveur.

Rien ne se déroulait comme prévu. Ils

étaient supposés tomber sur un nidd’anges, vite et bien, les massacrer dansleurs lits, et repartir ensuite victorieux.Au lieu de quoi, ils se heurtaient à fortepartie. Des Ankous, notamment, maisaussi un humain dont la puissancelaissait entendre qu’il n’était pas tout àfait normal. Et ces barrières magiques...Albian savait reconnaître une causeperdue.

— On se replie ! cria-t-il soudain enbondissant en arrière pour se mettre horsde portée de son adversaire.

Ce fut la débandade. Pourtant, il n’eutmême pas le temps de faire demi-tour.Des éclairs vinrent percuter les démonsles uns après les autres, les jetant à

terre. Lui-même vola à travers les airsavant de heurter violemment le sol. Il eutl’impression qu’une masse lourde deplusieurs centaines de kilos venait pesersur ses membres, l’immobilisanttotalement. Bras et jambes écartés,incapable de bouger, il ne put queregarder, impuissant, les anges acheverles autres. L’Ankou qu’il avait affrontés’avança d’un pas nonchalant, le toisantde haut. Albian le fixa droit dans lesyeux : il ferait face à la mort avechonneur. L’ange posa la pointe de sonépée sur le torse du démon, àl’emplacement du cœur. Il esquissa cepetit sourire rusé qui annonçait desennuis à n’en plus finir.

— On garde celui-là pour l’interroger,dit-il d’un ton qui ne souffrait aucunediscussion.

Chapitre 22 La créature qui rampait en gémissant

sur le sol poussiéreux ne suscita aucunepitié en Vareck. Il se contenta desoupirer avec exaspération avant dedonner un coup de pied qui arracha uncri d’agonie au démon.

— Parle ! ordonna Vareck avechumeur.

Trente démons vaincus par quelques

anges ? Jamais Vareck n’aurait imaginéun tel scénario, d’autant que sonlieutenant se trouvait parmi eux. Seulsdeux d’entre eux avaient réussi à rallierla vieille ferme où Vareck avait établison quartier général. L’eau de mer avaitcausé des ravages sur eux, il leurfaudrait des jours pour s’en remettre.

— Je hais la mer, grommela Vareck.Je hais la Bretagne. Alors ?s’impatienta-t-il.

Le démon à ses pieds s’humecta leslèvres et émit quelques syllabes à peineaudibles.

— Magie ? répéta Vareck qui avait dûtendre l’oreille.

Le démon hocha la tête, les yeux

emplis de larmes de douleur.— Les anges ont eu recours à la magie

? insista Vareck.Voilà qui ne leur ressemblait pas.

Vareck, énervé, abandonna là le démonsans plus se préoccuper de son sort.Qu’il se débrouille. Ceux qui sefaisaient capturer ou tuer par l’ennemil’avaient bien cherché. Il rejoignitrapidement la salle principale et se mit ày faire les cent pas, soucieux.

Il haïssait la magie. Non, il l’adorait,mais seulement quand c’était lui qui lacontrôlait. Mais entre les mains desautres... Vareck ricana. Ceux qui avaienttenté d’user de leur magie sur lui s’enétaient finalement mordu les doigts.

Ainsi, ce sorcier qui avait réussi àl’invoquer près de huit cents ans plustôt, le sortant de la dimensiondémoniaque où il croupissait depuis lebannissement prononcé par Nynève...L’homme avait été prudent, veillant àasservir le démon non seulement à sapersonne, mais aussi à ses descendants.Vareck était autorisé de temps à autre àpartir en chasse, parce qu’il n’y avaitpas d’autre moyen de le maintenir en vieque de le laisser s’emparer d’âmes delumière, mais il était contraint de revenirensuite vers celui qui tenait sa laissemagique. Il avait fallu presque huitsiècles à Vareck pour parvenir à selibérer. Il ne pouvait tuer lui-même sesmaîtres, cependant il avait veillé à ce

qu’il leur arrive des accidentsprovoquant leur mort prématurée.Certains de ces décès intervenaienthélas après que l’importun se fûtreproduit, obligeant Vareck à patienter.Il y avait eu aussi le risque que d’autresse dispersent à travers le globe, rendantla manœuvre d’autant plus compliquée.Finalement, la patience de Vareck avaitfini par être récompensée. Le dernieravait eu le mauvais goût de vouloir semarier et engendrer une nouvellegénération. Heureusement, Vareck avaitréussi à convaincre Albian de le tuerpour lui, le libérant enfin et lui offrant lapossibilité de chercher Marzhin.

La disparition de son lieutenant ne

dérangeait pas vraiment le démon.Albian le déchargeait de certainescorvées, lui laissant ainsi toute latitudepour mener à bien ses recherches, maispuisqu’à terme, le démon auraitreprésenté une menace pour Vareck, lesanges lui avaient rendu service.

Comment trouver Marzhin ? Vareckavait eu le temps de réfléchir sans pourautant contourner l’obstacle majeur quise dressait entre son projet et lui :Nynève. Elle seule savait où était lepuissant mage. Il fallait donc laretrouver. Elle n’avait pas parlé,autrefois, toutefois en y mettant cettefois-ci toute sa science, Vareck se faisaitfort de lui faire raconter tout ce qu’il

avait besoin de savoir. Encore fallait-illa retrouver... le parchemin étaitindéchiffrable, mais grâce à sa magie,Vareck était persuadé qu’il avait étérédigé par Nynève elle-même. Elle le luitraduirait une fois qu’il l’aurait...convaincue de coopérer. Un petitricanement échappa au démon à lapensée des arguments qu’il emploieraitsur l’ange. Son visage se ferma ànouveau. Il devait trouver Nynève.

Albian était ligoté sur une chaise, dans

la cave du manoir. Il n’avait eu aucunechance de s’échapper et n’avait mêmepas essayé. Il était bien trop ébloui par

toutes les âmes de lumières quisemblaient habiter les lieux pourenvisager de tenter quelque chose. C’està peine s’il parvenait à garder les yeuxouverts en leur présence. Il en avait lamigraine. L’un des hommes avaitprotesté quand on avait suggéré del’enfermer à la cave, arguant que celle-ci contenait des bouteilles de prix. Leproblème avait été résolu en deux tempstrois mouvements : les bouteilles avaientété déménagées. À grand renfort demagie, avait découvert le démon aveceffarement.

D’où il était, il pouvait apercevoirquelques-uns des anges en grandediscussion. Plusieurs jeunes femmes, des

âmes de lumière, s’étaient glisséesjusqu’à la cave pour l’observer aveccuriosité. Forcément, il devait être lepremier démon qu’elles croisaient, sansquoi elles ne seraient plus là depuislongtemps. Elles parlaient entre elles àvoix haute et Albian se demandait sielles étaient sérieuses ou pas. Il espéraitque non.

— On devrait lui couper les bijoux defamille et les lui faire bouffer, lança unejolie brunette qui jouait avec un canif.

— Azilis, tu vas te blesser, reprochaune blonde en confisquant l’objettranchant.

— De toute façon, je suis beaucoupplus habile que toi au couteau, intervint

une grande brune sculpturale. Je terappelle que je fais des études pourdevenir vétérinaire. Ça tombe bien, justeavant les vacances, on a abordé le sujetde la castration des animaux.

Un éclat de rire secoua le petit groupeet elles se tournèrent dans un mêmemouvement vers lui. La belle brunetendit une main, paume vers le plafond.

— Bistouri, lança-t-elle. J’ai toujoursrêvé de dire ça, ajouta-t-elle avec unpetit sourire.

Une petite rousse aux yeux caramel età l’aura exceptionnelle, comme ledémon n’en avait jamais vue, chapardale couteau à la blonde et le plaça dans lamain tendue. La petite brune dénoua le

foulard qui retenait ses cheveux.— Je peux éponger la sueur pendant

que tu le charcutes, proposa-t-elle avecun sourire d’anticipation.

— La vache, il est vraiment tempsqu’elle se retrouve un mec ! lança lapetite rousse. Elle devient vraimentsanguinaire !

Les hommes, qui assistaient à la scène,bras croisés, s’avancèrent.

— Peut-être devrait-on les laisserinterroger le prisonnier ? suggéra ungrand type avec un fort accent écossais.Je suis sûr qu’elles tireraient de lui toutce qu’il y a à savoir en un rien de temps.

Albian réprima une grimace. Il

ignorait jusqu’à quel point les fillesétaient sérieuses, mais quelque chose luidisait qu’elles n’étaient pas à prendre àla légère, en dépit de leurs jolis minoiset de leurs plaisanteries. Il avaitl’impression d’être tombé dans unedimension parallèle, au point qu’uninstant il se demanda si Vareck nel’avait pas envoyé à dessein droit dansun piège pour se débarrasser de lui.Non, se dit-il. Vareck avait encorebesoin de lui.

L’Ankou qu’il avait affronté s’avançad’un pas nonchalant. Les autres restèrenten retrait, lui déléguant implicitement lacharge de l’interroger.

— Veux-tu que j’aille chercher les

pinces ? s’enquit la petite brunesanguinaire.

— Pour quoi faire ? demanda lablonde.

— Pour lui arracher les ongles.— Tu lis trop de polars glauques,

riposta l’autre.— Dommage, personne ne fume dans

cette maison, sinon on pourrait essayerles brûlures de cigarette, reprit labrunette. Quand on voit combien ça faitmal avec un fer à repasser ou en sortantun plat du four...

— Elle plaisante, fit la jolie blondeavec un sourire contrit en direction desanges.

— Pas du tout, elle est très sérieuse,intervint la rousse. N’oublie pas quequand il s’agit de donner une leçon auxhommes, Azilis est imbattable.

— Comment va ton ex ? s’enquitl’apprentie vétérinaire, regardant labrunette.

— Aux dernières nouvelles, il portetoujours des couches. Même enadmettant que je ne l’aie pas renduimpuissant en prime, il ne pourraitvraiment plus draguer tout ce qui bougecomme il le faisait avant, répondit celle-ci avec un sourire satisfait.

— Oui, la couche n’est pas encoreconsidérée comme un accessoire deséduction, approuva la rousse.

— Joanna, tu ne devrais pasl’encourager dans ses enviessanguinaires, réprimanda la blonde.

— Justement, je la tempère. La preuve,il n’a pas versé une seule goutte de sang,se défendit la rousse avec un largesourire.

— Tout le monde dehors, intervintfinalement l’Ankou aux cheveux et auxyeux noirs.

Il y eut des protestations, mais ellesobtempérèrent. L’un des anges, auxcheveux blonds bouclés qui donnaientune furieuse envie à Albian de lescouper à grands coups de ciseaux avantde l’égorger, alla chercher une chaisepour s’asseoir, jambes étendues devant

lui comme s’il était à une terrasse decafé. Une petite femme aux cheveuxnoirs coupé court les avait rejoints. Unange, elle aussi, mais Albian ne serappelait pas l’avoir vue durant labataille.

— Bien, nous allons pouvoircommencer, fit l’Ankou. Où est Vareck ?

— Je ne sais pas.— Tu mens mal.Albian lui jeta un regard sardonique.

Bien sûr qu’il mentait, il n’y avait pasbesoin d’être devin pour le savoir, çafaisait partie du jeu. Ils allaient poserdes questions, et lui répondre qu’iln’était au courant de rien. Ensuiteviendrait la partie désagréable.

— Alors comme ça, Vareck croittrouver Marzhin et dominer le monde ?reprit le grand ange sombre ens’emparant à son tour d’une chaise pours’asseoir à califourchon face au démon.

Albian réprima un tressaillement. Ilsen savaient long. Plus que Vareck lepensait en tout cas.

— J’ignore de quoi vous parlez,répondit Albian en haussant les épaulesautant que le lui permettaient ses liens.

— Laissez-moi m’occuper de son cas,et je peux vous garantir qu’il vous diratout ce qu’on veut savoir, intervint lafemme.

— Et comment comptes-tu t’y prendre,

mon ange ? lança Albian, moqueur.Un éclair de fureur traversa le regard

de la femme qui faillit se jeter sur lui.L’ange blond bondit à temps pour laretenir.

— J’appelle Sélène ! vociféra lafemme tandis que l’ange l’entraînait, jevais lui dire que c’est bon pour lacastration !

— Bon, ça serait drôle de jouer selonles règles habituelles, soupira l’Ankou,mais on n’a pas le temps. Tu as de lachance, petit démon, tu vas échapper à latorture sauce Nina. Je propose qu’onfasse venir Thaïs, ajouta-t-il en fixant unange resté silencieux.

Une jeune femme rousse aux yeux

bleus les rejoignit peu après. Son regardazur épingla le démon. Elle était aussiagréable à regarder que les autres, maiselle semblait également cacher une forceparticulière sous une apparenceavenante. Elle sourit au passage augrand type écossais et ils échangèrent unregard brûlant. L’homme fixa ensuite ledémon, avec une lueur de menace dansses yeux bruns, tout en tirant de saceinture une dague qu’il fit tournoyerlentement à la faible lueur de l’ampoulequi pendait au plafond, faisant jouer lesreflets le long de la longue lame. Lamenace était claire et le démon réprimaun sourire. Quelle que soit la dimension,les mâles se montraient tous possessifs

et protecteurs envers leurs femelles.Comme si, saucissonné comme il l’étaitsur sa chaise, il risquait de faire lemoindre mal à la fille !

Elle fit le tour de la chaise et se postaderrière Albian. Il ne pouvait voir cequ’elle faisait et se refusait à tourner latête pour tenter de l’apercevoir, mais lasavoir dans son dos n’était pas fait pourle rassurer. Elle posa le bout de sesdoigts sur les tempes d’Albian, dechaque côté. Ce n’était pas douloureux,mais le démon sentit brusquement unfroid glacial l’envahir, tandis quequelque chose semblait faire pressiondans son esprit. Il essaya de sesoustraire, mais les mains se

resserrèrent soudain comme un étauautour de son crâne. Il avaitl’impression qu’une petite bête avaitréussi à s’introduire dans sa tête etgrattait à présent un peu partout. Sespensées s’affolèrent, lui échappèrentsans qu’il parvienne à trouver le moyende les arrêter. Il eut la présence d’espritde se focaliser sur des événements sansrapport avec la quête des démons, maisétait-ce suffisant ? C’était comme unehémorragie, et il semblait que rien nepuisse endiguer le flot qui s’échappaitde son esprit. Lorsqu’elle le relâchabrusquement, il resta amorphe, choqué.

— Juste pour votre information,chuchota soudain la voix de la femme à

son oreille, c’est ce que ressentent vosvictimes quand vous aspirez leurs âmes.Désagréable, n’est-il pas vrai ?

Elle repassa devant lui et quitta lacave avec dignité sans un regard. Lesautres lui emboîtèrent le pas, non sanslui jeter des coups d’œil au passage.Albian resta prostré, incapable debouger.

Les anges sortirent derrière Thaïs.— Et bien ? demanda Naël, qui n’avait

rien dit durant toute la séance.— Son esprit est fort, commenta Thaïs,

vaguement admirative. Il a réussi à mebarrer totalement l’accès à un seul pointet j’ai eu du mal à extirper certainesinformations. Vareck n’est pas très

avancé dans sa quête, et il doit en pluscomposer avec les ardeurs de sesdémons, qui commencent à perdepatience.

— Où se terre-t-il ? demanda Dragan,contenant à grand-peine son impatience.

— C’est la seule chose qu’il estparvenu à me cacher. Il faudrarecommencer une autre séance, mais pastout de suite, décréta Thaïs.

— Pourquoi pas ? s’impatienta Naël.— Parce que ce genre de manipulation

mentale me donne souvent une terriblemigraine.

La jeune femme était pâle, en effet, et àbien y regarder, on pouvait deviner la

douleur qui lui martelait les tempes encet instant. Kieran, qui avait compris dèsqu’ils avaient émergé de la cave que safiancée souffrait, l’avait enlacée, et elles’appuyait contre lui, par nécessité etnon par séduction. À regret, les angesdurent admettre qu’il n’y avait pasgrand-chose à faire dans l’immédiat.Ariella, toujours emplie de sollicitude,escorta le couple jusqu’à sa chambreavant de se mettre à la recherche deCybelle, afin qu’elle soulage sa nièce.

Athénaïs et Sophie se regardèrent.

Elles venaient de passer beaucoup detemps plongées dans leurs livres de

magie, ceux hérités de leurs ancêtres etceux qu’elles avaient pu se procurerelles-mêmes au fil du temps. Sophievenait de sortir d’une nouvelle transe, etdans ses yeux flottaient encore lesbrumes caractéristiques de ces momentsoù son esprit voguait dans un autremonde. Elle cligna des paupières, repritpied dans la réalité.

— Que vois-tu ? demanda Athénaïs.Elle avait toute confiance dans les

visions de Sophie.— Le sang appelle le sang, fit la

vieille femme. Descendants, ascendants,tous sont liés par le sang. Si Morgane aeu des enfants, s’ils ont à leur tour donnénaissance à des enfants, et ainsi de suite

depuis trois mille ans, nous pouvonsutiliser ce biais pour retrouver Marzhin,dit-elle.

— Le sang appelle le sang, réfléchitAthénaïs. Oui, je vois. Les descendantsde Morgane seront ceux de Nynève etMarzhin, donc si nous utilisons le sangde Nina, nous retrouverons sesdescendants, et de là nous pourronsremonter par leur intermédiaire jusqu’àMarzhin.

— Je vais chercher Nina, fitjoyeusement Sophie en se levant avecune vivacité étonnante pour une femmede son âge.

Nina fit irruption peu après,littéralement traînée par Sophie.

— Je hais les démons, siffla-t-elle. Jevous jure, laissez-moi me charger decelui-ci et il parlera. J’ai besoin derépéter un peu les gestes de base avantde m’occuper de Vareck.

— Non, non, fit gentiment Sophie enlui tapotant la main, nous avons besoindu démon de la cave.

Ses yeux se voilèrent, un rire lasecoua, et quand elle revint à la raisonun instant plus tard, elle avait l’airsurprise.

— Et bien, et bien, murmura-t-elle enpassant devant sa sœur pour s’emparerde quelques bougies en vue de préparerle rituel, le destin est bien étrange. Sonsens de l’humour est presque aussi

discutable que celui de Corentin.— Sophie ? demanda prudemment

Athénaïs.— Si tu savais, Naïs, tu serais folle de

rage, pouffa Sophie. Je ne voudrais pasgâcher l’effet de surprise, le momentvenu, alors ne pose pas de question, jene répondrai pas.

Nina leva un sourcil tandis que Sophieinstallait les bougies en un cercleparfait, preuve d’une longue pratique.

— Elle est vraiment dingue, murmural’ange d’un air ravi. Je me sens moinsseule !

Athénaïs grogna d’une façon bien peudigne avant de se joindre à sa sœur pour

finir de placer les accessoires. Puis ellefit signe à Nina de s’avancer dans lecercle.

— Que dois-je faire ? s’enquit lajeune femme.

Elle se sentait à son aise au milieu deces rites qui lui rappelaient sonapprentissage auprès de Marzhin. Letemps passait, mais certaines choses nechangeaient pas. Sophie avait refusé delui expliquer pourquoi elles avaientbesoin d’elle, arguant qu’elle risquaitd’être déçue si le rituel ne fonctionnaitpas comme elles le souhaitaient.Athénaïs et Sophie avaient-elles trouvéle moyen de lui rendre la mémoire,après lui avoir rendu sa santé mentale ?

— Asseyez-vous, ordonna Athénaïstandis qu’elle consacrait une fine daguedélicatement ouvragée.

Sophie déposa une coupelle de boisdevant Nina. Diverses herbes aux vertusmagiques y avaient été placées et lavieille dame les écrasait à l’aide d’unpetit pilon. Une fois satisfaite dumélange, elle sortit du cercle, remplacéepar Athénaïs, qui prit place face à Ninatandis que d’un geste, Sophie enflammaitles bougies.

— J’ai besoin de quelques gouttes devotre sang, expliqua la vieille dame àl’ange en lui tendant la lame.

Nina s’en saisit sans hésiter. Donnerson sang, ou une mèche de cheveux, ou

toute partie de son corps, n’était pas unacte anodin. Celui qui s’en emparaitpouvait ensuite accomplir des rituels demagie noire et nuire à la personne quiles avait fournies. Mais la jeune femmeavait toute confiance dans les Kergallen.Ces femmes savaient ce qu’ellesfaisaient et tout dans cette demeurerespirait la magie blanche etbienfaitrice. Elle piqua le bout de sonindex gauche et laissa le sang s’égoutterau-dessus de la coupelle, se mélangeantaux herbes. Cela fait, elle reposa lepoignard et observa avec curiosité lasuite des événements. Athénaïscommença à chantonner. Sa voix étaitagréable aux oreilles de l’ange, et elleferma les yeux, savourant le rythme

fluide des mots de pouvoir quis’écoulaient, l’enveloppaient, laberçaient. Une chaleur plaisante sediffusa à travers son corps et son sang semit à chanter, parcourant ses veines enun flux joyeux. Elle eut soudainl’impression que ce flux était tropintense pour son corps et à l’instant oùelle formulait cette pensée, elle eut lasensation que le flux s’échappait en delongues flèches, en tous sens. Rouvrantles yeux, Nina reprit pied dans la réalité.

— Et bien ! s’exclama Athénaïs,ébranlée.

Suivant son regard, Nina découvrit desdizaines de filaments dorés quisemblaient partir de son corps pour

s’élancer à travers la pièce. Deuxd’entre eux la reliaient aux deuxmagiciennes, les autres... elle ignoraitjusqu’où ils menaient. Sophie arboraitun large sourire satisfait, caressant dubout des doigts le brin qui les reliait.

— Tu savais ! accusa Athénaïs enregardant sa sœur.

— Je sais tout, répondit Sophie avecun sourire empreint de sérénité.

Se tournant vers Nina, qui suivaitl’échange sans comprendre, la vieilledame lui tendit les mains pour l’aider àse relever. Elle étreignit la jeune femme.

— Bienvenue dans la famille, machérie, murmura Sophie en déposant unbaiser sur la joue de Nina.

— Ce que ma sœur essaie de vousdire, c’est que le rituel avait pour but deretrouver vos descendants, expliquaAthénaïs.

— Heu..., fit Nina, le cerveau quelquepeu court-circuité.

— Ce que je n’avais pas prévu, repritla dame de fer avec un sourire radieuxqui ne lui était pas habituel, c’est quenous serions ces descendants.

Les yeux de Nina s’écarquillèrenttandis que les explications d’Athénaïsfaisaient sens. Son souhait de la veilleau soir se réalisait de la plus incroyabledes façons : elle faisait bel et bien partiede cette famille. Ses descendants. Ceux

de Marzhin. Ceux de Morgane. Ninafondit en larmes.

Chapitre 23

Des cris de joie accueillirent

l’annonce d’Athénaïs : les Kergallendescendaient de Nina. Émerveillée, lajeune femme contemplait les fils dorésqui fusaient en direction des enfants etdes petits-enfants des deux sœurs. Lesanges haussaient les sourcils devant ces

manifestations de liesse, affichant unlarge sourire malgré leur surprise. Ils nevoyaient pas les liens magiques quiunissaient la majeure partie despersonnes de cette pièce. Quelques filspartaient hors du manoir, signe qu’il yavait, ailleurs encore, d’autres hommeset femmes du même sang que Nina.Marzhin serait tellement heureux de lesrencontrer, songea la jeune femme avecnostalgie. Leur amour avait donnénaissance, trois mille ans plus tard, à cesgens extraordinaires. Elle les avaitaimés avant de savoir qui ils étaientpour elle, à présent, un sentimentd’amour féroce l’envahissait.

— Comment est-ce qu’on va t’appeler,

maintenant ? l’interpella Corentin.Grand-mère Nina ?

— Surtout pas ! s’exclama l’ange,horrifiée. Je suis trop jeune pour ça !

Des rires fusèrent à cette répartie.— Moi je dis que ça se fête ! lança

Joanna, sautillant sur place.Dragan passa un bras autour de la

taille de la jeune femme rousse, lacontraignant à s’immobiliser. Elle selaissa aller contre le grand ange sombre.

Kieran se dirigea vers une petite piècedont la porte avait été fermée à clef parmesure de sécurité. Une mesure destinéeà protéger la précieuse cave à vin desKergallen des frasques de Corentin. Il en

revint avec deux bouteilles qu’il fitpasser tandis que Sélène et Émiliedistribuaient des verres, dont certainsébréchés.

— Les beaux verres en cristal sontentreposés à l’étage, en sécurité, soufflaen riant Joanna.

— En parlant d’étage, on pourrait fêterl’événement à notre façon, murmuraDragan à son oreille en pressant sonérection contre le dos de sa compagne.

— Tiens-toi bien, le réprimanda-t-elle. Mes parents sont là.

Dragan se figea, provoquant un nouveléclat de rire chez la jeune femme. Ilchercha rapidement Cybelle et son mari,Loïc, du regard, afin de s’assurer qu’ils

n’avaient pas remarqué qu’il... courtisaitleur fille de manière éhontée. Bon,d’accord, se dit l’ange en grimaçantintérieurement, il ne faisait pas que lacourtiser en tout bien tout honneur. Si unhomme avait osé se comporter de cettefaçon envers Tasia, il l’aurait aussitôtabattu. Heureusement, les parents deJoanna paraissaient tolérants. Le couplecependant ne semblait pas leur prêterattention, occupé à flirter par-dessusleur verre de champagne. Joanna,remarqua Dragan, ressemblait beaucoupà sa mère. Cela dit, si la ressemblancephysique était indéniable, les deuxfemmes ne dégageaient pas du tout lamême aura. Le visage de Cybelle était

empreint de douceur et de sérénité,comme celui d’Émilie. Loïc, lui, était unhomme affable aux cheveux blondsgrisonnants et aux yeux bleus pétillantsde malice. C’était de lui que Joannadevait tenir son côté piquant.

— Ça fait plaisir de les voir commeça, fit la jeune femme qui avait suivi leregard de Dragan. Il y a quelquesannées, ils étaient sur le point dedivorcer, et aujourd’hui, on dirait dejeunes mariés.

— La magie ? devina Dragan.— Oui. Maman prenait tellement à

cœur sa mission de soigner tout et tout lemonde qu’elle oubliait qu’elle avait unevie en dehors de son don. Elle était

constamment préoccupée par ceuxqu’elle n’avait pas pu soigner, ceuxqu’elle voulait essayer de guérir, lafaçon dont elle allait s’y prendre. Il afallu que leur couple se retrouve au bordde la rupture pour qu’elle lève le pied.

— Ça ne devait pas être facile à vivrepour ta sœur et toi.

— Pour Émilie, surtout, moi je vivaischez mon oncle et ma tante, les parentsde Thaïs.

— Comment se fait-il que ta mère n’aitpas pu guérir complètement la jambed’Émilie ? demanda l’ange en voyant lajeune femme blonde appuyer le poids deson corps sur sa bonne jambe.

— Tu as l’art de poser les questions

qui fâchent, répondit Joanna avec unelégèreté feinte. Lorsque l’accident s’estproduit, maman ne maîtrisait pas encorepleinement son don, notamment quand ils’agissait d’os brisés. Ensuite, il étaittrop tard, elle ne peut pas intervenir surd’anciennes blessures.

— Et elle s’en est voulue, tout commetoi tu t’en es voulu d’avoir blessé tasœur.

— Sans doute, admit Joanna aprèsavoir bu une gorgée de champagne. Cequi expliquerait son obsession. Mince,ça veut dire qu’indirectement, mesparents ont failli divorcer à cause demoi ! Je n’avais jamais vu les chosessous cet angle. Tu ferais fortune en

psychanalyse, toi, ajouta-t-elle.— Pitié ! s’exclama l’ange en prenant

un air horrifié. Rester assis à écouter lesgens déblatérer sur leurs malheurs ?Envoyez-moi plutôt une armée dedémons !

Albian mourrait de faim. Il avait senti

la sensation grandir à mesure que lesheures passaient. Habituellement, ilparvenait à l’ignorer un certain temps,s’enorgueillissant de ne pas céder à sespulsions, mais dans cette cave, il n’avaitrien d’autre à faire que penser à sonsort. Et à sa faim. Il en connaissait lessymptômes, la progression. D’abord,

une petite douleur au creux de l’estomac.Ensuite, un vide qui semblait grandir,s’étendre à travers son ventre. Puisvenaient les premiers vertiges, tandisqu’il avait l’impression qu’un poingfouaillait ses entrailles. Il devenait alorsurgent de se nourrir. Savoir qu’il avait àportée de main des dizaines d’âmes delumière, mais qu’il ne pouvait lesatteindre ajoutait à la torture. Ils étaientlà, au-dessus de sa tête, si proches etpourtant inaccessibles.

Rejetant la tête en arrière, le démonfixa son regard sur le plafond,repoussant la douleur pour tenter unefois de plus de trouver un plan pours’échapper. La première des choses

consistait à se défaire de ses liens. Il yavait longuement travaillé et il luisemblait que les cordes s’étaientrelâchées. À moins qu’il ne prenne sesdésirs pour une réalité. Ses poignetsétaient douloureux, la corde pénétraitdans sa chair, le sang poissait ses doigts.Serrant les dents, Albian fit à nouveaubouger, prudemment, ses poignets. Oui,il y avait un peu de jeu. Cette douleur, ilpouvait l’utiliser à son avantage. Elle luipermettrait d’oublier, pour un temps,celle provoquée par sa faimgrandissante.

Un bruit de porte lui fit tourner lesyeux en direction de l’escalier quimenait au rez-de-chaussée. Une

silhouette auréolée de lumièredégringola rapidement les marches.L’estomac d’Albian gronda. Une âme delumière, si proche. Il cligna des yeux etdévisagea le visiteur. Un adolescent detreize ou quatorze ans le regardait avecune curiosité non feinte. Le démongrogna.

— Quelque chose me dit que tu n’aspas l’autorisation d’être ici, articula-t-il.

Le gamin pencha la tête sur le côtéavec un petit sourire.

— Sûr. Mais c’est beaucoup plusdrôle de faire des choses interdites. Cen’est pas comme si tu pouvaism’attaquer, ajouta-t-il.

— Compte là-dessus, murmura Albian,

tendu.Un bruit se fit entendre et le gamin

afficha une mine consternée.— J’en étais sûre ! s’exclama une voix

féminine, tandis qu’une silhouetteenveloppée de lumière descendaitvivement les marches pour venir seplanter devant l’adolescent. Quand j’aivu que tu avais disparu, je me suis ditqu’il n’y avait qu’un seul endroit où tupouvais te trouver. Remonteimmédiatement avant que je tetransforme en bulot !

— En bulot ? répéta l’adolescent.— Vu le nombre de neurones dans ta

cervelle, c’est encore généreux, répondit

la femme d’un ton sec.C’était la petite brune sanguinaire qui

avait proposé de le castrer avec soncouteau. Azilis, se rappela-t-il.Apparemment, le gamin prit la menaceau sérieux, car il fila sans demander sonreste. Elle se tourna ensuite vers ledémon, mains sur les hanches. Sonvisage fermé en disait long sur l’inimitiéque lui inspirait le prisonnier. Sessourcils se froncèrent davantage quandleurs regards se croisèrent.

— Vos yeux rougeoient, c’est normal ?demanda-t-elle, glaciale.

— J’ai faim, fit Albian avec un sourireprovocateur.

— J’espère que monsieur n’est pas

trop difficile, lança-t-elle en tournant lestalons. Du pain sec et de l’eau, c’est lerégime habituel en prison.

— Oh, mais ce n’est pas de nourritureterrestre que je suis affamé, réponditdoucement le démon.

Elle stoppa net, se retourna pour lecontempler longuement.

— Merde, lâcha-t-elle.— Jusqu’au cou, approuva Albian

avec un rictus de dérision.— J’ai donc bien peur que vous ne

mouriez d’inanition, fit-elle en haussantles épaules.

— Pas très sympa, ça.Elle s’esclaffa.

— Vous êtes un démon ! Vousn’attendez quand même pas de pitié dema part ?

— Vous mangez de la viande ?s’enquit Albian en se laissant allercontre le dossier de sa chaise, étendantses jambes devant lui.

— Quel rapport avec vous ?— Vous considérez comme normal de

manger des animaux. Pour les démons,c’est pareil. Vous, les âmes de lumière,êtes notre bétail. Au moins avons-nousla décence de chasser nos proies au lieude les élever pour les mener ensuite àl’abattoir.

Elle grimaça. L’argument avait porté.

Elle lui tourna le dos et il la regardadisparaître. La porte se referma enclaquant derrière elle, replongeant ledémon dans la pénombre.

Dragan décolla sans effort apparent.

Passé le moment de liesse provoqué parla révélation du lien unissant Nina et lesKergallen, la réalité avait repris sesdroits. Les démons, Vareck à leur tête,rôdaient toujours. Ils ne trouveraient pasMarzhin, mais les âmes de lumièreétaient toujours vulnérables, et rien negarantissait qu’après l’échec de cettepremière attaque, d’autres démons neviendraient pas. Il s’éleva, se laissant

simplement porter par les vents. Unsourire illumina son visage quandJoanna vint se placer à ses côtés. Joueur,il battit lentement des ailes, propulsantun souffle d’air en direction de la jeunefemme, qui vacilla un instant.

— Tu veux me faire tomber ?demanda-t-elle en revenant à sa hauteuraprès avoir lutté un court moment.

— Je ne m’inquiète pas pour toi,répondit Dragan.

Il lui tendit une main et elle s’enempara. Un petit cri échappa à la jeunefemme quand il monta à la vitesse del’éclair, la tirant derrière lui.

— C’est... haut, fit-elle d’une petitevoix après un bref regard vers le sol.

— Je te tiens, assura Dragan.— Je préfère, avoua Joanna.Ils survolèrent la zone autour du

manoir, jusqu’à ce qu’elle se senterelativement à l’aise. Il n’y avait pasâme qui vive aux alentours.

— Tu te rappelles ton premier vol ?demanda Joanna.

— J’ai failli tuer Adrian, réponditl’Ankou avec un éclat de rire.

— Il faut que tu me racontes ça !— C’est simple. Après que les

archanges ont décidé de me transformeren Ankou, il a fallu que je rejoigne ladimension angélique. Comme je nesavais bien sûr pas encore voler, Adrian

s’est proposé pour me transporter. Àmon époque, on n’en était qu’à imaginerqu’un jour, les hommes pourraient voler,alors l’idée de quitter le sol n’était pasfaite pour me rassurer. Il y avaitbeaucoup de vent et je me suis sentiglisser à un moment. Je me suisraccroché à la première chose qui m’esttombé sous la main, à savoir l’une desailes d’Adrian.

Un nouveau rire secoua l’ange.— Quoi ? s’impatienta Joanna.— Il faut que tu saches que nos ailes

sont un peu comme... nos « bijoux defamille » comme dirait Azilis. Aussisensibles et aussi fragiles. Un coup dansl’entrejambe est aussi douloureux qu’un

coup porté à une de nos ailes.— Aïe, grimaça la jeune femme en

riant, imaginant le pauvre Adrian.— Oui, aïe. J’ai bien cru me retrouver

sourd vu le hurlement qu’il a pousséquand je l’ai agrippé. De toutes mesforces, tu t’en doutes.

Mutine, Joanna tendit la main eteffleura les plumes noires luisantes. Leregard de Dragan s’aiguisa, empli d’uneflamme explicite.

— Tu ne perds rien pour attendre,souffla-t-il en se mettant hors de portéede la jeune femme.

— C’est vraiment à ce point ? s’étonnaJoanna en le contournant vivement pour

poser la main sur l’entrejambe del’Ankou, son érection tendant le jean.

— Je t’assure que si tu caresses mesailes comme tu me caresses là, lerésultat sera le même, répondit Dragand’une voix rauque.

— Il faudra mener une petiteexpérience à ce sujet, lança la chipie. Jeme demande par quel moyen jet’amènerai à me supplier de mettre fin àtes souffrances le plus rapidement.

— Je ne supplie jamais, rétorquaDragan en la ceinturant et en l’amenantdos contre lui, plaquant son sexe rigidecontre les fesses de la jeune femme.

Un mouvement en contrebas attirasoudain l’attention de l’ange, qui cessa

aussitôt son badinage. Un homme couraitau bord de la route, s’éloignant dumanoir des Kergallen. D’où ils setrouvaient, Dragan ne pouvait identifierle coureur, mais son instinct lui soufflaitqu’il ne s’agissait pas d’un membre dela famille. Joanna, qui avait suivi sonregard, fronça les sourcils.

— Descendons un peu, décréta l’ange.Ils plongèrent avec fluidité et bientôt

se trouvèrent assez près pour reconnaîtrel’homme. Ou plutôt le démon. Au mêmemoment, Naël le contacta par leur lienmental.

Les cordes finirent par céder. Les brasankylosés après des heures passées dansune position particulièrementinconfortable, Albian serra les dentspour ne pas gémir de douleur lorsqu’illes ramena péniblement devant lui. Ilgrimaça en retirant les liens,profondément enfoncés dans sa chair. Ilétait libre de ses mouvements. Dès lors,tous les espoirs étaient permis.

Avec précaution, il grimpa lesmarches, tâtonnant dans la pénombre.Seul un minuscule soupirail apportait unsemblant de lumière, lui indiquant qu’ilfaisait jour. Il risquait donc derencontrer des obstacles avant deparvenir à sortir du manoir.

La porte était fermée à clef, mais laserrure ne résista pas longtemps. Il avaitfait un peu de bruit et s’immobilisa,oreille tendue, avant de s’aventurer horsde la cave. Personne ne surgit, il n’y eutpas de cri d’alerte... pourvu que cesfichues alarmes magiques ne sedéclenchent pas. Albian espéraitqu’elles étaient faites pour prévenir desintrusions... pas des sorties. Il se glissale long du couloir. Lorsqu’on l’avaitamené à la cave, il n’avait pas pu voirgrand-chose, mais des piècess’ouvraient de part et d’autre ducorridor. Mieux valait sortir par unefenêtre plutôt que par la grande porte, sedit-il avec un sourire ironique. Après

avoir collé l’oreille contre une porte, ildécida de tenter sa chance. Pas un son nelui était parvenu à travers le battant,semblant indiquer que la pièce étaitvide. Le démon avança rapidement endirection de la fenêtre et sursauta enentendant un bruit sur sa gauche.

Assise par terre, une petite fille leregardait avec de grands yeux. Despoupées étaient étalées devant elle. Ladouleur faillit plier le démon en deux.La flamme vive de l’enfant lui rappelaità quel point il souffrait de la faim.Lentement, il recula, sans quitter lapetite du regard. Elle ne criait pas, nesemblait pas particulièrement effrayéenon plus. Si elle avait su quel monstre se

tenait face à elle, elle en aurait sansdoute fait des cauchemars.

La porte s’ouvrit, si vivement qu’ellealla rebondir contre le mur etl’adolescent qui était descendu un peuplus tôt à la cave fit irruption dans lapièce.

— Cyrielle, ça te dirait...Il s’interrompit en découvrant l’intrus.

Il ne cria pas, comme Albian s’yattendait, mais bondit pour se placerentre le démon et l’enfant, le regardfarouche.

— Je ne fais que passer, articula ledémon, luttant contre la petite voix quilui susurrait de profiter du délicieuxbuffet qui se dressait là, à portée de

main.Il fit encore un pas en arrière et se

trouva enfin près de la fenêtre.L’adolescent appela au secours aumoment où Albian se retournait pourouvrir le battant et enjamber le rebord.Quelque chose percuta le démon dans ledos, et il tomba tête la première dans unmassif de fleurs. D’un coup de rein, il sedébarrassa du poids léger qui pesait surlui et il se redressa. La furie sanguinaireétait déjà debout, elle aussi, poingsserrés.

Albian fit demi-tour et partit encourant. Il n’aurait pas d’autre chance, ille savait. Il se glissa dans le sous-bois,espérant mettre assez de distance entre

ses poursuivants et lui. Un instant, il fitune halte derrière un arbre, risquant uncoup d’œil en direction du manoir. Lesanges en jaillirent au même moment. Labrunette pointa du doigt l’endroit où ledémon avait disparu. Inspirantprofondément, Albian s’enveloppa d’unvoile d’invisibilité. À l’instar des anges,certains démons pouvaient se masquerau regard des autres. Cela allait saper unpeu plus le peu de forces qu’il luirestait, mais il n’avait pas le choix. Iln’arriverait jamais à distancer sespoursuivants.

Il marcha sans faillir pendant ce quilui sembla des heures. Une foisconvaincu qu’il était hors de portée des

anges, il abandonna son voile avecsoulagement et entreprit de courir lelong de la route. Il devenait urgent àprésent de trouver une âme de lumière. Iln’y avait qu’à espérer qu’il ne s’agiraitpas d’un enfant. Albian ne touchaitjamais aux enfants.

Azilis tremblait de rage et de peur

rétrospective. En découvrant le démon,si proche de Cyrielle et Corentin, elleavait perdu son sang-froid. Il n’avait pasfait mine de l’attaquer après qu’ilseurent chuté dans le massif et était parti,trop rapide pour qu’elle puisse espérerle suivre, encore moins le rattraper. Les

anges s’étaient lancés à sa poursuite.Assise sur les marches du perron, Azilisserra les poings et ferma les yeux. Lasensation de quitter son corps, familière,l’envahit. Son esprit s’envola, fila, plusvite qu’aucun corps humain ne pourraitjamais le faire. Projection astrale. Sontalent ne lui avait jamais été aussi utile.La jeune femme ne tarda pas à retrouverle démon. Il courait, le visage durci parla concentration. Sous cette formeimmatérielle, elle ne pouvait rien faired’autre que le suivre, invisible. Elle lefilerait jusqu’à sa destination, etinformerait les anges du lieu où il setrouvait. Azilis était sûre qu’ilrejoindrait Vareck.

La douleur fit rouvrir les yeux àAzilis. Au-dessus d’elle se penchait levisage de Cybelle, marqué parl’inquiétude.

— Tu reviens parmi nous, soupira satante.

— Je ne suis pas vraiment partie,répondit Azilis en essayant de seredresser.

— Tu nous as fait peur, murmuraÉmilie en glissant un bras sous lesépaules de sa cousine pour l’aider.

Quelque chose la gênait au-dessus dela lèvre. Passant la main, Aziliscontempla ses doigts maculés de sang.

— Tu saignais abondamment du nez,

expliqua Cybelle. J’ai eu du mal àarrêter l’écoulement.

— Ça valait la peine de perdre un peude sang, fit Azilis avec un pâle sourire.

Elle se sentait épuisée et préféra nepas chercher à se mettre sur ses pieds.Elle resta assise et leva la tête. Ariellase tenait derrière les Kergallen quis’étaient rassemblés autour de la jeunefemme.

— Je sais où est parti se réfugier ledémon, annonça Azilis. Vareck est là-bas.

Ariella ferma les yeux. Elletransmettait l’information aux autres,toujours à la recherche du fugitif. Lesanges n’avaient plus qu’à lancer leur

assaut.

Chapitre 24

Albian était agité de soubresauts sous

l’effet de l’épuisement. Il lui fallait senourrir, et vite. Mais avant, il devaitaccomplir une dernière chose. Despoints noirs dansant devant ses yeux, ils’appuya un instant au mur. Un démonsortit à ce moment-là et stoppa net,

surpris de trouver le second de Vareck,porté disparu.

— Vareck est-il là ? demanda Albian,bien que connaissant la réponse.

Vareck envoyait les autres au combatet attendait tranquillement que lasituation évolue. Il ne se doutait pas àquel point les choses évoluaient, et pasforcément dans le bon sens pour lesdémons ! S’il n’avait été si mal en point,Albian aurait pu en ricaner. Il avaitrallié la cause de Vareck, l’avait aidé àse débarrasser de ses chaînes d’esclaveparce que le démon affichait uneambition démesurée et qu’il avait lesmoyens de réaliser cette ambition. Maisles plans les plus soigneusement

échafaudés pouvaient eux aussi se casserla figure. Il était temps de quitter lenavire, mais pas avant d’avoir accompliune dernière action. Albian avaitsupporté les sautes d’humeur de Vareck,s’était plié aux ordres de ce dernierparce qu’ils avaient un intérêt commun,mais Vareck avait vite oublié ce qu’illui devait pour le traiter avec mépris.

Albian rassembla ses dernières forcespour s’envelopper à nouveau dans cevoile d’invisibilité qui était l’une de sesspécialités. Sans son précieuxparchemin, Vareck n’irait pas bien loin.Dommage que l’ancien ange chargé detraduire le document ne possède plusson âme de lumière, songea brièvement

le démon. Il aurait pu s’en nourrir. Nynève tremblait d’impatience. En cet

instant, elle n’était plus Nina, mais bel etbien Nynève, l’ange blessée avide derevanche. Elle n’avait pas eu besoin deprononcer le moindre mot, Adrianl’avait soulevée pour l’emporter sur cequi allait devenir leur prochain champde bataille. La jeune femme se sentitenvahie par un calme étrange. Elle étaitlucide, détachée des émotions quil’avaient gouvernée pendant tant desiècles. Déjà, elle dessinait dans sonesprit le visage tant haï de Vareck, elleanticipait les sorts qu’il tenterait de

lancer sur l’armée angélique, ceuxqu’elle utiliserait pour le contrer. Et ellese délectait de la pensée du coup fatalqu’elle lui infligerait au terme d’uncombat qu’elle espérait sauvage,sanglant. Elle qui avait rêvé de luirendre chaque torture avait soudainconscience qu’elle était au-dessus de ça.Elle ne s’abaisserait pas au niveau deVareck, pas plus qu’elle ne lui donneraitla chance de s’échapper. Une remarquede Joanna au cours d’une de leursconversations lui avait fait réaliserqu’en retardant l’exécution, elle offrait àVareck une opportunité de s’enfuir,comme elle-même avait finalement puêtre libérée autrefois.

— Dans les films, les méchants sonttellement occupés à bavasser et à sevanter de leurs exploits qu’ils finissentpar se faire tuer par le héros qui enprofite pour se libérer, avait lancéJoanna avec une moue de dégoût.

Elle ne serait pas aussi imprudente.Vareck devait disparaître, le plus tôtserait le mieux.

Dragan et Joanna les avaient devancés,puisqu’ils avaient suivi le démon quis’était enfui du manoir jusqu’au repèrede Vareck. Nynève se réjouit de savoirla jeune femme à ses côtés. Elleéchangea un regard avec Dragan.L’Ankou, une fois encore, lui accordacette vengeance dont il lui avait fait

cadeau, renonçant à la sienne. Nynèvelui en était profondément reconnaissanteet se jura d’être à la hauteur, afin quel’ange sombre puisse assister à la mortde Vareck, à défaut de la lui donner.

— Dès qu’il s’apercevra de notreprésence, Vareck enverra ses troupesnous affronter, fit Nynève. C’est sa façonde procéder : il laisse les autres sebattre pour lui et attend son heure. Si leschoses tournent mal, il s’enfuit.

— Il ne pourra pas aller bien loin, ditJoanna avec un sourire mauvais.

Un grondement lointain fit lever la têteaux trois anges. L’horizon se chargeaitde nuages noirs. Un sourire fleurit surles lèvres des anges : compter une

magicienne des éléments dans leursrangs était décidément un atout nonnégligeable.

— Est-ce que tu peux faire en sorteque la pluie ne tombe pas sur la fermeelle-même, mais la cerne simplement ?demanda Adrian.

— Comme un donut ? suggéra la jeunefemme.

— J’aime l’image, dit Nynève.— Si nous devons nous battre sous la

pluie, elle alourdira nos plumes,expliqua l’ange blond.

— Tu as peur qu’elles perdent leurlustre ? se moqua Dragan en croisant lesbras sur sa large poitrine.

— Tu n’imagines pas les fortunes queje dépense chaque mois en produits pouren entretenir la souplesse et la blancheurimmaculée, riposta son ami sans setroubler, amenant un sourire sur levisage grave de Nynève.

— Quand vous aurez fini d’échangervos recettes de beauté, on pourra peut-être coordonner nos actions ? les tançaNaël, qui venait d’atterrir à côté du petitgroupe en compagnie des autres anges.

— Joanna s’occupe du périmètre, nouson attaque de front, puisqu’on sait queVareck ne pourra pas nous échapper. Onélimine tous les démons, puis on laisseNynève régler son compte à Vareck,lâcha Dragan.

— Les plans les plus simples sont lesmeilleurs, approuva Naël. J’ai toujoursadmiré ta subtilité, Dragan.

Les anges foncèrent sur la ferme, dontmontèrent très vite des cris de rage, dedouleur et de peur. Les démons, pris parsurprise, laissèrent la panique guiderleurs réactions. Ils perdaient leursmoyens face à cette attaque-surprise, euxà qui l’on avait répété durant des moisqu’ils seraient les assaillants quimettraient fin à la terreur angélique.Quelques-uns firent preuve de davantagede lucidité, mais ils n’étaient pas asseznombreux pour espérer faire pencher labalance en leur faveur.

Nynève sentait une allégresse nouvelle

l’emplir. Tant d’événements avaient eulieu ces dernières heures, qui larapprochaient toujours plus de Marzhin !À présent, Vareck était à portée de main.Il n’était nulle part en vue, mais elle nes’était pas attendue à le voir prendrepart à la bataille. Confiante en lacapacité de Joanna à l’empêcher de fuir,la jeune femme s’en donnait à cœur joie,trucidant tous les démons qui sedressaient sur sa route. Les autres anges,remarqua-t-elle, s’arrangeaient pourrester près d’elle et pallier l’absence deses ailes en cas de danger. Elle leur enfut profondément reconnaissante etredoubla d’ardeur, pressée qu’il ne resteplus qu’un démon : Vareck.

Joanna, assise contre un arbre,encercla le bâtiment de nuages quidéversèrent des trombes d’eau salée. Lebruit de la pluie qui tombait avec forcecouvrit presque le fracas de la bataille.Avec une grimace, la jeune femme eutune pensée pour la végétation qui setrouvait agressée par son intervention ettenta alors quelque chose qu’elle n’avaitjamais fait : au prix d’un effort deconcentration, elle figea les gouttes depluie, qui ne formèrent plus qu’un murinfranchissable. Par curiosité, la jeunefemme se leva et avança jusqu’à setrouver à quelques centimètres du rideauimmobile. C’était étrange de voir chaquegoutte suspendue dans les airs. Joanna

tendit le bras, le laissa s’enfoncer àtravers l’eau. Les gouttes dérangées parcette intrusion s’écoulèrent sur sa peaunue, fraîches. Le mur était épais deplusieurs mètres et si un démon s’avisaitde le traverser, il serait aussitôttranspercé par l’eau salée comme pardes milliers de rasoirs aiguisés. Avec unhochement de tête satisfait, la jeunefemme se retourna, pour découvrir undémon qui avançait à grands pas dans sadirection. Vareck.

Il s’arrêta, clignant des yeux pourtenter de retrouver une vue normalealors que l’aura qui enveloppait Joannal’aveuglait.

— Je vous en prie, ne vous arrêtez pas

pour moi, sourit la jeune femme en sedécalant de quelques pas.

Le regard luisant de convoitise que ledémon posa sur elle l’aurait fait frémirsi elle n’avait pas été capable de sedéfendre. Il en oubliait presque qu’ildevait s’enfuir, fasciné par sa lumière etle désir de s’en emparer.

— Je te reconnais, murmura Vareck enavançant. Tu étais dans cette boîte denuit...

— Oui, je sais, je suis inoubliable,minauda Joanna.

Vareck fut soudain arraché du sol parune violente bourrasque qui le projetacontre le tronc d’arbre le plus proche.

— Ça, c’était pour Maëlle, fit Joanna,le visage dur. Tu sais, la fille que tu asfailli tuer, cette nuit-là.

Le démon, à demi assommé, contemplala femme qui le dominait, animée d’unefureur vengeresse, puis le mur étrangequi se dressait derrière elle.

— L’orage, c’était toi, éructa-t-il ensautant sur ses pieds.

Il n’eut pas le temps de faire plus d’unpas qu’une masse sombre s’abattait surlui. Fondant sur le démon comme unaigle sur sa proie, Dragan le faucha aupassage. Ils atterrirent rudement dansune gerbe de terre tandis qu’ilsglissaient sur plusieurs mètres. Cen’était pas parce qu’il avait promis la

tête de Vareck à Nynève que l’Ankou nes’accordait pas le droit de malmener cedernier avant. Il se redressa et envoyason poing dans le visage qui l’avaithanté durant tout ce temps, savourant lecraquement qui précéda le jaillissementd’un sang rouge, épais. Il lui avaitfracturé le nez, et le coup suivant brisala mâchoire du démon. Il le frappaencore plusieurs fois, toujours plusviolemment, tandis que le beau visagede Tasia s’imprimait sur ses rétines.L’impuissance ressentie à l’époque,alors que sa sœur agonisait entre lesmains du démon, refaisait surface,redoublant sa rage. Aujourd’hui, il étaitun Ankou, un être puissant, quasimentimmortel et il pouvait tout à la fois

protéger les âmes de lumière et vengerla mémoire de sa sœur. Son champ devision s’étrécit jusqu’à se réduire audémon sanguinolent qui se trouvait souslui et dont il massacrait méticuleusementle visage.

Ce fut comme un baume qui vintsoudain repousser le voile rouge quiavait recouvert sa vision. Une main seposa sur son épaule, diffusant unechaleur bienfaisante dans tout son corps,une voix enchanteresse perça la brumede violence qui obscurcissait son espritpour la remplacer par une sensation dedouceur. Il s’immobilisa, le poing levé,avant de lâcher le démon qui neréagissait plus. Joanna le regardait et

dans ses yeux caramel, il ne lut ni dégoûtni condamnation. Elle comprenait lebesoin de revanche qui l’animait.

— Ça serait gentil de m’en laisser unpetit morceau, fit Nynève en s’avançant.

Elle aussi comprenait. Elle l’avaitlaissé déchaîner sa violence sur Vareckpour qu’il puisse avoir sa part devengeance.

— Il est à toi, dit Dragan d’une voixsourde en se relevant.

Ils contemplèrent le démon qui gisait àleurs pieds et eurent la même pensée.Ainsi, c’était ça le démon qui avait hantéleurs cauchemars pendant des siècles ?Le croque-mitaine qui les avait tenuséveillés, les avait trouvés tremblants et

en sueur après qu’il fût venu envahirleurs songes ? Il semblait bienpitoyable, en cet instant.

Nynève sortit la courte épée que Naëllui avait fournie, mais resta plantéedevant le démon, sans esquisser d’autregeste.

— Qu’attends-tu ? demanda Joannad’une voix douce.

— Qu’il soit conscient, réponditNynève. Je veux juste qu’il soitconscient, qu’il comprenne ce qui va luiarriver et qui va le lui infliger.

Les anges formèrent un cercle autourd’eux et tous attendirent en silence queVareck ouvre les yeux. Ce ne fut pas

long.Vareck gémit et roula sur le flanc pour

cracher le sang qui avait envahi sabouche. Tout son corps le faisait souffriret son visage était tellement sensiblequ’il avait du mal à rassembler sespensées, la douleur pulsant sansdiscontinuer. Il lui fallut un moment pours’apercevoir qu’il n’était pas seul.Levant la tête, il croisa le regard sombred’un ange. Il y en avait d’autres et unvisage surgi d’un passé lointain le fitsursauter.

— Nynève, parvint-il à articuler.Il l’avait cherchée, traquée, en vain, et

au moment où enfin il se trouvait en saprésence, il se découvrait dans une

situation telle qu’il ne pouvait espérerlui soutirer les informations vitales dontil avait besoin. Ses ennemisl’entouraient, armés, prêts à intervenirs’il tentait de s’enfuir. Albian, comprit-il, avait quelque chose à voir avecl’irruption de ses adversaires. Qu’ilsaient attaqué juste après qu'un de sesdémons l'eût averti du retour de son brasdroit ne pouvait être une simplecoïncidence. Péniblement, le démon seremit sur ses pieds, tremblant de rage etde frustration. Il était si près du but etpourtant son objectif semblait plusinaccessible que jamais.

— Il m’aura fallu trois mille ans, maisenfin je vais pouvoir te faire payer pour

tout le mal que tu as fait, dit Nynève.Vareck comprit qu’elle ne comptait

pas faire traîner les choses. Il entrepritimmédiatement de réciter une incantationqu’il avait espéré ne jamais devoirutiliser, mais qu’il gardait en réserve, aucas où... sa prévoyance allait l’aider àéchapper à ses ennemis, maisl’amertume l’envahissait.

— Que fait-il ? s’inquiéta Adrian envoyant les lèvres du démon bouger,articulant des mots qu’ils n’entendaientpas.

— Une incantation, il essaie de nouséchapper ! s’écria Joanna.

Sans réfléchir, la jeune femme se jetasur le démon. À peine l’eut-elle touché

qu’ils se volatilisèrent, laissantl’assemblée stupéfaite et atterrée.

Ils atterrirent rudement sur un sol

pierreux et Joanna roula aussitôt surelle-même pour se mettre hors de portéedu démon. Ils se trouvaient dans ce quiressemblait à une cellule. Où, ellel’ignorait et pour le moment c’était lecadet de ses soucis. Haletant, elle fitface à Vareck, prête à se battre. Déjà,elle appelait à elle l’air... et quelquechose d’anormal se produisit. Ou plutôt,rien ne se produisit. Elle qui forgeait leséléments depuis sa plus tendre enfance,qui savait les combiner depuis bien

avant son dixième anniversaire, sedécouvrit soudain incapable d’appelerson élément de prédilection. Lasensation familière du pouvoir étaitdouloureusement absente.

Vareck profita de ce moment deflottement durant lequel Joanna se figea,dans l’incompréhension totale, pour luisauter dessus. Ou du moins tenta-t-il delui sauter dessus. Joanna avaitd’excellents réflexes et elle réagit dansla seconde, le gratifiant d’une droitepercutante qui envoya le démon valser àplusieurs pas. Sans attendre qu’ilreprenne ses esprits, la jeune femme luienvoya son pied dans l’entrejambe et eutla satisfaction de lui arracher un

hurlement de douleur qui se répercutaloin.

Des pas précipités retentirent dans lecouloir et Joanna se demanda s’ils’agissait de la cavalerie ou si ellevenait de tomber de Charybde en Scylla.Prudemment, elle recula jusqu’à l’un desmurs de pierre et attendit. À l’autre boutde la cellule, Vareck gémissait,recroquevillé en position fœtale, lesmains sur la zone sensible que Joannaavait maltraitée. Il était hors servicepour un moment encore. Deux hommessurgirent de l’autre côté des épaisbarreaux. Leurs yeux se posèrent sur lesdeux personnes qui s’étaientmatérialisées et s’écarquillèrent à la vue

de la jeune femme. Ils la contemplèrentun moment, les yeux ronds, visiblementsous le choc.

— J’aimerais vraiment sortir d’ici, fitenfin Joanna, comme ils ne semblaientpas décidés à agir. Je préférerais ne pasdevoir lui écrabouiller à nouveau lesbijoux de famille pour me défendre,ajouta-t-elle en désignant le démontoujours plié en deux.

Après un court conciliabule, l’un desdeux hommes s’éclipsa, sans doute à larecherche d’un supérieur hiérarchique.L’autre resta près de la cellule, ses yeuxfaisant le va-et-vient entre les deuxoccupants. Joanna eut la visionincongrue de Flipper, le petit singe de

Sélène, en train de regarder un match detennis à la télévision. Sa tête se tournaitainsi de droite à gauche pour suivre laballe de tennis. Et celle de Corentinaussi, d’ailleurs, en y réfléchissant bien.Penser aux siens rasséréna la jeunefemme.

À présent que la situation était pluscalme, Joanna put se concentrer sur cequi se passait. Elle se trouvait de touteévidence dans une sorte de prison. Aussiloin que son regard pouvait se porter,elle apercevait des rangées de solidesbarreaux entrecoupés de murs. PourquoiVareck les avait-il entraînés là-dedans ?Et où se situait cette prison ? À nouveau,elle tenta discrètement d’appeler son

pouvoir, en vain. Pas le moindrefrémissement, pas la plus petite étincellede magie. À défaut de manipuler l’air,Joanna essaya de trouver de l’eau, mêmeen infime quantité, mais là encore, rienne se produisit. C’était comme si on luiavait retiré son pouvoir, la laissanttotalement humaine... et démunie.

Au cours de l’heure suivante, ce fut undéfilé de soldats, arborant de plus enplus de médailles épinglées à leuruniforme, chacun venant de ses propresyeux constater la présence du démon etde la jeune femme. Apparemment, lasituation déstabilisait tout le monde, etpersonne n’osait prendre la moindreinitiative.

Joanna soupira comme un énièmegradé se plantait devant la cellule pourla regarder comme une sorte de bêtecurieuse. Bizarrement, c’était vers elleque se tournait toute l’attention,personne n’accordant plus d’un regard àVareck, qui s’était redressé et attendait àprésent dos au mur.

— Dites-moi, ne pourriez-vous pasvous adresser directement au sommet ?s’enquit avec impatience Joanna.

— Au sommet ? répéta le gradé.— Oui, le grand chef. Un général, ou

un président...— C’est un roi qui dirige ici, intervint

Vareck d’un ton désabusé.

— Et... c’est où, précisément « ici » ?demanda Joanna avec une pointed’appréhension.

— Anwn. La dimension démoniaque,répondit le démon avec un souriremoqueur.

Joanna se sentit blêmir. Elle seretrouvait entourée de démons,prisonnière d’une cellule, démunie detous ses pouvoirs... et elle était une âmede lumière.

Chapitre 25

Joanna n’était plus aussi pressée de

sortir, finalement. Au moins, lesbarreaux la préservaient-ils pour lemoment des autres démons. Tant qu’iln’y avait que Vareck, elle pouvaitencore se débrouiller.

— Pourquoi nous avoir expédiés ici ?

demanda-t-elle d’un ton accusateur.— Eh, c’est vous qui vous êtes

accrochée à moi comme une sangsue !cracha le démon.

Il lança un regard dépité autour de lui.— Je n’étais pas censé atterrir ici, en

prison, reprit-il d’un air dégoûté.— Étant donné tes crimes, je me suis

assuré que tu te retrouves directement encellule si jamais tu osais revenir àAnwn, fit une voix grave. Sageprécaution, puisque te revoilà.

Celui qui s’avança jusqu’à toucher lesbarreaux était grand et mince et tout dansson attitude dénotait l’homme depouvoir. Il ne portait aucune médaille,

aucun insigne distinctif, mais Joannacomprit qu’il était sans doute l’hommele plus important auquel elle avait euaffaire depuis son arrivée. Si sonintuition était juste...

— Vous êtes le roi ? demanda-t-elle.Il la regarda et si une lueur de surprise

passa dans son regard lorsqu’il lacontempla, il ne manifesta pas lacuriosité intense et la surprise incrédulede ceux qui l’avaient précédé.

— Une âme de lumière, murmura-t-ilcomme pour lui-même. Je n’en avaisencore jamais rencontré.

— Et bien, vu que je n’ai jamaisrencontré de roi, nous sommes à égalité,fit Joanna avec un sourire, espérant qu’il

ne s’offusquerait pas de la façon dontelle s’adressait à lui.

— Ouvrez la cellule, ordonna lesouverain.

On lui obéit sur-le-champ et Joanna,après une hésitation, se glissa hors de lageôle. Le roi fit demi-tour et s’engageadans le couloir sans un regard pourVareck. Joanna n’eut d’autre choix quede le suivre, s’interrogeant sur le sortqu’il lui réservait. Y aurait-il une fête auchâteau ce soir, avec une dégustationexceptionnelle d’âme de lumière ? Elledevait absolument trouver le moyen desortir de cette dimension démoniaque.Chose qui s’annonçait particulièrementardue.

La stupeur avait figé tous les anges.

Vareck leur avait échappé, mais pire quetout, il avait entraîné Joanna avec lui.Dragan poussa un cri de rage et lançason épée à l’endroit où ils avaientdisparu.

— Où l’a-t-il emmenée ? hurla-t-ilsans s’adresser à quelqu’un enparticulier.

Il ne supporterait pas qu’il arrive quoique ce soit à la jeune femme. Vareck luiavait déjà pris Tasia, il ne lui prendraitpas Joanna également. Mais commentDragan pourrait-il protéger la jeune

femme s’il ignorait où elle se trouvait ?— Je crois qu’il a lancé un sort de

bannissement sur lui-même, fit Nina,blême.

— Tu crois ou tu es sûre ? jappal’Ankou.

— J’ignorais qu’un démon pouvaitchoisir de se bannir lui-même, répliquaNina, sur la défensive. L’incantationqu’il a prononcée ressembleénormément à celle que j’ai utilisée pourle bannir la première fois.

— Il est donc reparti dans ladimension démoniaque, résuma Naël, levisage assombri par l’inquiétude.

— Si Joanna se trouve là-bas...,

murmura Adrian avec découragement,sans oser finir sa phrase.

C’était inutile. Tous pensaient la mêmechose : une âme de lumière au milieudes démons. Elle était condamnée.

— Envoie-moi là-bas, ordonnasoudain Dragan.

— Quoi ?La stupeur frappa le petit groupe

tandis que tous le regardaient commes’il venait de lui pousser une deuxièmetête.

— Envoie-moi là-bas, Nina, insistaDragan. Je la retrouverai et je laprotégerai.

— Mais même en admettant que je

réussisse à t’envoyer dans la dimensiondémoniaque – et rien n’est moins sûr –vous ne pourrez pas revenir.

— Vous trouverez un moyen. Et moi,je veillerai à nous maintenir en viejusqu’à ce que vous puissiez nousramener.

— C’est du suicide, fit Naël.— Nous perdons du temps,

s’impatienta Dragan.Nina hocha mécaniquement la tête, en

proie à une incertitude qu’elle neparvenait pas à masquer. Était-ilseulement possible de bannir un ange ?

— Tu es sûr de toi ? demanda Adrianen posant une main sur l’épaule de son

ami.— Je ne suis sûr que d’une chose : je

dois aller au secours de Joanna. Je doisêtre à ses côtés.

Il n’ajouta pas qu’il préférait mouriraux côtés de la jeune femme plutôt quevivre sans elle. Mais quelque chosedans le regard clair d’Adrian lui fitcomprendre que son ami avait devinéses pensées.

Nina entama l’incantation d’une voixmal assurée.

Dragan sentit une vague de pouvoirl’envelopper puis il fut comme précipitédans un tourbillon qui l’aspira, luifaisant perdre tous ses repères. Il faillitlâcher l’épée qu’il avait récupérée et s’y

raccrocha avec force, ne voulant pasdébarquer dans la dimensiondémoniaque totalement désarmé. Aussirapidement que la sensation de vertiges’était emparée de lui, elle disparut etl’Ankou se retrouva à nouveausolidement campé sur ses deux jambes,aux aguets.

Il se trouvait, découvrit-il avecétonnement, au centre d’une sorte deplace de village. Une fontaine bruissaitjoyeusement et des gens vaquaient àleurs occupations. Ils semblaientparfaitement normaux pourtant l’ange dela mort en lui perçut aussitôt que tousétaient des démons. Peu à peu, onremarqua sa présence et un attroupement

se forma autour de l’étranger planté,arme à la main, au milieu des habitants.Personne n’osait s’approcher, mais larumeur enfla à mesure que l’oncomprenait ce qu’il était. Plusieursfemmes attrapèrent vivement des enfantstrop curieux et s’enfuirent en poussant unpetit cri, effrayées.

Des enfants démons... bien sûr, Draganavait toujours su que les démonsnaissaient d’une façon ou d’une autre,mais ceux qui l’entouraient paraissaientsi... inoffensifs. Les enfants dégageaientla même innocence que la petiteCyrielle. À présent, il devait bien êtrecerné par une centaine de personnes,pourtant nul ne semblait vouloir

l’attaquer. Ils auraient pu le lyncher avecfacilité, mais c’était une crainte mêléede curiosité qu’il lisait dans les yeux quile fixaient.

— Je cherche une femme qui a étéamenée dans cette dimension par undémon il y a à peine quelques instants,dit-il enfin d’une voix forte. Je la prendsavec moi et nous partons sans faired’histoire.

Des regards s’échangèrent, ainsi quedes paroles prononcées à mi-voix qu’ilne saisit pas. Un démon s’avança alorsprudemment pour s’arrêter à quelquespas, juste hors de portée au cas oùl’Ankou déciderait de lui sauter à lagorge.

— Nous ignorons de quoi vous parlez,dit-il, une lueur inquiète dans ses yeuxsombres.

Dragan laissa échapper un grondementqui fit reculer l’homme, mais aussi unepartie de la foule.

— Si je ne trouve pas cette femmerapidement, je massacrerai un maximumd’entre vous, menaça-t-il d’un tonglacial qui fit sursauter l’homme.

— Nous ne sommes pas vos ennemis,plaida le démon en levant les mains ensigne de paix.

— Vous êtes des démons, je suis unAnkou.

— Ici, vous ne trouverez que des

innocents, insista l’autre. Nous n’avonsjamais nui aux humains de la dimensionterrienne ni aux anges, nous n’aspironsqu’à mener une vie paisible.

Dragan n’eut pas le temps derépondre, car plusieurs hommesfendirent soudain la foule. Des soldats,comprit-il en découvrant leursuniformes. Aussitôt, il brandit son épée,prêt au combat.

— Il est venu chercher une femme,expliqua précipitamment le démon quilui servait d’interlocuteur.

— Celle qui est arrivée avec Vareck ?s’enquit l’un des soldats en toisantl’intrus.

Dragan hocha sèchement la tête.

— Rangez cette épée et nous vousconduirons à elle.

— Vous voulez que je range mon armealors que je suis entouré de démons ?grinça Dragan.

— Il serait plus prudent que nous vousla confisquions, mais cela ne se feraitpas sans verser inutilement du sang,rétorqua le militaire. Nous ne souhaitonspas entrer en conflit avec les anges.

— Trop tard, grommela l’Ankou enrengainant néanmoins son épée.

— Ce sont nos bannis que vousaffrontez, pas ceux qui vivent à Anwn,répondit le soldat. Comme partout, nousavons nos brebis galeuses. Je peux vous

assurer que tant que vous nereprésenterez pas une menace, vousserez traité avec courtoisie.

— Et la femme ?— Elle aussi. Même si c’est une âme

de lumière, d’après ce qu’on prétend.Ici, nous ne nous intéressons pas auxâmes vives. Nous n’en avons pas besoinpour survivre.

Dragan avait soudain l’impression deredevenir un ange novice, qui découvraittout de l’existence des anges et desdémons. De toute évidence, il y avaitbien des choses qu’il ignorait à leursujet. Il s’était toujours figuré que ladimension démoniaque ressemblait à uneespère de purgatoire, où les flammes de

l’enfer brûlaient en permanence. Rienici ne correspondait pourtant à cetteimage. En fendant la foule, entouré parune dizaine de soldats, il observa leslieux et découvrit avec une intensesurprise que l’endroit ne semblait pas sidifférent de ce qu’il avait pu voir dansla dimension terrienne. Les maisons,coquettes, se dressaient au milieu dejardins soigneusement entretenus. Onentendait des gens s’interpellerjoyeusement, des cris et des riresd’enfants. Il y avait des commerces, cequi ressemblait à une école. Rien quijustifiât que des démons quittent cehavre de paix pour venir dans ladimension terrienne, où leur survie étaitune lutte de tous les instants. Sauf que le

soldat avait évoqué des bannis...— Vous expulsez certains d’entre vous

dans la dimension terrienne, si j’ai biencompris, reprit Dragan, qui marchait auxcôtés du soldat.

— Nous sommes une sociétépacifique. Le taux de criminalité est trèsbas, chez nous, répondit l’autre. Ceuxqui enfreignent la loi sont bannis horsd’Anwn, vers la dimension terrienne.

— Vous nous envoyez la lie de votrepeuple, commenta amèrement l’ange dela mort. Pourquoi ne pas lesemprisonner ou les tuer ?

— Notre espérance de vie est sigrande que nos prisons seraient

surpeuplées. Vivre en prison n’est pasune vraie vie, en raison même de notrelongévité. On ne peut envisager depriver un homme ou une femme de saliberté durant des siècles. Et la peine demort a été abolie il y a bien longtemps.Prendre une vie, quelle qu’en soit laraison, est interdit. Qu’il s’agisse d’unmeurtre ou d’un accident, et que lecoupable soit un paysan ou le fils du roilui-même, le verdict est le même :l’Anwnien est banni.

— Et pour survivre sur Terre, ilsdoivent tuer des âmes vives. Tu parlesd’une justice...

Le soldat ne répondit pas et secontenta de hausser les épaules,

indifférent. Dragan se dit que s’iln’obtenait pas satisfaction, il lui suffiraitde tuer un démon ou deux pour êtreexpulsé. C’était toujours bon à savoir...

Joanna, qui tenait au même moment

une conversation similaire avec le roiArawn, grimaça. Au vu de l’Histoireterrienne, elle pouvait difficilementblâmer les Anwniens de se débarrasserde leurs criminels de cette façon. LesFrançais avaient fait la même chose enenvoyant en Louisiane bon nombre depersonnes, sans parler des Britanniquesavec l’Australie. Mais savoir que c’étaitensuite à la population terrienne de s’en

dépatouiller ne lui plaisait qu’à demi.— Donc, je devrais pouvoir rentrer

chez moi, dit-elle tout en continuant àsuivre le roi à travers les nombreuxcorridors du château royal.

— Je vous ferai conduire au portailqui permet le passage entre nos deuxdimensions demain, approuva le roi.

— Pourquoi pas maintenant ? demandala jeune femme.

— Parce que je suis curieux, réponditArawn avec un fin sourire. Seuls noscriminels se rendent dans votredimension, et rares sont ceux quireviennent. En général, ils ne semontrent guère bavards sur le sujet.J’aimerais en savoir davantage sur votre

monde et ses coutumes. Et de mon côté,j’espère qu’après avoir passé un peu detemps parmi nous, vous aurez une autrevision des démons. Nous ne sommes pastous maléfiques, loin de là.

Joanna était partagée entre la curiositétoute naturelle qu’elle éprouvait enverscette civilisation démoniaque et l’enviede rassurer au plus vite les siens sur sonsort. Cela dit, si le souverain se montraitaimable, il n’en demeurait pas moinsautoritaire et impressionnant. Pour lemoment, ils conversaient agréablement,mais si elle s’avisait de le contrarier,Joanna craignait de finir au fond d’unecellule ad vitam aeternam. Elle serésigna donc à séjourner un peu plus

longtemps que prévu dans la dimensiondémoniaque en espérant que le roi nechercherait pas à la retenir plus que cequi était convenu.

Ils pénétrèrent dans une immense sallequ’elle identifia comme étant la salle dutrône. De nombreuses personnes auxtenues élégantes se tenaient là, parlantavec animation. Dès qu’ils entrèrent, lebrouhaha se tut et des centaines d’yeuxse posèrent sur le souverain et savisiteuse. La rumeur avait rapidementcouru qu’une femme de la dimensionterrienne se trouvait à Anwn, et touss’étaient précipités pour la voir en chairet en os. Joanna éprouva soudain del’empathie pour le lièvre cerné de loups.

Le roi avait beau lui avoir assuré qu’icielle ne craignait rien étant donné que lesAnwniens n’avaient pas besoin de sonâme vive, elle n’en était pas rassuréepour autant. C’était désagréable de sesentir aussi vulnérable. Discrètement,tout en cheminant aux côtés du souverainqui traversait la grande salle, la jeunefemme tenta à nouveau d’appeler unélément. Il y avait des bougies un peupartout en guise de décoration, elles’efforça de faire ne serait-ce que frémirles flammes, sans aucun résultat. L’airne lui répondait toujours pas, et pasdavantage les liquides.

Arawn offrit son bras à la jeune femmealors qu’ils arrivaient dans la salle du

banquet. Joanna ne pouvait décemmentpas refuser, d’autant que c’était sansconteste un honneur que d’être menéepar le souverain en personne. Elle étaitpourtant terriblement mal à l’aise àl’idée de se tenir si proche d’un démon.

Ils s’installèrent enfin. Joanna, nesachant trop comment se comporter,regarda autour d’elle. La décoration deslieux était luxueuse, la vaissellesemblait faite dans un matériauparticulièrement raffiné et fragile. Cen’était ni tout à fait du verre, ni vraimentde la porcelaine. Quoi qu’il en soit, leroi n’imaginait pas la chance qu’il avaitde se retrouver avec Joanna plutôtqu’avec n’importe quel autre membre de

la famille Kergallen – Corentin, à touthasard. La vaisselle familiale avait plusd’une fois fait les frais des disputesintempestives ou des manifestationsaccidentelles de pouvoirs. Elleveillerait à ne rien casser, ce qui devraits’avérer assez facile puisque de toutefaçon, son don était inopérant dans cettedimension. Si elle devait piquer unecrise de nerfs ou se défendre, elleutiliserait la bonne vieille méthode quiconsistait à attraper tout ce qui luitomberait sous la main pour le lancer àla tête de ses ennemis, voilà tout.

Un brouhaha soudain attira l’attentiondes convives en direction de la grandeporte. Un homme au costume chamarré et

à la poitrine couverte de médaillespénétra dans la salle et vint s’inclinerdevant le roi. Joanna se rappelait l’avoirvu dans les geôles, lorsque tout lemonde venait la contempler comme unebête à trois têtes. Dans la mesure où ilne semblait y avoir aucune guerre,comment expliquer les nombreusesmédailles qu’il arborait ? Un soldatd’opérette, estima-t-elle en réprimant unbâillement. L’ambiance du dîner étaitsolennelle, compassée. La nostalgie desdîners complètement fous des Kergallens’empara de Joanna, qui eut une penséeémue pour les objets qui virevoltaient àtravers la pièce, les petits pois lancés àla figure de celui assis en face, les éclatsde voix de ceux qui débattaient, et même

les prédictions étranges de Sophie.La voix du roi la fit sursauter. Il se

pencha pour s’adresser à elle.— Il semblerait que nous ayons un

nouvel invité, dit Arawn. Un ange !ajouta-t-il avec un mélange de respect,de crainte et d’excitation.

Le cœur de Joanna rata un battement.Elle ne connaissait qu’un seul ange assezfou pour se précipiter à son secours dansune dimension inconnue pleine dedémons, cependant elle n’arrivait pas àcroire que Dragan ait pu faire une chosepareille. C’était pourtant bien lui quipénétrait à présent dans la salle, cernépar plusieurs soldats dont, Joanna lesavait, il n’aurait fait qu’une bouchée

s’il l’avait décidé.Dragan avançait d’un pas conquérant,

la tête haute, ses yeux noirs notant tousles détails. Son visage était fermé, dur,son regard impitoyable balayait la vastesalle, faisant trembler les démons quis’y trouvaient. Il était impressionnant. Ilétait magnifique. Le cœur de Joanna fitun bond et à ce moment-là, elle sutqu’elle était follement amoureuse de cetange à l’allure de loubard qui n’avaitpas hésité à venir jusqu’ici pour elle.

Chapitre 26

Le regard noir de Dragan se focalisa

sur Joanna. À la seconde où il était entrédans la salle d’apparat, il l’avaitrepérée, comme si une force invisiblel’attirait vers elle. Elle avait l’air enforme, assise à ce qui semblait être latable principale, et ses yeux brillaient

d’un éclat étrange tandis qu’elle leregardait venir à elle.

Sans prêter la moindre attention auxdémons qui les entouraient et lesobservaient avec une curiosité nondissimulée, l’Ankou se planta face à lajeune femme, qui s’était levée à sonapproche, et l’examina de la tête auxpieds pour s’assurer qu’elle n’était pasblessée.

— Tu vas bien ? demanda-t-il à voixbasse.

— Tu es cinglé, ou quoi ? répondit-elle avec véhémence, les mains sur leshanches. Venir ici, seul ! Tu as perdul’esprit !

— Ce n’était pas plus stupide que te

jeter sur un démon en pleine incantation,riposta Dragan avec colère.

Il s’était attendu à tout sauf à cetaccueil ! La tension des dernièresheures, l’angoisse qu’il avait ressentie àl’idée de Joanna entre les mains desdémons, c’était beaucoup. Il avait besoind’un exutoire. Frustré de ne pas pouvoircogner sur quelqu’un, Dragan passa unemain rageuse dans ses cheveux noirs etdarda un regard sombre sur la petitesorcière qui lui faisait face. Il avait bienune idée pour évacuer ce trop-pleind’énergie, mais même si son corpsdurcissait à cette pensée, un corps àcorps torride avec Joanna n’était pasdavantage à l’ordre du jour dans

l’immédiat.Un discret raclement de gorge le tira

de ses réflexions tumultueuses. Encoreune preuve, s’il était besoin, que lachipie rousse lui faisait perdre la tête, ilavait carrément oublié durant quelquesinstants qu’il se trouvait à Démonland.Le roi des démons semblait sincèrementravi de la présence de l’Ankou parmieux et sans qu’il comprenne comment,Dragan se retrouva assis aux côtés duroi, une assiette remplie de mets raffinésposée devant lui. Il fronça les sourcils,menaçant, en découvrant qu’Arawnsouhaitait les garder jusqu’au lendemain,mais un signe discret de Joanna ledissuada de s’opposer au souverain. Il

était près de Joanna, la jeune femmeétait en sécurité, rien d’autre ne comptaitdans l’immédiat.

Dragan reposa le verre qu’il venait devider d’un trait. Une servante vint leremplir à nouveau. La boisson neressemblait à rien de ce qu’il avait pugoûter jusqu’à présent, mais était sansconteste savoureuse. Il y avait du bon àséjourner à Démonland, se dit-il enreprenant le verre.

— Attention, c’est un alcool fort, leprévint Arawn.

— De l’alcool ? s’étonna Joanna enreniflant sa boisson. On ne dirait pas !

— Et pourtant, j’ai vu des hommes devotre acabit rouler sous la table au bout

de deux verres à peine, précisa le roi.— Je tiens bien l’alcool, se vanta

l’Ankou en vidant son verre – ledeuxième de la soirée, donc.

Arawn se contenta de sourire, maisn’insista pas. L’ambiance était plutôtagréable, constata Dragan. Musique ensourdine, nourriture abondante,conversations pondérées et aimables... ilse serait presque cru dans la dimensionangélique ! Il ne relâchait pas savigilance pour autant, mais observer cequi se passait autour de lui nel’empêchait pas de noter à quel point lesdémons semblaient... normaux. Certes, ily a avait ce bellâtre qui ne quittait pasJoanna des yeux. Il bavait presque

tellement il était en extase devant lajeune femme. Avec ses nombreusesdécorations, il bombait le torse à lamoindre occasion, cherchantmanifestement à attirer l’attention de lajolie rousse. Il se décida finalement ets’avança jusqu’à leur table, comme leroi et la reine se levaient pour ouvrir lebal.

— Colonel Julius Armen, fit lebellâtre en claquant des talons, justedevant Joanna.

— Comment a-t-il obtenu ses joliesbabioles à ton avis ? lança l’ange, sanschercher à baisser la voix, pointant safourchette en direction de l’officier. Illes a trouvées dans une pochette surprise

? Tous ses amis se sont cotisés pourl’aider à constituer sa collection ?

— Je ne vous permets pas ! s’indignale démon, plus rouge qu’une tomate.

Un sourire narquois étira les lèvres del'Ankou, au grand dam de Joanna, quisentait venir les ennuis.

— Je ne crois pas vous avoir demandévotre permission, le nargua Dragan enplantant sa fourchette dans un morceaude viande. J’essaie juste de comprendre.

— Dragan, souffla Joanna en luidonnant un coup de coude, pasd’incident diplomatique, s’il te plaît.Enchantée, colonel, fit-elle avec unsourire qui manqua rendre l’autreaveugle tant il parut ébloui.

Une servante vint remplir à nouveau leverre de Dragan qui, pris d’uneinspiration subite, le renversa. Bon, il nese contenta pas de le renverser surplace, non, il lui donna un peu d’élan, sibien que le verre traversa une partie dela table avant de venir achever sa coursedroit sur la veste impeccablementrepassée du colonel machin-chose, quis’orna bien vite d’une grosse tachesombre.

— Oups. Quel maladroit je fais,susurra Dragan avec un sourire qui nemonta pas jusqu’à ses yeux.

— Je devrais vous demanderréparation ! fulmina le gradé.

— Je suis en revanche très habile avecune épée, reprit l’Ankou comme s’il nel’avait pas entendu tout en jouant avec leplus grand couteau qui se trouvait prèsde son assiette, presque aussi long queson avant-bras, et à la lame visiblementbien tranchante.

Joanna leva les yeux au ciel, excédéepar cette petite manifestation de virilitémalvenue. Elle devait bien admettrequ'elle était légèrement flattée de voir legrand ange sombre manifester sajalousie ainsi, mais ce n’était vraimentpas le moment ! Le colonel finit partourner les talons et s’éclipser, sansdoute pour tenter de rattraper les dégâtssur sa veste et la jeune femme soupira

légèrement, soulagée que la situationn’ait pas dégénéré.

— C’est bien ce que je disais, ne puts’empêcher de commenter Dragan enplantant la pointe du couteau dans unautre morceau de viande. Pochettesurprise.

— Plus d’alcool pour ce soir, intervintJoanna en voyant la servante reveniravec un verre propre et la carafe dansl’autre main. Les bagarres d’ivrognesn’ont rien de sexy.

— Tu me trouves sexy ?Dragan se pencha avec ce sourire en

coin qui faisait palpiter le cœur de lajeune femme. Il avait besoin d’un bonrasage, d’un coup de peigne aussi, et son

look négligé contrastait avec la miseélégante des convives, pourtant en cetinstant, il était sans conteste le plus belhomme de l’assistance. Et il était à elle.Cela dit, Joanna n’était pas prête pourautant à flatter son ego plus quenécessaire, il était déjà bien assez imbude lui-même !

— Il vaut mieux que je ne dise rien,répondit-elle en se penchant à son tour,de sorte que leurs visages ne setrouvaient plus qu’à quelquescentimètres l’un de l’autre. Tu risqueraisde te vexer.

— Tu me trouves sexy, affirma Draganen se redressant, satisfait.

— Attention, sexyman, la grosse tête,

ça déséquilibre !Ce diable d’ange se contenta de rire. Tard dans la nuit, on les conduisit

jusqu’à leurs chambres respectives.Dragan ne daigna même pas entrer dansla sienne et suivit d’office Joanna avantde claquer la porte au nez du domestiquequi les escortait. Sans plus decérémonie, il enlaça la jeune femme etenfouit le visage dans ses cheveux,inspirant profondément son odeurfamilière.

— Tu m’as fait peur, dit-il d’une voixrauque. Si j’étais mortel, je crois que

mes cheveux auraient blanchi d’un coupquand j’ai compris que Vareck t’avaitentraînée dans la dimensiondémoniaque.

— Je n’étais pas beaucoup plusrassurée, avoua Joanna en se pressantcontre l’Ankou. D’autant qu’ici, mespouvoirs sont inopérants.

— Quoi ? s’exclama Dragan, sereculant dans un sursaut pour laregarder.

— Ma magie ne fonctionne pas ici,répéta Joanna.

— Par les dieux, murmura Dragan,envahi par une terreur rétrospective.

Il avait cru que la jeune femme

bénéficiait au moins de cette protection,seule consolation durant leur séparation.Découvrir qu’elle s’était trouvée seuleet totalement démunie le glaça d’horreur.Il la ramena brutalement contre lui,comme pour faire un rempart entre lajeune femme et les dangers qui lamenaçaient. Il la sentit se détendre, enconfiance.

— Tu es fou d’être venu jusqu’ici,murmura Joanna, sans virulence cettefois.

— J’ai cru devenir fou en attendant depouvoir te rejoindre, avoua Dragan endéposant un baiser sur son front. Jet’imaginais, seule au milieu des démons,morte peut-être. Je ne pouvais pas rester

sans rien faire.Joanna leva la tête et leurs regards se

verrouillèrent. Lentement, elle leva lesmains, caressa du bout des doigts lesjoues de l’Ankou, en proie à uneémotion qu’elle était incapabled’exprimer par des mots. Alors, elle sedressa sur la pointe des pieds pourposer les lèvres sur celles de Dragan.

Il l’embrassa à pleine bouche, unbaiser avide, brûlant. Un feu semblables’était emparé d’eux et une urgencesoudaine les consuma. Joanna laissaéchapper un gémissement et ses ongless’enfoncèrent dans les épaules deDragan avant que sa main descendejusqu’à la braguette de son jean noir.

Les vêtements volèrent à travers la piècesans qu’à aucun moment ils ne rompentle contact entre eux. Mains, bouches, nil’un ni l’autre ne semblait supporterl’idée d’être séparé de l’autre ne serait-ce qu’un instant. Bientôt, ils se laissèrenttomber sur le grand lit qui trônait dans lachambre et roulèrent sur le matelas,chacun luttant pour prendre le dessus.Combat perdu d’avance pour Joanna, quise retrouva bien vite prisonnière del’Ankou. Un éclat de rire secoua la jeunefemme. Dragan, occupé à embrasser soncou, se recula légèrement pour laregarder, un léger sourire aux lèvres.

— Te rends-tu compte que je ne peuxpas t’envoyer valser à l’autre bout de la

pièce ? demanda-t-elle avec un sourireradieux.

— Notre première rencontre restera unsouvenir mémorable, répondit Dragan enbaissant à nouveau la tête pour déposerun baiser sur la pointe tendue d’un sein.

— Je n’aime pas l’idée d’être faible,reprit Joanna, mais avec toi, ça ne medérange pas.

Elle semblait surprise par ce constat.— Tu n’es pas faible, milaya, rétorqua

Dragan. Ta langue est tellement acéréeque même une vipère ne peut rivaliseravec toi.

— C’est censé être un compliment ? fitmine de s’indigner la jeune femme.

— Tu fais des miracles, avec talangue, répondit Dragan avec un sourireentendu.

Il lui écarta les cuisses et se glissa enelle, profondément, et elle referma lesjambes autour de lui pour l’attirer à elle,encore et encore, tandis qu’ilentreprenait de se retirer pour mieuxrevenir, plus vite, plus fort. Les brasfermement posés de chaque côté de satête, il ne la quittait pas des yeux alorsque la vague de plaisir montait, enflait,au rythme de ses coups de reins. Joannane ferma les yeux que lorsque lajouissance la balaya, son sexe secontractant autour de Dragan, quicontinuait d’aller et venir. Elle se

redressa, passa les bras autour de soncou et se pressa contre lui, lechevauchant jusqu’à ce qu’il jouisse àson tour.

Dragan grogna quand on recommença

à frapper à la porte. Une heure plus tôt,il avait chassé un premier importun. Leton rogue de sa voix avait apparemmentconvaincu celui ou celle qui se tenait del’autre côté du battant de ne pas insister.À regret, il s’était extirpé du litmoelleux pour se diriger vers lagigantesque pièce d’eau. Joanna n’avaitpas tardé à le rejoindre, les cheveux enbataille. Une nuit n’avait pas suffi à les

rassasier l’un de l’autre.— Bas les pattes, fit la jeune femme en

esquivant la tentative du jeune hommepour l’attirer contre lui. À cause de toi,je découvre des muscles dont j’ignoraismême l’existence. Laisse-moi souffler.Et ôte-moi ce petit sourire satisfait deton visage avant que je te rectifie leportrait ! ajouta-t-elle en le menaçant del’index.

Dragan recula d’un pas en levant lesmains devant lui en signe d’apaisement,sans parvenir toutefois à supprimertotalement le sourire qui étirait seslèvres.

Prévenant, le roi avait fait donner desordres pour qu’on fournisse des

vêtements de rechange à ses invités. Unerobe fluide aux couleurs chaudesattendait Joanna. La jeune femme restaun long moment perplexe devant leslanières qui s’entrecroisaient au niveaudu bustier, cherchant comment enfiler etajuster le vêtement. Dragan ne se privapas du plaisir de l’entortiller dedans aulieu de l’aider, ce qui provoqua desprotestations à demi étouffées par letissu. Finalement, il tira sur le jupon etJoanna put finir de mettre en place lesbandes de tissu.

— Tu peux rire, grommela la jeunefemme en le regardant enfiler unpantalon et une chemise ample. Pourquoiles vêtements féminins ressemblent-ils

toujours à des instruments de torture, etpas ceux des hommes ?

— Il paraît qu’il faut souffrir pour êtrebelle, répondit Dragan en plaçant sonépée dans son fourreau.

— Je suis belle au naturel ! protestaJoanna.

— Bien sûr, mais là, tu eséblouissante, fit Dragan avec un petitsourire. Je n’ai plus qu’une envie, en tevoyant dans cette robe : te la retirer !

— Bon courage, ricana Joanna envirevoltant sur elle-même pour luilaisser prendre la pleine mesure de ladifficulté qu’il y aurait à ôter levêtement.

— Rien dont un bon couteau ne puissevenir à bout.

— Subtilité, ton deuxième prénom,sourit la jeune femme.

Les coups, timides, mais insistants,retentirent à nouveau et il ouvrit la porteà la volée, faisant sursauter le soldat quise retrouva nez à nez avec un ange de lamort dont les yeux noirs letranspercèrent. Se redressantnerveusement, le jeune démon fit face,en dépit de la différence de taille et decarrure.

— Sa Majesté Arawn vous attend pourle premier repas, débita-t-il à toutevitesse.

— Ça tombe bien, je meurs de faim,susurra l’Ankou.

Le démon déglutit. On racontaitbeaucoup de choses sur les anges de lamort et il lui semblait avoir entendu direque parfois, ils mangeaient du démon. Àen juger l’expression de celui qui setenait face à lui, il y avait de forteschances pour la rumeur dise vrai. Ils’empressa de tourner les talons et deremonter les couloirs, réprimant àgrand-peine l’envie de fuir en courant.Dans son dos, la présence de l’Ankouétait tangible, il sentait presque sonsouffle sur sa nuque.

— Tu es horrible, souffla Joanna à soncompagnon comme ils suivaient le

soldat. Il est mort de trouille.— J’ai une réputation à préserver,

figure-toi, répondit sur le même tonDragan. Avec ça, les démonsréfléchiront à deux fois avant decommettre un crime et de se faireexpédier sur Terre à grands coups depieds aux fesses.

— Donc... tu fais de la prévention,sourit Joanna.

— Je suis un grand pédagogue.Un ricanement peu féminin accueillit

cette réplique, mais Dragan était de tropbonne humeur après la nuit qu’ilsvenaient de passer pour s’en formaliser.

Le roi les attendait dans un petit salon

privé dans lequel Joanna se sentit tout desuite à l’aise. La décoration avait detoute évidence été supervisée par unefemme. Couleurs douces, meublesconfortables, jolis bibelots... uneambiance à l’exact opposé du dîner dela veille au soir. Ceci dit, ils ne seraientpas pour autant tranquilles, descourtisans se pressaient dans la pièce.Les regards brillants se tournèrent verseux, donnant envie à Dragan de montrerles dents et de gronder. Son expressiondut le trahir, car un frisson inquietparcourut la petite assemblée.

— Ne faites pas attention, fit Joannaavec un sourire en posant une main surle bras de l’Ankou, il est grincheux

quand il a faim.— Je mange des démons comme vous

au petit-déjeuner, rétorqua Dragan entoisant un jeune courtisan dont le regardadmiratif s’attardait un peu trop à songoût sur la jeune femme.

Message reçu, constata-t-il avecsatisfaction en voyant le freluquet sedétourner, soudain tout pâle.

— Aimeriez-vous visiter un peu laville après manger ? proposaaimablement Arawn.

— Nous ne sommes pas ici pour fairedu tourisme, le rabroua Dragan.

— J’aimerais pourtant vous donnerl’occasion de constater par vous-même

que notre société ne représente pas unemenace, rétorqua le roi, grave.

Envolé l’hôte charmant, il étaitredevenu en une seconde l’homme d’Étatpuissant et respecté.

— Vous ne vous étiez pas vraimentpréoccupé de votre image de marque,jusqu’à présent, insista Dragan,incapable de museler sa tendance àl’insolence et à la provocation.

— Jamais un ange, un Ankou qui plusest, ne s’était introduit dans notredimension, répondit le roi, dévoilantainsi ce qui l’inquiétait.

Bien sûr, c’était logique. Si les angesdécidaient de revenir en force, ilspourraient causer des ravages. Si les

Anwniens étaient aussi pacifistes qu’ilsle prétendaient, ils seraient sans défense.Arawn avait toutes les raisons de sefaire du souci.

— Après tout, pourquoi pas ? concédaDragan, faisant un gros effort pour semontrer diplomate.

Dagda serait surpris, s’il le voyait encet instant ! Adrian avait fini pardéteindre sur lui, finalement.

— Avez-vous des musées, ou deslieux dédiés à l’art ? demanda Joanna encommençant à manger avec appétit.

— Nous avons une très belle galerie,dans l’aile est, approuva le roi.Aimeriez-vous la visiter ?

— Oui, je suis curieuse de voir à quoiressemblent vos œuvres d’art, sourit lajeune femme.

Le premier repas, comme l’appelaientles Anwniens, fut expédié en un rien detemps. Le roi renvoya les courtisans quise pressaient autour d’eux, conscient del’agacement que l’Ankou ne parvenaitplus à masquer.

La galerie s’avéra à la hauteur desespérances de Joanna. Les œuvres qui yétaient exposées étaient ravissantes,foisonnantes, et une fois encore l’imagede barbares sanguinaires que Draganavait toujours collée aux démons enprenait un coup. Les anges seraient vertsde jalousie s’ils voyaient un tel étalage

de talent, songea l’Ankou en quittant leslieux.

Leurs pas les menèrent du côté desquartiers réservés à la garde royale. Unpetit sourire narquois naquit sur leslèvres de l’ange quand il reconnut,venant à leur rencontre, le colonelmachin truc. Ce dernier lui jeta unregard noir avant de se focaliser, ànouveau, sur Joanna. Il la regardaitvraiment avec des yeux de merlan frit,c’était pathétique, constata Dragan,renfrogné.

— Je vais devoir vous abandonner unmoment aux bons soins du colonelArmen, expliqua le roi. Il va vousescorter jusqu’au marché afin que vous

puissiez découvrir les produits que nousconsommons au quotidien, ici. Je doissuperviser le transfert de Vareck.

Le bellâtre avait tout intérêt à garderses « bons soins » loin de Joanna,songea Dragan en jetant un regard sanséquivoque à l’importun.

Ils gagnèrent d’un bon pas la place surlaquelle s’agitait une foule hétéroclite etcolorée. Les odeurs étaient différentesde celles auxquelles ils étaient habituéssur Terre. Le colonel, plein deprévenance, ouvrait la voie afin queJoanna puisse avancer sans se heurter enpermanence au flot des badauds. Dragansuivait, son ombre recouvrant la petitesilhouette de la jeune femme. On se

retournait pour les regarder aveccuriosité.

— Aimeriez-vous goûter ceci ?proposa leur guide en s’arrêtant devantl’étal d’un marchand de fruits etlégumes.

Il désignait une chose qui ressemblaitvaguement à une pêche à la peauviolette.

— C’est une pétrelle, expliqua lesoldat en s’emparant du fruit pour ledécouper à l’aide d’une sorte de canifqu’il venait de sortir de sa poche. Unfruit très apprécié des Anwniens.

Il tendit un quartier juteux à la jeunefemme, ignorant délibérément l’angesombre qui les escortait. La chair était

d’une jolie couleur lavande, étrange.Prudente, Joanna porta le fruit à son nez.Il ne dégageait aucune odeurparticulière. Elle se décida à croquer unbout et commença à mâcher. Draganmanqua s’esclaffer en voyant sa tête.

Le colonel, qui s'était détourné,cherchant un autre fruit à lui faire goûter,n'avait pas remarqué la réaction de lajeune femme. Joanna en profita pourrecracher discrètement le morceauqu’elle n’avait pu se résoudre à avaler.

— C’est immonde ! souffla-t-elle àDragan.

Cette fois-ci, il ne put s’empêcherd’éclater de rire. Mal lui en prit,comprit-il en voyant les yeux caramel

étinceler.— Tiens chéri, goûte, susurra la jeune

femme en lui tendant la partie qu’ellen’avait pas mangée.

Elle se rapprocha, séductrice, sedressa sur la pointe des pieds, et glissad’un geste sensuel le fruit entre leslèvres de Dragan. Il s’attendait àquelque chose de peu appétissant, maisil était bien en dessous de la vérité.Contrairement à Joanna, Dragan ne fitaucun effort pour demeurer poli, ilrecracha... droit sur la veste du colonel !

— Une quinte de toux intempestive, sejustifia-t-il avec une mauvaise foi telleque pas un moment le colonel ne dutdouter qu’il l’avait fait exprès.

Le soldat sortit un mouchoir et essuyatant bien que mal les traces de jusviolacées avant de poursuivre la visite.Ils s’arrêtèrent devant un bonimenteurqui vantait les mérites d’une étrangemachine supposée, si on en croyait sondiscours bien rodé, faciliter la vie desdémones. Joanna pencha la tête,attentive.

— Je commence à comprendre ce qu’adû ressentir Kieran en débarquant auXXIe siècle après être resté cloîtré dansson château pendant quatre cents ans,dit-elle enfin.

Elle tendit la main, effleura un objetposé devant elle et bondit en arrièrequand un vrombissement s’en échappa.

Elle heurta Dragan, qui se tenait derrièreelle et dont les bras vinrent l’enlacer,l’empêchant de tomber. Solide, fiable,rassurant. Joanna s’adossa contre lui,ravie. Elle était habituée à compter sursa famille, sur son pouvoir, immense. Setrouver privée de l’une et de l’autreaurait dû la déstabiliser, la terrifiermême. Pourtant, en présence de l’hommequi n’avait pas hésité à surgir au beaumilieu de la dimension démoniaque pourvenir à son secours, elle se sentaitsereine, en sécurité. Ni fragile, nipuissante, juste femme. Elle seraitenchantée de retrouver les siens et derentrer en possession de sa magieélémentale à son retour dans ladimension terrienne, mais ces moments

étaient précieux. Hors du temps.Le colonel finit par les ramener au

château, où on leur annonça que toutétait prêt pour leur départ. Un Varecksolidement entravé, un bâillon sur labouche pour l’empêcher de recourir àune nouvelle incantation, fut traînéjusqu’à eux. Le démon avait perdu sasuperbe, conscient que cette fois-ci, sasituation était désespérée. Dragan letoisa. Celui qui avait hanté sescauchemars, alimenté sa haine, sacolère, apparaissait à présent pitoyable.Il aurait pu le broyer d’une main, là,maintenant, pourtant il n’en ressentaitplus le besoin viscéral. Ce n’était mêmepas par rapport à Nina, à qui il avait

promis de laisser porter le coup fatal.Simplement, Dragan réalisait quequelque chose avait pris la place decette colère, de cette vengeance. Joanna.Elle avait tout bouleversé. Il assisteraitavec un plaisir non dissimulé à la mortde Vareck, mais il n’était plus habité parcette rage qui l’avait aidé à traverser lessiècles et donné un sens à sa vieimmortelle. Il s’était trouvé un nouveaubut. Kieran avait raison. Joanna était uneobsession saine.

Dragan baissa la tête et croisa leregard lumineux de celle qui lui ouvraittant de perspectives nouvelles etinattendues. Une magicienne.

— On rentre ? demanda-t-elle en lui

prenant la main.— Oui. Je ne voudrais pas avoir l'air

d'un rabat-joie, mais on a encore du painsur la planche, à la maison.

— Un démon à tuer, une âme delumière disparue à retrouver, et lemariage de ma cousine qui approche àgrands pas, résuma Joanna.

— Ça te dirait de prendre quelquesjours de vacances, quand tout seraterminé ?

— Toi, moi, enfermés à An Tour Tan,approuva la jeune femme avec un petitsourire.

Voilà qui avait de quoi le motiver !

Chapitre 27

Si à son arrivée à Anwn, Joanna avait

atterri en prison sans passer par la casedépart, il en fut tout autrement pour leretour. Le portail permettant le passaged’une dimension à l’autre se trouvait àenviron deux heures de marche duchâteau, leur expliqua Arawn. Une

précaution prise des siècles plus tôtpour préserver la population au cas oùquelqu’un de malveillant parviendrait àlocaliser ce portail. Bien sûr, cela nerésolvait pas le problème desincantations de bannissement, maisDragan ne doutait pas que le roi prenaitd’ores et déjà des mesures pour qu’àl’avenir, des anges ne puissent plussurgir au milieu de la place centrale.Arawn ne semblait pas homme àattendre passivement que la situationdégénère. Le souverain prenait son rôleà cœur.

— Tout ce monde rien que pour nous ?s’étonna Joanna en découvrant l’escorteque le souverain avait réunie pour les

guider jusqu’au portail.Il y avait là une bonne vingtaine de

démons lourdement armés et solidementbâtis.

— Anwn est une province paisible etnos habitants sont pacifiques, mais il y atout de même quelques dissidences,expliqua le roi.

— Traduction : vous craignez uneattaque, commenta Dragan en soupesantson épée, qu’il venait de tirer hors deson fourreau.

— La rumeur s’est répandue qu’unehumaine dotée d’une âme de lumière etun Ankou séjournaient parmi nous.Certains esprits rebelles pourraientvouloir saisir l’occasion d’éliminer un

ange de la mort.— Qu’ils viennent donc, fit l’Ankou

avec un sourire aussi aiguisé que salame.

La petite troupe se prépara à se mettreen route. On avait hissé Vareck, toujourssaucissonné, sur une mule, tandis queJoanna s’était vue attribuer une jumentdont la robe alezane n’était pas sansrappeler ses cheveux. Alors que Dragans’apprêtait à la taquiner à ce sujet, on luiamena sa monture, un hongre noir à lastature massive. L’animal renâcla enarrivant à hauteur de son cavalier.

— Il y a comme un air de famille, non? demanda Joanna en regardantalternativement l’homme et le cheval. Il

semble aussi aimable que toi.Dragan se contenta de grogner, faisant

écho sans le vouloir à sa monture,provoquant un nouveau rire chez la jeunefemme.

Empêtrée dans sa longue robe, Joannatenta de grimper sur sa jument. Au prixde nombreuses contorsions et de juronsbien sentis, la jeune femme finit pars’installer à califourchon, les jambeslargement dénudées.

— Quoi ? fit-elle avec un sourireinnocent qui tranchait avec lesexpressions colorées qu’elle venaitd’employer. Je ne vais quand même pasmonter en amazone !

Les hommes évitaient de s’attarder sur

les jolies jambes de la cavalière. Parrespect pour elle ou par crainte del’Ankou qui venait d’avancer sa monture? Ils se mirent finalement en route,salués par une foule d’Anwniens quileur souhaitaient bon voyage. On étaitdécidément loin des démons voleursd’âmes que Dragan traquaitimpitoyablement depuis sept cents ans.Une petite fille téméraire vint mêmetendre une fleur à Joanna. La jeunefemme la glissa dans ses cheveux etadressa un sourire à l’enfant.

Le groupe s’engagea sur une routeassez large, ce qui permit à Dragan etJoanna de chevaucher côte à côte. Lesclaquements des sabots rythmaient leur

avancée et un instant, Dragan seremémora d’autres voyages effectués,longtemps auparavant, à travers lessteppes russes. Il préférait se déplacer àcheval, tandis que Tasia prenait placedans une voiture attelée. Parfoiscependant, la jeune fille se joignait à lui,sur une petite jument baie qu’il avaitachetée et dressée spécialement pourelle. La jeune fille avait beau être issuede la haute société, le même sang coulaitdans leurs veines, et elle aimait autantque son frère galoper librement. Ilsfaisaient la course, lorsqu’ils arrivaienten vue de leur maison et Dragan retenaittoujours son étalon sur les derniersmètres pour laisser sa sœur franchir laligne d’arrivée la première. Longtemps,

Tasia avait revendiqué ses victoires,jusqu’au jour où elle avait compris qu’illa laissait gagner. Cela avait valu àDragan des taquineries sans fin de sapart.

Un coup d’œil en direction de Varecklui apprit que le démon endurait,stoïque, son sort. Il y avait pourtant unelueur indomptable dans ses yeux, commes’il guettait l’occasion de s’échapper. Ilpouvait toujours courir !

L’attaque aurait pu les prendre parsurprise s’ils ne s’étaient tous tenus surleurs gardes. Arawn, Dragan l’avaitcompris immédiatement, avaitvolontairement minimisé le risqueencouru pour ne pas alarmer l’ange.

Mais l’Ankou se doutait qu’il s’agissaitde plus que de quelques dissidents. Legroupe dépenaillé qui les cernabrusquement, alors qu’ils n’étaient plusqu’à quelques minutes du portail,semblait trop nombreux et organisé pourn’être qu’une poignée de mécontents.Vareck se redressa, attentif, sur le dosde sa monture. On devinait qu’ils’efforçait de distendre les liens quil’entravaient.

— Je commençais à m’ennuyer, lançaJoanna en extirpant une sorte de dague,qui ressemblait à s’y méprendre à l’undes couteaux avec lesquels ils avaientmangé, de ses jupons.

— Où l’as-tu eue ? demanda Dragan

en repoussant sans peine un premieradversaire.

— Je l’ai fauchée pendant le petit-déjeuner, expliqua la jeune femme enenvoyant un coup de pied bien senti dansle menton d’un autre démon. Quoi ?ajouta-t-elle en voyant Dragan hausserun sourcil. Quand je vais en voyagequelque part, je ramène toujours un petitsouvenir ! C’est du meilleur effet, à AnTour Tan. Au moins, c’est utile, j’aifailli prendre une de leurs joliesserviettes de table, mais j’ai changéd’avis.

— Tu ne cesseras jamais dem’étonner, fit joyeusement Dragan enpassant deux nouveaux démons au fil de

l’épée.Ils n’échangèrent plus un mot durant

les minutes qui suivirent, occupés àrepousser les assaillants. Vareck setrouvait au centre d’un cercle formé parles soldats de l’escorte, empêchant ainsiles rebelles de le libérer, ce queplusieurs d’entre eux avaient tenté.

Vareck s’acharnait sur les liens, sansquitter du regard le combat qui sedéroulait autour de lui. Il avait espéréque cela se produirait. Lors de sonprécédent – et long – séjour dans lesgeôles anwniennes, il avait eu le tempsde nouer un certain nombre d’alliances.Il comptait bon nombre de partisans ici,dans la dimension démoniaque, des

hommes et des femmes qui en avaientassez de subir la loi pacifiste du roiArawn, qui étouffait leur véritablenature. Les démons étaient desprédateurs, et non de gentils toutousdestinés à rester cantonnés ici. Le plande Vareck avait séduit ses compagnonsde prison quand il le leur avait présenté: envahir Gwenwed pour éliminer lamenace représentée par les anges, puiss’emparer du trône d’Anwn. Il leur avaitpromis l’ouverture du portail vers ladimension terrienne, et des parties dechasse aux âmes de lumière enivrantes.Malgré une longue absence suite à soninvocation, Vareck n’avait jamais doutéque ses partisans prépareraient le terrainpour lui. Cette attaque en était la preuve.

Lorsque l’un des rebelles fut abattu àdeux pas du prisonnier, son arme, uncouteau émoussé, tomba presque auxpieds de la mule ridicule sur laquelle onl’avait juché.

— Et si je donnais un peu de matière àvos cauchemars, les gars ? murmuraDragan.

Il déploya brusquement ses grandesailes noires en poussant un cri de guerre,brandissant son épée ensanglantée au-dessus de sa tête. Certains démonspaniquèrent et prirent la fuite, d’autresparurent frappés de stupeur. Avec unmalin plaisir, Dragan s’éleva sansquitter du regard les démons statufiéspar l’apparition. Son ombre gigantesque

recouvrait les hommes et les femmes quiavaient cessé tout combat, fascinés. Sanscrier gare, il fondit sur ses proies, qu’ildécima en un éclair. Les soldats de lagarde royale reculèrent, lui laissant lechamp libre.

— Rappelez-moi de ne jamaiscontrarier un Ankou, murmura un jeunesergent, près de Joanna, blême deterreur.

Joanna réprima un sourire, admirantles évolutions de son amant, toutes engrâce et puissance maîtrisée. Oui, il étaitterrifiant, son Dragan, mais tellementbeau en cet instant !

Le dernier démon rebelle toujours envie poussa un gémissement en voyant

l’Ankou se poser souplement à quelquespas de lui. Il ne comprenait pas encorecomment il avait pu être épargné jusqu’àmaintenant, tous ses camarades ayant étéfauchés l’un après l’autre sans mêmeavoir le temps d’esquisser un geste.Tremblant, le démon regarda la créaturequi s’avançait vers lui. Les ailes d’unnoir d’encre, les yeux plus sombres quele charbon, le sourire carnassier, tout enlui respirait le prédateur. Les mythes etlégendes qui couraient sur les anges dela mort prenaient soudain vie et ledémon réalisait que ce n’étaient que degentils contes pour enfants. La réalitéétait bien plus terrifiante encore !

— Toi, gronda la créature en le

pointant du bout de son épée.— M... moi ? balbutia le démon, au

bord de l’évanouissement.— Tu vas faire passer un message aux

autres. Parce que je suis sûr qu’il y en ad’autres, comme toi.

— D’... d’accord, d’accord, approuvale démon, comprenant qu’il allait peut-être s’en sortir.

— Le premier qui se retrouve dans ladimension terrienne, je le bouffe, rugitl’Ankou en montrant les dents. Alors,faites très, très attention, petits démons,à ne pas vous faire expulser de votrejolie dimension.

— On s... se tiendra tr... tranquille,

assura le démon, qui claquait des dents àprésent.

— Vaudrait mieux pour vous, grondaencore l’Ankou. Dégage.

Le démon ne se le fit pas dire deuxfois. Il ne vit pas l’ange replier sesailes, il ne l’entendit pas éclater de rire.Il ne vit pas la jeune femme rousse sejeter au cou du monstre qui une minuteplus tôt menaçait de le dévorer tout cruet qui, à présent, embrassait à perdrehaleine sa compagne. Il n’avait qu’uneobsession : fuir le plus loin possible !

— Un vrai père Fouettard ! gloussaJoanna.

— Adrian l’aurait assommé avec undiscours sur la moralité, l’honneur et

tout le toutim pendant des heures. Il agagné au change, ce démon, crois-moi,répondit Dragan.

Ils rejoignirent tranquillement la petiteescorte.

— Hors de question que tu remontesseule, décréta Dragan tandis qu’ils sedirigeaient vers la jument alezane.

— Pourquoi ? demanda Joanna sur unton innocent démenti par la lueur dansses yeux bruns, avant de se diriger verssa monture.

Un mouvement attira l’attention deDragan, qui découvrit, horrifié, queVareck venait de surgir juste derrièreJoanna.

— Jo ! cria-t-il en se précipitant sur lajeune femme.

Elle n’eut pas le temps de réagir, iln’eut pas le temps d’arriver jusqu’à elle.Le démon, aux poignets duquelpendaient encore les liens qu’il avaitréussi, on ne sait comment, à défaire,s’empara du couteau de la jeune femmeet le plongea sans une seconded’hésitation dans le dos de la jeunefemme, qui s’effondra sans émettre unbruit au moment où Dragan parvenait àses côtés. Par réflexe, il brandit sonépée et décapita le démon sans autreforme de procès avant de se laissertomber auprès de Joanna. Fébrile, ilcomprima la plaie à deux mains,

s’affolant en voyant le flot de sang quis’écoulait entre ses doigts.

— Elle est encore en vie ! cria-t-il enconstatant que, bien qu’inconsciente,Joanna respirait.

Faiblement. Si faiblement.— Elle ne survivra pas longtemps, fit

un garde, le visage grave.Atterré, l’Ankou sentit le chagrin

déferler, paralysant ses gestes et sespensées. Vareck, une fois encore, luiprenait une femme qu’il aimait, sous sesyeux.

— Ici, son âme de lumière s’éteindrasans qu’elle puisse devenir un ange,reprit le soldat, poursuivant son

raisonnement.Dragan redressa soudain la tête.— Combien de temps pour arriver au

portail ? demanda-t-il brutalement.— Quelques minutes. Trop, répondit

l’homme, comprenant son intention.— En route.Dragan se releva, tenant avec

précaution le corps inerte de Joanna.Toute l’énergie qui caractérisait la jeunefemme l’avait quittée, elle gisait, menueet fragile, entre les bras de l’Ankou. Entemps normal, on oubliait rapidement àquel point elle était petite, tant elleirradiait de volonté et de vitalité.Farouche, Dragan s’engagea aussi vite

que le lui permettait son précieuxfardeau sur la route, déterminé à gagnerle portail et à le franchir avant qu’il nesoit trop tard. Joanna pouvait encore êtresauvée. La seule condition était derevenir dans la dimension terrienne àtemps pour que les anges latransforment. Les membres de l’escortelui emboîtèrent le pas avant de sedéployer tout autour, veillant à leursécurité, tandis qu’une course contre lamontre s’engageait.

Le temps semblait s’étirer en longueur,mettant Dragan dans tous ses états. Ilsentait Joanna, toujours inconsciente,s’affaiblir. Le sang s’écoulait sansdiscontinuer de la blessure. Il n’était

pourtant pas passé plus de quelquesminutes depuis l’attaque lorsqu’ilsparvinrent enfin au portail. Sans lesgardes, il aurait pu passer à côté sans levoir.

Celui qui semblait être à la tête dupetit détachement leur fit signe des’immobiliser tandis qu’il extrayait desous sa chemise un pendentif à lacouleur grenat. Il s’avança et appliqua lebijou contre un rocher tout ce qu’il yavait de plus banal. Un frémissementagita l’air et bientôt, le portail apparut àla vue de tous.

— Allez-y, fit l’homme en se reculantpour céder la place à Dragan.

Sans attendre, l’ange le dépassa.

— Bon courage, entendit-il encoretandis qu’une impression de distorsions’emparait de lui.

Il raffermit sa prise sur le corps inertede Joanna. Quand ils émergèrent duportail, à l’endroit exact où ils avaientmené la bataille, la veille, contre Varecket ses démons – était-ce seulement laveille ? – Dragan ne perdit pas detemps. Il hurla à travers le lien mentalqui l’unissait aux autres anges, appelantà lui le plus proche. Joanna, plusblanche qu’un linge, semblait ne plusrespirer. Lorsqu’il l’étendit avec milleprécautions à terre, Dragan découvritavec terreur que c’était le cas.

Le hurlement de Dragan fit sursauter

les anges. Ils étaient réunis au manoirKergallen, dans l’attente angoissante denouvelles. Une attente qui se faisait pluspesante à chaque instant. L’espoir devoir revenir Dragan et Joannas’amenuisait. Nina avait sombré dans unsilence de mauvais augure, ressassantson erreur, qui leur avait sans doutecoûté la vie. Cybelle, blême, se serraitcontre son mari, refusant de laissercouler les larmes qui envahissaient sesyeux. Émilie se rongeait les ongles,chose qu’elle n’avait plus faite depuisl’adolescence, pressant la maind’Adrian au point de la lui broyer.

Même Corentin affichait un visagegrave, s’abstenant de ses pitrerieshabituelles. L’inquiétude et une nuit sanssommeil marquaient les traits. Aussil’appel de Dragan provoqua-t-il unevague d’agitation sans précédent.

— Joanna est blessée, s’écria Ariella,traduisant pour tous le message mentalreçu par les anges.

— Où sont-ils ? demanda aussitôtKieran.

— Près du repère des démons,expliqua Adrian, qui avait déjà atteint laporte et tenait ses ailes prêtes à sedéployer sitôt le seuil franchi.

— Attendez ! intervint l’Écossais.

— Il n’y a pas une minute à perdre !protesta avec véhémence Adrian. Elleest mourante !

Le Highlander ne l’écoutait plus, seslèvres bougeant tandis qu’il murmuraitune incantation. Le petit groupe d’angesse trouva transporté sur les lieux en uneseconde à peine. Ils n’eurent pas letemps de s’appesantir sur le miracleaccompli par le druide. Dragan, penchésur Joanna, pratiquait un massagecardiaque.

L’âme de la jeune femme, bien queternie, n’avait pas encore quitté sonenveloppe mortelle, il n’était donc pastrop tard. Ils pouvaient encore lui donnerle choix. Adrian se recula pour laisser

place à Naël. En tant qu’Ankou, il nepouvait pas créer de nouveaux anges.C’était aux anges protecteurs querevenait cette tâche.

Naël s’agenouilla près du corps sansvie de la jeune femme.

— Tu peux cesser, Dragan. Il estencore temps, dit-il.

Naël posa une main sur le front deJoanna, et son aura se mit à vibrer.Bientôt, elle se distordit avant deformer, à la surprise de Kieran, quiassistait pour la première fois à un telphénomène, une silhouette lumineuse auxtraits de la jeune femme.

Joanna regarda autour d’elle,décontenancée. Elle se rappelait le cri

de Dragan, la douleur associée au visagegrimaçant de Vareck, puis plus rien.Tournant la tête, elle découvrit lesanges, massés autour d’elle, l’air grave,Kieran, qui semblait stupéfait – et il enfallait vraiment beaucoup pourdéstabiliser le Highlander – et Dragan leregard si intense qu’elle pouvait encorey lire l’effroi. Puis, ses yeux tombèrentsur le corps étendu sur le sol, une largetache rouge souillant les lanières de labelle robe anwnienne. Joanna fit le va-et-vient entre ce corps et elle-même,avant de passer une main prudente surson visage. Elle découvrit avec surprisequ’elle pouvait voir à travers sesmembres. Un fantôme, comprit-elle. Elle

était devenue un fantôme.— Ah non ! s’exclama-t-elle,

recouvrant enfin l’usage de la parole,hors de question que je devienne unerevenante ! Kieran, fais quelque chose !

Un rire secoua le grand Écossais,manifestement soulagé de l’entendres’insurger ainsi.

— Il va falloir faire un choix, Joanna,interrompit la voix grave de Naël.

L’ange aux ailes bleues avait toujoursla main posée sur le front de la jeunefemme. Un frisson parcourut le corpsimmatériel de Joanna comme elleréalisait qu’être un fantôme signifiaitqu’elle était morte.

— Quel choix ? demanda-t-elle d’unepetite voix, toute colère envolée face àla gravité de la situation.

— Tu peux choisir de partir de l’autrecôté, expliqua Naël avec patience.

— Comme ça, tout simplement ?— Oui.— Non. Je suis trop jeune pour

mourir. Option suivante, décréta la jeunefemme.

— Tu peux devenir un ange.Joanna en resta un instant bouche bée.

Bien sûr, elle savait que les angesétaient, de leur vie mortelle, des âmesde lumière, mais elle n’avait pasenvisagé une seule seconde qu’elle se

trouverait un jour confrontée à un telchoix, persuadée d’avoir encore toute lavie devant elle.

— Il faut te décider maintenant,Joanna, fit gentiment Adrian. Naël nepeut pas retenir beaucoup pluslongtemps ton âme ici.

— Alors, je crois qu’on va devenircollègues, les amis, souffla la jeunefemme, abasourdie.

Ses yeux tombèrent sur Dragan dont levisage exprimait à présent un intensesoulagement. Naël hocha la tête et fitquelque chose de surprenant. Arrachantune longue plume bleue de ses ailesmagnifiques, il piqua avec la pointe lapeau de la jeune femme. Joanna ressentit

cette piqûre sur son bras, choseétonnante pour un être immatériel. Despicotements parcoururent ses membreset elle vit que le bras qu’elle tenditdevant elle perdait cette étrangetransparence. À mesure qu’elle sesolidifiait, le corps qui gisait au solsemblait disparaître. Bientôt, il ne restaplus que quelques gouttes de sang, àpeine visibles sur la terre. Et face auxanges et au druide se tenait Joanna, denouveau de chair et de sang.

— Par Lug, Joanna, murmura Kieran,les yeux fixés sur quelque chose derrièreelle.

La jeune femme prit alors conscienced’un poids dans son dos. Elle redressa

les épaules, pour se débarrasser de lamasse qui commençait à pesersérieusement. Un rire secoua soudainDragan, qui s’était relevé et la couvaitdu regard.

— Il va falloir t’y faire, milaya, dit-il,le visage illuminé par un vrai sourire.

— Me faire à quoi ? demanda Joanna,encore un peu ébranlée par tous leschangements successifs qui venaient dese produire.

— Tes ailes, lass, intervint Kieran,malicieux.

Lentement, la jeune femme tourna latête... et manqua tomber à la renverse endécouvrant les ailes qui se déployaientde part et d’autre de son corps.

Chapitre 28

Ses ailes. Elles étaient... et bien, en

toute modestie, elles étaientmagnifiques. C’était un flamboiement deroux et de fauve, à l’instar de sescheveux. Leur envergure laissait Joannaabasourdie. Timidement, elle tendit un

bras pour effleurer du bout des doigtsles plumes qui frémissaient doucement.C’était doux, et la sensation étaitétrange. Ce n’était pas comme detoucher sa peau, pourtant, la jeunefemme ressentait dans chaqueterminaison nerveuse la pression de sesdoigts. Elle en sentait aussi le poids,chaque minute un peu plus pesant, dansson dos. Cela lui rappelait lesrandonnées qu’elle faisait parfois avecses cousins, la différence étantqu’arrivés au bout du chemin, ilspouvaient se délester du sac quicontenait leur pique-nique. Voire, pourles plus futées, le passer à Josselin. Ilfallait bien que l'unique garçon de lagénération des Chipies serve à quelque

chose !— Ça ne va jamais rentrer dans mon

dos ! s’exclama la jeune femme, les brastendus de part et d’autre, sans parvenir àtoucher le bout de chaque aile.

Les autres l’avaient laissée explorerce nouvel appendice sans intervenir. Unsourire fendait leurs visages tandisqu’elle apprivoisait sa nouvelleparticularité.

— Ne t’inquiète pas, fit Adrian avecbienveillance, la magie permet toutes lesfolies.

La magie. Joanna se demandabrusquement si elle avait perdu sespouvoirs en même temps que sa

mortalité. D’instinct, elle appela l’air,son élément de prédilection. En vain.Rien ne se passa. Lorsqu’elle étaitcoincée à Anwn, une fois certainequ’elle ne courait aucun risque – encoreque le séjour s’était avéré plus périlleuxqu’escompté –, la jeune femme avaitaccepté d’être privée de sa magie avecfacilité parce qu’elle avait la certitudede la retrouver à son retour dans sadimension. Mais là, il y avait un côtédéfinitif auquel elle n’était toutsimplement pas préparée. Partagée entrel’excitation de ce nouvel avenirtotalement inattendu qui lui tendait lesbras et la déception d’avoir perdu sespouvoirs, qui avaient toujours fait partieintégrante de sa personnalité et de son

héritage familial, quelles qu’en soientles conséquences, la jeune femmepoussa un lourd soupir. Ses yeuxcroisèrent le regard empli de larmes deNina. L’ange se jeta à son cou, manquantles faire tomber toutes les deux.

— Je m’en veux tellement, murmuraNina en l’étreignant de toutes ses forces.

— Tout est bien qui finit bien,répondit Joanna en refermant ses brasautour de la jeune femme. Je suis en vieet Vareck...

Fronçant les sourcils, elle regardaDragan. Elle ne savait pas ce qui étaitarrivé après que Vareck l’avait blessée,même si elle se doutait du sort qui luiavait été réservé. Dragan n’aurait jamais

permis que le démon nuise encore à ceuxqu’il aimait et protégeait.

— Je l’ai tué, trop tard hélas !puisqu’il a eu le temps de te blesser,expliqua gravement l’Ankou. Je suisdésolé Nina, je te l’avais promis.

Dans le regard sombre de Dragan selisait encore le remords de n’avoir passu empêcher le drame.

— Il est mort et ne peut plus nuire,c’est l’essentiel, répondit Nina ensouriant doucement. Je n’aurais pas dûattendre, ça nous aurait épargné bien desépreuves.

Elle recula, relâchant le nouvel ange.— Redresse les épaules, lança Naël.

Oui bon, ses ailes traînaient par terre,mais elle avait quand même le droit desouffler un peu, non ? Agacée, Joannavoulut avancer et se trouva soudain tiréeen arrière. Elle battit des bras et tombalourdement sur les fesses. Bizarrement,alors qu’une seconde plus tôt, les ailesbalayaient le sol, au moment où elleatterrit, elles s’étaient relevées, évitantainsi de finir écrasées sous sonpostérieur. Il allait falloir qu’elleapprenne à contrôler ces choses, et vite !

— Tu vas devoir t’habituer à tedéplacer autrement, fit remarquerAriella, amusée, en lui tendant la mainpour l’aider à se remettre sur ses pieds.Je vais t’aider à les replier, tu seras plus

à l’aise.L’ange posa avec délicatesse ses

doigts sur les grandes ailes et lesmanipula avec douceur et habileté pourles inciter à se replier. Joanna serappela que les anges protégeaientjalousement les ailes, si fortes et sifragiles à la fois. En sentant les mainsd’Ariella, elle comprit à quel pointlaisser une personne approcher par-derrière était en effet se placer ensituation de vulnérabilité. Elle ne voyaitpas Ariella, ne pouvait que deviner sesprochains gestes, sans savoir s’il neprendrait pas à l’ange la lubie de sortirun couteau pour la poignarder. Bien sûr,venant d’Ariella, il n’y avait rien à

craindre, mais Joanna comprenait àprésent la manie qu’avaient les anges deconstamment surveiller leurs arrières.Enfin, les ailes furent repliées. Le poidsétait toujours le même, mais répartidifféremment. Prudente cette fois-ci,Joanna se retourna et constata avecsoulagement qu’elle n’était ni gênée nidéséquilibrée.

— Et comment fait-on pour les rentrer? demanda-t-elle, impatiente.

— Ça viendra, milaya, fit Dragan ens’avançant à sa rencontre. Sois patiente.

— Un indice, les amis, intervintKieran, Patience n’est pas son secondprénom.

Mains sur les hanches, Joanna toisa le

druide.— Quel scoop ! ricana Dragan.Sous le coup de l’agacement, les ailes

de Joanna se déployèrent soudain,bousculant l’ange noir et l’envoyantvalser à plusieurs mètres de là. Étonnéeet ravie, la jeune femme constata qu’elleavait à peine senti l’impact. Ses ailesétaient étonnamment solides !

— Bien fait, chantonna gaiement lajeune femme.

Ariella, pouffant de rire, l’aida àreplier une nouvelle fois ses ailes.

— Ils vont être sacrément surpris, aumanoir ! s’exclama Kieran. Corentin neva pas te lâcher !

Des rires retentirent. Après la tensionqui s’était accumulée au cours desderniers jours, c’était bon de pouvoirs’amuser d’un rien. L’incantation deKieran les cueillit au milieu de ce fourire libérateur, et c’est un groupe hilarequi surgit soudain au beau milieu dusalon, sous les regards médusés du clanKergallen.

— Je veux les mêmes, décréta Azilis

après avoir admiré comme il se devaitles ailes de sa cousine.

— Crois-moi, mourir n’est pas uneexpérience très agréable, grimaça

Joanna en cherchant comment s’asseoirsans écraser ses plumes.

Certes, elle ne pesait pas lourd, maiselle avait fait l’expérience douloureusede la sensibilité de ces nouvellesextensions lorsque Corentin, dans sonenthousiasme à la voir revenir vivante,avait par mégarde marché dessus. Biensûr, Naël ne s’était pas privé de lui jeterle regard qui tue, l’air de dire « Je tel’avais bien dit, de tenir tes ailescorrectement ». La petite anecdote queDragan lui avait racontée sur sonpremier vol en compagnie d’Adrian luirevint en mémoire, et la jeune femme eutune pensée émue pour l’ange blond. Ilavait dû souffrir le martyre !

— Et à présent, tu es immortelle, lançajoyeusement Thaïs. Tu resteraséternellement jeune et belle, tandis quenous nous lamenterons sur nos premièresrides et nos premiers cheveux blancs.

— Justement, Thaïs, à ce propos, ilfaut que je te dise..., fit mine d’hésiterMorgane...

— Quoi ? s’affola la jeune femme enportant une main à son visage et l’autre àses boucles, comme si elle pouvaitdétecter une ride ou un cheveu blanc autoucher.

Les rires de ses cousines lui firentcomprendre que Morgane se moquaitd’elle. Seule Émilie ne joignit pas sonrire aux autres, consciente grâce à son

don d’empathie des émotions quiagitaient sa sœur. Elles se succédaient sirapidement que la jeune femme avait dumal à toutes les identifier, mais lamention de son immortalité avait detoute évidence ébranlé Joanna.Spontanément, la main d’Émilie vint seposer sur celle de sa sœur, quil’étreignit avec reconnaissance. L’idéede survivre à ceux qu’elle aimaittourmentait Joanna. C’était un dilemmequi s’ajoutait aux nombreuses questionsqu’elle se posait quant à sa nouvellecondition. D’un seul coup, la chanson deQueen prenait une nouvelle dimensionpour elle.[26]

— D’après Ariella, tu vas devoir

retourner à l’école, reprit Azilis, quin’avait pas remarqué l’humeur sombrede sa cousine. Les anges nouvellementcréés doivent apprendre un certainnombre de choses.

— Tu vas séjourner à Edenland,quelle chance ! s’exclama Sélène.Sophie n’a pas dit grand-chose sur sonséjour là-bas, mais apparemment elle aété éblouie.

— Edenland ? répéta Émilie. Ce n’estpas comme ça qu’Adrian...

Elle comprit l’erreur qu’elle avaitcommise en voyant les regardsmalicieux du petit groupe se focalisersur elle. Émilie se sentit rougirviolemment. Adrian et elle ne s’étaient

pas cachés, mais jusqu’à présent elleavait échappé aux questions ettaquineries. Trop d’événements s’étaientsuccédé et avaient détourné l’attentionde cette idylle.

— Puisqu’on en parle, susurra Azilis,raconte un peu, Émi.

— Il n’y a rien à raconter, fit Émilieen jetant un coup d’œil à Thaïs, dansl’espoir de trouver du soutien auprès desa cousine, qui était passée par la séancede torture spécial Kergallen lorsqu’elleavait présenté Kieran à la famille.

— Il semble si parfait, il doit bienavoir un défaut, insista Sélène,malicieuse.

— Il ronfle ? proposa Morgane.

— Ou bien il tire les couvertures à luila nuit ? renchérit Gaëlle.

— Il prend toute la place ? demandaAzilis.

— Rien de tout ça, protesta Émilie.— À mon avis, ils n’ont pas assez

dormi pour qu’elle le sache, supposaAzilis, impitoyable.

— Les filles, vous êtes horribles !s’esclaffa Nina, qui avait suivi avecamusement tous ces échanges.

— Attendez un peu que ce soit votretour, menaça Thaïs, solidaire avec lapauvre Émilie.

— Aucun risque, s’amusa Azilis. Tusais ce que je pense des hommes.

— Il ne faut jamais dire « Fontaine, jene boirai pas de ton eau », lança Thaïs,sentencieuse. Je tenais à peu près lemême discours que toi après ma ruptureavec Anthony, et regarde où j’en suis unan plus tard : dans quelques jours, je memarie.

Joanna avait suivi en silence ceséchanges, se détendant peu à peu.

— Je suis sûre qu’ils sont sages etqu’ils respectent à la lettre lesrèglements, à Edenland, ricana Azilis. Jecompte sur toi pour apporter un peud’animation, Jo. Rappelle-toi la joyeuseépoque du lycée.

— J’ai mûri depuis ! protesta Joannaen riant.

Les regards dubitatifs qu’elle récolta àcette réponse achevèrent de lui rendre sabonne humeur et son optimisme.Lorsque, levant la tête, elle vit le grandange sombre qui entrait dans la pièce,son cœur fit un bond. Elle n’avait pasvraiment réfléchi à un futur commun,prenant les choses au jour le jour aumilieu du tourbillon d’événements. Maissa mortalité, face à l’immortalité deDragan, aurait fini par poser problème.Ce problème-là, du moins, était résolu.Dragan se dirigea droit vers elle et luitendit la main pour l’aider à s’extirperdu fauteuil.

— Prête pour le voyage ? demanda-t-ilà voix basse.

— J’espère que vous avez bienconscience de ce que vous risquez enintroduisant une Kergallen au milieu devotre petit paradis ? lança Sophie, quivenait de se glisser derrière l’ange.

— Allons, riposta Dagda, quis’apprêtait lui aussi à regagner ladimension angélique, ça ne peut pas êtrepire que lorsque nous avons décidé detransformer un humain dénué d’âme vivepour en faire un Ankou.

Joanna se laissa entraîner vers le parc,suivie par la famille, qui tenait à assisterà son départ. Elle ne reviendrait quepour l’enterrement de vie de jeune fillede Thaïs, puis son mariage. Sophie luiavait promis de trouver un sort pour

dissimuler ses ailes si elle n’y parvenaitpas seule d’ici là.

Dragan fit face à Joanna. Elle avaitréussi à replier ses ailes sans aide,même s’il lui avait fallu plusieursminutes d’intense concentration pour yarriver. Les années passées à se dominerafin d’exercer une maîtrise parfaite desa magie élémentale lui étaient à présentutiles pour apprendre à contrôler sesparticularités d’ange. Elle apprendraitvite, il n’en doutait pas. Il laissa sonregard errer sur les plumes flamboyantesde sa compagne. La voir voler aucoucher du soleil serait un spectacleépoustouflant. Les plumes semblaientincandescentes, et leur aspect lustré lui

donnait envie d’y enfouir la main commeil l’avait fait avec les longs cheveux dela jeune femme. Un petit sourire étira seslèvres.

— Je n’aime pas quand tu souriscomme ça, fit remarquer Joanna.

— Tu as raison de craindre le pire,approuva l’Ankou en posant les mainssur les hanches de la jeune femme.

Elle leva les bras pour les passerautour de son cou.

— Ma vengeance sera terrible, si tume joues un sale tour, dit-elle comme ils’élevait dans les airs.

— J’adore jouer avec toi, ripostaDragan.

Ils se trouvaient à présent à unehauteur vertigineuse. Dagda volait loindevant eux.

— Il n’y a tout de même pas qu’un seulportail pour accéder à la dimensionangélique, fit remarquer Joanna. Ce neserait pas pratique.

— Non, s’amusa Dragan. Il y aplusieurs portails répartis à travers laplanète. C’est la même chose pour ladimension démoniaque, d’ailleurs. Nousen avons identifié quelques-uns, mais ily en a encore plein d’autres par lesquelsles démons peuvent pénétrer dans ladimension terrienne. Lorsque tu saurasvoler seule, tu pourras entrer et sortirsans problème.

— J’imagine que ça fera l’objet d’uneleçon spéciale à l’école des anges.

— Oui. Certaines leçons sontennuyeuses, mais dans l’ensemble, on yapprend des choses utiles.

— Quelle sorte d’ange suis-je ?s’enquit soudain Joanna.

— Ce sera déterminé une fois taformation achevée. En fonction de tesaptitudes et de tes envies. Pour moi, ilétait évident que je deviendrais unAnkou. Nuala, que tu rencontreras sansdoute, a déjà choisi de veiller sur lesmalades dans les hôpitaux, Azoraaccompagne les âmes de lumière qui nesouhaitent pas devenir des anges del’autre côté...

— Oh... donc, un ange m’auraitescortée si j’avais choisi de refuserl’auréole ?

— Je ne t’aurais pas laissée faire unechose pareille ! s’enflamma l’ange endardant un regard noir étincelant surelle.

— J’espère bien ! s’esclaffa la jeunefemme.

L’ange noir se détendit et lui adressaun sourire franc. Bientôt, ils parvinrentau portail. Joanna regarda avec intérêt lefrémissement qui marbrait le ciel.

— Que se passe-t-il si un avion entrelà-dedans ? demanda la jeune femme.

— Corentin, sors de ce corps !

s’exclama Dragan.Ils franchirent le portail, et quelques

instants plus tard émergèrent dans ladimension angélique. Dragan ne sedirigea pas immédiatement vers legigantesque bâtiment central, il survolales alentours afin de donner un vasteaperçu de son nouvel environnement à lajeune femme. Tout n’était que couleurset lumières, éclatantes. Même l’airsemblait d’une pureté exceptionnelle,nota Joanna, en ouvrant de grands yeux.

— Tu disposeras d’un appartementdans l’aile réservée aux anges novices,expliqua Dragan. Toutes les dimensionssont calculées pour qu’on puisse évoluersans problème.

Et en effet, constata Joanna, des baiesvitrées aux couloirs, en passant par lesouvertures de portes, tout avait été conçupour qu’un ange puisse circuler aileslargement ouvertes.

— Comment fait-on pour se sécheraprès une douche ? demanda la jeunefemme, les yeux écarquillés, en entrantdans la vaste pièce qui servait de sallede bain.

— Il y a un système de séchage,expliqua Dragan en lui montrantcomment le faire fonctionner.

— Un sèche-cheveux géant, s’étonnaJoanna.

— Il n’existait pas encore à l’époque

où je suis arrivé, fit Dragan. Nous avonsheureusement quelques inventeurs quiaméliorent notre vie quotidienne àmesure que les siècles passent.

Le lit était lui aussi démesuré. Biensûr, les anges plus expérimentéspouvaient dormir normalement, il leursuffisait de replier leurs ailes pour cela.Mais au cours des nuits à venir, Joannane pourrait pas dormir étendue sur ledos.

— On le testera prochainement, promitl’Ankou en déposant un baiser fougueuxsur les lèvres de la jeune femme.

— La douche aussi, proposa-t-elle,mutine.

Cette perspective fit briller les yeux

sombres de l’ange d’un éclat sensuel siintense qu’elle sentit une vague dechaleur l’envahir.

— On va donner un nouveau sens àl’expression « monter au septième ciel», ajouta-t-elle.

— Arrête de me faire miroiter leparadis, gronda Dragan.

— Sinon quoi ? le taquina Joanna,d’humeur joyeuse.

— Tu vas me le payer.— J’aimerais voir ça ! s’esclaffa-t-

elle, provocante.Avant d’avoir eu le temps de réaliser

ce qui lui arrivait, elle se retrouvasoulevée et jetée à plat ventre sur le lit.

— Hé ! protesta-t-elle en se tortillantsans parvenir à se redresser tant le poidsde ses ailes l’écrasait.

— On dirait une tortue, gloussaDragan.

— Tu profites honteusement de tonavantage, l’accusa Joanna en tentant derouler sur le côté.

— Je n’ai jamais prétendu être fair-play.

La main de l’Ankou se posa au milieudu dos de la jeune femme, la clouant surle matelas. Il la touchait à l’endroitprécis où ses ailes naissaient. Un frissonde volupté parcourut Joanna. Elle avaitoublié que si les ailes étaient solides,

elles étaient également incroyablementsensibles aux caresses. Elle ne s’étaitpas privée de jouer avec Dragan,l’aguichant en l’effleurant du bout desdoigts, et à présent, il lui rendait lapareille. Elle gémit et se cambra sousses effleurements. C’était aussi bon quelorsqu’il titillait le bourgeon qui senichait entre ses cuisses, découvrait-elle. Habile, l’ange sombre prenait sontemps, alternant mouvements amples oubrefs, caresses appuyées et simplesfrôlements. Il joua ainsi avec elle delongues minutes, l’amenant au bord del’orgasme avant de cesser sesattouchements pour se concentrer sur seshanches, qu’il parcourait de ses mainsrendues rugueuses par l’usage répété de

l’épée. Une fois la vague retombée, ilreprenait ses caresses, la ramenant ausommet du plaisir sans jamais la laisserfranchir la frontière qui la séparait del’extase. C'était merveilleux. C'étaitfrustrant. Merveilleusement frustrant.

— Attends un peu que je m’occupe deton cas, gémit Joanna. Tu vas me lepayer.

— Et je vais adorer ça.La voix de Dragan était rauque, mais

on devinait un sourire. Finalement, aprèsqu’elle l’eût copieusement insulté,menacé et supplié, il lui accorda ladélivrance. Lorsqu’elle reprit sesesprits, la première chose que Joanna vitfut ses ailes qui pendaient

lamentablement des deux côtés de soncorps repu. Elle n’avait tout simplementplus de force et sourit, comblée, quandle grand corps chaud de Dragan vint seplacer tout contre le sien, la tournant surle côté pour lui faire face. Il se coulasous la grande aile fauve comme sousune couverture et serra la jeune femmecontre lui. Avec un soupir de bien-être,Joanna ferma les yeux et s’endormit.

Chapitre 29

La musique rythmée arracha une

grimace à Joanna.— Tu es sûre que ce n’est pas

Véronique ou Davina ? chuchota-t-elle àNuala, qui semblait sur le point des’écrouler, juste à côté d’elle.

— Allez, en rythme ! cria le sosie descélèbres animatrices sportives desannées 80. Aile gauche, aile droite, ailegauche, aile droite, encore !

Transpirant abondamment, la dizained’anges novices qui assistaient au courstentaient de plier et déplier les ailes enrythme. Joanna avait l’impression de seretrouver dans une salle de fitness.Quand on lui avait donné son programmepour apprendre à devenir un ange, lajeune femme avait souri, amusée.Certains intitulés lui avaient semblétellement terre à terre : « maîtrise desailes », « évolutions », « sciences du vol». Elle ne s’attendait certes pas à ça !

— Allez les filles, maintenant, on

prend le stepper ! cria la GentilleOrganisatrice avec un enthousiasme quine semblait pas feint.

Les deux anges mâles du groupe neprirent même pas la peine de releverl’interpellation. Ils n’en avaient sansdoute plus l’énergie. Le cours de Jessicaavait pour but de renforcer lamusculature des novices afin de leurpermettre ensuite de mieux contrôlerleurs ailes. Jessica avait été coachsportif de son vivant, un accident devoiture l’avait fauchée trop jeune.Aujourd’hui, elle faisait ce qu’elleconnaissait le mieux : apprendre auxautres à appréhender et muscler leurcorps, et elle le faisait avec une

modernité qu’on ne s’attendait pas àtrouver dans cette dimension si parfaite.Joanna n’avait qu’une envie, en cetinstant : s’emparer du poste qui diffusaitcette musique horripilante pour lebalancer par la fenêtre ! Si elle avaitencore été en possession de sespouvoirs, nul doute qu’elle l’aurait faitdepuis longtemps !

— On va travailler la coordinationailes/membres, annonça Jessica.

— Elle est increvable ! gémit Nuala.Jessica donna ses consignes avant de

montrer l’exemple. Le but était de plieret déplier les ailes tout en montant etdescendant du step et en levant etbaissant les bras. Logique, quand on

savait qu’un ange devait être capabled’utiliser ses membres tout en battantdes ailes. Ça semblait si simple lorsqueDragan volait tout en maniant l’épée,songea Joanna, dépitée, en agitant lesbras n’importe comment, les yeux rivéssur Jessica pour tenter de se caler surson rythme. Elle avait l’impressiond’être complètement ridicule !Heureusement, les autres l’étaient toutautant, constata-t-elle en jetant un rapideregard autour d’elle.

— On fait une pause ! annonça Jessica,toute guillerette, avant de trottiner verssa bouteille d’eau, tandis que lesnovices se traînaient vers les leurs.

La fin de l’heure fut une torture pour

les muscles déjà endoloris de Joanna etses compagnons d’infortune. Jessica,impitoyable, rappelait à l’ordre ceux quitentaient de filouter.

— On se croirait à l’armée, grommelaun ange en allant récupérer sa serviette.

Ils enchaînèrent ensuite avec le coursd’évolutions. C’était un mélange deleçons de maintien, de danse et deparcours du combattant. Le but étant deprogresser, virevolter, sauter, ramper,sans jamais se prendre les ailes dans unagrès. Joanna avait, lors du premiercours, fait la cuisante expérience de cequi se passait quand on calculait mal sesgestes : n’ayant pas replié ses ailes pourtenter de gagner du temps – le

chronomètre tournait – elle avait malévalué la largeur entre deux poteaux ets’était précipitée en courant pour passerentre... résultat, elle s’était retrouvée lesquatre fers en l’air, la distance séparantles piliers ayant été sadiquementcalculée pour empêcher de justesse unange de se faufiler toutes ailesdéployées. Ils devaient prendre uneconscience absolue de ces nouveauxmembres et pouvoir agir sans même ypenser pour s’adapter àl’environnement, comme ils le faisaientavec les bras et les jambes.

Ce jour-là, les novices devaientmémoriser une chorégraphie complexe,mélange de valse, de menuet et de

quadrille, le but étant de tournoyer entous sens, avec changements dedirection, sans jamais effleurer les ailesdes autres. L’œil de lynx de Florestan,l’ange-professeur, ne manquait aucuneerreur. Impitoyable, il stoppait net ladanse et la faisait reprendre depuis ledébut chaque fois que l’un des membresdu groupe se trompait.

— On prétend qu’il était le professeurde danse et de maintien de certainscourtisans au temps de Louis XIV,souffla Nuala à Joanna alors qu’unmouvement les amenait à se croiser.

— On recommence ! lança Florestan,comme l’aile de Nuala venait decaresser le visage d’Antoine, un autre

novice. Sois plus concentrée, Nuala ! Onne peut pas faire deux choses en mêmetemps correctement.

— Les hommes, peut-être, mais lesfemmes sont multitâches, marmonnaJoanna, arrachant un petit rire à cellesqui l’entendirent.

Elle s’était attendue à ce que les autresnovices soient de gentils benêts, toutsourire et convaincus que les Bisounoursexistaient. Un autre cliché, elle en avaitconscience, d’autant que les nombreusesâmes de lumière de sa famille necorrespondaient pas à cette image denaïveté, même Émilie, si douce etbienveillante. Mais c’étaient des gens deson époque et même si certains avaient

l’âge de sa grand-mère, tous étaientplutôt modernes. Elle était bien sûr plusproche de Nuala ou de Vladimir, quiavaient sensiblement son âge, mais aufinal, les novices partageaient un espritde camaraderie qui n’excluait pas unebonne dose de malice.

Quand la leçon prit fin, Joanna avaitmal partout et était trempée de sueur. Laprochaine leçon l’intéressait beaucoup,même si elle devait admettre que lescours de Jessica et Florestan étaientimportants. Cette fois-ci, il s’agissait decommencer à apprendre les bases duvol. Elle avait expérimenté la joie devoler, avec Dragan lorsqu’il la portait,ou seule grâce à son pouvoir d’air, mais

elle avait hâte de pouvoir voler,littéralement, de ses propres ailes.

Sous la douche, Joanna laissa l’eauchaude couler longuement, dénouantainsi ses muscles qui avaient étésollicités comme jamais. Depuis unesemaine qu’elle vivait à Edenland, elledécouvrait chaque jour des chosessurprenantes sur la vie des anges. Ilsétaient tous bien plus proches d’unAdrian ou d’un Naël que d’un Dragan,elle s’en était doutée, mais le fossé quiséparait l’Ankou de ses collègues luiapparaissait dans toute sa profondeur.Dragan ne se soumettait qu’au strictminimum des règlements, ignorantroyalement les règles qui lui

déplaisaient.Les ailes alourdies par l’eau qui en

dégoulinait, Joanna alla se placer dansle sèche-plumes, comme elle l’appelait.Dragan et elle n’avaient pas eu le tempsd’étrenner la douche en duo, songea-t-elle avec nostalgie. Dragan avait dûrepartir dans la dimension terrienne pourpoursuivre sa mission. La disparition deVareck avait certes déstabilisé lesdémons, mais il fallait encore éliminerceux qui s’attardaient dans la région. Onn’avait pas retrouvé Albian. Le démonavait semble-t-il réussi à s’échapperlors de l’attaque de la ferme. Allait-il sefondre dans la nature ou tenter deprendre la suite de Vareck ? Il y avait

Marzhin également. Sophie et Athénaïsétudiaient leurs grimoires pourconcevoir le rituel qui, ils l’espéraienttous, permettrait à Nina de retrouver lemage.

Sa famille lui manquait, aussi. Par lepassé, il lui était arrivé de s’enfermer àAn Tour Tan durant plusieurs jours sanscontact avec les siens, absorbée par sonart, mais à présent qu’elle savait qu’elleleur survivrait sans doute, chaque instantpassé loin des excentriques Kergallenlui semblait du temps perdu. ÀGwenwed, impossible de papoter desheures durant avec Thaïs au téléphone,d’envoyer par mail des photos de beauxmâles dénudés à Azilis et d’en recevoir

en retour ou de venir à l’improviste aumanoir pour poursuivre le puzzle detrois mille pièces qu’elle avaitcommencé avec Sophie. Bien sûr, ellespassaient davantage de temps à discuterautour d’un thé qu’à réellement se casserla tête sur le puzzle, mais c’était ce côtéchaleureux de leur relation qui luimanquait. Tout ce qu’elle avait tenu pouracquis s’avérait bien fragile, tout à coup.

Alors qu’elle sortait de la salle debain, dûment séchée et vêtue d’unenouvelle tenue confortable pour la suitedes réjouissances estudiantines, la portede sa chambre s’ouvrit. Dragan se glissadans la pièce et referma derrière lui.Son attitude traduisait un effort de passer

inaperçu, ce qui ne lui ressemblait pas !Pourtant, à bien y réfléchir, elle n’avaitpas perçu sa présence écrasante avantqu’il entre dans son appartement.D’après les autres anges, on savaittoujours quand l’Ankou débarquait àGwenwed.

Il tenait un petit sac étroitement pressécontre sa poitrine et quand il se retournapour faire face à la jeune femme, sonsourire canaille la mit en alerte. C'étaitle genre de sourire qu'arborait Corentinlorsqu'il s'apprêtait à commettre unebêtise.

— Que mijotes-tu ? demanda-t-elle àmi-voix.

Elle avait l'impression que si elle

s'exprimait trop fort, on l'entendraitdepuis le couloir, en dépit de la porteclose.

— Pourquoi crois-tu que je préparequelque chose ? fit mine de s’indignerl’Ankou, indignation démentie par lepétillement de ses yeux sombres.

À ce moment-là, quelque chose remuadans la besace. Un petit bruit se fitentendre, que Joanna identifia aussitôt.On aurait dit...

— Ne me dis pas que tu as amené... ?s’enquit-elle, dans un souffle.

— Je ne dis rien, répondit l’ange avecun grand sourire en ouvrant le sac, d’oùémergea la petite tête ébouriffée deFilou.

Le chaton miaula avec indignationavant de bondir tant bien que mal horsdu sac. Dans un éclat de rire, Joanna sepencha pour ramasser la boule de poilsqui se blottit en ronronnant contre elle.

— Tu as ramené un passagerclandestin ? devina-t-elle.

— C’est une idée de Sophie, sejustifia Dragan, les bras croisés sur salarge poitrine, visiblement ravi de sasurprise. Et d’après Sélène, tu manquaisau petit gigot, alors on a organisé sontransfert ici.

— N’est-ce pas contraire au règlement? demanda Joanna.

— Il n’y a rien de précis à ce sujet,

mais dans le doute...— Vous me poussez à faire des

bêtises, alors que je suis plus sagequ’une image, sourit la jeune femme.

— Justement, ce n’est pas normal.Joueur, Dragan tendit la main et fit

mine de vérifier que son front n’était pasenfiévré. Ce n’est qu’à ce moment queJoanna remarqua les longues griffuresqui marbraient ses avant-bras.Visiblement, songea-t-elle, attendrie, ilavait dû lutter avec un Filou peucoopératif pour arriver jusqu’à elle avecle petit félin. Avançant d’un pas pourcombler la distance entre eux, elle sehaussa sur la pointe des pieds pourdéposer un baiser sur les lèvres de

l’ange sombre. Il l’enlaça, arrachant desmiaulements de protestation au chaton,pour mieux l’embrasser.

— Je vais être en retard, soupiraJoanna en se reculant.

— Tu arrives à replier tes ailes seule,constata Dragan en caressant sa joue durevers de la main.

— Jessica est sans pitié, un vrai tyran! s’exclama la jeune femme en dépliantses ailes avant de les replier sagementpour faire la démonstration de sonhabileté. Mais je n’arrive toujours pas àcomprendre comment on peut les caserdans notre dos, ni vu ni connu.

— De la part d’une sorcière issued’une longue lignée de magiciennes, ce

genre de remarque est assez surprenante.— Eh bien oui, il y a encore des

choses qui m’étonnent, sourit Joanna.Elle lui fourra Filou dans les bras,

moqueuse, avant d’ouvrir la porte. Ellelui souffla un baiser du bout des doigts,riant de le voir grimacer tandis que lespetites griffes acérées du chaton luilabouraient le bras.

Ce fut avec un large sourire queJoanna rejoignit les autres novices pourle cours suivant.

— Oh ! toi, tu prépares quelque chose,murmura Vladimir.

— Je n’ai rien fait ! protesta en riantJoanna.

Ce qui était merveilleux, à Gwenwed,c’était que la barrière des languestombait. Vladimir ne parlait pas un motde français à son arrivée, tout commeJoanna ne comprenait rien au russe,pourtant, depuis qu’ils étaient devenusdes anges, ils possédaient une sorte dedon qui leur permettait de traduireinstantanément tout ce qu’on leur disait,quelle que soit la langue employée. Elleglissa un bras sous le coude de soncamarade et ils avancèrent d’un bon paspour gagner la salle où se déroulait leurleçon suivante.

Ils étaient sagement assis, écoutantl’ange professeur, quand un brusqueremue-ménage attira l’attention de tous.

On entendait des pas précipités, desappels brefs... et des feulements. Joannase mordit la lèvre inférieure et cherchaDragan d’un regard fébrile. L’Ankouprofita du mouvement de foule qui seproduisit lorsque tout le monde se levapour tenter de voir ce qui se passait pours’approcher de la jeune femme.

— Je te jure que j’ai fermé la portederrière moi, souffla l’ange noir.

— J’aurais dû penser à te prévenir queFilou est doué pour ouvrir les portes. Ilsaute sur la poignée jusqu’à ce qu’ilarrive à sortir, murmura Joanna.

Ils sortirent en courant, Dragan jouantdes coudes pour pousser ceux qui setrouvaient sur leur chemin. Le spectacle

qui les attendait les sidéra.Plusieurs anges étaient réunis dans

l’un des grands halls où plusieurscouloirs convergeaient. Leurs brasétaient lacérés, ce qui fit gémir Joannaintérieurement. Filou n’y était pas alléde main – pardon, de griffe – morte ! Lefélin avait visiblement tenté d’escaladerune tenture qui gisait à présent au sol. UnDagda furieux se dirigeait vers le petitattroupement, tenant le chaton tigré d’unemain ferme. Il tendit le petit animal àJoanna.

— Je suppose que c’est à vous, ditl’archange d’un ton sec.

— Heu... oui.Elle ne pouvait tout de même pas nier !

La jeune femme s’empressa de récupérerle chaton, qui tremblait en émettant defaibles miaulements.

— Veillez à ce qu’il ne recommencepas, fit Dagda en désignant d’un gesteles dégâts provoqués par la panique deFilou.

L’archange s’apprêtait à tourner lestalons quand il fixa soudain Dragan.

— J’espère que vous n’avez pastransféré toute la ménagerie de Sélèneici, dit-il.

— Non. Juste celui-ci, réponditl’Ankou.

Dagda hocha la tête, visiblementsoulagé, avant de disparaître.

— Et bien, souffla Joanna, on s’en sortbien.

— Tu t’attendais à des heures de colle? la taquina Nuala en caressant du boutdes doigts le poil soyeux du chaton, quise mit peu à peu à ronronner.

— Quelque chose comme ça, admit lajeune femme avec un sourire ironique.Le proviseur en a distribué à tour debras lorsque, avec plusieurs camarades,nous avons balancé quelques boulespuantes dans les couloirs du lycée pourempêcher la séance de dissection demaquereaux en cours de science.

Des rires accueillirent cettedéclaration.

Le déjeuner avait été ponctué de rires,

tandis que Filou quémandait de l’un àl’autre, ravi de son statut tout neuf demascotte des novices de Gwenwed. Ilprotesta pourtant à peine, épuisé, ivre decaresses, quand Joanna le ramena dansses appartements, dont elle fermasoigneusement la porte à clef pour évitertout nouvel incident. Elle avait réussi àretrouver les anges qui avaient fait lesfrais des petites griffes aiguisées duchaton et s’était excusée. Tous avaientfait preuve de bienveillance et certainsétaient même venus jouer avec le jeunefélin pendant le repas. Les anges étaient

décidément une race à part, dénués derancune. Joanna se demandait si elleétait vraiment à sa place parmi ces genssi bons, car elle-même ne se sentait pasune âme pleine d’abnégation !

La leçon suivante s’intitulaitpompeusement « sciences du vol » et sedéroulait sur une terrasse.

Certains novices évitaientsoigneusement de s’approcher du rebordet de regarder dans le vide, visiblementsujets au vertige. C’était la raison pourlaquelle Rodrigo, qui présidait le cours,le menait à cet endroit. Un ange nepouvait voler s’il avait le vertige !

Le vent frais agitait les plumes et lescheveux, faisant frissonner les jeunes

anges, peu vêtus pour plus de liberté demouvement. Ils se serrèrent les unscontre les autres tout en écoutant lesexplications de Rodrigo sur les courantsd’air et les nuages, leur expliquantcomment utiliser leurs ailes dans chaquesituation pour profiter du vent sans enêtre victime.

Dragan, qui s’était glissé dans un coinde la terrasse, observait avec un plaisirnon dissimulé Joanna. La jeune femmesemblait bien s’adapter à sa nouvellecondition, même s’il n’avait pas eubesoin des prédictions de Sophie pourdeviner que ses proches lui manquaient.Les Kergallen formaient une famillesoudée et connaissant Joanna, il savait

que l’éloignement deviendrait de plus enplus pesant à mesure que le tempspassait. Nina l’avait remplacée au Celticle week-end et Dragan s’était quant à luiinstallé d’office à An Tour Tan, laissantle manoir et ses occupants aux bonssoins d’Adrian et Ariella. Il continuait àpatrouiller sans relâche dans la région,mais ses pensées se tournaientinvariablement vers Joanna. Il passait lepeu de temps libre qu'il s'accordait dansl'atelier de la jeune femme, observantchacune de ses œuvres, chaque esquisse,toujours plus admiratif de son talent.

Il fronça les sourcils en voyantVladimir un peu trop pressé contreJoanna à son goût. Il était temps de dire

deux mots à l'ange.— Continue comme ça et je te casse

les doigts un par un, glissa-t-il en russe àl’oreille de Vladimir lorsque le novicepassa près de lui.

— Relax, ta chérie ne risque rien avecmoi. Toi, par contre..., sourit Vladimiren parcourant d’un regard de velours lecorps musclé de l’Ankou.

C’était dit sur le ton de la taquinerie,mais Dragan apprécia le cran du jeuneange. On pourrait peut-être en fairequelque chose, se dit-il en retournants’adosser au mur pour regarder lesnouveaux anges s’approcher, avec unecertaine réticence, du bord de laterrasse. Joanna était la seule à ne pas se

montrer craintive, remarqua-t-il avecfierté.

— Vous allez sauter, annonçaRodrigo, provoquant une vague demurmures paniqués.

— Il y a un bassin juste en dessous,s’empressa de préciser Joanna, quivenait de jeter un coup d’œil encontrebas.

— C’est comme plonger, à la piscine,approuva le professeur. Vous sautez, enessayant de battre des ailes, et vousatterrissez dans l’eau sans dommage,tout simplement. Une fois cela fait, vouspourrez regagner vos quartiers pour unrepos bien mérité. Évidemment, si vousêtes doué, vous pourrez éviter la

baignade, ajouta-t-il avec un clin d’œilavant de montrer l’exemple.

Bien sûr, au lieu de tomber, il monta etsurvola les novices avant de revenir seposer avec légèreté sur la terrasse.

— Si vous parvenez à léviter, jeviendrai vous rejoindre pour vous aiderà revenir, reprit Rodrigo.

— J’y vais, décida Joanna, commeaucun de ses camarades ne semblaitpartant.

— Cette partie de la terrasse estabritée du vent, précisa Rodrigo en sepostant à ses côtés, tu n’auras pas à tesoucier de ça. Contente-toi de battrefortement des ailes.

Joanna inspira profondément avant dese concentrer. Ses bras et ses jambes nelui seraient guère utiles dans l’immédiat,elle pouvait donc ne se préoccuper quede battre des ailes. Elle commença à lesagiter, lentement, mais en mouvementsamples. C’était étrangement fascinant deles sentir se mouvoir dans son dos, d’ensentir toute la puissance, d’enapercevoir l’ombre par moment. Sanscesser de leur imprimer ce mouvementrégulier qu’elle avait si souvent travaillédepuis plusieurs jours, la jeune femmeavança d’un pas, puis deux. Son piedétait dans le vide. Elle hésita un instantavant de se décider à sauter.

Par réflexe, elle ferma les yeux, son

corps crispé et gainé, toute son attentionfixée sur ses ailes, qu’elle continuait àbattre, plus vite à présent, au rythme deson cœur, lequel cognait à grands coupsdans sa poitrine. Elle ne ressentait pas lasensation de chute, aussi ouvrit-elle unœil prudent. À ce moment seulement,elle prêta attention aux cris et sifflets quiretentissaient. Plusieurs mètres souselle, ses camarades lui adressaient leursfélicitations et encouragements. Surpriseet ravie, Joanna se déconcentra uninstant et se sentit tomber. Vite, ellebattit des ailes, n’ayant aucune envied’expérimenter le cassage de membresévoqué un peu plus tôt par Dragan. Cedernier d’ailleurs la rejoignait, uneexpression de fierté intense peinte sur

son beau visage.— Et maintenant ? demanda Joanna

d’une voix lente, s’efforçant de sestabiliser.

— Ça te dirait une petite balade ?proposa l’ange noir.

Joanna lança un regard à la terrasse,sur laquelle ses camarades continuaientà sautiller, comme de minusculesfourmis.

— Tu as passé l’examen, Rodrigo net’en voudra pas, et comme je suis avectoi, tu ne risques rien.

— Tentateur, accusa Joanna.— Oui, je suis une invitation au péché

à moi tout seul, fit Dragan avec

délectation.Joanna était enchantée à la perspective

de voler aux côtés de l’Ankou, aussiprit-elle la main qu’il lui tendait. Del’autre, elle fit un signe à ses amis avantde s’éloigner. Dragan, découvrit-elle, secontentait de lui tenir la main par mesurede sécurité, calant son rythme de vol surcelui, encore irrégulier et hésitant, de lajeune femme, sans chercher à la tirer.Bientôt, elle parvint à adopter unmouvement régulier, lent, mais stable,qui la remplit de fierté. Ils s’éloignèrentde la cité pour gagner une zone un peuplus sauvage, faite de prés et de bois.Joanna réalisa qu’elle savait bien peu dechoses sur Gwenwed : quelle était la

superficie de cette dimension ? Y avait-il d’autres villes ? Autant de questionsqui trouveraient sans doute des réponseslors de ses prochains cours. Elle sepromit de se montrer attentive, d’autantque les Kergallen l’assailliraientprobablement de questions à ce sujet.

— Ne t’endors pas sur tes lauriers, lataquina Dragan lorsqu’ils arrivèrent au-dessus d’un pré couvert d’une herbeverte et touffue. Il faut atterrir,maintenant.

— Heu...Voilà ce qui arrivait quand on faisait

la maligne, se morigéna la jeune femmeen regardant le sol, plusieurs dizaines demètres plus bas. Chaque fois qu’elle

voyait un ange atterrir, c’était toujoursavec grâce, souplesse, aisance... uneintuition soufflait pourtant à Joanna qu’iln’en serait pas ainsi pour elle. Elle avaitréussi à voler, mais elle se sentait à peuprès aussi légère et gracieuse qu’unpavé prêt à tomber dans la mare. Ou queCorentin parodiant la danse classique.

— On va commencer par descendre unpeu, annonça Dragan qui s’amusaitvisiblement beaucoup.

— Et comment fait-on ? demandaJoanna, persuadée que si elle cessait debattre des ailes, elle allait tombercomme une pierre.

Dragan le lui expliqua et elles’appliqua à mettre en pratique ses

conseils. Elle n’avait pas conscience desa beauté, en cet instant, songea l’angenoir. On aurait dit un enfant faisant sespremiers pas, sourcils froncés pourconserver son équilibre. Sauf qu’elleétait beaucoup plus sexy ! Ils ne furentbientôt plus qu’à deux ou trois mètres dehauteur. Une fois assuré de sa stabilité,il lui lâcha la main et se mit hors de saportée.

— Hé ! protesta Joanna.— Tu peux essayer de descendre en

ligne droite, ou alors tu le fais en biais,comme un parachutiste, annonça Draganavec un large sourire.

— Mais tu es un vrai sadique !s’exclama la jeune femme. C’est mon

premier vol libre, tu te rappelles ?— Autant te débarrasser de la corvée

d’atterrissage maintenant, sinon tul’appréhenderas la prochaine fois.Réjouis-toi, tu ne risques pas de tenoyer, se moqua l’ange, qui agitaitparesseusement ses grandes ailes noires.

Grimaçant, Joanna regarda ses pieds.Elle n’était pas si haut que ça, tenta-t-elle de se rassurer.

— Tu me le paieras, dit-elle encoreavant de se laisser descendre endouceur.

C’était du moins son intention, maiselle échoua lamentablement et chuta aumilieu des hautes herbes qui amortirentsa chute, heureusement. Le rire de

Dragan retentit au-dessus de sa tête. Ilosait la narguer ! Avant même decomprendre ce qui se passait, elle seretrouva en l’air, percutant l’ange noir.Ils roulèrent un instant plus tard à terredans un entrelacement de membres et deplumes.

— Tu es douée, milaya ! s’exclama enriant Dragan tout en retirant des brinsd’herbe qui s’étaient pris dans sescheveux noirs. Il n’y a pas beaucoupd’anges qui parviennent à décoller sansélan, comme tu viens de le faire.

Joanna ne daigna pas répondre,occupée à recracher l’herbe et la terrequi avaient envahi sa bouche.

Chapitre 30

Nina se réveilla en sursaut, le corps

recouvert d’une fine pellicule de sueur.Le songe était encore vivace dans sonesprit. Ce n’était ni un rêve ni uncauchemar, plutôt... un souvenir. Depuisquelques nuits, des bribes du passéremontaient à la surface de son esprit.

C’était comme si un événement avaitdéclenché le processus. Commentsavait-elle qu’il s’agissait de souvenirs,elle qui avait tant craint, à l’époque oùsa folie l’effrayait, de ne plus faire ladifférence entre le rêve et la réalité ?Elle le savait, c’était tout, il n’y avaitaucune logique à tout cela, mais Ninaétait intimement persuadée qu’ils’agissait d’événements qu’elle avaitvécus, et non de produits de sonimagination. Qu’est-ce qui avait entraînécela ? Le retour à la raison après avoirbu l’eau miraculeuse de la fontaine deBarenton ? Avoir découvert le lien quil’unissait aux Kergallen ? Ou le faitd’avoir revu Vareck, trois mille ansaprès ? À moins que les incursions de

Thaïs dans ses souvenirs n’aient déterrédes pans enfouis du passé.

Quoi qu’il en soit, ces souvenirs sefaisaient chaque nuit plus précis et Ninase réveillait avec en mémoire desdétails surprenants. Elle revoyait l’éclatparticulier que prenaient les yeux deMarzhin quand ils se posaient sur elle,la petite ride qui se creusait sur son frontlorsqu’il s’absorbait dans ses pensées.Elle se rappelait le rire de Morgane, ledoux parfum de sa peau de bébé.

Cette nuit pourtant, il y avait euquelque chose de différent. Fébrile,Nina repoussa le drap et sauta hors du litpour arpenter sa chambre. Avant,lorsqu’elle tentait de se rappeler du

passé, une terrible migraine la taraudait,la douleur l’empêchant de se concentrerjusqu’à la faire renoncer. Ce n’était plusle cas désormais, elle pouvait se plongerdans ses souvenirs, les analyser, lesdécortiquer. La solution était là, toutprès, Nina le sentait. Un petit effort etelle se souviendrait où était cachéMarzhin.

N’y tenant plus, la jeune femme quittasa chambre à pas rapides et traversa lemanoir plongé dans l’obscurité. LesKergallen dormaient profondément.Thaïs et Kieran aussi, sans doute. Ninachassa tout sentiment de gêne et tapadoucement à la porte de la chambre dujeune couple. Kieran, elle n’en doutait

pas, l’entendrait, en guerrier habitué àdemeurer sur ses gardes. Le battants’ouvrit en effet un instant plus tard surle grand Highlander, torse nu, lescheveux en bataille, vêtu d’un simpleboxer. Nina était suffisamment femmepour apprécier la vision d’un hommemusclé à peine vêtu, mais sespréoccupations prirent le dessus.

— Nina, tout va bien ? s’enquitl’Écossais, l’air sincèrement soucieux.

— Je sais qu’on est au milieu de lanuit, ça pourrait sans doute attendre lelever du soleil, mais j’ai besoin deThaïs, souffla Nina.

La jolie rousse apparut à ce moment-làderrière son fiancé, nouant la ceinture

d’une fine robe de chambre en satin, sescheveux cuivrés auréolant son visaged’une masse de boucles folles.

— Les souvenirs reviennent ?demanda Thaïs avec un gentil sourire,passant les mains dans ses boucles pourtenter de les discipliner un tant soit peu.

Nina hocha la tête. Le couple s’effaçapour la laisser entrer. Une petite lampede chevet dispensait une lumièretamisée, laissant une grande partie de lachambre dans la pénombre. Ninaréprima un sourire en découvrant que lelit avait tout l’air d’un champ debataille. Thaïs et Kieran ne dormaientpeut-être pas, tout compte fait.

— Ça peut attendre, répéta Nina,

soudain gênée, prête à reculer.— Viens là, fit Thaïs en tapotant un

tapis confortable sur lequel elle venaitde s’asseoir.

Kieran poussa d’un geste doux, maisferme l’ange vers sa compagne et Ninaprit place face à Thaïs.

— Je me souviens de menus détails,expliqua-t-elle. Cette nuit, j’ai rêvé dechoses que j’avais totalement oubliées.Il y a une partie du rêve dont je n’arrivepas à me rappeler, mais je sais, je sens,que c’est important.

Thaïs hocha la tête et tendit les mainspour prendre celles de Nina. Elle nemettait pas en doute ses certitudes, notal’ange, et cela lui mit du baume au cœur.

Détendue, confiante, Nina ferma les yeuxet laissa la sorcière pénétrer dans sonesprit, la guidant jusqu’au point précisoù elle perdait le fil des souvenirs.

Thaïs suivit Nina à travers une forêtdense où tous les arbres seressemblaient. La jeune femme avançaitsans marquer la moindre hésitation,aussi Thaïs marchait-elle dans ses passans poser de question. La tenue deNina, nota-t-elle, avait changé. Elleportait une longue tunique d’un vertprofond, serrée à la taille par uneceinture dorée. Ses cheveux longs etraides retombaient souplement dans sondos. C’était Nynève, l’ange et apprentiede Marzhin, qui la guidait, comprit-elle.

Les deux femmes parvinrent à unepetite clairière dans laquelle se dressaitune charmante maisonnette quiressemblait en tout point à unechaumière de conte de fées. Un hommese tenait sur le pas de la porte. Marzhin.Son visage s’illumina à la vue deNynève, qui se précipita dans ses brasen riant.

— C’est un moment parfait, souffla lajeune femme. Je voudrais qu’il duretoujours.

— Le temps s’écoule différemment,ici, répondit son compagnon enl’étreignant comme si elle était la chosela plus précieuse au monde. L’éternité,nous y sommes presque.

Thaïs fronça les sourcils, tant cespropos lui semblaient obscurs.

— Mais nous ne pouvons pas rester,soupira Nynève en se reculant.

— Ce serait trop risqué, approuvaMarzhin en relâchant son étreinte pour lalaisser s’éloigner. L’éternité a un prix.Nous devons...

Un voile de brouillard enveloppasoudain le couple, noyant les parolesque le mage s’apprêtait à prononcer.Thaïs entreprit de remonter de quelquesminutes le fil des souvenirs de Nina,assista à nouveau à la scène desretrouvailles du couple, à leur étrangeconversation. Le voile recouvrit lascène, encore et encore, sans qu’elle

parvienne à le lever ou le contourner.De guerre lasse, la sorcière mit fin à laconnexion.

— Je suis certaine que la clef est là,soupira Nina en rouvrant les yeux,dépitée.

— Te rappelles-tu quand cette scène aeu lieu ? demanda Thaïs.

— C’était juste après notre fuite.J’étais au tout début de ma grossesse.

— Elle ne se voit pas encore, dans cesouvenir. Et... où étiez-vous ?

Nina se figea, le regard dans le vague.Elle resta ainsi quelques secondes,comme sous le choc, avant de battre despaupières et de poser un regard clair sur

Thaïs.— Dans une dimension magique, assez

semblable à la dimension angélique.Vous l’appelez le Val sans Retour [27]dans vos légendes.

Comment avait-elle pu oublier ces

quelques semaines enchanteressespassées au Val sans Retour ? sedemanda Nina. Elles avaient comptéparmi les plus belles et les plusheureuses de sa vie. Elle était en tête àtête avec l’homme qu’elle aimé, portantdans son ventre la promesse d’une vienouvelle, le fruit de leur amour. Elleaurait voulu y demeurer éternellement,

pour savourer une vie de joie etd’amour.

— Pourquoi ne pas y être restés ?demanda Kieran au moment même oùl’ange se rappelait ce qui les avaitpoussés à quitter ce paradis hors dutemps.

— Le temps s’écoulait différemmentlà-bas, une semaine passée au Val sansRetour représente plusieurs années surTerre. Le problème étant que vivre danscette bulle temporelle a des effets sur lelong terme : le temps fige les corps etles esprits au point de rendre insensiblesles êtres qui y restent trop longtemps.Marzhin avait découvert de vieuxgrimoires écrits par d’anciens habitants

de cette contrée et il en avait conclu quec’était un refuge temporaire, maiscertainement pas un lieu où vivre. Leportail en était scellé par une formuleconnue de lui seul afin d’empêcher touteintrusion.

— Se pourrait-il que Marzhin setrouve au Val sans Retour ? s’enquitprudemment Thaïs.

— Je...Nina blêmit, chercha fébrilement dans

sa mémoire défaillante. Avait-elle faitcela ? Avait-elle envoyé Marzhin dansune autre dimension afin de le protéger ?Un sourd gémissement la plia en deuxquand elle réalisa ce qu’une telle choseimpliquait : trois millénaires s’étaient

écoulés sur Terre. Combien au Val sansRetour ? Son amnésie avait condamnéMarzhin à errer dans cette contréemagique, à perdre peu à peu sasensibilité...

— Pourquoi n’en est-il pas sorti toutseul, dans ce cas ? intervint Kieran,interrompant la spirale de culpabilitédans laquelle Nina s’enfonçait.

— Parce qu’il m’avait demandé dechanger la formule qui protégeait leportail, souffla Nina. Je l’ai fait, mais jen’ai pas eu l’occasion de lui transmettrele nouveau mot de passe.

Tout lui revenait, à présent : lesvisions qu’avait Marzhin et dont ilrefusait de parler, la façon dont il

semblait se plonger dans des préparatifsfébriles suite à ces visions, sans jamaislui confier les raisons de ses actions.Marzhin, comprit Nina, savait ce quiallait se passer, il avait vu chaque étapede leur avenir. Pourtant, il n’avait pascherché à empêcher les événements dese produire. Pourquoi ne lui avait-il pasfait confiance ? Pourquoi avait-il refuséde partager ce fardeau avec elle ?Pourquoi, pourquoi, les avoircondamnés, elle à souffrir et à devenir àdemi folle, lui à rester prisonnier d’unlieu qui détruisait peu à peu toutsentiment en lui ? Cela ressemblait sipeu à l’homme qu’elle avait aimé,admiré.

— Te rappelles-tu la formule quiprotège ce portail ? demanda Thaïs.

Incapable de parler tant elle étaitbouleversée, Nina se contenta de hocherla tête.

— Alors, il n’y a plus qu’à nousrendre à ce fameux portail, souritKieran. Te souviens-tu de sonemplacement ?

À nouveau, Nina hocha la tête.Quelques jours auparavant, elle s’étaittrouvée à quelques pas seulement deMarzhin. Brocéliande. Étrange comme lalégende intégrait des faits réels pourmieux ensuite les détourner. Marzhin –Merlin – se trouvait exactement là oùtout le monde le cherchait, mais hors de

portée.Nina sortit de la chambre, toujours

sous le choc. Ils devaient s’habiller envue de leur expédition en Brocéliandepuis au Val sans Retour. Thaïs avaitprévu de se rendre aux appartementsd’Athénaïs pour l’informer de leurprojet. Le doute tourmentait Nina, quicalculait frénétiquement, encore etencore, afin d’estimer le temps quis’était écoulé au Val sans Retour.Chaque fois, elle parvenait à un résultatidentique : trois mille ans sur Terre, plusde quarante ans là-bas. Marzhin, s’ilétait encore en vie, avait à présent l’âgede Sophie, et surtout, était dénué de toutsentiment.

Nina se rappelait avec une précisionétonnante l’effet que son bref séjour auVal sans Retour avait eu sur elle. Enquelques semaines seulement, elle avaitressenti les conséquences que ladimension magique avait sur seshabitants. Elle aimait toujours Marzhin,mais il ne lui était plus nécessaire de setrouver avec lui à chaque instant. Elleaimait l’enfant à venir, mais elle n’avaitéprouvé que de l’indifférencelorsqu’elle l’avait senti bouger pour lapremière fois. Cela avait pourtantconstitué une sorte d’électrochoc, carelle avait brusquement réalisé qu’elleperdait son humanité. Ils étaientretournés sur Terre moins d’une heure

après. À leur sortie du portail, lesémotions les avaient envahis avec uneforce telle qu’ils s’étaient littéralementjetés à la tête l’un de l’autre, faisantl’amour sauvagement dans la forêt sansse soucier du danger. Puis, le bébés’était manifesté, et ils étaient restésétendus sur la mousse, la main deMarzhin posée sur son ventre arrondi,émerveillés. À ce moment-là, cesinstants volés de bonheur intense leuravaient semblé valoir tous les risques.

Nina sursauta en se heurtant à Sophie.La vieille dame se tenait au milieu ducouloir, vêtue d’une chemise de nuit, lesyeux dans le vague, oscillant doucementd’avant en arrière sur ses talons tout en

marmonnant des paroles indistinctes.Cela ressemblait à une crise desomnambulisme, mais Nina savait queSophie était en transe. Délicatement,pour ne pas l’effrayer, la jeune femmeposa les mains sur les épaules de lavieille dame pour la stabiliser. Les yeuxde Sophie ne la voyaient pas, aveugles.

« Votre quête s’achèveraLà où tout a commencé.Celle qui unit les magies de Nynève

et Marzhin pénétreraLà où son sang est caché »Elle répéta ces paroles, encore et

encore, de plus en plus fort et de plus enplus distinctement, jusqu’à ce que,

attirés par le bruit, plusieurs membresde la famille sortent dans le couloir. Leregard de Sophie perdit soudain safixité. Clair, alerte, il se posa sur Nina,qui se tenait toujours face à elle.

— Vous aurez besoin de Joanna, dit-elle sans prêter la moindre attention à lapetite foule qui les entourait.

— Pourquoi Joanna précisément ?demanda Athénaïs, qui les avaitrejointes.

— La magie de Nynève, la magie deMarzhin, répondit Sophie avec un légersourire.

— Comme nous tous, descendants deMorgane, argua sa sœur.

— Non.Sophie secoua la tête.— Joanna est la seule à être à la fois

ange et magicienne. La magie deNynève, celle de Marzhin. Vous courezà la catastrophe si quelqu’un d’autrepénètre au Val sans Retour pour trouverMarzhin.

— Quel genre de catastrophe ?s’enquit Nina.

— La mort. J’ignore pourquoi, oucomment, mais ce sera la mort.

Les yeux de Sophie reflétaient toute lanoirceur des visions qui la hantaient.Nina se rappela que les visions de ladevineresse se produisaient toujours. Ce

serait donc à Joanna de se porter à larencontre de Marzhin. Un frissonparcourut l’ange : qu’était-il arrivé àMarzhin pour que l’homme paisible etbienveillant, vivant dans une contréesereine, puisse représenter un tel danger?

Joanna manqua mourir de frayeur

quand une voix tonitruante résonnasoudain dans son esprit. Elle dormaitpaisiblement contre Dragan, membres etailes mêlés. Ils avaient enfin étrenné ladouche en duo, après son atterrissagemouvementé, et s’étaient écroulés sur lelit. C’est tout juste si l’ange noir avait

protesté, sans conviction aucune, lorsqueFilou les avait rejoints, ronronnant tantet plus, pétrissant les couvertures àquelques millimètres à peine de leurpeau nue.

— Qu’est-ce que c’était, ça ? haleta lajeune femme, totalement réveillée àprésent.

— Nina nous appelle, réponditDragan. Bienvenue sur le canal desanges, milaya.

— Comment fait-on pour baisser leson ?

— C’est comme le reste, tuapprendras, sourit Dragan.

Son sourire s’envola tandis qu’il «

écoutait » les explications de Nina.Joanna se prit la tête entre les mains,distinguant à peine les mots tant leséchos étaient puissants. Chaque sonsemblait résonner à l’infini.

— Il va falloir m’apprendre vite faitbien fait comment faire, gémit la jeunefemme, c’est horrible. J’ai l’impressiond’être schizophrène.

— Tu apprendras vite, commetoujours. As-tu compris ce que disaitNina ?

— Non.Dragan lui rapporta les derniers

rebondissements en date tout ens’habillant. Ses cheveux, qu’il n’avaitpas pris la peine de sécher après leur

passage sous la douche, se rebellèrentcontre ses tentatives pour leur redonnerun semblant d’ordre. Joanna passa unemain dans les siens et grimaça. On auraitdit un nid de nœuds. Elle se contenta deles nouer tant bien que mal en chignon.

— Pourquoi moi ? soupira Joanna.— Parce que tu es unique, fit Dragan

en déposant un baiser bref sur seslèvres.

— Être une Kergallen suffisait à merendre unique, riposta Joanna.

— Il a toujours fallu que tu te rendesintéressante, la taquina son compagnon.

Son visage s’assombrit à nouveau.— Je n’aime pas l’idée de te laisser

aller seule là-bas, dit-il en réponse à laquestion muette de la jeune femme. Tun’as plus tes pouvoirs de magicienne, ettu maîtrises à peine tes capacitésangéliques.

— Mais d’après Sophie, je suis laseule capable de sortir vivante de toutça, et avec Marzhin. Heureusement queje suis douée.

— On va voir à quel point : il fautprévenir Dagda de nos projets.

— J’ai dit que j’étais douée, pas queje l’étais pour la diplomatie et lanégociation.

— Parce que tu crois que je le suis,peut-être ? s’esclaffa Dragan.

Joanna esquissa un sourire. Depuis sonarrivée à Gwenwed, elle avait entendudes dizaines d’histoires sur Dragan.Aucune ne mentionnait de tels talents.Mieux valait qu’elle se charge deconvaincre Dagda sous peine de frôlerl’incident diplomatique.

— Décidément, il faut vraiment que jefasse tout, dit-elle en franchissant leseuil de la chambre.

Chapitre 31 Quitter la dimension angélique fut une

expérience étrange pour Joanna. Quandelle s’y était rendue, quelques jours plustôt, elle était encore abasourdie par toutce qui lui était arrivé. Elle ne volait pas,ne savait pas tenir ses ailes. Et voilàqu’à présent, elle se dirigeait vers laforêt de Brocéliande en compagnie deDragan, fendant l’air au rythme régulier

du battement de ses ailes. Certes, ellerencontrait parfois des difficultés à sestabiliser lorsqu’une bourrasque lamalmenait, mais elle réussit à s’en sortirsans l’aide de Dragan, qui se tenait à sescôtés, attentif. Il lui faisait confiance,découvrit-elle, se gardant d’intervenirpour la laisser se débrouiller seule.Pourtant, il devait brûler de l’aiderintérieurement, à en juger la crispationde sa mâchoire, chaque fois qu’il laregardait lutter.

La jeune femme était épuiséelorsqu’ils arrivèrent en vue deBrocéliande. Dragan les avaitenveloppés dans un voile d’invisibilité,chose que Joanna était encore incapable

de faire. Ils survolèrent la forêt avant dese diriger vers une clairière où Joannaatterrit sans grâce, mais sans creuser nonplus un trou dans la terre. Elleprogressait, songea-t-elle avecsatisfaction.

— As-tu remarqué un portail ?demanda-t-elle après avoir repris sonsouffle en effectuant quelquesmouvements pour détendre ses musclesengourdis par l’effort.

Pour la première fois, elle rendaitgrâce à ses professeurs exigeants quil’avaient fait travailler encore et encore.Leur enseignement portait ses fruits.Joanna se promit de se montrer plusattentive et motivée durant les cours de

Jessica.— Non, répondit Dragan en rangeant

ses ailes. Il doit être bien caché, sinonen trois mille ans, quelqu’un l’auraittrouvé, et un portail infranchissableaurait forcément excité la curiosité.

Il la contempla, puis un sourirenarquois étira ses lèvres. Joanna,certaine qu’il allait encore lui annoncerune « bonne » nouvelle, attendit qu’il sedécide, plantant un regard féroce dans lesien.

— Il va falloir nous rendre visiblespour que les autres nous trouvent, ditl’ange noir, savourant une plaisanterieencore connue de lui seul.

— Évidemment.

Joanna ne comprenait pas où il voulaiten venir.

— Il y a du monde, dans la forêt.Même si la magie Kergallen pourra sansdoute pousser les touristes à déserter leslieux, tu ne peux pas courir le risqued’être vue te promenant avec tes petitesailes dans le dos. Il est tempsd’apprendre à les rentrer, milaya.

Joanna poussa un gémissement. Quiaurait cru qu’être un ange serait sidifficile ? Que ceux qui pensaient queles anges passaient leur temps lovés surdes nuages cotonneux à déguster del’hydromel tout en jouant de la harpeviennent passer quelques jours en stagecommando avec Jessica et Florestan !

— Bon, dit-elle, résignée. Commentfait-on ?

— C’est très simple. Tu les ranges.Avec une exclamation outrée, Joanna

lança une poignée de terre à l’ange quila taquinait sans pitié.

— Je ne plaisante pas ! s’esclaffaDragan en reculant d’un bond pouréviter la motte. Imagine que tu ranges unobjet dans un sac, et fais-le avec tesailes.

— C’est ignoble, grimaça Joanna.Sourcils froncés, elle tenta pourtant

d’imaginer la chose. Un coup d’œil par-dessus son épaule lui apprit que sesailes étaient toujours là, retombant

mollement de chaque côté de son corps.Elle n’avait même plus la force de lesempêcher de traîner dans la poussière.Un sac, vraiment ? Avec une moueécœurée, la jeune femme essayad’imaginer son dos doté d’une fermetureéclair qu’elle ouvrit mentalement avantde replier ses ailes et de les y fourrer.Une fois cela fait, elle remonta lafermeture éclair. Rien que de penser auxos, à la chair, au sang, qui devaientforcément se trouver à l’intérieur dutrou, elle grimaçait.

— C’est n’importe quoi, grommela-t-elle, rouvrant les yeux.

— Mais ça fonctionne.La voix amusée de Dragan lui fit

prendre conscience qu’elle se sentaitplus légère. Le poids dans son dos avaitdisparu. C’était étrange, car elle s’y étaithabituée. Tournant la tête, Joannaconstata avec stupeur que ses ailesn’étaient plus visibles. Les avait-ellerepliées sans s’en rendre compte ? Elletendit les mains derrière elle, tâta toutel’étendue qu’elle put sans rencontrer lamoindre plume. Elle se tordit le coupour tenter d’apercevoir son dos. Rien.Ses ailes avaient bel et bien disparu !

— J’ai réussi ! s’exclama Joanna enbondissant sur ses pieds.

— Tu vas finir par pulvériser mespropres records, fit Dragan.

— Existe-t-il un Guiness des records,

chez les anges ? demanda la jeunefemme en pivotant d’un côté puis del’autre, savourant la sensation delégèreté.

— Maintenant, il va falloir apprendreà les ressortir, persifla l’ange noir,moqueur.

— Tu es rosse, protesta Joanna. Moiqui me plaignais de la sévérité de magrand-mère quand elle nous enseignait lamagie, je ne pensais pas trouver pirequ’elle !

— Allez, l’encouragea Dragan.Joanna procéda à l’opération inverse.

Elle s’imagina rouvrir la fermetureéclair, en sortir ses ailes... celles-civinrent à nouveau peser dans son dos,

sensation familière, rassurante,découvrit-elle avec étonnement. Enquelques jours seulement, elle s’étaithabituée à cette nouvelle part d’elle-même. Ravie, elle les fit battre une oudeux fois pour s’assurer que tout était enparfait état de fonctionnement. Puis, sansattendre, elle les rangea à nouveau.

— Et voilà le travail, fanfaronna lajeune femme en se tournant vers Dragan,qui patientait, bras croisés sur son largetorse, une épaule appuyée contre untronc d’arbre.

— Record battu, soupira-t-il avant dese détacher de l’arbre.

Le baiser qu’il lui donna prouvaitqu’il ne lui en tenait pas rigueur.

Ils retrouvèrent les autres quelquesminutes plus tard. Joanna sourit endécouvrant soudain un petit grouped’anges, chacun portant un membre de lafamille Kergallen. Kieran était blêmesous son hâle.

— Tu comprends maintenant ce que jeressens quand tu prends le volant ? letaquina Joanna en le regardant vacillerun peu sur ses jambes une fois que Naëll’eût déposé.

— C’est incroyable, c’est tellementgrisant ! s’enthousiasma Thaïs, ce qui fitsourire Ariella.

Nina se contenta d’un bref sourire.Adrian l’avait portée.

— Je suis surprise que grand-mère nevous ait pas accompagnés, remarquaJoanna après avoir serré sa cousine dansses bras.

— Sophie a jugé que leur présencen’était pas indispensable, expliquaThaïs.

— Et grand-mère a obtempéré, toutsimplement ? s’étonna Joanna.

— La perspective d’un long vol l’aconvaincue de rester à la maison, souritKieran.

— Bien, commençons, intervint Naël.Nina, sais-tu où se trouve ce portail ?

— Non.Un silence surpris accueillit cette

réponse.— Le paysage a changé, en trois

millénaires ! se défendit la jeune femme.Il y a 12 h, je ne me rappelais même pasque le Val sans Retour existait, alors nem’en demandez pas trop !

— Tout va bien, l’apaisa Thaïs. Lessouvenirs reviennent, nous allonstrouver. Nous ne sommes plus àquelques heures près.

Nina inspira profondément,visiblement rongée par l’angoisse.Joanna, à son tour, vint poser une mainsur le bras de la jeune femme en signede soutien.

— On va le trouver, ce portail. Et onen sortira Marzhin, par la peau des

fesses s’il le faut, dit-elle.Nina esquissa un sourire tremblant,

mais redressa les épaules.— Allons-y, décréta-t-elle. Ils se laissèrent tomber à terre avec

des grognements. Plusieurs heures àmarcher au hasard dans la forêt avaienteu raison des plus résistants d’entre eux.Rien. Ils n’avaient rien vu, perçu, senti,qui ressemble de près ou de loin à unportail magique. À mesure que lesheures s’écoulaient, le découragements’emparait des membres du groupe,même si personne ne dit quoi ce soit par

égard pour Nina, qui continuaitobstinément à avancer. Pourtant, alorsque le soleil déclinait, il fallait bien serendre à l’évidence : il allait falloirprocéder autrement pour trouver ce fichuportail.

Un frémissement léger alerta Dragan etKieran, qui se redressèrent, la main surla garde de leurs armes. Desexclamations de surprise accueillirentl’arrivée de Sélène. La jeune femmebrune avançait avec grâce, comme si sespieds, bien qu’enserrés dans de grosseschaussures de randonnée, ne touchaientpas le sol. C’était l’une desparticularités de Sélène, cette capacité àse déplacer sans bruit dans la forêt.

— Que fais-tu là ? s’étonna Joanna.— Je viens vous aider, répondit

Sélène comme un merle noir venait seposer sur son épaule.

— Nous aider, répéta Nina, dubitative.— Ce merle ne cessait de me tourner

autour avant de filer à tire-d’aile versma voiture, pour mieux revenir, expliquaSélène en caressant du bout des doigtsles plumes noires. J’ai finalement décidéde le suivre pour voir où il me mènerait,et me voilà.

— Il ne t’a pas parlé ? s’étonna Thaïs.— Eh bien, non, avoua Sélène.

J’arrive à capter quelques bribesconfuses, mais je n’y comprends rien.

Mais son attitude était très éloquente.— Bon, d’accord, tu es là, et

maintenant, que fait-on ? demandaDragan, exprimant à haute voix lapensée collective.

Le merle poussa un cri avant des’envoler et de disparaître entre lesarbres.

— On le suit, décida Nina ens’engouffrant à la suite de l’oiseau.

L’oiseau allait et venait, comme pours’assurer qu’ils étaient toujours sur sestraces. Bientôt, une confiance nouvellese propagea dans le petit groupe. Ilsignoraient pourquoi ce merle les guidait,mais le monde magique était si vaste quela situation n’était pas si étonnante que

cela, finalement.— Où est-il passé ? grogna Dragan,

comme l’oiseau ne s’était pas manifestédepuis plusieurs minutes.

— Je n’en sais rien, répondit Sélène,concentrée. C’est vraiment perturbant dene pas réussir à capter ses pensées, çane m’était jamais arrivé.

Dragan leva une main impérieuse pourles faire stopper. Le cœur battant, ilsregardèrent dans la direction qu’il leurdésignait. Nina eut une petite moue dedéception en découvrant un cerf. Certes,l’animal était splendide,particulièrement imposant, mais cen’était pas le portail qu’ils cherchaientdésespérément depuis des heures. Le

cerf les observa un instant avant deposer ses yeux doux sur Sélène. La jeunefemme inclina la tête comme pourécouter une voix intérieure.

— C’est troublant, dit-elle enfin. Sespensées sont tout aussi parasitées quecelle du merle. Mais de ce que j’arrive àcomprendre, il nous invite à le suivre.

— C’est bizarre, ça me rappellequelque chose, marmonna Thaïs,sourcils froncés.

— Quoi donc ? demanda Kieran.— Le merle et le cerf.— Ce sont des animaux

emblématiques de Merlin, intervintSélène. Avec le loup et l’ours,

notamment.Le cerf se détourna pour s’enfoncer

dans un fourré. Aussitôt, ils luiemboîtèrent le pas. Ces animaux étaientcertainement un signe, des sortes deguides surnaturels envoyés par unequelconque instance supérieure magiquepour les mener jusqu’au portail, songeaJoanna. Il n’y avait pas d’autreexplication au phénomène. Après delongues minutes de marche, ilsarrivèrent à une petite clairière.

— Nina ? demanda Thaïs, constatantque la jeune femme fixait avec uneexpression étrange la petite étenduedégagée.

— C’est ici, souffla Nina d’une voix

étranglée par l’émotion.— Je ne vois rien, fit Ariella, plissant

les yeux pour tenter de percevoir leportail.

Nina murmura une incantation. Unfrémissement agita l’air en un point de laclairière, sur leur droite. Le portail étaitlà, pas plus grand qu’une porte,quasiment invisible. Seules les légèresvibrations qui troublaient l’espaceindiquaient son emplacement.

— C’est incroyable, souffla Naël,même en me tenant juste à côté, je neressens pas la présence de ce portail.

— Le Val sans Retour n’est pas unedimension comme les autres, expliquaNina d’une voix basse, contenue.

Elle mourrait d’envie de se jeter dansle portail pour rejoindre son bien-aiméet ne devait qu’à une grande maîtrised’elle-même de se retenir de le faire.Sophie avait été très claire : seuleJoanna pourrait s’en sortir vivante etramener Marzhin parmi eux.

Joanna n’en menait pas large, à présentqu’elle se trouvait devant le passage.Dépourvue de ses pouvoirs demagicienne, elle craignait de ne pasfaire le poids face à la menace obscurequi l’attendait, et elle était encore tropnovice en tant qu’ange pour se sentirsûre d’elle. Elle apprenait vite, maiselle avait ses limites et elle en étaitconsciente !

— Quand faut y aller, faut y aller,murmura-t-elle en inspirantprofondément. Ouvre le portail, Nina.

Cette dernière s’exécuta d’une voixtremblante, prononçant une brèveincantation dans une langue disparuedepuis longtemps que seuls les angescomprirent. Le portail changea et del’autre côté apparut un paysage...dévasté.

— Heu... êtes-vous sûrs qu’il faut quej’aille là-dedans ? s’enquit Joanna sur leton de la plaisanterie, sans réussirtoutefois à masquer son angoisse.

— Ça ne ressemble pas aux visions duVal sans Retour que j’ai aperçues danstes souvenirs, fit remarquer Thaïs en se

penchant en avant pour mieux voirl’autre côté.

La végétation paraissait avoir étéravagée par un incendie. Les squelettesdes arbres carbonisés se dressaient,noirs, sur une étendue désolée. Nullevégétation n’avait repoussé, ce n’étaitque terre brûlée.

— Ce n’était pas comme ça, autrefois,fit Nina, si bas qu’ils l’entendirent àpeine.

Un frisson d’effroi traversa Joanna àl’idée de s’aventurer là-dedans.Pourtant, elle le devait. Le regard deNina aurait suffi à lui seul à laconvaincre de le faire. Elle y avait lutant d’espoir, et elle y voyait à présent

une telle souffrance, qu’elle ne pouvaitpas rester là, sans rien faire.

Une main se posa sur son bras pourl’empêcher de s’avancer. Dragan.

— N’y va pas, dit-il d’un ton âpre, leregard si noir que la pupille seconfondait avec l’iris.

— Je n’ai pas le choix.— On a toujours le choix.Ses doigts se crispaient

douloureusement sur son bras. Joannal’entraîna à l’écart du petit groupe.

— Je dois y aller, insista-t-elle, pastrop fort, pour que les autres nel’entendent pas.

— C’est dangereux.

— Sophie a dit que je m’en sortirais.Elle ne se trompe jamais.

— Il y a une première fois à tout, fitDragan, buté.

— Je ne peux pas faire une chosepareille à Nina, c’est inhumain ! Queferais-tu, si c’était moi qui étais coincéelà-dedans ?

Ils connaissaient déjà la réponse, l’unet l’autre. Dragan n’avait pas hésité à larejoindre dans la dimensiondémoniaque, quand bien même ilplongeait droit dans l’inconnu et aumilieu de l’ennemi, avec une chanceinfime d’en ressortir vivant.

— Marzhin n’est pas toi, je me moque

pas mal de ce qui peut lui arriver, tantque tu es en sécurité.

Joanna le connaissait suffisammentpour comprendre que ce n’était pas toutà fait le cas, mais elle savait qu’il étaitsincère la concernant : s’il devaitchoisir entre elle et Marzhin, iln’hésiterait pas à sacrifier le mage.

— On est dans une impasse, là,conclut la jeune femme. Parce que je nechangerai pas d’avis, et qu’à moins dem’emmener de force et de me ligoter, tun’as pas d’autre choix que de me laisserfaire.

— Ne me tente pas, gronda Dragan,furieux.

Joanna se hissa sur la pointe des pieds

et, sans se préoccuper du public àquelques pas de là, l’embrassa avec unepassion féroce.

— On en rediscutera à mon retour,souffla-t-elle en se détachant de lui.

— De quoi ?— Toi, moi, et de quoi ligoter

quelqu’un sur un lit.Les yeux de l’Ankou étincelèrent à

cette promesse. Joanna sourit avant defaire demi-tour et de rejoindre les autresdevant le portail.

— Prends ça, on ne sait jamais, fitKieran.

Joanna baissa les yeux et vit qu’il luitendait son skean dhu. Elle en fut

touchée, car elle savait qu’il ne s’enséparait jamais. Ses doigts serefermèrent sur la poignée ouvragée et lepoids de l’arme dans sa paume larassura et l’angoissa tout à la fois.Affichant un sourire confiant qui étaitbien loin de refléter la peur qui laparalysait intérieurement, Joannaremercia le Highlander.

À ce moment-là, le merle fit irruptionà tire-d’aile et traversa le portail, si vitequ’ils n’eurent que le tempsd’apercevoir une forme noire leurpasser sous le nez. Le cerf surgit et,majestueux, parcourut la clairière avantde franchir lui aussi la porte entre lesdeux dimensions.

— De plus en plus bizarre, murmuraJoanna.

La main de Sélène la retint au momentoù elle s’apprêtait à imiter les animaux.

— Je vais finir par rater mon avion sivous me retenez tous, plaisanta Joannaavant de constater que sa cousine étaitblanche. Quoi ?

Sélène se pencha et souffla quelquechose à son oreille qui la blêmir à sontour.

— D’accord, fit Joanna en déglutissantpéniblement.

Avant de changer d’avis, elle sedégagea de l’emprise légère de sacousine et traversa. Elle ne vit pas que

Dragan lui avait emboîté le pas.

Chapitre 32 L’atmosphère était saturée de soufre.

Curieusement, le Val sans Retourressemblait bien plus à l’image del’enfer que la dimension démoniaque. Iln’y avait pas un signe de vie, pas unbruit, pas un souffle. Tout étaitimmobile, mort. À perte de vue, cen’était que terre brûlée et désolation. Ilétait quasiment impossible qu’un homme

ait pu survivre dans un environnementaussi hostile !

Joanna se retourna pour regarder del’autre côté du portail et sursauta endécouvrant Dragan juste derrière elle.

— Tu es cinglé ! s’exclama-t-elleaprès un court instant durant lequel ellese retrouva sans voix.

— Tu croyais vraiment que j’allais telaisser faire ça toute seule ? demandaDragan en plantant son regard sombre etétincelant dans le sien. Là où tu vas, jevais, milaya. C’est comme ça.

— Sophie a dit...— Que toi seule peux ramener

Marzhin, mais elle n’a pas dit que tu

devais le faire seule ! Je te laisseraiagir, mais je veillerai sur toi enattendant.

— Ça fait deux fois que tu sautes dansune dimension inconnue et dangereusepour moi, murmura Joanna, au bord deslarmes.

— Essaie de ne pas en faire unehabitude, milaya, répondit Dragan avecun petit sourire. On dit jamais deux sanstrois, mais j’aimerais autant que tut’abstiennes.

— Je t’aime, idiot, fit la jeune femmeen l’embrassant avant de reculer, emplied’une nouvelle détermination farouche.

Le visage de Dragan s’illumina à cesmots.

— Allons-y, dit-il en décochant à lajeune femme un sourire éblouissant quile fit soudain paraître plus jeune.

Joanna regrettait d’avoir autant tardépour avouer ses sentiments à Dragan.Pourquoi, mais pourquoi, avait-elleattendu de se retrouver dans unesituation impossible pour le faire ?Dragan n’était pas du genre à se lancerdans de grandes déclarations d’amour, ilne lui avait d’ailleurs pas retourné sesmots, mais elle n’avait pas attendu de luiqu’il lui fasse une déclarationenflammée. Combien de fois lui avait-ilprouvé son attachement ? Joanna enavait perdu le compte. Chaque foisqu’elle se trouvait en danger, il

surgissait, prêt à courir tous les risquespour la sauver. Il n’avait pas hésité à larejoindre à Anwn, à présent, il la suivaitici... Il avait même amené Filou àGwenwed, alors que le chaton ledétestait cordialement ! Dans son cas,les actions en disaient plus que les mots.Il méritait mieux qu’un « je t’aime idiot» songea-t-elle, mortifiée. Elle feraitmieux, quand l’occasion se présenterait.

Ils avancèrent sans parler pendant delongues minutes, un peu au hasard. Lebruit de leurs pas était le seul sonaudible, et à mesure que le tempspassait, Joanna sentait l’angoissemonter. Elle n’avait pas vraiment hâtede se confronter à ce qui avait

transformé le Val sans Retour enpaysage lunaire, mais l’attente étaitinsupportable. Ils arrivèrent bientôt envue d’une sorte de colline carbonisée.Un grondement sourd s’éleva soudain,semblant provenir des entrailles mêmesde la colline.

— Qu’est-ce que c’est que ce truc ?demanda Dragan sur le qui-vive.

— Si Sélène a raison..., murmuraJoanna, décomposée.

Dragan la regarda, un sourcil haussé.— Marzhin. Ou plutôt...Un grondement strident rendit

inaudible la fin de sa phrase. Untremblement secoua le sol sous leurs

pieds, les faisant vaciller. Retrouvanttant bien que mal leur équilibre, ils setournèrent vers la colline. Un nouveauhurlement, qui n’avait rien d’humain,emplit l’espace.

— C’est quoi, ça ? cria Dragan pourcouvrir la cacophonie.

Il resta bouche bée en voyant lacréature surgir des entrailles de lacolline.

Nina ne quittait pas le portail du regard,comme si cela pouvait aimanter les êtresqui se trouvaient de l’autre côté et lesfaire revenir plus vite à elle.

— J’aurais dû y aller moi aussi, dit-elle.

— Certainement pas, lança Thaïs. Aieconfiance en Joanna et Dragan, ajouta-t-elle d’une voix douce. Ils te leramèneront.

— Ils ramèneront peut-être Marzhin,mais il ne sera plus lui-même, murmuraNina.

— Tu as changé également. Et tu seraslà pour l’aider à se réadapter. Nousaussi.

— C’est à ça que sert la famille, souritSélène.

Émue aux larmes, Nina passa un brasautour de la taille de chacune des jeunes

femmes et elles se tinrent toutes les troisface au portail.

Le dragon qui jaillit dans une

explosion de rugissements de rage étaitgigantesque. Son grand corps étaitentièrement recouvert d’écaillesblanches. Il était prolongé par un cou finau bout duquel la tête serpentine arboraitdes dents aiguisées comme des rasoirs.Une créature légendaire, tout droit sortiedu pire des cauchemars. Il ne crachaitpas encore de flammes, mais au vu dupaysage alentour, il en était parfaitementcapable. Dragan ne donnait pas cher deleurs peaux, même avec leurs ailes. Le

dragon s’envola jusqu’à n’être plusqu’une tache claire sur le fond azuré duciel, à une vitesse fulgurante. Non,Joanna et lui ne seraient jamais assezrapides pour lui échapper s’il se mettaità les pourchasser. Ses cris résonnaienttoujours, arrachant des frissons àJoanna, qui ne le quittait pas du regard.

— Ce dragon, c’est Marzhin ?demanda Dragan d’une voix peu assurée.

— J’ai bien peur que oui. Sélène s’estrappelé que l’un des animauxemblématiques de Merlin est le dragon.

— Ça explique que tout soit brûlé,observa Dragan. Par contre, ça ne nousdit pas comment le ramener. Parce qu’aucas où tu ne l’aurais pas remarqué, il n’a

pas l’air extrêmement sociable.— Un peu comme toi, quoi, sourit

Joanna. Ça vous fait déjà un pointcommun.

— Ce n’est pas le moment deplaisanter, reprocha Dragan, qui scrutaitle ciel.

— C’est ça ou je m’effondre enpleurant et en appelant ma mère. Quepréfères-tu ?

— Continue à plaisanter, ordonnaDragan.

Joanna eut un petit rire tremblant et ill’attira contre lui en une étreinterassurante.

— Je ne laisserai rien t’arriver, tu n’as

pas avoir peur, murmura-t-il dans lescheveux roux de la jeune femme.

— Ne va pas te faire trucider, avertitJoanna en se reculant pour planter sesyeux bruns dans les siens. Je t’envoudrais à mort si ça produisait !

Dragan eut un de ces sourires en coinqui lui donnait des papillons dans leventre.

— Personne ne va mourir, dit-il avecune conviction telle qu’elle en futpersuadée.

Jusqu’à ce que le dragon fonde sureux.

Sans prendre le temps de réfléchir,Joanna déploya ses ailes. Le mouvementsouleva un nuage de cendres que lebattement frénétique de ses ailes poussaen direction du dragon, qui le reçut enpleine face. Surpris, le monstre stoppanet son vol pour rester en surplace,secouant la tête en tous sens et renâclant.

— On bouge, ordonna Dragan, quiavait lui aussi sorti ses ailes.

Ils n’eurent que le temps de prendreleur envol. Le dragon éternuabruyamment, projetant un jet de flammes.Il tourna la tête d’un côté puis de l’autre,visiblement surpris de voir ces deuxcréatures ailées le cerner. Il rugit endirection de Dragan qui esquiva les

flammes en se laissant tomber commeune pierre. Rasant le sol, l’Ankou repritensuite de l’altitude, tournoyant autourde l’animal, cherchant à détourner sonattention de Joanna, dont les ailesflamboyantes accrochaient la lumière etattiraient irrésistiblement l’attention. Lajeune femme se déplaçait rapidement,mais pas suffisamment pour éviter uncoup d’aile de la part du monstrelorsqu’elle passa un peu trop près de lui.Un cri échappa à la jeune femme commeelle pirouettait en tous sens, perdantvisiblement la notion de l’espace etpeinant à recouvrer son équilibre.Dragan profita de ce que l’attention dudragon était concentrée sur Joanna pourlui asséner un coup du tranchant de son

épée. La lame rebondit sur les écaillesépaisses. En dépit de la force aveclaquelle il avait frappé, il n’y avaitaucune trace, constata l’ange avant dereculer prestement. La bête avait tournéla tête vers lui, délaissant Joannasuffisamment longtemps pour que lajeune femme reprenne son équilibre.

Dragan dut recourir à toute sonhabileté pour éviter les assauts de lacréature, qui se mit à le harceler sansrelâche. Tantôt, le dragon feintait, tantôtil lançait en avant ses pattes armées delongues griffes semblables à de petitesdagues, tantôt il claquait des mâchoires,offrant une vue imprenable sur ses dentsacérées. Mais le pire, c’étaient les

flammes qu’il projetait avec unemaîtrise qui prouvait qu’il n’était pasdénué d’intelligence et qu’il étaitcapable d’élaborer des stratégies. Enl’occurrence, comprit Dragan, ilcherchait à épuiser son adversaire parses multiples manœuvres. Jamais l’angene parvenait à s’approcher assez prèspour tenter de le blesser de son arme,encore qu’il doutait d’y parvenir, tantles écailles semblaient former unecouche épaisse. En revanche, avec sesailes à l’envergure impressionnante etses pattes, le dragon avait l’avantage del’allonge.

Alors qu’il venait d’éviter de justesseune nouvelle manœuvre, Dragan vit avec

horreur Joanna sauter sur le cou dudragon, l’enserrant de toutes ses forcesentre ses bras et ses jambes. Le monstrepoussa un de ces rugissements terribleset se secoua en tous sens, tentant dedéloger l’intruse, qui s’accrocha de plusbelle. La longue tête se tordit, lesmâchoires claquèrent, se refermant surune aile. La jeune femme hurla tandisque d’une torsion, le dragon arrachaitune grande partie de l’aile. Folle dedouleur, Joanna resserra son étreinte,l’esprit embrumé par les ondes quiirradiaient de sa blessure à travers toutson corps. Sentant le dragon tourner latête pour répéter sans doute l’opérationde l’autre côté, elle réussit, dans unréflexe salvateur, à ranger son aile

valide et le moignon qui devait avoirremplacé l’autre. Cette fois-ci, lesredoutables dents rencontrèrent le vide.

Comprenant qu’il ne parviendrait plusà l’atteindre, le dragon changea detactique. Il atterrit lourdement au sol etse laissa tomber sur le côté, avecl’intention manifeste de se rouler parterre et d’écraser celle qui se trouvaitsur son dos. Joanna sauta à terre etcourut vers Dragan. À pied, amputéed’une aile, incapable de voler, ellereprésentait une proie facile, compritDragan en voyant le monstre seredresser et inspirer profondément. Ils’apprêtait à cracher de nouvellesflammes, devina l’ange.

Dragan n’eut que le temps de pousserJoanna tout en les enveloppant d’unvoile d’invisibilité. Les flammesravagèrent la zone où ils se tenaient uninstant plus tôt, leur chaleurincandescente les frôlant. Dragancontinua à rouler sur lui-même,entraînant Joanna avec lui, pourl’éloigner le plus possible du danger. Ledragon rugit de frustration en découvrantque ses proies lui avaient échappé. Unnouveau jet de flammes balaya lesalentours avant qu’il se fige, aux aguets.Immobiles, retenant leur souffle, Joannaet Dragan le contemplèrent, osant àpeine cligner des yeux. La créature étaitaussi haute qu’un immeuble, et si son

corps était plutôt fin, il n’en demeuraitpas moins musclé. Les écailles blanchesqui le recouvraient reflétaient lalumière. Ils étaient si proches de la bêtequ’ils ne pouvaient manquer de constaterque ces écailles constituaient unevéritable armure, protégeant l’animaldes agressions. L’épée de Dragan neserait d’aucune utilité contre lui, à moinsde viser la tête, seule partie du corps àsembler vulnérable. Encore qu’avec sesimmenses dents, vulnérable n’était peut-être pas le terme approprié.

Le dragon baissa la tête, l’inclina,comme l’aurait fait un homme cherchantà mieux entendre un son. Il grogna avantd’inspirer profondément. Il cherchait à

les repérer à l’odeur, comprit Dragan.La tête serpentine s’orienta dans leurdirection tandis que le dragon inspirait ànouveau, ses narines palpitant au rythmede ses reniflements. Il releva soudain latête et poussa un long rugissement qui fittrembler le sol sous leur corps avant decracher un nouveau jet de flammes endirection du ciel. Puis il s’avança dequelques pas pesants. Dragan se tendit,sa main cherchant la garde de son épée.Il ne tiendrait pas longtemps face à lacréature, mais il comptait bien luiinfliger un maximum de dégâts avantqu’elle ne puisse s’en prendre à Joanna.Et tant pis s’il s’agissait de Marzhin.

Le dragon fit alors une chose

surprenante. Il s’allongea, juste à côtéd’eux, et amena sa tête au niveau du solavant de fixer ses longs yeux dorés droitsur eux. Il laissa échapper un petitgrognement qui n’avait plus riend’effrayant, presque un gémissement.

Joanna leva les yeux vers Dragan,interrogative. Finalement, elle le poussadoucement pour se dégager et seredressa prudemment. L’animal ne réagitpas, se contentant de les regarderréapparaître à sa vue. Un soupir luiéchappa, qui fit tousser Joanna commeson haleine pestilentielle lui balayait levisage.

— Je parie que tu as des caries, dit-elle d’une voix douce, légèrement

tremblante.— Joanna, commença Dragan sur un

ton de reproche, tendu comme un arc.— C’est ça ou pleurer, tu te rappelles

?Dragan grogna et il lui sembla que le

regard du dragon se faisait rieur.— Nous venons de la part de Nynève,

reprit la jeune femme, s’approchantprudemment, avec des gestes lents pourne pas l’effrayer, de l’animal. Tu tesouviens de Nynève ?

Le dragon cligna des paupières, etJoanna prit cela pour un assentiment.

— Le portail a été rouvert. Si tureprends forme humaine, nous pourrons

te ramener avec nous.Ils attendirent, retenant leur souffle,

persuadés que Marzhin allait setransformer sous leurs yeux. Mais rienne se produisit. Le dragon les regarda uninstant avant de redresser la tête, avecautant de prudence qu’eux. Il fixa sonattention sur Joanna.

— On aurait dû emmener Sélène,grommela la jeune femme. Elle aurait pucommuniquer avec lui beaucoup plusfacilement.

Elle s’avança encore, tendit une mainhésitante en direction du museau. Draganse retint à grand-peine de bondir enhurlant pour l’éloigner au plus vite. Ilavait vu la vitesse à laquelle l’animal

pouvait se mouvoir, il pouvait, en unéclair arracher le bras de la jeunefemme, ou la carboniser. Il lui avait déjàarraché une aile. La main, minuscule, seposa sur la joue du dragon, qui ferma lesyeux sous la caresse, savourant lecontact. Un contact dont il avait étéprivé durant trois mille ans, se rappelaDragan. Pas étonnant qu’il soit devenudingue, lui aussi. Nina et lui faisaient lapaire.

— Et maintenant ? demanda l’Ankou àvoix basse, au bout de plusieurs longuesminutes.

— Je ne sais pas, avoua Joanna.Le dragon rouvrit les yeux et redressa

la tête, avant de sortir sa langue.

Réprimant une grimace au contact decette chair gluante, Joanna s’obligea àrester immobile tandis qu’il léchait unepetite plaie qu’elle s’était faite entombant. Un scintillement sembla émanerdes écailles blanches, se transformant enune lueur de plus en plus vive, jusqu’àdevenir éblouissante. Ils durent fermerles yeux pour se protéger de la lumièreflamboyante. Sous leurs paupières, lesminuscules étincelles disparurent peu àpeu. Bientôt, Dragan se risqua à rouvrirles yeux. À la place du dragon imposantqui s’y trouvait un instant auparavant setenait à présent un homme.

Ses cheveux trop longs tombaient,embroussaillés, autour de son visage,

masquant ses traits. La tunique qu’ilportait était en haillons, d’une couleurgrisâtre. Lorsqu’il releva la tête, Draganfut happé par les yeux dorés, danslesquels dansaient encore des flammes,comme en écho à celles du dragon.L’aura de Marzhin était éblouissante,bien que ternie sur les bords.

— Mon sang, articula l’homme d’unevoix rauque, hésitante, comme s’iln’avait plus l’habitude de parler, ce quiétait sans doute le cas.

Il serrait à présent la main de Joanna,regardant la petite plaie.

— Je suis l’une de vos descendantes,approuva doucement la jeune femme.

— Morgane.

— Oui. Je descends de Morgane.Nynève vous attend, sur Terre.

Il tendit la main vers Dragan, qui necomprit pas immédiatement ce qu’ilvoulait, jusqu’à ce que les yeux dorés seposent avec insistance sur son épée,qu’il tenait toujours.

— Hors de question que je vous donneça, décréta l’ange, raffermissant sa prisesur la garde.

Un léger sourire sembla faire frémirles lèvres de Marzhin. Dragan ressentitune vibration une seconde avant quel’épée ne lui soit arrachée par magie. Ilbondit en avant pour la récupérer, etMarzhin ne lui opposa aucune

résistance. Il regardait sa paume, qu’ils’était entaillée en saisissant la lame del’épée.

— C’est malin, grommela Dragan,vexé d’avoir été si facilement désarmé.

Il ne devait pas oublier que même s’ilparaissait affaibli, l’homme qui se tenaitdevant lui était un puissant magicien. Unancêtre des Kergallen, ni plus ni moins.Lequel ancêtre semblait ne plus être toutà fait sain d’esprit, d’ailleurs. Marzhins’empara de la main de Joanna et pressasa paume sanglante contre la petiteplaie, à laquelle perlait encore unegoutte vermeille. Un crépitement semblasoudain entourer les mains jointes, etune lumière nouvelle nimba la jeune

femme.— Que faites-vous ? s’exclama Joanna

en retirant sa main sans que Marzhincherche à la retenir.

— Magie.Marzhin hocha la tête, comme s’il était

satisfait après avoir accompli une tâcheimportante.

— Quel genre de magie ? insista lajeune femme.

— Tienne.Sa magie ? Elle l’avait perdue en

même temps que sa vie, songea Joanna.Ses anciens pouvoirs lui auraientpourtant été bien utiles, dans leuraffrontement avec le dragon ! Un ou deux

éclairs, quelques bourrasques bienplacées, sans compter qu’elle auraitmême pu contrôler ses flammes, voireles étouffer ! Cela lui aurait évité d’êtresecouée en tous sens. Et à présent,comme Nina, elle se trouvait incapablede voler. La détresse l’envahit à l’idéed’être si vulnérable. Inutile.

— Ta magie, insista Marzhin en laregardant avec une infinie patience.

Perplexe, Joanna contempla sonancêtre. Prise d’une inspiration subite,elle tenta d’appeler à elle l’air et, à sagrande surprise, le sentit se rassemblerpour se plier à ses demandes. Ici,contrairement à Anwn, son donfonctionnait.

— Je n’arrive pas à y croire !s’exclama-t-elle. Vous m’avez rendumes pouvoirs ?

Marzhin hocha la tête.— Pourquoi ?Il haussa les épaules et voulut se

redresser. Joanna l’aida à maintenir sonéquilibre, encore sous le coup de lasurprise. Elle sentait le pouvoir, sifamilier, couler dans ses veines, et ellemourrait d’envie de le tester, pours’assurer qu’il était tel qu’avant satransformation.

— Depuis combien de temps n’avez-vous pas repris forme humaine ?demanda-t-elle, ployant sous le poids de

l’homme.Marzhin n’était pas très grand, et

plutôt mince, mais il pesait lourdementcontre elle.

— Longtemps, dit-il après une longueréflexion.

— Pourquoi ?Il ne répondit pas. De toute évidence,

formuler des phrases longues etélaborées était encore au-dessus de sescapacités. Ils se mirent en route, sanshâte, jusqu’à ce que Marzhin soitsuffisamment stable sur ses jambes pouravancer seul. Il restait silencieux,contemplant le paysage dévasté d’un airsongeur. Il ne manifestait aucuneémotion particulière, ni crainte, ni

soulagement, ni réelle curiosité. Le Valsans Retour, se rappela Dragan,annihilait lentement les sentiments. Letemps s’y déroulait différemment aussi.Pourtant, à regarder sous son apparencedépenaillée, Marzhin ne semblait pasavoir atteint la quarantaine. Surprenant.

— Depuis combien de temps sommes-nous ici ? s’enquit Joanna comme ilsarrivaient en vue du portail.

— Je dirais deux heures, réponditDragan.

— J’ai l’impression d’avoir couru unmarathon, grimaça la jeune femme.

Ils franchirent le portail avec lasensation d’être des réfugiés demandant

asile après une catastrophe. Ils devaientd’ailleurs en avoir l’air, estima Joannaen contemplant son jean et son t-shirtdéchirés et couverts de cendres.

Tout le clan Kergallen était réuni,découvrirent-ils avec surprise.

— Mais... qu’est-ce que vous faitestous là ? s’exclama Joanna, stupéfaite.

— Vous êtes partis depuis plusieursjours, expliqua Émilie.

— J’ai bien cru que j’allais devoir memarier sans mon témoin, lançajoyeusement Thaïs. Tu rentres juste àtemps pour l’enterrement de vie de jeunefille, ce soir.

On était donc le 30 juillet, calcula

Joanna, encore un peu étourdie. Les filsmagiques qui reliaient les membres de lafamille à Nina se scindèrent soudain endeux pour venir frapper Marzhin, qui lescontempla sans mot dire. Il ne releva latête que pour dévisager un à un lesnombreux inconnus qui se tenaient face àlui, visiblement émus. Son regard dorén’exprimait aucune surprise, aucunecuriosité. Il s’attarda sur Nina, quisemblait pétrifiée, les larmes coulantsans discontinuer sur ses joues.

— Nynève, dit enfin Marzhin.Avec un cri étranglé, la jeune femme

se précipita vers lui et l’enlaça.— Pardonne-moi, pardonne-moi,

murmura-t-elle entre deux sanglots.

Il ne réagit pas, ses bras demeurantballants. Il tourna les yeux vers Sélène etleurs regards se croisèrent longuementpour un échange muet.

— C’est Marzhin qui a envoyé lemerle et le cerf, traduisit la jeunefemme, ce qui explique les penséesfragmentées que je lisais en eux. Leportail devait parasiter les ondes, enquelque sorte.

— Comment se fait-il qu’il n’ait paschangé ? s’étonna Thaïs. Il estexactement comme dans les souvenirs deNina.

Sélène interrogea le mage du regard età nouveau, ils eurent un échange mental.

— Il a pris la forme du dragon et estentré en hibernation pour ralentir leprocessus du temps sur lui. Il ne s’estréveillé que dernièrement, parce que lemoment était venu.

— Il savait, depuis le début, commenttout allait se dérouler, murmura Nina,qui s’était reculée, mal à l’aise face àl’absence de réaction de Marzhin.

Ce dernier se contenta de hocher latête, le visage toujours sans expression.Il se tourna vers le portail et leva unemain pour tracer dans le vide des signesporteurs de pouvoir. Le portail se mit àluire avant qu’une surface opaque nevienne masquer la vue qu’ils avaientencore sur l’autre dimension. Puis,

brusquement, il disparut. Marzhin,comprirent-ils tous, venait de scellerdéfinitivement le passage vers le Valsans Retour.

— Rentrons, décréta Athénaïs. Nousserons mieux au manoir pour parler detout cela.

Pour une fois, Dragan ne protesta pas.Il était épuisé et n’avait qu’une hâte :s’effondrer sur un lit, Joanna dans sesbras. Kieran, à l’aide d’une incantation,téléporta tout le monde au manoir.Apparemment, personne n’avait songé àutiliser un moyen de transport normal.Une voiture, par exemple.

— Laisse-moi examiner ton aile,milaya, murmura Dragan lorsqu’ilseurent pris une douche chaude.

Joanna avait réussi à oublier sablessure, toute à la joie d’avoir retrouvéses pouvoirs et sa famille. Enveloppéedans un grand drap de bain, les cheveuxhumides, elle frissonna.

— Je ne suis pas sûre de vouloirconnaître l’étendue des dégâts, dit-elleen se laissant tomber sur le lit, serrantconvulsivement la serviette contre elle.

Dragan vint s’asseoir près d’elle etl’enlaça. Elle se laissa aller contre lui,épuisée. Elle s’était habituée à ses ailes,et l’idée d’en être privée ternissait le

bonheur d’avoir récupéré son pouvoirélémental. Marzhin avait cherché àcompenser la perte qu’il lui avaitinfligée, avait-elle compris, mais tousles changements survenus en quelquessemaines à peine donnaient le tournis àJoanna. À peine commençait-elle à sesentir à l’aise en tant qu’ange qu’ellevoyait son avenir compromis.

— Je ne sais pas comment Nina a pusupporter de rester plusieurs milliersd’années privée de ses ailes, finit pardire la jeune femme.

— Elle avait une raison de vivre pluspuissante que cette perte.

— Marzhin.— Ta mère pourra sans doute faire

quelque chose, suggéra Dragan, quiressentait comme un coup de poignard lechagrin de Joanna.

— Elle peut réparer un os cassé, pasun membre amputé, répondit Joanna.Mais merci d’essayer de trouver unesolution.

— Montre-moi.Résignée, Joanna s’exécuta. La

douleur faillit lui faire perdreconnaissance. Elle crispa les doigts surle drap pour trouver un point d’ancrageet attendit, stoïque, que Dragan termineson examen. Il se garda de la toucherpour ne pas aviver encore la douleur.L’aile avait été arrachée presque entotalité, provoquant un déséquilibre.

L’autre aile était toujours sublime, maisdésormais inutile.

— Et bien ? demanda Joanna d’unevoix sourde.

— Il en a arraché une grande partie.La jeune femme hocha la tête, muette

de douleur.— Tu pourrais te couper les ailes, et

retrouver ainsi ta vie d’avant, suggéraDragan, bien que cette proposition luicoûte.

Se couper les ailes signifiait queJoanna redeviendrait mortelle. Il laperdrait.

— Non. Si je fais ça, je ne pourrai pasrester à tes côtés. Pas plus de quelques

décennies, en tout cas. Si tu croispouvoir te débarrasser de moi, jepréfère te détromper tout de suite.

— Tu préfères rester avec moi plutôtqu’avec ta famille ? s’étonna Draganpartagé entre la stupeur etl’émerveillement.

— Je t’aime, idiot, sourit Joanna. J’ysuis, j’y reste.

S’il avait été du genre émotif, Draganaurait sans doute pleuré de joie. Au lieude quoi, il serra doucement le corpstremblant de la jeune femme contre lui,reconnaissant que le destin ait placé surson chemin une telle femme. Elle lechoisissait, lui, en dépit de tous sesdéfauts et de tous les dangers qu’il avait

fait surgir dans sa vie. C’était plus quece qu’il avait un jour espéré avoir.

— Laisse-moi appeler Cybelle, fittendrement Dragan.

Elle acquiesça. Un instant plus tard, samère était auprès d’elle, la serrant dansses bras tout en entamant le processus deguérison afin de cicatriser les plaies.Dragan referma doucement la porte, leslaissant seules.

Sa décision avait été étonnamment

facile à prendre, songea Joanna, tandisque la chaleur bienfaisante du pouvoirde sa mère chassait la douleur et pansait

ses blessures physiques. Elle aimait safamille, mais elle aimait Dragan plusque tout. Les siens passeraient de l’autrecôté, certains deviendraient des anges.Elle pourrait demander aux archanges del’affecter auprès des Kergallen, une foissa formation terminée. Ainsi, elleresterait à leurs côtés, les guiderait, lesprotégerait, pendant que Dragancontinuerait à traquer les démons.

— Tu fais le bon choix, soufflaCybelle en caressant les cheveux de safille, qui frisaient en séchant à l’airlibre.

— Tu crois ?— L’amour, le grand, le vrai, est trop

rare pour passer à côté. Rien ne vaut de

le sacrifier. Par contre, il vaut tous lessacrifices. Regarde Nina.

— Mais va-t-elle le retrouver ?murmura Joanna, songeant avecinquiétude à l’ange blessé.

Marzhin ne fuyait pas le contact deNina, mais ne le recherchait pas nonplus. Leur amour pourrait-il renaîtreaprès tant d’épreuves ? se demandaJoanna, visualisant le visage triste de lajeune femme puis celui, serein, deMarzhin. Il le fallait, se dit-ellefarouchement. Ils n’avaient pas surmontéautant d’obstacles pour que leur histoiren’ait pas son happy end ! Thaïs pourraitcertainement aider le magicien àretrouver les émotions liées à ses

souvenirs. Sélène, qui parvenait àcommuniquer avec lui, serait elle aussid’une aide précieuse. Kieran pourraitsans doute l’aider à s’adapter à unmonde nouveau, qui avait continué àévoluer sans lui, ayant vécu uneexpérience assez similaire. Et l’amourde Nina aiderait à raviver la flamme.Cybelle avait raison. S’il y avait unechose qui méritait que l’on se batte,c’était bien l’amour. Rassérénée, Joannasourit à sa mère, apaisée.

Épilogue

Ronan remit les clefs à Joanna avec

une angoisse manifeste.— Le Celtic est à toi pour la nuit, dit-

il avec un sourire qui s’apparentait à unegrimace.

— Détends-toi, sourit Joanna enfaisant sauter le trousseau dans sapaume, on ne va pas la ravager, ta boîte!

— Nous sommes des filles civilisées,

confirma Azilis.— Je ne m’inquiète pas à cause de

vous, répondit Ronan, le regard fixé surun point derrière les filles.

Joanna réprima un sourire devant lamine décomposée de son ami. PauvreRonan ! S'il l'avait pu, jamais il n'auraitlaissé les clefs de son précieuxétablissement, Joanna avait bienconscience que seule leur longue amitiélui valait ce privilège.

— Les garçons se tiendronttranquilles, j’y veilleraipersonnellement, le rassura Joanna.

— Ça fait des années qu’il n’y a plusde casse dans les bars à cause d’un deChânais, renchérit Émilie. Depuis

qu’Aymeric est marié, en fait. Ils sontjuste là pour l’animation[28].

— Je vais les briefer, promit Joanna,comme son ami ne semblait pas vraimentconvaincu.

Ronan tourna les talons, jetant unregard navré à la grande salle du Celtic,comme pour en graver l’image dans samémoire.

— C’est parti ! s’écria Azilis enlevant les bras en un geste victorieux.

Les cousines Kergallen s’égayèrent àtravers la salle pour la décorer en vuede la soirée organisée pour fêterl’enterrement de vie de jeune fille deThaïs. Celle-ci avait passé la journée en

compagnie de ses amies Jenny etNaomy, venues spécialement de régionparisienne pour assister au mariageofficiel, qui aurait lieu dans quelquesjours. Une cérémonie privée, emplie demagie, avait été organisée à Lugnasad,en toute discrétion. Les garçons, quant àeux, s’occupaient de divertir Kieran, quivoyait d’un œil soupçonneux lesfestivités organisées par les « chipiesKergallen ». Connaissant les cousines deThaïs, il redoutait le pire. Enl’occurrence, le futur marié n’avait pastout à fait tort, songea Joanna, un petitsourire aux lèvres, avant de se dirigervers le quatuor exsudant la virilité et ledanger qui attendait patiemment au bar.La jeune femme se planta face aux

grands types, qui la dépassaientallègrement de trois têtes. Mais toutloups-garous qu’ils étaient, elle ne lescraignait absolument pas.

— Bon, les garçons, mettons tout desuite les points sur les i, annonça-t-elle,mains sur les hanches. Vous remballezimmédiatement vos numéros dedragueurs de plage. Ce soir, pasquestion de s’amuser à qui séduira leplus de filles.

— On n’a rien fait ! protesta le beaubrun au sourire charmeur qui semblaitêtre le porte-parole du groupe.

— Et vous ne ferez rien, Faolan. Pastouche à mes cousines.

— Comme si c’était notre genre, fit unautre jeune homme qui ressemblaiténormément à Faolan.

Joanna lui jeta un regard torve.— Blodwyn nous a dénoncés, c’est ça

? soupira Faolan.— J’ai un message de sa part, fit

Joanna, tout sourire. Au moindre fauxpas, vous êtes bons pour le tablier àfleurs.

Un concert de grommellementss’éleva, mais il était évident que lesquatre loups prenaient la menace ausérieux. Voir ces grands gaillardsréputés pour leur férocité se plier ainsiaux ordres de la petite Blod était du plus

haut comique. Satisfaite, Joanna leur fitun clin d’œil avant de rejoindre lesautres filles, qui s’activaient à grandrenfort de magie.

La fête battait son plein. Même à traversles murs épais et pourtant insonorisés,Kieran, Dragan et Adrian pouvaientpercevoir les pulsations rythmées de lamusique. Le druide écossais et les deuxanges échangèrent un regard. Ils sesentaient vaguement stupides de resterplantés là, à espionner leurs compagnes.

— On pourrait essayer d’entrer,suggéra Kieran d’un ton peu convaincu.

— Si tu as envie de t’électrocuterencore, vas-y, répondit Dragan engrimaçant.

La soirée était bien sûr réservée auxfilles, les seuls mâles tolérés étant les deChânais, chargés de jouer les stripteasers de choc pour divertir ces dames.Les trois hommes avaient néanmoinsenvisagé de se glisser, sous couvert d’unvoile d’invisibilité, à l’intérieur duCeltic, pour observer le déroulement dela fête et remettre si nécessaire à leurplace les quatre loups-garous, dont laréputation de séducteurs n’était plus àfaire dans la région. Hélas, les sorcièresavaient anticipé leur intrusion et mis enplace un sort repoussoir. Ils s’étaient

heurtés à une barrière électrifiéeinfranchissable. Après plusieurstentatives infructueuses – etdouloureuses ! –, les trois hommess’étaient résolus à faire les cent pasdehors.

Des cris hystériques retentirent commela musique changeait pour la célèbrebande-son du film Neuf semaines etdemie. La voix rauque de Joe Cockeravait semblé très érotique à Draganquand elle accompagnait l’effeuillage deKim Basinger. À présent, tandis que lavoix suave de Blodwyn de Chânaiss’élevait, l’Ankou réprimait à grand-peine l’envie de se précipiter en hurlantcontre la barrière pour sortir les quatre

mâles qui, à n’en pas douter, sedéshabillaient sur scène en ce momentmême. Des cris, des sifflets, leurparvenaient, mettant leurs nerfs à rudeépreuve alors que la chanson sedéroulait et que les vêtements tombaient.

— Où sont les démons quand on abesoin d’eux pour se défouler ?grommela Adrian, résumant à haute voixce que pensaient ses camarades.

Une petite silhouette apparut soudain àleurs côtés.

— Oh! zut, je suis en retard ! lança unevoix guillerette.

— Sophie ? s’étonna Kieran.— Et bien quoi, vous semblez surpris,

sourit la vieille dame. C’est une soiréeréservée aux femmes, non ?

Elle leva une main en murmurant uneincantation. Le mur qui s’élevait autourdu Celtic scintilla avant de tomber.

— Qu’attendez-vous pour entrer ?demanda Sophie en ouvrant la portepour s’engouffrer à l’intérieur.

Après avoir échangé un regardincrédule, les trois hommes seprécipitèrent à sa suite.

Kieran manqua s’étrangler endécouvrant les de Chânais, vêtus en toutet pour tout d’un kilt, arpentant la scènedevant un parterre de femmes en délire.La chanteuse fut la première à repérerles intrus. Sans cesser de chanter, elle fit

un signe à Joanna qui se retourna etaperçut Kieran, Dragan et Adrian, lesyeux exorbités. Un sourire narquois étirales lèvres de la jeune femme. Elle étaitsûre qu’ils ne résisteraient pas à l’enviede venir voir ce qui se passait, sachantqu’elle avait laissé entendre à grandrenfort de soupirs extasiés que les deChânais seraient là à rouler des musclespour divertir les femmes.

La chanson prit fin, tandis que lesquatre loups à présent dénudés sefondaient dans la pénombre sous les criset les appels au bis des spectatrices.Joanna se précipita sur scène ets’empara du micro.

— Quel spectacle ! cria-t-elle en

s’éventant de la main. Je ne sais pasvous, mais j’en suis encore touteéblouie. Et le meilleur reste à venir !Souhaitons la bienvenue aux trois beauxspécimens qui viennent de nousrejoindre ! clama-t-elle en utilisant samagie pour orienter les spots lumineuxsur les nouveaux venus.

Des applaudissements appréciateursse firent entendre et bientôt, les fillesdéchaînées se mirent à scander les nomsdes trois hommes.

Taquins, les de Chânais, uniquementvêtus de pantalons de cuir les moulantcomme une seconde peau, encadrèrentles intrus pour les escorter jusqu’à lascène.

— Tu ne perds rien pour attendre,glissa Dragan à une Joanna hilare enpassant près d’elle.

La réponse de celle-ci fut couverte parles cris des filles qui éclatèrent commeBlodwyn annonçait un tournoi de bras defer entre les sept superbes mâles qui setenaient à présent sur scène. Résigné,Dragan fit face à Ciaran de Chânais,secrètement soulagé qu’on ne luiréclame pas un déshabillage en règle.

Seul le bruit des vagues troublait la

sérénité des lieux. An Tour Tan sedressait sur fond de ciel nocturne. À

l’horizon déjà, les prémices de l’aube sefaisaient sentir.

Dragan sourit en soulevant une Joannaendormie dans ses bras. Elle était plusque légèrement pompette en montantdans la voiture, une fois leur folle soiréeachevée. Dragan ne l’aurait admis pourrien au monde, mais il s’était bienamusé. Surtout lorsque Joanna s’étaitcoulée entre ses bras, qu’elle n’avaitplus quittés de la soirée.

Dragan la déposa avec précautions surle lit et contempla longuement celle quiavait donné un sens à sa vie. Sescheveux roux s’étalaient sur l’oreiller,aussi flamboyants que le soleil qui selevait. Tant de puissance dans une

silhouette si frêle... Vivre aux côtés deJoanna serait un défi de chaque instant,songea Dragan avec un sourire tendre.Un défi qu’il se sentait prêt à relever. Ilavait pris sa décision depuis quelquesheures déjà, et le moment était venu dela mettre à exécution.

Joanna ouvrit un œil prudent et le

referma aussitôt en gémissant. Elle avaitl’impression qu’une bande de lutinsmalicieux s’amusait à tambouriner àl’intérieur de son crâne. Elle roula sur lecôté et heurta un grand corps chaud. Desbras puissants l’enveloppèrent.

— Bonjour, milaya, fit la voix

moqueuse de Dragan, tout contre sonoreille.

— C’est pas drôle, grommela la jeunefemme.

— Non.— Si tu oses te moquer de moi, je te

transforme en corbeau.— Je n’oserais pas, tu me connais.Joanna grogna. Il était évident que

l’ange retenait à grand-peine une enviede rire. Et elle n’était pas en état demettre sa menace à exécution, incapablequ’elle était de se rappeler l’incantation.Elle décida de se montrer magnanimepour cette fois-ci et de ne pas prêterattention aux moqueries de l’homme qui

la tenait tout contre lui. Il se rattrapait enlui massant délicatement le cuir chevelu,chassant la migraine.

— L’abus d’alcool est dangereux pourla santé, fit Dragan, sentencieux.

— Et mon genou dans une certainepartie de ton anatomie, c’est pasdangereux pour la tienne ? grognaJoanna.

— On dirait que ça va mieux, tu asretrouvé ton charmant caractère, constataDragan, cessant de la masser.

Joanna rouvrit les yeux et croisa leregard de velours sombre de l’Ankou.Son visage semblait apaisé, ses yeuxbrillaient d’une lueur nouvelle. Ilparaissait... différent.

— Quelque chose a changé, fit Joannaen se redressant sur un coude pourexaminer son compagnon.

— Tu as tout bouleversé, c’est certain.Quand l’ouragan Joanna passe...

— Arrête de plaisanter, le coupa lajeune femme. Il y a quelque chose dechangé en toi.

Dragan se contenta de sourire sans laquitter du regard. Joanna le sonda àl’aide de sa magie. Il lui fallut delongues secondes pour comprendre.

— Tu... tu as perdu tes ailes !balbutia-t-elle en s’asseyantbrusquement sur le lit.

— Je ne les ai pas perdues, tempéra

Dragan, nullement troublé.— Elles ne sont plus là ! insista

Joanna, bouleversée. Dragan...— Je les ai coupées, l’interrompit

Dragan.Joanna en resta muette de

saisissement.— Mais pourquoi ? finit-elle par

demander dans un souffle.— Je suis à nouveau mortel, fit

Dragan, redevenu grave.Joanna ne savait plus comment

exprimer les pensées qui sebousculaient.

— Tu pourrais rester un ange, mais jesais que tu n’en as pas vraiment envie,

reprit Dragan.— Ah oui ? le défia la jeune femme.— Vivre éternellement et voir vieillir

et disparaître les tiens ? Allons, milaya,je te connais, fit doucement le jeunehomme. Tu ne seras pas réellementheureuse, et ça pèsera sur notre amour.

— Tu renonces à ton immortalité et àta mission pour moi ?

— Tu vaux tous les sacrifices.— Mais... les démons... Tasia...,

murmura Joanna, bouleversée.— J’aimais énormément Tasia,

approuva Dragan. Mais toi, je t’aime,tout court. Je n’ai fait que survivre,après la mort de ma sœur, en me donnant

un but pour surmonter la douleur : tuerVareck. Il est mort, et d’autres prendrontle relais dans la chasse au démon. J’aidonné pendant plusieurs siècles, j’aidroit au bonheur. Je ne pourrai pas vivresans toi, milaya. Je me suis donc trouvéun nouveau but.

— M’enquiquiner jusqu’à la fin demes jours ? le défia Joanna pourmasquer son émotion.

— Un programme alléchant, tu netrouves pas ? demanda Dragan en larenversant sur le lit, la clouant sous songrand corps.

— Tu ne pourras plus voler, murmuraJoanna en levant une main pour caresserle beau visage de l’homme qui venait de

renoncer à tout pour elle.— Tu m’emmèneras. Et avec un peu

de chance, ton satané chat arrêtera de mecracher dessus chaque fois qu’il me voit!

Joanna battit rapidement des paupièrespour chasser les larmes qui menaçaient.Filou était toujours à Gwenwed, où elleespérait qu’il n’avait pas semé lapanique. Elle demanderait à Adrian delui ramener le chaton. Dragan se tenaitface à elle, serein. Ses yeux noirs nereflétaient aucune impatience, aucunecrainte quant à sa décision, juste unamour profond. Elle savait ce qu’il luirestait à faire.

Avec un sourire, Joanna se redressa et

sortit ses ailes. Au fond d'elle-même, lajeune femme ne ressentait aucun doute,aucun regret. Elle arracha une plumeflamboyante en souvenir avant des’imaginer en train de détacher ses ailes,comme on se défait d’un harnais. Joannase sentit soudain plus légère. Elle n’eutque le temps de voir les lourdes plumestomber sur les draps avant dedisparaître. Elle était redevenuemortelle, pourtant elle n’avait pas lasensation d’avoir perdu quoi que ce soit.Au contraire, songea-t-elle, radieuse,elle avait tout gagné. À commencer parl'homme qui la couvait d'un regardétincelant.

— Je t’aime, espèce d’idiot !

s’exclama-t-elle en jetant les bras autourdu cou de son compagnon pourl’embrasser voracement.

— Une déclaration d’amour à laJoanna, fit Dragan avec un grand rireavant de lui rendre ses baisers.

Chers lecteurs, Lorsque j’ai commencé, en janvier

2012, à écrire les mésaventures d’unejeune femme nommée Thaïs, je nepensais pas qu’un jour l’histoireprendrait un tel tournant ! Ce fichier dequelques pages n’était pas destiné àdevenir un jour un roman, encore moinsle premier tome d’une série complète ! Ila fallu que mes amies Ysaline Fearfaolet Magali passent par là pour que le petitdélire entre copines devienne, en 2014,ce que vous connaissez à présent : les

Kergallen. Dans ce tome 2, je me suis intéressée

aux membres de cette famille siattachante à travers l’histoire de Joannaet Dragan. Je me suis aussi autorisé uncertain nombre de libertés concernant laculture celtique et la culture bretonne.Quelques petites explications/précisionssont peut-être nécessaires :

Vous avez sans doute tous entendu

parler de Brocéliande, Merlin,Viviane... Je voulais rester sur la culturecelte après un premier tome qui avait eupour héros un Highlander en kilt, etpuisque les Kergallen sont Bretons,

Brocéliande s’est imposée à moi, et parextension, Merlin et Viviane. Mesrecherches m’ont amenée à découvrirdiverses versions des légendes liées àMerlin, dans lesquelles j’ai pioché leséléments qui convenaient à mon intrigue.

Merlin porte ainsi effectivementplusieurs noms selon les versions, nomsavec lesquels j’ai joué pour entretenir unpeu de suspense. Même chose pourViviane. J’ai inventé Nina en revanche,qui était le prénom existant moderneressemblant le plus à Niniane.

Lorsque j’ai commencé mesrecherches sur Merlin, j’ai été frappéepar la similitude de ses pouvoirs avecceux des différents membres des

Kergallen. C’était parfait pour faire delui l’ancêtre de ma drôle de famille !

L’emplacement de Brocéliande a étésitué en forêt de Paimpont, mais restesujet à discussions. Vous pouvezeffectivement y trouver le fameuxTombeau de Merlin et la Fontaine deBarenton aux vertus magiques. Demême, la rivière Ninian existe et unethéorie soutient qu’elle doit son nom àNiniane.

Mon histoire tournait dès le début

autour des anges et des démons, mais àmesure que j’avançais dans l’écriture, jetrouvais que je m’éloignais de ce côtéceltique que je voulais donner à mon

roman. Je me suis donc replongée dansmes recherches, et ai découvert lesdimensions liées à la croix celtique, enparticulier Gwenwed et Anwn. Leurshabitants et us et coutumes en revanchesont totalement issus de mon imaginationfertile !

Le Val sans Retour est également issudes histoires liées à Merlin... même s’iln’est pas supposé être ravagé par undragon ! D’ailleurs, Merlin lui-même nese transforme pas en dragon en principe,mais le dragon apparaît parmi lesanimaux qu’il côtoie (comme le merlenoir, le cerf...).

De même, Dragan a pris le titred’Ankou, ce personnage issu des mythes

bretons, collecteur d’âmes etannonciateur de mort imminente. J’aichoisi d’en faire un chasseur de démons,il collecte et annonce la mort... à safaçon !

En bref, si vous cherchez à mieux

connaître la culture celtique, ne vousfiez pas à mon roman, qui n’est qu’unefiction ! J’espère cependant avoir surestituer l’atmosphère de magie et demystère que je souhaitais y insuffler etpeut-être vous avoir donné l’envie d’enapprendre davantage. Une dernière chose : Nina ayant prisune importance qui n’était pas prévue àl’origine, mais son histoire et celle de

Marzhin n’ayant pas leur place dans cetome, j’ai décidé de leur consacrer untome complet, le troisième de la série,donc.

Et pour celles qui se poseraient desquestions sur Albian, mystérieusementdisparu après l’attaque de la ferme quiabritait les démons de Vareck, sachezqu’il est fort probable qu’il fasse unenouvelle apparition un de ces jours...

À présent, je vous laisse en compagnie

de Thaïs et Kieran, ce fameux jour où ilsont voulu regarder les Visiteurs.

Amicalement,Aurore Aylin

Les Visiteurs

Kieran, fourbu, referma la porte derrièrelui. Dans des moments comme ça, il envenait à regretter l’époque où il était unfantôme incapable de ressentir quoi quece soit. Il n’avait plus l’habitude que lemoindre effort lui laisse descourbatures. Pourtant, un large sourireéclairait son visage au souvenir de cettepremière journée de travail. Qu’il étaitbon de se sentir parfaitement intégrédans cette époque et de côtoyer des genscapables de vous voir, de vous parler !

Sa première journée au haras s’étaitdéroulée à toute vitesse, entre les soins àdonner aux chevaux, le nettoyage desstalles puis la première promenade

guidée à laquelle il avait participée. Sonpatron, Jean-Yves, un solidequinquagénaire, avait tenu à ce qu’ill’accompagne afin de se familiariseravec le parcours qu’ils empruntaient encompagnie d’un groupe de touristes.

— Les touristes adorent qu’on leurraconte l’histoire de la région pendantqu’on se promène à travers la forêt etsur les petites routes de campagne, avaitexpliqué Jean-Yves. Plus ils viennent deloin, plus ils sont avides d’anecdotes.Comme tu n’es pas du coin, aujourd’hui,tu vas te joindre à eux et ouvrir grand tesoreilles. Demain, je te laisserai prendrela tête du groupe et je verrai si tu as étéattentif. C’est pratique que tu sois

Écossais, on a pas mal de touristes quiviennent d’Angleterre. Tu connais laréputation des Français pour les languesétrangères, n’est-ce pas ?

Jean-Yves avait ri et Kieran avaitesquissé un sourire. Oui, il voyait bien àquoi son patron faisait allusion. Lesfameux th notamment, qui posaient tantde problèmes aux Kergallen lorsqu’ilss’essayaient à parler dans la langue deShakespeare.

Jouer les guides touristiques n’étaitpeut-être pas une occupation à laquelleKieran était habitué, pas plus qued’enseigner l’équitation à des enfants,cela dit, il avait découvert avecétonnement qu’il appréciait l’idée de

transmettre son amour des chevaux. Detoute façon, à moins de s’engager dansl’armée, il ne pouvait guère vivre de sestalents de combattant, d’autant quedésormais, la guerre ne se faisait plus enbrandissant une claymore du haut d’unfier destrier. Il pouvait s’estimerheureux que, grâce à son don avec leschevaux et la magie des Kergallen, il aitréussi à se faire embaucher. Pour Jean-Yves et toute personne susceptible devenir fourrer son nez dans lespaperasses administratives, il étaitKieran McDougall, un Écossais venus’installer en France pour les beaux yeuxde sa fiancée.

Les beaux yeux bleus de la fiancée en

question pétillaient tandis qu’elle seportait à sa rencontre. Elle se hissa surla pointe des pieds pour déposer unbaiser sur les lèvres de Kieran, quilaissa tomber le sac qu’il tenait encore àla main pour la serrer contre lui, lasoulevant de quelques centimètres pourmieux dévorer sa bouche. Elle noua sesjambes fines autour de sa taille, sepressant étroitement contre son sexe enérection. Ils haletaient quand enfin leurslèvres se séparèrent. Kieran plongea lesyeux dans ceux, si bleus, de la jeunefemme.

— Tu as besoin d’une bonne douche,sourit Thaïs en reposant pied à terre.

— Et d’un bon massage, suggéra

Kieran avec un sourire coquin.— D’abord la douche, tu empestes,

riposta sa compagne en tournant lestalons.

— Merci, ça fait plaisir, grommelaKieran en la suivant.

— L’honnêteté est une vertu, fit Thaïsen jetant un coup d’œil par-dessus sonépaule. Et puis, je pense que ton ego estbien assez grand comme ça, la grossetête, ça déséquilibre. Compte sur moipour t’éviter la chute.

Elle lui adressa un clin d’œil avantd’ouvrir le réfrigérateur pour en sortirdes œufs.

Kieran s’empara d’une bouteille d’eau

et but à même le goulot, à longuesgorgées. Un filet d’eau glissa le long deson menton, sous le regard fasciné deThaïs. Elle ne se lassait pas decontempler le grand Highlander et seretenait de se pincer pour s’assurerqu’elle ne rêvait pas. Il était trop beaupour être réel. Un fantasme ambulant. Etil était à elle, songea-t-elle avecsatisfaction comme il reposait labouteille en essuyant l’eau du revers dela main.

— Qu’est-ce qu’on mange, ce soir ?s’enquit Kieran.

La petite bulle de béatitude danslaquelle Thaïs se trouvait éclata.

— Un massage, un repas..., tu te

conduis comme un sale macho,grommela la jeune femme encommençant à casser les œufs dans unsaladier. Ah ! ça, il n’y a pas de doute,tu es parfaitement intégré dans cetteépoque.

— Je meurs de faim, se justifia Kieranavec un sourire désarmant. La journée aété bien remplie, j’ai mangé sur le poucece midi.

— Moi aussi, figure-toi, riposta Thaïs.Je te préviens, il va falloir qu’on serépartisse les tâches ménagères, parcequ’il n’est pas question que je fassetoutes les corvées en rentrant de laCaverne.

— Je peux m’occuper de la lessive,

proposa Kieran en retirant son t-shirtpour le fourrer dans le lave-linge.

— Surtout pas ! s’exclama la jeunefemme en sursautant.

Elle repensait à cette lessive de blancqu’il avait réussi à faire déteindre enmélangeant un vêtement rouge au restedu linge... sans oublier qu’il avait avouéà Joanna sa première tentative, quis’était soldée par une belle inondationdans sa cuisine. Sa cousine avait hurléde rire et s’était empressée de raconterl’épisode à toute la famille, au granddam de Kieran.

— Je me proposerais bien pourm’occuper du repas...

— Je n’ai pas envie de mourir

empoisonnée.— Tu ne veux pas goûter à mon haggis

? insista le Highlander, un petit sourireaux lèvres.

La simple idée de manger de la pansede brebis farcie d’abats suffisait àsoulever l’estomac de la jeune femme.

— Demain, je ferai les courses,suggéra encore l’ancien fantôme.

— Si c’est pour acheter toutes lescochonneries que tu as repérées à latélé, oublie. Cinq fruits et légumes parjour, tu te rappelles ? La malbouffeconduit à l’obésité.

— Il suffit d’éliminer les calories, etje connais un sport qui se pratique en

duo, dans une chambre...Thaïs lui envoya en riant un torchon à

la tête, que Kieran esquiva facilement.— Tu sais quoi ? reprit l’Écossais en

retirant son jean, qui rejoignit le t-shirt,tu fais à manger, et moi je te masse cesoir pour te faire oublier cette durejournée.

— Si tu imagines que tu t’en tirerascomme ça tous les jours, tu te fourres ledoigt dans l’œil, menaça Thaïs, amusée,sans se priver de dévorer du regard lecorps sculpté de son fiancé.

Ce n’était pas pour rien qu’elle l’avaitsurnommé Monsieur Chocolat. Elle avaitl’impression que jamais elle ne seraitrassasiée de ce corps de guerrier,

musclé, bronzé, couvert de cicatrices quirappelaient un passé tumultueux.

— J’ai plus d’un tour dans mon sac, fitKieran en jetant son boxer par-dessus lereste.

Il avait découvert que les sous-vêtements n’étaient pas totalementinutiles, surtout quand on portait unpantalon à fermeture éclair, aussi s’était-il résolu à laisser Thaïs lui en acheter. Ilpivota, offrant une vue imprenable surses fesses musclées à la jeune femme etse dirigea vers la salle de bain. Arrivé àla porte, il se retourna légèrement pourfixer Thaïs, qui le regardait avecdélectation.

— Si tu veux brûler quelques calories

avant le dîner, tu sais où me trouver,lança-t-il avec ce sourire en coin qui lafaisait craquer à chaque fois.

Thaïs vérifia qu’elle ne bavait pastandis qu’il disparaissait. Cet hommeétait diabolique, un expert es tentation !Elle s’empara du fouet et entreprit debattre les œufs avant de terminer sa pâteà crêpes.

— Et puis zut ! fit-elle.Ses vêtements finirent dans le lave-

linge et elle se glissa dans la salle debain. Kieran était étendu dans labaignoire, la tête rejetée en arrière,savourant manifestement le délassementprocuré par l’eau chaude. De la buéecouvrait les miroirs et Thaïs se sentit

enveloppée par une chaleur délicieuseen s’avançant vers la baignoire. Kieranouvrit les yeux et ses iris d’un brunchaud scintillèrent à la vue de sa fiancéedans le plus simple appareil, auréoléede ses longues boucles ardentes.

— Tu viens abuser de moi, alors queje suis épuisé par ma journée de travailet que je n’ai plus la force de medéfendre ? demanda-t-il d’une voixlanguide.

— Tu m’as promis un massage,ronronna la jeune femme en se glissantdans l’eau pour s’installer, dos tourné àson compagnon qui l’attira contre sontorse. Si tu veux manger, il va falloirm’aider à me détendre.

Il la serra contre lui, ses mainsrugueuses parcourant sa peau douce ethumide pour venir envelopper ses seins,dont les pointes durcirent sous sescaresses. Ils se nichaient parfaitementdans ses paumes, confirmant commechaque fois qu’il la touchait que Thaïsétait faite pour lui. Leurs corpss’accordaient à la perfection. Elle avaitposé la tête contre son épaule, et ilpouvait admirer à loisir son fin profiltandis que le plaisir envahissait sonvisage. La bouche entrouverte, ellelaissa échapper des soupirs etgémissements qui achevèrent d’exciterKieran. Ses mains délaissèrent lesrondeurs de sa poitrine pour glisser sous

l’eau, entre ses cuisses, à la recherchedu petit bouton niché dans les bouclesrousses. Elle était réceptive et seshanches commencèrent à se balancerdoucement, frottant son sexe érigé. Leslèvres de Kieran vinrent picorer sanuque, tandis que ses doigts habiles lamenaient vers le sommet de l’extase.

Des coups sourds retentirent,provoquant un moment de flottement.

— Ah, on dérange la voisine, murmuraen riant Kieran en reprenant sescaresses.

— C’est terriblement gênant, je lacroise presque tous les jours dansl’ascenseur, se plaignit en gémissantThaïs.

Il se mit en devoir de la faire crieralors qu’elle tentait désespérément deréprimer ses gémissements. En fin decompte, elle dut s’avouer vaincue, et lavoisine devait avoir des trous dans leplafond à force de frapper avec sonbalai quand ils quittèrent la salle de baininondée.

Lorsqu’ils s’attablèrent un long

moment plus tard, Thaïs se sentaitparfaitement détendue, le visage encorerosi de plaisir. Elle avait relevé sescheveux roux humides en un chignon quis’écroulait à moitié et Kieran ne puts’empêcher de se dire, pour la millièmefois au moins, qu’il était un sacré

veinard. Personne n’avait une femmeplus délicieuse.

— Quel est le programme de ce soir ?demanda le jeune homme comme ilss’installaient devant la télévision, lesjambes de Thaïs étendues par-dessus sescuisses afin qu’il puisse lui masser lespieds pendant qu’ils regarderaient lefilm qu’elle avait choisi.

— Les Visiteurs, dit-elle avec unsourire taquin. Je pense que ça va teplaire.

Ils prirent place sur le canapé, armésd’un saladier de pop-corn. Thaïs n’étaitpas la dernière à plonger tête lapremière dans la malbouffe, quoi qu’elleen dise. Cela dit, elle avait dans les yeux

une lueur qui ne présageait rien de bon.Kieran connaissait l’esprit taquin deschipies Kergallen et il sentait venir uneplaisanterie à ses dépens dont il neconnaissait pas encore la cause. Ilcommença à soupçonner quelque choseen lisant le résumé du film. Partagé entrele rire et l’incrédulité, Kieran regardales aventures de Jacquouille la fripouilleet Godefroy de Montmirail.

— Jour, nuit ! Jour, nuit ! ânonnaitJacquouille avec un sourire niais tout enappuyant sur un interrupteur.

— Pitié ! s’exclama Kieran en seredressant, dis-moi que je n’avais pasl’air aussi crétin en découvrant latechnologie !

— Et bien, puisque tu poses laquestion..., fit mine de réfléchir Thaïs,qui faisait de grands efforts pour ne pasrire.

— Non, oublie, je préfère ne passavoir.

Cette fois-ci, le rire fusa.— Rassure-toi, mon chéri, je

t’épouserai quand même au mois d’août,dit-elle en se soulevant pourl’embrasser. Tu es peut-être un crétinparfois, mais tu es mon crétin.

— C’est le genre de déclarationd’amour que tout homme rêved’entendre, bougonna Kieran.

Thaïs s’installa à califourchon sur lui,

lui bloquant la vue sur l’écran detélévision et se pencha pour approcherles lèvres de son oreille.

— Tha gaol agam ort[29], susurra-t-elle.

Kieran saisit la nuque de la jeunefemme pour l’embrasser et bientôt lesvêtements volèrent à travers le salon.Après lui avoir retiré son pantalon,Thaïs l’enfourcha à nouveau et se laissadescendre sur son sexe tendu, les yeuxrivés aux siens, l’engloutissant dans sachaleur. Kieran se redressa légèrementet prit entre ses lèvres la pointe tendued’un sein. Bientôt, ils trouvèrent leurrythme, faisant grincer les ressors ducanapé tandis qu’ils se rapprochaient de

l’orgasme. Hors d’haleine, ils selaissèrent tomber sur les coussins dansun enchevêtrement de membres. Le filmétait terminé depuis longtemps,remarqua Kieran. Cela ne le chagrinapas particulièrement.

Remerciements

Merci à Ysaline et Magali dont lescommentaires tour à tour drôles etintraitables m'aident à progresser. Sansvous, l'aventure ne serait pas aussiamusante.Merci à mes lectrices, votre soutien,votre enthousiasme, ne cessent de mesurprendre. Continuez à venir papoter etdélirer avec moi sur l'une ou l'autre demes pages !

Merci à Véronique, ma fée des bijoux,pour les jolies créations que tu faisautour de mes romans. J'ai hâte dedécouvrir la collection « Joanna » !

À propos del'auteur

Aurore Aylin est née en 1982. Enfantdéjà, elle se plonge des heures durantdans les livres. Pas un seul ne luiéchappe ! C'est tout naturellement qu'ellese tourne vers l'écriture, d'abord pour lesimple plaisir de coucher sur le papierles histoires qui lui trottent dans la tête.A présent, elle les partage avec seslecteurs, notamment sur son blog et sapage Facebook. Ses chats sont là pour larappeler à l'ordre lorsqu'elle passe un

peu trop de temps dans sa bulle ! L'aventure des Kergallen, cette famillepas comme les autres, commence enfévrier 2014, suite à un défi dans lequelAurore se lance avec son amie YsalineFearfaol. Ce qui n'était qu'un jeu s'esttransformé en un premier roman, Thaïs,paru en juillet 2014, et se poursuitdésormais avec la suite de la saga...

[1] Voir Les Kergallen-1 : Thaïs[2] Selon la légende, Merlin fit construirepour sa bien-aimée un palais de verre ou de cristalau fond du lac de Comper, situé en forêt deBrocéliande (l'actuelle forêt de Paimpont) d'où lesurnom de Viviane : la Dame du Lac.

[3] Film avec Christian Clavier et GérardDepardieu.[4] Film avec John Travolta[5] Film avec Nicolas Cage et Meg Ryan[6] Voir Les Kergallen tome 1 : Thaïs[7] Voir la série La meute de Chânais, parYsaline Fearfaol

[8] Sibylles : Prophétesses de l'Antiquité,dont les prédictions souvent incompréhensibles ontdonné le mot sibyllin.

[9] Rémiges : grandes plumes des ailesdes oiseaux

[10] Kali : déesse Hindoue de ladestruction (destruction du mal, notamment),souvent représentée avec plusieurs paires de bras.

[11] Boyard : aristocrate des paysorthodoxes d'Europe de l'est.

[12] Chat Potté : personnage du filmd'animation du même nom, qui n'hésite pas àessayer d'attendrir les autres grâce à son fameux

regard implorant.[13] Voir Les Kergallen, tome 1 : Thaïs[14] Selon l'une des versions de la légende,Viviane se servit de ce que Merlin lui avait enseignéen matière de magie pour l'emprisonneréternellement et le garder ainsi à ses côtés.

[15] Tombeau de Merlin : mégalithesitué dans la forêt de Paimpont. À l'origine, le siteétait constitué de huit mégalithes, qui furent détruitspar des pilleurs de tombes.

[16] Forêt de Lanouée : située dans leMorbihan, c'est le deuxième massif forestier de larégion bretonne après la forêt de Paimpont.

[17] Louise Brooks : actrice des années20

[18] Kouign amann : spécialité bretonne

[19] Boyarina : jeune fille de la noblesserusse

[20] Mary Poppins : dans le filmd'animation de Disney, cette gouvernante utilise sa

magie pour ranger la chambre des enfants dont ellea la charge.

[21] Triskèle : symbole celte formé detrois branches (parfois des spirales) réunies en leurcentre

[22] Bodyguard : film dans lequelWhitney Houston incarne une star protégée par ungarde du corps campé par Kevin Costner.[23] Si vous voulez savoir ce qui s'estpassé pendant que Kieran et Thaïs regardaient lesVisiteurs, rendez-vous à la fin du roman pour unpetit bonus.

[24] Lugnasad est l'une des quatre fêtesceltiques. Elle se déroule le 1er août, en période demoissons, et de nombreux mariages sont célébrés.

[25] Droujina : l'armée du prince[26] Who wants to live forever ?littéralement « qui veut vivre pour toujours ? »

[27] Val sans Retour : lieu légendairecréé par la fée Morgane en forêt de Brocéliandepour enfermer les chevaliers infidèles en amour.

[28] Voir La meute de Chânais – 1 :Aymeric la malédiction, par Ysaline Fearfaol.

[29] Tha gaol agam ort : je t'aime, engaélique écossais