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Honoré d'Urfé, L'Astrée - Première partie - Format Microsoft Word. Version moderne basée sur l'édition de 1621 (Deux visages de L'Astrée, http://astree.tufts.edu). L'original se trouve à l'Arsenal (8°BL - 20631-1). L'Astrée d'Honoré d'Urfé Première partie Livre 4 Édition de 1607, 77 recto. Édition de Vaganay, p. 101. [ I, 4, 77 recto ] Galathée, qui était atteinte à bon escient, tant que la maladie de Céladon dura, ne bougea presque d'ordinaire d'auprès de son lit, et quand elle était contrainte de s'en éloigner pour reposer ou pour quelque autre affaire, elle y laissait le plus souvent Léonide, à qui elle avait donné charge de ne perdre une seule occasion de faire entendre au berger sa bonne volonté, croyant que par ce moyen elle lui ferait enfin espérer ce que sa condition lui défendait. Et certes Léonide ne la trompait nullement, car encore qu'elle eût bien voulu que Lindamor eût été satisfait, toutefois elle, qui attendait tout son avancement de Galathée, n'avait nul plus grand dessein que de lui complaire. Mais Amour, qui se joue ordinairement de la prudence des Amants et se plaît à conduire ses effets au rebours de leurs intentions, [ I, 4, 77 verso ] rendit par la conversation du Berger, Léonide plus nécessiteuse d'un qui parlât pour elle qu'autre qui fût en la troupe ; car l'ordinaire vue de ce Berger qui n'avait faute de nulle de ces choses qui peuvent faire aimer, lui fit reconnaître que la beauté a de trop secrètes

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Honor d'Urf, L'Astre - Premire partie - Format Microsoft Word.Version moderne base sur l'dition de 1621 (Deux visages de L'Astre, http://astree.tufts.edu).L'original se trouve l'Arsenal (8BL - 20631-1).

L'Astre d'Honor d'UrfPremire partie

Livre 4

dition de 1607, 77 recto.dition de Vaganay, p.101.

[ I, 4, 77 recto ]

Galathe, qui tait atteinte bon escient, tant que la maladie de Cladon dura, ne bougea presque d'ordinaire d'auprs de son lit, et quand elle tait contrainte de s'en loigner pour reposer ou pour quelque autre affaire, elle y laissait le plus souvent Lonide, qui elle avait donn charge de ne perdre une seule occasion de faire entendre au berger sa bonne volont, croyant que par ce moyen elle lui ferait enfin esprer ce que sa condition lui dfendait. Et certes Lonide ne la trompait nullement, car encore qu'elle et bien voulu que Lindamor et t satisfait, toutefois elle, qui attendait tout son avancement de Galathe, n'avait nul plus grand dessein que de lui complaire. Mais Amour, qui se joue ordinairement de la prudence des Amants et se plat conduire ses effets au rebours de leurs intentions,

[ I, 4, 77 verso ]

rendit par la conversation du Berger, Lonide plus ncessiteuse d'un qui parlt pour elle qu'autre qui ft en la troupe; car l'ordinaire vue de ce Berger qui n'avait faute de nulle de ces choses qui peuvent faire aimer, lui fit reconnatre que la beaut a de trop secrtes intelligences avec notre me pour la laisser "si librement approcher de ses puissances sans "soupon de trahison. Le Berger s'en aperut "assez tt, mais l'affection qu'il portait Astre, encore qu'outrag si indignement, ne voulait lui permettre de souffrir cette amiti naissante avec patience. Cela fut cause qu'il se rsolut de prendre cong de Galathe ds qu'il commencerait de se trouver un peu moins mal. Mais aussitt qu'il lui en ouvrit la bouche: -Comment, lui dit-elle, Cladon, recevez-vous un si mauvais traitement de moi que vous vouliez partir de cans avant que d'tre bien guri? Et lorsqu'il lui rpondit que c'tait de crainte de l'incommoder, et qu'aussi pour ses affaires, il tait contraint de retourner en son hameau assurer ses parents et amis de sa sant, elle l'interrompit, disant: -Non, Cladon, n'entrez point en doute que je sois incommode pourvu que je vous voie accommod; et quant vos affaires et vos amis, sans moi, de qui il semble que la compagnie vous dplaise si fort, vous ne seriez pas en cette peine puisque dj vous ne seriez plus. Et me semble que le plus grand affaire que vous ayez, c'est de satisfaire l'obligation que vous m'avez, et que l'ingratitude ne sera pas

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petite qui me refusera quelques moments de cette vie que vous tenez toute de moi. Et puis il ne faut dsormais que vous tourniez plus les yeux sur chose si basse que votre vie passe; il faut que vous laissiez vos hameaux et vos troupeaux pour ceux qui n'ont pas les mrites que vous avez, et qu' l'avenir vous leviez les yeux moi, qui puis et veux faire pour vous, si vos actions ne m'en tent la volont. Quoique le Berger ft semblant de n'entendre ce discours, si le comprit-il aisment, et ds lors vita le plus qu'il lui fut possible de parler elle particulirement. Mais le dplaisir que cette vie lui rapportait tait tel que, perdant presque patience, un jour que Lonide, l'oyant soupirer, lui en demanda l'occasion puisqu'il tait en lieu o l'on ne dsirait rien que son contentement, il lui rpondit: -Belle Nymphe, entre tous les plus misrables, je me puis dire le plus rigoureusement"trait de la fortune, car pour le"moins ceux qui ont du mal ont aussi permission"de s'en douloir, et ont ce soulagement d'tre plaints; mais moi, je ne l'ose faire, d'autant que mon malheur vient couvert du masque de son contraire, et cela est cause qu'au lieu d'tre plaint je suis plutt blm pour homme de peu de jugement. Que si vous et Galathe saviez quels sont les amers absinthes dont je suis nourri en ce lieu, heureux la vrit pour tout autre que pour moi, je m'assure que vous auriez piti de ma vie. -Et que faut-il, dit-elle, pour vous soulager? -Pour

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cette heure, lui dit-il, il ne me faut que la permission de m'en aller. -Voulez-vous, rpliqua la Nymphe, que j'en parle Galathe? -Je vous en requiers, rpondit-il, par tout ce que vous aimez le plus. -Ce sera donc par vous, dit la Nymphe en rougissant. Et, sans tourner la tte vers lui, elle sortit de la chambre pour aller o tait Galathe, qu'elle trouva toute seule dans le jardin, et qui dj commenait de souponner qu'il y et de l'Amour du ct de Lonide, lui semblant qu'elle n'avanait rien en la charge qu'elle lui avait donne, quoiqu'elle ne bouget presque de tout le jour d'auprs de lui, parce que, sachant combien les armes de la beaut du Berger taient tranchantes, elle jugeait bien qu'il en pouvait blesser aussi bien deux comme une. Toutefois tant contrainte de passer par ses mains, elle tchait de se dtromper le plus qu'il lui tait possible. Et ainsi continuait toujours envers la Nymphe le mme visage qu'elle avait accoutum, et lorsqu'elle la vit venir elle, elle s'avana pour s'enqurir comme se portait le Berger, et ayant su qu'il tait au mme tat qu'elle l'avait laiss, elle se remit au promenoir; et aprs avoir fait quelques pas sans parler, elle se tourna vers la Nymphe et lui dit: -Mais, dites-moi, Lonide, fut-il jamais un homme plus insensible que Cladon, puisque ni mes actions ni vos persuasions ne lui peuvent donner ressentiment de ce qu'il me doit rendre? -Quant moi, rpondit Lonide, je l'accuse plutt de peu

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d'esprit et de faute de courage que non point de ressentiment, car j'ai opinion qu'il n'a pas le jugement de reconnatre quoi tendent vos actions; que s'il reconnat mes paroles, il n'a pas le courage de prtendre si haut. Et ainsi autant que l'aimant de vos perfections et de vos faveurs le peut lever vous, autant la pesanteur de son peu de mrite et de sa condition le rabaisse. Mais il ne faut point trouver cela trange, puisque les pommiers portent des pommes et les chnes des glands, car chaque chose produit selon son naturel. Aussi que pouvez-vous esprer que produise le courage d'un villageois que des desseins d'une me vile et rabaisse? -Je crois bien, rpondit Galathe, que la grande diffrence de nos conditions lui pouvait donner beaucoup de respect; mais je ne puis penser, s'il reconnat cette diffrence, qu'il n'ait assez d'esprit pour juger quelle fin je le traite avec tant de douceurs, si ce n'est qu'il soit dj tant engag envers cette Astre qu'il ne s'en puisse plus retirer. -Assurez-vous, Madame, rpliqua Lonide, que ce n'est point respect mais sottise qui le rend ainsi mconnaissant; car je veux bien avouer, comme vous savez, qu'assurment il est vrai qu'il aime Astre, mais s'il avait du jugement, ne la mpriserait-il pas pour vous, qui mritez, sans comparaison, beaucoup davantage? Et toutefois, il est si mal avis, qu' tous les coups que

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je lui parle de vous, il ne me rpond qu'avec les regrets de l'loignement de son Astre, qu'il reprsente avec tant de dplaisirs que l'on jugerait que le sjour qu'il fait cans lui est infiniment ennuyeux. Et ce matin mme, l'oyant soupirer, je lui en ai demand la cause. Il m'a fait des rponses qui mouvraient des pierres piti, et enfin la conclusion a t que je vous requisse qu'il s'en puisse aller. -Oui! rpliqua Galathe, rouge de colre, et ne pouvant dissimuler sa jalousie, confessez vrit, Lonide, il vous a mue. -Il est vrai, Madame, il m'a mue de piti, et me semble, puisqu'il a tant d'envie de s'en aller, que vous ne devez point le retenir par force, car l'Amour n'entre jamais dans un cur coups de fouets. -Je n'entends pas, rpliqua Galathe, qu'il "vous ait mue de piti, mais n'en parlons "plus; peut-tre quand il sera bien sain, ressentira-t-il "aussi tt les effets du dpit qu'il a fait natre en moi que ceux de l'Amour qu'il a produits en vous. Cependant, pour parler franchement, qu'il se rsolve de ne partir point d'ici sa volont mais la mienne. Lonide voulut rpondre, mais la Nymphe l'interrompit: -Or sus, Lonide, lui dit-elle, c'est assez, contentez-vous que je n'en dis pas davantage, allez seulement, ma rsolution est celle-l. Ainsi Lonide fut contrainte de se taire et de s'en aller, ressentant de telle sorte cette injure qu'elle rsolut ds

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lors de se retirer chez Adamas, son oncle, et ne recevoir jamais plus le souci des secrets de Galathe, qui en mme temps appela Silvie qui se promenait en un autre alle, toute seule, qui contre son dessein, elle ne peut s'empcher, en se plaignant de Lonide, de faire savoir ce que jusques alors elle lui avait cach. Mais Silvie, encore que jeune toutefois pleine de beaucoup de jugement, pour raccommoder toutes choses, tcha d'excuser Lonide au mieux qu'il lui fut possible, jugeant bien que si sa compagne se dpitait, et que ces choses vinssent tre sues, elles ne pourraient que rapporter beaucoup de honte sa Matresse. Et c'est pourquoi elle lui dit, aprs plusieurs autres propos: -Vous savez bien, Madame, que jamais vous ne m'avez rien dcouvert de cet affaire, et toutefois je vous en dirai de telles particularits, que vous ne m'en jugerez pas tant ignorante, comme je le vous ai fait paratre, mais mon humeur n'est pas de m'entremettre aux choses o je ne suis point appele. Il y a dj quelque temps que voyant ma compagne si assidue auprs de Cladon, je souponnais que l'Amour en ft cause et non pas la compassion de son mal, et parce que c'est chose qui nous touche toutes, je me rsolus avant que de lui en parler d'en tre bien assure. Et ds lors j'piai ses actions de plus prs que de coutume, et fis tant qu'avant-hier je me

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mis en la ruelle du lit du Berger cependant qu'il dormait, et peu aprs Lonide entra, qui, en poussant la porte, l'veilla sans y penser; et, aprs plusieurs discours communs, elle vint parler de l'amiti qu