asterion3

401
NUMÉRO 3 SEPTEMBRE 2005

Transcript of asterion3

  • NUMRO 3

    SEPTEMBRE 2005

  • Astrion 2005 Tous droits rservs

  • Comit de rdaction : Makram Abbs, Romain Descendre, Ludovic Frobert (rdacteur en chef), Marie Gaille-Nikodimov (rdacteur en chef), ric Marquer (rdacteur en chef), Pierre-Franois Moreau, Anne Sauvagnargues, Michel Senellart, Jean-Claude Zancarini. Comit de lecture : Wolfgang Bartuschat (Hamboug), Frdric Brahami, Michel Bellet, Isabelle Delpla, Jean-Louis Fournel, Laurent Gerbier, Silvia Giocanti, Philippe Hamou, Chantal Jaquet, Vincent Jullien, Thomas Kisser (Munich), Hlne LHeuillet, Filippo Del Lucchese, Marina Mestre, Jacques Michel, Cristina Pitassi (Genve), Jean-Pierre Potier, Grard Raulet, Emmanuel Renault, Emanuela Sribano (Sienne), Manfred Walther (Hanovre). Contact : [email protected], ou Astrion, ENS Lettres et Sciences humaines, 15 parvis Ren Descartes, BP 7000, 69342 Lyon cedex 07. Astrion est titulaire des droits dauteur sur lensemble des publi-cations diffuses sur son site internet. Pour un usage strictement priv, la reproduction du contenu de ce site est libre. Dans le cadre de communication, ddition ou autres actions usage professionnel, ne sont autorises que les courtes citations sous rserve de la mention dAstrion et des sources de larticle (auteur, titre, N dAstrion, date et page cite). Toute autre reproduction ou reprsentation, intgrale ou substantielle du contenu de ce site, par quelque procd que ce soit, doit faire lobjet dune autorisation expresse dAstrion.

    Astrion est une revue soutenue par lcole normale suprieure Lettres et Sciences humaines de Lyon.

    Elle est ralise par la Cellule dition et Diffusion en Ligne (Cedille) de lENS LSH.

    La maquette graphique a t ralise par le SCAM de lENS LSH. Elle adhre Revues.org, fdration de revues en sciences humai-

    nes, qui lhberge. Elle utilise les logiciels et langages suivants : Lodel, Mysql, PHP,

    Apache. ISSN 1762 6110

  • DOSSIER SPINOZA ET LE CORPS

    Lanalyse des passions dans la dissolution du corps politique : Spinoza et Hobbes Julie SAADA-GENDRON.... p. 9 Le devenir actif du corps affectif Pascal SVERAC... p. 53 Spinoza : un autre salut par le corps ? Pierre ZAOUI... p. 79 Le principe dinertie et le conatus du corps paminondas VAMBOULIS... p. 105 Le corps sujet des contraires et la dynamique prudente des Dispositiones corporis Laurent BOVE p. 125 Corps et esprit : lidentit humaine selon Spinoza Lamine HAMLAOUI.. p. 147

    VARIA Introduction aux articles de Nicolas Piqu et Luisa Simonutti Pierre-Franois MOREAU p. 173 Le socinianisme et la lettre : ou comment se dbarrasser dun fantme ? Nicolas PIQU.. p. 175 Libert, volont, responsabilit : Faust Socin, Gerhard Johannes Vossius et les armniens de Hollande Luisa SIMONUTTI.. p. 191 Goethe et la mthode de la science Nicolas CLASS... p. 209 De la guerre au polemos : le destin tragique de ltre Servanne JOLLIVET... p. 241 tat et gnalogie de la guerre : lhypothse de la machine de guerre de Gilles Deleuze et Flix Guattari Guillaume Sibertin-BLANC.. p. 277

  • Les origines antiques dun art de la prudence chez Baltasar Gracin Karl Alfred BLHER p. 301 La question de la tolrance en Occident et en islam travers le livre de Yves-Charles Zarka et Cynthia Fleury : Difficile tolrance Makram ABBES p. 325

    LECTURES ET DISCUSSIONS Giuseppe Duso, Oltre la democrazia, un itinerario attraverso i classici Marie GAILLE-NIKODIMOV. p. 379 Nestor Capdevila, Le concept didologie Marie GAILLE-NIKODIMOV. p. 381 Bernard Grall, conomie de forces et production dutilits. Lmergence du calcul conomique chez les ingnieurs des Ponts et Chausses (1831-1891), manuscrit rvis et comment par Franois Vatin, Jean-Pascal Simonin, Franois Vatin (dir.), Luvre multiple de Jules Dupuit (1804-1866). Calcul dingnieur, analyse conomique et pense sociale Pierre CRPEL p. 383 Gilles Campagnolo, Critique de lconomie politique classique Christel VIVEL... p. 381 Jean-Claude Monod, La querelle de la scularisation. De Hegel Blumenberg Guislain WATERLOT. p. 395

  • D O S S I E R S P I N O Z A E T L E C O R P S

  • LANALYSE DES PASSIONS DANS LA DISSOLUTION DU CORPS POLITIQUE : SPINOZA ET HOBBES

    Julie SAADA-GENDRON

    Les thories contractualistes de lge classique se fondent sur la conception dun tat de nature qui devient, cause de ses contradictions internes, un tat de guerre auquel il faut remdier par un artifice rationnel, le pacte. Alors mme que ces contradictions sont issues des passions humaines, celles-ci semblent impensables dans le cadre purement juridique de ces thories, o ne sont analyss ni les mcanismes passionnels dadhsion au politique, ni la menace de dissolution de ltat. Nous nous attachons comparer le rle que Hobbes et Spinoza font jouer aux passions dans llaboration de leurs doctrines politiques : tandis que Hobbes tmoigne dun souci constant des passions, tout en les mettant lcart lorsquil sagit de penser la construction et le fonctionnement de ldifice politique, Spinoza permet de penser deux groupes de passions celles qui rsistent ncessairement au corps politique et celles qui lui font obstacle ponctuellement. Ces dernires constituent tout la fois des facteurs de dcomposition et de recomposition du corps collectif. Cette approche du politique partir des causes de sa dissolution permet dapporter un clairage la signification du droit naturel moderne tel quil se construit chez Hobbes et chez Spinoza. Mots-cls : droit naturel, passion, contrat, corps politique, guerre.

    1. Introduction Dans la lettre du 2 juin 1674 quil adresse Jarig Jelles, Spinoza expose les diffrences entre sa politique et celle de Hobbes. Le point central qui le spare du philosophe de Malmesbury porte sur le droit naturel : tandis que Spinoza construit une thorie politique o le droit naturel est maintenu dans la cit, Hobbes le supprime, pensant ds lors une discontinuit entre ltat de nature et ltat civil1. De fait, cette rupture

    Auteur dun doctorat portant sur les transformations de la guerre lge

    classique. 1. Vous me demandez quelle diffrence il y a entre Hobbes et moi quant la

    9

  • Astrion, n 3, juillet 2005

    entre la nature et linstitution du politique est tablie ds le premier trait politique, la seconde partie des Elements of Law, mais elle se modifie dans le Lviathan, o Hobbes cesse de parler du corps politique en le comparant au corps naturel, lorsquil est question de sa gnration, sinon dans lintroduction et au chapitre XXIX consacr aux causes de la dissolution de la rpublique, causes qui consistent gnralement en une mauvaise institution de celle-ci. Il peut paratre surprenant que le concept de corps politique ny apparaisse quasiment plus, alors quil constituait le titre mme du premier ouvrage, et que la comparaison de lhomme artificiel et de lhomme naturel est, dans louvrage de 1651, la plus dveloppe2. Cette restriction conceptuelle peut trouver sa justification dans le souci qua Hobbes dviter toute confusion entre un corps naturel et un corps politique linstitution de ce dernier consistant crer une puissance artificielle issue dune volont ou dun acte contractuel. Lune des diffrences notoires entre les Elements of Law et le Lviathan est en effet que, dans le premier ouvrage, le transfert de droit est dfini par un mcanisme de dessaisissement du droit naturel des individus au profit du souverain, tandis que le Lviathan construit une thorie de la reprsentation juridique, rompant par l avec toute conception naturaliste de ltat au profit dun artificialisme intgral3. Telle est la diffrence essentielle que Spinoza, qui dfinit la cit prcisment

    politique : cette diffrence consiste en ce que je maintiens toujours le droit naturel et que je naccorde dans une cit quelconque de droit au souverain sur les sujets que dans la mesure o, par la puissance, il lemporte sur eux ; cest la continuation de ltat de nature , Lettre L, uvres de Spinoza, C. Appuhn (trad.), Paris, GF-Flammarion, 1966, p. 283.

    2. On retrouve en effet la mention du corps politique dans lintroduction du Lviathan et dans le chapitre IX ; elle disparat dans tout le dbut de la seconde partie de louvrage pour rapparatre au chapitre XXII propos des systmes rguliers institus directement par le souverain en vue du gouvernement et de la rgulation du commerce. Nous remercions Jean Terrel qui a bien voulu relire ce texte et lui adresser des remarques critiques que nous avons intgres lorsquune plus grande prcision de lanalyse lexigeait.

    3. Ainsi, labsence de toute occurrence du corps politique au chapitre XVII du Lviathan peut sexpliquer par le dveloppement de la thorie de la personne artificielle. Corps politique a bien un sens juridique et ne se rduit donc pas la comparaison avec le corps naturel, mais son sens est ambigu, comme Hobbes lavait relev ds 1640 (Elements of Law, II, VIII, 7) : le corps politique ne semble pas reconnu par les juristes de lpoque comme person in law.

    10

  • Astrion, n 3, septembre 2005

    comme un corps politique4, tablit entre sa politique et celle de Hobbes.

    Mais on peut observer une seconde diffrence : alors quelles jouent un rle dterminant chez Spinoza, les passions nont plus chez Hobbes quun rle secondaire dans les moments dcisifs de sa thorie, lorsquil pense la constitution puis la dissolution de la rpublique. Nous chercherons les raisons de cette double restriction partir de la question de la dissolution du corps politique ou de la rpublique. Lide mme de dissolution du corps politique est interroger alors quelle demeure, tout au long de lge classique, efface par les thories du contrat : celles-ci se fondent sur la conception dun tat de nature qui devient, cause de ses contradictions internes, un tat de guerre auquel il faut mettre fin par un artifice rationnel, le pacte. Les passions luvre dans le corps politique, aussi bien celles qui lengendrent que celles qui le dtruisent, semblent impensables dans le cadre purement juridique de cette thorie : ne sont analyss ni les mcanismes passionnels dadhsion au politique, ni la menace de dissolution de ltat. Cest prcisment en examinant les causes de cette dissolution que nous rechercherons la justification de ce changement conceptuel chez Hobbes, et en dterminant le rle des passions au sein du corps politique chez Hobbes comme chez Spinoza.

    2. Rbellion, guerre civile et dissolution du corps politique chez Hobbes 2.1 Passions et raison du sditieux La question de la dissolution du corps politique ou de la rpublique, chez Hobbes, appelle quatre observations.

    1) La dissolution du corps politique est une dcomposition en ses lments premiers, les individus. Elle marque un retour ltat de nature5, tat auquel reconduit invitablement et en tout premier lieu la

    4. Trait politique, III, 1 (uvres de Spinoza, op. cit.). 5. Ce qui justifie lemploi ritr du terme de dissolution, notamment au

    chapitre XIX du Lviathan : La Rpublique est par l dissoute [dissolved], chacun

    11

  • Astrion, n 3, juillet 2005

    guerre civile, dcrite prcisment dans lintroduction du Lviathan comme la mort du corps politique6. La guerre civile constitue en effet pour celui-ci le pire des maux et un danger permanent mme dans les rpubliques convenablement bties : Hobbes la pense comme la forme historique offrant la reprsentation la plus adquate de ltat de nature, jusqu faire de celle-ci, plus que de ltat de nature, le point de dpart de sa thorie politique7. La guerre civile nest pas en effet une sorte de guerre parmi les autres, mais la guerre par excellence :

    On peut discerner le genre de vie qui prvaudrait sil ny avait pas de pouvoir commun craindre, par le genre de vie o tombent ordinairement, lors dune guerre civile, les hommes qui avaient jusqualors vcu sous un gouvernement pacifique.8

    Hobbes fait ainsi de la guerre civile le summum malum tant pour les rpubliques, qui en meurent, que pour les individus :

    Tous les maux qui peuvent tre vits par lindustrie humaine proviennent de la guerre et dabord de la guerre civile ; cest elle en effet qui est la cause de la mort, de la solitude et de lindigence totale.9

    La distinction opre par Hobbes entre la sdition et la faction semble

    retombant dans cette condition dsastreuse de guerre contre tout autre homme qui est le plus grand mal qui puisse arriver en cette vie , traduction de F. Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 355 (le latin utilise le mme verbe).

    6. Voir aussi Elements of Law, II, XXVII, 1. 7. Au chapitre XIII du Lviathan, Hobbes voque aussi, pour illustrer ltat de nature,

    le voyageur qui craint dtre vol et les sauvages dAmrique. Notons que les causes de la dissolution des socits civiles sont toujours internes : la guerre trangre napparat que comme cause seconde, lorsque la rpublique est dj affaiblie et divise par les factions. La paix externe est donc conditionne en tout premier lieu par la paix interne : les sujets sont mieux protgs contre une invasion trangre lorsque leur union et leur obissance au souverain garantissent une paix civile puissante et stable.

    8. Lviathan, chap. XIII, p. 125-126. Lattribution au souverain de lpe de justice avant celle de lpe de guerre va dans le mme sens : le souverain a le plus absolu des empires et la plus absolue des souverainets sil peut punir les ennemis intrieurs, avant mme de combattre les ennemis extrieurs. La guerre civile est toujours plus craindre que la guerre internationale, et tout ldifice politique vise supprimer les causes qui pourraient la produire.

    9. Elements of Law, I, VII, cit par L. Strauss, La philosophie politique de Hobbes, A. Enegrn et M.-B. de Launay (trad.), Paris, Belin, 1991, p. 37.

    12

  • Astrion, n 3, septembre 2005

    cependant carter cette ide : la faction est en effet une organisation de type juridique prsente tantt comme un tat dans ltat, tantt comme un tat en gestation10. Un corps de rbellion constitue un corps politique dot dune me, de membres, dune force et dune tte11, excluant par l mme que lon pense la dissolution du politique comme un retour ltat de nature o seuls existent des individus singuliers. Cependant, le fait que la faction ne repose pas sur une obligation, mais seulement sur la confiance mutuelle de ses membres, la distingue des organisations juridiques et exclut quon lidentifie un corps politique, cest--dire une union qui consiste en lenveloppement ou linclusion [the involving or including] des volonts de plusieurs dans la volont dun seul homme, ou dans la volont de la majorit dun certain nombre dhommes [or in the will of the greatest part of any one number of men], cest--dire dans la volont dun homme ou dun conseil , union constitue dune multitude unie en une personne par un pouvoir commun, pour la paix, la dfense et

    10. Je nomme faction une troupe de mutins qui sest ligue par certaines

    conventions [factionem autem voco multitudinem civium vel pactis inter se], ou unie sous la puissance de quelque particulier, sans laveu et lautorit de celui, ou de ceux qui gouvernent la rpublique. De sorte que la faction est comme un nouvel tat qui se forme dans le premier [civitas in civitate] , Le Citoyen, S. Sorbire (trad.), Paris, GF-Flammarion, 1982, XIII, 13, p. 236.

    11. Un corps politique ne signifie pas la concorde, mais lunion de plusieurs hommes (Elements of Law, II, VIII, 7 ; dans cet article, les traductions des Elements of Law sont personnelles). Au 11, Hobbes dcrit le corps de rbellion (body of rebellion) la manire dun corps politique dont les membres mcontents seraient unis par une intelligence mutuelle (mutual intelligence) : Ces quatre choses doivent ncessairement concourir faire un corps de rbellion, dans lequel lintelligence est la vie [intelligence is the life], le nombre les membres [limbs], les armes la force [strength], et la tte [head] lunit, qui les dirige tous une mme action et une mme fin. La traduction approximative de S. Sorbire, qui rend life par me l o ce terme est absent de la comparaison du corps de rbellion au corps politique, manque prcisment ce qui les distinguera : dans lintroduction du Lviathan, la souverainet est une me (soul, anima) artificielle qui donne la vie et le mouvement lensemble du corps. Il nest pas tout fait inexact dassimiler la vie lme, puisque Hobbes dfinit lui-mme lme du corps politique ou de la rpublique comme ce qui lui donne la vie, mais labsence du terme dans louvrage de 1640 tend relativiser lassimilation dun corps de rbellion un corps politique, puisquil lui manque prcisment ce qui lui donne la vie, lme, cest--dire la souverainet. La faction semble nanmoins assimile par Hobbes une organisation juridique puisque lunion de ses membres peut reposer sur un pacte de manire constituer une civitas (Le Citoyen, XIII, 13).

    13

  • Astrion, n 3, juillet 2005

    lintrt [benefice] communs 12. La faction ne forme pas une unit, car dans une sdition, quoique la plupart saccordent ensemble, et conspirent faire un mme mal : nanmoins au milieu de cette union ils demeurent toujours en tat de guerre , l o nulle distinction nest tablie entre le tien et le mien. La faction est invitablement condamne sa propre destruction interne, car le retour ltat de nature empche de soutenir toute industrie, et la vie redevient misrable, brutale et courte 13. La dissolution du corps politique est donc toujours un retour ltat de nature, cest--dire un tat o les individus peuvent contracter, mais o laccomplissement du contrat nest garanti par aucune puissance suprieure. La guerre civile et la dissolution du corps politique ne sauraient comporter les germes dun autre ordre politique.

    2) Hobbes rcuse la conception des formes pures ou dgnres de gouvernement, ce qui lui permet de rcuser du mme coup la forme de gouvernement dite tyrannique ainsi que les thories du rgicide ou du tyrannicide : la tyrannie ntant que le terme utilis par les ennemis de la rpublique pour dsavouer la souverainet et encourager les sujets dsobir14, le souverain ne saurait tre accus 12. Elements of Law, I, XIX, 6 et 8. 13. Lviathan, chap. XIII, p. 187-188. Cest donc seulement dans le Lviathan que le

    corps de rbellion cesse dtre compar par Hobbes un corps politique, qui est constitu par lrection dun reprsentant souverain, pour tre dfini comme un systme irrgulier illgal : tandis que les corps privs rgls et illicites (private bodies regular but unlawfull) peuvent tenir leur union dune personne reprsentative (comme les compagnies [corporations] de mendiants ou de voleurs), les systmes irrguliers (systemes irregular) et illicites incluent les factions, lesquelles ne peuvent donc plus tre penses comme des organisations de type juridique (Lviathan, chap. XXII, p. 249-251).

    14. Toutes les uvres politiques de Hobbes traitent la question du tyrannicide dans lexamen des doctrines sditieuses : les Elements of Law montrent la contradiction vouloir juger celui do manent les lois civiles et la justice, et qui na pas de suprieur terrestre ; Le Citoyen rcuse la distinction du tyran dorigine et du tyran dexercice (le premier est un usurpateur, cest--dire un ennemi de la rpublique avec lequel celle-ci reste ltat de nature : il est donc juste de le tuer dans la mesure o il na pas le droit de commander ; le second ne saurait tre condamn ou mme jug par les sujets sans que soit justifie toute entreprise factieuse) ; le Lviathan critique les lectures des auteurs grecs et romains dfendant la libert identifie au gouvernement dmocratique (chap. XXIX, p. 348), puis conclut que le nom de tyrannie ne signifie rien de plus, ni rien de moins, que celui de souverainet (p. 717). Hobbes rpond lobjection de ceux qui disent quil nexiste pas de principes rationnels sur quoi fonder la souverainet absolue : celle-ci ne se confond pas avec la dfense de larbitraire, mais elle repose sur la

    14

  • Astrion, n 3, septembre 2005

    dtre un tyran. Le concept de tyrannie recouvre en outre une ignorance quant la vritable nature de la souverainet : les sditieux identifient le caractre absolu du souverain un absolu de puissance15, cest--dire un abus ou un excs de puissance, alors que seul le droit du souverain est absolu. Ils dfendent en consquence une thorie de la souverainet limite ou partage, ce qui est, selon Hobbes, contradictoire avec le concept mme de souverainet et produit des effets dsastreux sur le corps politique en le condamnant la ruine. Il nest ds lors en rien surprenant que le crime le plus grave celui qui porte atteinte lunit mme du corps politique soit prcisment celui qui vise la destruction du souverain soit par un dsir de changer la forme de la souverainet, soit par le meurtre mme de celui qui lincarne16. La haute trahison ou le crime de lse-majest est le crime fondamental parce quen menaant le souverain, elle menace le peuple lui-mme dont le souverain assure la protection17. Les sujets

    dcouverte de principes rationnels connus par le temps et lindustrie, de telle sorte que ltat puisse durer jamais (chap. XXIX, p. 359). Observons par ailleurs que nombre de thoriciens politiques, depuis Platon, distinguent des formes pures et des formes dgnres de gouvernement et introduisent, dans cette distinction, une thorie des passions. Il nest donc pas surprenant quen refusant cette distinction, Hobbes refuse aussi de construire une thorie passionnelle de ltat.

    15. La puissance du souverain nest que la plus grande possible, Dieu seul jouissant dune puissance absolue ; voir Le Citoyen, XV, 5 et 6.

    16. Lviathan, chap. XLII, p. 572 ; voir aussi chap. XXX, p. 361. 17. Lunit du corps politique est relative lunion des sujets dans une obissance

    commune au souverain. Ce dernier est lgitime sil assure la protection des sujets, cest--dire sil peut se faire obir : la thorie de lobligation, chez Hobbes, repose en ce sens sur la dualit obissance/protection. La conclusion du Lviathan (p. 721) va dans ce sens : Ainsi ai-je conduit mon trait du gouvernement ecclsiastique et civil, occasionn par les dsordres du temps prsent [], sans autre dessein que de placer devant les yeux des hommes la relation mutuelle qui existe entre protection et obissance, chose dont la condition de la nature humaine, aussi bien que les lois divines (naturelles tant que positives) requirent linviolable observation. Q. Skinner dfend dailleurs la thse selon laquelle Hobbes fournit une contribution trs importante la dfense de lengagement : la lgitimit du souverain se fonde sur une conception o lobissance des sujets aux commandements du souverain est la contrepartie de la protection quil leur assure. Cette protection suffit lgitimer son pouvoir, ce qui, selon Q. Skinner, fait de Hobbes un partisan de la dfense du pouvoir de facto : toute sa politique est focalise sur une thorie de lobligation qui carte le risque de sdition en lgitimant le souverain en place. Loriginalit de Hobbes ne rsiderait pas tant dans sa thorie de lobligation, puisquelle est commune nombre de thoriciens

    15

  • Astrion, n 3, juillet 2005

    ont toujours intrt obir au souverain existant parce que tout souverain vaut mieux quune absence de souverainet. Celui-ci est lme de la rpublique, il donne au corps politique son unit avant mme de lui donner son immortalit18. En dtruisant le souverain, la guerre civile dtruit cette unit et marque un retour ltat de nature. Seule la guerre civile peut donc dcomposer intgralement le corps politique, cest--dire le dissoudre en dtruisant le principe de son unit (le souverain qui en est lme) et lunion des sujets (en tant quils forment la socit civile ou le corps qui obit lme et trouve en elle son unit).

    3) Hobbes emploie le concept dtat de guerre pour qualifier le rapport du souverain au rebelle. Le dlit de ce dernier ne relve pas en effet du droit pnal mais du droit de guerre : en rcusant sa sujtion au souverain et la loi civile, le rebelle rcuse du mme coup les peines prvues par la loi, devenant ennemi de la rpublique19. Dans la Rvision et conclusion du Lviathan, Hobbes rejette tout droit naturel de dtruire celui par la force de qui il est prserv : invoqu par les sujets, ce droit lgitimerait la dsobissance aux commandements du souverain ou la destruction de ce dernier. Il se fonde non plus sur la logique du pacte social, qui nengage ni ne limite le souverain mais seulement les sujets, mais sur une nouvelle loi naturelle qui ntait pas nonce dans les chapitres XIV et XV20. Si aucune loi civile ne peut interdire la rbellion (seule la loi naturelle le peut), aucun chtiment lgal ne saurait tre administr aux rebelles, qui sont envers le souverain ltat de nature. Pour Hobbes, il y a donc dissolution du corps politique parce quil y a dabord dissolution

    et dacteurs de la vie politique de son temps (Ascham, Warren, Nedham, Osborne par exemple), que dans les raisons pistmologiques quil avance pour justifier ses convictions politiques, Thomas Hobbes et la dfense du pouvoir de facto , Revue philosophique de la France et de ltranger, n 2, avril-juin 1973, p. 131-154.

    18. Le Citoyen, VI, 19 ; Lviathan, chap. XXIX, p. 355. Si le Lviathan est un Dieu mortel , son institution doit tre telle quil puisse durer jamais .

    19. Lviathan, chap. XXVIII, p. 338. 20. Aux lois de nature nonces au chapitre XV, je voudrais quon ajoute celle-ci :

    chacun est tenu par nature, autant quil est en lui, de protger dans la guerre lautorit par laquelle il est lui-mme protg en temps de paix. En effet, celui qui revendique un droit naturel de prserver son propre corps ne saurait revendiquer un droit naturel de dtruire celui par la force de qui il est prserv : ce serait se contredire soi-mme ouvertement , Lviathan, p. 714 ; voir aussi chap. XXX, p. 358.

    16

  • Astrion, n 3, septembre 2005

    des rapports juridiques entre le souverain et un ou plusieurs sujets. 4) Tout acte de dsobissance est un acte de sdition qui tend la

    destruction du corps politique parce quil tmoigne de lirrationalit de son auteur. Ainsi Hobbes dfinit-il linjure, laction ou lomission dun droit transfr auparavant , comme leffet dune passion par laquelle nous sommes en contradiction avec nous-mmes :

    Celui qui contracte [covenanteth] veut faire ou ne pas faire [to omit] pour le temps futur. Et celui qui fait quelque action veut faire pour le temps prsent, qui est une partie du temps futur contenue dans le contrat [covenant] : et ainsi celui qui viole un contrat veut que la chose se fasse, et ne se fasse pas en mme temps, ce qui est une contradiction manifeste. Et ainsi linjure est une absurdit [].21

    Dsirer retourner ltat de nature, cest encore se contredire : Celui qui dsire vivre dans un tel tat, dans cet tat de libert et dans ce droit de tous sur toutes choses, se contredit [contradicteth] lui-mme. Car chacun par une ncessit naturelle dsire son propre bien, auquel cet tat est contraire, car nous supposons une lutte [contention] mutuelle par des hommes naturellement gaux, et capables de se dtruire mutuellement , affirme-t-il dans les Elements of Law22. Le Lviathan modifie cette analyse de linjure tout en maintenant son caractre contradictoire, en linscrivant dans une thorie de la reprsentation dont Hobbes ne disposait pas auparavant : les sujets qui agissent contre la rpublique pour en dtruire lunit agissent contre le souverain ou la personne civile, dont les volonts ne peuvent en ralit tre rcuses par les sujets, puisque ce sont les leurs, ds lors que toutes les actions et paroles du souverain ont t davance autorises dans le cadre du pacte. Ils agissent donc en ralit contre eux-mmes. Dans tous les cas, la sdition est analyse comme une

    21. Elements of Law, I, III, 2. 22. Ibid., I, I, 12.

    17

  • Astrion, n 3, juillet 2005

    insuffisance de la raison chez le sditieux (il ignore la raison des lois et les fondements du pacte) et comme leffet de passions drgles. Quelles sont les passions qui, de lintrieur mme du corps politique, tendent le dtruire ? Sont-ce rellement les passions qui, dans la thorie politique, assument cette fonction explicative ? Bref, ont-elles la place que semble leur accorder Hobbes ?

    2.2 Dplacement et refoulement des passions dans la thorie politique de Hobbes En critiquant la conception aristotlicienne de la sociabilit naturelle, Hobbes dtermine ce qui oppose en la matire les hommes aux animaux, et dsigne du mme coup les causes de la guerre dans ltat de nature. L o les animaux entretiennent des rapports de concorde naturelle, les hommes prouvent lenvie et la haine, causant des sditions et des guerres qui arment les hommes les uns contre les autres . Hobbes ajoute que les passions drgles des hommes leur font dsirer les richesses, puis que la gloire fait que chacun voit les dfauts des autres et se croit plus sage, do nat la guerre des volonts . Mais cest surtout la reprise des passions dans les cadres du langage qui engendre la guerre, lorsque les hommes expriment le rsultat des comparaisons quils se font mutuellement : [Les btes] sont dpourvues de parole, et sont par consquent incapables de sinciter mutuellement aux factions, l o les hommes nen sont pas dpourvus. 23 Le langage vhicule et diffuse les passions dun individu lautre : leurs effets agonistiques sont produits par leur propagation, par leur identit et leur continuit dun individu lautre, puis de ltat de nature ltat social.

    Dans ce dernier, les passions qui dterminent les rapports interhumains sont rsumes la fin du Lviathan : les affaires du monde [] ne consistent, peu de choses prs, quen une comptition perptuelle pour lhonneur, les richesses, lautorit 24. De mme qu 23. Ibid., I, VI, 5, pour tout ce passage. 24. Lviathan, Rvision et conclusion , p. 713. Voir aussi Dialogues des Common-laws,

    L. et P. Carrive (trad.), Vrin, 1990, p. 43 : Tous les hommes sont troubls par ce qui fait obstacle leurs dsirs ; mais cest bien notre faute. Premirement, nous dsirons des choses impossibles ; nous voudrions tre en scurit lgard de

    18

  • Astrion, n 3, septembre 2005

    ltat de nature, lexpression des passions dans le langage exacerbe ces dernires et engendre des conflits. On doit ainsi observer le rle particulier quaccorde Hobbes lloquence : elle est lhabitude de joindre des paroles passionnes, et de les appliquer aux passions de ses auditeurs , ainsi que la seule vertu ncessaire pour mouvoir une sdition 25. Les auteurs de rbellions sont mcontents , ont un jugement et des capacits mdiocres , mais doivent tre loquents ou bons orateurs 26. Ils tmoignent de peu de sagesse mais de beaucoup dloquence, et leur dfaut de sagesse est un manque de prudence : la rbellion tant contraire au calcul de la raison suivant lequel seule une souverainet absolue peut mettre fin aux maux de ltat de nature, le rebelle na que des opinions incertaines et fausses, il ignore le droit de ltat. Hobbes ramne la fausset de ses opinions un dfaut ou une altration de la parole consistant nommer les choses non selon leur vrai nom, mais selon ses passions. La diversit des passions provoquant la dissolution du corps politique est donc rduite une seule cause : lloquence. Cette dernire est ce par quoi Hobbes explique la gense des groupes passionnels qui rsistent au droit du souverain et tendent ainsi la dissolution du corps politique27.

    Si les passions apparaissent comme des obstacles permanents la paix dans ltat de nature comme dans ltat civil, on pourrait sattendre ce que Hobbes leur attribue un rle essentiel dans les moments dcisifs de sa thorie politique, tant dans la cration du

    lunivers entier, par droit de proprit, sans rien payer ; cest impossible. Autant esprer que les poissons et les volailles se mijotent et se rtissent et se dcoupent tout seuls et se posent deux-mmes sur la table ; et que les raisins viennent fondre deux-mmes dans la bouche

    25. Le Citoyen, XII, 12. Dans ce passage, Hobbes voque aussi un bon usage de lloquence en vue damener lauditeur la connaissance du vrai ; de mme dans le Lviathan, chap. IV, p. 28-29.

    26. The authors of rebellion [] must have in them these three qualities : 1. To be discontented themselves ; 2. to be men of mean jugement and capacity ; and 3. to be eloquent men or good orators (Elements of Law, II, XXVII, 12).

    27. Le rle quaccorde Hobbes lloquence dans son analyse des passions sociales tmoigne de la lecture, dcisive, quil a faite du livre II de la Rhtorique dAristote, ainsi que la montr L. Strauss. Mais si Hobbes y a puis de nombreux matriaux, il inscrit sa thorie dans un univers individualiste et concurrentiel o le pouvoir dun homme se dfinit partir dun monde quil doit vaincre, dans leffort pour dpasser autrui et persvrer dans son tre ; voir P.-F. Moreau, Hobbes : philosophie, science, religion, Paris, PUF (Philosophies), 1989, p. 38-39.

    19

  • Astrion, n 3, juillet 2005

    corps politique (pour mettre fin aux effets agonistiques des passions naturelles) que dans lanalyse des causes de sa dissolution (elles continuent rsister dans le corps politique, contre celui-ci). Or il est tout fait surprenant que les occurrences du terme montrent le contraire. Franois Tricaud observe que le mot de passion nappartient pas au fond authentiquement hobbesien de la pense de Hobbes 28. Les passions napparaissent prcisment pas l o on les attendrait. Ainsi, le chapitre VII de la premire partie des Elements of Law, o Hobbes touche de prs ce qui cause la guerre dans ltat de nature, est annonc au dernier paragraphe du chapitre VI comme devant traiter des passions, mais ce terme nest pas mme employ. Au chapitre IX, Hobbes examine les passions qui rsultent du plaisir et du dplaisir causs par les signes dhonneur et de dshonneur , plaant demble lensemble des passions dans le cadre conflictuel de la comparaison des puissances. Autrement dit, les passions sont dfinies partir de la prdominance de lune delles sur les autres : la gloire ou le dsir de gloire, qui engendre les conflits tout autant dans ltat de nature que dans ltat civil.

    De mme, la description des passions sociales et des plaisirs issus de la compagnie des autres hommes est entirement centre sur le dsir de gloire et sa satisfaction. Lintroduction du Citoyen, rsolument anti-aristotlicienne, affirme que le motif mme du pacte social est la recherche de lhonneur autant que des commodits : lexprience nous enseigne que toutes nos assembles, pour si libres quelles soient, ne se forment qu cause de la ncessit que nous avons les uns des autres, ou du dsir den tirer de la gloire . La distinction opre entre lutile et lagrable fait de ce dernier le but du pacte, accordant une primaut la gloire sur le calcul rationnel de lutile. La socit est, dit Hobbes, contracte volontairement, et lobjet de la volont apparat donc bon, cest--dire agrable, tous ceux qui y entrent. Or tout le plaisir de lme consiste en la gloire [gloria] (qui est une certaine bonne opinion quon a de soi-mme) ou se rapporte la gloire ; le plus grand plaisir, et la plus parfaite allgresse qui arrive lesprit, lui vient de ce quil en voit dautres au-dessous de soi, avec lesquels en se comparant, il a une occasion dentrer en bonne estime de

    28. Le vocabulaire de la passion , Hobbes et son vocabulaire, Y.-C. Zarka (dir.), Paris,

    Vrin, 1992, p. 154.

    20

  • Astrion, n 3, septembre 2005

    soi-mme 29. Seule la crainte dun mal venir peut contrebalancer cette concurrence malveillante30. Mais la description du divertissement et des dlices de la socit montre encore la prminence de la gloire et de lapptit des honneurs sur toutes les autres passions.

    Hobbes est donc loin dadopter une neutralit pistmologique pour dcrire la gense et la nature des passions : son analyse repose en ralit sur un postulat selon lequel les passions sont immdiatement lies des conflits ns de la rivalit au sujet des signes dhonneur. Les passions sont dtermines comme dangereuses, sources de conflits, et condamnes31. Franois Tricaud observe ainsi que la problmatique de la gloire refoule au second plan lanalyse des

    29. Le Citoyen, I, 2, p. 92, et 5, p. 95. Voir aussi Elements of Law, II, VIII, 3.

    Lorsquil analyse les causes de dissolution du corps politique imputables au souverain, Hobbes fait encore passer la gloire ou le dsir de gloire au premier plan. Chaque souverain a le droit dassurer sa conservation par tous les moyens qui sont en son pouvoir : faire la guerre, user de violence et de fraude. Mais la diffrence des conflits qui ont lieu dans ltat de nature entre les individus, et dont la cause est notamment la gloire, les guerres entreprises pour elles-mmes ou pour satisfaire lambition, la vanit ou le dsir de vengeance, sont proscrites. Dans les Elements of Law, laccent est mis sur la guerre dfensive, pour viter les guerres non ncessaires ou les guerres de conqutes de mme dans les Dialogues des Common-laws (p. 41).

    30. Selon A. O. Hirschman, The Passions and the Interests. Political Arguments for Capitalism before its Triumph, Princeton, Princeton University Press, 1977 (traduction de P. Andler, Les passions et les intrts. Justifications politiques du capitalisme avant son apoge, Paris, PUF, 1997), Hobbes dveloppe une stratgie de neutralisation rciproque des passions partir dune dichotomie prsente dans les passions elles-mmes : celles qui dterminent les hommes au conflit peuvent tre domptes par celles qui inclinent la paix. Toute la doctrine du contrat driverait ainsi de cette neutralisation, lordre politique tant aussi institu par un troisime terme, introduit entre les passions (destructrices) et la raison (impuissante) : lintrt, dont lavantage social et conomique, vient de ce quil rend les comportements humains constants et prvisibles. Cependant, Hobbes ne va pas jusqu considrer, comme le fera Mandeville, les passions comme des vices privs que lconomie de march moderne transforme en bienfaits publics . Les passions sont en effet dplores non seulement comme des vices privs, mais aussi comme des maux publics. Ainsi nont-elles, comme nous entendons le montrer ici, quun rle secondaire dans llaboration de lordre politique, et leur condamnation par Hobbes rend peut-tre impensable, dans le cadre de sa thorie, la dissolution de la rpublique.

    31. Cela ne lempche pas dexalter lensemble des passions en les comparant une course qui dfinirait la vie elle-mme. Voir Elements of Law (I, IX, 21 ; II, VI, 9, et VII, 1) et le dbut du chapitre XI du Lviathan.

    21

  • Astrion, n 3, juillet 2005

    passions simples, au profit des passions complexes et de leur composition. Le Lviathan nemploie pas le terme de passion pour les mouvements affectifs lmentaires, mais seulement pour leurs formes complexes ; et si Hobbes affirme au chapitre XIII que la crainte de la mort, le dsir des choses ncessaires une vie aise et lespoir dy parvenir par lindustrie poussent les hommes concevoir les moyens de sortir de ltat de nature, il nest pas pour autant prolixe sur ces passions amies de la raison. Bien au contraire, cest prcisment lorsquil dveloppe la ncessit de ltat, et lorsquil fait une thorie des passions comme prmisse essentielle de sa conception de ltat de nature, que le mot mme de passion tend disparatre : il se contente de constater la nocivit des passions naturelles de lhomme, considres dans leur ensemble. Franois Tricaud conclut ainsi que le terme de passion apparat lorsque Hobbes dfinit les passions complexes pour en faire un catalogue ou un trait des passions , non lorsquil faut construire la doctrine lmentaire de la passion, ni aux moments stratgiques de sa thorie politique, quand lanalyse des passions doit servir de prambule la doctrine de ltat de nature do dcoulera lessentiel de sa thorie politique.

    On peut observer la mme absence, ou le mme retrait des passions, si lon se livre lexamen comparatif des chapitres VIII de la seconde partie des Elements of Law et XII du Citoyen, avec le chapitre XXIX du Lviathan, chapitres exposant lautre limite de sa thorie politique : non plus la constitution des rpubliques, mais leur dissolution. Au fil des ouvrages, les causes de sdition issues dun dfaut de raisonnement ou des doctrines sditieuses prennent le pas sur les causes entirement passionnelles. Dans les Elements of Law, Hobbes dfinit en premier lieu des causes passionnelles. Trois choses concourent la sdition : le mcontentement, la prtention du droit comme justification du mcontentement et lesprance de parvenir ses fins. Le mcontentement est une douleur soit corporelle (mais elle ne dispose la rbellion que si cette douleur est future : la reprsentation de la douleur, plus que la douleur elle-mme, produit des effets rels), soit une tristesse desprit quprouvent ceux qui estiment, par ressentiment, navoir pas les honneurs quils mritent et la puissance qui leur serait due. La passion dterminant la rbellion est donc le mcontentement, qui vient de la crainte et de lambition ou du dsir de gloire. Les justifications rationnelles ne disposent pas la

    22

  • Astrion, n 3, septembre 2005

    rbellion mais nont pour fonction que de soutenir les causes passionnelles. Hobbes fait ensuite la liste des six doctrines sditieuses. Le Citoyen, quant lui, accorde la mme puissance aux passions et aux opinions sditieuses. Dans un tat o le peuple fait du tumulte , il faut considrer les doctrines et les affections contraires la paix, do les esprits des particuliers reoivent des dispositions sditieuses , ceux qui sollicitent prendre les armes, et enfin la manire dont se fait la rvolte. Hobbes lie les doctrines et les affections, et nexamine quensuite les causes proprement passionnelles, comme d autres maladies de lme (lambition, la passion de vengeance, lenvie et lesprance de vaincre) que lloquence des sditieux transforme en rbellion.

    Dans le Lviathan en revanche, les causes passionnelles semblent entirement vacues. Si Hobbes commence par affirmer que la rpublique est ncessairement voue la mort parce que rien de ce que fabriquent des mortels ne peut tre immortel, il ajoute que si les hommes avaient cet usage de la raison auquel ils prtendent, leurs rpubliques pourraient au moins tre mises labri du danger de prir de maladies internes 32. Dans cette perspective, il nest donc pas tonnant que les causes de dissolution des rpubliques se ramnent un dfaut de raisonnement plus qu la prminence de certaines passions anti-sociales33. Hobbes prend nanmoins le soin dcarter explicitement les passions : Par la nature mme de leur institution, [les rpubliques] sont conues pour vivre aussi longtemps que lhumanit, ou aussi longtemps que les lois de la nature ou que la justice elle-mme, de laquelle elles tirent leur vie. 34 Ce nest pas la matire de la rpublique, cest--dire la nature passionnelle des hommes, qui renferme la cause de la dissolution des socits civiles (la nature humaine nempche pas dinstituer une rpublique qui dure jamais) : cette cause procde des fabricants de la rpublique, qui lont mal btie35.

    32. Lviathan, chap. XXIX, p. 342. 33. Alors quelle tait en premire place dans le Corps politique, lambition des

    hommes populaires napparat prsent quen treizime position, et en seizime celle du souverain qui prouve un dsir insatiable dtendre son empire.

    34. Lviathan, chap. XXIX, p. 342. 35. Ibid., chap. XXX, p. 359.

    23

  • Astrion, n 3, juillet 2005

    Si le nombre des doctrines sditieuses identifies par Hobbes reste stable (six), en revanche, la liste des causes de dissolution de la rpublique augmente considrablement entre 1640 et 1651. La question des opinions sditieuses semble donc relativise. Nanmoins, ce qui tait auparavant imput aux passions lest dsormais la raison ou un dfaut de raisonnement, spar de toute cause passionnelle. Mme les passions religieuses sont traites partir de la raison, comme des doctrines errones (tandis quil ny en a quune seule dans les Elements of Law, elles passent au nombre de trois dans Le Citoyen et le Lviathan). Le chapitre XXIX du Lviathan ne parle mme plus de lloquence, cet art de susciter et de manier les passions, alors quelle jouait un rle moteur dans les deux ouvrages prcdents. Dans le mme sens, au chapitre XXVII, les causes de la dsobissance des sujets aux lois civiles ne sont pas passionnelles, ou ne le sont que secondairement : Hobbes impute dabord au sditieux un dfaut de comprhension (une ignorance de la loi et des peines) et un dfaut de raisonnement (une opinion errone). Vanit, haine, concupiscence, ambition et convoitise ne viennent quensuite. Concluons que malgr sa condamnation des passions, ou peut-tre cause de celle-ci, Hobbes ne fait pas des passions la cause des sditions et de la dissolution du corps politique.

    Observons encore quelques points allant dans ce sens. Tandis que les Elements of Law et Le Citoyen commenaient la liste de doctrines sditieuses par la question de la conscience individuelle (le jugement priv touchant le bien et le mal), le Lviathan louvre par celle du pouvoir souverain, qui doit tre absolu et tre considr comme tel par les sujets, comme si le tout de la rpublique et sa forme primaient sur les parties qui la constituent. La dissolution du corps politique est dsormais pense comme une machine qui se dfait, avant dtre pense par les sujets qui la dfont. De mme, le Lviathan cesse de distinguer les dispositions internes de sujets la rbellion et la cause motrice extrieure qui la provoque. Il semble donc que cest lensemble de la rpublique, le tout de ltat et de la socit civile, qui peut contenir ou supprimer les germes de sa propre dissolution, et plus prcisment, le pouvoir que sattribue ou non le souverain. Lunit du corps politique repose prsent sur lunion rationnelle des sujets et lunit de la puissance souveraine, cest--dire son absoluit. L o, dans les Elements of Law et dans Le Citoyen, le peuple, ou plutt

    24

  • Astrion, n 3, septembre 2005

    la multitude divise par ses passions individuelles, est au premier plan (ses passions sont causes de la dissolution du lien civil, son obissance garantit en revanche le pouvoir du souverain), il passe au second plan dans le Lviathan : lunit de la rpublique tient la forme absolue du pouvoir souverain, cest--dire au pouvoir que ce dernier peut rellement exercer, pouvoir qui lui est confr ds son institution et dont il ne doit pas se dpartir, faute de quoi il ne pourrait plus assurer la protection des sujets. Les passions prsentes dans les individus, et susceptibles de dtruire le corps politique, ne sont plus examines.

    La rupture radicale entre ltat de nature et ltat civil que Spinoza identifiait chez Hobbes se fonde ainsi sur la mise lcart des passions dans la thorie politique hobbesienne : la conservation du corps politique doit en effet tre assure par autre chose que les passions. Certes, les mmes passions sont prsentes de ltat de nature ltat social, et le retour ltat de nature est pour Hobbes un danger qui nest jamais cart proprement parler les passions ne sont jamais supprimes. On observe en ce sens une continuation de ltat de nature dans ltat civil travers le jeu agonistique des passions : la condition humaine demeure la mme. Lartificialisme de Hobbes doit en ce sens tre nuanc. Si en 1651, la thorie de la personne artificielle vite le recours au vocabulaire du corps politique dans la gnration de la rpublique pour marquer la diffrence davec le corps naturel36, il nen demeure pas moins que la nature de lhomme artificiel dpend des invariants de la nature humaine, du droit et des lois naturels tout de mme que lessence de la souverainet ne dpend pas des volonts humaines. Le point de vue adopt par Hobbes dans le Lviathan, la diffrence des ouvrages antrieurs, exclut les passions prcisment parce quelles constituent ces invariants de la nature humaine qui nempchent pas dinstituer un tat qui dure jamais du moins dans lintention de ses artisans , dont les passions sont la matire mme. Autrement dit, les passions ne sont plus incriminer comme obstacle ldification dun ordre politique ds lors que lon dispose de la nouvelle science civile, qui permet dtablir et de conserver une paix civile sans que le jeu agonistique des passions se 36. Ce qui nempche pas Hobbes de recourir davantage quen 1640 la comparaison

    de lhomme artificiel avec lhomme naturel mais prcisment en dehors des moments o est pense la gnration de la rpublique.

    25

  • Astrion, n 3, juillet 2005

    dresse comme obstacle cette paix. Il sagit dsormais, bien davantage que dagir sur linvariant des passions, dagir sur les doctrines sditieuses, car il est tout la fois plus facile et plus urgent de transformer les opinions que les passions. On peut donc rapporter la mise lcart des passions et limportance grandissante accorde aux doctrines sditieuses dans lanalyse des causes de la dissolution de la rpublique ce souci de transformer les opinions plus que les passions.

    Mais ce point de vue revient par contrecoup rduire considrablement le rle des passions dans la constitution et le fonctionnement du corps politique, alors quelles sont paradoxalement dterminantes dans les causes qui transforment ltat de nature en tat de guerre. Hobbes se contente de les dplorer. Ainsi en va-t-il du rle des passions dans les chtiments. Le droit de punir du souverain ne doit pas avoir pour effet la crainte des sanctions de la part des sujets : les chtiments doivent disposer la volont des hommes lobissance37, qui devient un acte rationnel issu du consentement des sujets au pouvoir du souverain. Ce dernier ne peut gouverner par la crainte ou par la seule menace de la force, comme laffirme Hobbes dans le Behemoth : Si les hommes ne connaissent pas leur devoir, quest-ce qui peut les forcer obir aux lois ? Une arme, direz-vous. Mais quest-ce qui forcera larme ? 38 La constitution comme le maintien du corps politique supposent le consentement des sujets au pouvoir et lautorit souveraine, ils font appel leur raison et au calcul dintrt, non leurs passions.

    Lanalyse du rle des passions chez le souverain le confirme. Le meilleur moyen dchapper la tyrannie consiste en effet viter la rbellion des sujets, non en limitant lautorit du souverain, mais en la rendant absolue. Supprimer toute limite son autorit permet de dlivrer le souverain des passions telles que la mfiance, la crainte ou la rivalit, qui engendrent la tyrannie, et de rduire par l mme chez les sujets les passions funestes au corps politique. Hobbes nexclut pas que le souverain puisse lui-mme tre la cause de la dissolution du corps politique, lorsquil renonce a une partie de son droit contre ce quenseigne la raison. Comme lobserve Franck Lessay39, Hobbes 37. Lviathan, chap. XXVIII, p. 331. 38. Cit par F. Lessay, Souverainet et lgitimit chez Hobbes, Paris, PUF, 1988, p. 189. 39. Ibid., p. 205.

    26

  • Astrion, n 3, septembre 2005

    pense une proportion directe entre la puissance et la rationalit de la souverainet : plus le souverain est puissant, moins son mode de gouvernement est passionnel ; plus il agit rationnellement, moins les sujets ont de raisons de le craindre. Il sagit l, somme toute, dune catharsis des passions40. La rationalit du mode de gouvernement assure la lgitimit de la souverainet, elle cre une situation de consentement universel 41 : ladhsion des citoyens aux lois de la cit ne repose pas sur des mcanismes passionnels, mais sur leur mise lcart. Les passions doivent donc en ralit tre vacues du corps politique : lorsque Hobbes procde leur analyse dans le cadre de sa thorie politique, il a toujours en vue de dfinir les dispositifs permettant de les supprimer, aussi bien chez les sujets que chez le souverain.

    Hobbes opre ainsi deux dplacements : il rduit dune part,

    40. R. Polin, Hobbes, Dieu et les hommes, Paris, PUF, 1981, p. 229. Certes, lopposition

    entre passion et raison est toujours relativiser chez Hobbes, mme sil lui arrive de les opposer directement : dans la mesure o une volont nest autre chose quun dsir ou une aversion qui la emport dans la dlibration, celui qui gouverne selon la raison demeure tout autant dtermin par ses affects ou par ses apptits que celui qui gouverne selon ses passions. Il ne sagit donc pas tant dassurer la victoire de la raison sur la passion, que de dterminer les conditions dans lesquelles les apptits du souverain engendrent des dcisions conformes lintrt commun, cest--dire produisent des effets conformes la science civile. La rationalit du mode de gouvernement ne consiste pas exclure toute forme dapptit ou daffect chez le souverain cela est impossible , mais faire en sorte que ces apptits ne soient pas dtermins comme des passions directement opposes la paix civile. Autrement dit, il sagit bien de produire les conditions dans lesquelles les rsultats des dlibrations seront conformes la raison, cest--dire aux conclusions que celle-ci a dgages sous forme dune science civile. Ainsi Hobbes distingue-t-il les trois formes de gouvernement selon quelles sont plus ou moins aptes procurer au peuple la paix et la scurit : un monarque peut tre attentif, dans sa personnalit politique, favoriser lintrt commun, il est nanmoins plus attentif encore, en tout cas pas moins, favoriser son bien priv, celui de sa parent, de sa maison, de ses amis ; et en gnral, si lintrt public vient sopposer lintrt priv, il donne la prfrence celui-ci : les passions des hommes en effet, sont communment plus puissantes que leur raison . Lopposition entre passion et raison ainsi dgage naboutit pas, dans le texte de Hobbes, supprimer les apptits du souverain, mais les ordonner une forme de rationalit politique : Il sensuit que cest l o lintrt public et lintrt priv sont le plus troitement unis que lintrt public est le plus avantag (Lviathan, chap. XIX, p. 195).

    41. Lexpression est de F. Lessay, Souverainet absolue, souverainet lgitime , Thomas Hobbes, thorie de la science et politique, Y.-C. Zarka et F. Bernhardt (dir.), Paris, PUF, 1990, p. 275-287.

    27

  • Astrion, n 3, juillet 2005

    dans lanalyse du rle des passions dans la dissolution du corps politique, la diversit des passions la seule loquence ; dautre part, il fait passer les passions au second plan lorsquil analyse la constitution comme les causes de la dissolution du corps politique. Les passions sont peut-tre ce qui fait obstacle, dans ltat de nature, la constitution du corps politique ; mais une fois celui-ci cr, elles sont relgues au second plan, ne permettant ni dordonner le corps politique en recourant des mcanismes imaginaires dunification ou dadhsion passionnelle, comme le fait Spinoza, ni dexpliquer ce qui le dissout directement. Hobbes a donc tout la fois : un souci constant des passions, parce quelles font obstacle la constitution du corps politique : il les dplore en ce sens, mais cest justement parce quelles constituent lhorizon de toute sa thorie politique (comment viter la guerre civile en instituant un tat pour quil dure jamais ?) ; un silence surprenant sur le rle des passions non seulement dans le fonctionnement mme du corps politique (elles sont dplores, mais ne sont pas intgres comme ce qui peut produire lordre du corps politique), mais aussi dans lanalyse des causes de sa dissolution (alors quelles inclinent les hommes crer un ordre politique pour sortir de ltat de nature).

    2.3 Le tournant moral de la philosophie hobbesienne : la crainte et la gloire Dans La philosophie politique de Hobbes, Leo Strauss dfend la thse selon laquelle la thorie politique de Hobbes a un fondement moral. Elle reposerait dune part sur lidentification de lapptit naturel, drgl ou du moins irrationnel, la vanit, au dsir de gloire ; dautre part sur la crainte de la mort, origine passionnelle de la conscience de soi et de la raison naturelle, plus que sur le dsir de conserver sa vie la crainte de la mort venant contrer les effets conflictuels de la vanit et rendant ainsi possible linstitution de la rpublique. Cette interprtation de la philosophie politique de Hobbes semble difficile maintenir ds lors que lon se penche sur la gense et sur la place des passions dans linstitution comme dans la dissolution du corps politique.

    28

  • Astrion, n 3, septembre 2005

    Leo Strauss identifie en effet lapptit naturel la vanit en soulignant que le caractre infini de lapptit humain ne saurait tre driv des perceptions ou des impressions sensibles, comme cest le cas chez les animaux : lorigine de lapptit naturel humain nest donc pas la sensibilit, qui sexplique de manire mcaniste ou naturaliste, mais la vanit, qui est une prmisse dordre moral. Lhomme dsire spontanment et continment le pouvoir (p. 28), et cette aspiration premire et illimite au pouvoir ne peut tre quirrationnelle, elle vient des profondeurs de lhomme lui-mme (p. 30). Du coup, selon Leo Strauss, la vanit (ou la fausse gloire, quil identifie la gloire l o Hobbes les distingue42) occupe une place particulire dans lanalyse des passions complexes partir de laquelle Hobbes tablit les fondements de sa thorie politique : tant une aspiration lhonneur, la prminence sur autrui et la reconnaissance de celle-ci, la vanit distingue lhomme de lanimal et investit toutes les passions43. Toutes les formes de passions complexes drivent dun sentiment de supriorit ou dinfriorit, de laspiration la prminence et la reconnaissance de celle-ci, cest--dire de la vanit ou de la gloire. Cest dailleurs prcisment parce que toutes les passions se ramnent la vanit et que leur puissance transforme ltat de nature en tat de guerre, quil faut riger un Lviathan, par rfrence au chapitre XLI du Livre de Job : celui-ci dsigne prcisment le roi des orgueilleux 44 ce nest donc pas le pouvoir comme tel qui permet de comparer ltat au Lviathan, mais le pouvoir qui subordonne les orgueilleux. Linstitution de la rpublique et la puissance de ltat sont justifies par le primat de la vanit sur les autres passions, ou par lassimilation de toutes les passions la passion de la prminence et de sa reconnaissance par autrui.

    Le second lment constitutif de lanthropologie hobbesienne est

    42. Elements of Law, I, IX, 1 ; Lviathan, chap. VI, p. 53. 43. L. Strauss observe ainsi que la folie, dfinie par le fait dprouver lgard dune

    chose quelconque des passions plus fortes et plus vhmentes quon en voit gnralement chez les autres hommes, nous claire sur la nature des passions. Il est remarquable ce titre que Hobbes la pense comme un effet de la vanit ou de son contraire, labattement. La cause de la folie est en effet soit ce degr lev de vaine gloire qui est communment nomm orgueil ou suffisance, soit un profond abattement (Lviathan, chap. VIII, p. 70). Non guides, les passions sont pour la plus grande part pure folie (ibid., p. 72).

    44. Lviathan, chap. XXVIII, p. 340.

    29

  • Astrion, n 3, juillet 2005

    le principe de conservation de soi, prouv de manire passionnelle comme crainte de la mort violente crainte do seront drivs le droit et la loi naturels. Leo Strauss dduit du primat de la vanit sur les autres passions lide que les hommes vivent dans limaginaire : la vanit consiste se glorifier par des signes de puissance et par la reconnaissance quen fait autrui, ou reconnaissance quon simagine lorsquil sagit de vaine gloire. Or il sagit principalement de vaine gloire puisque dans ltat de nature, on veut non pas tuer lautre mais le dominer. Par une interprtation quasi hglienne des conflits passionnels luvre dans ltat de nature, Leo Strauss montre que les hommes vaniteux veulent tre reconnus dans leur gloire par les autres, se sentent mpriss, ont donc une volont de nuire autrui et de se venger45. La haine engendre alors le combat dans lequel apparat la crainte de la mort violente, cest--dire la conscience mme de la mort46.

    La crainte de la mort violente se prsente comme la passion menant la raison ; elle est, selon Leo Strauss, prrationnelle mais rationnelle dans ses effets : plus que le principe rationnel de conservation de soi, elle est la racine de tout droit et de toute morale (p. 39). Cette dernire a pour critre lintention juste, cest--dire lobissance aux lois par crainte non de la punition, mais de la mort (cest--dire, selon Strauss, par intime conviction, comme sil accomplissait derechef en lui-mme la fondation de ltat , p. 49), par laquelle seule lhomme peut saffranchir de la vanit47. Le mouvement

    45. L. Strauss voit ici la gense de la relation matre-esclave (La philosophie politique,

    p. 44). 46. Les hommes nont en effet pas spontanment peur de la mort, car ils nen ont pas

    conscience : la preuve en serait que Hobbes ne mentionne pas la mdecine, comme le font Descartes et Spinoza, lorsquil pense les conditions dans lesquelles les hommes pourraient bien vivre.

    47. L. Strauss conclut : Ainsi, ce qui est au fondement de la philosophie politique de Hobbes, ce nest pas lopposition naturaliste entre, dune part, la convoitise animale indiffrente la morale (ou laspiration humaine au pouvoir, indiffrente la morale) et, dautre part, laspiration la conservation de soi, indiffrente la morale, mais lopposition morale et humaniste entre la vanit fondamentalement injuste et la crainte fondamentalement juste de la mort violente (p. 52). L. Strauss affirme que Hobbes nest jamais parvenu justifier sa thse fondamentale, parce qu il na pu se rsoudre prendre pour point de dpart la rduction explicite de lapptit naturel de lhomme la vanit , cest--dire la mchancet. Il ajoute : Il nous est impossible de fournir ici la preuve de ce que nous avanons , rservant cette preuve pour plus tard. L. Strauss en conclut

    30

  • Astrion, n 3, septembre 2005

    de lanalyse straussienne part donc du primat de la vanit, passion immorale, sur toutes les autres passions, pour aboutir son viction par la conscience de la mort violente. Fondation de la morale et fondation de la politique convergent vers un mme but : surmonter la vanit ou la mchancet originaire de lhomme.

    Il nous semble que si Hobbes rduit en effet les passions la vanit et au dsir de gloire, ou les range toutes sous la prdominance de celles-ci, il na de cesse de les condamner et de les relguer au second plan : elles ne sont ni au fondement de la politique, ni ce qui produit en permanence son fonctionnement, ni ce qui cause sa dissolution. Sil est certain que la vanit, ou le caractre infini de lapptit humain, nest pas caus par la masse infinie des impressions externes, cela ne signifie pas pour autant que lhomme dsire spontanment infiniment : Hobbes fournit en effet les lments dune analyse gntique de ce caractre illimit du dsir, qui nest donc pas un postulat, mais la consquence non mcanique dlments plus fondamentaux prsents en lhomme.

    Hobbes dfinit la gloire comme une passion par laquelle un homme contemple avec satisfaction sa propre puissance. On peut en comprendre la gense en procdant lanalyse du concept de puissance. Tandis que le chapitre X du Lviathan construit une dfinition neutre de celle-ci ( Le pouvoir dun homme (pris universellement) est lensemble des moyens dont il dispose effectivement pour obtenir un bien apparent futur ), le dbut du chapitre XI transforme la recherche du pouvoir en course effrne et en concurrence universelle, avant daboutir sur ltat de guerre dcrit au chapitre XIII. Cette dfinition initiale de la puissance (potentia) porte sur les moyens dont dispose un individu pour parvenir ses fins, indpendamment de la puissance des autres individus. Si lon sen tenait cette recherche, le dsir de puissance nengendrerait ni la rivalit et la gloire, ni la concurrence sans frein entre les hommes : les conflits pourraient porter sur lappropriation de biens en quantit limite, mais ils cesseraient ds lors que chacun disposerait de ce qui est ncessaire lentretien de son mouvement vital. Or Hobbes

    nanmoins : La philosophie politique de Hobbes ne repose pas sur lillusion dune moralit amorale, mais sur une nouvelle moralit, ou, pour le dire sans trahir lintention de Hobbes, sur une nouvelle fondation de la morale, morale une et ternelle (p. 35).

    31

  • Astrion, n 3, juillet 2005

    spcifie immdiatement son concept de puissance en incluant prcisment la prsence dautrui, prsence qui va orienter le dsir de puissance vers des fins qui ne se limitent pas la simple conservation du mouvement vital.

    Le concept de puissance recouvre en effet deux ralits : la puissance naturelle, constitue par la prminence des facults du corps ou de lesprit (force, prudence, beaut, arts, loquence, libralit, noblesse, ports un degr exceptionnel), et la puissance instrumentale ou lensemble des moyens de reproduire la puissance naturelle48. Comme tout vivant dou de mouvement animal, lhomme use de ses capacits pour satisfaire ses apptits, mais la diffrence des animaux, la puissance instrumentale dont il jouit transforme la puissance en instrument de sa propre reproduction : la distinction de la puissance naturelle et de la puissance instrumentale indique la gense du passage lillimit du dsir humain, inaugurant un mouvement sans trve o lobjet du dsir devient la puissance elle-mme49. La comparaison des puissances, qui seule permet dvaluer la puissance relle dun homme par diffrentiation de celle des autres, engendre la puissance elle-mme. Les Elements of Law dfinissent aussi la puissance dans un cadre conflictuel o la comparaison et lingalit deviennent constitutives de la puissance elle-mme50. Mais tandis que la puissance dun individu y est mesure en partant dabord de lhonneur intrieur, puis en recourant lestimation publique et aux signes extrieurs qui la manifestent, le Lviathan dfinit demble la puissance par les signes dhonneur et de dshonneur, et non par lestimation prive quun homme fait de sa propre puissance. La gense du dsir de gloire et de lapptit illimit de puissance rside en ce sens dans une dynamique des signes et des reprsentations de la puissance, signes qui constituent la ralit de cette puissance. Lusage 48. Lviathan, chap. X, p. 81. 49. Ibid., chap. XI, p. 96. Jai analys ce point dans Individuation et

    individualisation : corps naturel, corps humain et corps politique chez Hobbes , Annales doctorales, Corps et individuation, n 1, sept. 1998.

    50. Elements of Law, I, VIII, 4 : Le pouvoir pris simplement nest autre chose que lexcs du pouvoir de lun sur le pouvoir dun autre [power simply is no more, but the excess of the power of one above that of another]. Cest parce que la puissance dun homme rsiste et entrave les effets de la puissance dun autre que la puissance est excs et engendre la rivalit, car des puissances gales qui sopposent, se dtruisent rciproquement ; et une telle opposition est appele conflit (ibid.).

    32

  • Astrion, n 3, septembre 2005

    des signes de puissance dtermine la valeur dun homme en fonction du prix que les autres lui reconnaissent51, et la course aux honneurs vise prcisment cumuler les signes de puissance.

    Remarquons que la puissance naturelle contient des lments acquis par lexprience ou relevant de lartifice : dune part, les hommes dsirent plus de puissance par crainte de lavenir, ce qui implique une conscience du temps et une forme danticipation et de calcul ; dautre part, seul lusage de signes linguistiques et corporels rend possibles les comparaisons et la rivalit entre les hommes. La vanit ou le dsir illimit de pouvoir supposent donc dans leur gnalogie lusage de signes, le calcul et la conscience du temps, qui ont leur source dans la curiosit52. En ce sens, la raison est dj prsente dans la dfinition universelle de la puissance, comme computatio du temps, addition et soustraction de moyens, ajustement des moyens aux fins vises. On ne saurait affirmer par consquent que la vanit, issue du dsir illimit de puissance, est foncirement irrationnelle : dans ltat de nature, les conflits issus du dsir de gloire rsultent dune anticipation par laquelle les individus calculent dans

    51. Les comparaisons sont des valuations qui dterminent le prix dun homme en

    fonction des signes dhonneur ou de puissance qui lui sont reconnus (ibid., I, VIII, 5). Lviathan, chap. X, p. 97 : Est honorable toute possession, action ou qualit, qui est la preuve ou le signe dun pouvoir. Ainsi, tre honor, aim ou craint, dominer ou avoir bonne fortune, sont des signes dhonneur, parce quils affirment une puissance suprieure celle dautrui. Les insignes, cottes darmes, titres honorifiques ou qualifications sont aussi des signes de puissance, mais en vertu de la volont du souverain.

    52. Lanxit de lavenir dispose senqurir des causes des choses : en effet cette connaissance rend lhomme dautant plus apte ordonner le prsent en vue de son plus grand avantage (Lviathan, chap. XI, p. 102). Sur le passage des marques aux signes linguistiques et la raison, voir P.-F. Moreau, Hobbes, p. 57-67. Notons que la crainte, qui pousse lhomme connatre les causes et entretient la curiosit, suppose dj sinon une capacit dlibrative ou calculatoire, du moins une conscience du temps prrationnelle, cest--dire une reprsentation du pass et une anticipation de lavenir partir de laquelle le calcul, donc la dlibration deviennent possibles. En outre, cest parce que les reprsentations du futur et de la mort sont dj prsentes dans le calcul des moyens dont on dispose, que la crainte de la mort prcde le dsir illimit de puissance, contrairement ce quaffirme L. Strauss. On peut donc en dduire dune part que la crainte nest pas un effet de la conscience de la mort violente rendue relle par le combat : elle prcde et engendre le combat lui-mme, dautre part que lapptit naturel ne saurait sidentifier laspiration spontane et irrationnelle au pouvoir sil constitue un caractre stable de la nature humaine, ce caractre nen reste pas moins driv.

    33

  • Astrion, n 3, juillet 2005

    le temps les moyens de leur propre conservation, chacun suivant sa raison afin dviter la mort53 or dans cet tat, il nest pas dautre moyen dassurer sa propre conservation quen prenant les devants, cest--dire en engageant une guerre prventive ou offensive. Ltat civil nest pas un tat rationnel sans passions, ni ltat de nature un tat passionnel sans raison. Lopposition relle entre les deux tats nest pas celle des passions et de la raison, mais celle des moyens, terme adquats ou inadquats, de conserver sa vie54.

    Le dsir de puissance apparat en ce sens comme une passion minemment sociale prsente ds ltat de nature, mais aussi comme leffet dune ncessit et dun calcul par lequel tout individu cherche augmenter sa propre puissance. En affirmant que la puissance nest quune quantit relative (lexcdent des capacits dun homme sur un autre), Hobbes introduit, comme lobserve Crawford B. Macpherson55, un postulat qui ntait pas prsent dans sa dfinition de lhomme comme mcanisme automoteur cherchant perptuer son mouvement vital. Mais si ce postulat nest pas contenu dans la conception strictement mcaniste de la puissance, il obit un calcul soumis une ncessit naturelle : tout individu doit accrotre sa puissance pour se maintenir en vie, la prsence dautrui induisant des effets et des calculs qui ne sauraient pour autant sinscrire dans un strict mcanisme.

    Notons enfin que cette rivalit constitutive de la puissance est universelle non seulement en ce quelle focalise lensemble des passions humaines, mais aussi en tant quelle affecte lensemble des hommes, mme si tous ny sont pas spontanment soumis. En effet, 53. [] et parce que ltat de lhomme [...] est un tat de guerre de chacun contre

    chacun, situation o chacun est gouvern par sa propre raison (Lviathan, chap. XIV, p. 129). Voir aussi chap. XIII, p. 123 ; Le Citoyen, I, 7, p. 96.

    54. Notons que cest prcisment parce que les passions sont des perturbations de lme, et parce quelles sont irrationnelles dans leurs effets, que Hobbes court-circuite la mthode rsolutive-compositive au profit dune mthode dobservation empirique de soi, dans lintroduction du Lviathan (p. 7) ; voir aussi Lviathan, chap. XXX, p. 365 et 374. Les passions brouillent la connaissance, claire et simple en elle-mme, que les hommes pourraient avoir des normes difies par la philosophie politique. La vanit est donc bien la passion qui empche la connaissance du cur humain et qui fait obstacle une anthropologie scientifique dont la mthode serait dmonstrative, avant de faire obstacle la politique.

    55. C. B. Macpherson, The Political Theory of Possessive Individualism, Oxford, Oxford University Press, 1962 ; traduction de M. Fuchs, La thorie politique de lindividualisme possessif de Hobbes Locke, Paris, Gallimard, 1971, p. 46.

    34

  • Astrion, n 3, septembre 2005

    Hobbes attribue les diffrences desprit des passions dont les objets se diffrencient (le dsir plus ou moins grand de pouvoir, de richesses, de savoir ou dhonneur), mais il ajoute aussitt quelles se ramnent toutes au seul dsir de puissance56. De mme, tous les biens sont des biens de puissance ou tous sy ramnent ; et tous sinscrivent dans le cadre dune rivalit avec autrui dans la mesure o ils constituent des moyens offensifs ou dfensifs lgard des autres hommes57. Si le dsir de puissance est universel, il ne lest pas de manire inne : Hobbes rpte plusieurs reprises que certains hommes modrs ne dsirent ni le pouvoir ni la gloire58. Mais il faut bien voir dans la recherche du pouvoir un moyen de conserver sa propre puissance, et dans lapptit de gloire le rsultat du dsir de puissance : La gloire [glory], la glorification intrieure ou triomphe de lesprit [triumph of the mind], est cette passion procdant de limagination ou de la conception de notre propre pouvoir que nous jugeons suprieur au pouvoir de celui qui lutte [contendeth] contre nous 59, ce qui correspond trs exactement la dfinition de la puissance comme excdent sur les capacits dautrui. linverse de Leo Strauss, il convient donc daffirmer que le dsir illimit de pouvoir nest pas un caractre inn de la nature humaine : ceux dont la nature incline la modration sont cependant contraints daccrotre leur puissance pour protger celle dont ils disposent dj, parce qu on ne peut rendre srs, sinon en en acqurant davantage, le pouvoir et les moyens dont dpend le bien-tre quon possde prsentement 60.

    Il faut enfin se garder de faire de la gloire et du dsir illimit de puissance une disposition immorale ou mchante de la nature

    56. Lviathan, chap. XIV, p. 69. 57. Ainsi, la richesse jointe la libralit est un pouvoir parce quelle procure des

    amis et des serviteurs ; la rputation de possder un pouvoir nous attache ceux qui ont besoin de protection ; une qualit quelconque qui fait quon est aim ou craint est un moyen de recevoir lassistance dun grand nombre ; le succs est un pouvoir parce quil procure la crainte ou la confiance dautrui (Lviathan, chap. X, p. 82).

    58. Elements of Law, XIV, 2-3 ; Le Citoyen, I, 4 ; Lviathan, chap. XIII, p. 122-123. 59. Elements of Law, IX, 1. 60. Lviathan, chap. XI, p. 96. De mme, dans la prface du Citoyen : [...] les

    personnes les plus modres seraient ncessairement obliges de se tenir toujours sur leurs gardes, de se dfier, de prvenir, de prendre leurs avantages, et duser de toute sorte de dfense (p. 72).

    35

  • Astrion, n 3, juillet 2005

    humaine. Hobbes lui-mme sen dfend explicitement dans la prface du Citoyen, affirmant que la mchancet nest autre chose que le dfaut de raison en un ge auquel elle a accoutum de venir aux hommes, par un instinct de la nature, qui doit tre alors cultive par la discipline 61. Pour le dire autrement, les passions naturelles ne sauraient tre la cause de la mchancet des hommes, celle-ci ntant quun dfaut ou un mauvais usage de la raison acquise par lexprience et par la connaissance. Si la vanit, ou le dsir de puissance et de gloire, sexplique de manire gnalogique et ne se retrouve pas de manire inne chez tous les hommes, et si les passions ne sont pas naturellement mauvaises, il devient alors difficile de soutenir que le fondement de la philosophie politique hobbesienne est moral mais cela nempche peut-tre pas daffirmer que cette philosophie devient morale ds lors que les passions sont simplement condamnes, dplores et relgues au second plan lintrieur de la thorie politique, comme un obstacle non surmont.

    3. De la rsistance la sdition chez Spinoza Comme Hobbes, Spinoza soutient que le plus grand danger pour ltat vient toujours des citoyens qui le composent. Plebs, vulgus et multitudo semblent rservs, ainsi que lobserve tienne Balibar62, laspect antagoniste et destructeur de la vie sociale, et le corps politique court toujours le risque que le pouvoir souverain passe la masse de la population, changement qui est le plus grand possible et par l trs prilleux 63. Constitue dans un rapport conflictuel avec le 61. Le Citoyen, prface, p. 73. Pour F. Tricaud, il est malais de dcider si les

    hommes sentretuent parce quils sont mchants (plus prcisment : parce que certains dentre eux sont mchants), ou parce que leur situation naturelle les oblige voir en tout homme un ennemi possible ; il penche ensuite pour la seconde hypothse : le chapitre XIII du Lviathan montrerait que la situation propre ltat de nature, et non une nature humaine mchante, contraint tout homme considrer les autres comme ses ennemis. Voir Le roman philosophique de lhumanit chez Hobbes et chez Locke , Archives de philosophie, t. LV, oct.-dc. 1992, p. 631-643.

    62. . Balibar, La crainte des masses. Politique et philosophie avant et aprs Marx, Paris, Galile, 1997, Spinoza, lanti-Orwell. La crainte des masses , p. 58-59.

    63. Trait politique, op. cit., VII, 25. Voir aussi IX, 14 ; Trait thologico-politique, J. Lagre et P.-F. Moreau (trad.), Paris, PUF, 1999, chap. XVI, p. 280, et chap. XVIII,

    36

  • Astrion, n 3, septembre 2005

    droit absolu du souverain, la foule apparat en ce sens moins comme une entit part entire que comme la manifestation de passions collectives toujours susceptibles de dtruire le corps politique. Pour autant, et linverse de Hobbes, Spinoza ne relgue jamais les passions au second plan de sa philosophie politique, ni ne pense cette dernire comme le moyen de les supprimer. Bien au contraire, leur considration affecte le contenu des concepts centraux de sa thorie, non seulement lorsquil pense la constitution du corps politique, mais aussi lorsquil dtermine les causes de sa dissolution et cest prcisment en tant quelles rsistent au corps politique que les passions jouent un rle essentiel.

    3.1 Les passions du politique Spinoza dfinit deux groupes de passions dont les effets sont manifestes tant avant le pacte, quune fois ce dernier conclu. Si ces passions constituent toutes des caractres stables ou rcurrents de la nature humaine, elles se distinguent en ce que certaines sont des passions lmentaires constitutives de lindividualit, mais ne rsistant pas ncessairement au pacte, ni au corps politique, tandis que dautres rsistent directement et continuellement lintrieur du corps politique, contre celui-ci. Ainsi en tmoigne la dfinition du concept de droit naturel, et la possibilit de son alination par un contrat. Spinoza dfinit le contrat et le transfert du droit naturel des individus au profit du souverain au chapitre XVI du Trait thologico-politique, pour affirmer ds le chapitre XVII que ce transfert nest ni ncessaire ni possible : identifi la puissance des individus, le droit naturel est inalinable ce qui explique par la suite labsence du concept de contrat dans le Trait politique. Cette question tant suffisamment connue, nous nous intresserons essentiellement ses consquences. Puisque jamais personne, en effet, ne pourra transfrer un autre sa puissance, et par consquent son droit, au point de cesser dtre un homme ; il ny aura jamais un pouvoir souverain tel quil puisse accomplir ce quil veut 64. Nul ne peut

    p. 603. Trait politique (traduction de C. Appuhn), chap. VI, 6.

    64. Trait thologico-politique, XVII, p. 535.

    37

  • Astrion, n 3, juillet 2005

    renoncer ses passions : la complexion dun individu est une particularisation des lois gnrales de la nature auxquelles il ne peut pas plus renoncer quil ne peut tre un empire dans un empire. Le transfert du droit naturel ou de la puissance est rendu impossible par leur contenu passionnel, qui est leffet ncessaire de dterminations naturelles.

    On peut donc observer un premier groupe passionnel qui, seul, ne suffit pas rendre invivable ltat de nature ni ne rsiste ncessairement au corps politique lintrieur de ce dernier certaines de ces passions saccordent dailleurs avec le pacte ou le favorisent (dsirer saffranchir de la crainte et vivre en scurit par exemple). De mme, le souverain commanderait en vain un sujet de har qui lattache un bienfait, daimer qui lui a caus du tort, de ne pas tre offens par des affronts, de ne pas dsirer dtre libr de la crainte et bien dautres choses qui suivent ncessairement des lois de la nature humaine 65. Un certain nombre de passions perdurent une fois le corps politique tabli, sans constituer ncessairement un danger pour ce dernier, moins que le souverain ne cherche les dtruire : il soulvera ncessairement la rvolte des sujets en portant atteinte leur individualit mme. Ces passions sont donc des effets ncessaires de lindividualit, elles constituent un foyer de rsistance ou de dfense contre les abus du pouvoir souverain.

    Cette forme de rsistance lmentaire au corps politique se retrouve non plus sous une forme passionnelle, mais dans lexercice mme de la raison. Celle-ci ne peut en effet renoncer la libert quelle possde de produire des ides adquates :

    Toutes les actions auxquelles nul ne peut tre incit ni par les promesses ni par les menaces, sont en dehors des voies de la Cit. Nul par exemple ne peut se dessaisir de sa facult de juger ; par quelles promesses ou par quelles menaces un homme pourrait-il tre amen croire que le tout nest pas plus grand que la partie, ou que Dieu nexiste pas, ou quun corps quil voit qui est fini est un tre infini ? Dune manire gnrale,

    65. Ibid., XVII, p. 535-537 ; voir aussi XVI, p. 511. P.-F. Moreau distingue ainsi un

    noyau passionnel de dfense lmentaire , et un noyau passionnel antipolitique , Spinoza, lexprience et lternit, Paris, PUF, 1994, p. 418-419.

    38

  • Astrion, n 3, septembre 2005

    comment pourrait-il tre amen croire ce qui est contraire ce quil sent ou pense ?66

    La dfense de la libert de penser et de parler, au chapitre XX du Trait thologico-politique, sappuie tantt sur le caractre ncessaire dune rsistance passionnelle au souverain qui interdirait certaines paroles67, tantt sur une rsistance tout aussi ncessaire, mais rationnelle : personne ne peut transfrer autrui son droit naturel, identifi cette fois-ci la facult de raisonner librement et de juger librement de toutes choses (p. 633)68. Si le souverain ne peut ter aux sujets leurs passions, il ne peut non plus supprimer la libert de juger, qui est vraiment une vertu et qui ne peut tre touffe (p. 643) ; au contraire, plus on prendra soin de leur ter la libert de parler, plus ils mettront dobstination rsister (p. 645) tels les hommes au caractre libre (p. 641, 645 et 647). Spinoza pense ainsi des droits inalinables qui relvent de lexercice de la raison mais aussi de la croyance, et, que ces droits relvent des passions ou de la raison, ils sinscrivent dans une conception non juridique de la rsistance aux pouvoirs.

    Un second groupe de passions apparat immdiatement, au chapitre XVI du Trait thologico-politique, aprs lidentification du

    66. Trait politique, III, 8. 67. Trait thologico-politique, XX, p. 637 : Mme les plus habiles, pour ne rien dire de

    la plbe, ne savent se taire ; dans le scolie de la proposition 2 dthique III, la libert de penser se fonde sur une conception de la libert excluant une dpendance des mouvements du corps aux volonts de lme. Elle rsulte l aussi dune impossibilit physique : la parole procde du corps, et comme les passions, elle dfinit la nature mme de lindividu celui-ci ne peut donc y renoncer. Voir Trait thologico-politique, XX, p. 635 ; thique, I, appendice, p. 89. Ces passions constituent une limite irrductible au droit du souverain dans la mesure o ce dernier ne peut [] jamais empcher que les hommes ne jugent de toutes choses selon leur propre complexion et ne soient dans cette mesure affects de telle ou telle passion (XX, p. 645), et les moyens de subjugation ne sauront rduire entirement la diversit des opinions et des croyances ; voir aussi Trait politique, I, 2, 4 et 5 ; II, 7 et 14 ; III, 6 ; V, 2 ; VI, 3. Mais les opinions qui dtruisent le pacte doivent tre prohibes (Trait thologico-politique, XX, p. 641).

    68. Voir aussi Trait politique, III, 8. Que ces ides soient adquates ou non, Spinoza pense une libert inalinable de penser, cest--dire une ncessit de conserver son jugement. Au 4 du chapitre VII du Trait politique, il montre que la confrontation des opinions, dans les assembles, permet peu peu aux individus dengendrer des ides adquates et de juger en consquence, donc de rendre plus rationnel le mode dexercice du pouvoir.

    39

  • Astrion, n 3, juillet 2005

    droit naturel au dsir ou la puissance. Ce groupe passionnel procde donc lui aussi du droit naturel, mais il produit des effets diffrents en ce quil constitue un obstacle direct, permanent et invitable au pacte social comme au corps politique, ainsi qu la raison. Spinoza voque ces passions dabord brivement au chapitre XVI : la haine, la colre, la tromperie, la rivalit, la vengeance ou les conflits ; puis, de manire plus dtaille au chapitre XVII : Tous, gouvernants et gouverns, sont des hommes, savoir des tres enclins prfrer le plaisir au travail ; tous font partie de la multitude, qui, guide par les seuls affects , se laisse trs facilement corrompre par le luxe et lavidit ; chacun veut tout rgler selon sa propre complexion [ex suo ingenio] []. Par vaine gloire, il mprise ses gaux et ne supporte pas dtre dirig par eux (p. 541). Spinoza voque la jalousie, le dsir de nouveaut et la colre, passions qui contreviennent tant au libre exercice de la raison69 quau maintien dune vie conforme celle-ci, rgle par des lois communes. Les effets de ces passions sont dailleurs trs proches de ceux dcrits par Hobbes : Lon na jamais pu empcher que ltat ne doive sa perte ses citoyens plus encore qu ses ennemis, et que ses dtenteurs ne craignent plus les premiers que les seconds (p. 541)70. Ces passions opposent directement et irrductiblement chaque individu au corps politique tout entier, et si Spinoza les traite tantt comme des vices71, il ne les dplore pas la manire de Hobbes mais les conoit comme des effets ncessaires auxquels les institutions politiques doivent opposer dautres passions.

    Enfin, certaines passions sociales occupent une place particulire. Ainsi, le souverain qui voudrait rduire ou dtruire des droits inalinables produirait ncessairement lindignation (indignatio) des sujets. Celle-ci est voque plusieurs reprises dans le Trait politique72 et a t auparavant dfinie dans le scolie de la proposition 22 de la troisime partie de lthique comme la haine envers celui qui a fait du mal autrui . Spinoza d