AU CŒUR DES CHOSES -...

24
Europa Moderna n°4/2014 1 « AU CŒUR DES CHOSES » : CE QUE NOUS DISENT LES OBJETS DES MOBILITES SOCIALES BOURGEOISES (1600-1825) “Historians are, by profession, suspicious of things” « Beyond Words », Leora Auslander. L’historiographie a déjà beaucoup investi les univers matériels. Les Anglais ont été, une fois de plus, des précurseurs en la matière : dès les années 1980, Lorna Weatherill, John Brewer avec Roy Porter, puis Maxine Berg, Cissie Fairschild et Helen Clifford ont ouvert la voie à une étude de la construction sociale de l’objet. L’émergence progressive d’une société de la consommation en Europe, au XVII e siècle, invitait alors à une réflexion sur les formes d’appropriation, bientôt élargie aux pratiques de luxe 1 . La recherche française ne demeurait pas en reste. Exploitant les ressources des inventaires après décès, Annick Pardailhé-Galabrun, Daniel Roche, puis Natacha Coquery ont, à leur tour, tenté de comprendre comment la société d’Ancien Régime jouait des apparences pour subvertir, par le paraître, le crédit ou l’ostentation, un ordre social qui semblait immuable 2 . L’étude de la consommation s’inscrivait alors dans le constat d’une conformité avec les normes sociales (l’adéquation de la fortune, du statut et du paraître) ou, au contraire, dans sa déviance avec ces dernières (l’appropriation transgressive par la compétition distinctive). Les choses ne remettaient pas en cause les hiérarchies : elles en soulignaient les frontières, comme pour mieux attribuer à chacun son . En cela, elles n’étaient pas encore des objets. La mise en évidence d’une société d’Ancien Régime aux appartenances multiples et dont les catégories sont plus fluides qu’on le pensait invite à renouveler les conditions d’une histoire sociale de l’objet 3 . La signification se trouve-t-elle dans les choses elles-mêmes (Lorna Weatherill) ou dans les situations sociales dans lesquelles les objets sont placés (Arjun Appadurai) 4 ? Cette communication se propose de replacer très concrètement la signification fluctuante de l’objet dans l’empirie des dynamiques sociales, durant une large période allant du XVII e au début du XIX e siècle. Elle montre combien les mobilités densifient la signification symbolique de l’objet, à mesure que les composantes d’une ascension deviennent plus nombreuses, plus poreuses et entrelacées les unes aux autres. Modifiant les contours d’une identité sociale de plus en plus irisée, la symbolique de l’objet prend en charge la manifestation de ce que l’on prétend être, s’éloignant de la fonction qui lui était initialement dévolue : quelles sont ces commodes fastueuses aux tiroirs vides et ces sièges à la dernière mode sur lesquels personnes jamais ne s’assoit, dans ce théâtre social qu’est devenu le salon bourgeois ? 1 Maxine Berg et Helen Clifford (éd.), Consumers and Luxury. Consumer Culture in Europe 1650-1850, Manchester, Manchester University Press, 1999. 2 Annick Pardailhe-Galabrun, La Naissance de l’intime. 3000 foyers parisiens, XVII e -XVIII e siècles, Paris, Presses Universitaires de France, 1988. 3 À paraître, Richard Flamein, La Société fluide, identités et mobilités sociales d’Ancien Régime (1600-1825), Paris, Éditions du CTHS, 2014. 4 Lorna Weatherill, ”The meaning of consumer behavior in late seventeenth- and early eighteenth-century England”, dans John Brewer, Roy Porter (éd.), Consumption and the World of Goods, Londres et New York, Routledge, 1997 (rééd.), p. 206-227 ; et Arjun Appadurai (éd.), Social Life of Things. Commodities in Cultural Perspective, Londres-New York, Cambridge University Press, 1986, p. 3-63, ”Introduction and the politic of value”.

Transcript of AU CŒUR DES CHOSES -...

Page 1: AU CŒUR DES CHOSES - cv-richard-flamein.e-monsite.comcv-richard-flamein.e-monsite.com/medias/files/richard-flamein-europ… · Perspective, Londres-New York, Cambridge University

Europa Moderna n°4/2014

1

« AU CŒUR DES CHOSES » :

CE QUE NOUS DISENT LES OBJETS DES MOBILITES SOCIALES

BOURGEOISES (1600-1825)

“Historians are, by profession, suspicious of things”

« Beyond Words », Leora Auslander.

L’historiographie a déjà beaucoup investi les univers matériels. Les Anglais ont été, une fois

de plus, des précurseurs en la matière : dès les années 1980, Lorna Weatherill, John Brewer avec Roy

Porter, puis Maxine Berg, Cissie Fairschild et Helen Clifford ont ouvert la voie à une étude de la

construction sociale de l’objet. L’émergence progressive d’une société de la consommation en Europe,

au XVIIe siècle, invitait alors à une réflexion sur les formes d’appropriation, bientôt élargie aux

pratiques de luxe1. La recherche française ne demeurait pas en reste. Exploitant les ressources des

inventaires après décès, Annick Pardailhé-Galabrun, Daniel Roche, puis Natacha Coquery ont, à leur

tour, tenté de comprendre comment la société d’Ancien Régime jouait des apparences pour subvertir,

par le paraître, le crédit ou l’ostentation, un ordre social qui semblait immuable2. L’étude de la

consommation s’inscrivait alors dans le constat d’une conformité avec les normes sociales

(l’adéquation de la fortune, du statut et du paraître) ou, au contraire, dans sa déviance avec ces

dernières (l’appropriation transgressive par la compétition distinctive). Les choses ne remettaient pas

en cause les hiérarchies : elles en soulignaient les frontières, comme pour mieux attribuer à chacun son

dû. En cela, elles n’étaient pas encore des objets.

La mise en évidence d’une société d’Ancien Régime aux appartenances multiples et dont les

catégories sont plus fluides qu’on le pensait invite à renouveler les conditions d’une histoire sociale de

l’objet3. La signification se trouve-t-elle dans les choses elles-mêmes (Lorna Weatherill) ou dans les

situations sociales dans lesquelles les objets sont placés (Arjun Appadurai)4 ? Cette communication se

propose de replacer très concrètement la signification fluctuante de l’objet dans l’empirie des

dynamiques sociales, durant une large période allant du XVIIe au début du XIXe siècle. Elle montre

combien les mobilités densifient la signification symbolique de l’objet, à mesure que les composantes

d’une ascension deviennent plus nombreuses, plus poreuses et entrelacées les unes aux autres.

Modifiant les contours d’une identité sociale de plus en plus irisée, la symbolique de l’objet prend en

charge la manifestation de ce que l’on prétend être, s’éloignant de la fonction qui lui était initialement

dévolue : quelles sont ces commodes fastueuses aux tiroirs vides et ces sièges à la dernière mode sur

lesquels personnes jamais ne s’assoit, dans ce théâtre social qu’est devenu le salon bourgeois ?

1 Maxine Berg et Helen Clifford (éd.), Consumers and Luxury. Consumer Culture in Europe 1650-1850,

Manchester, Manchester University Press, 1999. 2 Annick Pardailhe-Galabrun, La Naissance de l’intime. 3000 foyers parisiens, XVIIe-XVIIIe siècles, Paris, Presses

Universitaires de France, 1988. 3 À paraître, Richard Flamein, La Société fluide, identités et mobilités sociales d’Ancien Régime (1600-1825),

Paris, Éditions du CTHS, 2014. 4 Lorna Weatherill, ”The meaning of consumer behavior in late seventeenth- and early eighteenth-century

England”, dans John Brewer, Roy Porter (éd.), Consumption and the World of Goods, Londres et New York,

Routledge, 1997 (rééd.), p. 206-227 ; et Arjun Appadurai (éd.), Social Life of Things. Commodities in Cultural

Perspective, Londres-New York, Cambridge University Press, 1986, p. 3-63, ”Introduction and the politic of

value”.

Page 2: AU CŒUR DES CHOSES - cv-richard-flamein.e-monsite.comcv-richard-flamein.e-monsite.com/medias/files/richard-flamein-europ… · Perspective, Londres-New York, Cambridge University

Europa Moderna n°4/2014

2

La puissance symbolique n’est ici magique ou mystérieuse que pour les non initiés. Elle est

le produit, en fait, d’une expérience sociale progressivement construite, constamment ajustée et

validée, un coup après l’autre, par une sociabilité de plus en plus choisie. Elle s’accorde, dans la

pluralité de ses formes, à promouvoir l’émergence silencieuse d’un ordre social nouveau, bientôt

triomphant au XIXe siècle. L’objet nous donne ici à voir ce que les mots ne peuvent nous dire.

L’ostentation du parvenu : mythe ou réalité ?

Les processus de mobilité trop récents ou qui reposent sur des composantes trop isolées (la

réussite exclusivement marchande ou artistique, par exemple) ont tendance à se lire dans une sur-

représentation du patrimoine mobilier. La figure grotesque du Turcaret ou du bourgeois gentilhomme,

arrachée au théâtre pour amuser la Cour, ne doit guère, pour autant, être prise pour argent comptant :

l’ostentation jugée grossière n’est que la manifestation d’une mobilité trop récente qui peine à trouver

ses relais5.

Si l’on observe la composition du patrimoine de deux grands artistes des XVIIe et XVIIIe siècles,

Charles Le Brun (1619-1690) et Hyacinthe Rigaud (1659-1743), au moment de leur décès, on mesure

toute la place de l’objet dans leurs processus initiaux de mobilité6. Les deux hommes ont des origines

sociales, somme toute, assez modestes : Hyacinthe Rigaud est le petit-fils d'un peintre-doreur

originaire du Roussillon, il grandit dans l’atelier paternel de tailleur d’habits. Charles Le Brun est le

fils d'un sculpteur peu connu7. Une forte réussite professionnelle caractérise donc leur ascension. Leurs

avoirs s'articulent autour de deux pôles : la rente compte pour environ la moitié de leur fortune,

l'univers matériel domestique pour le quart (mobilier et deniers comptants). Les deux artistes ont

accordé une attention particulière à leur cadre de vie : ils lui consacrent des sommes considérables, en

particulier Charles Le Brun, dont l'inventaire évalue, en 1690, à plus de 76 000 livres le seul mobilier,

en dehors des deniers comptants, la somme évaluée par le notaire se trouvant le plus souvent en

dessous de la valeur réelle. Pour Hyacinthe Rigaud, l'investissement mobilier est, en proportion de la

fortune, plus net encore : estimée à 22 500 livres, en 1703, lors de la signature de son contrat de

mariage, la valeur de son mobilier est multipliée par trois en l'espace de quarante ans et représente la

somme de 68 116 livres, dont plus de 20 000 livres pour la seule argenterie et 21 000 pour les deniers,

soit 28% de son patrimoine total8.

L’inventaire après décès de Hyacinthe Rigaud, établi entre le 6 mars et le 21 avril 1744, donne

une idée assez précise de l’univers luxueux d’une primo-ascension, centrée essentiellement sur la

composante professionnelle. Il est le locataire d'un somptueux appartement de dix-huit pièces, rue

Louis-le-Grand, dans les quartiers neufs de l'ouest parisien qu'il occupe, moyennant 1 600 livres de

loyer annuel, depuis 17329. Dans la chambre où il décède, se trouvent plusieurs glaces et trumeaux

pour un montant de 500 livres. Une riche commode bombée « de bois violet à deux grands et deux

petits tiroirs avec mains, entrées de serrures et ornemens de bronze doré et son dessus de marbre

portor » est estimée, à elle seule, 240 livres. Une pendule signée Martinot, « dans sa boëte et sur son

5 La figure intimidée du bourgeois, enferrée dans un schéma mimétique des manières aristocratiques et

éternellement créancière d'une noblesse prodigue, sans être inexacte, est une antienne du théâtre du XVIIe siècle.

Pour autant, il est bien observé qu'une fortune rapide ne constitue qu’un paramètre isolé de mobilité, limitant

l’efficience sociale des usages du luxe. 6 On dispose des inventaires après décès de chacun, ils fournissent une idée assez précise de leur univers

matériel. Archives nationales de France [AnF], Minutier Central [M.C.], Etude [Et.] LXV/126, 2 mars 1690 :

« Inventaire après décès de Charles Le Brun » et Et. XLIII/383, 6 mars 1744 : « Inventaire après décès de

Hyacinthe Rigaud ». L'estimation des tableaux et des estampes a été réalisée par un huissier priseur assisté du

peintre Oudry. 7 Voir Bénédicte Gady, L’ascension de Charles Le Brun. Liens sociaux et production artistique, Éditions de la

Maison des sciences de l’homme, Paris, 2011. 8 Ibid., Et. CXV/51, 17 mai 1703: « Inventaire dressé lors du projet de mariage avec Melle de Chatillon ». 9 AnF, M.C., Et. XLIII/383, 6 mars 1744 « Inventaire après décès de Hyacinthe Rigaud ».

Page 3: AU CŒUR DES CHOSES - cv-richard-flamein.e-monsite.comcv-richard-flamein.e-monsite.com/medias/files/richard-flamein-europ… · Perspective, Londres-New York, Cambridge University

Europa Moderna n°4/2014

3

pied de marqueterie », en vaut 120, tandis que la valeur de la tapisserie de damas vert couvrant les

murs, les sièges, ainsi que les « housses, bonnes grâces, dossier plat chantourné imperial doubles

pantes, pommes de lit, courtepointe et soubassement » de deux lits jumeaux atteignent la somme

considérable de 1 000 livres. Une parure équivalente de taffetas rayé cramoisi, entreposée dans un

coffre de cuir noir, est prisée 600 livres. La chambre joue indéniablement un rôle d’apparat dans le

système distinctif de l’artiste. Elle n’en constitue, pour autant, déjà plus l’horizon unique : les

ouvrages de la bibliothèque sont estimés à près de 1 500 livres, ses bijoux frôlent les 8 000 livres. Une

tabatière « d’or de brelin garnie de quatre-vingt-dix-neuf diamans brillans », offerte par le prince de

Liechtenstein en 1740, en paiement de deux portraits, vaut, à elle seule, 3 000 livres10.

Illustration 1. La représentation de la propriété comme composante identitaire.

Vue côté jardin de la propriété de Montmorency appartenant à Charles Le Brun, par Israël

Sylvestre un ami du peintre (coll. part.).

Toutefois, l'importance de la fortune de Charles Le Brun (480 000 livres en 1690), en regard

de celle de Rigaud (238 000 en 1743), accélère plus précocement le processus de diversification

patrimoniale du premier vers les acquisitions immobilières : il dispose à sa mort d'un ensemble de

propriétés dont la valeur atteint 160 000 livres, soit le tiers de sa fortune qui vient équilibrer la part du

mobilier (22 %), en retrait du poids de la rente (43 %). Anobli par le roi dans les années 1660, Le Brun

agrandit la propriété de Montmorency par l'acquisition de plusieurs parcelles, à partir de 1667, pour

former un domaine comprenant sept maisons dans lequel il engage de nombreux frais ; s'y ajoute un

ensemble de propriétés qu'il possède à Paris11. Le rôle de la belle famille semble décisif dans la

10 Joseph Roman, Le livre de raison du peintre Hyacinthe Rigaud, Paris, 1919, p. 218. 11 Il existe plusieurs estimations de la fortune de Charles Le Brun, on retient, en partie, celle proposée par

Antoine Schnapper, « La fortune de Charles Le Brun », Revue de l'Art, n°1, 1996, p. 17-72.

Page 4: AU CŒUR DES CHOSES - cv-richard-flamein.e-monsite.comcv-richard-flamein.e-monsite.com/medias/files/richard-flamein-europ… · Perspective, Londres-New York, Cambridge University

Europa Moderna n°4/2014

4

construction des premiers territoires de propriétés : Le Brun tient de son beau-père la première terre de

Montmorency qu’il s’attache ensuite à faire prospérer. Elle devient une composante significative de

son ascension : son ami, le peintre Israël Sylvestre, qui lui doit sa réception à l’Académie royale en

1670, lui rend hommage au travers d’une représentation flatteuse d’un patrimoine à forte vocation

identitaire qu’il associe volontiers à sa titulature [illustration 1].

Le Brun et Rigaud ont en commun de ne pas avoir de descendance : la construction

différenciée de leurs identités relève, par conséquent, d’un vécu différent de leur processus initiaux de

mobilité et non d’une problématique de transmission lignagère. Cette fortune immobilière s'inscrit,

pourtant, de manière cohérente dans la mobilité. Elle vient étayer, dans le cas de Le Brun, un

anoblissement fragile, car récent, qui tient son bénéficiaire, tout au plus, à l’orée du second ordre.

Cependant, la règle n'est pas absolue : Hyacinthe Rigaud, bien qu'anobli par la ville de Perpignan en

1709 et reçu chevalier de l'ordre de Saint-Michel en 1727, ne dispose d'aucun patrimoine immobilier

lors de son décès. Ajustant sa mobilité au prestige de l’adresse et aux aménités du logement, plus qu'à

la propriété, Rigaud choisit une ventilation différente de son patrimoine, privilégiant les biens

mobiliers d’apparat et de luxe.

La ventilation patrimoniale des primo-ascensions est aussi différente selon les milieux [tableau

1]. Pour les négociants et les banquiers, la sur-représentation du patrimoine mobilier demeure

observable, mais dans des proportions moindres, en raison de la part de la fortune mobilisée par le

capital entrepreneurial. Les biens mobiliers de Jacques Ier, qui appartient à la seconde génération des

dirigeants de Le Couteulx et Cie, marchands-drapiers implantés dans la première moitié du XVIIe siècle

à Paris, représentent un maximum pour toute la dynastie qui n’excède guère les 13% de la fortune

totale du défunt. La ventilation de ses biens, en 1653, présente certaines similitudes avec celle des

deux artistes12 : la location, pour la somme de 900 livres par an, d’un logement luxueux dans la

paroisse Saint-Roch, rue Neuve-Saint-Honoré, à proximité du couvent des Jacobins réformés, montre

combien les premières mobilités peuvent être dissociées de la propriété13. Jacques Ier ne dispose, pour

tout patrimoine immobilier, que d’une modeste propriété à Orgérus (6,6 % de sa fortune) qui s’inscrit

également dans le territoire de la mobilité de son beau-père, le prospère marchand-drapier parisien

Jacques Lustin et dans la pratique ancienne de l’investissement des fruits du commerce dans les biens

fonciers.

Mais il existe, cependant, une différence notable dans l’approche comparée des processus de

mobilité. L’ascension des Le Couteulx est à la fois dynastique et plus laborieuse, quoique plus tôt

diversifiée dans ses composantes. Si la fortune marchande les conduit assez vite au sommet du négoce

de la ville de Rouen, dont ils sont originaires (ils sont présents dans les instances marchandes et

édilitaires de la cité, dès les années 1630), leur implantation récente à Paris implique d’abord la

reconnaissance par leurs pairs et leur intégration au sein de la corporation des marchands-drapiers

parisiens14. Si l’endogamie professionnelle ne caractérise pas exclusivement la marchandise (exogamie

ascendante des filles par la dot), la première mobilité de la future dynastie repose toutefois sur une

forme particulière d’alliances entre fratries et sorories : dans le premier tiers du XVIIe siècle, trois

dirigeants sur cinq de la société Le Couteulx et Cie épousent trois filles de Jacques Lustin, qui ne

dispose d’aucun successeur masculin15. Cette endogamie consolidée n’est pas un cas isolé dans la

12 AnF, M.C., Et. LXI/219, 21 et 22 avril 1653 : « Inventaire après décès de Jacques Ier Le Couteulx ».

13 Ibid., Et. XX/272, 15 mars 1650: « Contrat de location entre Christophe Maillet et Jacques Ier ». Le corps de

logis occupé par les Le Couteulx consiste en une grande cour, une écurie, un hangar à carrosse, une cuisine, deux

caves, une grande salle, un petit cabinet et une autre grande salle ayant vue sur le jardin, deux grandes chambres

et deux autre cabinets, le jardin. 14 Nicolas Lyon-Caen, « Au petit Paradis des Brochant : transmission et reproduction familiale chez des

marchands-drapiers parisiens, XVIIe et XVIIIe siècles », in Anna Bellavitis et al. (dir.), Mobilité et transmission

dans les sociétés de l’Europe moderne, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009, p. 245-262. 15 AnF, M.C., Et. LVIII/13, 18 juin 1606: « Contrat de mariage de Daniel Ier avec Marie Lustin », Et. LVIII/50,

28 juillet 1630 : « Contrat du mariage de Robert II Levavasseur (neveu de Daniel et Jacques) avec Michèle

Page 5: AU CŒUR DES CHOSES - cv-richard-flamein.e-monsite.comcv-richard-flamein.e-monsite.com/medias/files/richard-flamein-europ… · Perspective, Londres-New York, Cambridge University

Europa Moderna n°4/2014

5

trajectoire matrimoniale des dirigeants Le Couteulx : des alliances comparables sont contractées avec

les familles Bouëtte et Horcholle à Rouen, Le Brest et de Berny à Paris, jusqu’au début du XVIIIe

siècle. Il est à noter que les filles Le Couteulx sont tenues à l’écart de telles stratégies pour des raisons

évidentes de transmission exclusivement masculine du capital entrepreneurial.

Tableau 1. La ventilation patrimoniale des premières ascensions et leur évolution au XVIIIe siècle16.

Individus

Dates

Jacques Ier

Le Couteulx

(1652)

Charles Le

Brun

(1690)

Hyacinthe

Rigaud

(1743)

Jean X

Le Couteulx

(1750)

Jacques VII

Le Couteulx

(1768)

Biens mobiliers

dont vaisselle

d'argent

13 670 livres

(11,3 %)

2 500 livres

76 400 livres

(16 %)

15 500 livres

46 503 livres

(19,4 %)

20 181 livres

40 838 livres

(3,5 %)

25 542 livres

84 563 livres

(4,3 %)

32 338 livres

Deniers

comptants

3 000 livres

(2,5 %)

28 600 livres

(6 %)

21 613 livres

(9 %)

27 642 livres

(2,4 %)

612 livres

(0,03 %)

Biens

immobiliers

8 000 livres

(6,6 %)

160 000 livres

(33 %)

- 110 000 livres

(9,6 %)

597 789 livres

(31%)

Capitaux et

actifs

dans la société

5 600 livres

(4,6 %)

- - 400 000 livres

(35,4 %)

826 416 livres

(42,8 %)

Capitaux placés

en rentes

67 467 libres

(56,2 %)

207 000 livres

(43 %)

133 000 livres

(55,6 %)

550 000 livres

(48,1 %)

417 588 livres

(21,6 %)

Contrat de

mariage apport

et dot

1613

dot : 5 400

livres

1647

3 000 livres

dot : 7 000

livres

1703

79 000 livres

dot : 35 000

livres

1711

315 000 livres

dot : 60 000

livres

1734

100000 livres

80 000 livres

Dons au décès 6 000 livres

(1,2 %)

13 061 livres

(1 %)

?

Fortune totale 110 à 120 000

livres

480 000

livres

238 654 livres 1 141 541 livres 1 926 968 livres

L’univers matériel de Jacques Ier reflète les aspirations de ce dernier à la manifestation

symbolique de ses mobilités : comme Rigaud, il dispose, un siècle avant lui, d’une respectable

bibliothèque et, plus surprenant, d’une imposante collection de peintures en avance sur la sensibilité de

son époque [tableau 2]. Sans rivaliser avec les grandes collections, l’amateurisme de Jacques Ier touche

à l’excellence. Un étalonnage de sa valeur est possible grâce à la collection du cardinal Mazarin qui lui

est contemporaine17. Les tableaux de Jacques Ier sont presque exclusivement issus de l'école romaine la

plus récente : la plupart des artistes sont encore en activité lors du décès du marchand-drapier, en

1652. Moins prestigieuse, elle est plus avant-gardiste que ne l'est celle du cardinal (Gaspard Dughet ou

Francesco Fieravino). Pour autant, les deux-tiers des peintres représentés rue Neuve-Saint-Honoré le

sont aussi dans celle du palais Mazarin, ce qui exprime une convergence certaine du répertoire de la

curiosité autour de quelques grands noms : Raphaël, Guido Reni, Poussin, Claude Lorrain et dans une

moindre mesure le Caravage et Philippe Napolitain. Les œuvres acquises n'ont pas le même degré

d'exception : le Lorrain des Le Couteulx vaut cinq fois moins cher que celui de Mazarin et la valeur du

tableau le plus précieux de la collection du marchand (250 livres), attribué par erreur à Poussin,

correspond à l'estimation la moins élevée de l'artiste dans la collection du ministre. Si les goûts

coïncident, les marchés ne sont pas les mêmes : il existe une déclinaison qualitative qui tient les

Lustin dotée de 7000 livres », et Et. LVIII/29, 14 février 1617 : « Don mutuel consenti entre Jacques Ier et

Catherine Lustin sa femme ». 16 AnF, M.C., Et. LXI/219, 21 et 22 avril 1653 : « Inventaire après décès de Jacques Ier Le Couteulx » ; ibid., Et.

XCVIII/509, 19 février 1750 : « Inventaire après décès de Jean X Le Couteulx » ; Ibid., Et. XCVIII/581, 20 et 21

novembre 1768 : « Succession et partage de Jacques VII-Félix Le Couteulx du Moley ». 17 Comte de Cosnac, Les Richesses du palais Mazarin, inventaires inédits dressés après la mort du cardinal

Mazarin en 1661, Paris, Renouard, 1885, p. 277-412.

Page 6: AU CŒUR DES CHOSES - cv-richard-flamein.e-monsite.comcv-richard-flamein.e-monsite.com/medias/files/richard-flamein-europ… · Perspective, Londres-New York, Cambridge University

Europa Moderna n°4/2014

6

amateurs de second rang à l'écart des pièces les plus exceptionnelles, ainsi que des réseaux de leur

circulation. Quand bien même le souhaiterait-il, Jacques Le Couteulx ne serait sans doute pas en

mesure de rivaliser avec l'élite des collectionneurs.

Tableau 2. L’amateurisme éclairé de Jacques Ier en 1653, d’après son inventaire après

décès18.

-L’histoire romaine de Horace Cocles qui fait rompre le pont pendant le combat

Attribution à Nicolas Poussin. Tableau de 5 pieds de long.

-paysage romain avec l'arc de Titus de Claude Le Lorrain.

Tableau de 4 pieds.

-Deux paysages de Philippe Napolitain. Long d’un pied et demi.

-Vierge et repos d’Égypte d’après le Caravage.

- un tapis du Maltais.Tableau de 5 pieds environ de large. -Deux paysages par Gaspard Gaspré.

-L’Aurore, copié du Guide Bolonais.

-Un silène à demi corps grand comme la nature

-La tourmente en mer par Montagne. -Cinq petits tableaux copiés de Raphaël d’urbain (Urbino)

-Paysage, petit tableau copié de Philippe Napolitain

-Une caisse d’estampes

250 livres

200 livres

120 livres

100 livres

60 livres

50 livres

40 livres

25 livres

20 livres

30 livres

10 livres

30 livres

Estimation totale 935 livres

Le cadre du logement de Jacques Ier est raffiné sans être ostentatoire, à l’exception d'une écurie

pouvant accueillir six chevaux et d’un carrosse « écussonné à l'or fin »19. Son mobilier, le plus

souvent de noyer, est habillé de tapisserie de gros point, tandis que les tables sont couvertes de tapis de

Turquie et les murs tendus d'une modeste tapisserie de Rouen, dont la valeur totale n'excède guère les

40 livres. Les objets luxueux sont rares : lits et couchages en constituent l'élément central, valant,

chacun, plus de 100 livres. Des petits coffres d'ébène sur leurs pieds de bois noirci ne dépassent pas les

30 livres, un miroir de moyenne grandeur est prisé 24 livres, l'ensemble du mobilier de la grande

chambre du marchand n'excède pas les 300 livres. Seule une tapisserie de Flandre, qui habille les murs

de celle de l'épouse, atteint la somme de 150 livres. Par comparaison, leur neveu Nicolas Ier , décédé

l’année précédente à l’âge de 30 ans, laisse dans le logement qu'il occupe dans le siège parisien de la

rue de la Grande Truanderie un mobilier plus exceptionnel : un « grand cabinet d'Allemagne garni de

ses tiroirs, posé sur son pied à colonnes », une « cassette dite en cabinet », posée elle aussi sur son

pied, garnie de sa serrure, très en vogue au milieu du XVIIe siècle et deux guéridons, forment un

ensemble en bois d'ébène estimé à 280 livres. Un grand miroir de trois pieds et demi environ de haut

avec sa glace et sa bordure également d'ébène est, à lui seul, prisé 60 livres20.

L'observation du mobilier d'usage de ces dirigeants impose une double constatation : s'il n'est

pas surprenant de voir qu'il constitue l'essentiel du patrimoine mobilier du plus jeune (71,6 %), le

niveau de qualité des meubles entre les deux générations n'est déjà plus tout à fait comparable

[graphique 1]. L'univers matériel du neveu est déjà un peu plus raffiné, malgré l'écart de fortune qui le

sépare encore de son oncle plus âgé : une évolution trans-générationnelle de la fonction symbolique de

l’objet donne à voir une capacité plus subtile et maîtrisée de son usage et plus largement une

fluctuation, au fil de la vie, de la part du mobilier dans le patrimoine total. Une ventilation évolutive de

ses composantes, favorise une montée progressive de l’argenterie et le recul de la fonction d’apparat

du mobilier avec le retrait progressif de la vie professionnelle et le départ des enfants. La jeunesse de

18 AnF, M.C., Et. LXI/219, 21 et 22 avril 1653 : « Inventaire après décès de Jacques Ier Le Couteulx ». 19 Ibid., M.C., Et. XX/272, 5 mai 1650 : « Contrat de location ». Annick Pardailhe-Galabrun, La Naissance de

l'intime... op.cit., p. 130. L'équipage demeure, selon l'auteur, l'apanage des fortunes dépassant les 10 000 livres. 20 AnF, M.C., Et. LXI/217, 1 ou 11 avril 1652 : « Inventaire après décès de Nicolas Ier Le Couteulx ».

Page 7: AU CŒUR DES CHOSES - cv-richard-flamein.e-monsite.comcv-richard-flamein.e-monsite.com/medias/files/richard-flamein-europ… · Perspective, Londres-New York, Cambridge University

Europa Moderna n°4/2014

7

Nicolas explique cette distorsion en faveur de la représentation de son mobilier : le linge du trousseau

de sa veuve représente encore 14% du patrimoine du ménage, tandis que le riche inventaire des

vêtements du jeune couple, en 1651, dépasse les 400 livres. Les autres composantes patrimoniales

(accumulation du capital entrepreneurial, formes cumulatives de séries et de collections) viennent

s’agréger ou se substituer, plus tard, à ce premier noyau, en fonction de l’intensité des dynamiques

intra-générationnelles de mobilité.

Graphique 1. Montant moyen du patrimoine mobilier par classes d'âge des dirigeants Le Couteulx

d’après la ventilation de leurs inventaires après décès.

Avant 40 ans Entre 40 et 60 ans Entre 60 et 80 ans Plus de 80 ans

0

10000

20000

30000

40000

50000

60000

70000

Patrimoine total

Meubles meublant

Argenterie

Classes d'âge

mo

nta

nt m

oye

n p

ar

typ

e d

e b

ien

s

La valeur moyenne des biens mobiliers, inventoriés sur l'ensemble de la période, se situe aux

environs de 30 000 livres, la courbe de tendance franchissant cette moyenne vers 1745 [graphique 2].

La valeur du mobilier connaît trois seuils successifs : le premier dans les années 1720, à environ

20 000 livres, un second dans les années 1750, à 40 000 livres, puis un dernier, dans les années 1760,

avec des maxima compris entre 55 000 livres (Jean-Jacques-Vincent en 1765) et plus de 66 000 livres

(Jacques-Félix VII Le Couteulx du Moley, en 1768)21. La très forte instabilité des résultats est

trompeuse : convertie en pourcentage du patrimoine total, la part du meuble se trouve étonnamment

stable. Après une forte représentation à plus de 13 % (Jaques Ier), la part du meuble décline durant les

troisième et quatrième générations, entre 1670 et 1720, puis trouve un point d'équilibre pour se

stabiliser durablement entre 4 et 5 % de la fortune totale des défunts au XVIIIe siècle. Cette proportion

fait figure de constante : si l'évolution en valeur absolue du meuble n'est pas linéaire, sa part relative

dans la construction patrimoniale ne connaît plus ensuite de variations notables. Cette particularité

permet une meilleure compréhension du rôle joué par le mobilier dans la primo-mobilité, qui est

relégué, ensuite, par d’autres priorités patrimoniales : la construction de la symbolique de l’objet s’en

trouve très largement transformée et incluse dans un système plus ample de mobilités sociales.

Vers 1750, la comparaison des dynamiques sociales de Hyacinthe Rigaud et de Jean X Le

Couteulx, qui relève de la quatrième génération ascendante, prend une autre dimension (tableau I).

Force est de constater que le célèbre portraitiste possède, en primo-mobilité, un niveau de luxe

21 AnF, M.C., Et. XCVIII/569, 4 décembre 1765 : « Inventaire après décès de Jean-Jacques-Vincent Le Couteulx

de la Noraye » et Et. XCVIII/581, 21 novembre 1768 : « Inventaire de Jacques Félix VII Le Couteulx du

Moley ».

Page 8: AU CŒUR DES CHOSES - cv-richard-flamein.e-monsite.comcv-richard-flamein.e-monsite.com/medias/files/richard-flamein-europ… · Perspective, Londres-New York, Cambridge University

Europa Moderna n°4/2014

8

mobilier comparable à celui d’une des plus grandes dynasties de financiers de son époque : meubles,

argenterie et deniers comptants sont d’une valeur équivalente. En revanche, le profil patrimonial de

Jean X se révèle déjà bien plus diversifié en termes d’actifs entrepreneuriaux, de propriétés, de rentes

et de niveau de dot contracté au mariage. Leur niveau de fortune et la ventilation de leurs patrimoines

ne sont plus du même ordre : les 240 000 livres que laisse Rigaud pèsent bien peu en regard du million

de Jean X. La sphère intime avec son mobilier constitue, par conséquent, le premier lieu d’un

apprentissage de la symbolisation des mobilités et celui d’un raccourci distinctif, autorisant la

manifestation la plus aisée d’une projection dans l’ordre social. À mesure que les dynamiques sociales

s’amplifient, la symbolisation matérielle des mobilités touche, de façon centrifuge, des territoires

patrimoniaux nouveaux.

Graphique 2. La valeur du mobilier dans les inventaires après décès des dirigeants Le Couteulx.

Construire la signification symbolique de l’objet en mobilité

Passée la primo-ascension, d’autres mobilités inscrivent les objets dans des dispositifs

symboliques composites. La dynastie Le Couteulx présente l’intérêt de développer durant huit

générations, entre 1600 et 1824, une ascension progressive qui combine les processus, élargit les

enjeux et renforce la signification sociale de l’objet.

L’installation parisienne, dans les années 1620, accompagne un très progressif déplacement du

capital vers les activités de banque, dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Cette première

diversification s’opère encore sur le substrat des activités marchandes et dans la périphérie du siège

rouennais qui donne encore le ton : la marchandise acheminée depuis Rouen est écoulée dans les

grandes foires où la branche parisienne entretient plusieurs loges (Lendit et Saint Germain). Le XVIIIe

siècle modifie cet équilibre : les activités financières et la création de la succursale de Cadix, en 1724,

déplacent le centre de gravité de l’entreprise vers Paris. Les Le Couteulx sont alors considérés par

l’économiste Boisguilbert comme « la plus fameuse banque de France », tandis que le capital de la

Page 9: AU CŒUR DES CHOSES - cv-richard-flamein.e-monsite.comcv-richard-flamein.e-monsite.com/medias/files/richard-flamein-europ… · Perspective, Londres-New York, Cambridge University

Europa Moderna n°4/2014

9

société atteint la somme exceptionnelle de 2 400 000 de livres22. Les Le Couteulx ne sont plus de

simples marchands-drapiers. Ils sont devenus des négociants-banquiers, armateurs-manufacturiers et

grands financiers de la monarchie, en relation avec l’Espagne et bientôt l’Amérique23.

Généalogie 1. La généalogie des dirigeants de Le Couteulx et Cie

22 AnF, G/7/721, 4 juillet 1704 : «Lettre de Boisguilbert au contrôleur général Chamillart ». 23 Michel Zylberberg, Une si douce domination. Les milieux d'affaires français et l'Espagne vers 1780-1808,

Paris, Comité pour l’Histoire Économique et Financière de la France, Ministère des Finances, 1993.

Page 10: AU CŒUR DES CHOSES - cv-richard-flamein.e-monsite.comcv-richard-flamein.e-monsite.com/medias/files/richard-flamein-europ… · Perspective, Londres-New York, Cambridge University

Europa Moderna n°4/2014

10

La diversification patrimoniale se poursuit en conséquence [graphique 3]. Elle trouve son

plein épanouissement au milieu du XVIIIe siècle, lors du décès de Jean X (1668-1750) : le patrimoine

s'organise alors principalement autour des actifs de la société (400 000 livres soit 35 %), de la rente

(550 000 livres, 48 %) et de la circulation dotale. Le mobilier n’est plus qu’un élément marginal du

patrimoine distinctif (4%), les propriétés ne pesant encore, à cette date, que pour environ 10%.

Graphique 3. Évolution comparée des différentes composantes patrimoniales des dirigeants de Le

Couteulx et Cie

L’univers matériel entrepreneurial demeure mal connu de l’historiographie. Les sièges

sociaux, en particulier, deviennent une part non négligeable de l’actif, dans le premier tiers du XVIIIe

siècle, mais aussi un élément constitutif de l’identité dynastique (les Asselin à Rouen, les Palerne à

Paris). Si les comptoirs et les bureaux, donnant presque toujours sur la cour, demeurent plus

fonctionnels que prestigieux, il en va autrement de la partie résidentielle qui est investie d’une fonction

hautement symbolique : à la fois lieu de la traduction matérielle des mobilités, mais aussi de la

transmission d’une identité dynastique affirmée. D’abord loués dans des quartiers actifs, les sièges

deviennent des hôtels de direction, au tournant du XVIIIe siècle : ils sont acquis par les branches

rouennaises et parisiennes pour des sommes considérables, comprises respectivement entre 80 000 et

170 000 livres.

Il s’agit dans les deux cas de vastes ensembles comprenant plusieurs corps de logis à même

d’abriter plusieurs familles au sein d’une direction collégiale, des employés, voire des locataires qui

assurent, en partie, la rentabilité de l’investissement. Ils sont le lieu d’une cohabitation familiale des

Page 11: AU CŒUR DES CHOSES - cv-richard-flamein.e-monsite.comcv-richard-flamein.e-monsite.com/medias/files/richard-flamein-europ… · Perspective, Londres-New York, Cambridge University

Europa Moderna n°4/2014

11

dirigeants et bientôt d’une endogamie consanguine suivie sur plusieurs générations24. Ces biens sont

acquis en indivision par l’ensemble des dirigeants de la société, jusqu’à la veille de la Révolution.

Illustration 2. Agrandissements successifs de l’hôtel d’Auch, rue Montorgueil.

Le siège rouennais se trouve dans la rue aux Ours, à proximité de l’activité portuaire dans une relative

homogénéité sociale négociante (alliances matrimoniales entre voisins); le parisien [illustration 2], rue

Montorgueil, demeure à proximité du quartier des Halles. Ces hôtels de direction stabilisent

durablement l’ascension entrepreneuriale dans le paysage bancaire et urbain et d’importants

remaniements du parcellaire viennent encore en augmenter le prestige : le siège rouennais est cédé à

l’une des branches de la dynastie, en 1783, moyennant 105 000 livres (ce qui en fait l’une des

propriétés les plus chères de la ville), celui de Paris vaut en 1777, 250 000 livres, ce qui représente

plus de 20% de l’actif de la société25. De nouveaux agrandissements portent sa valeur à près de

650 000 livres, en 179226.

L’hôtel de direction incarne, par son emprise sur le parcellaire, toute la puissance d’une

réussite économique et sociale. De fonctionnel, il devient l’écrin prestigieux d’un univers matériel et

d’une sociabilité raffinés. Il préfigure ces grands hôtels particuliers de financiers du XIXe siècle qui

24 André Burguière, « Cher cousin : les usages matrimoniaux de la parenté proche dans la France du XVIIIe

siècle », Annales, Histoire, Sciences Sociales, n° 6, 1997, p. 1339-1360 ; et Richard Flamein, « Pourquoi

épouserais-je ma cousine ? L'endogamie consanguine des milieux marchands rouennais aux XVIIe et XVIIIe

siècles », Études Normandes, n° 3-2011, p. 29-37. 25 AnF, M.C., Et. XCVIII/622, 9 juin 1777: « Licitation d'une grande maison et dépendances, sise rue

Montorgueil, entre Messieurs, Dames et Demoiselles Le Couteulx ». 26 Ce vaste ensemble deviendra le Cour Mandar : il s’agit d’une opération immobilière spéculative d’ampleur

menée par l’un des derniers dirigeants de la banque Le Couteulx.

Page 12: AU CŒUR DES CHOSES - cv-richard-flamein.e-monsite.comcv-richard-flamein.e-monsite.com/medias/files/richard-flamein-europ… · Perspective, Londres-New York, Cambridge University

Europa Moderna n°4/2014

12

portent bientôt le nom de leur bâtisseur : ces nouveaux venus de la banque investissent d’abord les

grandes demeures aristocratiques de la Chaussée-d’Antin (Pérregaux chez la Guimard), avant de faire,

eux-mêmes, édifier des palais à la mesure de leur étourdissante réussite (Jacquemart-André,

Camondo). L’exemple le plus précoce et le plus abouti en est certainement l’hôtel bâti par l’architecte

Ledoux pour la veuve du financier genevois Thelusson, en 1778, dont Necker avait été le commis

avant d’en devenir l’associé [illustration 3].

Illustration 3. Plan et coupe de l’hôtel Thélusson, rue de Provence à Paris, par Jean-Charles

Krafft, musée des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau.

La baronne d’Oberkirch mentionne l’hôtel dans ses Mémoires comme l’une des attractions

parisiennes du mois de mai 1784 :

Page 13: AU CŒUR DES CHOSES - cv-richard-flamein.e-monsite.comcv-richard-flamein.e-monsite.com/medias/files/richard-flamein-europ… · Perspective, Londres-New York, Cambridge University

Europa Moderna n°4/2014

13

« Je devais déjeuner chez le baron de Thun, ministre plénipotentiaire de son Altesse

sérénissime le duc de Wurtemberg, et qui demeurait à la Chaussée-d’Antin. Il avait

réuni quelques personnes ; on fut très gai et toute la compagnie convint d’aller visiter

l’hôtel de Mme Thélusson que j’avais vu à mon précédent voyage lorsqu’il n’était pas

achevé. C’était encore une merveille du jour.

Mme Thélusson, veuve d’un banquier de Genève, a, rue de Provence, en face de la rue

Neuve-d’Artois, ce fameux hôtel dont j’ai déjà parlé. On aperçoit à travers une

immense arcade placée sur la rue, le bâtiment en rotonde entouré d’une belle

colonnade ; il fait l’admiration de tous27. » [illustration 4]

Illustration 4. Vue de l’hôtel Thélusson depuis la rue de Provence, par Jean-Baptiste

Marechal, Bibliothèque nationale de France.

Le caractère ostentatoire de la demeure gène moins la baronne que la prétention du financier à

faire remonter ses origines au roi Philippe VI. Elle l’écarte d’un revers par une phrase

assassine : « C’est un peu vieux pour de la finance ». Un tel étalage de la fortune, s’il suscite une

curiosité certaine, n’apporte une estime que très relative. La bourgeoisie ne s’y trompe guère en

cherchant à investir de nouveaux champs de mobilités.

La symbolique de l’anoblissement

L’anoblissement demeure donc le seul moyen de combler ce que Timothy Tackett qualifie de

« fossé de condition et de prestige »28. La dynastie Le Couteulx y accède par des voies différenciées,

au milieu du XVIIIe siècle. Certains, comme les Verclives de Rouen ou les Vertron, par l’achat d’une

27 Baronne d’Oberkirch, Mémoires, Bruxelles, Comptoir des Éditeurs, 1854, p. 39. 28 Timothy Tackett, Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires,

Paris, Albin Michel, 1997.

Page 14: AU CŒUR DES CHOSES - cv-richard-flamein.e-monsite.comcv-richard-flamein.e-monsite.com/medias/files/richard-flamein-europ… · Perspective, Londres-New York, Cambridge University

Europa Moderna n°4/2014

14

charge anoblissante entretenue de longue date, d’autres (Les Aubris et les La Noraye) par lettres

patentes reçues du roi, entre 1756 et 1764, en reconnaissance de services rendus29.

La construction symbolique de l’objet accompagne cette nouvelle mobilité sociale, qui vient

s’ajouter aux autres plus qu’elle ne s’y substitue : la sédimentation des territoires successifs de

propriétés incorpore d’importantes seigneuries qui articulent la transition identitaire de la bourgeoisie

vers le second ordre. Les La Noraye acquièrent, entre 1760 et 1768, un ensemble considérable de biens

fonciers, réunissant plusieurs seigneuries, dont celle de Farceaux, formant un noyau dur de propriétés

de plus de 600 hectares, dans un triangle compris entre Saint-Clair-sur-Epte, Etrépagny et Fleury-sur-

Andelle, le long de la route de Paris, assurant la liaison entre les deux sièges de la société. Ces

acquisitions représentent un investissement de plus de 830 000 livres, en moins de dix ans, dont la plus

grande partie a été payée comptant30. Elles ont toute leur importance dans le processus de mobilité.

Outre le fait qu’elles sont souvent éponymes, elles permettent aussi le déploiement de toute une

symbolique du blason sur les frontons, les grilles d’accès, sur la vaisselle, les couverts ou le linge

[illustration 5]. La propriété d’une seigneurie amplifie les composantes d’une identité fractale, entre

bourgeoisie et nouvelle noblesse. Elle s’accommode très bien, dans une pratique nouvelle de la

résidence multiple, de la superposition des modes de vie, articulant ensemble la centralité des

territoires urbains de l’entrepreneuriat, avec le prestige et parfois les revenus, de grandes propriétés

rurales. L’idée que la bourgeoisie trahirait sa condition pour un anoblissement mérite donc de fortes

nuances dont rend bien compte toute l’empirie de la construction identitaire en mobilité.

Illustration 5. Un ex-libris fusionnant les composantes identitaires d’Antoine-Louis Le

Couteulx de la Noraye : anobli (le blason), propriétaire (le château de Farceaux) et bibliophile (coll.

part.)

29 Archives départementales de Seine-Maritime [ADSM], 3B 55 F° 212, 23 février 1756 : « Lettres patentes

d'anoblissement de Jean-Étienne Ier et Barthélemy Ier », 3B/56, 13 Août 1764 : « Lettres d'anoblissement de Jean-

Baptiste-Étienne et François-Léonor-Étienne-Benoist Le Couteulx de Caumont ». 30 AnF, M.C., Et. CXVIII/562, 13 octobre 1768 : « Antoine-Louis et Hélène-Olympe Palerne, la veuve de son

frère Jean-Jacques-Vincent de la Noraye achètent les terres et seigneuries de Farceaux, Suzay, Neuville,

Harcourt, Bonnemare et Villers, près de Hacqueville, au marquis de Romé pour 410 000 livres, dont 310 000

sont payées comptant ».

Page 15: AU CŒUR DES CHOSES - cv-richard-flamein.e-monsite.comcv-richard-flamein.e-monsite.com/medias/files/richard-flamein-europ… · Perspective, Londres-New York, Cambridge University

Europa Moderna n°4/2014

15

La seconde conséquence renvoie au transfert de modèles culturels aristocratiques vers les

nouveaux anoblis. Ces circulations symboliques ne doivent guère être sous-estimées. Il est d’usage, au

XVIIIe siècle, soit par commodité, soit pour des raisons fiscales, de céder une propriété avec tout ou

partie de son mobilier31. Ce transfert de l’univers matériel installe symboliquement les Le Couteulx

dans une autre dimension sociale. Cette circulation des propriétés encourage le métissage des modes

de vie et place, d'emblée, l'acquéreur dans le goût et les représentations de ses prédécesseurs.

Silencieusement, on peut affirmer que la bourgeoisie se glisse dans les draps de la noblesse.

La seigneurie n'implique pas seulement le brouillage entre la ville et la campagne, mais aussi

celui des conditions sociales par la continuité des formes de l'occupation. Cette pratique constitue un

vecteur significatif de mobilité tant sociale qu’identitaire (transmission du nom, ajustement des

comportements, marquage identitaire de l’univers matériel). Au delà de la seigneurie, les bourgeois

anoblis peuvent élargir encore le cadre de la résidence multiple par l’acquisition de « campagnes » qui

s’inscrivent assez différemment dans la construction sociale de l’objet. Il ne s’agit plus seulement de

s’approprier l’univers matériel, mais d’investir les lieux symboliques de la vie aristocratique, pour en

adopter les formes de la sociabilité. En quelque sorte, la transmission des modèles ne s’opère plus à la

lettre mais dans l’esprit, ce qui modifie notablement l’interprétation des usages de l’objet dans les

modalités du transfert culturel.

Tableau 3. La valeur du mobilier vendu avec les propriétés32.

Propriétés Dates et nature de la

transaction

Valeurs de la

propriété

Valeur du mobilier cédé

(% de la valeur de l'immeuble)

Vertron 1752 achat 130 000 livres 42 000 livres (32%)

Hautot sur

Seine

1768 estimation 30 000 livres 10 000 livres (33%)

Malmaison 1771 achat

1799 vente

180 000 livres

325 000 francs

40 000 livres (22 %)

37 000 francs (11%)

Domaine de

Villeflix

1782 achat

1795 vente entre époux

1809 vente

200 000 livres

900 000 livres

320 800 francs

14 382 livres (7%)

100 000 livres (10%)

Louveciennes 1787 achat 121 000 livres 30 000 livres (24%)

Auteuil 1792 achat 4 000 livres 10 000 livres

31 Le mobilier représente une valeur, loin d'être négligeable, comprise souvent entre le quart et le tiers de celle de

l'immeuble : cette part échappe à la fiscalité, permettant de basculer une partie, parfois non négligeable, du prix

de l'immeuble hors de l'imposition. Elle peut donc être parfois surévaluée. 32 AnF, M.C., Et. XCVIII/517, 9 février 1752 : « Achat par Barthélemy III de Vertron » ; Ibid., Et. XCVIII/581,

20 et 21 novembre 1768 : « Succession et partage de Jacques VII-Félix Le Couteulx du Moley » ; Ibid., Et.

CVIII/590, 23 mars 1771 : « Achat de la Malmaison par Le Couteulx du Moley » ; Ibid., Et. XCVIII/643, 22

février 1782 : « Barthélemy-Jean-Louis achète à Noisy le Grand du domaine de Villeflix » ; Ibid., Et.

XCVIII/668, 16 mars 1787 : « Laurent-Vincent achète le château de Voisins situé à Louveciennes » ; Ibid., Et.

XCVIII/692, 26 mai 1792 : « Achat par Jean-Barthélemy d’une propriété à Auteuil ».

Page 16: AU CŒUR DES CHOSES - cv-richard-flamein.e-monsite.comcv-richard-flamein.e-monsite.com/medias/files/richard-flamein-europ… · Perspective, Londres-New York, Cambridge University

Europa Moderna n°4/2014

16

de rente

Les Le Couteulx acquièrent plusieurs campagnes qui abritaient, auparavant, un salon

prestigieux en relation avec les sociétés parisiennes les plus en vue : la plus célèbre d’entre elles est,

sans conteste, la Malmaison qu’achète Jacques-Jean Le Couteulx du Moley, en 1771, à la famille du

chancelier d’Aguesseau [tableau 3]33. Ces propriétés, de valeur moyenne dans le patrimoine, ne sont

guère laissées « dans leur jus », à la différence des grandes seigneuries : leur aménagement fait l’objet

d’une mise au goût du jour exigeante, dont l’apparat se décline en fonction des usages de la sociabilité.

La chambre de Madame du Moley, au rez-de-chaussée côté jardin, en constitue l’épicentre, autour

d’un lit à la Polonaise, couvert de mousseline rayée et de passementerie. Hérité des propriétaires

précédents et immobile durant 30 ans, ce couchage voit encore sa valeur dépasser les 1 000 francs, en

1799. Salons et boudoirs attenants, tapissés de tissus précieux et de miroirs, font l’objet d’une attention

particulière, tandis que le mobilier jugé démodé ou trop usagé s’évapore progressivement vers les

étages, pour finir dans les garde-meubles des greniers ou dans les combles qui abritent la

domesticité34. Les étages supérieurs sont fragmentés en petites chambres destinées à accueillir la

compagnie : le nombre de pièces inventoriées, entre 1771 et 1799, date de la vente à Joséphine, passe

de 33 à 68. Cette sociabilité s’organise autour d’un parc de 75 arpents, aménagé à grands frais, avec

l'aide de l'architecte Morel, dans l'esprit des paysages à l'anglaise de Thomas Whately35.

La société de la Malmaison accueille les plus grandes figures des prestigieux salons de

Mesdames Geoffrin, du Deffand ou Necker : l’abbé Delille, Marmontel, Morellet ou Grimm en sont

les habitués. Beaucoup de convives sont aussi des relations d’affaires et plus largement des frères de

loges maçonniques, à la veille de la Révolution. Loin de se contenter de l’héritage symbolique des

d’Aguesseau, les Moley en affinent le système distinctif pour le mettre au service de leurs propres

mobilités. Le mimétisme des pratiques aristocratiques n’épuise guère, une fois encore, les motivations

d’une bourgeoisie qui agrège à une identité en agglomérat les composantes éparses de ses mobilités :

la Malmaison fait figure par bien des aspects de laboratoire distinctif, ce qui n’échappe guère à

Joséphine qui perçoit tout le potentiel d’une propriété d’allure modeste, mais solidement campée dans

les réseaux les plus choisis de la sociabilité parisienne.

Bernard Lepetit a raison : les identités sociales « n'ont pas de nature, mais seulement des

usages »36. Le tressage progressif de mobilités croisées enrichit de façon empirique la construction

sociale de l’objet : le prestige de l’hôtel de direction, la seigneurie éponyme, comme la campagne et

ses mondanités ne sont guère des composantes distinctes d’une ascension, mais construisent ensemble

un système de signes. Il en résulte un tissage fin de cultures matérielles (entrepreneuriales, nobles et de

sociabilités), favorisant, dans tous les domaines de la vie quotidienne, la transition de la fonction

33 AnF, M.C., Et. CVIII/590, 23 mars 1771: « État et estimation du mobilier existant à la Malmaison lors de son

acquisition ». D’autres salons sont animés par la dynastie : Laurent-Vincent Le Couteulx de la Noraye fait

l’acquisition d’un château à Louveciennes et Jean-Barthélemy Le Couteulx de Canteleu d’une propriété à

Auteuil. 34 AnF, M.C., Et. LXVIII/670, 2 floréal an VII (21 avril 1799): « État du mobilier de la Malmaison ». 35 Thomas Whately, L'Art de former les jardins modernes ou l'art des jardins anglais, Paris, Gérard Monfort,

2005 et Jean-Marie Morel, Théorie des jardins, Paris, Pissot, 1776. Le Couteulx du Moley fait creuser une

rivière qui serpente entre deux îles artificielles, aménager six bassins, planter une grande quantité d’essences

rares et installer des fabriques, comme le « pavillon de la Liberté », par l’architecte François Cointereaux. 36 Bernard Lepetit (dir.), Les Formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 1995,

p. 295-296 ; et Maurizio Gribaudi (dir.), Espaces Temporalités Stratifications. Exercices sur les réseaux sociaux,

Paris, EHESS, 1998, p. 89.

Page 17: AU CŒUR DES CHOSES - cv-richard-flamein.e-monsite.comcv-richard-flamein.e-monsite.com/medias/files/richard-flamein-europ… · Perspective, Londres-New York, Cambridge University

Europa Moderna n°4/2014

17

(manger, dormir, ranger…), vers la signification sociale de l’usage (recevoir, distinguer, expertiser) :

de nouvelles compétences sociales s’affirment, au XVIIIe siècle, manifestées par la maîtrise de

comportements nouveaux, dans une aptitude à discerner ses pairs, autant qu’à établir des hiérarchies

(ceux que l’on ne reçoit pas), à affiner les usages de l’ostentation (vêtements, bijoux). Le procès

distinctif gagne progressivement les objets les plus anodins (les couverts, les draps, les matières et les

motifs), investit de nouveaux territoires (le siège, la résidence multiple et les parcs), produisant un

discours matériel sur la densité du système de mobilités, plutôt que sur une appartenance particulière,

de plus en plus transitoire au XVIIIe siècle. Il y a bien un processus d’abstraction de l’objet en mobilité

qui dessine les contours irisés d’une identité en expansion.

Une aura des choses

Les objets, saisis dans ce système de mobilités multiples, se trouvent ainsi investis d’une

puissance sociale symbolique qui dépasse de loin leur usage ordinaire. Ils sont un peu les « talismans »

d’une position sociale revendiquée, comme les amers provisoires d’une identité en mutation. À ce

titre, la relation entretenue avec eux, ainsi que leur statut même d’objet se modifient en profondeur.

La maîtrise des apparences développe progressivement dans les intérieurs un imaginaire du

paraître [illustration 6]. Les couteux miroirs richement encadrés du XVIIe siècle, sont bientôt

transformés en amples trumeaux dans les salons de réception, la superficie couverte compensant la

baisse du prix de la glace, au siècle suivant37. Que reflètent-ils au juste ? Sans doute, le procès qui fait

passer de la représentation en pied de soi, par le miroir, à celle d’une projection des espaces de

sociabilité par le trumeau, reflétant les comportements, matérialisant les normes du contrôle social.

Symboliquement, le miroir et le trumeau ne reflètent pas les mêmes choses. Le premier affine les

codes de la tenue et de la posture, pour offrir le reflet synthétique, dans un portrait mobile, de la

physionomie, du visage et de l’élégance, le second introduit le vide et la projection dans l’apparat : il

démultiplie l'espace qui devient un élément majeur du rapport entre les valeurs. Il saisit la mise à

distance comme processus de distinction sociale. Par sa distribution (entre les fenêtres, au-dessus des

cheminées) et ses nouvelles dimensions, le trumeau ne réfléchit pas l'individu, mais l’intègre dans le

décor du théâtre social, comme témoin des interactions qui s'y déroulent : il préfigure la photographie

bourgeoise d'intérieur, reflet figé, prisée au siècle suivant, en ce qu'il donne à voir un portrait mis en

scène du cadre de la sociabilité.

37 Les trumeaux représentent, à eux seuls, plus de 44% de la valeur des biens inventoriés dans le salon de Jean

X, en 1750, soit plus de 800 livres, AnF, M.C., Et. XCVIII/512, 26 décembre 1750 : « Inventaire de Jean X ».

Page 18: AU CŒUR DES CHOSES - cv-richard-flamein.e-monsite.comcv-richard-flamein.e-monsite.com/medias/files/richard-flamein-europ… · Perspective, Londres-New York, Cambridge University

Europa Moderna n°4/2014

18

Illustration 6. Du trumeau à la photographie salonnière : le contrôle de soi et la régulation

sociale par l’image. Le salon du Château d'Estaimbourg, vers 1900 (coll. part.).

Les trumeaux prolongent l’essor de la conscience individuelle, démultipliant l’instant dans un

espace à la fois réel et réfléchi. Ils sont un trompe-l’œil, reflet d’une identité en halo, qui renvoie la

pièce et son occupant à eux-mêmes, faux dégagement, fausse source de lumière, comme les consoles

qu'ils surmontent entre les fenêtres ne sont, en réalité, que de semi-tables ou de semi-commodes. Ils

scandent le décor de convention d’un théâtre dont le mobilier est protégé de housses de coton entre les

représentations38. Un basculement se donne à voir dans la normalisation du dispositif d’apparat des

salons, au XVIIIe siècle : la pendule en cartel, le portrait de famille et le trumeau constituent les lieux

communs et la mise en abîme de l'univers domestique de l'ascension sociale. Unifiant dans l'identité la

maîtrise symbolique de l'espace et du temps, ils interrogent les transmissions affectives, la centralité

du foyer et articulent le passage de la connaissance de soi (miroir) à la reconnaissance sociale (le

trumeau)39. Un décor de convention s’y construit, véritable ligne de partage entre l’affirmation d’une

individualité et son aliénation simultanée par la normalisation des comportements et de leurs usages

sociaux. La façade des luxueuses commodes dissimule des tiroirs vides, tandis que les sièges

d’apparat, avec leur dossier « à la reine » longeant les murs, richement recouverts de tissus assortis aux

tentures et tapisseries ne servent guère. Ce mobilier renvoie davantage à une symbolisation de la

fonction, dans l’économie d’un décor global, qu’à un véritable confort : ici se donne à voir la frontière

fluide et circulatoire entre l’intime et l’apparat dans la production symbolique de l’espace privé. La

domesticité, quant à elle, se voit reléguée par les dégagements, les couloirs et les services, dans les

coulisses d’un théâtre social qui évacue la fonction au profit du signe. La fragile transition entre une

38 Retiré des affaires, Antoine IV couvre de housses les meubles, les tapisseries et le lustre de son salon de la rue

aux Ours, entre les réceptions devenues plus rares. ADSM, 2E2/158, 10 décembre1810 : « Inventaire d'Antoine

IV Le Couteulx de Verclives, Rouen ». 39 La connaissance de soi est indissociable de l'expérience sociale, mais il est difficile de savoir quelle est celle

qui conditionne l'autre, Jacqueline Nadel, « Double mental et méta-représentation : un dialogue imaginaire avec

René Zazzo », Enfance, vol. XLIX, n°2, 1996, p. 238-243 ; sur la mise en système du décor bourgeois, Jean

Baudrillard, Le Système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p. 32. Ces remarques sont à situer dans le cadre de

l'émergence d'un individualisme moderne, Natalie Zemon Davis, « Boundaries and sense of Self in sixteenth-

century France », in Thomas Heller, Morton Sosna, David Wellbery (éd.), Reconstructing Individualism.

Autonomy, Individuality and the Self in Western Thought, Stanford, Stanford University Press, 1986, p. 53-63.

Page 19: AU CŒUR DES CHOSES - cv-richard-flamein.e-monsite.comcv-richard-flamein.e-monsite.com/medias/files/richard-flamein-europ… · Perspective, Londres-New York, Cambridge University

Europa Moderna n°4/2014

19

identité bourgeoise fluide et expansive, au XVIIIe siècle et le bourgeoisisme, qui en constitue la

caricature démocratisée au siècle suivant, se laisse deviner dans ce travail progressif de codification

des normes de l’intérieur bourgeois40.

La promotion du reflet s’élargit à l’image du visage dans l’iconographie domestique du XVIIIe

siècle. Les portraits se diffusent sur les murs, après 1750. Leur usage est double : à la fois affectifs, les

visages exposés sont souvent ceux de proches (parentés directes, associés, parfois maîtresses), ils sont

aussi signifiants en matière d’identité : en 1805, le comptoir du siège rouennais compte une série

conséquente de dix portraits de famille exposée dans les bureaux, tandis que les bustes des deux

figures les plus marquantes de la dynastie (Antoine-Louis et Jean-Barthélemy) sont placés dans le

salon, soulignant, s’il en était besoin, la pérennité et la solidité de l’entrepreneuriat familial.

Tel un prisme, la redistribution des thèmes iconographiques décompose l’agglomérat des

dynamiques sociales en imaginaires distincts [Tableau 4] : l’héritage dynastique (allégories du

commerce et vues portuaires), l’engagement politique et le service de l’État (figures du pouvoir, sujets

militaires), les passions nouvelles (la chasse, le goût pour les scènes de genre), l’expertise (collection

de gravures). Emerge également le visage anonyme, la tête d’expression, la figure de l’autre qui

montre combien une identité en halo peut recouvrir de formes d’objectivation. Le visage s’impose

avec lenteur, sur les murs du XVIIIe siècle, au détriment des paysages et des scènes bibliques. À la

veille de la Révolution, seuls les artistes les plus célèbres peuvent encore saisir, de manière

synthétique, cette identité en sédimentations successives dans les portraits qu’ils font des Le Couteulx,

par la construction de modèles innovants de représentation : Élisabeth Vigée-Lebrun séjourne à la

Malmaison où elle n’y goûte guère la sociabilité agitée des Moley et considère que son modèle

(l’épouse du banquier), n’électrise guère par son esprit41. Pour autant, son art ne laisse rien

transparaître de son sentiment. Elle dresse de son hôte un portrait remarquable de finesse et de douceur

qui montre aussi combien les mobilités sociales se cristallisent différemment selon le genre42.

Tableau 4. Individualité et émergence du visage dans les thèmes iconographiques, d’après les

inventaires après décès des dirigeants le Couteulx.

Thèmes 1600-1651 1652-1700 1701-1750 1751-1800 1801-1824 Total

Figures du pouvoir politique 1 5 145 151

Paysages 11 12 3 2 45 73

Portraits de famille 25 34 59

40 La modération, la préservation de soi, l'intérêt égoïste ou la recherche de la sécurité en constituent les traits les

plus marqués, Werner Sombart, Contribution à l'histoire morale et intellectuelle de l'homme économique

moderne, Paris, Payot, 1928. Voir sur ce point l'intéressante analyse d'Isabelle Paresys (dir.), Paraître et

apparences en Europe occidentale : du Moyen Âge à nos jours, Villeneuve d'Ascq, Septentrion, 2008, p. 8-9.

Entre les deux termes se lisent deux conceptions de la relation qui unit l'univers matériel à la construction de

l'identité : « La construction du sujet dans un procès d’appropriation créative des objets et du monde, qui pour

Hegel relevait d’une simultanéité placée au centre d’une théorie de la connaissance est devenue la cause d’une

aliénation du sujet, installée par Karl Marx au cœur d’une théorie de la praxis », Daniel Roche, Histoire des

choses banales. Naissance de la Société de consommation, XVIIIe-XIXe siècle, Paris, Fayard, 1997, p. 15. 41 Élisabeth Vigée-Lebrun, Souvenirs... op.cit., p. 364. L'artiste rencontre alors un immense succès, Françoise

Pitt-Rivers, Madame Vigée Le Brun, Paris, Gallimard, 2001. 42 Les codes de la représentation diffèrent sensiblement entre hommes et femmes. Ce portrait est exposé au

musée Nissim de Camondo à Paris.

Page 20: AU CŒUR DES CHOSES - cv-richard-flamein.e-monsite.comcv-richard-flamein.e-monsite.com/medias/files/richard-flamein-europ… · Perspective, Londres-New York, Cambridge University

Europa Moderna n°4/2014

20

Sujets militaires et historiques 6 49 55

Tableaux à personnages, scènes de

genre

1 5 6 29 41

Portraits d'inconnus 38 38

Vues urbaines portuaires et plans 1 34 35

Tableaux religieux, scènes bibliques 5 4 5 10 7 31

Animaux, chevaux, scènes de chasse 1 14 15

Copies d'œuvres anciennes 5 9 14

Allégories commerciales, industries,

Académie, Parlement

11 11

Natures mortes, fleurs, fruits 2 4 1 7

Portraits d'artistes 6 6

Scènes antiques et mythologiques 2 3 5

Total 24 21 11 60 425 541

L’aura des choses, comme composante identitaire non verbale, se donne enfin à voir dans les

formes de leurs ultimes transmissions. Certains objets participent d’une succession dite « anomale »

(les portrait, les titres de famille), d’autres d’une transmission élective discrète, selon des affinités

particulières (les bijoux entre une mère et sa fille ou sa belle-fille, les vêtements entre le maître et ses

domestiques préférés, par exemple). Il ne faudrait pas omettre la maîtrise de certains savoir-faire,

comme la broderie pour les trousseaux, la couture et, plus généralement, tout ce qui transforme les

choses pour les inscrire dans un contexte spécifique, affectif, dynastique ou familial.

Cet usage intime, comme détourné des choses, prend un sens particulier à l’occasion des

deuils. L’appartenance à la maison du défunt appelle une participation des affidés au chagrin familial :

ainsi une économie matérielle du deuil organise, autour de la famille, un premier cercle de clientèle,

tandis que le sens de la donation se transforme : les dons par l’intermédiaire de l’Eglise aux fabriques

et aux fondations religieuses tendent à reculer au XVIIIe siècle, au profit d’une régulation sociale de ce

premier cercle [Tableau 5].

Tableau 5. Donner sa mort à voir : les constructions symboliques du deuil de Jean X, en 1750

Frais funéraires et honoraires de

messes

Frais de deuil pour la famille, les

commis et les domestiques

Frais d'actes divers et

dons

113 livres au jurés et garçons crieurs

376 livres pour le convoi et enterrement

418 livres au cirier pour les flambeaux et

cierges

24 livres pour habits de deuil et autres

fournitures

14 livres pour le crêpe

12 livres pour une paire de gant donnée au

confesseur

78 livres pour être distribuées aux pauvres

le jour de l'enterrement

-Frais de deuil des commis et

domestiques 1 457 livres soit :

-696 livres à plusieurs commis pour leur

deuil

-144 livres à monsieur Delaserre

-54 livres à trois domestiques pour

chapeaux, bas et souliers de deuil

-18 livres à la cuisinière pour

mousseline et linge de deuil

-162 livres à la fille de chambre pour

son deuil et autres dépenses

-35 livres pour une paire de bas, un

-780 pour le chirurgien

-537 pour l'inventaire après

décès

-60 livres pour le contrôle du

testament

-280 livres pour l'insinuation du

testament

-362 livres pour la publication à

l'audience du Châtelet et la

sentence d'exécution liée au

legs

-dons divers (voir tableau 2)

Page 21: AU CŒUR DES CHOSES - cv-richard-flamein.e-monsite.comcv-richard-flamein.e-monsite.com/medias/files/richard-flamein-europ… · Perspective, Londres-New York, Cambridge University

Europa Moderna n°4/2014

21

75 livres au sacristain de Saint-Eustache

pour 100 messes

300 livres pour honoraires d'un annuel de

messe

jupon de calmande, une robe

d'étamine, façon de la dite robe, gants et

souliers de deuil pour la cuisinière

-90 livres au tailleur pour façon et

fournitures d'habits de domestiques

-258 livres pour fourniture de draps

noirs pour habillement des domestiques

-Frais engagés au titre de la famille

-4 080 livres pour le deuil de ces 2 filles

4 100 livres

Total : 1410 livres Total : 5532 livres Total : 6119 livres

Les commis de la société et les domestiques, qui vivent avec la famille dans le siège de la rue

Montorgueil, se voient remettre une somme non négligeable de 1 457 livres, afin de se confectionner

un habit de deuil mais avec une certaine hiérarchie : la veuve accorde aux cinq commis de son mari, la

somme de 120 livres chacun pour leurs frais de deuil, mais n'en concède que 54, au total, à ses trois

domestiques, contre 162 livres à la femme de chambre et plus de 2 000 à chacune de ses filles43. Plus

qu’une charité ordonnée, cette pratique reflète les interactions symboliques engagées, tant par

l’économie du deuil, que par celle des donations testamentaires : en 1677, Catherine Lustin accorde

une rente de 150 livres pour la fondation d'une école charitable, ainsi qu’un legs aux pauvres de la

paroisse d'Orgérus où elle possède une propriété. Un prêtre de la famille doit en assurer la pérennité.

En 1750, Jean X concède 300 livres au cocher et 300 livres au domestique, encore 1500 livres aux

pauvres ménages de sa paroisse, mais distribuées, cette fois, par son épouse et non plus par l’Église.

En 1810, Antoine IV de Verclives lègue par testament 200 livres de rente viagère à chacun des couples

de domestiques qui le sert de longue date, avec la moitié de ses vieux habits et de son linge. Une année

de gages est accordée à la cuisinière, 2400 livres à l'ancien commis Etard, enfin, 200 livres de rente

viagère au concierge de Verclives, ainsi qu’une petite masure avec ses bâtiments et son jardin et une

pièce de terre, en règlement d’un ancien litige. Cette privatisation de la donation en éclaire la mutation

des usages : le legs participe, de plus en plus, à la stabilité et à la régulation de l'univers domestique,

par une économie subtile de la promesse d’une action bienfaisante. La donation incarne toute

l'ambivalence du rapport social domestique, entre mise à l'écart et fidélisation : si le legs récompense

le dévouement, la proximité quotidienne et l'assistance au terme de la vie, la promesse est aussi un

instrument du contrôle social de la domesticité et le gage d'un certain attachement. On peut redouter, à

un âge avancé, l’instabilité ou la roublardise du laquais indélicat44.

La philanthropie testamentaire privatisée du XIXe siècle résulte d'une longue évolution de la

donation à l’époque moderne45. Elle promeut une forme particulière de régulation, dans un rapport

asymétrique aux ayants droit et clients, les associant, de fait, tant au deuil qu’à la succession. Cette

évolution constitue une transformation profonde, non seulement de la signification de l'acte

testamentaire, mais plus en profondeur, de la symbolique du don dans la société moderne. Des formes

induites de reconnaissance et de réciprocités en découlent, recomposant une dernière fois, au terme

d’une existence traversée par l’empirie des mobilités, un territoire électif par une circulation

signifiante de l’objet.

43 AnF, M.C., Et. XCVIII/512, 26 décembre 1750. 44 Danièle Rancière, « Le philanthrope et sa famille », Les Révoltes logiques, n° 8/9, 1979, p. 99-115. 45 Catherine Duprat, Usages et pratiques de la philanthropie. Pauvreté, action sociale et lien social, à Paris, au

cours du premier XIXe siècle, Paris, Comité d’histoire de la Sécurité sociale, 1996-1997, introduction.

Page 22: AU CŒUR DES CHOSES - cv-richard-flamein.e-monsite.comcv-richard-flamein.e-monsite.com/medias/files/richard-flamein-europ… · Perspective, Londres-New York, Cambridge University

Europa Moderna n°4/2014

22

*

Que retenir d’une aussi brève mise en évidence de la corrélation entre la symbolisation de

l’objet et les dynamiques sociales d’Ancien Régime ?

La transition de la chose vers la signification sociale de l’objet ne pourrait se comprendre dans

une société où l’adéquation entre l’univers matériel et le rang social serait absolument codifiée :

l’échec réitéré des lois somptuaires, la culture des apparences, la compétition distinctive dans une

société émergente de la consommation, aux XVIIe et XVIIIe siècles, le montrent suffisamment. L’idéal

de la « convenance », véhiculé par les représentations d’une société d’ordres, relève, de facto, d’une

utopie. La présente contribution entend montrer, au contraire, au travers de ces quelques exemples,

comment la symbolisation sociale de l’objet accompagne tant la diffraction des composantes de la

mobilité que l’irisation d’identités sociales de plus en plus structurées en halo, dans la seconde moitié

du XVIIIe siècle. C’est une société fluide, sans conteste, aux appartenances multiples et mobiles,

favorisant la circulation des cultures matérielles qui enrichit, sans cesse, la signification sociale de

l’objet.

Plus finement, il est permis d’observer que la combinaison en agglomérat des mobilités

contribue à un procès d’abstraction de l’objet, bientôt investi de significations culturelles très

éloignées de son usage primitif. Un siège reste un siège : pour autant, la contorsion progressive de ses

formes, l’évolution permanente des matières, des motifs et de la gamme chromatique de ses tissus, si

ce n’est qu’entre 1740 et 1790, donnent à voir l’impressionnante plasticité d’un objet d’usage courant.

Cette sensibilité exacerbée aux choses reflète, en deçà de tout langage, l’entrecroisement vécu de

mobilités articulées en système. La maîtrise des paraîtres (le portrait, les miroirs), l’aptitude aux

sociabilités emboîtées (les jeux, les arts de la table, les pratiques maçonniques) se répondent, non

seulement pour affirmer une individualité toujours plus irisée dans ses contours, mais plus

profondément pour donner à voir une aptitude à la symbolisation, comme une mise à distance par

l’abstraction des fonctions vitales et des interactions sociales. Tout cela forme, ensemble, la culture

matérielle distinctive de l’expertise (le « bon goût »), comme autant de repères structurant dans un

continuum fluide de mobilités : la hiérarchie sociale ne relève pas de critères objectifs isolés ou

articulés séparément (la fortune, les titres, les fréquentations), mais d’une aptitude globale à la

symbolisation : les catégories les plus abstraites l’emportant sur toutes les autres.

Moins étonnant nous apparaît alors le cycle de la vie de l’objet : en devenant le symbole réifié

de la mobilité et par son aptitude à individualiser son détenteur, il participe aussi au renouvellement

constant des processus engagés de déclassement, d'obsolescence et de remises à jour régulières des

systèmes culturels de signes. La relégation vers les étages d'un mobilier périmé, davantage dans sa

forme que dans son utilité, s'accompagne d'une désynchronisation des styles et du chaos des

assortiments qui trahissent sa dé-symbolisation et son retour à la valeur d'usage dans une évaporation

vers les combles et les garde-meubles. Les aptitudes à symboliser, puis à désacraliser l'objet sont à

prendre en compte : elles manifestent concrètement la fluidité sociale par le rythme, la vitesse de

renouvellement et l'expansion de leurs terminologies (explosion de la nomenclature du mobilier

inventorié après 1750). L’inventaire, par son exactitude, enregistre aussi l'inertie du processus

cumulatif de dé-symbolisation, donnant une photographie exacte de sa sédimentation dans les

périphéries de l’apparat. La lente évacuation des mobiliers ne purgent que lentement les propriétés de

Page 23: AU CŒUR DES CHOSES - cv-richard-flamein.e-monsite.comcv-richard-flamein.e-monsite.com/medias/files/richard-flamein-europ… · Perspective, Londres-New York, Cambridge University

Europa Moderna n°4/2014

23

leurs systèmes distinctifs successifs, à des vitesses différenciées à mesure que l'on s'éloigne du théâtre

social pour s'immobiliser dans les galetas de la domesticité la plus précaire. Ces inerties ne sont

d’ailleurs pas les mêmes selon la nature de la propriété : forte dans les châteaux acquis de

l’aristocratie, faible dans les demeures de sociabilité où sont transposées très vite, dans l’univers

matériel, le déploiement des nouvelles dynamiques sociales.

Débordant la question esthétique, la symbolisation de l’objet autorise, enfin, l'expression d'une

diffraction progressive des imaginaires bourgeois dans le champ politique. Le bourgeoisisme n’unifie

le goût et l'opinion qu’en surface. En réalité, il produit une faille durable, au XIXe siècle, dans la

constitution convergente d'un imaginaire républicain des élites46. La politisation de la sphère privée

(dont un des signes est l’accumulation des portraits politiques) se consolide avec la Révolution,

prolongée par le projet propagandiste, mais éphémère, du style impérial. Parallélement, la résurgence

durable des thèmes iconographiques et stylistiques de l'Ancien Régime irrigue tout le XIXe siècle

[illustration 7]. Un imaginaire matériel fragmenté, en discordance avec un discours sur la modernité et

le progrès en découle : l’avenir, en matière de « bon goût », appartient durablement au passé et il

n’existera guère de style «République». Dans la première moitié du XIXe siècle, les identités

bourgeoises se construisent sur cette aporie, en jeu de dupes : usant d'un référentiel de représentations

puisant ses sources dans l’Ancien Régime, elles déploient les codes autonomes d'un nouvel ordre

économique et social propre à défendre durablement leurs intérêts politiques. Et cela jusqu'à la

caricature, grâce à la diffusion d'un imaginaire mécanisé, vulgarisé et décliné à l'infini, en semi-luxury,

par les gravures à grands tirages, les tapisseries mécaniques et les reproductions bas de gamme du

« Pompadour » et du « Louis XVI ventru »47.

46 L'une des expressions les plus abouties de cette alliance du goût bourgeois et de l'identité politique se donne à

voir dans la rigidité du « style de préfectorale », alliance monstrueuse de l'Antique et de l'allégorie, dénonçant

étrangement, selon les frères Goncourt, « l'infertilité créatrice » républicaine et ouvrant la voie paradoxale à la

copie des œuvres d'un Ancien Régime idéalisé. Edmond et Jules Goncourt, Histoire de la société française

pendant la Révolution, Paris, 1895, p.72 et suivantes. 47 Sur l'approche comparée des styles sous la troisième République, Émile Bayard, L'Art de reconnaître les

styles, Paris, Garnier frères, 1910, p. 316-318 ; la codification des normes de l'intérieur bourgeois comme

réification des valeurs sociales d'Ancien Régime, Henry Havard, L'Art dans la maison, Grammaire de

l'ameublement, Paris, Rouveyre, 1887, t. II. Concernant la fortune des copies de meubles du XVIIIe siècle, voir

Juliette Dugat-Hibou, Le goût pour le XVIIIe siècle dans l’ébénisterie française du XIXe siècle (1839-1900), Thèse

de doctorat soutenue en mai 2005, Paris IV Sorbonne.

Page 24: AU CŒUR DES CHOSES - cv-richard-flamein.e-monsite.comcv-richard-flamein.e-monsite.com/medias/files/richard-flamein-europ… · Perspective, Londres-New York, Cambridge University

Europa Moderna n°4/2014

24

Illustration 7. Un imaginaire matériel fragmenté : Un salon républicain de la préfecture des

Yvelines, dit de l’ « Impératrice Eugénie » et son mobilier d’inspiration Ancien Régime (Cliché

préfecture des Yvelines).

Richard Flamein

Chercheur associé à l’Université de Rouen

( laboratoire du GrHis)