Associes Contre Le Crime - Le Crime Est - Christie,Agatha

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Associes Contre Le Crime

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AGATHA CHRISTIE

ASSOCIÉSCONTRE LE

CRIME

Suivi de

LE CRIME EST

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NOTRE AFFAIRE(PARTNERS IN CRIME)

Traduit de l’anglais par Claire Durivaux

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LIBRAIRIE DESCHAMPS-ÉLYSÉES

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I Une fée dansl’appartement(A Fairy in the

Flat)

Enfouie dans une confortable

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bergère, Mrs Thomas Beresfordcontemplait obstinément le bâtiment quilui faisait face, de l’autre côté de la rue.

— Si seulement il arrivait quelquechose ! fit-elle avec élan.

Son mari leva sur elle un regarddésapprobateur.

— Tuppence, attention ! Cette soif desensations vulgaires devientpositivement inquiétante.

Tuppence soupira et récita enfermant les yeux :

— Tommy et Tuppence se marièrentet vécurent heureux à tout jamais. Sixans plus tard, ils vivaient encore heureuxà tout jamais… Comme la réalité estdifférente de ce que l’on imagine !

— C’est profond, mon cœur, mais

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pas original du tout. D’éminents poèteset des théologiens encore plus éminentsont exprimé avec – si je peux mepermettre – infiniment plus de talent toutce que vous venez de dire…

— Il y a six ans, j’avais cru qu’avecassez d’argent pour acheter tout ce quime passait par la tête et vous commemari, ma vie ne serait qu’une longuemélodie comme disent ces poètes quevous semblez si bien connaître.

— Est-ce moi ou l’argent qui vous ablasée si vite, mon amour ?

— Blasée n’est pas exactement lemot. Je me suis seulement habituée àmon bonheur.

— Pensez-vous que je devrais vous

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négliger un peu ? Emmener d’autresfemmes dans des boîtes de nuit, parexemple ?

— Inutile. Vous m’y rencontreriezaccompagnée d’autres hommes. Et jesaurais parfaitement que vousn’appréciez pas la compagnie de cesfemmes, alors que de votre côté, vous neseriez jamais certain de monindifférence envers mes chevaliersservants. Les femmes sont tellement plusexigeantes dans leur choix.

— Ce n’est que dans le domaine dela modestie que les hommes remportentla palme… Sérieusement, qu’est-ce quine va pas, Tuppence ?

— Je ne sais pas. Je désire tant quequelque chose arrive ! Quelque chose de

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sensationnel ! Rappelez-vous, Tommy,quand nous poursuivions des espionsallemands ! Bien sûr, je sais qu’àprésent vous faites encore plus ou moinspartie du Service Secret, mais cela neconsiste plus qu’en un travail de bureau.

— Vous aimeriez me voir partir pourles régions connues de la Russie déguiséen contrebandier bolchevique oum’engager dans quelque autre aventurede ce genre ?

— Cela ne servirait à rien puisque jene serais pas autorisée à vousaccompagner et c’est moi qui aidésespérément besoin d’activité !

— N’avez-vous jamais pensé auxtravaux ménagers ?

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— Vingt minutes de travail chaquematin suffisent à maintenir la réputationd’une maîtresse de maison. Avez-vousquelque motif de plainte à ce sujet ?

— La façon dont vous tenez votreménage est si parfaite qu’elle en devientpresque banale, Tuppence.

— J’aime votre gratitude !Après un moment de silence, elle

reprit :— Vous, naturellement, vous avez

vos occupations professionnelles, maiscependant, Tommy, n’éprouvez-vous pasle secret désir qu’un événement imprévuse produise ?

— Non. Tout au moins, je ne le croispas. Un événement imprévu peut très

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bien ne pas être agréable du tout !— Comme les hommes sont terre à

terre ! soupira Tuppence. Vous n’avezdonc aucun soupçon de romantisme ?

— Quel livre venez-vous de lire,Tuppence ?

— Imaginez un peu : nous entendonsun coup violent frappé à la porte et nousouvrons pour voir un homme morts’avancer en titubant.

— S’il est mort, il ne pourra avancerni en titubant ni autrement.

— Vous faites semblant de ne pas mecomprendre. Ils titubent toujours justeavant de mourir et s’écroulent à vospieds, en laissant échapper quelquesmots énigmatiques : « Le Léopardmadré » par exemple.

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— Je conseille généralement, dansce cas, la lecture de Schopenhauer ou deKant.

— Une aventure de cette sorte noussortirait de notre mortelle routine. Celavaut de toute manière mieux qu’un désirromanesque ou sentimental. Toutefois, jedois avouer que cela se produit aussiparfois. Je rêve que je pourraisrencontrer un homme, un hommevraiment séduisant…

— Vous m’avez rencontré moi,n’est-ce pas suffisant ?

— Un homme grand, mince etbronzé. Terriblement fort. Le genre demâle qui peut attraper des chevaux aulasso… Je voudrais qu’il tombe

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éperdument amoureux de moi. Bien sûr,je le repousserais et resterais fidèle àmes engagements mais mon cœur battraitsecrètement pour lui.

— Eh bien ! pour ma part, jesouhaite souvent rencontrer une fillemerveilleuse avec des cheveux couleurde blé mûr, qui tomberait amoureuse demoi. Seulement, je ne crois pas que je larepousserais…

— C’est très vilain !— Que se passe-t-il, Tuppence ?

Vous n’avez jamais tenu de tels propos,auparavant ?

— Vous savez, c’est très dangereuxd’avoir tout ce qu’on désire et tropd’argent à sa disposition. Bien sûr, il y atoujours les chapeaux.

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— Vous en avez déjà au moinsquarante et ils se ressemblent tous.

— C’est toujours ainsi avec leschapeaux. Ils ne diffèrent les uns desautres que par de légers détails. J’en aivu un assez joli chez Violette, ce matin.

— Si vous n’avez rien de mieux àfaire que d’aller acheter des chapeaux…

— Exactement. Je n’ai rien d’autre àfaire ! Oh ! Tommy, je désire tellementque quelque chose d’intéressant seproduise ! Si seulement nous pouvionsrencontrer une fée…

— Tiens ! Il est curieux que vousdisiez cela.

Il ouvrit un tiroir de la table detravail et en sortit une photo qu’il tendit.

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— Oh ! s’exclama-t-elle. Vous lesavez fait développer. Est-ce celle qu’ona prise dans cette pièce ? La vôtre ou lamienne ?

— La mienne. La vôtre n’a riendonné. Vous l’avez sous-exposée,comme d’habitude.

— Cela doit vous plaire de constaterqu’il y a une chose pour laquelle vousêtes plus doué que moi.

— Remarque dangereuse, mais jel’oublie pour le moment. Je tenais àvous montrer ceci.

Il lui indiqua une petite tache blanchedans le coin du cliché.

— C’est un défaut du film ?— Pas du tout. Ceci, Tuppence, est

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une fée.— Ne dites pas de bêtises !— Voyez vous-même.Il lui tendit une loupe et la jeune

femme étudia longuement la marque qui,grossie, pouvait passer pour uneminuscule créature ailée.

— Elle a des ailes ! s’exclamaTuppence. Une vraie fée de chez nous !Oh ! Tommy, pensez-vous qu’elle vaexaucer nos vœux ?

— Vous le saurez bientôt. Vous avezassez désiré tout l’après-midi quequelque chose arrive.

À ce moment, la porte s’ouvrit et ungrand garçon de quinze ans, qui semblaithésiter entre le rôle de maître d’hôtel etcelui de groom, s’enquit avec une

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magnifique dignité :— Madame est-elle chez elle ? La

sonnette de la porte d’entrée vient justede retentir.

— Je souhaiterais qu’Albert n’aillepas si souvent au cinéma, soupiraTuppence après avoir réponduaffirmativement et que le garçon se futretiré. Il copie les maîtres d’hôtel degrande maison à présent ! Dieu merci, jel’ai convaincu de ne pas demander auxvisiteurs leurs cartes pour me lesapporter sur un plateau d’argent !

La porte se rouvrit et Albertannonça : « Mr Carter ! » comme s’ils’agissait d’une Altesse royale.

— Le Patron ? marmonna Tommy

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étonné.Tuppence se leva d’un bond avec

une exclamation de plaisir pouraccueillir un homme grand aux cheveuxgris, dont le regard perçant contrastaitavec un sourire fatigué.

— Mr Carter, je suis heureuse devous voir.

— Merci, Mrs Beresford. Dites-moi : comment trouvez-vous l’existenceen général ?

— Monotone, répliqua-t-elle avec unclin d’œil.

— Parfait ! Je suis heureux de voustrouver dans une disposition d’espritaussi favorable.

— Vous me faites bouillird’impatience !

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Albert, jouant toujours au maîtred’hôtel raffiné, rentra avec le plateau dethé. Lorsqu’il eut fini de servir, sansaccident fâcheux et qu’il eut refermé surlui, Tuppence reprit avec volubilité :

— Vous avez quelque chose en tête,n’est-ce pas, Mr Carter ?

— Oui… en effet. Vous n’êtes pas legenre de personne à reculer devant lerisque, n’est-ce pas ?

Les yeux de Tuppence brillèrentd’intérêt.

— Il y a un certain travail à fairepour notre service et j’ai pensé… j’aiseulement pensé… que cela pourraitvous intéresser tous les deux, àl’occasion.

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— Parlez ! je vous en prie.— Je vois que vous avez le Daily

Leader, remarqua-t-il en prenant lejournal sur la table.

Il chercha la page des petitesannonces et indiqua un paragraphe.

— Lisez donc ceci.« L’Agence Internationale.

Théodore Blunt, directeur. Enquêtesprivées. Personnel nombreux, digne deconfiance et expérimenté. Discrétionabsolue. Consultations gratuites. 118Haleham Street. (West Center) »

Tommy leva un regard interrogateursur son chef qui hocha la tête.

— Cette agence de détection nemarchait plus depuis un certain temps.

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Un de mes amis l’a rachetée pour unebouchée de pain. Nous avons décidé dela remettre sur pied… disons pour tenterun essai pendant six mois. Et bien sûr, illui faudra un directeur.

— Pourquoi pas Mr Blunt ? demandaTommy.

— Je crois savoir que Scotland Yarda cru bon de loger Mr Blunt aux frais deSa Majesté. Figurez-vous qu’il refuse denous confier des choses qu’il connaît etqui nous intéressent.

— Je vois, Sir, approuva Tommy ;tout du moins, je crois comprendre.

— Je suggère que vous preniez sixmois de congé. Raison de santé. Etnaturellement, si vous voulez vouscharger d’une agence privée de

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renseignements et d’enquêtes sous lenom de Théodore Blunt, cela ne meregarde pas.

Tommy ne marqua aucune surprise.— Avez-vous des instructions

spéciales, Sir ?— Mr Blunt était en relation avec

l’étranger à propos de quelques affaires.Vous pourriez surveiller l’arrivéed’enveloppes bleues portant un timbrerusse. Elles sont envoyées par unnégociant en jambons, anxieux detrouver sa femme réfugiée en Angleterredepuis plusieurs années. Décollez letimbre de ces enveloppes et voustrouverez le chiffre 16 inscrit endessous. Prenez une copie de ces lettres

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et envoyez-moi l’original. De plus, siquelqu’un se présente à l’agence et faitallusion à ce chiffre 16, tenez-moi aucourant aussitôt.

— Compris, Sir. Et en dehors de cesrecommandations ?

Mr Carter ramassa ses gants et seprépara à sortir.

— Vous pouvez diriger l’agencecomme bon vous semblera. J’aipensé… – ses yeux brillèrent d’unepetite lueur – … que cela amuseraitpeut-être Mrs Beresford de se livrer àun petit travail de détective.

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II Une tasse de thé(A Pot of Tea)

Quelques jours plus tard, Mr et

Mrs Beresford entraient en possessionde l’Agence Internationale deRecherches, perchée au deuxième étaged’un immeuble quelque peu délabré duquartier de Bloomsbury. Dans

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l’antichambre, Albert avait troqué sonrôle de maître d’hôtel stylé contre celuide saute-ruisseau qu’il tenait à laperfection. Ayant abandonné son allureguindée, il montrait des doigts maculésd’encre, une tignasse en bataille etfourrageait sans cesse dans un sac debonbons. Il montait la garde devant deuxportes marquées respectivement« Employés » et « Privé ». La pièceréservée au directeur était confortableavec un immense bureau carré, unerangée de classeurs soigneusementétiquetés, mais vides, et de bonsfauteuils de cuir. Le pseudo Mr Blunttrônait derrière le bureau, s’efforçant dedonner l’impression qu’il dirigeaitl’agence depuis toujours. Un téléphone

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se trouvait, comme il se doit, à saportée. Tuppence et lui avaient mis aupoint plusieurs systèmes de sonneries et,de son côté, Albert avait des instructionsprécises.

La pièce réservée aux employés étaitoccupée par Tuppence. Elle comprenaitune machine à écrire et d’autresaccessoires de qualité nettementinférieure à ceux qui ornaient le bureaudu directeur, avec en plus, un réchaud àgaz, destiné à la préparation du thé.

En somme, rien ne manquait à part laclientèle. Le premier jour, Tuppence, enproie à l’extase de l’initié, s’étaitouverte à son mari de ses espoirsenthousiastes.

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— Ce sera merveilleux ! Nous allonstraquer des assassins, mettre la main surdes bijoux de famille mystérieusementvolatilisés, retrouver des personnesdisparues et surprendre des escrocs enflagrant délit.

Tommy jugea de son devoir deramener sa femme à la réalité.

— Calmez-vous, mon cœur, etessayez d’oublier les romans bonmarché que vous avez l’habitude de lire.Notre clientèle… si nous en avonsjamais une, consistera plus simplementen époux désirant faire surveiller leurfemme et vice versa. C’est là le vraitravail d’un détective privé.

— Je refuse de nous voir mêlés à des

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affaires de divorces ! Il nous appartientde relever le niveau de notre nouvelleprofession.

— Heu… ! oui.En ce début d’après-midi, une

semaine après leur installation,Tuppence et Tommy consultaienttristement leurs notes.

— Trois idiotes plaquées par leursmaris durant les week-ends, soupiraTommy. Quelqu’un est-il venu pendantmon absence ?

— Un vieux type et son amie, uneécervelée. J’en ai par-dessus la tête derépéter : nous ne nous occupons pasd’affaires de divorce.

— Nous devrions désormais êtreplus tranquilles sur ce point car je viens

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de le spécifier dans les petitesannonces…

— Notre publicité est des plusalléchantes et cependant… Mais jerefuse de me laisser abattre ! S’il le faut,je commettrai moi-même un crime etvous devrez le découvrir !

— Pensez à ce que je ressentirailorsqu’il me faudra vous dire tendrementadieu au commissariat de Bow Street ouà celui de Vine Street.

— Vous pensez à vos folies dejeunesse, je suppose.

— Pardon ! je voulais dire : quand jevous dirai adieu au tribunal d’OldBailey.

— Il faudra bien trouver une

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solution ! Nous débordons de talent et onne nous offre pas la moindre chance dele prouver !

— J’ai toujours admiré votre beloptimisme, Tuppence. Avoir confianceen soi… Voilà ce qui compte !

Elle réfléchit, les sourcils froncés.— Oui ?— Il me vient une idée. Ce n’est pas

encore très net, mais je suis sur lavoie. – Elle se leva résolument. – Jecrois que je vais aller acheter lechapeau dont je vous ai parlé.

— Grand Dieu ! gémit Tommy,encore un chapeau…

— Il est ravissant.Elle sortit, très digne.

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Au cours des jours qui suivirent,Tommy posa vainement quelquesquestions au sujet de la fameuse idée. Enréponse, il fut prié d’être patient.

Puis, par une matinée radieuse, lepremier client se présenta à l’agence ettout le reste fut oublié.

Un coup frappé à la porte extérieuresurprit Albert qui suçait un bonbonacidulé. Le garçon rugit un « Entrez ! »inintelligible mais avala le bonbon, et dejoie ; car cette fois il pressentait quel’affaire serait intéressante.

Un grand jeune homme distingué,vêtu à la perfection, s’encadrait sur leseuil, indécis.

Un aristo, s’il en fut jamais, jugea

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Albert.Il avait un flair étonnant sur ce

chapitre. Le visiteur devait être âgé devingt-quatre ans. Ses cheveux étaientsoigneusement rejetés en arrière. Iln’avait pratiquement pas de menton.

Tout en observant le nouveau venucomme s’il s’agissait du Messie, Albertpressa un bouton caché sous son pupitreet presque aussitôt la fusillade d’unclavier de machine à écrire se déclenchaen provenance de la pièce réservée aux« employés ». Ce bourdonnementindustrieux eut pour effet d’intimiderplus encore le jeune homme.

— Dites-moi, est-ce ici l’agence dedétectives, heu… « Les CélèbresDétectives de Blunt », je crois ?

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— C’est notre raison sociale, eneffet. Désirez-vous parler à Mr Bluntpersonnellement, monsieur ? s’enquitAlbert tout en paraissant douter que cefût possible.

— Heu… oui, ce serait mon intentionsi la chose est possible ?

— Vous n’avez pas de rendez-vous,je suppose ?

— Je crains que non.— Il est toujours recommandé de

vous mettre d’abord en rapport avecnous par téléphone, monsieur ; Mr Bluntest tellement occupé. Je vous prie depatienter un peu, il est en communicationavec Scotland Yard.

Le jeune homme parut impressionné

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à souhait et Albert enchaîna :— Des documents importants ont

disparu d’un bureau ministériel etScotland Yard veut que Mr Blunt secharge personnellement de l’affaire.

— Oh ! vraiment ? Fichtre, il doitêtre bien coté !

— Le patron, monsieur, est un as !Le jeune homme prit place sur une

chaise inconfortable, ne se doutant pasqu’il était l’objet d’un examenminutieux – à travers les trousastucieusement ménagés dans le mur –de la part de Tuppence et de Tommy.

Bientôt un timbre bruyant vibra sur lebureau d’Albert.

— Le patron est libre à présent. Jevais voir s’il peut vous recevoir.

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Il passa derrière la porte marquée« Privé » et réapparut presque aussitôt.

— Si vous voulez bien me suivre,monsieur.

Le visiteur fut introduit dans la piècevoisine où un jeune homme au sourireagréable, aux cheveux carotte et à l’œilvif se leva pour l’accueillir.

— Asseyez-vous, je vous prie. Vousdésirez me consulter ? Je suis Mr Blunt.

— Oh ! Vraiment ? Vous êtesterriblement jeune, il me semble ?

— Le temps des Vieux est révolu,répondit Tommy avec un geste vague dela main. Qui a provoqué la guerre ? LesVieux. Qui est responsable du chômageactuel ? Les Vieux. Qui est derrière le

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moindre événement pourri qui noustombe sur le dos ? Je vous le répète :Les Vieux !

— Vous devez avoir raison. Jeconnais un type qui est poète, c’est dumoins ce qu’il affirme, et il s’exprimecomme vous.

— Laissez-moi vous confier ceci,sir : mon personnel possède uneexpérience étendue et personne n’y aplus de vingt-cinq ans.

Du fait que le personnel largementexpérimenté se résumait en Tuppence etAlbert, la déclaration n’était pas fausse.

— Et maintenant… les faits, repritbrusquement le pseudo Mr Blunt.

— Je voudrais que vous retrouviezune personne qui a disparu, lança d’un

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trait le visiteur.— D’accord. Donnez-moi tous les

détails que vous pouvez me fournir.— Eh bien, voyez-vous, c’est assez

difficile. Je veux dire qu’en fait c’estune affaire terriblement délicate. Il estpossible qu’elle réagisse assez mal…c’est vraiment délicat à expliquer.

Il considéra Tommy d’un airembarrassé. Pour sa part, le pseudo-directeur commençait à s’énerver. Ilétait l’heure de déjeuner et il pressentaitque les explications de son clientseraient longues et laborieuses.

— A-t-elle disparu de son proprechef ou soupçonnez-vous unenlèvement ? demanda-t-il d’un ton sec.

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— Je ne sais pas. Pour être sincère,je ne sais rien du tout.

Tommy prit un bloc et un crayon.— Tout d’abord, donnez-moi votre

nom. Mon employé à la réception esthabitué à ne jamais poser de questions.De cette façon, les consultationsdemeurent strictement confidentielles.

— Je vois. Une fameuse idée !Voyons, je m’appelle… heu… Smith.

— Votre vrai nom, s’il vous plaît ?Le visiteur, pris de court, admit :— St. Vincent. Lawrence St. Vincent.— Il est curieux de constater que

dans la réalité, bien peu de personness’appellent Smith. Pour ma part, je n’enconnais aucune. Et cependant, neuf

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individus sur dix ont recours à ce nom-là. Je suis en train d’écrire unemonographie à ce sujet.

À ce moment, un timbre discretrésonna sur son bureau. Cela voulaitdire que Tuppence demandait àremplacer son mari. Tommy, qui avaitfaim et qui commençait à éprouver uneprofonde antipathie à l’égard de Mr St.Vincent, fut trop content de lui céder saplace.

Il prit le combiné avec un motd’excuse. En écoutant soncorrespondant, son visage exprimasuccessivement la surprise, laconsternation puis une vague exaltation.

— Pas possible ! s’exclama-t-il. LePremier ministre lui-même ? Bien sûr,

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dans ce cas, j’arrive tout de suite.Il raccrocha et se tourna vers son

visiteur.— Mon cher monsieur, je dois vous

demander de m’excuser. Uneconvocation des plus urgentes. Si vousvoulez bien confier les détails de cetteaffaire à ma secrétaire particulière, elleva s’occuper de vous.

Il se dirigea vers la porte adjacente.— Miss Robinson ?Tuppence, offrant l’aspect de la

parfaite secrétaire, s’avançadiscrètement. Tommy procéda auxprésentations nécessaires et se retira.

— Une personne qui vous intéresse adonc disparu, Mr St. Vincent, résuma

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Tuppence d’une voix douce ens’asseyant et tout en consultant les notesde Tommy. Est-elle jeune ?

— Oh ! oui, jeune et… et…extrêmement jolie.

L’expression de Tuppence se fitgrave.

— Mon Dieu ! murmura-t-elle.J’espère…

— Vous ne voulez pas dire quequelque chose a pu lui arriver, aumoins ?

— Espérons-le, répondit-elle d’unton faussement encourageant qui eut poureffet de déprimer tout à fait le visiteur.

— Écoutez-moi, Miss Robinson, ilfaut absolument que vous tentiez quelquechose. Ne lésinez pas sur les frais. Je ne

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pourrais supporter que le moindre mallui soit infligé. Vous me paraissez trèssympathique et cela ne me gêne pas devous confier que je vénère le sol qu’ellefoule de ses pas. C’est une fille épatante,absolument épatante.

— Comment s’appelle-t-elle et quesavez-vous d’elle ?

— Elle s’appelle Jeannette… Je neconnais pas son nom de famille. Elletravaille dans un magasin de chapeaux…chez Mme Violette, dans Brook Street…mais elle est extrêmement sérieuse. Ellea toujours repoussé mes avances. Je suisallé hier à la fermeture de la boutique…J’ai vu les autres sortir mais pas elle.J’ai découvert qu’elle n’était pas venue

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au magasin de la journée… elle n’a pasenvoyé de mot d’excuse non plus… Lavieille « Madame » était furieuse. J’aiobtenu l’adresse de sa logeuse quim’apprit que Jeannette n’était pasrentrée le soir précédent et personne nesavait où elle pouvait être allée.Complètement affolé, j’ai pensé àm’adresser à la police mais Jeannette neme pardonnerait jamais une telleinitiative si elle avait simplement décidéde se rendre quelque part pour un jourou deux ! Je me suis alors souvenuqu’elle-même avait attiré mon attentionsur votre annonce dans le journal, enremarquant qu’une des clientes de MmeViolette faisait grand cas de votreefficacité, de votre discrétion et tout.

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C’est pourquoi je m’adresse directementà vous.

— Je vois. Quelle est l’adresse de salogeuse ?

Il la donna.— Je pense que cela suffira,

Mr St. Vincent. Dois-je comprendre quevous êtes fiancé à cette jeune personne ?

Il rougit.— Heu… non, pas exactement. Je

n’ai jamais abordé le sujet. Mais je puisvous assurer que j’ai l’intention de luidemander de m’épouser dès que je lareverrai… Si je la revois jamais.

Tuppence repoussa le bloc devantelle.

— Voulez-vous avoir recours à notre

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service « En 24 Heures » ?— Qu’est-ce que c’est ?— Les frais sont doubles mais nous

mettons tout notre personnel disponiblesur l’affaire. Si cette jeune personne esten vie, Mr St. Vincent, je pourrai vousrévéler où elle se trouve, demain à lamême heure.

— Hein ? Mais dites donc, c’estformidable !

— Nous n’employons que des gensexpérimentés… et nous garantissons lerésultat de nos enquêtes, ajoutaTuppence d’un ton professionnel.

— Extraordinaire ! Vous devezdisposer d’un personnel exceptionnel ?

— Oh ! certainement. À propos, vousne m’avez pas donné la description de la

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jeune fille.— Elle a des cheveux absolument

merveilleux… de cette couleur d’orfoncé qui fait penser au coucher desoleil… C’est ça, un coucher de soleil.

— Cheveux roux, inscrivitfroidement Tuppence. Quelle taille, àvotre avis ?

— Elle est assez grande, et elle a desyeux fantastiques, bleu foncé, je crois. Etun air décidé… Elle n’a pas peur deremettre un homme à sa place etvertement, parfois !

Tuppence prit quelques notessupplémentaires puis se leva.

— Si vous voulez revenir demain àquatorze heures, je pense que nous

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aurons des nouvelles pour vous. Bonnejournée, Mr St. Vincent.

Quelques minutes plus tard, Tommytrouva Tuppence plongée dansl’almanach nobiliaire.

— J’ai tous les détails, lança-t-elle.Lawrence St. Vincent est le neveu etl’héritier du comte de Cheriton. Si nousréussissons dans cette affaire, nousserons lancés dans les milieux les pluschic !

Tommy prit connaissance des notesconcernant la jeune fille disparue.

— À votre avis, qu’est-il arrivé àcette fille, Tuppence ?

— À mon avis, son cœur lui a dictéde fuir car l’amour qu’elle porte à cejeune homme troublait sa tranquillité.

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Tommy eut une moue sceptique.— Je sais que cela arrive dans les

romans mais dans la réalité, il y a peu dechances…

— Non ? Vous avez peut-être raison,Tommy. Mais j’ose affirmer queLawrence St. Vincent accepteraitfacilement cette conclusion. À l’heurequ’il est, son esprit est bourré d’idéesromanesques. Au fait, j’ai garanti unrésultat dans vingt-quatre heures grâce ànotre service spécial.

— Tuppence… espèce d’idiote !Qu’est-ce que vous racontez ?

— J’ai pensé que ça sonnait bien.Laissez-moi faire !

Elle sortit, laissant son mari

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perplexe et inquiet.Bientôt il soupira, bâilla et partit à

son tour, pour tenter l’impossible tout enmaudissant l’imagination trop riche deson épouse.

Lorsqu’il revint deux heures plustard, il surprit Tuppence sortant unpaquet de biscuits d’un dossier, leurcachette habituelle.

— Vous semblez découragé,remarqua-t-elle. Qu’avez-vous fait ?

— Le tour des hôpitaux avec ladescription de cette fille, grogna-t-il.

— Je vous ai pourtant dit de melaisser faire.

— Vous ne pourrez pas la retrouveravant demain !

— Vraiment ! Eh bien ! figurez-vous

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que je l’ai déjà trouvée !— Non ?— Élémentaire, mon cher Watson.— Où est-elle en ce moment ?D’un geste du menton, Tuppence

indiqua la porte derrière elle.— À côté, dans mon bureau.— Qu’est-ce qu’elle y fabrique ?Tuppence se mit à rire.— Avec une bouilloire, un réchaud à

gaz et une demi-livre de thé, placés sousson nez, le résultat est facile à deviner !… Voyez-vous Tommy, continua-t-elledoucement, j’achète mes chapeaux chezMme Violette et l’autre jour, j’aireconnu parmi les employées, une demes anciennes collègues de travail à

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l’époque où j’étais infirmière. Après laguerre, elle a abandonné les hôpitauxpour ouvrir une maison de chapeaux.Elle fit faillite et entra chez MmeViolette. Nous avons monté cette affairetoutes les deux. Elle devait attirerl’attention du jeune St. Vincent sur notreannonce et disparaître, afin de démontrerla merveilleuse efficacité des « BrillantsDétectives de Blunt ». De la publicitépour nous et le stimulant indispensablequi doit amener le jeune homme à fairesa demande en mariage. Jeannette étaitau désespoir à ce sujet.

— Tuppence, vous me coupez lesouffle ! Voilà la machination la plusimmorale dont j’aie jamais entenduparler ! Vous forcez un jeune homme à

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épouser quelqu’un qui n’est pas de sonrang…

— Allons donc ! Jeannette est unefille splendide… et le plusextraordinaire est qu’elle adore ce grandnigaud. Vous pouvez constater dupremier coup d’œil que la familleSt. Vincent a besoin de sang robuste.Jeannette fera le succès de son mari.Elle le couvera comme une mère poule,mettra un frein aux cocktails et auxcabarets et lui fera mener la bonne viesaine du gentleman provincial. Venez lavoir.

Elle ouvrit la porte decommunication.

Une grande fille avec de jolis

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cheveux auburn et un visage ravissantposa la bouilloire fumante qu’elle tenaitet accueillit les arrivants avec un sourirequi découvrit une belle rangée de dentsblanches.

— J’espère que vous ne m’envoudrez pas, nurse Cowley… je veuxdire, Mrs Beresford. J’ai pensé que vousprendriez aussi une tasse de thé. Vous enavez tant préparé pour moi à l’hôpital aumilieu de la nuit !…

— Tommy, annonça Tuppence,laissez-moi vous présenter ma vieilleamie, nurse Smith.

— Vous avez bien dit Smith ?Comme c’est curieux ! (Il échangea avecelle une poignée de main.) Pardon ? Oh !ce n’est rien… une petite monographie

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que je pensais écrire.— Remettez-vous, Tommy, ironisa

Tuppence en lui offrant une tasse de thé.Et buvons ensemble au succès del’Agence Internationale de Détectives,aux « Brillants Détectives de Blunt »,qui ne connaissent jamais l’échec !

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III L’affaire de laperle rose

(The Affair of thepink Pearl)

— Que diable faites-vous dans cette

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position ? s’exclama Tuppence enpénétrant dans le sanctuaire de l’AgenceInternationale de Recherches et trouvantson seigneur et maître affalé parmi unamas de livres.

Le coupable se releva pesamment.— J’essayais de placer ces bouquins

en haut de l’armoire et cette mauditechaise a cédé sous mon poids.

— D’où viennent ces livres ?(Tuppence ramassa un volume auhasard.) Le chien des Baskerville. Jerelirais celui-ci avec plaisir.

— Vous devancez mes intentions,déclara Tommy en chassantméticuleusement la poussière de sesvêtements. De temps à autre, nousdevrions consacrer une demi-heure aux

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grands Maîtres du roman policier car,voyez-vous, Tuppence, je suis obligé deconstater que nous ne sommes que desdétectives amateurs. Il serait bon quenous acquérions une technique. J’ail’intention de lire plusieurs écrivains etd’établir des comparaisons entre lesméthodes employées pour résoudre lesproblèmes criminels.

— Vous savez, Tommy, bien souventje me demande comment ces détectivesimaginaires se seraient comportés dansla réalité.

Tuppence prit un autre volume dontelle lut le titre.

— Par exemple, il vous sera difficilede vous mettre dans la peau d’un

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Thorndyke : vous n’avez aucuneexpérience médicale, pas la moindrenotion juridique et je ne pense pas que lachimie soit votre point fort ?

— Peut-être. En revanche, j’ail’avantage de posséder un très bonéquipement photo et je me propose dephotographier toutes sortes d’empreintesque j’étudierai à loisir. À présent, monamie, faites fonctionner vos petitescellules grises… Que vous suggèrececi ?

Il montra du doigt l’intérieur del’armoire où une robe de chambre auxmotifs quelque peu futuristes voisinaitavec une paire de babouches et unviolon.

— C’est l’évidence même, mon cher

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Watson !— Exact ! Les caractéristiques de

Sherlock Holmes !Il prit le violon et promena

distraitement l’archet sur les cordes, cequi eut pour effet immédiat d’arracher uncri d’agonie à Tuppence.

À ce moment, un timbre discretrésonna sur le bureau, indiquantl’arrivée d’un client qu’Albert obligeaità patienter. En toute hâte, Tommyreplaça le violon dans l’armoire etpoussa les livres sous le bureau.

— En fait, on a tout le temps. Je suissûr qu’Albert a dû me dire enconversation téléphonique avec ScotlandYard ! Allez dans votre bureau et

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mettez-vous à votre machine, Tuppence.Cela crée une atmosphère favorable.Non, après tout, restez là, vous prendrezdes notes sous ma dictée. Jetons un coupd’œil sur notre victime avant qu’Albertne nous l’envoie.

Ils s’approchèrent du judas etaperçurent une jeune personne à peuprès du même âge que Tuppence, grandeet brune, les traits tirés et le regardhautain.

— Vêtements bon marché maisoriginaux, remarqua Tuppence. Faites-laentrer, Tommy.

Une minute plus tard, la visiteuseéchangeait une poignée de main avec lecélèbre Mr Blunt, tandis que Tuppencedemeurait assise, les yeux modestement

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baissés sur son bloc sténo.— Ma secrétaire particulière,

Miss Robinson, expliqua Blunt avec ungeste de la main. Vous pouvez parlerlibrement en sa présence.

Il se renversa contre le dossier deson fauteuil, les yeux mi-clos etremarqua d’un ton banal :

— Emprunter l’autobus à cette heurede la journée doit paraître biendésagréable, miss… ?

— Je suis venue en taxi.— Vraiment ?Avec un regard de reproche, Tommy

fixa le ticket accusateur qui dépassait dugant de l’inconnue. La jeune fille souritet sortit le bout de papier bleu.

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— Je l’ai ramassé dans la rue. Un denos petits voisins en fait collection.

Tuppence toussa discrètement et sonmari lui jeta un coup d’œil courroucé.

— Quel est le but de votre visite ?lança-t-il brusquement. Vous avezbesoin de nos services, miss…

— Kingston Bruce. J’habite chezmes parents à Wimbledon. Hier soir, unepersonne a perdu chez nous une perle degrande valeur. Mr St. Vincent, qui setrouvait là, a parlé de votre agence aucours du dîner. Ma mère souhaiterait quevous vous chargiez de l’affaire.

Elle dit tout cela d’un ton maussade,presque à regret. Il paraissait évidentqu’elle ne partageait pas le désir de sa

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mère et qu’elle était venue contre songré.

Intrigué, Blunt s’enquit :— Vous n’avez pas appelé la

police ?— Non. Ce serait idiot si nous

devions découvrir que l’objet aseulement roulé sous un meuble.

— Parce qu’il est possible que lasolution soit aussi simple ?

Miss Kingston Bruce haussa lesépaules.

— On fait souvent beaucoupd’histoires pour des bêtises…

Tommy s’éclaircit la voix et annonçad’un ton professionnel :

— Naturellement, je suis très occupéen ce moment.

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— Je comprends.La jeune fille se leva avec un soupir

de soulagement qui n’échappa pas àTuppence.

— Cependant, reprit le directeur, jepeux m’arranger pour faire un saut àWimbledon. Quelle adresse, s’il vousplaît ?

— Les Lauriers, Edgeworth Road.— Prenez note, je vous prie,

Miss Robinson.La visiteuse hésita un moment avant

de conclure assez sèchement :— Nous attendrons donc votre visite.

Au revoir.— Drôle de fille, grogna Tommy dès

qu’elle eut disparu. Assez difficile à

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comprendre.— Je me demande si c’est elle qui a

volé la perle… Allez, Tommy, rangeonsces livres et allons rendre visite auxKingston Bruce. Au fait, qui serez-vous ? Sherlock Holmes ?

— Je crois que j’ai besoind’expérience pour ce rôle. Je me suisbien laissé avoir avec le ticketd’autobus, hein ?

— Plutôt ! Si j’étais vous, je nem’attaquerais pas trop à cette fille quiest fine comme l’ambre. Malheureuseaussi, la pauvre.

— Je suppose qu’il vous a suffid’examiner le bout de son nez poursavoir déjà tout sur elle ?

— Voici ce qu’à mon avis nous

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devons trouver aux Lauriers, expliquaTuppence, ignorant la remarque ironiquede son mari. Une maison pleined’aristocrates sans le sou et de snobsbéats d’admiration, le père, s’il vitencore, possède sans aucun doute ungrade militaire important. La fille se plieà leur manière de vivre non sans ensouffrir.

Tommy jeta un dernier coup d’œilsur les livres soigneusement alignés etprononça pensivement :

— Je crois que je serai Thorndyke,aujourd’hui.

— Cette affaire ne semble pourtantpas placée sous le signe médico-légal ?

— Peut-être. Mais je meurs d’envie

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d’utiliser mon nouvel appareil photo.— Eh bien ! je parie que j’obtiendrai

un meilleur résultat de mon côté quevous du vôtre !

Tommy ignora le défi pourconstater :

— Je devrais avoir un cure-pipe. Jeme demande où on achète ces engins-là ?

— Il y a bien le tire-bouchon brevetéque tante Araminta nous a offert pourNoël…

— Un étonnant engin de destruction,non ?

— Je serai Polton, décidabrusquement Tuppence.

— Vous ? Vous ne seriez même pascapable d’accomplir le moindre de ses

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exploits !— Je peux toujours me frotter les

mains en guise de satisfaction ! C’estlargement suffisant pour commencer.J’espère que, de votre côté, vous allezprocéder à des moulages d’empreintesde pas ?

Tommy fut ainsi réduit au silence.Ayant récupéré le tire-bouchon de tanteAraminta, ils sortirent la voiture etprirent la direction de Wimbledon.

Les Lauriers était une grande maison

à l’architecture compliquée, fraîchementrepeinte. Des plates-bandes oùs’alignaient des files régulières degéraniums écarlates l’entouraient.

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Un homme de haute taille, à la petitemoustache blanche, et qui affectait uneattitude martiale exagérée, ouvrit laporte avant que Tommy n’ait eu le tempsde sonner.

— Je guettais votre venue, expliquale solennel gentleman. Mr Blunt, si je neme trompe pas ? Je suis le colonelKingston Bruce. Venez jusqu’à monbureau, je vous prie.

Il les guida vers une petite piècesituée à l’arrière de la maison.

— Le jeune St. Vincent m’a dit desmerveilles de votre agence. D’ailleurs,j’avais déjà remarqué votre annoncedans le journal. Ce service de vingt-quatre heures que vous garantissez…

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une idée remarquable ! C’est exactementce qu’il me faut.

Maudissant Tuppence en son forintérieur, Tommy répondit :

— Très bien, mon colonel.— L’affaire est des plus ennuyeuses,

Mr Blunt, des plus ennuyeuses.— Peut-être pourriez-vous

m’exposer les faits ? suggéra Tommylégèrement agacé.

— Certainement… Nous hébergeons,pour quelques jours encore, une trèsvieille et chère amie, lady Laura Barton,fille du défunt comte Carroway. Lecomte actuel, son frère, a prononcérécemment un discours tout à faitremarquable à la Chambre des Lords.Comme je le disais, lady Barton est une

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de nos vieilles et chères amies. DesAméricains de passage en Angleterre,les Hamilton Betts se montraient trèsdésireux de faire sa connaissance.« Rien de plus facile », leur proposai-je.« Elle est justement chez moi. Venezpasser le week-end avec nous ? » Voussavez sans doute ce que les titres denoblesse représentent aux yeux desAméricains, Mr Blunt.

— Ils ne sont pas les seuls.— Hélas, ce n’est que trop vrai, cher

Mr Blunt. Je ne déteste rien plus qu’unsnob. Donc, comme je le disais, lesBetts arrivèrent pour le week-end. Hiersoir, au cours d’une partie de bridge, lefermoir du pendentif que portait

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Mrs Hamilton Betts se cassa. Elle ledéposa sur une petite table avecl’intention de le reprendre au moment oùelle se retirerait. Malheureusement, ellel’oublia. Je dois vous expliquer,Mr Blunt, que le pendentif comprenaitdeux sortes d’ailes en petits diamants etentre les deux, une grosse perle centrale.Le pendentif a été retrouvé ce matin à saplace mais la perle, un joyau de grandevaleur, en avait été arrachée.

— Qui a découvert le pendentif ?— La bonne affectée au service de la

table, Gladis Hill.— Avez-vous quelque raison de la

soupçonner ?— Elle est à notre service depuis

plusieurs années et nous l’avons toujours

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jugée parfaitement honnête. Mais,naturellement, on ne sait jamais…

— Exactement. Pouvez-vousm’énumérer les membres de votrepersonnel et les personnes présentes aurepas d’hier soir ?

— Nous avons une cuisinière, icidepuis seulement deux mois, mais quin’a pas eu l’occasion de s’approcher dusalon hier soir. C’est également le caspour la fille de cuisine, AliceCummings, depuis longtemps à notreservice. Sans oublier la domestique quiaccompagne lady Laura ; une Française.

Le colonel prononça ces derniersmots avec emphase mais son vis-à-visne se laissa pas impressionner.

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— Bien. Et les convives ?— Mr et Mrs Betts, nous, ma femme

et ma fille, lady Laura et le jeuneSt. Vincent. Mr Rennie fit une courteapparition après le repas.

— Qui est Mr Rennie ?— Un type des plus douteux. Un

socialiste ! Beau garçon d’ailleurs, douésurtout pour les discussions spécieuses.Mais un homme, je n’ai pas peur de ledire, auquel je n’accorderais jamais lamoindre confiance. Bref, quelqu’und’assez dangereux, à mon avis.

— En fait, coupa sèchement Tommy,c’est lui que vous soupçonnez ?

— Mr Blunt, je suis sûr quelorsqu’on soutient les points de vue qu’il

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soutient, on ne peut avoir de principes.Quoi de plus facile pour lui que dechoisir un moment où le jeu nousabsorbait tous, pour s’emparer de laperle ? Il y eut plusieurs circonstancesfavorables pour le voleur au cours de lapartie… un surcontre sans atout, entreautres, et une discussion pénible lorsquema femme commit la faute de ne passoutenir son partenaire.

— Quelle a été la réaction deMrs Betts en constatant le vol ?

— Elle voulait que j’appelle lapolice, répondit le colonel à contrecœur.Cela, naturellement, après que nouseûmes fouillé toute la pièce au cas où laperle aurait roulé sous un meuble.

— C’est vous qui avez dissuadé

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Mrs Betts de s’en remettre à la police ?— Je me suis opposé à cette

publicité désagréable, soutenu par mafemme et ma fille. Ma femme se souvintalors de l’allusion à votre agence faitepar St. Vincent… plus particulièrementde votre service spécial « En 24heures ».

Tommy acquiesça, le cœur lourd.— De toute manière, s’il nous faut

avoir recours à la police, nous pourronstoujours expliquer que croyant le joyauégaré, nous l’avons longtemps cherché.Je vous signale que personne n’a étéautorisé à quitter la maison, ce matin.

— À part votre fille, intervintTuppence.

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— À part ma fille qui s’est tout desuite proposée pour aller vous parler del’affaire.

Tommy se leva.— Nous agirons de notre mieux pour

vous donner satisfaction, mon colonel.J’aimerais voir le salon et la table où setrouvait le pendentif. Ensuite, je poseraiquelques questions à Mrs Betts. Après,j’interrogerai les domestiques… ouplutôt mon assistante, Miss Robinson,s’en chargera.

Le colonel Kingston Bruce se leva etles entraîna vers le hall. D’une porteentrouverte, la voix de Miss KingstonBruce, qu’ils reconnurent, leur parvint,fort irritée :

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— Vous savez parfaitement, mère,qu’elle est arrivée un jour avec unepetite cuillère dans son manchon !

Un moment plus tard, ils furentprésentés à Mrs Kingston Bruce, unefemme morose aux gestes alanguis. Safille accueillit les nouveaux venus d’unbref signe de tête. Elle affichait un airplus renfrogné que jamais.

Mrs Kingston Bruce se tourna versson enfant pour conclure leurdiscussion :

— Je crois savoir qui l’a prise.C’est cet affreux jeune hommesocialiste. Il adore les Russes et lesAllemands et déteste les Anglais… Quepouvez-vous attendre d’autre de sa

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part ?— Il ne l’a jamais touchée, répondit

la jeune fille fièrement. Je n’ai pas cesséde l’observer hier soir et s’il s’étaitemparé de la perle, je l’aurais sûrementvu.

Elle défia l’assistance, le front haut.Tommy créa une diversion en

demandant à parler à Mrs Betts. Lorsqueles Kingston Bruce se furent retirés pouraller prévenir l’Américaine, ilchuchota :

— Je me demande quelle est lapersonne qui cachait une petite cuillèredans son manchon ?

— Je me le demande aussi, réponditTuppence à voix basse.

Une femme forte, à la voix assurée,

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fit irruption dans la pièce. Son mari, quila suivait, montrait un air résigné.

— Il est bien exact, Mr Blunt, entamaMrs Betts, que vous êtes un détectiveprivé et que vous résolvez tous lesproblèmes en un rien de temps ?

— On me surnomme « l’éclair »,madame. Permettez-moi de vous poserquelques questions.

Les événements qui suivirents’enchaînèrent rapidement. Tommyexamina le pendentif endommagé, latable où il avait été posé et Mr Bettssortit de sa torpeur pour faire allusion àla valeur de la perle en dollars.

Le détective eut très vite la certitudequ’il n’aboutissait à rien.

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— Je crois que cela suffira, déclara-t-il. Miss Robinson, veuillez m’apportermon appareil spécial.

Miss Robinson obéit.— Une petite invention personnelle,

expliqua Tommy à la ronde. Vous voyez,rien en apparence ne le différencie d’unappareil photographique ordinaire.

Sous l’œil respectueux des Betts, ilprit des clichés du bijou, de la table etdu salon.

Puis, Miss Robinson fut priée d’allerinterroger les domestiques.

Devant l’impatience que reflétaientles visages du colonel et de Mrs Betts,Tommy crut bon de fournir quelquesexplications.

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— Voici où en est la situation. Oubien la perle est encore dans lamaison… ou elle n’est plus dans lamaison.

— Très juste, répondit le colonelavec peut-être plus d’enthousiasme quela remarque n’en justifiait.

— Si elle n’est plus dans la maison,elle peut se trouver n’importe où. Maissi elle est dans la maison, le champ desrecherches est restreint…

— Et une fouille doit être entreprise,coupa le colonel. Je comprends et jevous donne carte blanche, Mr Blunt.Fouillez du grenier à la cave.

— Oh ! Charles, murmuraplaintivement Mrs Kingston Bruce,

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pensez-vous que ce soit raisonnable ?Les domestiques vont se formaliser et ilsrisquent de nous quitter.

— Nous fouillerons leursappartements en dernier, concéda ledétective. Le voleur a sûrementdissimulé le joyau là où personne nesongerait à le chercher.

— Il me semble avoir lu celaquelque part, observa le colonel.

— Vous vous souvenezprobablement de l’affaire « Le Roi endiscute avec Bailey » qui créa unprécédent.

— Heu… oui.L’ancien militaire paraissait

cependant incertain.— Voyons… la cachette la moins

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évidente est l’appartement de Mrs Betts.— Le mien ? Ce serait vraiment

original !Sans plus de façon, elle conduisit le

jeune homme à sa chambre où Tommyutilisa une fois de plus son appareil.

Tuppence se joignit bientôt à eux.— J’espère que vous ne vous

opposerez pas à ce que mon assistantejette un coup d’œil dans votre penderie,Mrs Betts ?

— Pas du tout. Avez-vous encorebesoin de moi ?

Tommy lui assura qu’il n’avaitaucune raison de la retenir pluslongtemps et elle se retira.

— Nous ferons aussi bien de

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continuer à jouer le jeu, annonçaTommy, mais personnellement, je nepense pas que nous ayons la moindrechance de tomber sur cette perle.Maudite soit votre géniale idée degarantir un résultat satisfaisant en24 heures, Tuppence !

— Écoutez. Les domestiques, j’ensuis sûre, ne savent rien, mais j’ai réussià faire parler la bonne française. Ilparaît que la dernière fois quelady Laura se trouvait ici, il y a un an,elle est revenue de chez des amis desKingston Bruce avec lesquels elle avaitpris le thé, et une petite cuillère esttombée de son manchon. Tout le mondea pensé que la petite cuillère s’étaitégarée là par mégarde. Mais, ce ne fut

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pas la seule fois où pareil… accident seproduisit. D’un bout de l’année à l’autre,lady Laura est invitée. J’imagine qu’ellen’a pas un sou vaillant, mais son titre luiouvre certaines portes. Coïncidence oupas… des vols ont eu lieu lors de sonpassage dans cinq maisons différentes,vols allant de bagatelles à des bijoux devaleur.

— Fichtre ! Savez-vous où est sachambre ?

— Juste en face.— M’est avis que nous devrions y

jeter un rapide coup d’œil.Ils poussèrent la porte qu’ils

trouvèrent entrebâillée et découvrirentun appartement spacieux, aux meubles

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laqués blancs et agrémenté de longsrideaux rose pâle qui encadraient lalarge fenêtre. Une porte intérieures’ouvrait sur la salle de bains. Une jeunefille, mince et brune, vêtue avecdiscrétion, en émergea. À la vue desintrus, elle poussa une exclamationétouffée.

— Voici Élise, Mr Blunt, annonçaTuppence, la bonne de lady Laura.

Tommy pénétra dans la salle debains et y admira les installationssomptueuses et ultra-modernes. Pourdissiper l’attitude méfiante de la jeuneFrançaise, il lança d’un ton enjoué :

— Vous êtes occupée à vos travaux,mademoiselle Élise ?

— Oui, monsieur. Je nettoie la

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baignoire de Milady.— Voyons, cela ne vous ennuierait

pas de laisser cette tâche un momentpour m’aider à prendre des photos ? J’aiun appareil particulier avec lequel jephotographie toutes les pièces.

La porte de communication claquabrusquement dans son dos. Élisesursauta :

— Qui a fermé cette porte ?— Ce doit être le vent, suggéra

Tuppence.Élise voulut leur ouvrir la porte mais

la poignée résista à sa pression.— Que se passe-t-il ? demanda

vivement Tommy.— Quelqu’un a dû fermer à clé de

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l’extérieur.Elle prit une serviette et essaya à

nouveau. Cette fois, la poignée tourna etla porte s’ouvrit sans problème.

— Voilà qui est curieux[1]

! Elledevait être coincée.

La chambre à coucher était vide.Tommy récupéra son attirail et les deuxjeunes femmes travaillèrent sous sesordres. Mais de temps en temps, leregard du détective se posait sur la portede communication.

— Je me demande pourquoi cetteporte refusait de s’ouvrir, murmura-t-il.

Il alla l’examiner avec minutie,l’ouvrit et la referma plusieurs fois. Lapoignée fonctionnait à la perfection.

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— Encore un cliché, annonça-t-il ensoupirant. Voulez-vous écarter ce rideaurose, mademoiselle Élise ? Merci.Maintenez-le ainsi.

Le déclic familier se produisit.Tommy évoqua une excuse quelconquepour se débarrasser de la Française etsaisissant Tuppence par le bras, luisouffla :

— Écoutez, j’ai une idée. Pouvez-vous rester ici ? Fouillez partout… celaprendra du temps. Essayez d’interviewerla vieille Lady mais ne l’alarmez pas.Dites-lui que vous soupçonnez la bonnequi assure le service de la salle àmanger. Mais quoi que vous fassiez, nela laissez pas sortir de la maison. Je

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vais prendre la voiture et reviendrai leplus rapidement possible.

— D’accord. Ne soyez pas trop sûrde vous, cependant. Vous oubliez undétail : la fille de la maison… J’aiappris à son sujet un fait qui m’intrigue.D’après l’heure à laquelle elle a quittéles « Lauriers » pour venir nous voir,elle aurait mis deux heures pour arriverà l’agence. C’est impensable ! Où doncs’est-elle rendue durant ce laps detemps ?

— Effectivement, il y a quelquechose de louche là-dessous, admitTommy. Suivez la piste qu’il vous plairamais cependant, ne permettez pas àlady Laura de quitter la maison. Qu’est-ce que c’est ?

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Son oreille fine venait de percevoirun léger bruissement sur le palier. Ilbondit vers la porte mais trouva lecorridor vide.

— Au revoir donc, lança-t-il. Jereviendrai dès que je le pourrai.

*

* * Tuppence regarda la voiture

s’éloigner, l’esprit troublé. Tommysemblait tellement sûr… pour sa part,elle hésitait. Il y avait une ou deuxchoses qu’elle ne comprenait pas trèsbien.

De la fenêtre qui surplombait

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l’entrée, elle vit un homme sortir del’abri d’une porte cochère et s’avancervers la maison. Presque aussitôt, lasonnette de la porte d’entrée résonna.

Tuppence dévala les escaliers. Ellefit un geste impératif à Gladis Hill quientrait dans le hall et alla ouvrir elle-même au visiteur.

C’était un grand jeune hommemaigre, aux vêtements mal ajustés et àl’œil sombre.

Après une courte hésitation, ils’enquit :

— Miss Kingston Bruce est-elle là ?Elle s’effaça pour le laisser passer.— Mr Rennie, si je ne me trompe

pas ? dit-elle avec un sourire.Il jeta un rapide coup d’œil sur

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l’inconnue.— En effet.— Veuillez entrer par ici.Elle le fit passer dans le bureau qui

se trouvait vide et en referma la porte.Rennie lui fit face, les sourcils

froncés.— Je veux voir Miss Kingston

Bruce.— Je doute que ce soit possible,

répondit son interlocutrice sans setroubler.

— Mais qui êtes-vous ? demanda-t-ilavec rudesse.

— Agence Internationale deRecherches Blunt.

Le jeune homme tressaillit.

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— Je vous en prie, asseyez-vous,Mr Rennie. Pour commencer, noussommes au courant de la visite que vousa rendue Miss Kingston Bruce, ce matin.

C’était là une hypothèse audacieusemais elle réussit. Devinant laconsternation du garçon, Tuppenceenchaîna vivement :

— Trouver la perle est ce quiimporte le plus, Mr Rennie. Personnedans cette maison ne souhaite de…publicité. Ne pourrions-nous pas envenir à quelque arrangement ?

Il la fixa.— Je me demande ce que vous

savez… Laissez-moi réfléchir unmoment.

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Il se cacha le visage dans les mainspuis posa une question des plusinsolites :

— Dites-moi, est-ce vrai que lejeune St. Vincent doit se marier ?

— Certain. Je connais sa fiancée.Rennie prit soudain un ton

confidentiel.— Ces derniers temps ont été

difficiles. Ils n’ont cessé de tourmenterBéatrice du matin au soir. Ils veulentabsolument la jeter à la tête de ce type.Tout ça, parce qu’un jour, il hériterad’un titre. Si j’étais au gouvernement…

— Laissons la politique de côté,coupa vivement Tuppence. Pouvez-vousm’expliquer pourquoi vous pensez que

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Miss Kingston Bruce a volé cette perle ?— Je… je n’ai jamais pensé cela.— Si… assura calmement son vis-à-

vis. Je vous ai surpris, guettant le départdu détective et lorsque le champ a étélibre, vous êtes venu demander à parlerà la jeune fille. C’est clair. Si c’étaitvous le voleur, vous n’auriez pas l’airaussi inquiet.

— Son attitude me parut si étrange…Elle est venue me voir ce matin pourm’apprendre le vol, expliquant qu’ellese rendait dans une agence de détectivesprivés. Elle paraissait sur le point de meconfier quelque chose sans parvenir àl’exprimer.

— En ce qui me concerne, seule laperle m’intéresse. Vous feriez mieux

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d’aller vous expliquer avecmiss Kingston Bruce.

Mais à ce moment, le colonelKingston Bruce entra dans la pièce.

— Le déjeuner est servi,Miss Robinson. Vous vous joindrez bienà nous. Le…

Il s’interrompit pour lancer un regardfuribond au visiteur.

— De toute évidence, observa cedernier, vous n’avez pas l’intention dem’inviter ? J’ai compris, je m’en vais.

— Revenez plus tard, lui soufflaTuppence alors qu’il passait près d’elle.

La jeune femme suivit le maître demaison qui continuait de bougonner danssa moustache sur l’impudence éhontée

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de certains individus. Ils pénétrèrentdans une salle à manger massive où lafamille se trouvait déjà réunie.Tuppence connaissait tout le monde saufune seule personne.

— Lady Laura, voici Miss Robinsonqui nous prête aimablement sonconcours.

La vieille dame inclina la tête et semit en devoir de dévisager la nouvellevenue à travers son face-à-main. C’étaitune grande femme mince, au souriretriste, à la voix douce et à l’œil perçant.Tuppence lui retourna son regardinquisiteur et les yeux de lady Laura sebaissèrent.

Après le repas, l’aristocrate engageanonchalamment la conversation et

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s’enquit, sans en avoir l’air, des progrèsde l’enquête. Tuppence fit adroitementallusion à la suspicion qui pesait surGladis Hill, mais son attentioncommençait à délaisser lady Laura. Pourelle, la vieille dame pouvait à la rigueurescamoter des petites cuillères et autresobjets similaires, mais sûrement pas laperle rose.

Bientôt, la jeune femme se remit autravail. Le temps passait. Aucunenouvelle de Tommy et ce qui importaitplus encore à ses yeux, aucune nouvellede Mr Rennie.

En sortant d’une chambre, elle seheurta inopinément à Béatrice KingstonBruce qui se dirigeait vers les escaliers,

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habillée pour sortir.— J’ai peur que vous ne puissiez

vous absenter pour le moment, fitobserver Tuppence.

La jeune fille la toisa avec mépris.— Que je sorte ou non ne vous

concerne en rien.— Il n’empêche qu’avertir la police

ou non relève de mes attributions.À ces mots, la jeune fille pâlit.— Non. Il ne faut pas… je ne sortirai

pas… mais n’en faites rien, je vous enprie !

Elle agrippa la secrétaire d’un airsuppliant.

— Chère Miss Kingston Bruce,déclara Tuppence tranquillement. Pourmoi, l’affaire a été limpide dès le début.

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Je…Dans le fort de la discussion,

Tuppence n’avait pas entendu le timbrede l’entrée. Étonnée, elle découvritTommy qui grimpait les escaliers encourant alors que, dans le hall, unhomme de forte corpulence, aux épaulesmassives, ôtait respectueusement sonchapeau melon.

— Inspecteur Marriot de ScotlandYard, se présenta-t-il dans un sourire.

Poussant un cri, Béatrice KingstonBruce dévala les escaliers au moment oùla porte s’ouvrait à nouveau devantMr Rennie.

— Vous venez de tout gâcher, lançaTuppence furieuse.

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— Hé ? grogna Tommy au passage.Il se précipita dans la chambre de

lady Laura puis dans la salle de bains etréapparut avec un gros morceau desavon.

L’inspecteur grimpait l’escalier à sarencontre tout en expliquant :

— Elle s’est laissé emmener sanshistoire. Elle n’en était pas à son coupd’essai et belle joueuse, elle saitreconnaître quand le coup est raté. Et laperle ?

— J’ai idée, répondit Tommy en luitendant son butin, que vous la trouverezlà-dedans.

Une lueur de satisfaction anima leregard de l’inspecteur.

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— Un vieux truc qui réussit encore.Coupez un morceau de savon en deux,creusez une niche pour le bijou etreformez le savon que vous passez sousl’eau chaude. Du bon travail, sir.

Tommy accepta le compliment avecsatisfaction et regagna le rez-de-chaussée en compagnie de Tuppence.Là, ils furent accueillis par le colonelqui serra chaleureusement la main deTommy.

— Cher monsieur, je ne puis assezvous remercier. Lady Laura tient aussi àvous exprimer sa gratitude.

— Je suis heureux que nous vousayons donné satisfaction, réponditsimplement le détective. Mais j’ai peur

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de ne pouvoir rester plus longtemps. Unrendez-vous des plus urgents m’attend.Un membre du Cabinet…

Il sortit à grandes enjambées et sautaau volant de sa voiture. Tuppences’installa près de lui.

— Mais, Tommy, s’exclama-t-elle,ils n’ont pas arrêté lady Laura en fin decompte ?

— C’est vrai ! Je ne vous ai pasmise au courant ! Ils n’ont pas arrêtélady Laura mais Élise. Vous voyez,ajouta-t-il alors que sa compagnedemeurait abasourdie, j’ai moi aussisouvent essayé d’ouvrir une porte alorsque je me lavais les mains ! C’estimpossible. Et cet après-midi, je me suisdemandé ce qu’Élise avait bien pu

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fabriquer avec le savon pour que sesmains en soient tout imprégnées. Vousvous souvenez qu’ensuite elle s’estservie d’une serviette de toilette,enlevant ainsi les traces qui recouvraientla poignée ? Il m’est brusquement venu àl’esprit qu’un voleur professionneltrouverait l’idée assez ingénieuse de sefaire engager comme domestique par unelady soupçonnée de kleptomanie et qui,de plus, est souvent invitée dansd’excellentes maisons. Je me suis doncarrangé pour photographier Élise enmême temps qu’un coin de la chambrede sa maîtresse, et j’ai filé vers le bonvieux Scotland Yard. Rapidedéveloppement du négatif… photo. Élise

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est une vieille connaissance du Yard quil’avait un peu perdue de vue.

— Et quand je pense, conclutTuppence qui venait de retrouverl’usage de la parole, que ces deux jeunesidiots se soupçonnaient mutuellement !Mais pourquoi ne m’avez-vous pas miseau courant de vos intentions avant departir ?

— Ma savante amie oublie queThorndyke ne parle jamais avant ledénouement. D’autre part, Tuppence,vous et votre amie Jeannette Smithm’avez fait marcher la dernière fois,n’est-ce pas ? À présent, nous sommesquittes !

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IV L’affaire dusinistre étranger

(The Adventure ofthe sinisterStranger)

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L’atmosphère restait calme à

l’Agence Internationale de Recherches.La lettre tant attendue du marchand dejambons n’arrivait pas et les enquêtessérieuses ne se présentaient pas vite.

Albert, le garçon de courses, entraavec un paquet cacheté qu’il déposa surla table.

— Le Mystère du colis cacheté,annonça Tommy d’un ton emphatique.Contient-il les perles légendaires d’uneGrande Duchesse russe ? Ou est-ce unemachine infernale destinée à faire sauterles « Célèbres Détectives de Blunt » ?

— En réalité, remarqua Tuppence endéchirant l’emballage, c’est mon cadeau

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de mariage pour Francis Haviland. Trèschic, vous ne trouvez pas ?

Tommy prit le mince étui à cigarettesen argent qu’elle lui tendait, remarqual’inscription gravée : « À Francis de lapart de Tuppence », l’ouvrit, le refermaet hocha la tête.

— Vous jetez votre argent par lesfenêtres, ma chérie. Pour monanniversaire, le mois prochain, je veuxle même, mais en or. Quelle idée degâcher une pareille merveille pour unFrancis Haviland qui a été et seratoujours le plus parfait imbécile queDieu créa jamais !

— Vous oubliez que je lui servais dechauffeur durant la guerre, alors qu’ilétait général. Ah ! c’était le bon vieux

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temps.— C’est vrai, concéda Tommy. Je

me souviens des nombreuses beautés quivenaient m’embrasser à l’hôpital.Cependant, je ne leur envoie pas pourautant à chacune un cadeau de mariage.Je ne crois pas que la mariée apprécierabeaucoup votre présent, Tuppence.

— C’est joli et peu encombrant àporter, ne trouvez-vous pas ? remarquaTuppence faisant peu de cas de sonobservation.

Tommy glissa l’objet dans sa poche.— Parfait ! approuva-t-il. Hello !

voici Albert avec le dernier courrier dela journée. Très probablement, laDuchesse de Perthshire nous charge de

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retrouver son précieux pékinois.Ensemble, ils trièrent les lettres.

Soudain, Tommy laissa échapper unsifflement prolongé et brandit un pli.

— Une enveloppe bleue avec untimbre russe. Vous souvenez-vous de cequ’a dit le Boss à ce sujet ?

— Enfin ! s’exclama Tuppence.Ouvrez-la vite et voyez si son contenuest conforme aux prévisions. Il doits’agir d’un marchand de jambons, jecrois ?… Une minute, Tommy ; nousn’avons pas de lait pour le thé. Je vaisenvoyer Albert nous en acheter.

Elle revint quelques instants plustard, ayant expédié Albert en course ettrouva Tommy la missive à la main.

— Comme nous le pensions,

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Tuppence, c’est presque mot pour motce que le Patron nous annonçait.

Tuppence lut à son tour.Les phrases s’allongeaient en un

style guindé. La lettre était signée par uncertain Gregor Feodorsky, anxieux derecevoir des nouvelles de sa femme.L’Agence Internationale de Recherchesétait priée de ne pas regarder à ladépense dans son effort pour laretrouver. Personnellement, Feodorskyne pouvait quitter son pays pour lemoment, à cause d’une crise dans lavente des porcs.

— Je me demande ce que tout çasignifie vraiment ? fit remarquerpensivement Tuppence en étalant la

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missive devant elle.— Un code quelconque, je suppose.

Mais là n’est pas notre affaire. Nousdevons nous borner à transmettre lalettre le plus rapidement possible.Auparavant, il nous faut décoller letimbre pour vérifier si le numéro 16 setrouve bien inscrit en dessous.

— D’accord. Mais j’imagine…Elle s’arrêta net et Tommy, surpris

de son soudain silence, leva la tête pourdécouvrir la large silhouette d’uninconnu qui obstruait l’entrée de lapièce.

L’intrus avait un air imposant, lacarrure massive et un visage tout rondterminé par une mâchoire puissante. Ildevait avoir dans les quarante-cinq uns.

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— Je vous prie de m’excuser,commença-t-il. Ayant trouvé votrebureau de réception vide et cette porteouverte, j’ai pris la liberté de venir vousimportuner. Je suis bien à l’AgenceInternationale de Détectives deMr Blunt ?

— Certainement.— Et vous êtes probablement

Mr Blunt. Mr Théodore Blunt ?— Lui-même. Vous désirez me

consulter ? Voici ma secrétaire,Miss Robinson.

Tuppence inclina gracieusement latête mais continua de surveillerétroitement l’inconnu à travers ses cilsbaissés. Elle se demandait depuis

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combien de temps il était à la porte et cequ’il avait pu voir et entendre. Il ne luiéchappait pas que même lorsqu’ils’adressait à Tommy, son regardrevenait vers le papier bleu qu’elletenait à la main.

La voix de Tommy la ramenasèchement aux besoins du moment.

— Miss Robinson, s’il vous plaît,prenez note. À présent, monsieur,veuillez avoir l’obligeance dem’exposer la raison de votre visite.

Tuppence saisit son carnet et soncrayon et le gros homme commença d’unton bourru :

— Mon nom est Bower. Dr CharlesBower. Je vis à Hampstead où se trouvemon cabinet de consultations. Je suis

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venu à vous, Mr Blunt, parce queplusieurs événements étranges se sontproduits récemment.

— Je vous écoute, Mr Bower.— Deux fois au cours de la semaine

dernière, j’ai été appelé par téléphonepour des cas d’urgence et… ces appelsétaient faux. La première fois, j’ai penséqu’on avait voulu me faire une mauvaiseplaisanterie mais, à mon retour, la foissuivante, j’ai constaté que certains demes papiers personnels avaient étémanipulés et replacés en désordre. À laréflexion, il me sembla que la mêmechose s’était produite la première fois.J’ai inspecté tous mes tiroirs de plusprès et acquis ainsi la certitude que mon

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bureau entier avait subi une fouillecomplète et hâtive.

Mr Bower s’arrêta et fixa son vis-à-vis d’un œil interrogateur.

— Et alors, Mr Bower ? dit ledétective en souriant.

— Qu’en pensez-vous ?— Ma foi, tout d’abord, j’aimerais

connaître les faits. Que gardez-vousdonc dans votre bureau ?

— Mes papiers personnels.— Oui, mais encore ? En quoi

consistent-ils ? Que représentent-ils auxyeux d’un simple voleur… ou de touteautre personne ?

— Je ne pense pas que, pour unmalfaiteur ordinaire, ils puissentprésenter la moindre valeur mais mes

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notes sur certains alcaloïdes mal connuspourraient intéresser quelqu’un pourvudes connaissances techniquesappropriées. J’étudie ces alcaloïdesdepuis quelques années. Ce sont despoisons mortels virulents et presqueimpossibles à déceler, qui déclenchentdes réactions inconnues.

— Leur secret aurait donc une valeurmarchande ?

— Pour des personnes sansscrupules, oui.

— Et vous soupçonnez… qui ?Le médecin haussa ses massives

épaules.— D’après les apparences, aucune

porte de la maison n’a été forcée. Il

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s’agirait donc de quelqu’un qui vit sousmon toit. Et cependant, je ne puiscroire…

Il s’interrompit brusquement pourreprendre d’un ton grave :

— Mr Blunt, je dois m’en remettreentièrement à vous. Je n’ose confiercette affaire à la police. De mes troisdomestiques, je suis presquecomplètement sûr. Ils me servent depuislongtemps avec fidélité. Cependant, onne sait jamais. Et j’ai mes deux neveux,Bertram et Henry. Henry est un bongarçon… un très bon garçon. Il ne m’ajamais donné le moindre souci. Unexcellent jeune homme qui travaille dur.Bertram, hélas, est de caractèrecomplètement opposé : révolté,

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dépensier et d’une paresse désespérante.— Si je comprends bien, vous

soupçonnez votre neveu Bertram d’êtremêlé à cette affaire ? Pour ma part, je nesuis pas de cet avis. Ce serait plutôtHenry, le trop bon garçon que jesoupçonnerais.

— Mais pourquoi ?— D’après mon expérience, cher

monsieur, les individus louches sonttoujours innocents et vice versa. Envérité, je suis de plus en plus enclin àaccuser le bon Henry.

— Excusez-moi, intervint Tuppenced’une voix déférente, si j’ai biencompris, le Dr Bower avait l’habitudede garder ces notes sur… heu… des

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alcaloïdes mal connus, dans son bureauavec ses autres papiers ?

— Dans le même bureau, mais àl’abri dans un tiroir secret dont je suis leseul à connaître l’existence. C’est laraison pour laquelle ils ont échappéjusqu’ici au chercheur.

— Et en quoi puis-je vous être utiledans cette affaire, Mr Bower ? demandaTommy. Prévoyez-vous qu’une troisièmefouille aura lieu ?

— Mr Blunt, j’ai tout lieu de lecroire. Cet après-midi même, j’ai reçuun télégramme d’un de mes clients quej’avais envoyé à Bournemouth, il y aquelques semaines. D’après letélégramme, cet homme se trouve dansun état critique et me prie d’aller le voir

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de toute urgence. Rendu méfiant par lesévénements dont je vous ai parlé, j’aitélégraphié à mon tour à Bournemouthavec réponse payée. J’ai appris que monmalade, qui se porte bien, n’a jamaischerché à me joindre. Il m’est alors venuune idée. Si je feignais de tomber dansle piège et simulais mon départ pourBournemouth, nous serions presquecertains de surprendre le ou les voleurs.On attendra, sans aucun doute, que toutle monde soit couché pour entreprendrele travail. Je suggère que vous meretrouviez devant chez moi, ce soir vers22 heures, afin que nous nous mettionsensemble à la tâche.

— C’est-à-dire prendre le voleur la

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main dans le sac, conclut Tommy quitambourinait sur la table avec un coupe-papier. Votre plan me paraît bon.Voyons, votre adresse est…

— Les Mélèzes, Hangman’s Lane…un endroit assez désert, je le crains.Mais, nous avons une vue magnifique surHampstead Heath.

— Parfait.Le visiteur se leva.— Je vous attendrai donc devant Les

Mélèzes… mettons à 21 h 55 par mesurede précaution ?

— 21 h 55, entendu. Bon après-midi,Dr Bower.

Tommy se leva, pressa le timbreplacé sur son bureau et Albert parut pourreconduire le client. Le médecin se

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déplaçait avec une claudicationaccentuée qui n’affectait en rien sonallure de colosse.

— Un adversaire difficile, murmuraTommy entre ses dents. Eh bien !Tuppence, ma vieille, qu’en pensez-vous ?

— Clubfoot !— Comment ?— J’ai dit, Clubfoot. Mon étude des

classiques n’a pas été vaine. Tommy,cette affaire est un coup monté.Alcaloïdes inconnus… et puis quoiencore ?… Je n’ai jamais entendu pareilroman !

— Je dois avouer que je n’ai pastrouvé le Dr Bower très convaincant.

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— Avez-vous remarqué ses yeuxfixés sur la lettre ? Je suis sûre qu’ilappartient au gang. Ils ont dû découvrirque vous n’êtes pas Blunt et maintenantils en veulent à notre peau.

— Dans ce cas, déclara Tommy enouvrant l’armoire et contemplant sesrangées de livres d’un œil affectueux,notre rôle est facile à choisir. Noussommes les frères Okewood. Et je seraiDesmond, ajouta-t-il d’un ton définitif.

Tuppence haussa les épaules.— Comme il vous plaira. J’aime

autant être Francis car il était debeaucoup le plus intelligent des deux.Desmond se mettait toujours dans lepétrin et Francis surgissait au moment

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critique, déguisé en jardinier ou autre,pour sauver la situation.

— Ah ! mais je serai un super-Desmond. Lorsque j’arriverai auxMélèzes…

Tuppence l’interrompit sanscérémonie.

— Vous n’allez quand même pasvous rendre à Hampstead ce soir ?

— Pourquoi pas ?— Pour tomber dans un piège que

nous avons éventé !— Un piège qui n’en est plus un

puisque nous le savons tel. Nuance ! J’ail’impression que ce bon docteur vaavoir une petite surprise.

— Tout ça ne me plaît pas. Vousvous souvenez de ce qui arrivait lorsque

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Desmond désobéissait aux ordres duChef et agissait seul ? Nos consignessont formelles : nous devons acheminerles lettres et rendre compte de toutévénement suspect.

— Vous commettez une légèreerreur. Nous devions rendre compte dela visite de quiconque mentionneraitdevant nous le chiffre 16. Ce n’est pas lecas, que je sache ?

— Mauvaise excuse !— Inutile d’insister. J’ai l’intention

d’agir seul. Ma chère Tuppence, rien defâcheux ne m’arrivera. Je me rendrai surplace, armé jusqu’aux dents. L’importantest que je me tiendrai sur mes gardes etqu’ils n’en sauront rien. Le Patron me

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félicitera pour mon travail et mon espritd’initiative.

— N’empêche que je n’aime pascela. Cet homme est fort comme ungorille.

— Pour vous rassurer, ma chère,pensez à mon automatique et à son jolimuseau bleu.

Albert fit irruption dans la pièce et,refermant la porte derrière lui, s’avança,une enveloppe en main.

— Un gentleman désire vous voir.Lorsque je lui ai fait mon coup d’épatehabituel en affirmant que vous étiezoccupé avec Scotland Yard, il m’a ditqu’il était au courant. Il prétendjustement venir de Scotland Yard. Et il aécrit quelque chose sur un carton qu’il a

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glissé dans cette enveloppe.Tommy jeta un coup d’œil sur le

bristol et un sourire éclaira son visage.— Le gentleman s’amusait à vos

dépens en disant vrai, Albert. Faites-leentrer.

Il tendit le carton à Tuppence. Entravers du nom Inspecteur Dymchurch,on avait griffonné au crayon « Un ami deMarriot ».

Un instant plus tard, l’homme duYard pénétrait dans le bureau. Petit,trapu, l’œil inquisiteur, il ressemblait àl’inspecteur Marriot.

— Bonjour ! Marriot a dû se rendredans les Galles du Sud, mais avant sondépart, il m’a recommandé de garder

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l’œil sur vous deux et sur cette affaire,en général. Oh ! n’ayez crainte,monsieur, ajouta-t-il vivement alors queTommy semblait sur le point del’interroger, nous sommes parfaitementau courant de la situation. Vous avez eu,cet après-midi, la visite d’un gentleman.Je ne sais sous quel nom il s’est présentéet j’ignore sa véritable identité, mais jepossède certains détails sur son compte.Suffisamment, en tout cas, pour chercherà en savoir davantage. Suis-je sur labonne voie en présumant qu’il vous afixé un rendez-vous pour ce soir en uncertain endroit ?

— Sans aucun doute.— C’est bien ce que je pensais. Au

16 Westerham Road, Finsbury Park ?

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— Non. Là, vous vous trompez,rectifia Tommy avec un sourire. Il s’agitdes Mélèzes à Hampstead.

Dymchurch sembla complètementdérouté.

— Je ne comprends pas, grommela-t-il. Il doit appartenir à une autre bande.Les Mélèzes à Hampstead, dites-vous ?

— Oui. Je dois l’y rejoindre à 22heures.

— N’y allez pas, monsieur.— Voilà ! explosa Tuppence.Tommy rougit.— Si vous pensez, inspecteur…

s’emporta-t-il.Mais ce dernier l’apaisa en levant la

main.

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— Je vais vous confier ce que jepense, Mr Blunt. L’endroit où vousdevriez vous trouver ce soir à 22 heures,c’est ici, dans ce bureau.

— Quoi ? crièrent-ils ensemble.— Ici même. Peu importe la manière

dont je suis au courant. Il arrive qu’unservice empiète parfois sur un autre,mais vous avez reçu aujourd’hui mêmeune de ces fameuses « lettres bleues ».Le vieux « Machin » la veut. Il vousattire donc à Hampstead, pour s’assurerle champ libre et pendant que vous ferezle pied de grue à Hampstead, il fouilleravotre bureau en toute quiétude.

— Mais qu’est-ce qui lui permet decroire que la lettre se trouvera ici ? Il

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devrait penser que je la garde sur moi ouque je l’ai déjà fait suivre.

— Je vous demande pardon,monsieur. C’est justement là ce qu’il nesait pas. Sans doute a-t-il pu constaterque vous n’étiez pas Blunt maispourquoi devinerait-il que vous êtesautre chose qu’un innocent gentlemanayant racheté l’agence ? Dans ce cas, lalettre traitée comme n’importe quelleautre aura été classée dans un dossier.

— Mais c’est vrai ! s’exclamaTuppence.

— Et si vous le voulez bien, c’est ceque nous allons lui laisser croire. Nouspourrons ainsi le prendre sur le fait, ici,ce soir.

— C’est donc là votre plan ?

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— Oui. Cette chance n’arrive qu’unefois dans la vie. Voyons, il estmaintenant 18 heures. À quelle heurequittez-vous habituellement votrebureau, monsieur ?

— Vers 18 heures, justement.— Vous devriez donc agir comme

d’habitude. En fait, nous reviendronsfurtivement peu après, bien qu’il soitpeu probable qu’ils arrivent avant22 heures. Cependant, nous ne prendronspas le risque de les manquer. Si vousvoulez bien m’excuser, je vais juste jeterun coup d’œil alentour pour repérer unguetteur éventuel.

Dymchurch sortit et Tommy entamaune vive discussion avec Tuppence.

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Cela dura quelque temps et au momentoù la dispute s’échauffait, Tuppencecapitula brusquement.

— D’accord. J’abandonne. Je vaisrentrer tranquillement à la maison tandisque vous empoignerez des escrocs ettrinquerez avec des détectives. Mais,vous ne perdez rien pour attendre, jeunehomme. Je vous revaudrai de m’avoirtenue à l’écart !

Dymchurch réapparut à cet instant.— Le terrain me semble libre mais il

vaut mieux se comporter avec naturel.Tuppence appela Albert et lui donna

l’ordre de fermer. Puis tous quatre serendirent au garage où Tommy rangeaitsa voiture. Tuppence se mit au volant etAlbert s’installa près d’elle. Les deux

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hommes prirent place à l’arrière.Bientôt, ils furent arrêtés par un

encombrement de circulation. Laconductrice regarda par-dessus sonépaule et hocha la tête. Tommy et ledétective descendirent pour se perdredans Oxford Street. Tuppence démarra.

— Il serait plus prudent d’attendreencore un peu avant de remonter, fitremarquer Dymchurch à Tommy, tandisqu’ils s’engageaient à grandesenjambées dans Haleham Street. Vousavez bien la clé ?

Tommy hocha affirmativement latête.

— Alors, que diriez-vous d’un repasléger ? Il est tôt mais il y a un petit

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restaurant juste en face. Nous nousinstallerons près de la fenêtre d’où nouspourrons surveiller l’entrée de votrebureau.

Ils mangèrent de bon appétit tout engardant l’œil sur la rue. Tommydécouvrit en l’inspecteur un aimablecompagnon. Il avait passé la majeurepartie de sa vie à chasser les espionsinternationaux et il raconta, à ce sujet,des histoires qui ébahirent son auditeur.

À 20 heures, Dymchurch donna lesignal du départ.

— La nuit est presque venue. Nouspouvons à présent pénétrer dans lebâtiment sans nous faire remarquer.

Ils traversèrent la chaussée,scrutèrent les alentours d’un coup d’œil

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et s’engouffrèrent dans le passage. Puis,ils grimpèrent les escaliers et Tommyintroduisit sa clé dans la serrure. À cetinstant, il crut entendre Dymchurchsiffler dans son dos.

— Pourquoi sifflez-vous ?— Ce n’est pas moi, répondit le

policier surpris. Je pensais que c’étaitvous ?

— Ma foi, quelqu’un…Il fut interrompu par une forte poigne

qui le saisissait par derrière et avantqu’il n’ait eu le temps de crier, onécrasa sur sa bouche et sur son nez untampon imbibé de chloroforme. Tommyse débattit avec courage mais en vain.Sa tête commença à tourner et le sol

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vacilla sous ses pieds. Il perditconscience…

Il revint à lui, endolori mais enpleine possession de ses facultés. L’effetde l’anesthésique n’avait été quepassager, assez long cependant pourpermettre à ses assaillants de lui collerun bâillon, afin qu’il ne puisse crier.

Tommy se retrouva allongé dans uncoin de son propre bureau. Deuxhommes s’affairaient autour de sa tablede travail et bouleversaient le contenudes placards tout en jurantgrossièrement.

— Je veux bien être pendu, patron !lança le plus grand d’une voix rauque.Nous avons mis la baraque à sac pourrien !

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— Il faut pourtant qu’elle soitquelque part – répondit l’autre d’un tonhargneux – comme il ne l’a pas sur lui,elle est forcément ici.

En parlant, il se retourna et Tommy,stupéfait, reconnut en lui l’inspecteurDymchurch. L’étonnement du jeunehomme amusa l’inspecteur.

— Notre ami est donc réveillé ? Etlégèrement surpris à ce que je constate ?Pourtant, c’était si simple ! Nousflairions que quelque chose de louche semanigançait à l’« Agence Internationalede Recherches ». C’était simple àvérifier. Si le nouveau Mr Blunt est unespion, il se tiendra sur ses gardes.J’envoie en éclaireur mon vieil ami Carl

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Bauer. Carl a l’ordre de paraître suspecten relatant une histoire bizarre. Ensuite,il disparaît et j’entre en scène.L’allusion à l’inspecteur Marriot megagna votre confiance. Le reste futfacile.

Il rit avec une évidente satisfaction.Tommy désirait ardemment exprimer

son opinion mais le bâillon l’enempêchait. Il aurait aussi voulu se servirde ses mains et de ses pieds mais sesadversaires n’avaient pas négligé cedétail et il était soigneusement ficelé.

La transformation soudaine del’homme qui se penchait sur lui lemédusait. Personnifiant un inspecteur deScotland Yard, il inspirait confiance etpouvait passer pour un Britannique

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typique. Mais à présent, malgré samaîtrise de la langue anglaise, on voyaitbien qu’il était étranger.

— Coggins, mon ami, ordonna lepseudo-inspecteur à son acolyte, sortezvotre casse-tête et tenez vous près duprisonnier. Je vais lui enlever sonbâillon. Mr Blunt, ce serait fou de votrepart de vouloir appeler à l’aide. Je suisd’ailleurs sûr que vous en êtes déjàconvaincu. Malgré votre jeune âge, vousêtes un garçon assez intelligent.

D’un geste vif, il défit le bâillon etse recula.

Tommy fit mouvoir ses mâchoiresdouloureuses, tourna sa langue dans sabouche, avala sa salive… et resta

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silencieux.— Je vous félicite de votre

compréhension, fit observer Dymchurch.Mais n’avez-vous vraiment rien à dire ?

— Ce que j’ai à dire peut attendre,grogna Tommy. Et cela n’en perdra rienpour autant.

— Vraiment ? Figurez-vous qu’aucontraire, je n’ai pas l’intentiond’attendre. Mr Blunt, où est cette lettre ?

— Mon cher, je n’en sais rien,répondit gentiment Tommy. Je ne l’aipas, ce que vous savez d’ailleurs aussibien que moi. Si j’étais vous, jecontinuerais à chercher. C’est un plaisirpour moi de vous regarder jouer àcache-cache avec votre ami Coggins.

Le visage de l’étranger se rembrunit.

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— Vous vous plaisez à jouer lesdésinvoltes, Mr Blunt ? Vous voyez cetteboîte carrée, là-bas ? C’est le petitattirail de Coggins. Dedans, il y a duvitriol… oui, du vitriol et des fers qui,placés sur une flamme, peuvent êtrechauffés à blanc…

Tommy hocha tristement la tête.— Une erreur de diagnostic,

murmura-t-il. Tuppence et moi avonsmal apprécié cette aventure. Elle n’estpas digne de Clubfoot mais de BulldogDrummond et vous êtes l’inimitable CarlPeterson.

— De quoi diantre parlez-vous ?grogna l’autre.

— Ah ! soupira Tommy. Je vois que

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vous n’êtes pas familier avec lesclassiques du roman policier. Dommage.

— Espèce d’idiot ! Répondrez-vousou dois-je prier Coggins de sortir sesoutils ?

— Ne soyez pas si impatient. Je suisprêt à faire ce que vous voudrez maisencore faut-il que vous m’expliquiez dequoi il s’agit. Vous ne croyez quandmême pas que j’ai envie d’être pelécomme un poisson ou grillé sur descharbons ardents ? J’ai horreur de lasouffrance.

Dymchurch le toisa avec mépris.— Dieu ! Ce que ces Anglais sont

lâches !— Reconnaissez plutôt qu’ils sont

pleins de bon sens, mon cher, rien de

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plus. Laissez le vitriol tranquille etvenons-en au fait.

— Je veux la lettre.— Je vous répète que je ne l’ai pas.— Nous le savons… nous savons

aussi qui doit la détenir. La fille.— Vous avez probablement raison.

Elle a dû la glisser dans son sac lorsquevotre copain Carl nous a effrayés.

— Très bien. Vous allez écrire àcette Tuppence, comme vous l’appelez,la priant d’apporter la lettre ici,immédiatement.

— Impossible… commença Tommy.L’autre l’interrompit, furieux.— Ah ! Vous ne pouvez pas ? Nous

allons bien voir ! Coggins !

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— Attendez ! Je m’apprêtais à direque je ne pouvais pas écrire avec lesbras attachés. Je ne suis pas de cesphénomènes qui rédigent un messageavec leur nez ou leur coude !

— Vous êtes donc disposé à obéir ?— Naturellement ! Je tiens à me

montrer complaisant et agréable. Enéchange, bien sûr, vous ne ferez aucunmal à Tuppence ? C’est une filletellement gentille.

— Nous ne voulons que la lettre,affirma Dymchurch d’un ton peuconvaincant.

Sur un signe, Coggins dénoua lesliens qui immobilisaient les bras deTommy et ce dernier exécuta quelques

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mouvements pour se dégourdir.— Ah ! ça va mieux, lança-t-il

gaiement. L’aimable Coggins voudrait-ilme passer mon stylo ? Il doit se trouversur la table avec le contenu de mespoches.

D’un air maussade, le garçon luiapporta le stylo et une feuille de papier.

— Attention à ce que vous écrirez,l’avertit Dymchurch. Nous vous laissonschoisir vos phrases mais rappelez-vousque l’échec signifie… la mort… et ellesera lente.

— Dans ce cas, je m’appliquerai demon mieux.

Il réfléchit un moment puis se mit àgriffonner quelques mots.

— Que pensez-vous de ceci ?

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s’enquit-il, le message terminé. Chère Tuppence,Pouvez-vous venir au bureau tout

de suite avec la lettre bleue ? Il fautque nous la déchiffrions sans délai.Faites vite. Francis.

— Francis ? Le pseudo-inspecteur

haussa les sourcils. Est-ce ainsi qu’ellevous nommait tout à l’heure ?

— Comme vous n’étiez pas présent àmon baptême, il n’y a aucune raisonpour que vous connaissiez mon prénom.Mais je pense que l’étui à cigarettes quevous avez pris dans ma poche vousapportera la preuve de ma sincérité.

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L’homme prit l’objet sur la table, lutl’inscription gravée et eut un sourire.

— Vous vous conduisez sagement, jesuis heureux de le constater. Coggins,donnez ce message à Vassili qui est degarde derrière la porte, qu’il le portetout de suite.

Les vingt minutes suivantess’écoulèrent lentement et les dix minutesqui suivirent, encore plus lentement.Dymchurch marchait de long en large.Son visage s’assombrissait à vue d’œil.

Il se tourna brusquement versTommy, l’air menaçant.

— Si vous avez commis la folie denous rouler…

— Les femmes se font toujours

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attendre. J’espère que vous ne serez pasméchant avec la petite Tuppence,lorsqu’elle arrivera ?

— Oh non ! Nous nous arrangeronspour que vous partiez de compagnie…

— Salaud ! rugit Tommy.Un mouvement soudain se produisit

dans le bureau de réception. Une têteque Tommy ne connaissait pas encore etl’homme débita quelques mots en russe.

— Bien, répondit Dymchurch. Ellearrive… et seule.

Une légère angoisse étreignit leprisonnier. L’instant d’après la voix deTuppence s’éleva.

— Oh ! vous voilà, inspecteur ? J’aiapporté la lettre. Où est Francis ?

Sur ces mots, elle s’avança dans la

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pièce. Vassili lui tomba dessus et luiappliqua sa main sur la bouche.Dymchurch lui arracha son sac desmains pour en bouleverser fébrilementle contenu. Il poussa soudain uneexclamation de joie et brandit uneenveloppe bleue au timbre russe.Coggins manifesta son contentement enémettant un cri rauque.

Et juste au milieu de cet instant detriomphe, l’autre porte, celle donnant surle bureau de Tuppence, s’ouvritdoucement, livrant passage àl’inspecteur Marriot et à deux de seshommes, revolver au poing. Marriotaboya :

— Les mains en l’air !

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Il n’y eut pas de lutte. Les bandits,surpris, n’offrirent aucune résistance.L’automatique de Dymchurch se trouvaitsur la table et ses acolytes n’étaient pasarmés.

— Un excellent coup de filet,commenta l’inspecteur tout en faisantclaquer la dernière paire de menottes.

Fou de rage, Dymchurch foudroyaitTuppence du regard.

— Petite garce, rugit-il. C’est vousqui les avez amenés !

La jeune femme éclata de rire.— J’aurais dû me douter de quelque

chose lorsque vous avez fait allusion auchiffre 16 cet après-midi. Mais ce n’estque le message de Tommy qui m’a

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décidée à agir. J’ai tout de suitetéléphoné à l’inspecteur Marriot puis àAlbert qui détient un trousseau de clésdu bureau. Je suis arrivée la première,avec l’enveloppe bleue. Quant à lalettre… je l’ai fait suivre, conformémentaux ordres, dès que je vous eus déposéstous les deux dans Oxford Street.

Un seul mot retenait l’attention dupseudo-inspecteur qui lança, incrédule :

— Tommy ?Ce dernier, qui venait juste d’être

débarrassé de ses liens, s’approcha dugroupe.

— Bien joué, camarade Francis,approuva-t-il en prenant les mains deTuppence dans les siennes. (Puis, setournant vers l’étranger :) Comme je

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vous le disais, mon cher, vous devriezvraiment lire les classiques.

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V L’hommehabillé dejournaux

1 Impasse au roi(Finessing the King)

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Par un après-midi humide, Tuppence,

qui venait de parcourir le Daily Leader,abandonna le journal d’un air songeur.

— Savez-vous à quoi je pense,Tommy ?

— Impossible à deviner, grogna cedernier. Vous pensez à tant de choses àla fois !

— Je me disais que nous pourrionsaller danser.

Tommy s’empara vivement dujournal.

— Votre annonce fait très bon effet,remarqua-t-il en penchant la tête decôté : « Les célèbres détectives deBlunt »… Tuppence, je ne sais si vous

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vous en rendez compte mais c’est vouset vous seule qui représentez les« célèbres détectives de Blunt » ?

— Je vous parlais de danser.— J’ai remarqué quelque chose de

curieux dans les journaux. Voyons sivous l’avez découvert vous aussi.Prenez ces trois exemplaires du DailyLeader et dites-moi ce qui lesdifférencie ?

Tuppence compara les en-têtes aveccuriosité.

— Cela me paraît assez simple, finit-elle par déclarer, une pointe de méprisdans la voix. L’un est d’aujourd’hui, lesecond d’hier et le troisième d’avant-hier.

— Absolument génial, mon cher

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Watson. Mais il ne s’agit pas de cela.Observez les en-têtes de plus près etcomparez-les avec attention.Remarquez-vous quelquedissemblance ?

— Non, et de plus je suis sûre qu’iln’y en a aucune.

Tommy soupira et joignit les mains àla manière – si particulière – deSherlock Holmes.

— Cependant, vous lisez lesjournaux autant, sinon plus que moi.Mais moi, j’observe et vous, pas. Sivous voulez bien regarder à nouveaul’en-tête du Daily Leader d’aujourd’hui,vous verrez qu’au milieu du jambage duD se trouve un petit point blanc, ainsi

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que dans le L du même mot. Mais dansle journal d’hier, on retrouve cesmarques non pas dans le mot DAILYmais dans le L de LEADER qui encomprend deux. Passons à avant-hier.Voyez… Deux points dans le D deDAILY. Ces en-têtes sont doncimprimés différemment chaque jour.

— Pourquoi ?— C’est là un secret de journaliste.— Ce qui veut dire que vous n’en

savez rien et n’arrivez pas à deviner.— Je constate seulement que la

pratique en est commune à tous lesjournaux.

— Ce que vous êtes astucieux !Surtout lorsqu’il s’agit de faire dévier laconversation. Revenons à ce que je vous

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disais auparavant.— Oui ?— Le bal des Trois Chœurs.Tommy protesta :— Non, Tuppence. Je vous en prie.

Je ne suis plus assez jeune pour cela.— Lorsque j’étais une innocente

jeune fille, on m’enseignait que leshommes… et plus particulièrement leshommes mariés aimaient à boire, danseret se coucher tard. Seule une femmeexceptionnellement belle et habilepouvait les garder à la maison. Encoreune illusion de perdue ! Toutes lesfemmes que je connais rêvent de sortir,d’aller danser et se lamentent parce queleurs maris préfèrent chausser leurs

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pantoufles et gagner leur lit à 21 h 30. Etpourtant, vous dansez si bien, Tommychéri.

— Allez-y doucement avec lapommade, Tuppence.

— Ce n’est pas uniquement pour leplaisir de la danse que j’ai envie de merendre à ce bal. Cette annoncem’intrigue.

Elle reprit le journal et lut :« Jouez 3 Cœur. 12 plis. As de

pique. Impasse au Roi nécessaire. »— Un moyen plutôt coûteux

d’apprendre à jouer au bridge, déclaraTommy.

— Ne soyez pas idiot ! Cela n’a rienà voir avec le bridge. Il se trouvequ’hier je déjeunais avec une amie à

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l’As de Pique. C’est une curieuse petiteboîte dans Chelsea. Mon amie m’aappris que les gens de théâtre y venaientau cours de la soirée pour y déguster desœufs au bacon et des croque-monsieur :tout cela fait très bohème. Il y a desloges dissimulées tout autour de la salleet à mon avis, l’endroit ne doit pas êtretellement correct !

— Et vous pensez que…— 3 Cœur est mis pour le bal des

Trois Chœurs . 12 plis veut dire12 heures ou plus exactement minuit. Asde Pique désigne la boîte du même nom.

— Et que faites-vous de l’impasseau Roi ?

— Ma foi, je pensais que nous

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pourrions le découvrir ensemble ?— Je ne serais pas surpris que vous

ayez deviné juste, reconnut Tommy.Mais je ne vois pas très bien pourquoivous tenez à intervenir dans les affairessentimentales d’autrui ?

— Je n’interviendrai pas. Je proposeseulement une expérience intéressante aupoint de vue détective. Nous avonsbesoin d’entraînement.

— N’empêche que votre véritablebut est de vous rendre au bal des TroisChœurs et de danser ! On peut dire quevous avez de la suite dans les idées !

Tuppence éclata de rire aveceffronterie.

— Soyez beau joueur, chéri !Oubliez que vous avez trente-deux ans et

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un poil gris dans votre sourcil gauche.— J’ai toujours été faible avec les

femmes ! Dois-je me rendre ridicule enportant un travesti ?

— Certainement, mais vous pouvezme faire confiance là-dessus. J’ai uneidée merveilleuse.

Lorsqu’il rentra chez lui, le

lendemain soir, Tommy vit Tuppencesortir de sa chambre et se précipiter surlui, en annonçant :

— Il est arrivé.— Qui ça ?— Le costume. Venez le voir.Tommy obéit. Sur le lit s’étalait un

uniforme complet de pompier, que

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complétait un casque étincelant.— Grand Dieu ! Me serais-je enrôlé

dans la brigade des pompiers deWembley sans le savoir ?

— Vous n’avez pas encore compris.Faites travailler vos petites cellulesgrises, mon ami.

— Attendez… je commence àcomprendre. Tout cela cache un motifobscur. Qu’allez-vous porter,Tuppence ?

— Un de vos vieux costumes,chapeau américain et paire de lunettesen corne.

— La description est assezrudimentaire mais je saisis. Mc Cartyincognito. Et je suis Riordan.

— Exactement. J’ai pensé que nous

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devions pratiquer les méthodesaméricaines aussi bien que les anglaises.Pour une fois, je serai la vedette et vousserez mon humble assistant.

— N’oubliez pas, l’avertit Tommy,que c’est toujours une innocenteremarque du simple Danny qui metMc Carty sur la bonne piste.

Mais Tuppence se contenta de rire.Elle se trouvait dans une heureusedisposition d’esprit.

La soirée fut des plus réussies.

L’assistance, la musique, les costumesfantasques… tout conspira à ravir lejeune couple. Tommy oublia son rôle dumari que l’on sort contre son gré et qui

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s’ennuie.À minuit moins dix, ils se rendirent

en voiture au mal famé As de Pique.Comme l’avait décrit Tuppence, ils’agissait d’un antre souterrain, minable,d’apparence très excentrique. Lescouples travestis y grouillaient. Desloges closes s’alignaient contre les murset les Beresford en accaparèrent unedont ils laissèrent la porte entrouverteafin d’observer ce qui se passait dans lasalle.

— Je me demande si nous allonsrepérer ceux qui nous intéressent ?remarqua Tuppence. Que pensez-vousde cette Colombine là-bas, accompagnéedu Méphistophélès en rouge ?

— Je préfère le rusé Mandarin et la

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dame qui essaie d’être prise pour uncuirassé… Plutôt, un yacht de plaisance,à mon avis.

— Comme il est spirituel ! Il a justebu ce qu’il faut ! Qui est cette dame quiarrive, vêtue en Dame de Cœur ? Uncostume ingénieux.

La personne en question pénétra dansla loge contiguë à la leur, suivie de sonescorte, « l’Homme habillé deJournaux » d’« Alice au Pays desMerveilles ». Ils portaient tous deux leloup classique, assez usité à l’As dePique.

— Je suis sûre que nous sommesplongés dans une atmosphère malsaine,émit Tuppence, le regard pétillant, des

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scandales se trament tout autour de nous.Un cri, apparemment de protestation,

s’éleva de la loge voisine, dominé parun rire masculin bruyant. Tout le monderiait ou chantait. Les voix aiguës desfemmes contrastaient avec celles deleurs escortes mâles.

— Regardez cette bergère !s’exclama Tommy. Celle quiaccompagne le Français comique. C’estpeut-être là notre duo ?

— Je n’ai pas l’intention de metourmenter à ce sujet. Le principal estque nous nous amusions.

— J’aurais pu m’amuser bien plusdans un autre costume, grogna Tommy.Vous n’avez aucune idée de la chaleurque celui-ci procure.

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— Courage. Vous êtes ravissant.— Merci. Je n’en dirai pas autant de

vous. Vous êtes le gamin le plus marrantque j’aie jamais vu.

— Mon ami, je vous prie de restercourtois. Hello ! le gentleman enjournaux abandonne sa dame. Où va-t-il ?

— Au bar pour activer la venue desconsommations, j’imagine. J’en feraisbien autant.

— Cela lui prend du temps,remarqua Tuppence au bout de quelquesminutes. Tommy, me tiendriez-vous pourune parfaite idiote si…

Soudain, elle sursauta.— Traitez-moi d’idiote si vous le

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voulez, mais je me rends dans la logevoisine.

— Voyons, Tuppence, vous nepouvez pas…

— J’ai l’impression qu’il y aquelque chose qui cloche. J’en suis sûre.N’essayez pas de me retenir.

Elle sortit vivement et son mari lasuivit. La porte de la loge voisine étaitfermée. Tuppence l’ouvrit ets’immobilisa sur le seuil.

La femme vêtue en Dame de Cœur setenait assise dans un coin, appuyéecontre le mur dans une attitude peunaturelle. Derrière le masque, ses yeuxregardaient fixement les nouveaux venus,mais elle ne bougeait pas. Sur le côtégauche de sa robe rouge et blanche, le

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dessin semblait avoir coulé. Il y avaittrop de rouge…

Poussant un cri, Tuppence fit un pasen avant. Au même moment, Tommyaperçut ce qu’elle venait de découvrir :le manche ciselé d’une dague plantéejuste sous le cœur.

Tuppence se mit à genoux près de lafemme.

— Vite, Tommy, elle respire encore.Allez chercher le directeur et dites-luide trouver un médecin.

— D’accord. Faites attention à nepas toucher le manche de cette dague.

— Bien sûr. Dépêchez-vous !Beresford sortit précipitamment en

refermant la porte.

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Tuppence entoura les épaules del’inconnue qui esquissa un geste faible.La jeune femme comprit qu’elle voulaitse débarrasser de son masque. Elle ledétacha avec précaution et découvrit unvisage frais comme un bouton de rose,avec de grands yeux fixes où on lisaitl’horreur, la douleur et une sorted’incrédulité ahurie.

— Pouvez-vous parler ? demandadoucement Tuppence. Pouvez-vous medire qui a fait cela ?

Les yeux de la blessée restaient fixéssur elle. Elle soupirait. C’était le longsoupir saccadé d’un cœur qui achève sacourse. Cependant, la mourantecontinuait à regarder fixement Tuppence.

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Ses lèvres s’entrouvrirent.— C’est Bingo, murmura-t-elle

péniblement.Puis sa main se détendit et elle

sembla se pelotonner contre l’épaule desa voisine.

Tommy arriva suivi de deuxhommes. Le plus grand au visage austèreétait de toute évidence un médecin.

Tuppence abandonna son fardeau.— Je crains qu’elle ne soit morte,

articula-t-elle la voix mal assurée.Le praticien procéda à un examen

rapide puis se redressa :— C’est fini… Nous ferions mieux

de laisser les choses dans l’état où ellessont jusqu’à l’arrivée de la police. Que

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s’est-il passé ?D’une voix hésitante, Tuppence le

mit au courant, omettant cependant dementionner les raisons qui l’avaientpoussée à pénétrer dans la loge.

— Une curieuse affaire, remarqua lemédecin. Vous n’avez rien entendu ?

— Je l’ai entendue pousser une sortede cri mais au même moment l’homme aéclaté de rire. Naturellement, il ne m’estpas venu à l’idée…

— Naturellement, approuva lemédecin d’un ton réconfortant. Et vousdites que l’homme portait un masque. Lereconnaîtriez-vous ?

— Je ne pense pas. Et vous,Tommy ?

— Non. Cependant, nous

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connaissons son travesti.— La première chose à faire sera

d’identifier cette pauvre femme,remarqua encore le médecin. Aprèscela, eh bien ! je suppose que la policedécouvrira la vérité assez vite. Ce nedevrait pas être une affaire difficile àrésoudre. Ah ! les voici qui arrivent…

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2 L’homme habillé dejournaux

(The Gentlemandressed in Newspaper)

Il était plus de 3 heures du matin,

lorsque las et tristes, les Beresfordregagnèrent leur appartement. Tuppencemit longtemps à s’endormir. Elle

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revoyait sans cesse le frais visage auxyeux agrandis par l’horreur.

L’aube pénétrait par les fentes desvolets lorsqu’elle finit par sombrer dansun lourd sommeil sans rêve. À sonréveil, il faisait grand jour et Tommy,penché sur son lit, la secouaitdoucement.

— Réveillez-vous, ma vieille.L’inspecteur Marriot, accompagné d’unautre homme, est ici, et désire vous voir.

— Quelle heure est-il ?— Presque 11 heures. Je vais

demander à Alice de vous apporter toutde suite votre thé.

— Merci. Dites à l’inspecteur que jeserai prête dans dix minutes.

Un quart d’heure plus tard, Tuppence

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faisait irruption dans le salon. L’airguindé et solennel, Marriot se leva pourla saluer.

— Bonjour, Mrs Beresford.Permettez-moi de vous présentersir Arthur Merivale.

La jeune femme échangea unepoignée de main avec un homme grand etmince aux yeux hagards et aux tempesgrisonnantes.

— C’est au sujet de ce tristeévénement survenu la nuit dernière,expliqua l’inspecteur. Je désire que vousrépétiez à sir Arthur les mots queprononça la pauvre femme avant demourir. Sir Arthur a été très difficile àconvaincre.

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— Je ne puis croire, protestal’intéressé, que Bingo Hale ait jamaisvoulu toucher à un seul cheveu de Vere.

Marriot expliqua :— Nous avons réussi à éclaircir

rapidement quelques points. D’abord,nous avons identifié la victime,lady Merivale. Ensuite, nous noussommes mis en rapport avec sir Arthur,ici présent, qui reconnut sa femme et futlittéralement anéanti. Nous lui avonsdemandé si le nom de Bingo lui étaitfamilier…

— Vous devez savoir,Mrs Beresford, enchaîna Merivale, quele capitaine Hale, connu de tous sesamis sous le nom de Bingo, est mon plus

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cher compagnon. Il vit presque avecnous. D’ailleurs, il se trouvait chez moilorsqu’on vint l’arrêter ce matin. Je nepuis m’empêcher de penser que vousavez dû commettre une erreur… ce n’estpas son nom que ma femme a murmuré.

— Aucune erreur possible, protestadoucement Tuppence. Elle a dit « C’estBingo qui a fait cela… »

— Vous voyez ! lança Marriot.Le malheureux se laissa tomber dans

un fauteuil et s’enfouit le visage dans sesmains tout en gémissant :

— C’est incroyable ! Quel motifaurait-il eu ? Oh ! je sais… vous penseztous que Hale était l’amant de mafemme, mais même si cela était, ce queje me refuse à admettre, pourquoi aurait-

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il voulu la tuer ?L’inspecteur toussa :— L’hypothèse que je vais vous

soumettre n’est pas très agréable.D’avance, vous voudrez bien mepardonner. Dernièrement, le capitaineHale s’est beaucoup intéressé à unejeune Américaine… dotée d’une fortuneconsidérable. Si lady Merivale avaitpris ombrage de cette union, elle auraitprobablement voulu l’empêcher…

— C’est une indignité, inspecteur !Merivale se dressa furieux, mais le

policier l’arrêta d’un geste.— Pardonnez-moi… Vous m’avez

confié que le capitaine et vous aviezl’intention d’assister à cette soirée et

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que, sachant votre femme en visite chezdes amis, vous ne vous doutiezabsolument pas qu’elle y seraitégalement présente ?

— Absolument pas.— Montrez-nous l’annonce dont

vous m’avez parlé, Mrs Beresford.Tuppence leur tendit le journal et

Marriot enchaîna :— C’est très clair. Cette annonce fut

insérée par le capitaine pour attirerl’attention de votre femme. Ils s’étaientdéjà arrangés pour se rencontrer à cettesoirée. De votre côté, vous décidezseulement la veille que vous assisterez àce bal, de là la nécessité de mettre lajeune femme sur ses gardes. Voilàl’explication de la phrase « Impasse au

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Roi nécessaire ». Vous avez loué votrecostume à une compagnie théâtrale alorsque le capitaine avait eu le temps defaire exécuter le sien : l’homme habilléde journaux. Savez-vous ce que nousavons trouvé, serré dans la main de lamorte, sir Arthur ? Un fragment dejournal. Mes hommes ont reçu l’ordre derécupérer le costume du capitaine qu’il alaissé chez vous et je le trouverai à monretour au Yard. Si nous constatons qu’ily manque un morceau et que ce morceaucorresponde au fragment trouvé… mafoi, ce sera le dénouement de l’affaire.

— Vous ne dénicherez rien de lasorte ! Je connais Bingo Hale.

Les deux hommes se retirèrent après

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s’être excusés auprès de Tuppenced’avoir dû la déranger.

Tard dans la soirée du même jour, le

jeune couple fut surpris de recevoir ànouveau la visite de l’inspecteurMarriot.

— J’ai pensé que les « BrillantsDétectives de Blunt » aimeraientconnaître les derniers développementsde l’affaire, fit-il dans un demi-sourire.

— Certainement, approuva Tommy.Buvez-vous quelque chose ?

Il tendit un verre au policier quiannonça d’un ton laconique :

— Une affaire très simple enrésumé : la dague appartenait à lavictime. On voulait faire croire au

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suicide mais, grâce à votre doubletémoignage, le plan du meurtrier aéchoué. Nous avons mis la main sur uneabondante correspondance.Lady Merivale et Hale poursuivaient,depuis pas mal de temps, une tendreliaison. Sir Arthur ne soupçonnait rien.Pour couronner le tout, nous venons detrouver le dernier maillon…

— Le dernier quoi ? interrompitvivement Tuppence.

— Le dernier maillon de la chaîne.Le fragment du Daily Leader trouvédans la main de la morte correspondexactement à un trou dans le costume queportait Hale. Oui… Cette histoire estextrêmement simple… Je vous ai

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apporté un cliché des deux pièces àconviction, pensant que cela vousintéresserait peut-être d’y jeter un coupd’œil. Il est assez rare de se trouverdevant une affaire aussi facile.

— Tommy, déclara soudain

Tuppence, alors que son mari larejoignait après avoir raccompagnél’inspecteur, pourquoi, à votre avis,l’inspecteur répète-t-il sans arrêt quecette affaire est parfaitement simple ?

— Je ne sais pas. Pure satisfactionpersonnelle, j’imagine ?

— Pas le moins du monde ! Il essaiede nous exciter. Prenons par exemple lesbouchers, ils savent tout sur la viande,non ?

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— Je le pense, mais… quediable… ?

— De même que les fruitiers s’yconnaissent en légumes et lespoissonniers en poissons. Lesdétectives, détectives professionnelss’entend, doivent donc s’y connaître encriminels. Ils détectent un suspect etflairent un meurtrier. L’expérience deMarriot lui souffle que le capitaine Halen’est pas un criminel bien que toutl’accable. En désespoir de cause,l’inspecteur nous importune, espérantcontre tout espoir qu’un détail oubliénous reviendra à l’esprit, lequel détaillui permettrait de se lancer sur une autrepiste. Tommy, pourquoi ne s’agirait-il

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pas d’un suicide, après tout ?— Souvenez-vous des paroles

qu’elle a prononcées avant de mourir.— Je sais… mais, essayez de

considérer les choses sous un autreangle. Bingo est la cause de tout… oumieux, la conduite de Bingo.Désespérée, elle se suicide. Ce n’est pasimpossible.

— D’accord, mais cela n’expliquepas le fragment de journal qu’elle tenaitdans la main ?

— Voyons les clichés laissés parMarriot. J’ai oublié de l’interroger àpropos de ce que Hale déclarait pour sadéfense.

— Je viens juste de le lui demanderen le raccompagnant. Hale affirme

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n’avoir pas adressé la parole àlady Merivale au cours de cette soirée.Il prétend que quelqu’un lui a glissé unbillet où il était dit : « N’essayez pas deme parler ce soir. Arthur se doute dequelque chose. » Néanmoins, il n’a puproduire ce billet, ce qui rend sonhistoire assez invraisemblable. De toutemanière, vous et moi savons qu’il setrouvait avec elle car nous l’avons vu.

Tuppence hocha la tête et se penchasur les deux clichés. L’un représentait unfragment de journal avec l’inscriptionDAILY LE… et l’autre, la premièrepage du journal avec le morceau déchiréde l’entête. Les deux s’assemblaientparfaitement.

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— Quelles sont ces marques sur lecôté ? demanda Tommy.

— Des trous d’aiguille. C’estl’endroit où l’on a cousu.

— Je pensais qu’il s’agissait peut-être d’un autre système de points. (Ilfrissonna.) Quand je pense, Tuppence,que nous étions juste en train d’étudierdes points et de chercher à deviner lasignification de cette annonce…

Étonné du silence de sa compagne,Tommy se tourna vers elle et fut frappépar son regard fixe et son expression.

— Tuppence… (Il la secouadoucement par le bras.) Que se passe-t-il ? Allez-vous avoir une attaque, ouquoi ?

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Sans bouger, Tuppence articulad’une voix lointaine :

— Denis Riordan.— Eh bien ! quoi, Denis Riordan ?— Juste comme vous le disiez,

Tommy : une simple remarque innocenteet tout s’enclenche. Trouvez-moi tous lesDaily Leader de cette semaine.

— Que mijotez-vous ?— Grâce à vous, il m’est enfin venu

une idée. Le cliché de Marriot nousmontre l’en-tête du journal de mardi etje crois me souvenir que le journal demardi portait deux points dans le L deLEADER. Celui-ci a un point dans le Dde DAILY… et un autre dans le L.Apportez les journaux et vérifions.

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Ils se mirent fiévreusement au travailet constatèrent que Tuppence avaitraison.

— Vous voyez ! Ce fragment n’adonc pas été arraché au journal demardi.

— Mais, Tuppence, nous ne pouvonsen être certains. Il est possible qu’ils’agisse d’une autre édition.

— Possible, en effet. Mais, si j’airaison, la conclusion est évidente, non ?Téléphonez à sir Arthur. Demandez-luide venir ici tout de suite, car j’ai unenouvelle importante à lui communiquer.Ensuite, mettez-vous en rapport avecMarriot. S’il n’est pas au Yard, on sauraoù le joindre.

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Une demi-heure plus tard, sir Arthur

arriva très intrigué. Tuppence s’avançapour l’accueillir.

— Veuillez nous excuser de vousavoir appelé de façon si impérative,mais mon mari et moi venons dedécouvrir un fait important. Nousn’ignorons pas à quel point vous êtesdésireux de justifier votre ami.

Sir Arthur hocha tristement la tête.— Oui, mais je dois, hélas, me

rendre à l’évidence… qui estaccablante.

— Que diriez-vous si je vousrévélais que le hasard a placé entre nosmains une preuve de son innocence ?

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— Je serais ravi, Mrs Beresford !— Supposons que j’aie rencontré

une jeune fille qui, à minuit, la nuitdernière, dansait avec le capitaineHale… alors qu’à la même heure, il étaitsupposé tenir compagnie à votrefemme…

— Formidable ! Je savais que lapolice avait dû commettre une erreur. Lapauvre Vere s’est donc donné la mort ?

— Sûrement pas ! Vous oubliezl’autre homme.

— Quel autre homme ?— Celui que mon mari et moi avons

vu quitter la loge. En fait, sir Arthur, ildevait y avoir un autre homme, habilléde journaux, présent à ce bal. À propos,

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quel costume portiez-vous ?— Moi ? J’étais déguisé en bourreau

du XVIIe siècle.— Exactement le costume qui

s’imposait !— Qui s’imposait, Mrs Beresford ?

Qu’entendez-vous par là ?— Qui s’imposait pour le rôle que

vous vous étiez attribué. Voulez-voussavoir ce que je pense, sir Arthur ? Lecostume de papier est aisé à enfiler par-dessus celui du bourreau. Auparavant,on a glissé un billet dans la main deHale, le priant de ne pas s’approcherd’une certaine dame. Mais la dame, elle,ignore tout de ce billet. À l’heureconvenue, elle se rend à l’As de Pique, y

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rencontre l’homme déguisé avec lequelelle avait rendez-vous, puis ensemble,ils se réfugient dans une loge. Là,j’imagine qu’il la prend dans ses bras,l’embrasse… le baiser de Judas, enquelque sorte, et en même temps, frappeavec sa dague. La victime pousse unpetit cri que l’homme couvre par unéclat de rire. Ensuite, l’assassin s’enfuit,laissant la mourante horrifiée, persuadéeque l’homme qui l’a frappée est sonamant. Malheureusement, la victime aarraché un fragment du costume depapier. L’assassin s’en rend compte, caril s’agit d’un homme qui attachebeaucoup d’importance aux détails. Ilsait – pour que la culpabilité de Hale nefasse aucun doute – que le morceau de

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papier arraché à son propre costumedoit paraître provenir de celui ducapitaine. Il se trouve que les deuxhommes habitent sous le même toit. Lemeurtrier a donc tout le temps nécessairepour faire un trou dans le costume de sonennemi, brûler son propre costume et sepréparer à assumer le rôle de l’amiloyal. Qu’en pensez-vous, sir Arthur ?

Merivale s’inclina gracieusement :— Vous avez, chère madame, la très

vive imagination de quelqu’un qui littrop de romans.

— Vous croyez ? intervint Tommy.Sir Arthur le regarda en souriant,

avant d’ajouter :— Et un mari qui se laisse aisément

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persuader. Je doute que vous trouviezdes gens assez crédules pour ajouter foià votre belle histoire.

Il éclata de rire et Tuppence seraidit :

— Je reconnaîtrais ce rire entremille ! Je l’ai entendu à l’As de Pique.Permettez-moi d’ajouter que vous vousêtes légèrement mépris sur notre raisonsociale.

Elle lui tendit une carte de visitequ’il lut à haute voix.

— Agence Internationale deRecherches… (Il eut un haut-le-corps.)C’est donc cela ! Maintenant, jecomprends pourquoi Marriot m’a amenéici, ce matin. Un piège, hein ?

Il s’approcha de la fenêtre et

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remarqua distraitement :— Vous jouissez d’une belle vue sur

Londres.— Inspecteur Marriot ! cria Tommy.L’inspecteur se rua hors de la pièce

voisine, tandis qu’un petit sourire amusése dessinait sur les lèvres de sir Arthur.

— Je m’en doutais. Mais, cette fois,vous ne m’aurez pas, inspecteur. Jepréfère utiliser ma propre sortie.

Et, posant ses mains sur l’appui de lafenêtre, il sauta dans le vide.

Tuppence poussa un cri aigu, en sebouchant les oreilles pour ne pasentendre le bruit sourd venu d’en bas.Marriot laissa échapper un juron.

— Nous aurions dû penser à la

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fenêtre. Bien qu’à mon avis, il aurait étédifficile de l’inculper sur une preuveaussi mince. Je dois descendre et… et…veiller à ce que le nécessaire soit fait.

— Le pauvre diable, murmuraTommy. S’il aimait sa femme…

Marriot ricana :— S’il l’aimait ? Il ne savait plus de

quel côté se tourner pour trouver del’argent. Lady Merivale disposait d’unefortune personnelle considérable dont ilétait l’héritier. Si elle l’avait quitté pours’enfuir avec le capitaine Hale, iln’aurait pas touché un penny.

— Vraiment ?— Mais oui. Dès le début, j’ai

soupçonné que Merivale était un coquinet que Hale n’avait rien à se reprocher.

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Si j’étais vous, Mr Beresford, jedonnerais un verre de cognac à votrefemme. Ces événements l’ontbouleversée.

— Fruitiers, articula Tuppence d’unevoix sourde, alors que la porte serefermait sur l’imperturbable inspecteur,bouchers, prisonniers, détectives.J’avais raison, n’est-ce pas ? Il savait.

Tommy qui s’agitait près du buffets’approcha d’elle avec un grand verre.

— Buvez ceci.— Qu’est-ce que c’est ? Cognac ?— Non, un cocktail corsé.— Oui, Marriot savait mais il s’est

trompé et a tenté l’impasse à l’envers.— Ainsi, conclut Tommy, le Roi a

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pu exécuter sa sortie.

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VI La femmedisparue

(The Case of themissing Lady)

Le timbre posé sur le bureau du

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pseudo Mr Blunt résonna. Tommy etTuppence se précipitèrent vers leurposte d’observation respectif quis’ouvrait sur la réception, royaume deleur garçon de courses.

— Je vais m’en assurer, monsieur,déclarait Albert, mais je crains queMr Blunt ne soit trop occupé en cemoment. Il est justement encommunication avec Scotland Yard.

— J’attendrai, répondit le visiteur.Je n’ai pas de carte sur moi mais monnom est Gabriel Stavansson.

Un homme splendide de plus de sixpieds de haut, au visage bronzé et dontles yeux bleus, au regard pénétrant,contrastaient avec le hâle de sa peau.

Tommy se décida. Il prit une paire

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de gants et ouvrit la porte decommunication. Il s’arrêta un momentsur le seuil, comme surpris.

— Ce gentleman attend que vous lereceviez, monsieur, annonça Albert.

Une expression de contrariétéassombrit un instant les traits de Tommyqui sortit sa montre.

— Je suis attendu chez le duc à11 heures moins le quart. (Il levavivement les yeux sur le visiteur.) Jepeux vous accorder quelques minutes, sivous voulez bien venir par ici.

Ils pénétrèrent dans son bureau, oùTuppence, crayon et carnet en main,attendait.

— Ma secrétaire particulière,

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Miss Robinson. À présent, monsieur,veuillez m’exposer votre problème. Àpart le fait que vous arrivez en taxi etque vous êtes récemment revenu d’unvoyage dans l’Arctique ou dansl’Antarctique, je ne sais rien de vous.

Son vis-à-vis le contempla, médusé.— Remarquable ! Votre employé ne

vous a même pas donné mon nom !Tommy eut un soupir

désapprobateur.— Tout ceci est très facile. Les

rayons du soleil de minuit ont une actionspéciale sur la peau. Je vais bientôtécrire une petite monographie sur cesujet. Mais tout ceci est en dehors de cequi nous intéresse pour le moment.Qu’est-ce qui vous amène ici ?

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— Pour commencer, mon nom estGabriel Stavansson…

— Ah ! bien sûr. L’explorateur…Vous revenez du Pôle Nord, j’imagine ?

— J’ai débarqué en Angleterre il y atrois jours. Un ami qui faisait unecroisière dans les mers du Nord m’aramené sur son yacht. Normalement, jen’aurais dû être de retour que dans deuxsemaines. Je dois vous préciser qu’avantd’entreprendre cette dernière expédition,il y a deux ans, j’ai eu le grand bonheurde me fiancer à Mrs Maurice LeighGordon…

Tommy coupa :— Mrs Maurice Leigh Gordon était

avant son mariage… ?

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— L’honorable Hermione Crane,seconde fille de lord Lanchester, débitaTuppence d’un trait.

Tommy lui lança un coup d’œiladmiratif et l’explorateur hochaaffirmativement la tête.

— Exact. Comme je le disais,Hermione et moi, nous nous fiançâmes.Naturellement, j’offris de renoncer àcette longue expédition, mais ma fiancées’y opposa… Dieu la bénisse ! Elle estle genre de femme idéale pour unexplorateur. Donc, mon premier désir àmon retour fut de revoir Hermione. Jelui envoyai un télégramme deSouthampton et me dépêchai d’arriver àLondres par le premier train. Je me

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rendis dans Bond Street, chez sa tante,lady Susan Clonray, avec laquelle ellehabite pour le moment et, à ma grandedéception, j’appris que Hermy était envisite chez des amis dans leNorthumberland. Lady Susan se montraassez indulgente vis-à-vis de sa nièce,car après tout, on ne m’attendait pasavant deux autres semaines. Ellem’informa que Hermy serait de retourdans quelques jours, mais lorsque jedemandai l’adresse de ses amis, lavieille dame bredouilla… sa niècedevait visiter plusieurs familles –paraît-il – et elle ne se souvenait plustrès bien de l’ordre dans lequel elleaccomplissait ses visites. Je dois vousavouer, Mr Blunt, que lady Susan et moi

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ne nous sommes jamais parfaitemententendus. C’est une de ces grossesmémères à double menton… et je détesteles grosses mémères. Je me rendscompte que c’est une sorte de phobie,mais je n’y puis rien et je ne pourraijamais m’entendre avec une femmedifforme.

— Mr Stavansson, coupa sèchementTommy, chacun de nous a ses allergies.

— Lady Susan est peut-être unefemme charmante, mais je n’ai jamais pum’habituer à elle. D’autre part, j’aitoujours eu l’impression qu’elledésapprouvait nos fiançailles et que sielle le pouvait, elle dissuaderait Hermyde m’épouser. Pour en revenir à mon

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histoire, je suis le genre de bruteobstinée qui agit à sa manière. Je n’aipas quitté la place avant d’avoir obtenude mon hôtesse les noms et adresses despersonnes chez lesquelles Hermy étaitcensée se trouver. Ensuite, j’ai attrapél’express allant vers le nord.

— Vous êtes, à ce que je vois, unhomme d’action, Mr Stavansson,remarqua Tommy dans un sourire.

— Mais là, j’ai eu un choc terrible,Mr Blunt. Pas une de ces personnesn’avait vu Hermy et une seule d’entreelles attendait sa visite. Celle-ci avaitreçu de Hermy un télégramme annulantsa venue à la dernière minute. Jeretournai donc en toute hâte à Londres,chez lady Susan, que la nouvelle – je

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dois le reconnaître – ennuya beaucoup.Elle avoua ne pas savoir où pouvait setrouver sa nièce mais refusa de faireappel à la police. Hermy, me fit-elleremarquer, n’était plus une jeune fillenaïve mais une femme indépendante quiavait dû décider d’entreprendre unvoyage de quelques jours.

« Je pensais aussi que Hermypouvait très bien ne pas se croireobligée de faire part de tous ses faits etgestes à sa tante, cependant j’étaisinquiet. Je me retirais, lorsqu’on apportaun télégramme pour lady Susan. Elle mele tendit après l’avoir lu. Il disait :« Changé mes plans. Me rends à Monte-Carlo pour une semaine. Hermy. »

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Tommy tendit la main.— Vous avez ce télégramme sur

vous ?— Non. Mais il avait été expédié de

Maldon dans le Surrey. Je l’ai remarquéparce que sur le moment cela m’aintrigué. Qu’est-ce que Hermy allaitfaire à Maldon ? À ma connaissance,elle n’y avait pas d’amis.

— Vous n’avez pas eu l’idée de vousprécipiter à Monte-Carlo de la mêmefaçon que vous étiez allé dans le Nord ?

— J’y ai pensé, bien sûr, puis j’airenoncé. Pourquoi Hermy envoie-t-elleun télégramme, au lieu d’écrire ? Une oudeux lignes tracées de sa main auraientapaisé mes craintes, alors que n’importe

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qui peut signer un télégramme de sonnom. Plus j’y pensais, plus cela metourmentait. À la fin, je me rendis àMaldon. Hier après-midi. La localité estassez importante et bien desservie. Il y adeux hôtels mais pas plus dans l’un quedans l’autre, je n’ai trouvé trace dupassage de ma fiancée. Dans le train meramenant à Londres, j’ai lu votreannonce et j’ai décidé de venir vousconsulter. Si Hermy s’est vraimentrendue à Monte-Carlo, je ne veux paslancer la police à ses trousses et causerun scandale. Pour ma part, je reste àLondres au cas où… enfin au cas où il yaurait eu quelque intrigue déloyale àmon égard.

Tommy hocha pensivement la tête.

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— Que soupçonnez-vousexactement ?

— Je ne sais pas, mais j’ai lesentiment que quelque chose ne va pas.

D’un geste vif, il sortit de sa pocheune petite boîte qu’il ouvrit et tendit.

— C’est Hermione. Je vous le laisse.La photographie représentait une

grande femme fragile, ayant dépassé laprime jeunesse mais possédant uncharmant sourire et des yeux ravissants.

— Vous êtes sûr, Mr Stavansson,que vous avez tout dit ?

— Oui.— Vous n’avez omis aucun détail,

aussi insignifiant qu’il puisse vousparaître ?

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— Je ne pense pas.Tommy soupira :— Je dois reconnaître que cette

affaire présente un caractère assezparticulier. Je l’ai résolue en partie maisle temps prouvera si j’ai vu juste.

Il prit un violon posé près de lui surla table et promena l’archet sur lescordes. Tuppence grinça des dents etmême l’explorateur blêmit.

Le joueur reposa l’instrument.— Quelques accords de

Mosgovskensky, murmura-t-il. Laissez-moi votre adresse, Mr Stavansson et jevous ferai part du résultat de mesrecherches.

Dès que le visiteur fut parti,

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Tuppence saisit le violon, le jeta dansl’armoire dont elle tourna la clé dans laserrure.

— Si vous désirez jouer les SherlockHolmes, je vous procurerai une gentillepetite seringue et une bouteille avecl’inscription « cocaïne » mais, pourl’amour de Dieu, laissez ce violontranquille !

— Je me flatte d’avoir suivi lesméthodes de Sherlock Holmes avecsuccès jusqu’ici. Les déductions étaientbonnes, n’est-ce pas ? J’ai dû parler detaxi un peu au hasard, je l’avoue, maisaprès tout, c’est le seul moyen detransport qui conduise jusqu’à nous.

— Il est heureux que j’aie lu la notefaisant allusion à ses fiançailles dans le

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Daily Leader de ce matin.— Oui. Cela a fait très bonne

impression. Aucun doute, l’affaire seraitdu ressort de Sherlock Holmes. Vousn’avez pas manqué de remarquer, j’ensuis sûr, la similitude entre cette histoireet la disparition de lady Frances Carfax.

— Vous attendez-vous à retrouver lecorps de Mrs Leigh Gordon dans uncercueil ?

— Logiquement, oui. Mais, vous-même, qu’en pensez-vous ?

— Hermy a peur de rencontrer sonfiancé et lady Susan est dans le coup.

— J’y ai aussi pensé, mais commentsuggérer pareille hypothèse à un hommecomme Stavansson ? Si nous allions

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faire un tour à Maldon, ma vieille ?Nous pourrions emmener avec nousnotre attirail de golf ?

Tuppence étant d’accord, l’Agencefut laissée aux soins d’Albert.

À Maldon, Tommy et Tuppence se

renseignèrent partout sans succès. Sur lechemin du retour, une idée génialetraversa l’esprit de Tuppence.

— Tommy, pourquoi le télégrammeportait-il Maldon, Surrey ?

— Parce que Maldon est dans leSurrey, idiote !

— Idiot, vous-même !… Ce n’est pasce que je voulais dire. Si vous recevezun télégramme, disons de Hastings ou deTorquay, il ne porte pas le nom du

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comté. Mais pour Richmond, onmentionne le comté, Surrey, parce qu’ilexiste deux Richmond.

Tommy ralentit.— Tuppence… votre idée n’est pas

si mauvaise. Renseignons-nous auprochain bureau de poste.

Ils s’arrêtèrent devant un petitbâtiment dans le premier village qu’ilsrencontrèrent. Quelques minutes leursuffirent pour découvrir qu’il existaitbien deux Maldon, l’un dans le Surrey etl’autre dans le Sussex. Ce dernier n’étaitqu’un petit hameau.

— C’est cela ! s’exclama Tuppencetrès excitée. Sachant que Maldon setrouvait dans le Surrey, Stavansson n’a

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pas prêté grande attention au comté quicommençait par la lettre S.

— Demain, nous irons jeter un coupd’œil à Maldon, Sussex.

Maldon, situé dans le Sussex, était

bien différent de son homonyme. Àquatre milles de la gare, il se réduisait àdeux auberges, deux magasinsminuscules, un petit bureau de poste –où la préposée vendait aussi desbonbons et des cartes postales – le toutencerclé par six ou sept petits cottages.Tuppence se chargea des magasinstandis que Tommy se renseignait dansune des auberges, à l’enseigne du Coq etdu Moineau. Ils se rejoignirent unedemi-heure plus tard.

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— Et alors ?— La bière est assez bonne mais rien

à dire de plus.— Essayez le King’s Head. Je

retourne à la poste. La postière n’est pasaimable mais j’ai entendu quelqu’un luiannoncer de l’arrière-boutique que ledéjeuner était prêt.

Elle retourna dans le magasin et semit à examiner des cartes postales. Unejeune fille au teint frais apparut tout enmastiquant.

— J’aimerais celles-ci, ditTuppence. Cela vous ennuierait-ild’attendre pendant que je jette un coupd’œil sur les autres ?

Elle parcourut rapidement une pile

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de cartes tout en remarquant :— Je suis vraiment déçue que vous

ne puissiez m’indiquer l’adresse de masœur. Elle séjourne dans la région et j’aimalheureusement égaré sa lettre. Elles’appelle Leigh Gordon.

— Ce nom ne me dit rien. Nous nerecevons pas beaucoup de courrier etj’aurais remarqué le nom de cette damesi elle avait reçu des lettres. À part laGrange, il n’y a pas beaucoup demaisons dans les environs.

— Qu’est-ce que la Grange ? Qui enest propriétaire ?

— Le Dr Horriston. C’est une sortede maison de repos, à présent. À cequ’il paraît, le docteur y traite surtoutdes maladies de nerfs. Des ladies y

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viennent pour y suivre une cure derepos. Ma foi, c’est bien l’idéal pour ça,ici.

Tuppence fit un choix rapide decartes et paya.

— C’est justement la voiture dumédecin qui arrive ! s’exclama la jeunefille.

Tuppence s’approcha de la portepour voir au volant de la voiture unhomme brun, aux traits accusés, et à l’airhargneux. Le véhicule s’éloigna aumoment où Tuppence repérait Tommyqui arrivait.

— Tommy, je crois que je tiens lebon bout. La maison de repos duDr Horriston.

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— J’en ai entendu parler au King’sHead et j’ai eu la même impression quevous. Mais si Mrs Leigh Gordon souffred’une dépression nerveuse, sa tante etses amis le sauraient, non ?

— Ou…i. J’ai pensé à une autrehypothèse. Vous avez vu cet homme quivient de passer ?

— Une brute d’aspect rébarbatif ?— Il s’agit du docteur en question.Tommy émit un sifflement.— Il n’a pas l’air tellement aimable.

Qu’en pensez-vous, Tuppence ? Si nousallions jeter un coup d’œil à cettefameuse Grange ?

Ils finirent par découvrir lapropriété, une grande bâtisse pleine de

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coins et de recoins, entourée de pelousesvides avec, à l’arrière-plan, un ruisseauau courant rapide.

— Un endroit pas très gai, remarquaTommy. Il me donne la chair de poule.Vous savez, j’ai le sentiment que leschoses vont se compliquer !

— Oh ! ne vous frappez pas àl’avance ! Espérons simplement quenous pourrons intervenir à temps, carj’ai la conviction que cette femme courtun danger.

— Ne laissez pas votre imaginationvous emporter, ma chère !

— Je ne puis m’en empêcher. Je n’aiaucune confiance en cet homme.Qu’allons-nous décider ? Et si j’allais,seule, sonner à la porte et demander

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carrément à voir Mrs Leigh Gordon ? Jeserais curieuse d’entendre ce qu’on merépondra. Après tout, il n’y a peut-êtrerien de louche dans cette histoire.

La jeune femme mit son plan àexécution. Elle sonna et la porte lui futouverte presque aussitôt par undomestique au visage impassible.

Quand elle parla de Mrs LeighGordon, l’homme battit légèrement despaupières. Sa réponse n’en fut pas moinsfort nette.

— Il n’y a personne de ce nom,madame.

— Je suis pourtant bien à la Grange,que dirige le Dr Horriston ?

— Oui, madame, mais je vous assure

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qu’aucune de nos pensionnaires ne portele nom de Leigh Gordon.

Déçue, Tuppence battit en retraite etrejoignit Tommy qui l’attendait àl’extérieur de la grille principale. Sonmari conclut :

— Après tout, cet homme disait peut-être vrai.

— Non, je suis sûre qu’il mentait !— Attendons le retour du médecin et

je me ferai passer à ses yeux pour unjournaliste désireux de discuter avec luide son système de cure de repos.

Une demi-heure plus tard, la petitevoiture apparut. Tommy attenditquelques minutes avant d’aller seprésenter à son tour à la porte d’entrée.Mais, lui aussi, revint bredouille.

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— Le médecin est trop occupé pourêtre dérangé. De toute manière, il nereçoit jamais de journalistes. Tuppence,vous avez raison. Il y a quelque chose delouche dans tout ça !

— Venez ! ordonna Tuppence d’unton décidé.

— Qu’allez-vous faire ?— Escalader le mur et essayer de

m’introduire dans la maison sans êtreremarquée.

— D’accord ! Je vous suis.Le jardin, laissé à l’abandon, offrait

une multitude d’abris et le couple gagnal’arrière de la maison sans encombre. Ilsse trouvèrent devant une large terrasseaux marches croulantes avec des portes-

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fenêtres ouvrant sur l’intérieur de lamaison. Les jeunes gens renoncèrent à sehasarder à découvert. Ils se réfugièrentsous la terrasse. Soudain Tuppenceagrippa le bras de son compagnon. De lafenêtre entrouverte, juste au-dessusd’eux, une voix s’éleva :

— Entrez, entrez et fermez la portederrière vous. Vous dites qu’une femmes’est présentée, il y a une heure, et ademandé à voir Mrs Leigh Gordon ?

— Oui, monsieur.Tuppence reconnut la voix

impassible du domestique.— Naturellement, vous lui avez dit

qu’elle n’était pas ici.— Naturellement, monsieur.— Et ensuite, ce journaliste ! lança

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la voix exaspérée de l’autre. C’est lafemme qui me tourmente le plus.Comment était-elle ?

— Jeune, jolie et vêtue avec goût,monsieur.

Tommy donna un coup de coude à sacompagne.

— C’est bien ce que je craignais.Probablement une amie de Mrs LeighGordon. Les choses se compliquent. Ilva falloir que je prenne certainesmesures…

Il laissa sa phrase en suspens.Tommy et Tuppence entendirent la portese refermer, puis plus rien.

Sans bruit, Tommy ordonna etdirigea la retraite. Lorsqu’ils parvinrent

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à une petite clairière suffisammentéloignée de la maison, il annonça :

— Tuppence, ma vieille, les chosesdeviennent sérieuses. Ils sont en train deméditer un mauvais coup. Je crois quenous devrions regagner Londres sansdélai et prévenir Stavansson.

À sa grande surprise, Tuppencesecoua la tête.

— Il faut rester sur place. Ne l’avez-vous pas entendu dire qu’il allaitprendre certaines mesures ? Cela peutsignifier n’importe quoi.

— Le pire est que nous n’en savonspas assez pour alerter la police.

— Écoutez, Tommy : pourquoin’iriez-vous pas téléphoner à Stavanssondu village ? Je resterai sur place en vous

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attendant.— Peut-être est-ce, en effet, le

meilleur plan. Mais dites… Tuppence…— Eh bien ?— Prenez garde… hein ?— Bien sûr, grosse bête ! Dépêchez-

vous.Tommy revint deux heures plus tard

et trouva Tuppence qui l’attendait prèsde la grille.

— Et alors ?— Je n’ai pu joindre Stavansson.

J’ai essayé lady Susan, mais elle aussiétait sortie. J’ai finalement pensé auvieux Brady auquel j’ai demandé devérifier le nom de Horriston dans leguide médical.

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— Qu’a-t-il découvert ?— Il connaissait le nom. Horriston

était, à une certaine époque, un médecinsérieux, jusqu’au jour où il eut unehistoire louche. Brady le tient pour uncharlatan dépourvu de tout scrupule.Bon. Et maintenant ?

— Nous restons ici. J’ai lepressentiment qu’ils agiront ce soir. Aufait, un jardinier a coupé le lierre autourde la maison et j’ai vu où il rangel’échelle.

— Bravo ! Ce soir donc…— Dès qu’il fera nuit…— Nous verrons…— Ce que nous verrons.Tommy relaya Tuppence tandis

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qu’elle se rendait au village pour serestaurer.

Lorsqu’elle le rejoignit, ils restèrentà leur poste jusqu’à neuf heures etdécidèrent qu’il faisait assez sombrepour entrer en action. Ils purent errerautour de la maison sans crainte, mais,brusquement Tuppence saisit le bras deson mari en se figeant.

— Écoutez.À nouveau, on entendit un faible

gémissement de femme. Tuppence pointaun doigt dans la direction d’une fenêtredu premier étage.

— Ça vient de là, chuchota-t-elle.La plainte s’éleva encore et les

jeunes gens résolurent de mettre leurplan en action sans délai.

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Tuppence guida son mari vers lecoin où le jardinier avait abandonné sonéchelle. Ils la transportèrent sous lafenêtre d’où parvenaient lesgémissements. C’était d’ailleurs la seuleissue dont les persiennes n’avaient pasété fermées.

— Je monte, souffla Tuppence.Restez-là pour tenir l’échelle et faire leguet. Si quelqu’un apparaissait, je nepourrais me défendre seule.

Silencieusement, elle grimpa leséchelons et jeta un coup d’œil prudentdans la pièce sans chercher à y entrer.Elle s’accroupit un instant et leva ànouveau la tête. Un moment plus tard,elle redescendait vers son compagnon,

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auquel elle expliqua, à mots couverts :— C’était bien elle. Je l’ai reconnue

d’après la photo que donnait d’elle leDaily Leader. Elle est allongée sur unlit, elle gémit, se débat… Une infirmièreest entrée, lui a fait une piqûre et l’aabandonnée.

— Est-elle consciente ?— J’en suis presque sûre. De plus,

j’ai l’impression qu’elle est attachée aulit. Je remonte pour essayer de pénétrerdans la pièce.

— Heu… Tuppence ?…— Si je me vois en danger, je vous

appelle à l’aide.Coupant court à toute discussion, elle

grimpa vivement et Tommy la regardasoulever le châssis à glissière de la

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fenêtre puis disparaître dans la pièce.Le temps s’écoulait lentement et

Tommy sentait une angoisse grandissantel’envahir. Tout d’abord, il n’entenditrien. Les deux femmes devaients’entretenir à voix basse, si du moins laprisonnière était en état de parler. Unmurmure indistinct lui parvint et il sesentit soulagé. Mais brusquement, lesilence retomba. Que se passait-il donclà-haut ?

Une main s’abattit sur son épaule etla voix de Tuppence ordonnatranquillement :

— Venez !— Tuppence ! Comment êtes-vous

arrivée ici ?

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— Par la porte d’entrée. Allons-nous-en.

— Hein ? Mais… et Mrs LeighGordon ?

— Elle se fait maigrir !Devant le ton ironique, Tommy

observa sa compagne.— Que voulez-vous dire ?— Rien de plus. Elle se fait

maigrir… en douce. N’avez-vous pasentendu Stavansson remarquer qu’ilhaïssait les grosses femmes ? Eh bien !durant ses deux années d’absence, sonHermy a grossi. En apprenant le retourinattendu de son fiancé, elle s’est affoléeet s’est précipitée ici pour suivre letraitement du Dr Horriston qui consiste

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en piqûres dont notre médecin gardejalousement le secret tout en se faisantpayer des prix exorbitants. Je suis sûreque c’est un charlatan, mais en attendant,il a un succès inouï. Naturellement,lady Susan est au courant de tout et ajuré de n’en souffler mot à personne.Quant à nous, nous nous sommesconduits en parfaits idiots !

Tommy eut une large inspiration.— Je crois, Watson, déclara-t-il

avec dignité, qu’il y a un très bonconcert au Queen’s Hall, demain. Nousavons largement le temps de nouspréparer pour y assister. Et vousm’obligerez en ne classant pas cetteaffaire dans vos dossiers.

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VII Colin-Maillard

(Blindmans’ Buff)

— Entendu, approuva Tommy en

reposant le combiné sur son support. (Ilse tourna vers Tuppence :) Le Patronsemble inquiet pour nous. La bande qui

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nous intéresse a découvert que je ne suispas l’authentique Théodore Blunt et nousdevons nous attendre, d’une minute àl’autre, à un coup dur. Le Boss vousdemande, comme une faveur, deretourner à la maison et de n’en pasbouger.

— C’est ridicule ! Qui veillera survous, si je ne suis pas là ? D’autre part,j’aime les émotions. Les affaires n’ontpas été tellement amusantes ces tempsderniers.

— On ne peut pas avoir des meurtreset des vols chaque jour. Soyezraisonnable, Tuppence. J’avaisd’ailleurs pensé que nous devrionschaque jour accomplir certainsexercices à la maison.

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— Par exemple, nous allonger sur ledos et exécuter des battements de piedsen l’air ?

— N’interprétez donc pas tout à lalettre. Lorsque je parle d’exercices, jeveux dire faire revivre des personnagesd’auteurs célèbres. Par exemple…

De son tiroir, il sortit un largebandeau vert foncé qu’il ajusta avec soinsur ses yeux. Il tira ensuite une montrede sa poche.

— J’en ai cassé le verre ce matin.Cela favorise mon étude car mes doigtssensibles en effleurent le cadran aveclégèreté…

— Faites attention. Vous venezpresque d’enlever la petite aiguille.

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— Donnez-moi votre main. (Il luiprit le poignet, tâtant son pouls d’undoigt.) Ah ! le clavier silencieux. Cettefemme ne souffre pas de maladie decœur.

— Je suppose que vous essayezd’imiter Thornley Colton ?

— Exactement. Je suis le détective etvous êtes Chose, la secrétaire brune, auxjoues en pomme d’api…

— Le petit paquet de langes jadisramassé sur les rives du fleuve, enchaînaTuppence.

— Et Albert est le Fee, aliasShrimp.

— Nous devrons lui apprendre àdire « sapristi ». Seulement, sa voix

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n’est pas aigrelette mais horriblementrauque.

— Contre le mur, près de la porte,vous voyez la canne creuse qui informema main sensible d’un tas de choses. (Ilse leva et buta contre une chaise.) Nomd’un chien ! J’oubliais que cette chaisese trouvait là.

— La cécité doit être effrayante.— Plutôt. Mais il paraît qu’à vivre

dans la nuit, on développe certains sens.C’est ce que j’ai l’intentiond’expérimenter. Tuppence, dites-moicombien il y a de pas jusqu’à cettecanne.

Tuppence répondit gravement :— Trois devant vous, cinq à gauche.Tommy s’avança en hésitant et sa

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compagne l’arrêta d’un cri lorsqu’elledécouvrit que le quatrième pas à gauchel’amenait à buter contre le mur.

— On ne le dirait pas mais vous nepouvez savoir à quel point il est difficiled’évaluer une distance.

— C’est vraiment intéressant.Appelez Albert. Je vais échanger unepoignée de main avec vous deux et voirsi je discerne une différence.

— D’accord, mais Albert devrad’abord se laver les mains. Elles sontsûrement collantes avec tous ces affreuxbonbons acidulés qu’il suce toute lajournée.

Albert, mis au courant du jeu, fut trèsintéressé et Tommy, sa performance

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terminée, eut un sourire satisfait.— Le clavier silencieux ne peut

mentir. Le premier était Albert et lesecond, vous, Tuppence.

— Faux ! cria sa femme. Vous vousêtes guidé sur mon alliance et je l’avaispassée au doigt d’Albert !

Différentes autres expériences furentmises à exécution sans grand succès.

— Mais ça vient, conclut Tommy.On ne peut espérer se montrer infaillibledu premier coup. J’ai une idée. Il estjuste l’heure du déjeuner. Si nous allionsau Blitz, Tuppence ? L’aveugle et songardien. L’endroit m’offrira de bonnesoccasions de faire des progrès.

— Mais, Tommy, nous allons avoirdes ennuis !

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— Non, je me conduirai trèsdiscrètement. Je vous parie qu’à la findu repas, je vous étonnerai.

Un quart d’heure plus tard, le jeunecouple se trouvait confortablementinstallé à une table de coin au GoldRoom du Blitz.

Tommy promena légèrement sesdoigts sur le menu.

— Pilaf de homard et poulet grillé,murmura-t-il.

Tuppence fit son choix et le garçons’éloigna.

— Jusqu’ici, tout va bien, soupiraTommy. À présent, passons à une tâcheplus hardie. Cette fille à la jupe courtequi vient juste d’arriver a vraiment de

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jolies jambes !— Comment avez-vous deviné,

Thorn ?— Les belles jambes impriment une

certaine vibration au sol que capte macanne creuse. Ou pour être plus honnête,dans un grand restaurant, il y a presquetoujours une jeune fille avec de joliesjambes qui se tient à la porte, cherchantde vue ses amis et comme la mode estaux jupes courtes…

Ils mangèrent en silence mais bientôt,Tommy reprit :

— L’homme à deux tables de nousest à mon avis, un gourmet très riche. Ilest juif, n’est-ce pas ?

— Pas mal du tout. Cette fois, je nevous suis pas.

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— Je ne vous révélerai pas matactique à chaque coup, cela gâcherait lareprésentation. Le maître d’hôtel sert duchampagne à trois tables de nous, sur ladroite. Une femme corpulente, habilléede noir, va passer devant nous.

— Tommy… comment pouvez-vous…

— Ha ! Vous commencez à réalisermon pouvoir ! Une jolie fille en marronse lève, juste derrière vous.

— Manqué ! C’est un jeune hommeen gris.

Tommy parut déconcerté.À ce moment, deux hommes assis à

une table non loin de la leur et qui lesobservaient depuis un moment avec

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intérêt, se levèrent et s’avancèrent verseux.

— Excusez-moi, déclara le plus âgédes deux, un homme grand, habillé avecgoût, portant monocle et une petitemoustache grisonnante, on vous aindiqué à nous comme étantMr Théodore Blunt. Permettez-moi devous demander si c’est exact ?

Tommy hésita, se sentantdésavantagé. Finalement, il hocha latête.

— Oui. Je suis Mr Blunt.— Quelle chance inespérée ! J’allais

justement me présenter à votre bureau.J’ai des ennuis… de graves ennuis…Mais… excusez-moi, vous avez eu unaccident aux yeux ?

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— Mon cher monsieur, articulaTommy tristement, je suis aveugle…complètement aveugle.

— Comment ?— Vous êtes étonné ? Mais vous

avez sûrement entendu parler dedétectives aveugles ?

— Seulement dans les romans. Deplus, je n’ai jamais entendu dire quevous étiez affligé de cette infirmité.

— Bien des gens ne s’en rendent pascompte. Je porte aujourd’hui un masquepour protéger mes pupilles de la lumièreartificielle. Voyez-vous, mes yeux nepeuvent distraire mon jugement… Mais,assez parlé de mes misères. Voulez-vousque nous nous rendions tout de suite à

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mon bureau ou préférez-vous m’exposervotre affaire ici ? Cette dernièrehypothèse serait peut-être la meilleure.

Un garçon apporta deux chaisessupplémentaires et les inconnus y prirentplace. Celui qui n’avait pas encoreprononcé un mot était petit, trapu et trèsbrun.

— Il s’agit d’une affaire trèsdélicate, reprit son compagnon enbaissant le ton. Il jeta un coup d’œilméfiant à Tuppence et Mr Blunt sembladeviner son hésitation.

— Permettez-moi de vous présenterma secrétaire particulière, Miss Ganges.Trouvée sur les rives de l’OcéanIndien… un simple paquet de langes…Une histoire très triste. Miss Ganges est

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mes yeux, elle m’accompagne partout.L’inconnu adressa un salut courtois à

la jeune femme.— Je puis donc parler librement. Ma

fille, qui a seize ans, vient d’êtreenlevée. Je l’ai appris il y a juste unedemi-heure. Les circonstances de sonenlèvement sont telles que je n’osem’adresser à la police. J’ai téléphoné àvotre bureau où l’on m’a dit que vousétiez parti déjeuner et ne seriez de retourque vers 2 h 30. Je suis donc venu iciavec mon ami, le capitaine Harker…

L’intéressé avança le cou etgrommela quelques mots inintelligibles.

— Par le plus heureux des hasards, ils’est trouvé que nous déjeunions au

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même restaurant. À présent, il importede ne pas perdre une minute. Ayezl’amabilité de m’accompagner chez moi,tout de suite.

Tommy suggéra :— Je puis vous rejoindre d’ici une

demi-heure car au préalable, je doispasser à mon bureau.

Le capitaine Harker qui se tournait àce moment pour jeter un coup d’œil àTuppence, aurait pu se montrer surprisdu léger sourire flottant sur les lèvres dela jeune femme.

— Impossible. Nous ne pouvonsnous permettre de perdre du temps. (Ilsortit un bristol de sa poche qu’il tendità Tommy.) Voici ma carte.

Ce dernier effleura le carton des

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doigts.— Mes doigts ne sont pas assez

sensibles pour cela.Il le passa à Tuppence qui lut :— Duc de Blairgowrie.Elle leva les yeux avec intérêt sur

leur client. Le duc de Blairgowrie étaitune personnalité bien connue, qui avaitépousé la fille d’un marchand de porc deChicago, bien plus jeune que lui et dontle tempérament léger menaçait – paraît-il – leur union. Certaines rumeurscommençaient à circuler à propos deleur mésentente.

— Vous venez tout de suite,Mr Blunt ? reprit le duc, avec une pointed’impatience dans le ton.

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Tommy dut se rendre.— Miss Ganges et moi vous

accompagnerons, déclara-t-ilcalmement, mais j’aimerais d’abordcommander une grande tasse de cafénoir. Cela ne prendra pas longtemps. Jesuis sujet à des maux de têteépouvantables et seul le café agitfavorablement sur mes nerfs.

Il héla un garçon, passa sacommande et se tourna vers sacompagne.

— Miss Ganges… demain, jedéjeune ici avec le Chef de la SûretéFrançaise. Veuillez prendre note dumenu que vous confierez au maîtred’hôtel en le priant de me réserver ma

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table habituelle. J’assiste la policefrançaise dans une affaire importante. LeFee – il s’arrêta un instant avant depoursuivre – est considérable. Êtes-vousprête, Miss Ganges ?

— Certainement, monsieur, fitTuppence, le crayon à la main.

— Nous commencerons par la saladede Shrimps. Et pour suivre… voyons,pour suivre… oui, omelette Blitz etpeut-être un couple de Tournedos àl’Étranger.

Il réfléchit et murmura, sur un tond’excuse :

— Vous me pardonnerez, j’espère.Ah ! et un Soufflé-surprise. Celacouronnera le repas. Un hommeextrêmement intéressant, ce

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fonctionnaire français. Vous leconnaissez probablement ?

Le duc répondit négativement tandisque Tuppence se levait pour allertransmettre le message au maître d’hôtel.On apportait le café quand elle revintprendre sa place.

Tommy but le breuvage à petitesgorgées puis abandonna son siège.

— Miss Ganges, ma canne ? Merci.Direction, s’il vous plaît ?

À nouveau, Tuppence ressentit uneterrible angoisse, tandis qu’elleannonçait :

— Un pas à droite, dix-huit toutdroit. Au cinquième pas, un garçon sert àla table située à votre gauche.

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Balançant sa canne avecdésinvolture, Tommy se dirigea vers lasortie, Tuppence sur ses talons au cas oùelle devrait intervenir pour le guider.Tout se passa bien jusqu’au moment oùils atteignaient la porte d’où un hommesurgit. Avant que la jeune femme n’ait puprévenir l’aveugle, il se heurtait aunouveau venu. Explications et motsd’excuses s’ensuivirent.

Le long du trottoir, une éléganteAustin les attendait. Le duc aida lui-même l’aveugle à s’y installer.

— Vous avez votre voiture, Harker ?lança-t-il par-dessus son épaule.

— Oui. Juste au coin de la rue.— Prenez Miss Ganges avec vous,

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voulez-vous ?Il sauta au volant, près de Tommy et

le véhicule s’éloigna sans bruit.— Une affaire très délicate,

expliqua-t-il. Je vais vous exposer tousles détails, le temps du parcours.

Son voisin eut un geste vers sonbandeau.

— À présent, je puis retirer ceci. Jene suis plus sous l’éclairage intensif durestaurant.

Mais son bras fut rabaissébrutalement tandis qu’un objet dur luipressait les côtes.

— Non, mon cher Mr Blunt, tranchala voix du duc – une voix au tonbrusquement changé –, vous n’en ferezrien. Vous allez rester bien tranquille,

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sans bouger. Compris ? Je ne tiens pas àme servir de mon pistolet. Voyez-vous,il se trouve que je ne suis pas du tout leduc de Blairgowrie. J’ai seulementemprunté son nom pour l’occasion,sachant que vous ne refuseriez pasd’accompagner un client si huppé. Jesuis quelque chose de plus prosaïqueque cela… un simple marchand dejambons, à la recherche de sa femme. (Ildevina le sursaut de son voisin.) Celavous dit quelque chose ? (Il rit.) Chermonsieur, vous avez été incroyablementimprudent. J’ai peur… j’ai bien peurque vos activités ne soient restreintes àl’avenir.

Il articula ces derniers mots avec une

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ironie sinistre. Tommy ne daigna pasrépondre.

Bientôt la voiture ralentit puiss’immobilisa.

— Un moment ! (Le conducteurpressa un mouchoir dans la bouche deTommy et serra une écharpe par-dessus.) Cette précaution pour le cas oùvous seriez assez fou pour essayerd’appeler à l’aide.

La portière s’ouvrit et le chauffeurqui attendait aida son maître à guider leprisonnier au haut de quelques marches.Une porte se referma sur eux, et unelourde odeur de parfum oriental surpritle nouveau venu. Ses piedss’enfoncèrent dans une épaissemoquette, puis on lui fit monter d’autres

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marches et pénétrer dans une pièce qu’iljugea située sur l’arrière de la maison.On lui lia les poignets, après quoi lechauffeur se retira et le pseudo-duc lelibéra de son bâillon.

— À présent, vous pouvez parlerlibrement. Qu’avez-vous à dire, jeunehomme ?

Tommy se racla la gorge et exécutaquelques mouvements avec sonmaxillaire inférieur douloureux.

— J’espère que vous n’avez pasperdu ma canne creuse, s’enquit-il. Jel’ai fait fabriquer spécialement et celam’a coûté une fortune.

— Vous avez du culot !… À moinsque vous ne soyez complètement idiot ?

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Ne comprenez-vous pas que je voustiens… que vous êtes entièrement à mamerci, que personne n’a jamais lamoindre chance de vous revoir.

— Ne pouvez-vous éviter lemélodrame ? Dois-je m’écrier :« Misérable, je puis encore vous faireéchouer » ? Ce genre de scène esttellement passée de mode.

— Et la fille ? N’êtes-vous pas émuen pensant à elle ?

— Au cours de mon silence forcé, jesuis arrivé à l’inévitable conclusion quele bavard Harker appartient au complotet que mon infortunée secrétaire sejoindra bientôt à ce joyeux entretien.

— Vous avez partiellement raison.Mrs Beresford – vous voyez, je suis

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bien renseigné sur votre compte –,Mrs Beresford ne sera pas amenée ici.C’est une petite précaution que j’aiprise, car il est fort probable que vosamis haut placés veillent sur vous. Sic’est le cas, il leur aura été impossiblede suivre deux voitures en même tempset je garderai toujours l’un de vous enmon pouvoir. À présent, j’attends…

La porte s’ouvrit à ce moment et lechauffeur annonça :

— Vous n’avez pas été suivi,monsieur. La route est libre.

— Parfait. Vous pouvez vous retirer,Gregory.

La porte se referma.— Jusqu’ici, tout va bien. Et

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maintenant, qu’allons-nous faire devous, Mr Beresford Blunt ?

— Je souhaiterais que vous ôtiez cemaudit masque de mes yeux.

— Je ne pense pas pouvoir accéder àvotre demande. De la sorte, vous nevoyez rien, alors que normalement, vousn’êtes pas plus aveugle que moi.D’ailleurs, cela ne servirait pas monpetit plan… car j’ai un plan. Vous êtesamateur d’événements à sensation,Mr Blunt ? Le jeu auquel vous vousadonniez aujourd’hui avec votre femmele prouve. À mon tour, j’ai arrangé unpetit jeu… quelque chose d’assezingénieux, vous l’admettrez, lorsque jevous l’aurai expliqué : le sol sur lequelnous sommes est en métal et sa surface

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est parsemée de minuscules boules. Jetouche un bouton… ainsi. (On entenditun déclic) et le courant électrique lestraverse. Poser le pied sur un de ces filsconducteurs signifie… la mort ! Vousavez compris ? Si vous pouviez voir…mais vous ne le pouvez pas. Vous êtesdans l’obscurité complète et c’est là lejeu. Colin-maillard avec la mort. Sivous réussissez à atteindre la porte sainet sauf… vous êtes libre. Mais je croisqu’avant cela, vous aurez marché sur unfil à haute tension. Ce sera trèsamusant… pour moi.

Il délia les liens de Tommy et tenditla canne avec un salut ironique.

— Voyons si le détective aveugle

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réussira à résoudre cette énigme. Je voussurveille, le revolver au poing, prêt àintervenir si vous esquissez le moindregeste vers votre bandeau. Vouscomprenez ?

— Parfaitement. (Tommy, bien quepâle, n’en perdait pas moins courage.)Je suppose que je n’ai pas la moindrechance ?

— Oh ! ça…— Vous êtes un drôle d’esprit

tortueux. Mais, cependant, vous avezoublié une chose. À propos, puis-jeallumer une cigarette ? Mon pauvrecœur bat la chamade.

— Oui. Mais pas de blague, hein ?Souvenez-vous que j’ai mon revolverbraqué sur vous.

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— Je ne suis pas un chien de cirque.(Il sortit son étui à cigarettes et palpa sapoche à la recherche de ses allumettes.)Ne vous inquiétez pas, je ne suis pasarmé. D’ailleurs, vous le savez bien.Tout de même, comme je le disais, vousavez oublié un détail.

— Quoi donc ?Tommy éleva une allumette prêt à la

craquer.— Je suis aveugle et vous pouvez

voir. L’avantage est donc pour vous.Mais, supposons que nous soyons tousdeux dans l’obscurité, que devient votreavantage, alors ?

Le faux duc eut un rire de mépris.— Vous espérez actionner le

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commutateur ? Impossible !— Je vous l’accorde. Je ne puis

donc pas vous plonger dans l’obscurité.Mais les extrêmes se touchent, voussavez. Voici pour vous de la lumière !

Tout en parlant, il approchal’allumette d’un objet qu’il tenait dans lamain et qu’il lança sur la table.

Aveuglé un moment par l’intenseflamme blanche, l’homme plissa lespaupières, et se rejeta en arrière alorsque son arme tremblait dans sa poigne.

Il rouvrit les yeux au contact d’unobjet pointu qui lui piquait la poitrine :

— Lâchez ce revolver, ordonnaTommy, vite ! Je vous accorde qu’unecanne creuse est de peu d’utilité, maislorsqu’il s’agit d’une canne-épée c’est

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une autre affaire, ne trouvez-vous pas ?Lâchez ce revolver !

Menacé par la longue pointe affilée,l’homme fut forcé d’obéir. Maissoudain, il ricana et exécuta un saut enarrière.

— J’ai toujours l’avantage sur vous !Je vois et vous pas !

— Vous vous trompez, mon cher. Jevois aussi bien que vous. J’avaisl’intention de donner un de ces bandeauxà Tuppence. On commence par faire uneou deux bévues et ensuite, on se montreun merveilleux observateur enprétendant avoir développé ses sens dutoucher, de l’odorat et de l’ouïe. Savez-vous que j’aurais très bien pu sortir du

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restaurant en évitant tous les obstacles ?Mais mon intuition me disait de meméfier de vous, car je me doutais quevous ne jouiez pas franc jeu. Vous nem’auriez jamais laissé sortir d’icivivant. Prenez garde…

Le visage convulsé de rage, l’hommese lança en avant, oubliant, dans safureur, où il posait les pieds.

Un éclair bleu crépita. Le banditvacilla et tomba d’une masse, alorsqu’une odeur de chair brûlée mêlée àcelle de l’ozone emplissait la pièce.

Tommy s’épongea le front.S’orientant avec précaution, il se dirigeavers le mur et actionna le bouton que songardien avait manipulé.

Il s’approcha de la porte qu’il ouvrit

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sans bruit pour jeter un coup d’œil àl’extérieur. Ne voyant personne alentouril descendit les escaliers et sortit.

En sécurité dans la rue, il leva lesyeux sur la maison avec un frisson, touten notant le numéro. Puis il se hâta versla cabine téléphonique la plus proche.

Il écouta avec angoisse la sonnerie etune voix bien connue lui répondit.

— Tuppence ! Dieu soit loué !— Oui, il ne m’est rien arrivé.

J’avais bien noté votre message : LeFee, Shrimp, se présente au Blitz et suitles deux étrangers. Albert est arrivé àtemps et lorsqu’on nous a emmenés dansdeux voitures différentes, il m’a suivieen taxi, repéra le lieu où on m’enfermait

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et appela la police.— Albert est un bon garçon, très

chevaleresque. J’étais presque certainqu’il choisirait de vous suivre, vous.N’empêche que j’étais inquiet. J’ai untas de choses à vous raconter. Je rentredirectement et la première chose que jeferai à mon retour sera d’envoyer unchèque colossal à St. Dunstan. Ce doitêtre vraiment horrible d’être aveugle !

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VIII L’hommedans le brouillard(The Man in the

Mist)

Les « Célèbres Détectives de Blunt »

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venaient de subir un échec, affligeantpour leur moral plus encore que pourleur bourse. Appelés à Adlington Hallpour élucider le mystère de ladisparition d’un collier de perles, ilsvenaient d’échouer dans leur enquête.Tandis que Tommy – déguisé en prêtrecatholique – s’élançait à corps perdu surla trace d’une comtesse en proie audémon du jeu et que Tuppence faisait laconquête du neveu de la maison sur leterrain de golf, l’inspecteur de police ducoin avait arrêté avec flegme ledeuxième valet de pied qui se trouvaitêtre un vieux cheval de retour et quireconnut sa culpabilité sans trop se faireprier. Nos deux héros durent retirer leurépingle du jeu avec toute la dignité dont

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ils étaient encore capables.Pour l’heure, Tommy et Tuppence

essayaient d’oublier leur déconvenue enbuvant force cocktails à l’HôtelAdlington. Tommy, portant encore sonvêtement ecclésiastique, remarqua :

— L’histoire n’était guère digne duFather Brown de Chesterton, etcependant, je porte le parapluie du subtilprêtre.

— Il ne s’agissait pas d’un problèmepour le Father Brown qui a besoin d’unecertaine atmosphère dès le début, uneatmosphère où l’on agit de la façon laplus quotidienne et c’est alors que lesévénements bizarres se produisent.

— Malheureusement, maintenant, il

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nous faut retourner à Londres. Espéronsque quelque chose d’étrange se passerasur le chemin de la gare.

Il levait son verre dont le liquide serépandit sur la table alors qu’une lourdemain s’abattait sur son épaule et qu’unebonne grosse voix rugissait :

— Mais, c’est ce vieux Tommy etMrs Beresford ! D’où sortez-vous ? Il ya des années que je ne sais plus rien devous !

— Tiens ! mais, c’est Bulger !Tommy but ce qui restait du cocktail

dans son verre et se tourna versl’importun, un homme grand et fort, auxlarges épaules, d’une trentaine d’annéesavec un visage rond et souriant, vêtud’un costume de golf.

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— Dis donc, mon vieux Tommy,j’ignorais que vous aviez pris lasoutane ? Qui aurait jamais cru cela devous ?

Tuppence pouffa de rire devant lamine embarrassée de son mari.Brusquement, tous deux prirentconscience de la présence d’une femmeaccompagnant Bulger, lequel, en réalité,se nommait Mervyn Estcourt. Unecréature grande et mince, aux cheveuxdorés, aux grands yeux bleus, presqueirréellement belle. Elle portait une robenoire rehaussée d’hermine et avait degrosses perles aux oreilles. Son sourireaffirmait sa certitude d’être la seulefemme méritant les regards de toute

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l’Angleterre et probablement du mondeentier. Elle n’en tirait aucune vanitémais seulement l’assurance que celaétait.

Tommy et Tuppence la reconnurentimmédiatement, l’ayant vue trois foisdans Le secret du cœur et autant de foisdans le grand succès que fut Piliers dejeu, ainsi que dans bien des pièces dethéâtre. Il n’y avait vraisemblablementpas d’autre actrice, en Grande-Bretagne,qui exerçât un tel empire sur le publicque Miss Gilda Glen. On chuchotaitqu’elle était, sans conteste, la plus joliefemme d’Angleterre et aussi la plusstupide.

— Permettez-moi de vous présenterMiss Gilda Glen qui est une de mes

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vieilles amies, fit Estcourt paraissantvouloir s’excuser d’avoir pu oublier –fût-ce une seconde – une pareillecréature.

L’actrice fixait Tommy avec unintérêt évident et finit par lui demander :

— Êtes-vous vraiment prêtre ? unprêtre catholique romain ? Je croyaisqu’ils étaient contraints au célibat…

Estcourt partit d’un grand éclat derire :

— Vous êtes un rusé compère,Tommy… Je suis bien content qu’il n’aitpas renoncé à vous, Mrs Beresford, niaux autres plaisirs de la vie.

Gilda Glen ne lui accorda pas lamoindre attention. Elle continua à fixer

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d’un air perplexe Tommy quiexpliquait :

— Très peu d’entre nous sontréellement ce qu’ils paraissent être. Monmétier n’est, au fond, pas très différentde celui d’un prêtre, et bien que je nedonne pas l’absolution, j’entends biendes confessions. Je…

— Ne l’écoutez pas ! interrompitEstcourt, il vous fait marcher.

Gilda insista :— Si vous n’êtes pas un

ecclésiastique, je ne vois pas pourquoivous êtes habillé de cette façon ? Àmoins…

— Je ne suis pas un criminel fuyantla Justice, si c’est ce que vous insinuez,mais exactement le contraire.

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— Oh !L’actrice fronça les sourcils et

continua à contempler fixement Tommyqui s’enquit :

— Vous êtes au courant de l’horairedes trains pour retourner à Londres,Bulger ? À combien se trouve la gare ?

— À dix minutes à pied, mais rien nevous presse car le prochain train est à6 h 35 et il n’est que 5 h 40.

— Dans quelle direction, la gare ?— En sortant de l’hôtel, tournez à

gauche et ensuite… attendez ! Le pluscourt serait encore d’emprunterMorgan’s Avenue.

Miss Glen sursauta :— Morgan’s Avenue ?

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— Je sais à quoi vous pensez, machère…

Il s’adressa aux autres en souriant :— Morgan’s Avenue est bordée d’un

côté par le cimetière et on affirme qu’unpolicier qui mourut de mort violente selève de sa tombe pour reprendreéternellement sa ronde le long de cetteartère. Un policier-fantôme ! Qu’est-ceque vous dites de ça ? Et pourtant, ungrand nombre de gens jurent l’avoirrencontré !

Miss Glen soupira :— Quelle horreur ! Mais, ce n’est

pas vrai, n’est-ce pas ? Les fantômesn’existent pas !

Elle se leva pour s’envelopper

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frileusement dans ses fourrures, puischuchota :

— Au revoir…Elle n’accorda même pas un regard à

Tuppence qu’elle continuait d’ignorermais jeta, par-dessus son épaule, unnouveau coup d’œil intrigué à Tommy.Au moment où elle atteignait la porte,elle se heurta à un homme solide, auxcheveux gris, au visage roux etboursouflé qui poussa une exclamationde surprise. Prenant le bras de l’actrice,il l’emmena tout en lui parlant avecanimation.

— Une belle créature, hein ?remarqua Estcourt, mais avec autant decervelle qu’un lapin. On raconte qu’elleest sur le point d’épouser

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lord Leconbury, celui qu’elle vient derencontrer à la porte.

Tuppence donna son avis :— Ce lord ne semble pas être le

genre d’homme qu’on aimerait avoirpour mari.

Estcourt haussa ses lourdes épaules.— J’imagine qu’un titre exerce

encore un pouvoir fascinant sur certainesfemmes et, croyez-moi, Leconbury n’estpas un pair sans argent ! Gilda vivraavec lui une existence dorée. Personnene sait trop d’où elle sort. En tout cas, ily a quelque chose de bougrementmystérieux dans sa présence ici. Ellen’est pas descendue à l’hôtel et lorsquej’ai essayé de savoir où elle logeait, elle

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m’a rembarré… assez crûmentd’ailleurs.

Là-dessus, regardant sa montre, ils’exclama :

— Je dois me sauver ! Bien contentde vous avoir revus tous les deux. Ilnous faudra prendre un verre ensembleun de ces soirs. Au revoir…

Il partit au moment où un grooms’approchait du couple avec un pli posésur un plateau.

— C’est pour vous, monsieur,annonça-t-il à Tommy, de la part deMiss Glen.

Intrigué, Tommy déchira l’enveloppeet lut quelques lignes tracées d’une mainmalhabile.

Je n’en suis pas certaine, mais je

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pense que vous pouvez m’aider. Vouspassez devant chez moi, pour gagner lagare. Pouvez-vous vous trouver à WhiteHouse, Morgan’s Avenue, à 6 h 10 ?Cordialement à vous. Gilda Glen.

Tommy tendit le billet à Tuppence

qui s’étonna :— Extraordinaire ! Croit-elle que

vous êtes un prêtre ?— Non… J’imagine plutôt qu’elle a

fini par comprendre que je n’en suis pasun… Tiens, qu’est-ce que c’est que ça ?

Ça… c’était un jeune homme auxcheveux rouges, le menton batailleur,portant un manteau fripé. Il arpentait lasalle en marmonnant :

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— Bon Dieu !Il se laissa choir près du jeune

couple qu’il contempla d’un air morne,avant de poursuivre :

— Maudites soient toutes lesfemmes. (Il jeta un coup d’œil férocevers Tuppence.) D’accord ! Vouspouvez crier au scandale et me faireflanquer à la porte de l’hôtel, ce ne serapas la première fois que pareilleaventure m’arrivera ! Pourquoin’exprimerions-nous pas ce que nousressentons vraiment au lieu de jouer lacomédie ? Pour le moment, j’éprouvel’envie de sauter à la gorge de quelqu’unet de l’étrangler lentement.

Tuppence s’enquit paisiblement :

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— Quelqu’un en particulier ou lepremier venu ferait-il l’affaire ?

— Quelqu’un en particulier !— Très intéressant. Ne pouvez-vous

nous en apprendre davantage ?— Je me nomme Reilly, James

Reilly. Vous avez peut-être déjà entendumon nom ? J’ai écrit un petit recueil depoèmes pacifistes… très bon, bien quece soit là une opinion toute personnelle.

— Poèmes pacifistes ?— Oui. Pourquoi pas ? Je suis pour

la paix ! Au diable la guerre et lesfemmes ! À propos de femmes, avez-vous remarqué cette créature qui sepavanait ici, il y a un instant ? Elle sefait appeler Gilda Glen… Gilda Glen !

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Ce que j’ai pu l’adorer celle-là… et jevais vous confier ceci : si elle possèdeun cœur, il bat pour moi. Et si elle sevend à ce salaud de Leconbury… alors,que Dieu lui vienne en aide ! car je latuerai de mes propres mains…

Là-dessus, il se leva et sortitprécipitamment.

Tommy haussa les sourcils :— Un gentleman plutôt émotif, non ?

Nous partons, Tuppence ?Une bruine fine commençait à tomber

lorsqu’ils quittèrent l’hôtel. Suivant lesindications d’Estcourt, ils tournèrent àgauche et, au bout de quelques minutes,aboutirent dans Morgan’s Avenue.

La bruine s’épaississait, ouatée etdouce, se déplaçant devant eux en

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traînées tourbillonnantes. À leur gauche,s’élevait le mur du cimetière et à leurdroite une rangée de maisons queprécédait une haie touffue.

— Tommy, murmura Tuppence, jecommence à avoir peur. La bruine… etle silence… C’est comme si nous étionsloin de tout.

— Le fait de ne pouvoir distinguerdevant soi produit cette impression.

— Seuls nos pas résonnent sur letrottoir… Qu’est-ce que cela ?

— Quoi ?— J’ai cru entendre quelqu’un

marcher derrière nous.— Si vous continuez à vous bourrer

le crâne vous allez voir apparaître le

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fantôme. Craignez-vous qu’il pose lamain sur votre épaule ?

Tuppence poussa un cri aigu.— Oh ! Tommy ! À présent, j’en suis

convaincue.Elle regarda par-dessus son épaule,

cherchant à percer le voile debrouillard.

— J’entends les pas à nouveau…Cette fois, ils sont devant nous. Ne ditespas que vous n’entendez pas !

— J’entends. C’est probablementquelqu’un qui se rend comme nous à lagare. Je me demande…

Il s’immobilisa brusquement etTuppence sursauta car, devant eux, lerideau de bruine s’écarta, laissant voirun gigantesque policier qui semblait se

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matérialiser à vingt pas d’eux. Ilapparaissait et disparaissaitalternativement… c’est tout du moinsl’impression qu’éprouvait le couple àl’imagination surchauffée. Ilsapercevaient brusquement le grandpolicier en bleu, un pilier de boîte auxlettres rouge et sur la droite, la maisonblanche.

— Rouge, blanc et bleu, remarquaTommy. C’est bougrement pittoresque.Venez, Tuppence, il n’y a pas de quoiavoir peur.

Comme il l’avait déjà constaté, lepolicier était réel. Bien plus, il n’étaitpas aussi grand qu’ils l’avaient imaginé,émergeant du brouillard.

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Mais, alors qu’ils reprenaient leurchemin, des pas se firent de nouveauentendre derrière eux et un homme lesdépassa à grandes enjambées. Il poussale portillon de la maison blanche,grimpa les quelques marches ettambourina à la porte à l’aide dumarteau de cuivre. Il entra au moment oùle couple arrivait à son tour à la hauteurdu portillon. Le policier contemplaitimmobile le seuil de la maison.

— Un gentleman qui semble pressé,commenta-t-il.

Il s’exprimait d’un ton lent commequelqu’un dont les pensées mettentlongtemps à mûrir.

— C’est le genre de gentleman qui

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est toujours pressé, appuya Tommy.Le regard du policier vint se poser

avec méfiance sur l’intrus.— Un de vos amis ?— Non, mais il se trouve que je sais

qui il est. Son nom est Reilly.— Ah ?…— Pourriez-vous nous indiquer

White House ?— C’est ici. La propriétaire est

Mrs Honeycott, une dame nerveuse,ajouta-t-il d’un air important. Elle croittoujours que des cambrioleurs secachent dans les environs et tient à ceque je garde un œil sur sa maison. Lesfemmes d’entre deux âges deviennentpeureuses.

— Entre deux âges ? Savez-vous par

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hasard si une jeune femme loge aussiici ?

— Une jeune femme… Non, je necrois pas.

— Il se peut qu’elle n’habite pasvraiment la maison, intervint Tuppence,et de toute manière, elle n’est peut-êtrepas encore arrivée. Elle nous a devancésde si peu à l’hôtel.

— Ah ! s’exclama brusquement lepolicier. À présent que j’y pense, unejeune personne a passé ce portillon aumoment où je remontais la rue. Il y a decela trois ou quatre minutes.

— Portant une fourrure d’hermine ?— Elle avait un genre de lapin blanc

autour du cou, admit-il.

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La jeune femme sourit et le policierreprit sa ronde, remontant dans ladirection par laquelle ils étaient arrivés.

Alors que les Beresfords’apprêtaient à franchir à leur tour leportillon, un cri assourdi retentit dans lamaison et presque aussitôt, James Reillydévala les marches en courant. Sonvisage était cadavéreux et ses yeuxhagards. Il chancelait tel un homme ivreet alors qu’il passait devant Tommy etTuppence, il gémit :

— Mon Dieu… Mon Dieu… Oh !Mon Dieu… !

Il s’agrippa au pilier du portillon etsoudain, mû par une force surnaturelle,il se sauva en courant, empruntant le

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chemin opposé à celui que suivait lepolicier.

Tommy et Tuppence se regardèrent,stupéfaits.

— Ma foi, remarqua Tommy. Il a dûarriver quelque chose dans cette maisonet quelque chose d’assez effrayant pourfaire perdre la raison à notre ami Reilly.

Tuppence promena délicatement sondoigt sur le pilier, là où Reilly s’étaitappuyé et constata :

— Il a dû mettre sa main dans de lapeinture rouge.

— Hum… Je pense que nousdevrions pénétrer à l’intérieur de cettedemeure.

Sur le seuil, se tenait une servante enbonnet blanc et en proie à une

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indignation visible. Elle s’exclama :— Avez-vous jamais vu un individu

de cette sorte, mon Père ? Ce typearrive, demande à voir la jeune dame etse précipite à l’étage sans même ensolliciter la permission. Aussitôt,j’entends Miss Gilda pousser un crid’effroi et je vois le type redescendre encourant, le visage aussi blanc que s’ils’était heurté à un fantôme. Qu’est-ceque tout cela peut bien signifier,Seigneur !

À ce moment, du fond du hall, unevoix sévère s’enquit :

— Avec qui bavardez-vous,Hélène ?

La servante dit dans un souffle :

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— Voilà madame…Elle recula et Tommy se trouva en

présence d’une femme ayant dépassé lacinquantaine, avec des cheveux blancs etdont un pince-nez dissimulait mall’acuité du regard. Sa maigre silhouetteétait enveloppée de noir, rehausséefunèbrement d’une garniture de jais.Tommy s’inclina :

— Mrs Honeycott ? Je viens voirMiss Glen.

La maîtresse de maison commençapar lui jeter un coup d’œil inquisiteurpuis enregistra avec soin tous les détailsde la toilette de Tuppence.

— Vraiment ? Dans ce cas, veuillezme suivre. Elle conduisit le couple dans

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une pièce ouvrant, à l’arrière de lamaison, sur le jardin, une pièce immensemais qui, cependant, paraissait exiguëtant elle était encombrée de fauteuils detous genres. Un grand feu brûlait dansl’âtre près duquel s’étalait un divanrecouvert d’un tissu chamarré. Le papierpeint était de deux gris différents etbordé de rose. Sur les murs, desgravures et des tableaux. Ce décor necadrait pas avec la personnalité deGilda Glen.

— Asseyez-vous, je vous prie. Jedois tout de suite vous dire que jen’apprécie pas du tout la religioncatholique romaine. Je n’aurais jamaissupposé qu’un de ses représentantspuisse, un jour, entrer chez moi.

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Toutefois, si Gilda a décidé de seconvertir, on ne saurait souhaiter mieuxquand on mène une existence comme lasienne… Elle aurait pu inventer quelquechose de pire et, tout compte fait, unereligion, même erronée, est préférable àpas de religion du tout. Notez que jeserais moins hostile à la religioncatholique si ses prêtres se mariaient.Vous m’excuserez, mon Père, mais je distoujours ce que je pense. Et quand onsonge à ces couvents où tant de bellesjeunes filles sont enfermées sans qu’onsache jamais ce qu’il advient de cesmalheureuses créatures !

Sans se laisser égarer dans unediscussion sur le célibat des prêtres, ou

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la nécessité des couvents, Tommy alladroit au but :

— Je crois savoir, Mrs Honeycott,que Miss Glen se trouve, en ce moment,chez vous ?

— En effet, bien que cela nem’enchante pas. Mais le mariage est lemariage et comme on fait son lit on secouche !

— Je vous demande pardon mais jene vous suis pas très bien ?

— Je m’en doute et c’est pourquoi jevous ai prié de me suivre au salon car jetenais à vous parler la première. Il fautque je vous mette au courant. Gilda estvenue me trouver… après tant d’années !… pour me demander de l’aider. Ellesouhaitait que je rencontre cet homme

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pour le persuader de divorcer. Je lui airépondu, sans hésitation, que je nevoulais pas m’immiscer dans cettehistoire car, pour moi, le divorce est unpéché. Par contre, il m’était impossiblede refuser d’héberger ma propre sœur,n’est-ce pas ?

— Votre sœur ?— Oui, Gilda est ma cadette. Ne

vous l’a-t-elle pas dit ?À première vue, compte tenu de

l’apparente différence d’âges, cetteaffirmation semblait invraisemblable.Mais Gilda occupait la scène depuislongtemps déjà et dès lors, la choseparaissait moins surprenante. Ainsi,l’artiste, loin de sortir du ruisseau, était

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issue d’une honnête bourgeoisie. Elleavait soigneusement gardé le secret surcette origine dénuée de romantisme.

— Votre sœur est donc mariée ?— Elle s’est enfuie à l’âge de dix-

sept ans avec un homme de conditioninférieure et cela a durement frappénotre père, un pasteur ! Une vraiecatastrophe… Ensuite, elle a plaqué sonmari pour monter sur les planches. Jouerla comédie… Je n’ai jamais mis lespieds dans un théâtre, moi ! Je ne veuxpas avoir de rapports, même lointains,avec le vice ! Maintenant, elle s’est miseen tête de divorcer, sans doute pour seremarier, mais son époux ne se laissepas intimider ni acheter. Rien que pourcela, je serais portée à l’admirer.

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Tommy demanda :— Comment s’appelle-t-il ?— Voilà qui va vous paraître

extraordinaire mais je ne parviens pas àme le rappeler ! Vous savez, il y aurabientôt vingt ans que j’ai entenduprononcer son nom pour la première etla dernière fois. Mon père interdisaitqu’on y fît la moindre allusion. Quant àGilda, j’ai toujours évité d’aborder cettehistoire en sa présence. Elle n’ignorerien de ce que je pense, cependant.

— Ce n’était pas Reilly, par hasard ?— Possible, mais je ne saurais

l’affirmer car je ne m’en souviensabsolument pas.

— L’homme dont je parle est sorti

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d’ici, il y a un instant.— Celui-là ? J’ai cru qu’il s’agissait

d’un fou évadé ! Revenant de la cuisineoù j’avais été donner des ordres àHélène pour le dîner, je pénétrai dans cesalon en me demandant si Gilda étaitrentrée ou non – elle possède une clef dela maison – lorsque je l’entendistraverser le hall. Trois minutes plus tard,le vacarme commença. Je me précipitaidans le hall pour voir l’homme dontvous parlez se jeter dans l’escalier.Bientôt on s’est mis à crier et cetindividu est ressorti en courant. C’est dupropre !

Tommy se leva.— Mrs Honeycott, nous devrions

nous rendre sans tarder auprès de votre

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sœur. J’ai terriblement peur…— Peur ? mais de quoi ?— … que vous ne vous soyez pas

servie de peinture rouge, dernièrement.Mrs Honeycott le fixa, éberluée.— En voilà une idée ! De la peinture

rouge ? Bien sûr que non !— C’est ce que je craignais. Je vous

en prie, montons tout de suite !La maîtresse de maison entraîna le

couple vers le hall où Hélène battaitprécipitamment en retraite, puis dansl’escalier. À l’étage, Mrs Honeycottouvrit la première porte et poussaaussitôt un cri en se rejetant en arrière :toujours vêtue de sa robe noire bordéed’hermine, Gilda était allongée sur un

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sofa. Son visage reposé paraissait celuid’un enfant endormi. On avait écrasé lecrâne de l’actrice avec un instrumentcontondant. Du sang maculait le tapis,bien que la blessure, affreuse, ne saignâtplus.

Très pâle, Tommy se pencha sur lamorte et murmura :

— Ainsi, il ne l’a pas étranglée, enfin de compte.

Mrs Honeycott gémit :— Quoi ? est-elle vraiment morte ?— Hélas… On l’a assassinée… À

présent, il faut trouver le meurtrier… Jene pense pas que ce soit très difficile.C’est curieux mais, en dépit de sesextravagances, je n’aurais jamais cruque ce garçon pût avoir ce courage…

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Enfin… Tuppence, voulez-vous appelerla police ?

La jeune femme, elle aussi très émue,hocha la tête en signe d’assentiment.Tommy aida Mrs Honeycott àredescendre l’escalier et lui demanda :

— Je dois connaître l’heure exacte àlaquelle votre sœur est rentrée.

— Comme chaque soir, j’étais justeen train d’avancer la pendule de cinqminutes car elle prend cinq minutes deretard par vingt-quatre heures et mamontre qui marche très bien indiquait6 h 8.

Tommy constata que ce détailcorrespondait bien à la déclaration dupolicier ayant vu la jeune femme pousser

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le portillon à peine trois minutes avantl’arrivée du couple. Il se souvintégalement avoir regardé sa montre à cetinstant-là pour remarquer qu’il était enretard d’une minute sur le rendez-vousfixé par Gilda. Il y avait fort peu dechance pour que le meurtrier ait attendusa future victime dans sa chambre maissi c’était le cas, il devait se trouverencore dans la maison.

Tommy courut au premier étage qu’ilinspecta en vain. Déçu, il s’en futinterroger Hélène. Il lui annonça lanouvelle et entendit un flot d’invocationsà tous les Saints. Puis elle lui apprit quepersonne n’avait rendu visite àMiss Glen dans la journée, qu’elle étaitmontée à l’étage comme d’habitude vers

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6 heures, pour tirer les rideaux, sans rienremarquer d’anormal. Les coupsviolents frappés à la porte d’entrée parle fou l’avaient fait redescendre envitesse.

Tommy n’insista pas. Il continuait àéprouver un étrange sentiment de pitiéenvers Reilly, ne parvenant pas à croireà sa culpabilité et pourtant, qui d’autreen dehors de lui pouvait être l’auteur dumeurtre ?

Il regagna le hall où Tuppence venaitd’entrer en compagnie du policier déjàrencontré devant la maison. Ce dernier,ayant sorti un crayon et un carnet, montaau premier où il examina la victime avecun flegme que rien ne semblait pouvoir

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entamer, déclarant simplement que s’ilse risquait à toucher à quoi que ce soit,l’inspecteur lui passerait un savon. Ilécouta les explications hystériques etconfuses de Mrs Honeycott tout enprenant des notes. Sa présence apportaitune sensation de calme et de réconfort.

Tommy réussit à voir le policier enparticulier au moment où il quittait lamaison pour aller téléphoner à ses chefs.

— Vous m’avez dit avoir vu lavictime entrer… Êtes-vous certain quepersonne ne l’accompagnait ?

— Sûr… Elle était absolument seule.— Et, entre ce moment et celui où

nous avons échangé quelques mots,personne n’est sorti de cette demeure ?

— Pas âme qui vive.

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Majestueux, il descendit le perron ets’arrêta près du pilier portant des tracesrouges et décréta avec condescendance :

— Un amateur, pour laisser pareillecarte de visite !

Là-dessus, il tourna dans l’avenue etdisparut.

*

* * Le lendemain de la découverte du

crime, les Beresford étaient toujours auGrand Hôtel. Toutefois, Tommy avaitjugé plus prudent d’abandonner sonhabit ecclésiastique. James Reilly avaitété arrêté et son avocat – Me Marvell –

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achevait un long entretien avec ledétective.

— En vérité, je n’aurais pas cruReilly capable d’une chose pareille caril n’a jamais été violent qu’en paroles etcela depuis que je le connais.

— Il est vrai que lorsqu’on dépenseson énergie à discourir, il n’en reste pasbeaucoup pour agir. Malheureusement jeserai un des principaux témoins àcharge. Les propos qu’il a tenus en notreprésence, juste avant le crime, sontparticulièrement accablants. Et pourtant,ce type me demeure sympathique. Je nevous cache pas que, s’il y avait un autresuspect possible, je serais certain del’innocence de Reilly. Que dit-il pour sadéfense ?

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L’avocat eut une moue.— Il prétend l’avoir trouvée morte.

C’est enfantin ! Mais il utilise lapremière excuse lui venant à l’esprit.

— En effet, car s’il disait la vérité, ilfaudrait admettre que Mrs Honeycott estla meurtrière, ce qui paraît quand mêmeun peu énorme.

L’avocat rappela :— Souvenez-vous que la bonne a

entendu la victime pousser un cri.Songeur, Tommy répéta :— La bonne, oui… Au fond, nous

sommes crédules. Nous croyons à ce quenous tenons pour des évidences mais, envérité, qu’avons-nous ? sur quoi nousbasons-nous ? des impressions dictées

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par les sens… Or, supposons que cesimpressions soient fausses ?

L’avocat haussa les épaules.— Je ne discerne pas où vous voulez

en venir.— Je ne suis pas certain de le savoir

moi-même. Mais je commence à avoirdes idées… sur les interprétationsdifférentes d’un même événement : lesportes s’ouvrent et se referment de lamême façon… Ceux qu’on croit en trainde monter des escaliers, les descendentpeut-être… etc.

Tuppence intervint :— Si vous vous expliquiez plus

clairement, Tommy ?— C’est tellement simple, ma chère,

et pourtant, je ne viens d’y penser qu’à

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l’instant. Comment êtes-vous sûre quequelqu’un vient d’entrer chez vous ?Vous avez entendu la porte s’ouvrir et serefermer. Au même moment, vousattrapez l’écho d’un pas, et vous voilàpersuadée qu’une personne a pénétrédans la maison, alors que rien ne prouvequ’il ne s’agit pas d’une sortie.

— Mais, Miss Glen n’est pas sortie !— Non… il s’agit de quelqu’un

d’autre… Le meurtrier en l’occurrence.— Dans ce cas, quand Gilda est-elle

entrée ?— Au moment où sa sœur parlait à

Hélène dans la cuisine. De la cuisine,Mrs Honeycott gagne le salon pourremonter sa pendule et, tout en se livrant

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à ce travail, elle se demande quandGilda va rentrer et, parce qu’elle entendun pas, elle est certaine que c’est sasœur qui monte au premier.

— Ce n’était pas elle ?— Non ce n’était pas elle, mais

Hélène allant tirer les rideaux.Mrs Honeycott souligne que Gildamarqua une pause avant de s’engagerdans l’escalier. Or, cette pause n’est quele laps de temps infime qui s’écoulaentre la sortie du meurtrier etl’apparition d’Hélène dans le hall. En unmot, il s’en est manqué de fort peu quela bonne ne rencontrât l’assassin.

— Mais, Tommy, le cri qu’a pousséGilda ?

— Ce n’est pas elle qui l’a poussé

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mais bien James Reilly en la découvrantmorte. Nous avions oublié qu’il a unevoix haut perchée, que l’émotion faitmonter plus haut encore.

Tuppence s’énerva.— Si vous avez raison, vous et moi

aurions dû voir le meurtrier !— Nous l’avons vu, ma chère. Nous

lui avons même parlé. Vous souvenez-vous de la façon dont le policier a parusurgir du brouillard ? Il venait defranchir le portillon juste avant que labrume ne se dissipe. Cela nous a faitsursauter, ne vous rappelez-vous pas ?

— Si.— Voyez-vous, Tuppence, bien que

nous ne pensions jamais à eux sous cet

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angle, les policiers sont des hommescomme les autres et soumis aux mêmespassions. Ce flic flegmatique – oumieux, qui nous parut tel – était le marientêté de Gilda Glen. Je suppose qu’ilsse sont rencontrés juste devant « WhiteHouse » et que l’actrice a laissé entrerson époux pour discuter encore de leurhistoire. Cela a dû tourner très vite à laquerelle et le policeman, perdant la tête,a frappé avec son bâton…

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IX Le fauxmonnayeur

(The Crackeler)

Se renversant dans son fauteuil,

Tommy annonça :— Tuppence, il va falloir nous

mettre en quête d’un bureau plus

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important.— Vous êtes fou ? Il ne faudrait tout

de même pas vous monter le bourrichonsous prétexte que vous avez réglécorrectement quelques histoires dequatre sous, grâce à une chanceincroyable !

— Ma chère, ce que certainsappellent « chance », d’autres lenomment « talent » sinon « génie » !

— Évidemment, si vous estimez êtreun détective de la lignée des SherlockHolmes, Mac Carty et autres Okewood,je n’ai plus rien à dire, sinon vousconseiller de vous soigner.

— Racontez tout ce que vousvoudrez, Tuppence, mais le fait est là :nous avons un besoin urgent d’un bureau

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plus vaste que celui-ci.— Mais, pourquoi ?— Pour ranger mes livres policiers

classiques. Rien que pour placer lesœuvres complètes d’Edgar Wallace, ilme faudra plusieurs étagères.

La jeune femme soupira :— Edgar Wallace… Nous n’avons

pas encore abordé une histoire du genrede celles qu’il résout.

— Je crains que nous n’en ayonsjamais l’occasion. Je ne sais si vousl’avez remarqué mais, cet auteur célèbrene donne guère d’occasions de sedistinguer aux détectives amateurs.Toutes ses aventures sont terriblementsérieuses et relèvent de Scotland Yard.

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Sur ces entrefaites Albert entra pourannoncer que l’inspecteur Marriotdésirait voir les Beresford si la choseétait possible.

Tommy leva un doigt vers le cielpour dire :

— Le plus énigmatique des policiersde Scotland Yard !

— Et le plus redoutable ! complétaTuppence.

L’inspecteur entra, un bon sourire surla figure :

— Alors, comment ça va depuisnotre petite aventure de l’autre jour ?

La jeune femme feignit de minauderpour répondre :

— Très bien… C’était tellement

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excitant, n’est-ce pas ?Marriot ne parut pas témoigner du

même enthousiasme.— Ma foi, je ne sais pas si

j’emploierais cette épithète pour laqualifier.

Tommy se mêla à la conversation.— Qu’est-ce qui vous amène

aujourd’hui, Marriot ? Je n’imagine pasque vous vous soyez dérangé uniquementpour prendre de nos nouvelles ?

— J’ai du travail pour le « brillantMr Blunt et ses fameux limiers ».

— Alors, laissez-moi le temps deprendre l’attitude compassée quiconvient en pareil cas.

— Que diriez-vous de mettre horsd’état de nuire un gang important ?

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— Ça existe donc, les gangs ?— Qu’entendez-vous par là ?— J’ai toujours cru que les « gangs »

relevaient du domaine de la fiction toutcomme les maîtres-escrocs et lescriminels supérieurement doués.

— Malheureusement, Sir, les gangspullulent.

— Je ne sais si je serai capable demener à bonne fin la tâche que vous meproposez… Pour les amateurs commemoi il faut des crimes d’amateurs…c’est à dire se déroulant dans le cadrebanal et quotidien de l’existencefamiliale. Dans ces conditions, je faisfeu des quatre fers, surtout avec l’aidede Tuppence qui n’a pas sa pareille pour

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remarquer ces mille petits détails dont,généralement, personne ne tient compteet qui sont, pourtant, d’une importanceextrême.

Son discours fut brusquementinterrompu par le coussin que sacompagne lui jetait à la tête en le priantde cesser de proférer des âneries sur soncompte. Le policier parut s’amuser decet intermède et déclara :

— Si je puis me permettre cetteremarque, c’est un plaisir, pour le vieilhomme que je suis, de voir deux jeunesgens qui savent jouir de la vie commevous le faites.

Tuppence ouvrit de grands yeux.— Nous jouissons de la vie ?…

Après tout, c’est peut-être vrai mais je

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ne l’aurais jamais cru !Tommy revint au sujet essentiel :— À propos de ce gang dont vous

êtes venu me parler inspecteur, il estpossible, en dépit de mon énormeclientèle privée composée de duchesses,de millionnaires et de la crème desfemmes de ménage, que je condescendeà m’intéresser à votre problème. Jen’aime pas savoir Scotland Yard dansl’embarras… Je ne voudrais pas que lapresse s’accrochât à vos basques.

— Vous ne cesserez donc pas deplaisanter ? Figurez-vous qu’il y a, en cemoment, beaucoup de faux billets debanque en circulation, des petitescoupures principalement. Un très joli

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travail dont je vous ai apporté unmodèle.

Le policier tendit à Tommy un billetd’une livre.

— Il paraît tout ce qu’il y a de bon,n’est-ce pas ?

Tommy examina le billetminutieusement et conclut :

— Jamais je n’aurais supposé quequelque chose clochât dans celui-ci.

— Regardez celui-ci qui est un vrai.Je vais vous montrer la différence etbientôt, vous les distinguerez d’un seulcoup d’œil. Prenez cette loupe.

Quelques minutes plus tard Tommyet sa femme étaient presque devenus desexperts. Tuppence s’enquit :

— Qu’attendez-vous de nous,

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inspecteur ? Que nous examinions lesbillets qui passeraient entre nos mains ?

— Bien plus que cela, MrsBeresford. Je compte sur vous pourtenter d’aller au fond de cette histoire.Nous avons découvert que les fauxbillets étaient mis en circulation à partirdu West End. Il semble que ledistributeur occupe une place assezélevée dans l’échelle sociale. Noussavons aussi que nombre de ces billetspassent de l’autre côté de la Manche.Nous nous intéressons toutparticulièrement à un certaincommandant Laidlow… Peut-être leconnaissez-vous de nom, tout au moins ?

— N’est-ce pas un gentleman qui

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s’intéresse aux courses de chevaux ?— Exactement. Le commandant est

très connu sur les hippodromes. Nousn’avons rien de précis contre lui, sinonl’impression qu’il s’est montré un peutrop habile pour débrouiller deux outrois transactions assez louches. Lesturfistes se sentent mal à l’aise lorsqu’onparle de lui en leur présence. On neconnaît pas grand-chose de son passé etnul ne sait, au juste, d’où il vient. Il aune très jolie femme – une Française –qui traîne partout, à sa suite, une kyrielled’admirateurs. Les Laidlow dépensenténormément d’argent et nous aimerionsconnaître la source de ce pactole.

— Probablement la kyrielled’admirateurs ?

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— C’est évidemment l’impressionqu’on veut donner mais je suissceptique. Peut-être ne s’agit-il qued’une coïncidence ? En tout cas, laplupart des faux billets émanent d’unclub très fermé où les Laidlow et leurbande ont leurs habitudes. Le jeu est undes moyens utilisés par les faux-monnayeurs pour écouler leursmarchandises sans trop attirerl’attention.

— Où intervenons-nous dans cettehistoire ?

— Je crois savoir que le jeune Saint-Vincent et sa femme sont de vos amis ?Or, jusqu’à ces derniers temps, ils semêlaient à la bande des Laidlow. Par

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eux, il devrait vous être facile de vousfaire admettre dans ce cercle fermé ceque ne pourrait réussir aucun de meshommes. Vous aurez-là l’occasion desurveiller ce qu’il se passe sans que nulne vous soupçonne.

— Que souhaitez-vous que nousdécouvrions, exactement ?

— Essentiellement d’où proviennentles faux billets et si c’est Laidlow quiles fait circuler.

— En somme, je suis à la trace lecommandant Laidlow sortant de chez luiavec une valise vide et y rentrant avecune valise pleine de faux bank-notes. Ilm’incombe d’apprendre de quellemanière il s’y prend pour réaliser cetour de passe-passe. C’est bien cela ?

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— À peu près… Toutefois, nenégligez pas la dame et son père, MrIroulade. Souvenez-vous qu’on trouveces faux billets des deux côtés de laManche.

— Mon cher Marriot, les « Célèbresdétectives de Blunt » ignorent lasignification du verbe « négliger ».

L’inspecteur se leva et sur un« bonne chance » convaincu, se retira.Tuppence, sitôt qu’il eut refermé laporte, cria :

— Slush[2]

!Son mari la regarda les yeux ronds :— Qu’est-ce qui vous prend ?— Ne sauriez-vous pas que l’on

désigne ainsi la fausse monnaie ? Enfin,

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nous avons une affaire « à la EdgarWallace » !

— Et nous nous lançons à lapoursuite du « craqueleur ».

— Du quoi ?— C’est un mot que je viens

d’inventer.— Et qui signifie ?— Suivez-moi bien, Tuppence :

lorsque les billets sont neufs et que vousles froissez dans vos doigts, que font-ils ?

— Ils craquent, non ?— Voilà ! Eh bien ! Notre homme

mettant en circulation de faux billetsneufs les fait craquer ou craqueler, c’estun craqueleur ou un craqueur, je préfère« craqueleur ».

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— Je sens que je vais aimer cettehistoire car je la devine pleine de boîtesde nuit et de cocktails. Demain, j’iraim’acheter du mascara noir afind’acquérir un regard profond et du rougeà lèvres couleur cerise.

— Tuppence ! Je constate avecregret que vous avez la mentalité d’uneparfaite dévergondée ! Quelle chancevous avez eue d’épouser un homme entredeux âges, sobre, tranquille et aimant sespantoufles, moi.

— Attendez d’avoir fréquenté le« Python-Club » et vous me reparlerezde votre sobriété.

Tommy, sans répondre, sortit de sonbar quelques bouteilles et un shaker,

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puis :— Que diriez-vous si nous nous

mettions tout de suite dans l’ambiance,ma chère ?

Levant son verre, il s’écria :— À partir de cet instant, ô

Craqueleur, nous, nous partons à tapoursuite avec la ferme intention de teprendre !

Faire la connaissance des Laidlow

s’avéra facile pour les Beresford.Jeunes, bien habillés, débordant de vieet ayant, apparemment, beaucoupd’argent à gaspiller, ils furent bientôtacceptés dans la bande que dirigeaientles Laidlow.

Le commandant, typiquement anglais,

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grand, blond, d’allure sportive, àl’aspect ouvert si l’on ne prenait gardeaux plis durs marquant la bouche ou sil’on négligeait un regard fuyant. Joueurredoutable qui aimait les partiessévères, Laidlow semblait, d’après ceque constata Tommy, se débrouiller fortbien.

Marguerite Laidlow, une charmantecréature ayant la sveltesse d’une

dryade[3]

et le joli visage d’un portraitde Greuse. Son accent fascinait etTommy comprit très vite pourquoi laplupart des hommes adoraient cetteravissante jeune femme. Tout de suite,elle parut s’intéresser au mari deTuppence et ce dernier, jouant son rôle,

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se laissa entraîner à sa suite. Iroulade, lepère de Marguerite, semblait plussecret : correct, guindé même, le regardperçant, il causait une impression demalaise sans qu’on sût à quoi attribuercette gêne ressentie à son contact.

Tuppence fut la première à rapporterle gibier cherché. Elle remit à Tommydix billets d’une livre.

— Examinez-les… Je crois qu’ilssont faux.

— Où les avez-vous eus ?— De ce garçon, là-bas, Jimmy

Faulkener. C’est Marguerite qui les lui aremis pour qu’il joue un cheval demain àNewmarket. J’ai prétexté avoir besoinde monnaie et lui ai glissé, en échange,un billet de dix livres.

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Scrutant un des billets, Tommyremarqua :

— En voilà un qui n’a pas dû passerpar beaucoup de mains. Je suppose,toutefois, que Faulkener n’est pas dansle coup ?

— Jimmy ? C’est un ange ! Noussommes en train de devenir de grandsamis.

— C’est ce que j’ai remarqué.Pensez-vous que ce soit vraimentnécessaire ?

— Oh ! ce n’est pas pour affairemais pour le plaisir. Ce garçon esttellement gentil, si vous saviez… Je suisbien contente de l’arracher aux griffesde cette femme. Vous ne pouvez pas

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vous faire une idée de ce qu’elle lui adéjà coûté !

— Il me fait plutôt l’effet d’êtreentiché de vous, Tuppence !

— Par moment, je l’avoue, ilm’arrive de le croire. Il est agréable qued’autres vous apprennent qu’ils voustrouvent encore jeune et désirable…N’est-ce pas votre avis ?

— Voulez-vous que je vous dise,Tuppence ? Vous avez une moralitéeffrayante !

— Je reconnais qu’il y a des annéesque je ne me suis pas autant amusée !Mais, vous-même, mon cher, n’agissez-vous pas exactement comme moi ? Je nevous vois presque plus… Vous vivezcontinuellement dans les jupons de Mrs

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Laidlow.— Je travaille, moi !— Vous la trouvez jolie, oui ou

non ?— Elle n’est pas mon genre. Je

n’éprouve pas la moindre admirationpour elle.

— Menteur ! Mais j’ai toujourspensé qu’il vaut mieux épouser unmenteur qu’un benêt.

— Je suppose qu’un mari, à vosyeux, est forcément l’un ou l’autre ?

En réponse, Tuppence haussa lesépaules et s’en fut.

Parmi les admirateurs de MrsLaidlow, il y avait un garçon assezfruste mais très riche. Il s’appelait Hank

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Ryder et arrivait en droite ligne del’Alabama (U.S.A.). Il s’approcha deTommy :

— Une femme merveilleuse,soupira-t-il en suivant des yeux la belleMarguerite. Elle est le produit de la plusfine civilisation, car nul pays ne pourrajamais rivaliser avec la vieille etcharmante France.

Tommy approuvant d’un hochementde tête, Ryder s’épancha un peu plus :

— N’est-il pas triste qu’une aussiadorable créature ait des soucisd’argent ?

— Parce qu’elle a des soucisd’argent ?

— Et comment ? Un drôle de type, ceLaidlow… Elle m’a confié qu’elle avait

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peur de lui au point de ne pas oser luiavouer ses petites dettes.

— S’agit-il vraiment de petitesdettes ?

— Ma foi… Quand je dis : petites,c’est une manière de parler. Mais,quoi ? Il faut bien qu’une femmes’habille et moins elles sont vêtues plusc’est cher… Une Marguerite Laidlow nepeut se permettre de porter ce qui sefaisait la saison dernière. D’ailleurs, auxcartes aussi, la pauvre chérie n’a pas dechance… Pas plus tard qu’hier soir, j’aigagné 50 livres en jouant contre elle.

— Oh ! vous savez, elle en avaitgagné 200 à Faulkener, la veille.

— Vraiment ? Eh bien, tant mieux !

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À propos, il semble qu’il y ait pas malde faux billets qui circulent dans votrepays, en ce moment ? Ce matin, j’aidéposé un paquet à ma banque etl’employé m’a appris que 25 d’entre euxne valaient rien.

— Paraissaient-ils neufs ?— Comme s’ils venaient de sortir

des presses. Maintenant que vous m’yfaites penser, il me semble bien que cesont ceux que m’a donnés Mrs Laidlow.Je me demande d’où elle les tenait ?Probablement d’un de ces passionnésdes courses.

— Probablement.— Je ne vous cacherai pas, Mr

Beresford que ce genre d’existencemondaine est quelque chose de tout à fait

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nouveau pour moi. Les belles dames…Les décors somptueux… C’est mapremière expérience car je n’ai faitfortune que tout récemment. Je suis venuen Europe pour me frotter à la bonnesociété.

Tommy pensa qu’avec Mr Laidlowcomme cornac, Ryder ne connaîtrait pasgrand-chose de la bonne société, maisque cette expérience lui coûterait trèscher. En attendant, il avait la preuve parle récit de l’Américain que la source desfaux billets s’avérait proche et queMarguerite Laidlow n’était pasétrangère à leur distribution. Le soirsuivant, il devait en avoir la preuve.

La scène se passa dans cet endroit si

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fermé, auquel Marriot avait fait allusion.On y dansait sans doute mais la véritableattraction du lieu se dissimulait derrièred’imposantes portes à deux battants. Là,on découvrait, dans deux piècescontiguës, de grandes tables de jeu, oùchaque nuit, de grosses sommes d’argentchangeaient de mains.

Au moment de prendre congé,Marguerite Laidlow mit une liasse debillets d’une livre dans la main deTommy.

— Ils sont si encombrants, Tommy…Soyez gentil de me les changer ?

Le jeune homme lui rapporta le billetde 100 livres qu’elle réclamait et seretirant dans un coin, examina les bank-notes qu’elle lui avait remis et dont un

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quart était faux. D’où tirait-elle cesfonds ? Il ne pouvait encore répondre àcette question essentielle. Depuisquelques jours, il avait fait suivreLaidlow par Albert et avait ainsidécouvert qu’il n’était pas l’homme-clefde cette histoire de faux-monnayeurs.Personnellement Beresford soupçonnaitplutôt le beau-père de Laidlow, letaciturne Iroulade qui se rendait trèssouvent – trop souvent ? – en France.Quoi de plus simple que de transporterles billets dans une valise à doublefond ?

Absorbé dans ses pensées, Tommysortit du club et fut ramené à la réalité enapercevant Mr Hank P. Ryder

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complètement ivre, qui essayaitvainement d’accrocher son chapeau auradiateur d’une voiture, tout engémissant :

— Ce n’est pas aux États-Unis qu’ontrouverait de pareils porte-manteaux…où il n’est pas possible de faire tenir unsimple chapeau !

À cet instant, il découvrit Tommy quile regardait et le prit à témoin.

— Moi, Monsieur, tous les soirs,quand j’entre chez Charley pour boire unverre ou deux, à Montgomery,j’accroche mon chapeau sans effort…Tiens ! vous portez deux chapeaux,Monsieur ? Première fois que je vois untype en porter deux ! Ce doit être à causedu climat.

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Tommy remarqua courtoisement :— À moins que je n’aie deux têtes ?— En effet… Absolument

remarquable ! Je vous offre un verremon vieux, non ! deux ! deux têtessupposent deux bouches, hein ? Ah ! monvieux, ils m’ont fait boire un sacrémélange mais Hank P. Ryder ne reculedevant rien ! Pour Marguerite un« Baiser d’Ange », merveilleuse fille,hein ? suis sûr qu’elle m’aime et elle araison… « Une encolure de cheval »pour le mari, bon type… maism’ennuie… deux Martinis en l’honneurdes copains… trois « Chemins de laRuine » et on mélange le tout dans unepinte de bière. Ils disent que Hank P.

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Ryder ne boira pas ! Mais moi, je bois,mon vieux et je dis… qu’est-ce que j’aidit ?

— Que vous deviez aller vouscoucher ?

Ryder fondit en larmes.— Je n’ai pas d’endroit où aller…

Je suis tout seul, Monsieur… unmalheureux orphelin, Monsieur…

— À quel hôtel êtes-vous descendu ?— Pas besoin d’hôtel, Monsieur. Je

dois aller à la recherche du trésor…Quelque chose de formidable… Elle,elle l’a déjà faite, mon vieux…Whitechapel…

Soudain, il se redressa, retrouvantsubitement une dignité que l’on aurait pucroire partie au fil des boissons

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absorbées et déclara :— Jeune homme, je vous le dis :

Marguerite m’a emmené avec elle danssa voiture à la recherche d’un trésor. Ilparaît que toute l’aristocratie anglaiseagit de même. Sous les pavés, elle atrouvé 500 livres… C’est parce quevous avez été bon pour moi que je vousmets dans la confidence. Je veux fairevotre fortune. Nous autres,Américains…

Tommy l’interrompit.— Où avez-vous dit que Mrs

Laidlow vous avait emmené dans savoiture ?

— Whitechapel.— Et vous y avez trouvé 500 livres ?

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Ryder recommença à s’empêtrerdans les mots.

— Elle m’a laissé dehors… Pasgentil… Devant la porte, tout seul… J’aifrappé longtemps… Personne n’arépondu… C’est triste, Monsieur… trèstriste, surtout une femme que vousaimez…

— Reconnaîtriez-vous votrechemin ?

— Hank P. Ryder ne perd jamais leNord !

Beresford l’empoigna sans douceuret le remorqua jusqu’à sa voiture où ill’installa tant bien que mal. Bientôt, ilsroulaient vers l’Est. L’air frais semblaitranimer Ryder qui retrouvait ses esprits.

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— Dites donc, mon vieux, sans êtreindiscret, où sommes-nous ?

— Whitechapel. Est-ce ici que vousêtes venu ce soir avec Mrs Laidlow ?

— Ça me paraît assez familier, eneffet. Il me semble qu’on a tourné àgauche, par ici. Cette rue !

Tommy obéit et se laissa guider.— Et maintenant, à droite ! Vous ne

trouvez pas que ça pue ? Dépassez cepub, là-bas, au coin. Tournezfranchement et arrêtez-vous à l’entrée dece petit passage. Mais, à quoi rime toutça ? Vous pensez qu’ils ont laissé del’argent et qu’on va leur faire la blaguede le chiper ?

— Exactement. Une blague assez

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drôle, non ?— Je la raconterai à tout le

monde ! – puis il ajouta, songeur : –quoique je ne comprenne pas grand-chose à cette histoire.

Tommy sortit le premier de lavoiture, aida son compagnon à s’enextraire et tous deux s’engagèrent dansle passage. Sur leur gauche, une file demaisons délabrées composait un étrangedécor. La plupart avaient une porteouvrant sur le passage. Ryder s’arrêtadevant l’une d’elles.

— Elle est entrée là. J’en suisabsolument certain.

— Ces portes se ressemblent toutes,comment pouvez-vous être sûr qu’ils’agit de celle-là et non d’une autre ?

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Cela me rappelle l’histoire du soldat etde la princesse. Vous vous ensouvenez ? Ils ont tracé une croix sur laporte pour retrouver celle qui lesintéressait. Si nous agissions de même ?

En riant, il sortit un morceau de craiede sa poche et dessina un signe bizarresur le panneau vermoulu. Un cri affreuxjaillit de la nuit et Tommy, levant lesyeux, vit des silhouettes qui se jetaientles unes sur les autres.

— Un quartier qui m’a l’air surtouthanté par les chats.

— Un quartier sinistre, si vousvoulez mon avis. On entre ?

— On entre en usant de toutes lesprécautions possibles.

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Il jeta un rapide coup d’œil autour delui et poussa doucement la porte quicéda en ouvrant sur une cour maléclairée. Il avança, Ryder sur les talons.Ce dernier le prévint :

— Attention on vient dans lepassage…

Il ressortit pour se rendre compte.Tommy prêta l’oreille et, n’entendantrien, reprit sa marche en avant. Sortantune lampe électrique de sa poche, ill’alluma un instant ce qui lui permit devoir où il se dirigeait. Il arriva bientôtdevant une nouvelle porte qui, comme laprécédente, céda dès qu’il en eut tournéle loquet. Après s’être immobiliséquelques secondes, de nouveau il éclaira

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le décor. Mais, cette fois, le paysagenocturne parut s’animer et quatrehommes encerclant Beresford, sejetèrent sur lui. Une voix rugit :

— Lumière !Un bec de gaz répandit sa lueur

jaunâtre et Tommy distingua les visagesmenaçants qui l’entouraient et, trèscourtoisement, remarqua :

— Le quartier général des faux-monnayeurs, si je ne m’abuse ?

— Ta gueule ! aboya un des voyous.Derrière son dos, la porte s’ouvrit,

se referma et une voix joviale qu’ilconnaissait bien s’exclama :

— Bravo les gars ! Vous l’avez eu !Maintenant, Monsieur le Détective,permettez-moi de vous dire que vous

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êtes dans de sales draps.— Mais, c’est Mr Ryder ! En voilà

une surprise… !— J’en suis persuadé. Vous savez

que vous m’avez bien fait rigoler toutela soirée, mon vieux ? Vous vous êteslaissé amener ici comme un gosse. Vousétiez si fier de votre ruse puérile ! Entrenous, je vous avais à l’œil depuis notrepremière rencontre. Vous n’étiez pasavec nous pour votre plaisir. Je vous ailaissé fouiner un peu et lorsque vousavez commencé à soupçonner la belleMarguerite, je me suis dit : c’est lemoment ou jamais de le posséder. J’aidans l’idée que vos bons amisn’entendront plus parler de vous durant

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quelque temps.— Vous projetez de vous

débarrasser de moi, si je comprendsbien ?

— Rassurez-vous, nous n’avons pasl’intention de nous laisser aller à laviolence. On vous enfermerasimplement.

— Mais c’est que je n’ai pas lemoindre désir d’être enfermé !

— Vous m’en voyez navré.De dehors arriva le miaulement

désespéré d’un chat. Ryder sourit :— Vous comptez sur cette croix que

vous avez tracée sur la porte, monvieux ? À votre place, je ne m’y fieraispas car figurez-vous que je connaisl’histoire à laquelle vous avez fait

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allusion. C’est pourquoi je suis ressortipour marquer toutes les portes d’unemême croix.

Tommy parut découragé et Ryderinsista :

— Vous vous croyez supérieurementintelligent, hein ?

À cet instant, on frappa d’un coupsec, du dehors. L’Américain cria :

— Qu’est-ce qu’il y a ?C’est alors que l’assaut se déclencha

et bientôt le verrou fut arraché sous lapoussée des policiers. La porte s’ouvritl’inspecteur Marriot s’encadra sur leseuil. Tommy l’accueillit d’un :

— Bien joué, Marriot ! Vous aviezraison sur toute la ligne ou presque.

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J’aimerais vous présenter Mr Ryder quiconnaît si bien les contes d’enfants…Voyez-vous, Mr Ryder, moi aussi jevous soupçonnais. Albert (ce garçon àl’air important et aux grandes oreilles senomme Albert) avait reçu l’ordre denous suivre sur sa moto si vous et moidevions partir en voiture ensemble.Tandis que je traçais une croix sur laporte pour retenir votre attention, jerépandais une bouteille de valériane surle sol. L’odeur attire les chats, si bienque lorsque Albert et la police sontarrivés sur les lieux, j’imagine que tousles chats du quartier étaient rassemblésdevant la porte m’intéressant.

Tommy se leva, tapota familièrementl’épaule de Ryder :

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— J’avais dit que je vous aurais,mon cher Craqueleur et je vous ai eu.

— Ça signifie quoi, votre« Craqueleur » ?

— Attendez que paraisse le prochaindictionnaire de criminologie, vous ytrouverez ce mot dont l’origine, à vraidire, prête à discussion. Et maintenant,je vous quitte Marriot car il faut que jetermine cette histoire de façon heureuse.Vous savez bien le « happy end » ? Etpour cela, il importe que je rentre chezmoi au plus vite. À propos, connaissez-vous le capitaine Jimmy Faulkener ? Ildanse à ravir et a une inclinationmarquée pour les cocktails et lesfemmes des autres… Croyez-moi,

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Marriot, si je vous dis qu’en ce qui meconcerne, cette affaire fut une des plusdangereuses que j’ai eues à résoudre.

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X Le mystère deSunningdale

(The SunningdaleMystery)

— Savez-vous où nous allons

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déjeuner aujourd’hui, Tuppence ?— Au Ritz ?— Vous n’y êtes pas !— Dans ce petit coin charmant de

Soho ?— Non, tout simplement dans un

A.B.C.[4]

et plus spécialement danscelui-ci.

Tommy poussa prestement sa jeunefemme dans l’établissement qu’ilsatteignaient et la guida vers une tabled’angle au dessus de marbre. Ens’asseyant, il décréta :

— Nous sommes très bien ici. Enfait, je ne pense pas que nous pourrionstrouver mieux.

— Pourquoi cette passion soudaine

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pour l’existence médiocre des petitesgens sans gros revenus ?

Beresford leva un doigt magistral etdéclara sentencieusement :

— Vous regardez, Watson, maisvous n’observez point. – Il changea deton. – Je me demande si l’une de cesdemoiselles altières s’abaissera jusqu’àremarquer notre présence ? Oh ! en voilàune qui daigne venir à nous. Il est vraiqu’elle semble penser à tout autre chose.Sans doute, son subconscient ne peut-ils’arracher à des préoccupations dugenre : eggs and bacon, harengs grilléset pots de thé. Mademoiselle, s’il vousplaît, je désirerais une côtelette et despommes sautées, avec une grande tassede café, pain et beurre, pour Madame,

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une assiette de langue de bœuf froide.La serveuse répéta la commande

d’un ton neutre mais brusquement,Tuppence se pencha vers elle etl’interrompit.

— Non, pas de côtelette avecpommes de terre sautées. Ce gentlemanprendra un gâteau au fromage et un verrede lait.

— Gâteau au fromage et verre delait – marmonna la serveuse, d’un tonencore plus neutre, ce qui paraissaitpresque impossible. L’esprit toujoursailleurs, elle s’éloigna :

— Votre intervention étaitsouverainement déplacée, remarquaTommy d’un ton sec.

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— Mais j’ai raison, n’est-ce pas ?Vous vous prenez bien, aujourd’hui,pour « Le vieux Monsieur dans le

coin[5]

» ? Dans ce cas, où est votrebout de ficelle ?

Tommy sortit de sa poche un longmorceau de ficelle et y fit deux nœuds.

— Je n’ai négligé aucun détail.— Vous avez cependant commis une

petite erreur en commandant votre repas.— Vous autres, les femmes, vous

êtes vraiment prosaïques ! S’il y a unechose que je déteste, c’est de boire dulait, et les gâteaux au fromage sontjaunes et ont l’air bilieux.

— Soyez sport, Tommy ! Regardez-moi attaquer ma langue froide. C’est

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drôlement bon ! Voyez, à présent, je suistoute prête à jouer le rôle de « MissPolly Burton ». Je vous écoute ?

— Tout d’abord, laissez-moi vousfaire remarquer que les affaires sontassez rares, ces temps-ci. Or, si lesaffaires ne viennent pas à nous, nousdevons aller à elles. Appliquons doncnotre pouvoir de déduction à l’un desgrands mystères du moment, ce quim’amène au but de cet exposé : lemystère Sunningdale.

— Ah ! le mystère Sunningdale…Tommy sortit de sa poche une

coupure de journal qu’il étala sur latable.

— Voilà le portrait du capitaineSessle, tel qu’il a paru dans le Daily

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Leader.Après avoir examiné la photo,

Tuppence soupira :— Je me demande parfois pour

quelles raisons l’on ne porte pas plaintecontre les journaux ? Vous voyez là-dessus que c’est un homme et rien deplus !

Son mari enchaîna :— Lorsque je dis : le mystère

Sunningdale, je devrais dire le soi-disant mystère…

— C’en est peut-être un pour lapolice mais pas pour une intelligencesupérieure comme la vôtre ?

— J’ignore ce que vous savez del’affaire, Tuppence ?

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— Tout, mais pour rien au monde, jene voudrais vous priver du plaisir de mela raconter.

— Il y a juste une semaine qu’eutlieu la macabre découverte sur lecélèbre terrain de golf de Sunningdale.Deux membres du club qui se livraientun match matinal, trouvèrent le corpsd’un homme, étendu face contre terre sur

le septième tee[6]

. Avant même de leretourner, ils surent qu’il s’agissait ducapitaine Sessle, une personnalité bienconnue de l’endroit et qui portaittoujours une veste de golf d’un bleu viftrès particulier. Le capitaine avaitl’habitude de se rendre de très bonneheure sur le terrain pour s’entraîner.

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D’abord, on pensa qu’il avait ététerrassé par un infarctus, mais lemédecin révéla qu’il fut assassiné et defaçon fort originale. On lui avait percéle cœur avec une épingle à chapeau.L’homme de l’art affirma que la mortremontait au moins à douze heures. Trèsvite on recueillit des détails intéressants.On sut ainsi que la dernière personne àavoir vu le capitaine vivant, était sonami et partenaire Hollaby, de laPorcupine Assurance Co.

Sessle et lui avaient joué une partietôt dans l’après-midi. Après le thé, lecapitaine suggéra de faire un nouveauparcours avant que la nuit ne tombe.Hollaby ayant accepté, ils se mirent en

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route. Sessle paraissait d’excellentehumeur et en pleine forme.

Il y a un sentier qui traverse leterrain et juste comme ils jouaient sur le6e « green », Hollaby remarqua unefemme qui avançait sur ce sentier. Elleétait d’une taille au-dessus de lamoyenne et vêtue de marron, mais, à lavérité il n’y prêta pas tellementattention. Quant à Sessle, il ne semblapas l’avoir vue.

Le sentier dont il est questionlongeait le 7e tee. La femme l’ayantdépassé, s’était immobilisée à l’autreextrémité, paraissant attendre quelquechose ou quelqu’un. Le capitaine fut lepremier à atteindre le tee alors que son

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ami Hollaby replaçait le drapeau dans letrou. En avançant à son tour, ce dernierfut très surpris de constater que lecapitaine s’entretenait avec l’inconnue.À son arrivée, ils s’interrompirentbrusquement et Sessle lança par-dessusson épaule : « Un moment Hollaby… Jereviens tout de suite ! » puis, il s’éloignaavec sa compagne, toujours plongés l’unet l’autre dans une vive discussion. Àcet endroit, le sentier abandonne leterrain de golf et se glisse entre deuxhaies bordant des jardins, pour rejoindrela route de Windlesham. Le capitaineSessle tint parole et réapparut une oudeux minutes plus tard au grandsoulagement de son partenaire, car deuxjoueurs arrivaient derrière eux et le jour

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tombait rapidement. Ils reprirent leurpartie mais, presque tout de suite,Hollaby remarqua que quelque chosevenait de troubler son compagnon qui,non seulement manquait nombre de sescoups, mais encore que son visagetrahissait une inquiétude certaine. Ilrépondit à peine aux réflexions de sonami et son jeu devint de plus en plusmauvais. De toute évidence, unévénement inattendu venait de lui gâcherle plaisir du jeu. Ils jouèrent cependantce trou et le huitième puis, le capitainedéclara que l’on n’y voyait presque pluset qu’il rentrait chez lui. De l’endroit oùles deux hommes étaient arrivés, unsentier rattrapait la route de Windlesham

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et le capitaine Sessle l’emprunta. C’étaitun raccourci le ramenant à son bungalowqui se trouvait sur la route en question.Les deux autres joueurs arrivèrent alors,le commandant Barnard et Mr Lecky, etHollaby fit allusion au brusquechangement d’attitude de son partenaire.Ces gentlemen l’avaient aperçus’entretenant avec la femme en marron,mais ne s’étaient pas trouvés assez prèspour voir et se rappeler le visage del’inconnue. Tous trois se demandèrent cequ’elle avait bien pu raconter à leur amipour le bouleverser à ce point. Ilsretournèrent ensemble au pavillon dugolf et, d’après ce que l’on sut à cetinstant, ils furent les derniers à avoir vuSessle vivant.

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Cela se passait un mercredi. Or, cejour-là, on délivre des billets bonmarché pour Londres. Le couple dedomestiques du bungalow de Sessle setrouvait alors en ville et ne revint quepar le dernier train. Le mari et la femmepénétrèrent dans le bungalow et, nevoyant personne, pensèrent que leurmaître était déjà couché. Mrs Sessle, deson côté, était absente, en visite quelquepart.

Le meurtre du Capitaine Sessle étaitl’événement du jour. Personne nepouvait découvrir l’ombre d’un mobile àce crime. L’identité de la femme enmarron fut passionnément discutée mais,sans résultat. La police, comme de

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coutume, fut critiquée pour sonindolence… de la façon la plus injusted’ailleurs, ainsi que l’avenir devait ledémontrer. Une semaine plus tard, unejeune fille, Miss Doris Evans, étaitarrêtée et inculpée du meurtre ducapitaine Anthony Sessle. La policeavait recueilli très peu d’indices pouraller ainsi de l’avant : une poignée decheveux blonds trouvée dans la main dumort et quelques brins de laine rougeaccrochés à un bouton de sa veste bleue.Une enquête obstinément poursuivie à lagare et dans les environs, avait révéléles faits suivants :

Une jeune fille vêtue d’un manteau etd’une jupe rouges était arrivée par letrain ce soir-là vers sept heures et avait

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demandé sa direction pour gagner lamaison du capitaine Sessle. Elleréapparaissait à la gare, deux heuresplus tard, son chapeau de travers, lescheveux décoiffés et semblant dans unétat de grande agitation. Elle serenseigna sur l’heure des trains pourLondres et ne cessa de se retournercomme si elle avait peur de quelquechose. Nos policiers, avec ce seul détailpour orienter leurs recherches,réussirent à retrouver la jeune fille quis’appelle Doris Evans. Elle fut inculpéede meurtre et prévenue que tout cequ’elle dirait pourrait être utilisé contreelle. Elle persista cependant à vouloirfaire une déposition qu’elle répéta par le

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menu et sans aucune variation importantelors des interrogatoires suivants.

Dactylo de profession, elle avait liéconnaissance, dans un cinéma avec unhomme de bonne apparence à qui elleplut. Ce gentleman se prénommaitAnthony et il suggéra à Doris de serendre à son bungalow de Sunningdale.Elle ne soupçonna pas, à ce moment-là,ni plus tard, qu’il était marié. On décidaqu’elle viendrait le voir le mercredisuivant… le jour, vous vous souvenez,où les domestiques seraient absents et lafemme de Sessle en visite. Finalement, illui apprit que son nom de famille étaitSessle et lui donna l’adresse de samaison. Elle arriva au bungalow le soiret fut accueillie par Sessle qui revenait

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du terrain de golf. Bien qu’il se déclararavi de la revoir, la jeune fille remarquaque dès le début de leur entretien, sesmanières se révélaient étranges, en toutcas différentes de ce qu’elle espérait. Lapeur l’envahit et elle commença àregretter d’être venue.

Après un souper très simple, préparéd’avance, Sessle suggéra une petitepromenade. La jeune fille ayant accepté,il l’emmena le long de la route, puis surle sentier qui traverse une partie duterrain de golf. Au moment où ilsdépassaient le 7e tee, il parut devenirsubitement fou. Sortant un revolver de sapoche, il le brandit, déclarant qu’il étaitau bout du rouleau, que tout devait finir

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car il se trouvait irrémédiablementruiné. Il ajouta : « Vous me suivrez,Doris ! Je vous tuerai d’abord, puis jeme ferai justice ! On trouvera nos deuxcorps au matin, l’un près de l’autre…Unis dans la mort ! ». Il tenait la jeunefille par le bras et elle s’efforçait des’arracher à son étreinte ou de luienlever son arme. Ils luttèrentsauvagement et c’est vraisemblablementalors qu’il dut lui empoigner les cheveuxet accrocher sa robe. Enfin, dans unultime effort, elle parvint à se libérer età s’enfuir à toutes jambes, s’attendant àchaque seconde à recevoir une balledans le dos. Elle tomba deux fois danssa course, mais réussit à rejoindre laroute et regagner la gare.

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Voilà l’histoire, telle que la raconteDoris Evans. Elle nie énergiquementavoir percé le cœur de l’homme avecune épingle à chapeau même eninvoquant la légitime défense… Elle apeut-être tort sur ce point. À l’appui desa déclaration, on a trouvé un revolverqui n’avait pas servi, tout près ducadavre. Doris Evans a été déféréedevant le tribunal, ce qui n’a pas élucidéle mystère pour autant. S’il faut admettrela véracité de son récit, qui donc a tué lecapitaine Sessle ? L’autre femme vêtuede marron et dont l’apparitionbouleversa tant la future victime ?Jusqu’ici, personne n’a pu expliquer sonrôle dans l’affaire. Elle semble s’être

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aussi vite matérialisée qu’elle s’estvolatilisée. Qui était-elle ? Unehabitante de la région ? Une passante ?Dans ce dernier cas, était-elle venue envoiture ou par le train ? À part sastature, nul ne semble être en état de ladécrire. En aucun cas, il ne peut s’agirde Doris Evans, petite et blonde et qui, àce moment-là, descendait à peine dutrain.

Tuppence suggéra :— Mrs Sessle ?— Malheureusement, c’est aussi une

femme de petite taille. De plus, Hollabyla connaît de vue et son alibi estindiscutable. Depuis la mort de Sessle,on a appris que la Porcupine Assurance

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Co est en liquidation, les comptes ayantrévélé d’énormes détournements defonds. Maintenant, les divagations deSessle en présence de Doris prennentune signification évidente. Durant desannées, il a dû régulièrement prélever del’argent sur la caisse sans que MrHollaby et son fils aient nourri lemoindre soupçon. Ils sont, eux aussi,pratiquement ruinés.

En résumé, le capitaine Sessle était àla veille du déshonneur et de la misère.Le suicide eût été une solution logique,mais la nature de la blessure en écartel’hypothèse.

Tommy se tut enfin, but une gorgéede lait, fit la grimace et mordit avec

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précaution dans le gâteau au fromage.— Naturellement – affirma Tommy –

j’ai tout de suite repéré où se trouve lafaille dans cette affaire et à quel endroitla police s’est engagée sur une faussepiste.

— En vérité ?Tommy hocha la tête avec amertume.— Tuppence, c’est relativement

facile de jouer le rôle du « Vieil hommedans le coin » mais jusqu’à un certainpoint. Autant vous l’avouer tout de suite,ma chère, la solution m’échappe. Enbref, qui a tué le type ? Je n’en sais rien.

Il sortit des coupures de presse de sapoche.

— Voilà des documents qui vousintéresseront peut-être. Les autres

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acteurs du drame…Tuppence examina longuement la

photo de Doris Evans.— De toute manière, elle ne l’a pas

tué avec une épingle à chapeau.— Pourquoi cette certitude ?— D’abord, elle a les cheveux

courts, ensuite, de nos jours, pas unefemme sur mille n’utilise d’épingle àchapeau car les coiffures sont désormaisbien ajustées et enfoncées sur la tête. Onn’a plus besoin de ces instrumentspréhistoriques.

— N’empêche qu’elle aurait pu enavoir une sur elle, non ?

— Mon cher, n’allez pas vousimaginer que nous gardons ces épingles

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démodées comme des bijoux de famille !Pour quelles raisons, cette jeune filleaurait-elle emporté une épingle àchapeau à Sunningdale ?

— Alors, ce doit être l’autre femme,celle en marron ?

— J’aurais préféré qu’elle ne fût passi grande. Elle aurait pu alors êtrel’épouse. Je suspecte toujours lesfemmes légitimes qui sont absentes aubon moment, et ainsi n’ont rien à voirdans le drame coûtant la vie à leurépoux. Si elle a découvert que son maricourtisait Doris Evans, elle a très bienpu se jeter sur lui avec une épingle àchapeau.

— J’en déduis qu’il serait bon que jeme tienne sur mes gardes s’il m’arrivait

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d’oublier que je suis votre époux bien-aimé !

Mais, plongée dans ses pensées,Tuppence refusa de se laisser distraire.

— Quel genre de couple formaientles Sessle ? Que disait-on d’eux dansleur entourage ?

— D’après ce qu’on raconte, ilsétaient parfaitement considérés etdonnaient l’impression d’être trèsattachés l’un à l’autre. C’est, d’ailleurs,ce qui rend bizarre l’histoire de DorisEvans. Courir après une fille est,semble-t-il, la dernière chose qu’on eûtattendue de Sessle. Ancien militaire,possédant une jolie fortune, il s’est lancédans cette affaire d’assurances.

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Apparemment, un homme incapable dedevenir un escroc.

— Est-ce tellement prouvé qu’il soitdevenu un escroc ? Ne serait-ce pas lesdeux autres qui se seraient appropriél’argent ?

— Les Hollaby ? Mais, ils sontruinés !

— C’est du moins ce qu’ilsaffirment. Peut-être ont-ils toutsimplement placé l’argent manquantdans une autre banque sous un fauxnom ? Je reconnais que mes explicationsne sont pas très claires, mais je suiscertaine que vous me comprenez.Supposons que les Hollaby, spéculantdepuis assez longtemps sans que Sessles’en soit douté, aient tout perdu ? Dans

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ce cas, il devenait nécessaire, dans leurintérêt, que Sessle mourût ?

Tommy tapota de ses doigts la photode Mr Hollaby senior.

— Ainsi, Tuppence, vous accusez cegentleman respectable d’avoir assassinéson associé et ami ? Vous oubliez qu’il aquitté Sessle sur le terrain de golf enprésence de Barnard et Lecky et qu’il aterminé la soirée au club ? D’autre part,il y a toujours cette épingle à chapeauqu’il ne faudrait pas oublier.

— Au diable votre épingle àchapeau ! Vous estimez qu’elle prouveque le meurtre a été commis par unefemme, n’est-ce pas ?

— Naturellement ! N’êtes-vous pas

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d’accord sur ce point ?— Pas du tout !— Et pourquoi ?— Parce que dans notre pays, vous,

les hommes, vous êtes plus vieux jeu quepartout ailleurs. Il vous faut un tempsinfini pour vous débarrasser d’idéespréconçues. Ainsi, vous associezépingles à chapeaux et cheveux du sexefaible. Vous les tenez pour « armes defemmes ». Cela était peut-être vrai dansle passé, mais de nos jours… !

— Vous pensez donc…— … Que c’est un homme qui a tué

Sessle. L’épingle à chapeau n’a étéutilisée que pour persuader la police quele crime était l’œuvre d’une femme.

— Il y a quelque chose d’intéressant

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dans ce que vous venez de dire,Tuppence. C’est extraordinaire commeles faits semblent s’ordonner et prendreun visage nouveau lorsqu’on les discute.

— Si tout s’enchaîne logiquement,c’est que vous avez décidé de résoudrele problème en le prenant par le bonbout. Souvenez-vous de cette remarquefaite par Marriot, un jour, au sujet desdispositions naturelles de l’amateur dansnotre profession, qui est toujourscapable de se mettre à la place de celuiqu’il traque, ce qu’un vrai policier nesaurait plus faire parce que blasé. Quesavons-nous du capitaine Sessle et de safemme ? Tout ce dont ils étaientcapables et incapables.

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Souriant Tommy demanda :— Dois-je comprendre que vous

vous considérez comme une experte, à lafois au sujet de ce que les femmes àcheveux courts sont supposées posséderet au sujet de ce que les épouses sontenclines à éprouver et de la manièredont elles réagissent ?

— C’est à peu près ça, ne vous endéplaise !

— Et moi ? Qu’est-ce que vousm’accordez comme don particulier ?

— Vous, vous connaissezparfaitement le terrain de golf deSunningdale. Vous l’avez pratiqué, nonen tant que détective, mais en tantqu’amateur de ce sport. Vous, Tommy,

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vous êtes un expert en ce qui touche legolf et par là, vous devez deviner ce quiest susceptible de démoraliser un joueuren action, au point de déréglercomplètement son jeu.

— Ce devait être rudement sérieuxcar Sessle est un golfeur de bonnequalité. À partir du 7e tee, il s’est mis àjouer comme un débutant, paraît-il.

— Qui vous l’a dit ?— Barnardet Lecky… Vous vous en

souvenez ? ils jouaient juste derrière lui.— Cet incident s’est passé après que

Sessle eut rencontré la femme enmarron. Barnard et Lecky l’ont vu luiparler n’est-ce pas ?

— Oui, ou tout au moins ils…

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Tommy s’interrompit brusquement etsa femme le regarda, intriguée. Il fixaitle morceau de ficelle qu’il tenait à lamain mais, en réalité, il donnaitl’impression de contempler quelquechose de visible pour lui seul.

— Tommy ! qu’est-ce qu’il y a ?— Attendez, Tuppence… Je joue le

6e trou à Sunningdale. Sessle et Hollabyoccupent le « green » devant moi. Lejour commence à tomber, mais jedistingue très bien la veste bleue vif ducapitaine. À ma gauche, sur le chemin,une femme s’avance. Elle n’a pastraversé le terrain réservé aux femmes,sur ma droite, sinon je l’auraisremarquée. Il est tout de même étrange

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que je ne l’aie pas aperçue plus tôt. Du5e tee par exemple ? Vous venez de medire, Tuppence, que je connaissais leterrain… Juste derrière le 6e tee, setrouve un petit abri fait de mottes degazon. N’importe qui pourrait s’ydissimuler pour y modifier sonapparence. Tuppence, c’est là que jedois, de nouveau, avoir recours à voslumières… Serait-il très difficile à unhomme de se déguiser en femme ?pourrait-il par exemple, enfiler une jupesur une culotte de golf ?

— Certainement. Elle paraîtrait unpeu forte mais rien de plus. Une jupemarron assez longue et, disons, un pull-over marron du genre que portent aussi

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bien les hommes que les femmes, enfinun chapeau de feutre avec des bouclesde cheveux attachées sur les côtés duchapeau. Ce serait suffisant pour créerl’illusion, à distance, bien entendu, carc’est à cela que vous pensez, j’imagine ?Enlevez la jupe, le chapeau et lesboucles, mettez une casquette et vousvoilà de nouveau un homme.

— Et le temps nécessaire à cestransformations ?

— Moins de deux minutes, jesuppose.

— Donc je suis en train de jouer le6e trou. La femme en marron parvient àla hauteur du 7e tee qu’elle traverse puiss’arrête. Sessle, dans sa veste bleu vif,

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s’avance vers elle. Ils parlent unmoment, suivent le chemin contournantles arbres et disparaissent. Hollaby resteseul sur le terrain. Un instant s’écoule. Àprésent, je me trouve sur le parcours.L’homme à la veste bleue réapparaît etreprend son jeu, ratant la plupart de sescoups. Le jour diminue de plus en plus.Mon partenaire et moi continuons.Devant nous, il y a toujours Hollaby etSessle, ce dernier commettant deserreurs impardonnables. Au 8e tee, je levois s’éloigner à grands pas dans lechemin. Je ne le reverrai plus. Que luiest-il arrivé pour qu’il se mette à jouercomme s’il était « un autre » ?

— Sa rencontre avec la femme en

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marron ou avec l’homme si voussupposez qu’il s’est agi d’un homme ?

— Exactement. Là où il se tenait, àl’abri des regards de ceux qui lesuivaient, il y a un épais fourré d’ajoncs.On pourrait y dissimuler un cadavre.

— Tommy… vous estimez que c’està ce moment… mais, voyons, quelqu’unaurait entendu !

— Entendu quoi ? Les médecins sonttombés d’accord pour déclarer que lamort avait dû être instantanée. J’ai vudes hommes tués sur le coup, durant laguerre, croyez-moi, ils sont très discretsles malheureux. Sessle s’avance vers le7e tee et la femme se porte à sarencontre. Il reconnaît peut-être en elle

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un homme dont les traits lui sontfamiliers. Curieux d’apprendre la raisonde cette mascarade, il se laisse entraînersur le chemin. Un seul coup mortel avecl’épingle à chapeau, Sessle tombefoudroyé. Le meurtrier tire son cadavredans le fourré, enfile la veste bleue,cache son déguisement féminin, avant deretourner sur le terrain. Les deux joueursqui suivent ne voient que le vêtement siconnu du capitaine et ne doutent doncpas qu’il s’agisse de Sessle. Mais, le jeudu criminel n’a pas la classe de celui deSessle. Les témoins ont été unanimespour dire qu’il a joué comme un « autrehomme ». Ils avaient raison, Tuppence,car il s’agissait effectivement dequelqu’un d’autre.

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— Mais…— La venue de Doris Evans est à

mettre au compte d’un autre que Sessle.Ce n’est pas le capitaine qui a fait laconnaissance de la jeune fille dans uncinéma et qui l’a persuadée de se rendreà Sunningdale, mais un homme quiprenait le nom de Sessle pourl’occasion. Rappelez-vous que MissEvans ne fut arrêtée que quinze joursaprès le crime. Elle n’avait jamais vu lecadavre. Si elle l’avait vu, elle auraitétonné tout le monde en déclarant que cen’était pas là le gentleman l’ayantemmenée sur le terrain de golf et qui luiavait parlé non seulement de se suicidermais aussi de la tuer. Nous sommes en

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face d’une combinaison soigneusementmise au point : la jeune fille invitée lemercredi, alors que le bungalow deSessle est vide, puis l’épingle à chapeauqui fera soupçonner une femme. Lemeurtrier rencontre Doris dans lebungalow, lui offre à dîner puisl’emmène sur le terrain de golf.Lorsqu’ils parviennent sur le théâtre ducrime, l’homme sort son revolver,terrorise la jeune fille et quand elle s’estenfuie en courant, il ne lui reste plusqu’à sortir le cadavre de Sessle dufourré et à le placer là où il se tenaitavec Doris. Il jette l’arme près du corps,fait un paquet de son déguisementféminin et, selon toute vraisemblance,mais je reconnais que ce n’est là qu’une

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hypothèse, se rend à pied jusqu’àWoking qui est à 6 ou 7 miles de là etrentre à Londres.

— Il y a quelque chose qui clochedans votre démonstration, Tommy ?Vous avez oublié Hollaby.

— Comment ça ?— J’admets que Barnard et Lecky

n’aient pu se rendre compte de lasubstitution entre Sessle et sonmeurtrier, mais son partenaire ? Oualors, voudriez-vous me persuaderqu’Hollaby était tellement hypnotisé parla veste bleue qu’il n’a prêté attention àrien d’autre ?

— Ma chère vieille Tuppence, c’estjustement là le nœud du problème.

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Hollaby était complice. Ainsi, vous levoyez, j’adopte votre théorie touchant laculpabilité du père et du fils qui ontcommis ce meurtre, parce que ce sonteux qui détournaient les fonds et nonSessle. Il fallait, de toute évidence, quele meurtrier connût assez bien la victimeet son entourage pour savoir que lesdomestiques n’étaient pas au bungalowle mercredi et que Mrs Sessle seraitégalement absente, pour pouvoir enfinfaire exécuter un double de la clef dubungalow. J’estime qu’Hollaby juniorrépond parfaitement à ces donnéesessentielles. De plus, il est à peu près dela taille et de la corpulence de Sessle eta, comme lui, le visage rasé. DorisEvans avait sans doute vu des photos de

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la victime sur le journal mais, commevous le faisiez remarquer vous-même,ma chère, elle n’a pas pu se rendrecompte de la différence des traits.

— Mais, n’a-t-elle pas rencontréHollaby junior, au tribunal ?

— Il ne s’est pas montré au coursdes débats. Pourquoi l’aurait-il fait ? Iln’avait aucun témoignage à apporter.C’est le vieil Hollaby, avec son alibiirréfutable, qui tint la vedette. Personnen’a songé à demander où était le filspendant que le père jouait au golf avecSessle.

— Je reconnais que, dans votredémonstration, tout s’enchaîne très bien.Allez-vous rééditer votre brillante

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démonstration au Yard ?— Je crains qu’on ne m’écoute pas.Dans le dos de Tommy une grosse

voix remarqua :— Vous avez tort de penser cela, Mr

Beresford.L’interpellé exécuta une volte-face

pour se trouver en présence de Marriotqui achevait de déjeuner et lui confia, ensouriant :

— Je viens souvent prendre un repasici. Je puis vous assurer, Mr Beresford,que le Yard vous écoutera. Au vrai, ilvous a déjà entendu si je puis dire, carnous n’avons jamais été très satisfaits dela conclusion de ce procès. Voyez-vous,il y a longtemps que nous avons lesHollaby à l’œil sans pouvoir trouver le

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moyen de les inquiéter. Ce sont desmalins. Enfin, le meurtre de Sunningdalea semblé démontrer que nous noustrompions sur le compte du père et dufils. À cause de vous et de MrsBeresford, nous allons confronter DorisEvans et Hollaby Junior. Une idéevraiment ingénieuse, votre théorie de laveste bleue. Je veillerai à ce que les« Brillants détectives de Blunt » s’envoient attribuer le mérite.

— Très chic de votre part, Marriot.— Nous avons la meilleure opinion

de vous deux, au Yard. Puis-je vousdemander, Mr Beresford, à quoi sert cemorceau de ficelle que vous tenez entreles doigts ?

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Gêné, Tommy fit disparaître laficelle dans sa poche.

— À rien du tout. Une mauvaisehabitude. Quant au gâteau au fromage etau verre de lait… un régime que je suisobligé de suivre.

Ironique, Marriot feignit d’être dupemais ne put se tenir de dire :

— Sur le moment, j’ai cru que vousaviez trop lu les romans de… oh ! etpuis cela n’a aucune importance, il n’y aque le résultat qui compte.

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XI La maison dela mort

(The House ofLurking Death)

— Que…, commença Tuppence qui

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s’arrêta court sur le seuil du bureau deMr Blunt, en surprenant son seigneur etmaître, l’œil collé au judas sur le hall deréception.

— Chut ! souffla Tommy. De votrerepaire n’entendez-vous donc pas letimbre qui annonce l’arrivée desclients ? Nous avons la visite d’unejeune fille assez jolie… Je dirais mêmequ’elle est très jolie. Albert est en trainde lui raconter l’éternel slogan surScotland Yard avec lequel je suis encommunication.

— Laissez-moi voir !D’assez mauvaise grâce, Tommy

céda la place à sa femme.— Elle n’est pas mal, admit-elle. Et

ses vêtements sont tout simplement du

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dernier cri !— Elle me fait penser aux jeunes

filles dont s’inspire Mason, vous savez ?Extrêmement sympathiques, ravissantes,et raffinées sans l’être trop cependant. Jecrois qu’aujourd’hui, je serai le grand

Hanaud[7]

.— Hum… s’il y a un détective

célèbre auquel vous ne ressemblez enrien c’est bien Hanaud ! Êtes-vouscapable de changer de personnalité enl’espace d’un éclair ? De passer del’état de grand comédien à celui d’unenfant de la rue ou d’un ami intime ?

Tommy abattit son poing sur la tablede travail et, détachant bien ses paroles :

— Il y a une chose que je vous prie

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de ne pas oublier Tuppence : c’est moiqui dirigerai cette enquête !

Il pressa le timbre et presqueaussitôt, Albert introduisit la cliente quis’arrêta à la porte, intimidée.

Beresford s’avança vers elle avec unsourire paternel.

— Entrez, Miss… Venez vousasseoir ici.

Tuppence pouffa de rire ce qui luivalu un coup d’œil sévère de la part dufaux Mr Blunt.

— Vous avez parlé, Miss Robinson ?Non ? J’ai dû faire erreur… À présent,Miss, vous allez me confier vos souciset nous chercherons ensemble lemeilleur moyen de vous venir en aide.

— Vous êtes très aimable. Excusez-

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moi mais… êtes-vous étranger ?Nouveau gloussement de Tuppence.

Tommy lui lança de biais un regardfuribond et articula avec peine :

— Pas exactement. Mais j’aibeaucoup travaillé en dehors de laGrande-Bretagne ces temps derniers etj’ai adopté la courtoisie des policiers dela Sûreté française…

Une lueur d’admiration brilla dansles yeux de la jeune fille qui était, eneffet, charmante, petite, mince, avec dejolies boucles dorées s’échappant de sacloche de feutre marron et de grandsyeux sérieux. Sa nervosité se trahissaitpar la crispation de ses doigts qui necessaient d’actionner le fermoir de son

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sac à main. D’une voix douce, ellecommença :

— Je m’appelle Loïs Hargreaves etj’habite une grande maison ancienne,Thurnly Grange, située au cœur de lacampagne, non loin du village deThurnly. L’hiver, on y pratique la chasseet l’été, le tennis. Je dois avouer que jene me suis jamais ennuyée. Il est vraique je préfère de beaucoup la vie de lacampagne à celle de la ville. Mais,comme dans tous les villages du monde,le moindre événement prend uneimportance capitale. Il y a environ unesemaine, j’ai reçu, par la poste, uneboîte de chocolats qui ne portait aucunemention de l’expéditeur. N’étant pas trèsportée sur les friandises, j’offris les

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chocolats à la ronde, les autres habitantsde « Thurnly Grange » les appréciantbeaucoup. Le lendemain, tout le monde,sauf moi, fut malade. Nous fîmes appel ànotre médecin, le docteur Burton qui serenseigna sur ce que nous avions mangéla veille et emporta ce qui restait deschocolats pour en faire faire l’analyse.Mr Blunt… ces chocolats contenaient del’arsenic ! pas assez pour empoisonner,mais suffisamment pour indisposer ceuxqui en mangeraient.

— Voilà qui est bien curieux !— Cette découverte tourmenta le

médecin car c’était la troisième foisqu’un événement de cette sorte seproduisait dans notre village et chaque

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fois, il semblait qu’une grande maisonavait été choisie par le mystérieuxexpéditeur de chocolats. Pour lui,l’homme était sans doute un habitant ducoin, un peu faible d’esprit et qui prenaitplaisir à jouer aux plus fortunés que luiun méchant tour.

« Bien que je ne partage pas du toutcette opinion, le docteur persiste àmettre cette histoire au compte desanarchistes. Il y a, en effet, à Thurnlyquelques mécontents de leur sort et il estpossible qu’ils soient mêlés de près oude loin à cette affaire. Le docteur Burtonm’a vivement conseillée de m’adresserà la police.

— C’est là, je le reconnais, unexcellent conseil mais que vous n’avez

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pas suivi ?— Non, car je crains la publicité qui

s’ensuivrait et connaissant notreinspecteur de police locale, je suispresque certaine qu’il est incapable dedécouvrir quoi que ce soit. Ayantremarqué votre annonce dans le journal,j’ai expliqué à notre médecin qu’il seraitplus sage de consulter un détectiveprivé. Votre annonce fait grand cas devotre discrétion et j’ose espérer quevous ne divulguerez rien sans obtenir aupréalable mon consentement.

Tommy haussa les sourcils maisTuppence parla avant lui.

— Je crois que vous agirez dansvotre intérêt, Miss, en nous confiant la

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vraie raison de votre angoisse ?La jeune fille s’agita, mal à l’aise et

Tommy insista :— Miss Robinson a raison. Vous

devez tout nous dire.— Vous ne…— Ce que nous disent nos clients est

et reste strictement confidentiel.— Dans ce cas, je peux bien vous

avouer que je ne désire pas m’adresser àla police parce que je soupçonnel’expéditeur des chocolats d’êtrequelqu’un de mon entourage.

— Sur quoi basez-vous ce soupçon,Miss ?

— Chaque fois que j’ai un crayon enmain, je me mets à griffonner un petitdessin, trois poissons entrelacés. Il y a

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quelque temps, un paquet de bas de soieque j’avais commandé à Londres, estarrivé alors que nous déjeunions et, sansréfléchir, avant même de défaire lepapier, j’ai barbouillé mes signesfavoris dans un coin de l’étiquette.J’oubliai l’incident, mais lorsquej’examinai l’emballage qui avait servi àenvelopper les chocolats, je remarquaiqu’on avait utilisé un papier ayant déjàservi et dont l’étiquette d’origine avaitété arrachée, en partie. Sur ce qui ensubsistait, se trouvait mon petit croquis !

— Vous semblez avoir mis le doigtsur une piste sérieuse. Mais…pardonnez mon insistance, je ne voistoujours pas pourquoi, même si

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l’expéditeur est de vos familiers, vousrefusez de vous adresser à la police ?

— Disons, Mr Blunt, que je veuxempêcher toute publicité.

— Évidemment… et je crois devinerque vous n’êtes même pas disposée à merévéler le nom de la personne que voussoupçonnez ?

— Je ne soupçonne personne. Il y aseulement… certaines possibilités.

— Bon. Pouvez-vous me parler desgens qui vivent chez vous ?

— Les domestiques, à part la filleaffectée au service de table, sont toutesâgées et à notre service depuis trèslongtemps. Je dois vous dire que j’ai étéélevée par ma tante, Lady Radclyffe.Son mari avait amassé une grosse

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fortune et fut fait chevalier. Il acheta« Thurnly Grange » mais il mourut deuxans après s’y être installé. À sa mort,Lady Radclyffe m’appela auprès d’elleet me garda car je n’avais pas d’autreparente. Dennis Radclyffe, le neveu deson mari, vivait aussi chez elle. Je leconsidère comme un cousin bien qu’iln’y ait aucun lien de parenté entre nous.Tante Lucy nous a avertis, dès le début,qu’elle léguerait toute sa fortune àDennis, à l’exception d’une petite renteen ma faveur. Elle tenait à ce quel’argent des Radclyffe revienne à unRadclyffe. Néanmoins, lorsque Denniseut vingt-deux ans, il se brouillabrusquement avec sa tante – je crois que

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ce fut à propos d’une dette – et lorsquenotre bienfaitrice mourut, un an plustard, je découvris avec étonnementqu’elle avait refait son testament et quej’héritais de toute sa fortune. Ce fut uncoup terrible pour Dennis etpersonnellement, je lui aurais biendonné tout l’argent s’il l’avait accepté,mais il paraît que, dans un cas pareil, laloi s’oppose à une donation. Bref,lorsque j’eus vingt et un ans, je rédigeaiun testament qui le désignait comme monlégataire universel. C’est bien le moinsque je pouvais faire.

— Quand avez-vous atteint votremajorité ?

— Il y a trois semaines.— Je vois. Maintenant, si vous le

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voulez bien, revenons aux habitants devotre maison. Quels sont-ils ?

— La vieille Mrs Holloway lacuisinière, qu’assiste sa nièce Rose,deux femmes âgées : Hannah l’anciennebonne de tante Lucy, qui m’est trèsdévouée, et Esther Quant, la filleaffectée au service de table, gentillepetite et très douce. Puis Miss Logan,jadis dame de compagnie de ma tante etqui dirige la maison pour moi. DennisRadclyffe, maintenant capitaine, logeavec nous, ainsi que Mary Chilcott, unede mes anciennes amies de pension.C’est tout.

— Je vous remercie, Miss. Il estentendu que vous ne soupçonnez

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personne en particulier ? Peut-êtrepensez-vous qu’il s’agit d’une de vosdomestiques plutôt que d’un membre devotre maisonnée ?

— Je ne saurais l’affirmer.L’étiquette rédigée par l’expéditeur deschocolats était tapée à la machine.

— Il va falloir que je me rende surplace. Vous serait-il possible depréparer notre venue, disons… sous lenom de Mr et Mrs Van Dusen, des amisque vous auriez perdus de vue depuislongtemps ?

— Certainement. Ce sera trèssimple. Quand viendrez-vous ?

— Demain. Il n’y a pas de temps àperdre.

Alors que la jeune fille prenait congé

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de lui, Mr Blunt insista :— Pas un mot à quiconque sur notre

véritable identité, hein !— Comptez sur moi.Ayant reconduit sa cliente, Tommy

revint vers Tuppence à laquelle ildemanda son opinion sur cette affaire.

— Je n’aime pas cela. Et encoremoins le fait que les chocolatscontenaient si peu d’arsenic.

— Que voulez-vous dire par là ?— Ne voyez-vous pas ? Tous ces

chocolats envoyés aux habitants deThurnly n’étaient destinés qu’à créer unefausse piste et faire croire à l’existenced’un jaloux et cela, pour égarer lessoupçons le jour où la jeune fille sera

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victime d’un empoisonnement,administré sous une autre forme. Sauf cetimpair au sujet du papier d’emballage,personne n’aurait jamais soupçonné quele criminel pût être l’un des habitants de« Thurnly Grange ».

— Je dois admettre qu’il a commisune maladresse capitale. Vous pensezqu’il s’agit d’un attentat dirigé seulementcontre cette fille ?

— J’en ai bien peur. Je me souviensd’avoir lu quelque chose à propos del’héritage laissé par la vieille Lady. Lemontant atteignait un joli chiffre.

— D’autre part, le testament quevient de rédiger Loïs Hargreaves estplutôt intéressant pour le cousin Dennis.

— Le pire est qu’elle s’en doute, ce

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qui explique son refus d’aller trouver lapolice. Voulez-vous mon avis ? Malgréses soupçons, elle est amoureuse de lui.

— Alors, pourquoi diable Dennis nel’épouse-t-il pas ? Ce serait tellementplus simple !

Tuppence regarda fixement son mari.— Vous venez de soulever un point

intéressant. Pour quelles raisons irait-ilse lancer dans une aventure criminelle etdangereuse alors qu’il a, à sa portée, unmoyen légal de retrouver sa fortune ?

Tuppence réfléchit, puis :— J’ai trouvé ! Il a dû épouser une

fille de bar alors qu’il poursuivait sesétudes à Oxford. Cela explique lavéritable raison de sa brouille avec sa

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tante.— Dans ce cas, il aurait mieux fait

d’envoyer les chocolats à la fille de bar.Ce serait cent fois plus intelligent.J’aimerais, Tuppence, que vous nesautiez pas toujours directement auxconclusions romantiques.

— J’arrivais seulement au termed’une déduction logique.

— Logique… à vos yeux, peut-être.— En tout cas, vous serez seul pour

affronter le taureau et nous verrons biensi vous restez dans l’arène plus de vingtminutes !

Pour toute réponse, son mari luilança un coussin à la tête.

Le lendemain matin, Tommy qui

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attendait devant son petit déjeuner,appela vivement sa femme, laquelleaccourut, intriguée.

— Que se passe-t-il, Tommy ?Il lui mit le journal dans les mains,

tout en lui indiquant du doigt un grostitre en première page :

MYSTÉRIEUX EMPOISONNEMENT

PAR DES SANDWICHES AUXFIGUES

L’empoisonnement s’était produit à

« Thurnly Grange » et jusqu’à présent onannonçait la mort de deux personnes :Miss Loïs Hargreaves, la propriétairede la maison et Esther Quant, la fille

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affectée au service de table. Le capitaineRadclyffe et Miss Logan étaient dans unétat grave. L’empoisonnement aurait étécausé par l’absorption de sandwiches àla pâte de figues, car une certaine MissChilcott qui n’en avait pas mangé, étaiten parfaite santé.

Tommy s’écria :— Nous devons nous y rendre tout

de suite ! Quand je pense que pas plustard qu’hier cette fille débordante desanté et de grâce se confiait à nous !Pourquoi diable ne l’ai-je pasaccompagnée sans délai.

— Si vous l’aviez fait, vous auriezprobablement mangé de ces sandwicheset à l’heure qu’il est, je serais veuve. Jevois que Dennis Radclyffe est lui aussi

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malade, s’il faut en croire les journaux.— Il simule sans doute la maladie,

ce salaud ! Vers midi, les Beresford arrivèrent à

Thurnly où on leur indiqua la directionde « Thurnly Grange ». Là, une femmeâgée, les yeux rougis d’avoir pleuré,leur ouvrit et les dévisagea avecméfiance.

Tommy tenta de la rassurer.— Ne vous effrayez pas, nous ne

sommes pas des journalistes. MissHargreaves est venue me voir hier etm’a demandé de me présenter ici,aujourd’hui. Pourrais-je parler àquelqu’un de la maison ?

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— Le docteur Burton, est là, si vousvoulez le consulter. À moins que vous nepréfériez avoir affaire à Miss Chilcott.C’est elle qui s’occupe de toutes lesformalités.

— Si le docteur Burton peut nousaccorder quelques minutes, j’aimeraislui parler.

La domestique les introduisit dans unpetit salon et cinq minutes plus tard, unhomme aux cheveux gris, les épaulesvoûtées et le regard doux sous un frontsoucieux, s’avança vers eux.

— Docteur Burton – Tommy luiprésenta sa carte de détective – MissHargreaves m’a rendu visite hier ausujet des chocolats empoisonnés. Je

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viens procéder à une enquête sur sademande, trop tard hélas ! Je vousprésente mon assistante, Miss Robinson.

Le médecin s’inclina vers Tuppenceavant d’annoncer :

— Vu les circonstances, je n’ai pluslieu de passer certains faits sous silence.Sans l’incident des chocolats, j’auraispu croire à une intoxication alimentaireparticulièrement virulente qui auraitdéclenché une inflammation gastro-intestinale suivie d’hémorragie. Renduméfiant par l’affaire qui m’a amené danscette maison, il y a peu de temps, je mesens obligé de faire analyser la confiturede figues.

— Vous soupçonnez un nouvelempoisonnement à l’arsenic ?

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— Non. Le poison, si poison il y a,est cette fois bien plus violent et d’effetfoudroyant. J’ai toute raison de croirequ’il s’agit plutôt d’un toxique végétal.

— Je voudrais que vous me confiiez,docteur, si vous êtes absolumentconvaincu que le capitaine Radclyffesouffre de cette tentative criminelle ?

— À l’heure qu’il est, le capitaineRadclyffe ne souffre plus de quoi que cesoit.

— Vous voulez dire… ?— Il est mort à cinq heures, ce matin.Tommy en eut le souffle coupé.Alors que le médecin s’apprêtait à

sortir, Tuppence demanda :— Et l’autre victime, Miss Logan ?

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— Puisqu’elle a survécu jusqu’ici,j’ai l’espoir qu’elle s’en sortira. Lepoison semble avoir eu moins de prisesur elle, peut-être à cause de son âgeavancé. Je vous ferai savoir le résultatde l’analyse, Mr Blunt. En attentant,Miss Chilcott vous apprendra, j’en suissûr, tout ce que vous désirez savoir.

À la porte, il croisa la jeune fille enquestion et procéda aux présentations,avant de se retirer.

Mary Chilcott était une grande bruneau teint hâlé et au regard calme.

Elle déclara d’un ton posé :— Je suis heureuse que vous soyez

venu, Mr Blunt. Cette affaire m’abouleversée. Désirez-vous apprendre

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quelque chose sur quoi je serais à mêmede vous renseigner ?

— D’où vient la confiture de figues ?— C’est une confiture de qualité

spéciale que l’on commande à Londres,depuis très longtemps. Rien nedifférenciait ce pot des autres. Pour mapart, je n’aime pas le goût des figues, cequi explique que je m’en sois sortie. Parcontre, je ne comprends pas pourquoiDennis a pu être empoisonné, puisqu’iln’était pas là à l’heure du thé ?Probablement, il a dû manger unsandwich à son retour.

Tommy sentit la main de Tuppencelui presser légèrement le bras, mais ilenchaîna :

— À quelle heure s’est situé ce

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retour ?— Je ne sais pas exactement mais je

puis le demander, si vous le jugeznécessaire ?

— Merci, Miss Chilcott mais c’estinutile. Vous ne vous opposerez pas,j’espère, à ce que j’interroge lesdomestiques ?

— Vous avez carte blanche, MrBlunt. Personnellement je suis anéantie.

Murmurant une excuse, Miss Chilcotttourna le dos aux Beresford et se renditdans le jardin par la porte-fenêtre.Quelques minutes plus tard, Tommyl’entendit donner des ordres à unjardinier.

— Tuppence, occupez-vous des

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domestiques, pendant que je me rends àla cuisine. Avez-vous remarqué que bienqu’elle se dise bouleversée, MissChilcott ne paraît pas autrementaffligée ?

— Oui, mais il est encore trop tôtpour tirer des conclusions décisives.

Une demi-heure plus tard, le couplefaisait le point sur ce qu’il venaitd’apprendre. Tommy commença :

— En desservant après le thé, la fillechargée du service de table a mangé undes sandwiches, ce qui explique sa mort.À ce moment-là, Dennis Radclyffen’était pas encore de retour. Reste doncà deviner comment il a pu, lui-aussi, êtreempoisonné ?

— La femme de chambre l’a aperçu

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alors qu’il rentrait à sept heures moinsle quart. Il s’est rendu dans labibliothèque où il s’est servi uncocktail. Je suis arrivée à temps pour luienlever le verre des mains avant qu’ellene le lave. Elle m’a appris aussi quec’est juste après avoir bu dans ce verre,que le capitaine se plaignit de mauxd’estomac.

— Je vais tout de suite porter ceverre au docteur Burton. Rien d’autre ?

— J’aimerais que vous veniez voirHannah, la bonne. Elle est… bizarre.

— Que voulez-vous dire par là ?— Je l’ignore mais elle m’a

dévisagée avec des yeux de folle.— Bon, j’y vais.

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Tuppence le guida à l’étage oùHannah avait son petit appartement. Ilsla trouvèrent assise, bien droite, sur unechaise haute, une bible ouverte sur sesgenoux.

À l’arrivée des visiteurs, elle levales yeux mais continua de lire à hautevoix :

— « Que le charbon ardent tombesur eux, afin qu’ils se fondent dans le feudes enfers et ne s’en relèvent jamais. »

Tuppence s’avança timidement ets’enquit :

— Puis-je vous interrompre uneminute ?

Mais Hannah eut un geste irrité de lamain.

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— Ce n’est pas le moment car letemps presse. « Je suivrai mes ennemiset les tourmenterai, ne me détournant quelorsque je les aurai terrassés. » C’estécrit. La voix de Dieu m’a visitée. Jesuis son Fléau !

— Elle travaille du ciboulot,murmura Tommy.

Il remarqua un livre ouvert, sur latable, le prit et, après y avoir jeté uncoup d’œil, l’enfouit dans sa poche.

Soudain la vieille femme se leva etavança sur eux d’un air menaçant :

— Partez d’ici. L’heure a sonné ! Jesuis le Fléau de Dieu ! Le vent amasse latempête ! Comme lui, je détruirai. Lesméchants devront périr. Ceci est la

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maison du mal… du mal, je vous le dis !Méfiez-vous du courroux de Dieu dontje suis la main !

Elle marcha sur eux et Tommy pensaqu’il était plus sage de battre en retraite.Alors qu’il refermait la porte derrièrelui, il aperçut Hannah qui reprenait saBible.

— Je me demande si elle a toujoursété ainsi – il sortit sa trouvaille de sapoche – Regardez… Étrange lecturepour une vieille femme de la campagne.

Tuppence lu :— Materia Medica, par Edward

Logan. C’est un vieux livre… Pensez-vous que nous puissions rendre visite àMiss Logan, Tommy ? Le médecin a ditqu’elle se sentait mieux à présent.

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— Devrons-nous nous en assurerauprès de Miss Chilcott ?

— Non. Cherchons plutôt une femmede chambre et envoyons-la solliciter uncourt entretien.

Quelques instants plus tard, MissLogan leur fit répondre qu’elle lesrecevrait quelques minutes. LesBeresford gagnèrent une chambrespacieuse, ouvrant sur les pelouses. Unevieille dame reposait sur un grand lit.Son visage délicat était altéré par lasouffrance. D’une voix faible, elleexpliqua :

— J’ai été très malade et parler mefatigue. Mais, Ellen m’a appris que vousétiez des détectives et je crois bien que

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Loïs nous avait confié son intention devous consulter.

Tommy eut un signe d’assentiment.— Je ne vous ennuierai pas

longtemps, Miss Logan. J’aimerais quevous me fournissiez seulement quelquesinformations. À votre avis, Hannah, labonne est-elle saine d’esprit ?

— Hannah ? Mais oui. Elle estdévote, rien de plus.

Tommy lui montra le livre trouvéchez la domestique.

— Ce recueil vous appartient-il ?— Oui. Il vient de mon père.

Médecin fort connu, il fut l’un despremiers savants à se pencher sur lessérums.

— Avez-vous prêté ce livre à

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Hannah ?La vieille femme se redressa,

indignée.— Certainement pas ! Elle n’y

comprendrait d’ailleurs rien, car c’estd’un niveau trop technique pour elle.

— Cependant, je l’ai trouvé dans sachambre.

— Quelle impudence ! Je nepermettrai pas que les domestiquestouchent à mes affaires.

— Où rangez-vous vos livres ?— Dans mon salon. Je n’ai prêté

celui-ci qu’à Mary, la chère enfants’intéresse aux herbes. Elle s’est mêmelivrée à une ou deux expériences dansma cuisine. Moi-même, je distille des

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liqueurs et prépare des conserves,suivant des recettes anciennes. Lucy –Lady Radclyffe – ne jurait que par mestisanes… Dennis aussi. Le chergarçon… Son père était mon cousingermain.

Tommy ramena la vieille demoiselleà la réalité en lui demandant :

— Cette cuisine, dont vous disposez,quelqu’un en dehors de vous et de Mary,y a-t-il accès ?

— Hannah y fait le ménage. Elle yprépare aussi mon thé chaque matin.

— Merci, Miss Logan. Pour lemoment, je n’ai pas d’autres questions àvous poser. J’espère que vous ne nousavons pas trop fatiguée.

Le couple se retira et, arrivé au rez-

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de-chaussée, Tommy annonça :— Il y a ici quelque chose que je ne

comprends pas mon cher « MrRicardo ».

— Je déteste cette maison, réponditTuppence. Elle me donne la chair depoule. Allons nous promener et essayonsde démêler ce que nous avons appris.

Ils passèrent d’abord chez lemédecin, auquel ils confièrent le verredans lequel Dennis Radclyffe avait bu,puis gagnèrent les champs où, tout enflânant, ils échangèrent leursimpressions sur l’affaire.

— Voyez-vous, Tuppence, tout seraitsimple si nous découvrions quequelqu’un simule la maladie. Je ne puis

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m’empêcher de m’en vouloir carj’aurais peut-être pu prévenir ces mortssoudaines.

— Ne vous mettez pas cette idée entête, ce n’est pas comme si vous aviezpersuadé Loïs Hargreaves de ne pass’adresser à la police. Rien au monde nel’aurait déterminée à entreprendre unetelle démarche. Si elle n’était venue ànous elle n’aurait pas même cherché àprévenir une nouvelle tentativecriminelle contre sa personne.

— Et le résultat aurait été le même :vous avez raison, ma chère. Il estmorbide de se reprocher un malheurcontre lequel on est désormaisimpuissant. Tout ce que je puis essayer,est de m’appliquer à découvrir l’auteur

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de ce crime.— Ce ne sera pas facile.— Non, car toutes les hypothèses, et

elles sont nombreuses, paraissentimprobables. Supposons que DennisRadclyffe ait incorporé le poison auxsandwiches. Il savait qu’il ne serait pasprésent à l’heure du thé. Jusqu’ici… toutest simple.

— Oui, mais ensuite, nousdécouvrons qu’il a été empoisonné à sontour, ce qui le lave de tout soupçon. Il ya une personne que nous ne devons pasoublier, Hannah !

— Hannah ?— Ceux qui sont hantés par des

Écritures, pas toujours bien comprises,

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se livrent parfois à d’étranges excès.— Je dois avouer qu’elle en tient une

sacrée dose ! Nous devrions en toucherun mot au docteur Burton.

— Si nous devons croire les dires deMiss Logan, sa folie l’a prise assezbrusquement.

— C’est peut-être l’aboutissement desa folie mystique ? On chante descantiques dans sa chambre pendant desannées et un beau jour, on se croit obligéde commettre des actes de violence.

— Hannah est certainement plussuspecte que n’importe qui d’autre. Etcependant, j’ai idée…

— Oui ?— Je dirais plutôt que c’est une

présomption. Tommy… Miss Chilcott

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vous a-t-elle fait bonne impression ?— Assurément. Elle me semble être

une jeune personne très capable etsensée, un peu trop, peut-être, mais àlaquelle on peut accorder sa confiance.

— Vous n’avez pas trouvé étrangequ’elle n’ait pas témoigné plus dechagrin ?

— Ma foi, c’est là à mes yeux, unbon point en sa faveur. Si elle étaitcoupable, elle aurait joué le rôle de lacamarade éplorée, ce qui m’aurait rendutout de suite son attitude suspecte.

— Possible, en effet. Et je ne voisd’ailleurs pas pourquoi elle aurait tué, nice qu’elle y aurait gagné.

— Je suppose qu’aucune des

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domestiques n’est dans le coup.— D’après les apparences, non. Je

me demande comment était Esther Quant,la fille chargée du service de table.

— Vous voulez dire que si elle avaitété jeune et jolie, elle aurait pu avoirjoué un rôle dans l’affaire ?

— Oui. Dans le fond, nous nesommes pas plus avancés qu’en arrivant.

— La police découvriracertainement le fin mot de l’affaire.

— Probablement, mais j’aurais aiméque ce fût nous. À propos, avez-vous vules petites marques rouges dont les brasde Miss Logan sont couverts ?

— Non. Qu’y trouvez-vous debizarre ?

— Je pense qu’elles sont dues à des

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piqûres hypodermiques.— Et alors ? Le médecin lui en aura

probablement administré pour calmerses souffrances ou soutenir son cœur.

— Sans doute, mais j’ai noté aumoins quarante traces de piqûres. C’estbeaucoup, non ?

— Elle se drogue peut-être ?— J’y ai pensé mais je n’ai rien

trouvé d’anormal dans son regard. Deplus, je ne pense pas qu’elle soit legenre de personne à se droguer.

— Elle paraît en effet, trèsrespectable.

Tuppence soupira :— Je crois que nous devons admettre

notre échec, Tommy. N’oublions pas de

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rendre visite au médecin, sur le chemindu retour.

Le docteur était absent mais il avaitconfié à son domestique un billet pourMr Blunt. L’intéressé en pritconnaissance.

Cher Mr Blunt,Nous avons tout lieu de croire que

le poison employé était du ricin, untoxalbumose végétal d’un effetfoudroyant. Je vous prie de gardercette révélation secrète pour lemoment.

Tommy réfléchit, puis demanda :— Savez-vous quelque chose sur le

ricin, Tuppence ? Autrefois, vous étiez

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familière avec ces choses-là.— Je crois me souvenir qu’on

l’extrait de l’huile du même nom.— J’ai toujours été contre l’huile de

ricin. À présent, j’en suis encore plusdégoûté !

— L’huile n’est pas nocive, le ricinest obtenu par les graines de la plantequi produit l’huile. Je crois bien enavoir remarqué dans le jardin, ce matin.Des plantes importantes, aux feuillesvernissées.

— Vous voulez dire qu’il seraitpossible d’extraire le ricin à domicile ?Vous croyez qu’Hannah, par exemple,aurait pu se livrer à un tel travail ?

— Cela m’étonnerait, car elle n’est

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sûrement pas assez calée en la matière.Brusquement, Tommy poussa une

exclamation. – Le livre ! – il sortit levolume de sa poche et en tournafébrilement les pages – bien ce que jepensais : il est ouvert à cette page-ci.Regardez, Tuppence, il est question duricin !

La jeune femme lui prit l’ouvragedes mains et parcourut un passage desyeux.

— Vous y comprenez quelquechose ? s’enquit son mari.

— Pour moi, c’est très clair.Elle se laissa guider par Tommy et

ne referma le recueil qu’au moment oùils approchaient de la maison.

— Tommy, voulez-vous me laisser

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m’occuper de cette affaire ? Pour unefois, ce sera moi le taureau qui doitrester dans l’arène plus de vingt minutes.

— D’accord, Tuppence. Il nous fautbien résoudre ce problème, ne serait-ceque pour venger la pauvre Loïs.

— Tout d’abord, j’aimerais poserencore une question à Miss Logan.

À peine arrivée dans le hall, ellegrimpa les escaliers, frappa, un coup secà la porte de la vieille demoiselle etentra.

L’ancienne dame de compagnies’exclama :

— C’est vous, ma chère ! Voussavez, je vous trouve bien trop jeune etjolie pour faire le métier de détective.

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Avez-vous découvert quelque chose ?— Oui, Miss Logan, j’ai découvert

quelque chose.La malade fixa sur elle un regard

interrogateur et Tuppence enchaîna :— Miss Logan, durant la guerre, j’ai

travaillé dans un hôpital. Là, j’ai appris,par exemple, que lorsque le ricin estinjecté sous forme de piqûreshypodermiques, il immunise le corpscontre sa propre action foudroyante.C’est de cette manière que l’on adécouvert les sérums. Vous saviez cela,Miss Logan. Depuis longtemps, vousvous injectiez du ricin et finalement,vous vous êtes laissée empoisonnercomme les autres. Vous avez aidé votrepère dans son travail et vous n’ignoriez

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rien de la façon d’extraire le ricin desplantes que vous cultivez dans le jardin.Pour mettre votre plan à exécution, vousavez choisi un jour où Dennis Radclyffeserait absent à l’heure du thé, car vousne vouliez pas qu’il meure le premier.Du moment où Loïs Hargreaves mouraitavant lui, c’est lui qui héritait. Et à lamort du jeune homme, la fortune vousrevenait, puisque vous êtes sa parente laplus proche. Vous nous avez appris, cematin, que son père était votre cousingermain.

La vieille femme fixa Tuppence d’unregard chargé de haine. Soudain,quelqu’un jaillit de la pièce voisine.C’était Hannah qui, une torche allumée

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au poing, s’avançait en criant :— La vérité vient d’être mise au

jour. Cette femme est mauvaise ! Je l’aivue lire le livre et rire toute seule ! J’aideviné qu’elle s’apprêtait à faire le mal.J’ai pris le livre mais je n’y ai riencompris. Elle haïssait ma maîtresse,Madame la comtesse. Elle l’enviait et nepouvait supporter ma douce Miss Loïs…Mais, le méchant périra ! le feu de Dieule consumera !

Élevant sa torche, elle s’élança versle lit. Miss Logan poussa un cri deterreur.

— Emmenez-là ! Ce qu’elle a dit estvrai, mais emmenez-là !

Tuppence se jeta devant Hannahmais avant qu’elle ait pu lui enlever la

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torche des mains, le feu prenait déjà auxrideaux du lit.

Tommy accourut, arracha le voilageet réussit à étouffer les flammes. Il seporta ensuite à l’aide de Tuppence et àeux deux, ils finirent par maîtriserHannah.

Le docteur Burton arriva sur cesentrefaites et quelques mots suffirent à lemettre au courant de ce qui venait de sepasser.

Il s’approcha du lit, souleva la mainde Miss Logan et poussa uneexclamation :

— Elle est morte ! Le choc a été tropbrutal pour elle. Peut-être cela vaut-ilmieux, vu les circonstances. Nous avons

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trouvé du ricin dans le verre que vousm’avez apporté.

Une fois seul avec Tuppence,Tommy accorda :

— C’est peut-être mieux ainsi, eneffet. Permettez-moi de vous féliciter,ma chère. Vous avez été géniale !

— Cette histoire n’avait pasbeaucoup de points communs avec uneaffaire « à la Hanaud ».

— Non, je l’admets. Il va falloir queje cesse de penser à cette malheureusejeune fille… Grâce à vous, la voicivengée. Je vous réitère l’aveu de monadmiration. Pour employer uneexpression familière, je dirai : « C’estun grand avantage d’être intelligentlorsqu’on n’en a pas l’air. »

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— Tommy, vous êtes un rustre !

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XII Alibiirréfutable

(The UnbreakableAlibi)

Assise en face de son mari et

occupée à trier le courrier du matin,

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Tuppence poussa soudain une joyeuseexclamation.

— Un nouveau client !Tommy parcourut la missive des

yeux et remarqua :— Rien de bien intéressant à

première vue, sinon que Mr…heu…Montgomery Jones, malgré son nom,n’est pas des plus respectueux del’orthographe, ce qui prouve que pourson éducation, on a dépensé de l’argenten pure perte.

— Montgomery Jones ? Ce nom medit quelque chose… Ah ! il me semblebien que c’est Janet Saint-Vincent quim’a parlé de lui. Sa mère, LadyMontgomery est une femme austère et

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pieuse qui a épousé un Mr Jones dont lemanque de sang bleu est compensé parune grosse fortune !

— L’éternelle histoire, quoi ! Et cegentleman nous informe qu’il viendranous rendre visite…

— … ce matin à onze heures trente. À onze heures trente exactement, un

grand jeune homme à l’air aimable seprésenta à la réception et demanda àvoir Mr Blunt.

— Vous avez un rendez-vous, Sir ?s’enquit Albert.

— Je n’en suis pas sûr… mais j’aiécrit…

— Quel nom ?— Mr Montgomery Jones.

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— Je vais informer Mr Blunt devotre arrivée.

Albert revint quelques instants plustard pour annoncer :

— Veuillez attendre, quelquesminutes, Sir, car Mr Blunt est engagédans une conférence très importante.

— Mais certainement.Au bout d’un moment, Tommy jugea

qu’il avait assez impressionné sonnouveau client. Il pressa le timbre poséà portée de sa main et Mr MontgomeryJones fut introduit dans son bureau.

Tommy se leva pour l’accueillir et leguida vers un fauteuil confortable.

— Que puis-je faire pour vous, MrMontgomery Jones ?

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L’intéressé jeta un coup d’œil gênédu côté de Tuppence. Mr Blunt crut bonde procéder aux présentations, aprèsquoi il enchaîna :

— Serait-il question d’une histoirede famille d’une nature très délicate ?

— Heu… pas exactement.— J’espère qu’il ne s’agit pas d’un

ennui personnel ?— Non, au contraire.— Et bien, peut-être pourriez-vous,

dans ce cas, nous entretenir du problèmequi vous amène ?

C’était là, malheureusement, unechose dont Mr Montgomery Jonessemblait incapable.

— Ce que j’ai à vous demander est

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assez spécial… Je… heu… ma foi, je nesais comment vous expliquer…

— Nous ne nous occupons jamais dedivorce, le prévint Tommy.

— Il n’est pas question de divorce.Une simple plaisanterie, très sotte ausurplus, et rien d’autre.

Tuppence tenta de venir en aide à MrJones.

— Quelqu’un vous aurait-il joué untour ?

— Non, non !Tommy, que Mr Montgomery Jones

commençait à ennuyer sérieusement,déclara :

— Prenez tout votre temps, cherMonsieur.

Après avoir poussé un profond

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soupir, le client se décida :— Eh bien ! voilà comment les

choses se sont passées. Entré dans unrestaurant, je me suis assis à une tablevoisine de celle occupée par une jeunefille. Elle était… oh ! c’est idiot, mais jene saurais vous la décrire. Une desjeunes filles les plus dynamiques quej’aie jamais rencontrée. Elle estaustralienne et partage un appartementavec une amie, dans Clarges Street. Jene puis vous expliquer l’effet que cettepersonne a produit sur moi.

— Nous l’imaginons aisément, MrMontgomery Jones, fit Tuppenceimperturbable.

— Je n’arrive pas à comprendre

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comment une jeune fille peut faireperdre la tête à ce point, reprit MrJones. Avant elle, j’ai connu une autrejeune fille… ou plutôt deux. L’une étaittrès enjouée mais je n’aimais guère sonmenton. Je dois néanmoins admettrequ’elle dansait à merveille et commenous étions amis d’enfance, je me suistoujours senti en sécurité avec elle, sivous voyez ce que je veux dire ? Quant àl’autre j’appréciais sa compagnie, maisma mère n’aurait jamais consenti à ceque je l’épouse… De toute manière, jen’avais pas grande envie de les épouserni l’une ni l’autre. Pourtant, jecommençais à envisager le mariage,lorsque le hasard m’a fait m’asseoir àcôté de cette autre jeune fille, dans un

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restaurant…— … et le monde se trouva

transformé, conclut Tuppence.Tommy s’agita nerveusement. Les

histoires sentimentales de ce fils-à-papacommençaient à l’énerver pour de bon.

L’intéressé sourit.— Vous avez deviné juste, Miss.

C’est exactement ce que j’ai ressenti.Mais je crains bien que cette jeune fillen’ait pas une haute opinion de moi. Je nesuis pas exceptionnellement intelligent,vous savez…

— Vous êtes trop modeste, minaudaTuppence.

— Je me doute que je ne suis pas legenre de garçon qu’une fille aussi

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merveilleuse choisirait du premier coupd’œil. C’est pour cela que je doisréussir à élucider ce problème : c’est maseule chance. Cette fille n’a qu’uneparole et je suis sûr qu’elle ne reviendrapas sur sa promesse.

Tuppence fronça les sourcils :— Je ne vois pas très bien ce que

vous attendez de nous ?— Grand Dieu ! Ne vous l’ai-je pas

dit ?— Pas encore, cher Monsieur, grinça

Tommy.— Figurez-vous que nous étions en

train de parler de romans policiers,qu’Una, c’est son nom, aime autant quemoi, lorsque la conversation s’orientasur une histoire dont tout le mystère

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repose sur un alibi. De là, nous ensommes venus à discuter des faux alibiset j’ai dit… non, elle a dit… voyons,lequel d’entre nous… ?

— Peu importe, coupa vivementTuppence.

— J’ai dit que ce devait êtrebougrement difficile de produire un fauxalibi qui se tienne. Una ne fut pas demon avis, prétextant qu’il suffisaitseulement d’un peu de réflexion. Nousnous échauffâmes et finalement, elledéclara : « Qu’est-ce que vous pariezque je puis vous présenter un alibi quepersonne ne pourra démolir ? ». « Toutce que vous voudrez » répliquai-je. Unaparaissait certaine de gagner. Je

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l’avertis cependant que si elle perdait,je pourrais lui demander n’importe quoi,et qu’elle n’aurait pas le droit de merefuser. Elle ne fit que rire en annonçantqu’elle venait d’une famille de joueurset qu’elle acceptait tous les enjeux,quels qu’ils soient.

Tuppence haussa les sourcils et MrMontgomery Jones leva sur les« Célèbres Détectives de Blunt » unregard de chien battu.

— Et alors, Mr Jones ?— Ne comprenez-vous pas que tout

dépend de moi, maintenant ? C’est maseule chance de conquérir le cœurd’Una. Sans cela, elle se détournera demoi à jamais.

Tommy intrigué, réclama des

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précisions.— Cette Australienne vous a fait une

proposition bien curieuse, Mr Jones. Jene suis pas sûr de l’avoir bien comprise.

— Je suis venu vous voir car dansvotre métier, vous devez souventvérifier des alibis pour essayer dedécouvrir où ils clochent ?

— En effet.— Eh bien ! je vous demande de

vérifier celui-ci pour moi car, pour mapart, je ne suis pas doué du tout pour cegenre de travail. Votre tâche consisterasimplement à trouver la faille de cetalibi et tout sera parfait. Si pour vousc’est une histoire assez simple, dites-vous qu’elle a une importance capitale

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pour moi. Naturellement, je vouspaierai… heu… enfin votre prix sera lemien.

Tuppence lui sourit.— Ne vous faites plus de soucis, Mr

Jones. Mr Blunt acceptera certainementde résoudre pour vous ce petitproblème.

— Mais oui, mais oui… approuvaTommy, ce sera pour nous, une affairedes plus reposantes.

Mr Montgomery Jones poussa unsoupir de soulagement et tira un papierde sa poche.

— Je vais vous lire l’énoncé del’énigme proposée par Una : « Je vousdéclare et vous prouve que je metrouvais en deux endroits différents en

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même temps. D’abord, j’ai dîné au« Bon temps » dans Soho, seule, puis jeme suis rendue au Duke’s Théâtre, enfinj’ai soupé au Savoy en compagnie d’unami, Mr Le Marchand… mais, durantces heures, je me trouvais au CastleHôtel à Torquay et n’ai regagné Londresque le lendemain matin. À vous dedécouvrir en quoi cet alibi, reposant surune impossibilité évidente, est faux.Autrement, dit cher Montgomery,essayez de deviner à quel endroit, à quelmoment, j’ai menti ». Voilà, Mr Blunt, leproblème que je vous demande derésoudre pour moi.

— Il est charmant et plein de naïveté,crut bon de commenter Tommy – Miss

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Una se croit très forte… trop forte, sansdoute.

— Voici aussi la photographie deUna dont vous aurez besoin.

— Quel est le nom de famille decette personne ?

— Drake. Elle habite au 180,Clarges Street.

— Merci. Eh bien, Mr Jones, nousallons rapidement étudier cetteplaisanterie et j’espère que nouspourrons très vite vous en donner lasolution.

Le jeune homme se leva en soupirant.— Votre optimisme me réconforte,

Mr Blunt et je vous en remercie.Ayant reconduit son client, Tommy

regagna son bureau où il trouva

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Tuppence affairée parmi les« classiques ».

— Inspecteur French[8]

, lança-t-ellepar-dessus son épaule.

— Hein ?— Votre modèle pour cette histoire

ne peut être que l’inspecteur French quiest le démolisseur d’alibis numéro 1. Jeconnais ses méthodes. Il faut avant toutvérifier tous les détails et, de cettefaçon, on repère vite ce qui cloche.

— Lorsque vous présentez leschoses ainsi, le problème paraît trèsfacile, surtout qu’au départ, nous savonsqu’il y a un mensonge. Pour ne rien vouscacher, ma chère, c’est cette trop grandefacilité qui m’inquiète.

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— Je ne vois pas pourquoi ?— Parce qu’en résolvant ce

problème enfantin, nous allons mettreMiss Drake dans l’obligation d’épouserce Jones. En avons nous le droit ?

— Rassurez-vous, Tommy. Lesfemmes ne sont que très rarementjoueuses. Elles n’aiment guère le hasard.Persuadez-vous que si cette Una n’avaitdéjà résolu d’épouser ce charmant, maispas très malin garçon, elle ne se seraitjamais lancée dans ce pari. Mais croyez-moi, elle l’épousera plus volontiers sielle éprouve pour lui un sentimentd’admiration que s’il lui faut tendre laperche d’une autre manière.

— Vous vous imaginez, comme

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toujours, tout savoir, hein ?— Parfaitement.— Dans ce cas, ma chère, examinons

ensemble le rébus… Tout d’abord, laphotographie de Miss Drake… Hum !…une jolie fille. La photo est très bonne.

— Nous allons devoir nous procurerdes photos d’autres jolies filles.

— Pourquoi ?— Pour en présenter quatre ou cinq

aux serveurs des restaurants dansl’espoir qu’ils choisissent la bonne.

— Vous vous figurez que ces gens-làne se trompent jamais ?

— Pas dans les romans policiers, entout cas.

— Alors, il est bien regrettable quela réalité ressemble si peu à la fiction.

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Voyons les détails donnés par Una en cequi concerne Londres : dîner au BonTemps à 7 h 30, théâtre ensuite, où l’onjouait « Delphinium Blue » – voici lebillet destiné à soutenir l’alibi, et souperau Savoy, en compagnie de Mr LeMarchand. Je crois que nous devonscommencer par ce gentleman.

— Cela ne nous avancera en rien,parce que s’il est dans le coup, il nevendra sûrement pas la mèche. Sesaffirmations ne vaudront pas la pipette.

— Passons à Torquay : train de lagare de Paddington à midi, déjeunerdans le wagon-restaurant – voici la noteen témoignage de la véracité – chambreretenue au Castle Hôtel, à Torquay, pour

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une nuit et une autre note à l’appui.— Tout cela me paraît un peu

enfantin. N’importe qui peut acheter unbillet de théâtre sans pour cela assister àla représentation. Pour moi, Miss Drakes’est rendue à Torquay et l’alibi deLondres est le faux.

— S’il en est ainsi, notre tâche seraaisée. En route pour la demeure de MrLe Marchand.

Mr Le Marchand, un grand jeune

homme désinvolte, ne se montra pasautrement surpris de voir arriver lesdeux détectives.

— Una manigance quelque chose !hein ? Cette fille médite toujours un tourpendable à jouer à quelqu’un !

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Tommy coupa :— Je crois savoir que Miss Drake a

soupé avec vous au Savoy, mardidernier ?

— Je me souviens très bien du jour,car Una a insisté sur la date et m’a priéd’en prendre note dans mon calepin. Jevais d’ailleurs vous le montrer.

Il sortit son carnet d’adresses et leurindiqua une page où il avait tracé : « Jesoupe avec Una. Mardi 19 ».

— Miss Drake vous a-t-elle confiéoù elle s’était rendue avant dans cettemême soirée ?

— Voir un show appelé « PinkPeonies » ou quelque chose dans cegenre. Elle m’a assuré qu’elle l’avait

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trouvé complètement idiot.— Vous êtes absolument certain que

c’est bien mardi dernier que Miss Drakesoupait avec vous ?

Le garçon ouvrit de grands yeux.— Mais oui ! N’est-ce pas ce que je

viens de vous dire ?— Peut-être vous a-t-elle demandé

de le prétendre ? suggéra Tuppence.— Ma foi, je dois avouer qu’elle a

émis, au cours du souper, une remarquequi m’a paru assez bizarre. Elle m’a dit :« Vous êtes persuadé que nous souponsensemble ici, n’est-ce pas, Jimmy ?Mais, savez-vous qu’en ce moment-même, je me trouve à 200 miles deLondres, dans le Devonshire ? » Le pireest qu’un de mes copains, Dicky Rice

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m’a raconté plus tard qu’il croyait bienavoir aperçu Una là-bas !

— Comment cela ?— Il s’était rendu à Torquay pour

présenter ses respects à une tante, vieilleruine qui a toujours l’air de mourir etqui n’en finit jamais de vivre, très riche,que Dicky a intérêt à dorloter. Il sepromenait au bras de sa parente,lorsqu’il aperçut Una, mais sa tanten’aurait pas supporté qu’il la plantât làsur le trottoir pour aller bavarder avecune jeune fille. De toute manière, Una etlui ne se connaissent que très peu. Bref,cela se passait mardi dernier versl’heure du thé. Naturellement, j’aiaffirmé à Dicky qu’il avait dû se

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tromper… mais, malgré tout, je suis unpeu intrigué, surtout parce qu’Una elle-même m’a parlé du Devonshire au coursde la même soirée.

— Je comprends votre perplexité.Par hasard, Mr Le Marchand, quelqu’unde vos relations soupait-il au Savoy nonloin de vous, ce soir-là ?

— Les Oglander occupaient juste latable voisine de la nôtre.

— Connaissent-ils Miss Drake ?— Oui, bien qu’ils ne soient pas

amis intimes.N’ayant plus rien à apprendre de Le

Marchand, les Beresford se retirèrent.— Voulez-vous mon avis,

Tuppence ? Ou bien ce garçon est unsacré bon menteur, ou bien il a dit la

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vérité…— … et Una se trouvait avec lui ce

soir-là.— Allons au « Bon Temps ». Un

excellent repas nous fera du bien. Maistout d’abord, essayons de nous procurerdes photos de jeunes filles.

La chose se révéla impossible car,ayant demandé à un photographe unassortiment de clichés, Tommy essuyaun échec.

De retour dans la rue, Tuppencegémit :

— Pourquoi ce qui est si simple dansles romans est-il si difficile dans laréalité ? Vous avez remarqué ce coupd’œil méfiant que vous a lancé le

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photographe ? Je me demande ce qu’ils’est imaginé que nous voulionsfabriquer avec ces beautés ? Le mieuxest d’aller faire main basse surl’appartement de Jane.

Jane, l’amie de Tuppence, leurpermit de fouiller parmi les clichés deses amies d’enfance, perdues de vuedepuis longtemps et, triomphants, lesBeresford se rendirent au « BonTemps » où de nouvelles difficultés etde grosses dépenses les attendaient.

Tommy héla discrètement chaquegarçon, lui glissa une pièce avant de luimettre sous le nez son assortiment dephotos. Le résultat fut déplorable. À lescroire, au moins trois des jeunes fillesprésentées auraient dîné là, le mardi

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précédent !De retour à leur quartier général,

Tuppence se plongea dans l’horaire deschemins de fer.

— Il y a un train qui part de Londresà midi et qui arrive à Torquay à 3 h 35.Si l’ami de Mr Le Marchand, Mr Rice, abien vu la jeune fille à Torquay, versl’heure du thé, c’est qu’elle s’y étaitrendue par ce train-là !

— Nous n’avons pas encoreinterrogé Mr Rice pour confirmer unehistoire qui n’est peut-être qu’uneinvention de Mr Le Marchand.

— Pour moi, je suis presque sûreque Le Marchand a dit la vérité. Mais,j’ai une autre idée. Una aurait pu

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prendre le train à Paddington à midi,arriver à Torquay à 3 h 35, retenir unechambre à Castle et revenir à Londres àtemps pour souper au Savoy avec sonami. Je constate, en effet, qu’il y a untrain qui quitte Torquay à 4 h 40 etarrive à Londres à 9 h 10.

— Et ensuite ?— Ensuite, les choses se

compliquent, car il y a bien un train denuit pour Torquay, mais je doute qu’elleait pu l’attraper.

— Et si elle avait refait le voyagepar la route ?

— Hum… N’oubliez pas qu’elleaurait eu 200 miles à parcourir.

— Je me suis laissé dire que lesAustraliennes sont des conductrices de

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tout premier ordre.— Évidemment, c’est possible. De

cette manière, elle serait arrivée àTorquay vers 7 h le lendemain matin.

— Suggérez-vous qu’elle se soitglissée dans sa chambre sans êtreaperçue du personnel de l’hôtel ? Oubien qu’elle se soit présentée à laréception en expliquant qu’elle avaitpassé la nuit dehors, qu’elle ait payé sanote et soit revenue à Londres ?

— Mais Tommy, nous sommesidiots ! Elle n’avait nul besoin deretourner à Torquay cette nuit-là. Il luisuffisait de prier une amie d’aller àl’hôtel, de payer sa note et de récupérerson bagage !

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— Cette hypothèse ne me paraît passotte du tout ! Demain, nous prendrons ànotre tour, le train de midi à Paddingtonpour vérifier vos brillantes déductions.

Munis des photos, Tommy et

Tuppence s’installèrent le lendemaindans un compartiment de premièreclasse du train indiqué et retinrent unetable au wagon-restaurant pour ledeuxième service.

— Ce serait vraiment trop espérerque de s’attendre à ce que le garçon quinous servira soit le même que celuiayant servi Una. Je suppose qu’il nousfaudrait effectuer le voyage de Londres àTorquay durant des semaines avant de

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tomber sur lui.Tuppence poussa un long soupir.— Cette histoire d’alibi commence à

traîner en longueur. Dans les romans,elle est toujours réglée en deuxparagraphes.

Mais, pour une fois, les Beresfordeurent de la chance. Le garçon duwagon-restaurant qui leur apporta leurnote, reconnut tout de suite Una Drakeparmi les photos que Tommy luiprésentait. Un billet de dix shillings aidaà lui délier la langue.

— Je me souviens l’avoir vue icimardi, car elle m’a appris que le mardiétait son jour de chance.

De retour dans leur compartiment,Tuppence conclut :

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— Jusqu’ici tout va bien et nousapprendrons probablement qu’elle abien retenu une chambre à l’hôtel. Leplus difficile sera de découvrir quandelle a regagné Londres, mais peut-êtrequ’un des porteurs de la gare sesouviendra d’elle ?

Cependant, à la gare de Torquay,Tommy, après s’être ruiné enpourboires, n’obtint qu’un vaguerenseignement : une jeune personneressemblant assez à l’une des jeunesfilles en photo, aurait pris le train de4 h 40 pour Londres. Mais, il nes’agissait pas d’Una Drake !

— Cela ne prouve rien, observaTuppence. Elle a pu prendre ce train

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sans que personne ne la remarque.— Ou se rendre à la gare voisine de

Torre.— Nous irons après notre enquête à

l’hôtel.Le Castle était un immeuble

important, ayant vue sur la mer. Aprèsavoir retenu une chambre et signé leregistre des voyageurs, Tommy leva lesyeux sur la jeune réceptionniste et luidemanda nonchalamment :

— Je crois qu’une de nos amies estdescendue à votre hôtel, mardi dernier :Miss Una Drake.

La jeune fille sourit :— En effet, je me souviens très bien

d’elle. Elle est Australienne, n’est-cepas ?

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Sur un signe de Tommy, Tuppencelui montra la photo d’Una.

— C’est là une assez jolie réussite,ne trouvez-vous pas ?

La réceptionniste attarda un coupd’œil admirateur sur le visage de MissDrake.

— Très jolie, en effet.— Est-elle restée plusieurs jours à

l’hôtel ? reprit Tommy.— Seulement une nuit. Elle a repris

l’express pour Londres le lendemainmatin. Un bien long parcours pour nerester que si peu de temps, maisj’imagine que pour une Australienne, lesdistances ne comptent pas beaucoup.

— Una est très sportive… N’est-ce

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pas ici, qu’étant allée dîner avec desamis et les accompagnant dans unepromenade en voiture, la voiture tombaen panne et Miss Drake ne regagnal’hôtel qu’au matin ?

— Non, car Miss Drake a dîné aurestaurant de l’hôtel.

— Comment pouvez-vous en être sicertaine ?

— Je l’y ai vue.— Permettez-moi d’insister car

j’étais persuadé qu’elle s’était renduechez des amis.

— Elle a dîné ici, Monsieur. Je mesouviens qu’elle portait une très jolierobe en mousseline semée de pensées.

Dans leur chambre, les Beresford seregardèrent perplexes.

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— Cette fille, avec ses certitudes, atout flanqué par terre, conclut Tommyd’un ton découragé.

— Il est encore possible qu’elle sesoit trompée. Je serais d’avisd’interroger le maître d’hôtel durestaurant. Il ne doit pas voir beaucoupde clients à cette époque de l’année.

À l’heure du dîner, Tuppence brûlales dernières cartouches du couple endemandant au maître d’hôtel prenant leurcommande :

— Pouvez-vous me dire si une demes amies dînait ici, mardi dernier ?Elle s’appelle Miss Drake et portait,paraît-il une robe de mousseline ornéede pensées. Tenez… voici sa photo.

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Elle tendit le cliché et tout de suite lemaître d’hôtel eut un sourire satisfait.

— Parfaitement, Madame, je mesouviens très bien de Miss Drake. Ellem’a dit être Australienne. Après le repaselle s’est inquiétée des distractionsqu’on pouvait goûter à Torquay. Je lui aiindiqué « le Pavillon », mais finalement,elle a décidé de rester à l’hôtel pourécouter notre orchestre.

— Oh, zut ! siffla Tommy entre sesdents.

— Vous ne vous souvenez pas del’heure à laquelle elle a dîné ?

— Assez tard, Madame. Vers les huitheures et demie je pense.

À son tour, Tuppence grogna de

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dépit, lorsque le maître d’hôtel l’eutquittée.

— Nous avons eu tort, Tommy, decroire à une histoire simplette. CetteAustralienne m’a l’air d’avoir jolimentcombiné son coup !

— Aurait-elle sauté dans un trainaprès le dîner ?

— Elle ne serait pas arrivée asseztôt pour se présenter à temps au Savoy.Dernier espoir, je vais parler à la femmede chambre de l’étage.

— Je vous accompagne.La femme de chambre se souvenait,

elle aussi, de cette charmante UnaDrake, qui lui avait si longuement parléde l’Australie et de ses kangourous.

Peu après 9 h 30, mardi dernier, elle

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avait sonné pour qu’on lui apporte unebouillotte et qu’on la réveille à 7 h 30 lelendemain matin. Elle avait aussi priéqu’on lui serve du café au lieu de thé.

— Vous êtes venue la réveiller ?Elle dormait ?

La femme de chambre regardaTuppence, sans comprendre.

— Mais… bien sûr, Madame.— Excusez-moi, j’ai toujours cru

qu’elle se levait très tôt.Après le départ de la domestique,

Tommy se laissa tomber dans unfauteuil.

— Tout cela est pur comme de l’eaude roche. Une seule conclusions’impose : L’alibi de Londres est faux.

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— Dans ce cas, Le Marchand doitêtre un fieffé menteur.

— Nous avons un moyen de vérifierses dires. À la table voisine de lasienne, se trouvaient des gens quiconnaissent Una Drake. Comments’appellent-ils, déjà… ah ! oui !Oglander. Eh bien ! nous irons lesinterviewer sur cette fameuse soirée demardi et puis, il faudra aussi enquêter unpeu sur Miss Drake.

Le lendemain matin, les Beresford

quittèrent l’hôtel, assez déconfits, pourregagner Londres.

Grâce à l’annuaire du téléphone, illeur fut aisé de découvrir l’adresse des

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Oglander et Tuppence jouant le rôled’une journaliste s’occupant des« mondanités » se présenta chez eux.

Mrs Oglander fut ravie de donnerdes détails sur sa soirée « tellementréussie » au Savoy, le mardi précédent.Alors que l’entretien touchait à sa fin,Tuppence s’enquit :

— Miss Una Drake ne se trouvait-elle pas à la table voisine de la vôtre ?Il paraît qu’elle est fiancée au Duc dePerth. Vous la connaissez,naturellement ?

— Seulement de vue, mais on m’a ditqu’elle était charmante. Elle soupaiteffectivement non loin de nous encompagnie du jeune Le Marchand. Mesfilles la connaissait mieux que moi.

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En quittant Mrs Oglander, Tuppencese rendit au 180 Clarges Street où ellefut accueillie par Miss MarjoryLeicester, l’amie et co-locataire d’UnaDrake.

— Si je comprends bien – résuma lajeune fille – Una s’est lancée dans unpari compliqué dont le sens m’échappe ?Tout ce que je puis vous affirmer c’estqu’elle a couché ici, mardi dernier.

— L’avez-vous vue ?— Non, car elle est rentrée vers une

heure du matin et j’étais déjà au lit. Jel’ai rencontrée le lendemain matin vers9 h.

L’ayant remerciée, Tuppence sortit etheurta à la porte une grande femme

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dégingandée.Après avoir échangé des mots

d’excuses avec la nouvelle venue,Tuppence demanda :

— Vous travaillez ici ?— Oui, Madame. Je viens tous les

matins à 9 heures.Lui ayant glissé une pièce dans la

main, Mrs Beresford questionna :— Vous souvenez-vous d’avoir vu

Miss Drake mercredi dernier ?— Oui. À neuf heures, elle dormait

encore et j’ai même eu du mal à laréveiller en lui apportant sa tasse de thé.

Tuppence redescendit les escalierscomplètement démoralisée. Ellerejoignit Tommy dans un petit restaurantde Soho et lui raconta ses deux visites,

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se soldant par deux échecs.Tommy, de son côté, n’avait rien

trouvé.— J’ai rencontré ce type, Rice. Il

prétend avoir aperçu Una Drake àTorquay.

— Donnez-moi un crayon et unpapier pour résumer la situation :

13 heures 30 : Una Drake vue dans le

wagon-restaurant du train allant àTorquay.

16 heures : Arrivée à l’hôtel Castle.17 heures : Aperçue par Mr Rice à

Torquay.20 heures : Vue dans le restaurant du

même hôtel.

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21 heures 30 : Demande unebouillotte.

23 heures 30 : Vue au Savoy encompagnie de Le Marchand.

7 heures 30 : Réveillée par la femmede chambre de l’hôtel de Torquay.

9 heures : Réveillée par la femme deménage à l’appartement de ClargesStreet-Londres.

Les Beresford se regardèrent et

Tommy dut admettre que cette fois, les« Célèbres Détectives de Blunt » étaientbattus. Mais Tuppence s’obstina :

— Quelqu’un a forcément menti !— Pourtant, tous ceux que nous

avons interrogés m’ont fait l’impression

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d’être sincères.— Il y a une faille quelque part, c’est

fatal, Miss Drake ne pouvant sedédoubler. À mon avis, la meilleurechose à faire est d’aller nous coucher. Ilparaît que le subconscient travaillependant le sommeil.

— Souhaitons-le… et si votresubconscient vous apporte une réponsevalable, demain matin à votre réveil, jelui tire mon chapeau !

Avant de gagner leur chambre,Tuppence et Tommy étudièrent ànouveau le papier où était détaillél’emploi du temps de Miss Drake.Tuppence reprit des notes, se parla àhaute voix, révisa à nouveau l’horairedes chemins de fer et finalement, le

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couple se coucha sans la moindre lueursusceptible d’éclairer le mystère desdeux alibis.

— C’est décourageant, gémitTommy.

— La soirée la plus déprimante quej’aie jamais passée.

— Nous aurions dû nous rendre auMusic-Hall. Quelques bonnes blaguessur les éternels sujets, comme les belles-mères, les jumelles… nous auraient faitgrand bien.

— Non. Vous verrez que cetteconcentration profonde aura un heureuxrésultat. Ce que nos subconscients vontêtre occupés durant les huit heures àvenir !

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Sur cette note d’espoir, ilss’endormirent.

— Eh bien ? s’enquit Tommy le

lendemain matin, le subconscient a-t-ilfait son devoir ?

— J’ai une idée.— Bravo ! quelle sorte d’idée ?— Je vous avertis qu’elle ne

correspond pas du tout à ce que j’ail’habitude de lire dans les romanspoliciers. Au vrai, c’est vous qui mel’avez mise dans l’esprit.

— Alors, elle est sûrement géniale !Vite, Tuppence confiez-la moi ?

— Il va falloir que j’expédie uncâble pour vérifier mon hypothèse. Je ne

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puis rien vous dire d’autre pourl’instant. Bien que ma thèsem’apparaisse ridicule, elle est la seulecapable de cadrer avec les faits.

— Je dois aller au bureau, car je nepuis laisser la foule de nos clientsattendre en vain le brillant Mr Blunt ! Jeremets donc cette affaire d’alibis entreles mains de ma collaboratrice la plusdouée.

Tuppence ne se montra pas au bureaude la journée et, lorsque Tommy regagnal’appartement, vers 5 heures 30, il latrouva débordante de joie.

— Ça y est Tommy ! J’ai résolu leproblème des alibis ! Nous n’avons plusqu’à réclamer le remboursement de tousles pourboires distribués à la ronde et

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présenter une note sérieuse à MrMontgomery Jones. Après quoi, lecharmant jeune homme pourra allerrécupérer son Australienne.

— Vite ! la solution ?— Elle tient en un mot : jumelles.— Comment ça : jumelles ?— Mais oui ! C’est d’ailleurs la

seule solution possible. Vous m’en avezdonné l’idée hier soir en parlant deMusic Hall. J’ai envoyé un câble enAustralie et je viens de recevoir laréponse que j’espérais. Una a une sœurjumelle, Vera, qui est arrivée enAngleterre, lundi dernier. Cela expliquele pari. Una a pensé que ce serait unebonne farce à jouer au pauvre

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Montgomery Jones. La sœur s’est rendueà Torquay alors qu’Una restait àLondres.

— Quand je pense que dans lesromans policiers, se servir de jumeauxpour se procurer un alibi est violer larègle du jeu !

— Oui, mais ici la solution étaitélémentaire. Elle était à la portée d’unimbécile.

— Merci pour nous !— Vous pensez qu’Una sera

mortifiée en apprenant qu’elle a perdu ?— Mais non, je vous ai déjà donné

mon opinion là-dessus. Elle admire lasubtilité de Montgomery Jones. J’aitoujours été persuadée que le respectpour les capacités intellectuelles de

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celui qu’on épouse devrait toujours êtrela base de la vie conjugale.

Tommy se redressa :— Je suis heureux de vous avoir

inspiré ces sentiments, Tuppence.

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XIII La fille duclergyman

(The Clergyman’sDaughter)

(The Red House)

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Tuppence qui tournait en rond autour

du bureau, déclara d’un ton maussade.— Je voudrais que nous soyons

appelés à venir en aide à la fille d’unpasteur.

— Pourquoi ?— Vous l’avez peut-être oublié,

Tommy, mais je suis moi-même fille depasteur. Je me souviens de ce que cela asignifié pour moi. D’où ce besoind’altruisme… cet esprit de charitéenvers mon prochain… ce…

— Je vois que vous vous préparez àjouer le rôle de « Roger

Sheringham[9]

». Si vous me permettezune légère critique, vous parlez autant

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que lui, mais pas si bien.— Erreur ! Mes propos sont dotés

d’une certaine subtilité féminine, un jene sais quoi qu’aucun mâle ne sauraitégaler. Je possède, de plus, des qualitésinconnues de mes prototypes… est-cebien prototype, que je voulais dire ? Lesmots sont des choses tellementincertaines. Trop souvent, ils paraissentappropriés à la situation tout ensignifiant le contraire de ce que l’onveut exprimer.

— Continuez ? encouragea Tommyen dissimulant un sourire.

— Rassurez-vous, c’est ce que jefais. Je ne m’arrêterai un instant quepour reprendre haleine. Pour en revenirà mes pouvoirs personnels, je désire tant

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aujourd’hui venir en aide à la fille d’unpasteur que vous verrez, Tommy : lapremière personne qui viendra implorerl’aide des « Célèbres Détectives deBlunt » sera la fille d’un pasteur.

— Je vous parie que non !— D’accord ! Attention, laissez-moi

bondir à ma machine à écrire, voici unclient !

Le bureau de Mr Blunt ressemblait àune ruche au travail lorsqu’Albert enouvrit la porte pour annoncer :

— Miss Monica Deane.Une grande jeune fille aux cheveux

châtains, vêtue très modestement,s’encadra sur le seuil et s’immobilisa.

Tommy se porta à son secours.

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— Entrez, Miss Deane. Asseyez-vous et confiez-nous ce que nouspouvons pour vous. Permettez-moi devous présenter ma secrétaireparticulière, Miss Sheringham.

— Ravie de faire votreconnaissance, Miss Deane, roucoulaTuppence, votre père appartenait auclergé, n’est-ce pas ?

— En effet. Mais… comment lesavez-vous ?

— Oh ! nous avons nos méthodes. Nevous étonnez pas si je parle beaucoup,Mr Blunt aime m’entendre. Il dit quecela lui donne des idées.

La jeune fille la regarda, ahurie. Ellen’était pas belle, mais jolie avec un petit

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air désenchanté. Ses yeux bleus foncésétaient très beaux mais les cernes qui lescreusaient disaient les soucis etl’anxiété.

— Racontez-moi vos ennuis, MissDeane, conseilla Tommy.

La jeune fille se tourna vers lui etcommença :

— C’est une telle histoiredécousue… Mon père était

« recteur[10]

» de Little Hampsley, dansle Suffolk. Il mourut voici trois ans nouslaissant, ma mère et moi, trèsdépourvues. Je pris un posted’institutrice, mais ma mère devintinfirme et je dus abandonner mon travailpour la soigner. Nous étions

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désespérément pauvres, mais un journous reçûmes la lettre d’un notaire nousannonçant qu’une tante de mon pèrevenait de mourir en me laissant sonhéritage. J’avais souvent entendu parlerde cette tante, qui s’était querellée avecmon père bien des années plus tôt. Lasachant très riche, ma mère et moipensâmes que nos soucis allaientprendre fin, mais les choses ne seprésentèrent pas ainsi que nous l’avionsespéré. J’héritais bien de la maison danslaquelle ma tante avait vécu, mais unefois les droits de succession payés, il neresta pas d’argent. J’imagine que matante avait dû perdre sa fortune pendantla guerre ou qu’elle avait vécu de soncapital durant sa vieillesse. Néanmoins,

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nous avions la maison, et bientôt nouseûmes l’occasion de la vendre à un prixassez avantageux. Mais c’est peut-êtreidiot de ma part, je refusai l’offre. Nousoccupions alors un logement minablemais coûteux et je pensais que si noushabitions à Red House, ma mères’installerait dans des piècesconfortables et nous pourrions prendredes pensionnaires pour couvrir nos frais.

« Nous adoptâmes ce plan en dépitd’une offre plus importante d’ungentleman désirant la maison. Nous noussommes installées et je fis paraître desannonces dans les journaux pour attirerdes pensionnaires. Les premiers tempstout alla bien et nous reçûmes plusieurs

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lettres de personnes désirant venir vivreà la campagne quelques jours. La vieilleservante de ma tante resta avec nous etnous nous partageâmes le travail. Puis,des événements inexplicables seproduisirent.

— Quels événements ?— La maison parut ensorcelée. Les

tableaux se mirent à tomber, la vaisselleà voler à travers les pièces en se brisantet un matin, nous nous aperçûmes que lesmeubles avaient changé de place. Nousavons d’abord cru que quelqu’un nousjouait un mauvais tour, mais bientôt ilnous fallut abandonner cette hypothèse.Parfois, alors que nous étions tous réunispour le souper, un terrible fracas éclataitau-dessus de nous et, nous rendant

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vivement à l’étage, nous trouvions unobjet brisé sur le sol.

— Un esprit frappeur ! s’exclamaTuppence très intéressée.

— C’est ce que pense le docteurO’Neill. En tout cas le résultat futdésastreux. Nos pensionnaires nousquittèrent en toute hâte et ceux qui lesremplacèrent agirent de même. J’étaisdésespérée. Pour couronner le tout, notrepetite rente nous fut coupée. Lacompagnie qui nous la servait, disparutbrusquement.

— Ma pauvre amie, psalmodiaTuppence, vous avez eu bien desmalheurs ! Vous voulez que Mr Bluntprocède à une enquête sur cette histoire

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de « fantôme » ?— Attendez ! ce n’est pas tout. Il y a

trois jours, nous avons reçu la visite dudocteur O’Neill. Il nous dit qu’il faisaitpartie de la Société des RecherchesPsychiques et qu’il s’intéressaitvivement aux curieuses manifestationsdont notre maison était l’objet, et cela àtel point qu’il désirait acheter la maisonpour y procéder à certaines expériences.

— Eh bien ?— Au premier abord, sa proposition

me remplit de joie car c’était là le seulespoir d’arriver au terme de nospréoccupations, mais…

— Mais… ?— Peut-être allez-vous me juger

capricieuse et il est bien possible que

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vous ayez raison, mais… il s’agissait dumême homme !

— Quel homme ?— Celui qui voulait acheter notre

maison au préalable. J’en suis certaine !— Et pourquoi cela vous ennuie-t-

il ?— Vous ne comprenez pas ? Les

deux hommes étaient très différentsphysiquement. Le premier assez jeune,soigné, brun, ne comptant pas plus d’unetrentaine d’années. Le Docteur O’Neill,lui, semble avoir cinquante ans, porteune barbe grise, des lunettes et marchecourbé. Toutefois, lorsqu’il s’est mis àparler, j’ai remarqué qu’il avait une denten or d’un côté de la bouche. L’autre

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homme a une dent en or exactement aumême endroit. De plus, ses oreilles deforme assez particulière, n’ont presquepas de lobe et sont exactementsemblables à celles du Docteur O’Neill.Ces deux détails ne peuvent quand mêmepas être une simple coïncidence ! J’airéfléchi et finalement j’ai écrit auDocteur O’Neill pour lui annoncer queje lui donnerai une réponse définitivedans une semaine. J’avais remarquél’annonce de Mr Blunt, il y a quelquetemps dans un journal qui tapissait untiroir de la cuisine… et… je suis venuevous trouver.

— Vous avez eu raison, l’approuvaTuppence avec chaleur. Cette affaire abesoin d’être étudiée de près.

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— Une affaire très intéressante, MissDeane, renchérit Tommy. Nous seronsheureux de nous en occuper, n’est-cepas, Miss Sheringham ?

— Certainement et nous ironsjusqu’au bout !

— Je crois comprendre que seules,votre mère, vous et une servante,occupez la maison, Miss Deane ?Pouvez-vous nous donner quelquesdétails sur la domestique ?

— Elle s’appelle Crockett et était auservice de ma tante depuis huit ou dixans. Elle n’est plus très jeune et decaractère acariâtre, mais c’est une bonneservante. Elle se donne des airs parceque sa sœur a épousé un homme au-

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dessus de sa condition. Crockett a unneveu qui, nous dit-elle, est un « parfaitgentleman ».

Tommy poussa un grognementindistinct. Il ne savait pas commentdiriger la suite de l’entretien. Mais,Tuppence qui avait observé la jeunefille avec intérêt, déclara :

— Je crois que le mieux serait queMiss Deane vienne déjeuner avec moi. Ilest presque une heure et, à table, jepourrai noter tous les détailssupplémentaires dont nous auronsbesoin.

— Excellente idée, MissSheringham, approuva Tommy.

Alors que les deux femmes étaient

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attablées dans un restaurant duvoisinage, Tuppence se pencha vers sacompagne.

— Je désire que vous m’avouiezfranchement si vous avez une raisonparticulière de vouloir découvrir lavérité sur cette histoire ?

Monica rougit.— Eh bien, je…— Racontez-moi tout !— Eh bien !… deux hommes désirent

m’épouser.— L’histoire habituelle, je suppose ?

L’un est riche, l’autre pauvre et lepauvre est celui que vous préférez ?

— Je ne comprends pas commentvous pouvez deviner tout cela ?

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— Oh ! vous savez, votre cas n’arien d’exceptionnel. Cela arrive à tout lemonde et je me suis moi-même trouvéedans cette situation.

— Si nous vendons la maison, nousn’aurons même pas de quoi vivre.Gerald est adorable, mais il estextrêmement pauvre, bien qu’il soit uningénieur plein de talent. Si seulement ilpossédait un petit capital, sa firme leprendrait comme associé. L’autre, MrPartridge est un excellent homme etfortuné, ce qui signifie que si jel’épousais, ce serait la fin de nos soucis.Mais… mais…

— D’accord… Vous pouvez vousévertuer à répéter combien il est bon et

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riche, énumérer ses qualités… le résultatsera toujours le même, c’est l’autre quevous voulez.

Monica hocha la tête sans répondre.— Il va falloir que nous nous

rendions sur place pour étudier l’affaire.Quelle est votre adresse ?

— Red House, Stourton-in-the-Marsh.

Alors que Tuppence prenait note, lajeune fille chuchota en rougissant :

— Je ne vous ai pas demandé… ausujet des conditions… ?

— Nous ne nous faisons payerqu’après les résultats. Si le secretéclairci de Red House est, comme jecommence à le croire, d’après laténacité du mystérieux gentleman, dont

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vous nous avez parlé, bénéfique, nousvous demanderons un petit pourcentage,sinon… rien !

— Merci.— Maintenant, oubliez tous ces

soucis. Vous verrez, tout ira bien, etmangeons en parlant de choses plusintéressantes.

Les Beresford s’étaient installés à

l’auberge de Thunly, « La Couronne etl’Ancre ». Tommy qui regardait par lafenêtre de leur chambre remarqua d’unton lugubre :

— Nous voici donc à Fouillis-les-Oies, quel que soit le nom de ce patelin.

Tuppence essaya de lui remonter le

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moral en proposant :— Revoyons l’affaire, voulez-vous ?— Avec plaisir. Permettez-moi de

vous donner mon opinion en premier. Jesuspecte la mère infirme !

— Pourquoi ?— Ma chère Tuppence, mettez-vous

bien dans la tête que cette histoired’esprit frappeur est un coup montédestiné à persuader la jeune fille devendre la propriété. Monica Deane nousa dit que tout le monde se trouvait réunipour le dîner lorsque les objets sefracassaient au sol, à l’étage. Mais si lamère est une infirme, elle devait setrouver elle-même à l’étage dans sachambre ?

— Du fait de son infirmité, elle

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aurait difficilement pu, me semble-t-il,changer les meubles de place ?

— Mais il est possible qu’elle nesoit pas du tout infirme ! Elle pourraittrès bien simuler l’impotence.

— Dans quel but ?— Évidemment… Je parlais

seulement de ce principe bien connu,que le coupable est presque toujours lapersonne la moins suspecte.

— Vous tournez tout en plaisanterie !Il doit y avoir une raison qui pousse cesétrangers à vouloir acquérir cettemaison. Et si cela ne vous intéresse pasde découvrir leur mobile, celam’intéresse, moi ! J’aime bien Monica.C’est une fille très sympathique.

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— Je suis de votre avis, mais je nepuis résister au plaisir de vous faireenrager, Tuppence. Évidemment, il y aquelque chose de caché dans cettemaison et quoi que ce soit, ce ne doitpas être facile à trouver, sinon un banalcambriolage ferait l’affaire. Du momentque l’on veut acheter cette demeure enusant de tous les moyens, cela signifiequ’il nous faudra soulever les lattes desplanchers, et, au besoin, abattre lesmurs, à moins qu’il n’y ait une mine decharbon dans le jardin.

— Je préférerais un trésor. Ce seraittellement plus romantique !

— Dans ce cas, je serais bien inspiréde rendre visite au directeur de la

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banque locale. Je lui expliquerai que jesuis venu passer Noël dans son village,que j’ai l’intention d’acheter « LaMaison Rouge » et j’étudierai avec luila possibilité d’ouvrir un compte à sabanque.

— Mais, pourquoi… ?— Attendez et vous verrez.Une heure plus tard, Tommy était de

retour, les yeux brillants.— Nous progressons, Tuppence !

Mon entretien avec le directeur s’estdéroulé comme prévu et je lui aidemandé, sans en avoir l’air, si on luiapportait beaucoup d’or, comme celaarrive fréquemment dans ces petitsvillages, par exemple les fermiers qui enauraient caché durant la guerre. De là,

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nous en sommes venus à parler descaprices des vieilles dames et je me suisinventé une tante qui, lorsque la guerreéclata, se serait rendue en fiacre aumagasin « Army and Navy » pour enressortir avec seize jambons. Cela lui arappelé une de ses clientes qui avaitinsisté pour retirer tous ses sous de labanque, en or autant que possible, et quiavait aussi récupéré ses titres, bons auporteur et autres valeurs car, avait-elledit, elle préférait les garder chez elle. Jem’exclamai devant une telle imprudenceet il m’avoua qu’il s’agissait en fait del’ancienne propriétaire de la « MaisonRouge ». Vous comprenez, Tuppence ?Elle a récupéré toute sa fortune et l’a

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cachée quelque part. Vous vousrappelez, sans doute, l’allusion deMonica au peu de biens que sa tanteavait laissé. Maintenant, je suispersuadé que la vieille dame a toutdissimulé chez elle et que quelqu’un estau courant. J’irai même jusqu’à affirmerque je sais de qui il s’agit.

— Qui ?— Mais, la dévouée Crockett,

naturellement ! Elle devait connaîtretoutes les excentricités de sa maîtresse.

— Et ce docteur O’Neill, à la denten or ?…

— … est le neveu « gentlemanaccompli ». Sans aucun doute ! Mais oùse trouve le magot ? Vous qui en savezplus que moi sur les vieilles dames,

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Tuppence, avez-vous une idée del’endroit où elles ont l’habitude decacher leurs trésors.

— Enveloppés dans des bas et sous-vêtements, sous leur matelas.

— Vous avez probablement raison,mais je ne pense pas que c’est ce qu’afait la tante de Monica, sinon on l’auraitdéjà trouvé. D’autre part, une dame âgéene peut soulever elle-même les lattes duplancher ou pratiquer un trou dans unmur ou dans le jardin. Pourtant, le magotest quelque part dans la propriété !Crockett n’a pas encore mis la maindessus mais elle sait qu’il n’est pas loinet le jour où son neveu et elle serontpropriétaires des lieux, ils pourront tout

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retourner à leur guise. Il nous faut lesdevancer. Venez… Rendons-nous toutde suite à la « Maison Rouge. »

Monica Deane les reçut. Pour sa

mère et Crockett, les Beresford étaientdes acheteurs éventuels de la propriété,ce qui expliquerait leur inspection deslieux. Tommy ne mit pas la jeune fille aucourant des conclusions auxquelles ilavait abouti, mais il lui posa plusieursquestions précises et apprit ainsi qu’unepartie des vêtements et effets personnelsde la défunte avaient été donnés àCrockett, le reste distribué à desfamilles pauvres des environs.

— Votre tante a-t-elle laissé despapiers ?

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— Le secrétaire en était plein, ainsiqu’un tiroir de sa chambre, mais il n’yavait rien d’important.

— Ont-ils été jetés ?— Non. Ma mère se refuse toujours

à jeter de vieux papiers. De plus, elle ya déniché plusieurs recettes qu’elle sepropose d’étudier un de ces jours.

Tommy montra un vieil homme quitravaillait dans un parterre de fleurs.

— Ce jardinier travaillait-il ici dutemps de votre tante ?

— Oui. Il venait trois jours parsemaine. Il habite au village. Le pauvrevieux ne peut plus faire grand-chose, àprésent. Nous le prenons un jour parsemaine pour entretenir le jardin. Nous

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n’aurions pas les moyens de l’employerplus souvent.

Tommy adressa un clin d’œil àTuppence, signifiant qu’elle devaitgarder Monica près d’elle pendant qu’ilse rendrait auprès du vieil homme aveclequel il échangea des banalités sur lejardinage, puis Tommy s’enquit :

— Vous avez bien enterré une boîtepour votre maîtresse, un jour ?

— Non. J’ai jamais rien enterré pourelle. Pourquoi donc aurait-elle désirémettre une boîte en terre ?

Tommy hocha la tête et regagna lamaison les sourcils froncés. Si lespapiers de la vieille dame n’apportaientaucun éclaircissement, l’affaire risquaitd’être très difficile à résoudre. La

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maison était ancienne, pas assezcependant pour abriter un passagesecret.

Au moment où les Beresford allaientse retirer, Monica leur apporta unegrande boîte en carton ficelée etchuchota.

— Voici tous les papiers que j’aitrouvés. Si vous voulez les emporteravec vous, vous aurez tout le temps pourles consulter à votre aise… Mais je suissûre que vous ne trouverez rien quipuisse vous éclairer sur les mystérieuxincidents qui ont eu lieu dans cettemaison.

Au même moment, un violent fracaséclata au-dessus de leurs têtes. Tommy

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courut à l’étage et trouva dans une despièces, un broc et une bassine brisée ausol. Il ne vit personne.

— Le fantôme recommence sespetites plaisanteries, murmura-t-il engrimaçant un sourire.

Il regagna le rez-de-chaussée,rêveur.

— Pensez-vous, Miss Deane, que jepuisse parler à votre servante, quelquesinstants ?

— Certainement ; je vais l’appeler.Monica se rendit à la cuisine et

revint accompagnée de Crockett. Tommylui annonça d’un ton aimable :

— Nous pensons à acheter cettemaison et ma femme se demandait si aucas où l’affaire se concluait, vous

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accepteriez de travailler à notreservice ?

Le visage respectable de Crockettn’exprima aucune émotion.

— Merci, Monsieur. Si vous lepermettez, j’aimerais réfléchir à laproposition.

Tommy se tourna vers Monica.— La maison me plaît beaucoup,

Miss Deane. Je crois comprendre quevous avez un autre acheteur en vue.Quelle que soit la somme offerte, jesurenchérirai de cent livres.

Monica murmura quelques motspolis qui n’encourageaient, ni nedécourageaient, et les Beresford prirentcongé.

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— J’ai vu juste, annonça Tommyalors qu’avec Tuppence, ils avançaientsur le chemin. Crockett est dans le coup.Avez-vous remarqué son essoufflement ?Elle a redescendu l’escalier de serviceen courant, après avoir joué l’espritfrappeur à l’étage. Je suis presquepersuadé qu’elle a introduit secrètementson neveu dans la maison pour qu’il laremplace dans son rôle pendant qu’ellerestait sagement auprès de la famille,vous verrez que le docteur O’Neill feraune nouvelle offre avant la fin de lajournée.

Effectivement, alors que lesBeresford venaient de se restaurer àl’auberge, on leur apporta un mot de la

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part de Miss Deane qui disait : « Jeviens d’avoir des nouvelles du DocteurO’Neill. Il augmente son offreprécédente de cent cinquante livres. »

— Le neveu doit avoir desressources, constata Tommy. Et je vaisvous dire quelque chose, ma chère. Lebutin qu’il espère ne vaut sûrement pastoutes ses dépenses.

— Si seulement nous pouvionsmettre la main dessus !

— Pour cela, il nous faut d’abordprocéder aux recherches préliminaires.

Ils trièrent les papiers remis parMonica. Besogne fastidieuse que lecouple interrompait, de temps à autre,pour comparer ses notes.

— Quoi de neuf, Tuppence ?

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— Deux vieilles factures, troislettres sans importance, une recette surla façon de conserver des pommes deterre nouvelles et une autre sur un gâteauau fromage et au citron.

— De mon côté, j’ai une facture, unpoème sur le printemps, deux coupuresde journaux « Pourquoi les femmesachètent des perles… un placement sûr »et « L’homme qui a eu quatre épouses…une histoire extraordinaire » et aussi unerecette de lièvre en gelée.

— C’est à désespérer.Bientôt la boîte fut vide et les deux

investigateurs se regardèrent perplexes.Tommy prit un morceau de papier

posé devant lui.

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— J’ai mis ceci de côté, bien qu’ilne doive y avoir aucun rapport avec ceque nous cherchons.

— Faites voir. Oh ! c’est un de cestrucs marrants une charade ou unanagramme…

Elle lu : « My first you put on glowing coal« And into it you put my whole ;« My second really is the first ;« My third mislikes the winter

blast.[11]

Tommy ronchonna :— Le poète ne s’est pas donné

beaucoup de mal.

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— Je ne vois pas ce qui vousintéresse là-dedans ? Il y a cinquanteans, tout le monde collectionnait cegenre de charades, on les conservaitpour les soirées d’hiver au coin du feu.

— Je ne faisais pas allusions auxvers mais à ce qui est écrit au crayon,en-dessous.

— Saint Luke, XI, 9, lu Tuppence.C’est une référence à la Bible.

— J’entends bien, mais cela ne vousfrappe pas qu’une vieille dame soit alléel’inscrire au bas d’une charade ?

— Oui… en effet.— J’imagine qu’en bonne fille de

pasteur, vous portez toujours une Bibledans vos bagages ?

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— Il se trouve, effectivement, quej’en ai une. Ah ! Vous ne vous yattendiez pas, hein ? Une seconde !

Tuppence courut à sa valise, dontelle tira un petit volume rouge. Elle entourna fébrilement les pages.

— Nous y voici. Luke, chapitre XI,verset 9. Tommy, regardez !

Il se pencha et parcourut un passagedes yeux. « Cherche et tu trouveras. »

— Nous avons trouvé ! s’exclamaTuppence. Résolvons le cryptogrammeet le trésor est à nous… ou plutôt àMonica.

— Eh bien, travaillons sur lecryptogramme, comme vous l’appelez.« My first you put on glowing coal. » Je

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me demande bien ce que cela signifie ?Voyons ensuite : « My second really isthe first. » C’est un pur charabia !

— Mais non, je suis sûre que c’esttrès simple, il faut seulement réfléchir unmoment. Donnez-moi ce papier.

Tommy le lui abandonna volontierset Tuppence, enfoncée dans un fauteuil,commença à marmonner, les sourcilsfroncés.

Au bout d’une demi-heure, Tommyremarqua d’un ton détaché :

— Alors, c’est si simple que cela ?Vexée, Tuppence répliqua :— Nous n’appartenons pas à la

bonne génération, c’est tout. Je suis bientranquille, si j’apportais ce papier à unevieille femme du village, elle le

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déchiffrerait en un rien de temps. C’estun truc, rien de plus.

— Essayons, encore une fois.— On ne peut pas poser beaucoup de

choses sur du charbon embrasé. Il y al’eau pour l’éteindre, le bois pour leranimer ou la bouilloire.

— J’imagine qu’il nous faut trouverun mot à une syllabe ? Bois ne ferait pasl’affaire, par hasard ?

— Non, car on ne peut rien mettrededans.

— Il doit bien y avoir des objetsd’une syllabe que l’on pose sur le feu.

— Saucepan[12]

, Frying pan[13]

.Que pensez-vous de poil ou pan ! Cesont des ustensiles de cuisine.

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— Poterie, Peut-être ? On la faitbien cuire dans le feu.

— Le reste ne collerait pas. Oh zut !Ils furent interrompus par la servante

qui venait leur annoncer que le dînerserait prêt dans une demi-heure.

— Seulement, Mrs Lumley voudraitsavoir si vous préférez vos pommes deterre sautées ou cuites à l’eau. Elle a desdeux.

— Cuites à l’eau, répondit vivementTuppence. J’adore les pommes deterre…

Elle s’interrompit et Tommy laregarda, étonné.

— Qu’y a-t-il, Tuppence, vous avezvu un fantôme ?

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— Tommy ! Ne comprenez-vouspas ? C’est cela ! Je veux dire… le mot

est « potatoes[14]

» « My first, you puton glowing coal » c’est pot. « And intoit you put my whole », « My secondreally is the first » c’est A. La premièrelettre de l’alphabet. « My third mislikes

the winter blast » c’est toes[15]

,naturellement !

— Vous avez raison, Tuppence, vousêtes très maligne. Mais, j’ai bien peurque nous ayons perdu beaucoup detemps pour rien. « Potatoes » ne va pasdu tout avec magot. Attendez,cependant… Qu’avez-vous lu lorsquenous fouillions dans la boîte ? Quelque

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chose au sujet des pommes de terrenouvelles, je crois. Je me demande sicela nous éclairerait.

Il fourragea parmi les vieux papierset tira une feuille jaunie.

— Voici : « POUR CONSERVERDES POMMES DE TERRENOUVELLES, mettez-les dans une boîteen fer et enterrez-les dans le jardin.Même en hiver, elles auront conservéleur saveur comme si vous veniez de lesdéterrer. »

— Nous tenons la clé de l’énigme !cria Tuppence. Le trésor est dans lejardin, enterré dans une boîte en fer !

— Pourtant, j’ai demandé aujardinier et il m’a dit qu’il n’avaitjamais rien enterré.

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— Je sais, mais les gens nerépondent jamais à ce que vous leurdemandez exactement. Ils répondent à cequ’ils pensent être susceptibles de leurdemander. Il savait qu’il n’avait jamaisrien mis de spécial sous terre. Mais,demain, nous irons lui demander où ilavait l’habitude d’enterrer les pommesde terre.

Le lendemain était la veille de Noël.À force d’interroger les passants,Tommy et Tuppence finirent par trouverle cottage où habitait le vieux jardinieret après quelques minutes deconversation, Tuppence aborda le sujetqui lui tenait à cœur.

— Je souhaiterais que nous puissions

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trouver des pommes de terre nouvelles àcette époque de l’année. Ellesaccompagneraient si bien la dinde ! Est-ce que par ici, les gens ont la coutumede les conserver dans leur jardin, dansdes boîtes en fer ? J’ai entendu dire quec’est un moyen de les garder fraîches.

— C’est exact, répondit le vieilhomme. Miss Deane, l’anciennepropriétaire de la « Maison Rouge »,m’en faisait toujours enterrer trois boîteschaque été et bien souvent, elle oubliaitde les ressortir.

— Près du parterre contre lamaison ?

— Non, contre le mur d’enclos nonloin du sapin.

Munis du renseignement qui les

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intéressait, les Beresford prirent bientôtcongé du vieil homme lui laissant cinqshillings comme étrennes.

— Maintenant au tour de Monica.— Oh ! Tommy ! Vous n’avez aucune

notion du dramatique. Laissez-moi faire,j’ai un plan magnifique. Croyez-vousque nous puissions emprunter ou volerune bêche quelque part ?

Tant bien que mal, la bêche futtrouvée et tard, ce soir-là, un passantattardé aurait été surpris d’apercevoirdeux silhouettes se glisser dans lesjardins du domaine de la « MaisonRouge ».

L’emplacement indiqué par lejardinier fut découvert sans mal et

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Tommy se mit tout de suite au travail. Sabêche heurta bientôt un objet métalliquequi, tiré de terre, avait la forme d’unegrande boîte de biscuits. Elle étaitscellée de sparadrap mais grâce au canifde Tommy, Tuppence l’ouvrit sans mal.La jeune femme poussa un grognementdéçu en constatant qu’elle ne contenaitque des pommes de terre.

— Continuer à creuser, Tommy.Il lui fallut plus de temps pour

découvrir la seconde boîte qui, commela première était pleine de pommes deterre.

— La troisième est toujours labonne, annonça Tuppence en guise deconsolation.

— J’ai cependant bien peur que toute

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cette histoire soit une sorte de fable.La troisième boîte fut finalement

mise à jour et les mains fébriles deTuppence soulevèrent le couvercle.

— Encore des… Oh ! Tommy… Iln’y a des pommes de terre que sur ledessus. Regardez !

Elle tira un grand sac de velours,comme on les faisait autrefois.

— Rentrez vite à l’hôtel, car il faitun froid de canard, observa Tommy. Ilfaut que je comble les trous. Emportez lesac, mais ne vous avisez pas de l’ouvriravant mon retour sinon…

Tuppence n’eut pas longtemps à

attendre.

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Tommy arriva essoufflé et sansprendre le temps de se changer, ils’écria :

— Enfin ! Les agents privés vontpouvoir prospérer. Montrez-nous lebutin, Mrs Beresford !

Le sac contenait un paquet enveloppéde toile imperméable et une bourse enpeau de chamois très épaisse. Ilsinspectèrent cette dernière en premier etla trouvèrent pleine de souverains.Tommy les compta.

— Deux cents livres or. J’imagineque c’est tout ce que la banque a acceptéde lui donner. Ouvrez le paquet,Tuppence.

La jeune femme en tira une énorme

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liasse de billets de banque que lesjeunes gens comptèrent ensemble. Il y enavait pour vingt mille livres.

Tommy émit un long sifflement.— Mazette ! N’est-ce pas une chance

pour Monica que nous soyons tous deuxriches et honnêtes ? Qu’y a-t-il dans cepapier de soie ?

Tuppence l’ouvrit et en tira unmagnifique collier de perles.

— Je ne suis pas expert en bijoux,observa Tommy, mais je suis presquecertain que ces perles valent au moinscinq mille livres, à en juger par leurgrosseur. Je comprends à présentpourquoi la vieille dame gardait cettecoupure de journal où il est question deperles comme bon placement. Elle a

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liquidé toutes ses valeurs pour leschanger en argent et en perles.

— N’est-ce pas merveilleux ? ChèreMonica… Elle va pouvoir épouser sonGerald et vivre heureuse, comme moi.

— Ce que vous venez de dire est trèsgentil, Tuppence. Ainsi donc, vous êtesheureuse ?

— Oui, Tommy, mais je ne voulaispas vous le dire. Cela m’a échappé.L’excitation… la soirée de Noël et…

— Si vous m’aimez vraiment,répondrez-vous à une question ?

— Je déteste ce genre d’attrape…mais enfin, d’accord !

— Comment avez-vous deviné queMonica était la fille d’un pasteur ?

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— Oh… j’ai triché. J’ai ouvert salettre nous demandant un rendez-vous etme suis souvenue qu’un Mr Deane étaitle vicaire de mon père à une certaineépoque et qu’il avait alors, une petitefille, de cinq ans ma cadette. J’ai donctiré des conclusions.

— Vous êtes une créature sansvergogne ! Tiens ! Minuit ! Joyeux Noël,Tuppence.

— Joyeux Noël, Tommy. Monicaaussi aura un joyeux Noël et cela grâce àNOUS. Je suis heureuse pour elle car lapauvre petite n’a pas eu la vie doucejusqu’à présent. J’ai comme unserrement de gorge en y pensant.

— Chère Tuppence.

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— Tommy chéri… Ce que nousdevenons sentimentaux !

Tommy leva un doigt sentencieux.— Noël ne vient qu’une fois par an.

C’est du moins ce qu’affirmaient nosgrand-mères, et je dois admettre qu’il ya du vrai dans ce qu’elles disaient !

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XIV Leschaussures del’ambassadeur

(TheAmbassador’s

Boots)

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1

Mon cher ami ! mon cher ami !

s’exclama Tuppence en agitant un« muffin » très beurré.

Tommy la regarda un moment,hébété, puis un large sourire éclaira sonvisage. Il murmura :

— Il nous faut progresser avecgrande prudence.

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— Vous avez deviné, approuvaTuppence, ravie. Je suis le fameux Dr

Fortune[16]

et vous êtes le

superintendant[17]

Bell.— Pourquoi avez-vous décidé d’être

Reginald Fortune ?— Ma foi, c’est surtout parce que

j’ai envie de beaucoup de « muffins »très beurrés.

— C’est là le côté plaisant de lachose, mais il y en a un autre. Il va vousfalloir examiner des visagesméconnaissables et des cadavresdécomposés.

Pour toute réponse, Tuppence luilança une lettre à la volée, que Tommy

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parcourut, les sourcils levés.— Randolph Wilmott, l’ambassadeur

américain ? Je me demande ce qu’ilveut ?

— Nous le saurons demain matin àonze heures.

Ponctuel, à l’heure indiquée, Mr

Randolph Wilmott, ambassadeur desÉtats-Unis, près la cour de Saint-James,se fit introduire dans le bureau de MrBlunt. Il s’éclaircit la voix et commençad’un ton posé :

— Je suis venu à vous, Mr Blunt, aufait, c’est bien à Mr Blunt, lui-même queje m’adresse ?

— Certainement. Je suis ThéodoreBlunt, le directeur de la firme.

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— Tant mieux. Je préfère toujoursm’adresser aux chefs de service. C’estplus agréable à tous les points de vue.Comme j’allais vous le dire, Mr Blunt,je viens vous exposer une affaire quim’exaspère. Elle n’a rien, cependant,qui vaille la peine d’alerter ScotlandYard. On ne m’a fait aucun tort et il nes’agit probablement que d’une simpleerreur. Néanmoins, je ne comprendspas… J’enrage toujours lorsque je metrouve en face d’un fait que je ne puism’expliquer.

Mr Wilmott continua longtempsainsi. Il s’exprimait avec lenteur etattachait une grande importance auxdétails.

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Tommy réussit enfin à résumer lasituation :

— Donc, vous êtes arrivé, il y a unesemaine, par le paquebot Normandie etd’une manière ou d’une autre, au coursde la traversée, votre sac de voyage etcelui d’un autre gentleman, Mr RalphWesterham, qui porte les mêmesinitiales que vous, ont été confondus.Vous avez pris le sien et il est parti avecle vôtre. Arrivé chez lui, Mr Westerhams’aperçut de la subtilisation, et dépêchason valet chez vous, afin de récupérerson sac. Exact ?

— Parfaitement. Les deux sacsdevaient être de forme identique etcomme ils portaient tous deux les mêmes

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initiales, l’erreur est compréhensible.Personnellement, j’ignorais tout de cetteaventure jusqu’au moment où mondomestique m’informa que MrWesterham, un sénateur bien connu etpour lequel j’ai une grande admiration,avait envoyé un de ses gens pour merapporter mon sac et reprendre le sien.

— Dans ce cas, je ne vois pas…— Vous allez voir ! Ceci n’est que le

début de l’histoire. Hier, j’ai rencontréle sénateur Westerham. J’ai fait allusionà l’incident, en plaisantant, mais commeil ne semblait pas comprendre, je luiexpliquai de quoi il retournait et, à magrande surprise, il m’assura qu’il nepouvait être question de lui car il n’avaitpas emporté mon sac par erreur et de

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plus, il ne possédait pas de sac.— Extraordinaire !— Une histoire sans queue ni tête !

car enfin, si quelqu’un avait voulu medérober mon sac, pourquoi se serait-ilcru obligé de me le remplacer ? De toutemanière, mon sac m’a été retourné.D’autre part, s’il ne s’agissait que d’uneerreur, pourquoi s’être servi du nom dusénateur Westerham ? Je veux que vousélucidiez cette affaire, Mr Blunt.J’espère que vous ne la jugerez pas tropfutile ?

— Pas du tout ! Ce petit problèmecomporte sans doute des explicationstrès simples, mais je dois dire qu’aupremier abord, il est assez déconcertant.

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Rien ne manquait dans votre bagage,lorsque vous l’avez récupéré ?

— Mon valet assure que non.— Que gardiez-vous dans ce sac, Mr

Wilmott ?— Des chaussures.— Des chaussures ?— Oui. Encore plus déroutant, n’est-

ce pas ?— Pardonnez-moi cette question,

mais vous ne transportiez pas desdocuments secrets ou autres, cousus dansla doublure de certaines d’entre elles, oudissimulés dans de faux talons ?

La question parut amuserl’ambassadeur.

— La diplomatie n’en est encore paslà, du moins je l’espère.

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— Qui est venu récupérer l’autresac ?

— Le domestique de Westerham,apparemment. Mon valet de chambre l’ajugé tout à fait banal et discret. Riendans sa tenue n’a attiré son attention.

— Votre sac avait-il été fouillé ?— Il vaudrait mieux le demander à

mon domestique, Richards, qui s’occupede mes vêtements.

Il griffonna quelques mots sur unecarte qu’il tendit à Tommy.

— Si vous voulez vous présenter àl’ambassade, ce carton vous servira delaissez-passer. Mais, naturellement, sivous préférez que je vous envoieRichards…

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— Il vaut mieux que j’aille le voirmoi-même.

L’important client se leva en jetantun coup d’œil à sa montre.

— Je dois me sauver, pour ne pasmanquer un rendez-vous. Au revoir, MrBlunt, je m’en remets à vous.

Dès qu’il fut sorti, Tommy se tournavers Tuppence qui, en bonne secrétaire,avait pris des notes durant toute la duréede l’entretien.

— Quelle est votre opinion, machère ? Devinez-vous à quoi rime cettesubstitution ?

— Non.— Eh bien, voilà ce que j’appelle un

bon début : au moins, cela prouve qu’il y

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a quelque chose d’important dans cettehistoire.

— Vous le croyez ?— C’est généralement le cas.

Rappelez-vous Sherlock Holmesétudiant jusqu’où le persil s’étaitenfoncé dans le beurre fondu. J’aitoujours désiré connaître le fin mot decette expérience. Peut-être qu’un de cesjours, Watson la ressortira de son carnetde notes. J’en serais ravi. Mais,revenons à nos moutons.

— L’estimable Wilmott n’est pas unagité mais un positif et un calme.

Tommy psalmodia :— Elle connaît les hommes… ou

devrais-je dire : il connaît leshommes… ? C’est tellement délicat

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lorsque vous vous mettez dans la peaud’un détective mâle.

— Oh ! mon cher ami, mon cherami !

— Un peu plus d’action, s’il vousplaît, Tuppence et un peu moins derépétitions.

— Une phrase classique ne sauraitêtre répétée trop souvent.

— Allez manger un « muffin ».— Non, merci, pas en ce moment.

Nous sommes en face d’un problèmeridicule. Ces chaussures… pourquoi deschaussures ?

— Pourquoi pas ?— Ça ne colle pas. Pour quelles

raisons quelqu’un irait-il chiper les

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chaussures d’un autre ?— Il ne s’agit probablement que

d’une erreur.— S’il avait été question d’une

valise diplomatique, l’affaire aurait étéplus vraisemblable. Documents est unmot que l’on associe volontiers àambassadeurs.

— Les chaussures suggèrent desempreintes de pas. Pensez-vous quequelqu’un ait voulu simuler une pisteavec les empreintes des chaussures deWilmott ?

Tuppence réfléchit mais hochanégativement la tête.

— Très improbable. Non, je croisque nous devons nous résigner àadmettre que les chaussures n’ont rien à

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voir dans l’affaire.— Et sur ces bonnes paroles, allons

rendre visite à l’ami Richards. Il pourrapeut-être jeter quelque lumière dans nosténèbres.

Sur présentation de la carte del’ambassadeur, Tommy fut admis dansses appartements privés. Un pâle jeunehomme, aux manières discrètes, seprésenta :

— Je suis le valet de chambre de MrWilmott. J’ai cru comprendre que vousdésiriez me voir, Sir ?

— En effet. Votre maître est venu àmon bureau, ce matin et m’a suggéré devous consulter au sujet de cette histoirede sac de voyage.

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— Je sais que cette sottise tourmentemon maître, mais je ne comprends pastrès bien pourquoi, puisque rien n’a étédérobé. J’ai cru comprendre quel’homme venant récupérer son sac, étaitenvoyé par le sénateur Westerham.

— Quel genre d’homme était-ce ?— Entre deux âges, très bonne

apparence.— Avez-vous remarqué si le sac de

votre maître avait été fouillé ?— Je ne pense pas qu’il l’ait été, car

je l’avais fermé moi-même et on n’avaitrien changé de place. J’imagine que legentleman l’a ouvert, constata qu’il nes’agissait pas de son bien et l’a referméaussitôt.

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— Et l’autre sac. Ayez-vousremarqué ce qu’il contenait ?

— Je l’ouvrais justement à la minuteoù l’homme est arrivé pour le réclamer.

— Et alors ?— Nous l’avons ouvert ensemble

pour être certains qu’il s’agissait dubon, l’homme y jeta un coup d’œil, medit que c’était bien à lui, le referma etl’emporta.

— Que contenait-il ? Deschaussures, aussi ?

— Non, des effets de toilette, jecrois. Il me semble avoir remarqué uneboîte de sels pour bains.

Tommy abandonna cette voie.— Au cours de la traversée, vous

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n’avez jamais surpris quelqu’un essayantde toucher aux affaires de votre maître ?

— Personne n’y a touché, Sir.— Jamais rien de suspect, à aucun

moment ?Tommy se gourmanda

intérieurement : « Rien de suspect… »Cela ne signifiait pas grand-chose… Levalet hésita :

— À présent que j’y pense…— Oui ?— Je ne crois pas que cela ait le

moindre rapport avec ce que vous medemandez, mais… une jeune personnes’est évanouie… Elle était charmante,petite et brune, l’air étranger. Elles’appelait Eillen O’Hara.

— Ah ?

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— Elle se sentit mal, juste devant lacabine de Mr Wilmott. Elle me priad’aller quérir le médecin, ce que je fisaprès l’avoir aidée à s’étendre sur lesofa de mon maître. J’ai mis longtemps àtrouver le médecin de bord et lorsquenous sommes venus près de la jeunefille, elle nous assura qu’elle se sentaitmieux. Vous ne pensez pas…

— Cette Miss O’Hara voyageait-elleseule ?

— Oui, je crois.— L’avez-vous revue depuis que

vous êtes à terre ?— Non, Sir.— Bon. Eh bien ! ce sera tout,

Richards.

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De retour à son bureau, Tommy mit

Tuppence au courant de sa conversationavec le valet et lui demanda ensuite sonavis.

— Mon cher ami, nous autresmédecins, sommes assez sceptiques surles évanouissements soudains ! Ils seproduisent tellement à propos ! Et leprénom d’Eillen, en plus d’O’Hara…c’est presque trop Irlandais.

— Nous avons enfin une piste.Savez-vous ce que je vais faire,Tuppence ? Mettre une annonce dans lejournal pour retrouver cette personne.

— Quoi ?— Oui. Je dirai que je désire

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connaître des détails concernant uneMiss O’Hara, ayant voyagé à bord de telpaquebot à telle date. Si elle n’a rien àse reprocher, elle répondra en personne,sinon, peut-être que quelqu’un viendranous trouver, à sa place. C’est notreseule chance de dénicher un indice.

— N’oubliez cependant pas que vousla mettrez aussi sur ses gardes ?

— Tant pis. Il faut bien prendre desrisques.

— Je ne vois toujours pas le moindresens à cette histoire. Si une banded’escrocs s’est emparée du sac del’ambassadeur pour une heure ou deux,qu’est-ce qu’elle y a gagné ? Si le sac enquestion avait contenu des documentssecrets, je comprendrais, mais Mr

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Wilmott nous affirme que ce n’est pas lecas.

Tommy regarda pensivement sacompagne.

— Vous exposez très bien les faits,Tuppence et vous venez de me donnerune idée.

2

Deux jours plus tard, Tuppence était

allée déjeuner. Tommy exerçait soncerveau en lisant le dernier roman

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policier à la mode.La porte s’ouvrit et Albert annonça :— Une jeune personne désire vous

voir, Sir. Miss Cicely March. Elle ditvenir au sujet d’une petite annonce.

— Faites-la entrer, cria Tommy, enjetant son roman dans un tiroir.

Une minute plus tard, Albertintroduisait Miss March et Tommy avaità peine eu le temps de remarquer qu’elleétait blonde et très jolie, lorsqu’unévénement étrange se produisit.

La porte fut brutalement poussée etune silhouette pittoresque s’encadra surle seuil. Un homme robuste, noir de poil,paraissant espagnol et portant desvêtements criards, rehaussés d’unecravate rouge vif. Ses traits étaient

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tordus par la rage et il avait un revolverau poing.

— C’est donc ici le bureau demonsieur le détective ! lança-t-il enparfait anglais ; les mains en l’air, ou jetire !

Devant le ton de l’inconnu, Tommyne chercha pas à discuter. La jeune fillese tenait collée au mur, terrorisée.

— Cette jeune fille vam’accompagner, reprit l’homme. Oui,ma chère ! Vous ne m’avez jamais vu,mais cela n’a aucune importance. Je netiens pas à ce que nos plans échouent àcause d’une petite sotte. Il me sembleque vous vous trouviez sur leNormandie. Vous avez dû fourrer votre

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nez là où il ne fallait pas. Mais je nevous laisserai pas divulguer de précieuxrenseignements à Mr Blunt, ici présent.Très malin votre coup de l’annonce, monvieux, mais il se trouve que, moi aussi,je lis le journal. À présent, nous vousavons à l’œil. Abandonnez cette affaire,et nous vous laisserons tranquille,sinon… La mort frappe vite ceux quitentent de contrecarrer nos plans.

Tommy ne répondit pas. Il gardait lesyeux fixés par-dessus l’épaule del’homme. Ce qu’il voyait, l’effrayaitbien plus que s’il avait aperçu unfantôme, jouant à colin-maillard.

Albert, dont il avait oubliél’existence, l’imaginant étendu sur le solde la réception, venait de pousser

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doucement la porte et s’approchaitderrière l’inconnu, une longue corde à lamain.

Tommy poussa un cri, mais troptard… Animé d’un enthousiasmefougueux, Albert lançait la corde autourdes épaules de l’homme qui perditl’équilibre. L’inévitable se produisit.Une balle siffla aux oreilles de MrBlunt, avant d’aller s’enfoncer dans leplâtre du mur.

— Je l’tiens, Sir, cria Albert, rougede plaisir. À mes heures libres, jem’exerce souvent au lasso… Vouspouvez me donner un coup de main,patron ? L’animal est très fort.

Tout en se demandant mentalement

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comment il pourrait s’y prendre poursupprimer les heures de liberté de soncommis, Tommy se porta à son secours,et lui exprima sa gratitude :

— Espèce d’idiot ! Pourquoi n’êtes-vous pas allé chercher un policier ? Àcause de votre petite performance, j’aifailli recevoir un pruneau dans le crâne !Je n’ai jamais échappé de si près à lamort !

Sans se démonter, Albert protesta :— Je l’ai maîtrisé en un rien de

temps. C’est merveilleux ce que les garsde la plaine peuvent faire avec leurslassos !

— Nous ne sommes pas dans laplaine, Albert. Et maintenant, monbrave, ajouta-t-il en se tournant vers

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l’étranger, étroitement ficelé, où allons-nous vous envoyer ?

En réponse, l’homme lança unebordée d’injures, exprimées en unelangue étrangère.

— Bien que je ne comprenne pas unmot de ce que vous dites, je suis sûr quece n’est pas le genre de propos àemployer devant une dame, protestaTommy… Excusez-moi, Miss, mais avectout cela, je crois que j’ai oublié votrenom ?

— March, murmura la jeune filled’une voix imperceptible.

Très pâle, elle s’approcha del’homme ficelé sur le plancher.

— Que décidez-vous pour cet

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homme ?— Je puis vous appeler un flic,

maintenant, suggéra Albert.Mais, remarquant le léger hochement

de tête de la jeune fille, Tommy changead’avis.

— Nous le laisserons partir pourcette fois. Mais, j’aurai le plaisir de luifaire dévaler les escaliers comme unchampion de vitesse, à seule fin de luiapprendre la politesse, en présence desdames.

Il délia les liens de l’homme qu’ilremit debout d’une bourrade et poussahors du bureau. Bientôt des cris et lebruit d’une chute parvinrent aux oreillesde la jeune fille et d’Albert.

Tommy revint, rouge, essoufflé mais

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un large sourire aux lèvres. La jeunefille le regarda, les yeux ronds.

— Vous lui avez fait mal ?— Je l’espère, mais comme ces

Latins crient très fort avant d’avoir ététouchés, je n’en suis pas sûr.

Il s’arrêta un moment pour reprendreson souffle, puis :

— Si nous reprenions notre entretien,Miss March ? Cette fois, j’espère qu’onne nous dérangera plus.

— Je garde mon lasso à portée de lamain, au cas… commença Albert.

— Pour l’amour du Ciel, rangez-le etn’y touchez plus ! rugit Tommy.

Le garçon se retira, vexé. La jeunefille commença :

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— Comme vous avez entendu cethomme le dire, j’étais passagère sur leNormandie. Miss O’Hara, la personneque vous recherchez, se trouvait à borddu même paquebot.

— Nous le savons déjà. Mais jecrois que vous êtes au courant dequelque chose de particulier sur le rôlede ce gentleman, sinon il n’aurait pas étési pressé d’intervenir.

— Je vais tout vous dire.L’ambassadeur américain était à bord etun jour que je passais devant sa cabine,dont la porte était entrouverte, j’aperçuscette jeune fille chez lui. Elle étaitoccupée à quelque chose de siextraordinaire, que je me suis arrêtée

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pour l’observer. Elle tenait unechaussure d’homme dans sa main.

— Une chaussure ! Pardon…continuez, je vous prie.

— À l’aide d’une paire de ciseaux,elle en coupa la doublure et parutpousser quelque chose à l’intérieur. Unpassager et le médecin du bordarrivèrent à ma hauteur et en entendantdu bruit, la jeune fille se laissa tombersur le sofa, en gémissant. Je comprisaussitôt qu’elle avait feint de s’évanouir.

— Et ensuite ?— Je répugne à vous raconter ce qui

suit… mais la curiosité fut tellementforte, que je guettai un moment oùl’ambassadeur avait déserté sa cabine,pour m’y introduire à mon tour et

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inspecter la chaussure en question. Jetrouvai dans la doublure un morceau depapier que j’allais juste lire lorsquej’entendis le steward arriver dans lecouloir. Je ressortis, vivement etdécouvrant que je tenais encore lepapier en main, je me rendis à ma cabinepour en prendre connaissance. Il necontenait que des versets de la Bible.

— Des versets de la Bible ?— C’est du moins ce que je crus.

Cela m’a poussé à renoncer à lereplacer où je l’avais pris car s’il nes’agissait que d’une supercherie demaniaque, je n’allais pas risquer pourcela de me laisser surprendre chezl’ambassadeur. Hier, je l’ai utilisé pour

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faire un bateau à mon petit neveu et en lemettant dans la baignoire, j’ai vu tout àcoup, des signes apparaître sur lepapier. Je le retirai pour constater qu’onavait tracé, à l’aide d’une encresympathique une sorte de plan d’un port.C’est pourquoi, ayant remarqué votreannonce, j’ai décidé de venir voustrouver.

Tommy se leva et arpenta sonbureau, en murmurant :

— Ce plan est peut-être celui d’unport militaire. Cette femme l’a volé et,craignant qu’on la fouille, elle a choisicette cachette. Plus tard, elle a subtiliséle sac pour constater que le plan avaitdisparu. Dites-moi, Miss March, avez-vous ce papier sur vous ?

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— Non. Je l’ai laissé là où jetravaille. Je dirige un salon de beautédans Bond Street. Je représente lesproduits « Cyclamen » de New York, cequi explique mon voyage. J’ai pensé quele papier était assez important, pourdevoir l’enfermer dans mon coffre. Necroyez-vous pas que Scotland Yarddevrait être mis au courant ?

— Mais si et au plus tôt !— Voulez-vous que nous allions

récupérer ce papier tout de suite pour leleur apporter ?

— Je suis assez pris cet après-midi,soupira Tommy en adoptant son tonprofessionnel et en consultant sa montre.L’évêque de Londres voudrait que je

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m’occupe d’une affaire pour lui…— Dans ce cas, j’irai seule, déclara

la visiteuse en se levant.— Une minute, mademoiselle.

J’allais ajouter que l’évêque devraattendre. Je laisserai un billet à moncommis, à son sujet. Je suis convaincu,Miss March, que tant que ce papier nesera pas entre les mains de ScotlandYard, vous serez en grand danger.

Il griffonna quelques mots sur unefeuille qu’il plia, puis prenant sonchapeau et sa canne, il informa la jeunefille qu’il était prêt.

En passant par la réception, il confiason message à Albert et déclara d’un airimportant :

— Je suis appelé pour une affaire

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urgente. Excusez-moi auprès de sonExcellence, s’il se présente avant monretour. Voici un mot pour MissRobinson.

— Très bien, Sir, répondit Albert,jouant son rôle. Et à propos des perlesde la duchesse ?

Mr Blunt eut un geste irrité de lamain.

— Cela aussi attendra.Il sortit, en compagnie de Miss

March.Dans les escaliers, ils croisèrent

Tuppence qui revenait de son « lunch ».Tommy la dépassa avec un brusque :

— Encore en retard, MissRobinson ! Je suis appelé pour une

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affaire très importante. Occupez-vousdes affaires courantes.

Ahurie, Tuppence les regardas’éloigner puis, les sourcils levés,continua son ascension.

Alors que Tommy et la jeune filledébouchaient sur le trottoir, un taxiarriva en trombe à leur hauteur. Sur lepoint de le héler, Tommy changead’avis.

— Êtes-vous une bonne marcheuse,Miss March ?

— Oui, mais ne serait-il pas plussage de prendre ce taxi ? Nous irionsplus vite !

— Peut-être ne l’avez-vous pasremarqué, mais ce chauffeur a refusé unclient un peu plus bas. Il nous attendait.

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Vos ennemis sont à l’affût. Si vouspensez que vous pouvez marcher jusqu’àBond Street, nous aurons plus de chancede leur échapper, en nous mêlant à lafoule.

— D’accord. Le ton de la jeune fillemanquait cependant de conviction.

Les rues, comme l’avait annoncéTommy, étaient très encombrées et ilsavançaient lentement, sans cessebousculés par les passants. Tommyrestait l’œil aux aguets et plusieurs foisil tira sa compagne de côté, d’un gestebrusque bien que pour sa part, elle n’aitrien aperçu de suspect. Soudain, il laregarda et parut éprouver un remords deconscience.

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— Vous êtes bien pâle. Le choc a dûvous éprouver. Que diriez-vous d’unetasse de café ? À moins que vous nepréfériez un verre de cognac ?

Miss March hocha négativement latête, avec un pauvre sourire.

— Allons boire un café, décidaTommy. Je ne pense pas que nous ayonsà craindre qu’il ait été empoisonné.

Ils mirent longtemps à siroter leurbreuvage et lorsqu’ils se remirent enroute, ils marchèrent d’un pas plusrapide.

— Je crois que cette fois, nous lesavons bien semés, annonça Tommy.

Ils débouchèrent dans Bond Street etparvinrent à l’établissement que

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dirigeait Miss March. Des rideaux rosebonbon en dissimulaient l’intérieur etdans la vitrine, s’étalaient quelques jolispots de crème de beauté et un morceaude savon couleur pastel.

Cicely March poussa la porte etentra, Tommy sur les talons. Le magasin,minuscule, comprenait une cabine enverre sur la gauche, derrière laquelleune femme d’entre deux âges auxcheveux violets et à la peau éclatante,s’entretenait avec une cliente, petitepersonne brune dont les nouveaux venusremarquèrent l’accent gazouillant autantqu’hésitant.

Sur la droite, un sofa, deux chaises etune table couverte de magazines. Deuxgentlemen s’y ennuyaient, sans doute

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deux maris attendant leurs épouses.Cicely March traversa le magasin

sans s’arrêter et ouvrit une portederrière laquelle elle disparut encompagnie de Tommy.

La cliente s’exclama brusquement :— Ah ! mais il me semble que je

viens de reconnaître uno de mis amigos,et se précipita à la suite de Tommy.

Les deux hommes qui semblaients’ennuyer se levèrent lentement. L’un sedirigea vers la porte du fond derrièrelaquelle il disparut, tandis que l’autre,faisant le tour de la cabine de verre,appliquait à temps, sa main sur labouche de la vendeuse qui s’apprêtait àcrier.

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Dans l’arrière-boutique, les chosesse précipitaient. Alors que Tommy ypénétrait, on lui jeta un chiffon sur la têteet aussitôt, une odeur écœurantel’assaillit. Mais, presqu’au mêmeinstant, on retirait le morceau de tissu etun cri aigu de femme fit sursauter ledétective. Il cligna des yeux et regardala scène se déroulant à quelques pas delui. L’un des faux maris attendant leursépouses, était en train de passer lesmenottes à l’étranger qui avait faitirruption dans le bureau de Tommyquelques instants plus tôt. Devant lui,Cisely March essayait de se dégager dela prise que lui infligeait la clienteaperçue de dos à son entrée dans le

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magasin. Le voile qui lui couvrait levisage se détacha soudain et les traitsbien connus de Tuppence apparurent.Beresford poussa une exclamationenthousiaste.

— Bien joué, Tuppence ! Permettez-moi de vous donner un coup de main.Inutile de chercher à fuir, les jeux sontfaits, Miss O’Hara… ou préférez-vousque je vous appelle Miss March ?

Tuppence lui montra l’inspecteur.— Je vous présente l’inspecteur

Grace de Scotland Yard, Tommy. Dèsque j’ai pris connaissance de votremessage, je lui ai téléphoné et noussommes convenus de nous retrouverdevant le salon de beauté. Un de seshommes l’accompagnait.

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— Je suis bien content d’avoir mis lamain sur cet oiseau, déclara l’inspecteuren indiquant son prisonnier. Il estdangereux. Nous n’aurions jamais penséà venir le cueillir ici.

— Vous voyez, Tuppence, expliquaTommy d’un ton sentencieux, il importede toujours avancer, dans une affaire,avec une extrême prudence ! Pourquoiquelqu’un aurait-il voulu avoir le sac del’ambassadeur en sa possession pourune heure ou deux ? Je me suis posé laquestion à l’envers : et si quelqu’unavait voulu que son sac demeurât en lapossession de l’ambassadeur, pour uneheure ou deux… Idée lumineuse ! Lesbagages diplomatiques ne sont pas

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soumis à l’examen des douanes, donc ils’agissait de fraude. Mais fraude surquoi ? Quelque chose de pas tropencombrant. De la drogue, peut-être ?Ensuite, il y a eu la petite comédie jouéedans mon bureau. Les fraudeurs ayant lumon annonce, voulurent me rouler et, aucas où j’aurais persévéré, me supprimer.Mais lorsqu’Albert a réussi son petitnuméro de lasso, j’ai saisi l’expressionde consternation de la jeune fille et celane correspondait pas avec sonpersonnage. Le numéro exécuté parl’étranger n’avait pour but que derenforcer ma confiance en elle. Je mesuis appliqué à feindre une parfaitecrédulité à l’égard de son histoire, plutôttirée par les cheveux et me laissai

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emmener jusqu’ici, laissant cependantderrière moi des instructions précises.Sous plusieurs prétextes, j’ai retardénotre arrivée afin de laisser à mes chefsle temps de prendre les dispositionsnécessaires.

Cicely March le regarda durement.— Vous êtes fou ! Qu’espérez-vous

trouver ici ?— Je me souviens que Richards a

remarqué, dans votre sac de voyage, unflacon de sels de bains. Tommy setourna vers l’inspecteur. Peut-êtrepourrions-nous commencer par cesarticles ?

— Bonne idée, Mr Blunt.Tommy attrapa le premier flacon

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qu’il trouva et le vida sur la table.— Ceux-ci sont de vrais cristaux.

Pas de chance !— Si vous essayiez le coffre ?

suggéra Tuppence.Tommy s’approcha du petit coffre

mural dont la clé se trouvait sur laserrure. Dès qu’il eut ouvert la porte, ilpoussa un cri de triomphe. Des rangéesde flacons s’alignaient sur les étagères.Il en prit un au hasard et, l’ayant vidé, ildécouvrit sous les cristaux, une finepoudre blanche.

L’inspecteur se pencha et un coupd’œil suffit à l’éclairer.

— Cocaïne… Nous savions qu’ilexistait un dépôt assurant la distributiondans le West-End, mais nous n’aurions

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jamais pensé le découvrir ici. Bravo,Blunt !

Alors que Tommy et Tuppence

franchissaient le seuil du magasin,quelques minutes plus tard, Tommyassura :

— Les « Célèbres Détectives deBlunt » viennent de remporter un énormesuccès. C’est un grand avantage d’êtreun homme marié. Vos constantescritiques, Tuppence, ont fini par merendre très observateur et à détecter dupremier coup d’œil une chevelureartificiellement blonde. Miss March,passagère sur le Normandie était,d’après les dires de Richards, brune

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mais la première chose que j’airemarquée lorsqu’elle est venue metrouver, c’est son étincelante coiffureblonde. Nous allons rédiger une lettrepour l’ambassadeur, l’informant que sonpetit problème a été résolu avecsatisfaction. Et maintenant, que diriez-vous d’aller boire du thé et manger des« muffins » abondamment beurrés ?

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XV L’agent n°16(The Man Who

Was 16)

Les Beresford avaient été convoqués

par leur Chef qui leur adressa deséloges.

— Grâce à vous deux, nous avons

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mis la main sur cinq personnages quinous intéressaient depuis longtemps, etpar eux, nous avons obtenu desinformations très précieuses. D’autrepart, nous avons appris, de source sûre,qu’à Moscou, on est furieux car on aperdu le contact avec les agents russesd’Angleterre. Malgré toutes lesprécautions que nous avons prises, jecrains qu’ils ne soupçonnent que leurcentre de distribution – Théodore Blunt,détective international – ne marche plusaussi bien que par le passé.

— Cela devait arriver un jour oul’autre, admit Tommy.

— Il fallait, en effet, s’y attendre.Mais, je suis un peu inquiet pour lasécurité de Mrs Beresford.

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— Je veillerai sur elle, Sir.Dans le même temps, Tuppence

annonçait d’un ton ferme :— Je puis veiller sur moi-même,

toute seule !— Hum… Vous avez toujours été

tous deux très sûrs de vous. Quel’immunité dont vous avez joui jusqu’àprésent procède de votre intelligencesupérieure ou d’une grande part dechance… je ne sais, mais la chance peuttourner. Cependant, je ne veux pasdonner dans le pessimisme. Je présumequ’il est inutile de demander à MrsTommy de rester en dehors de noshistoires, pour une semaine ou deux ?

— Pas question, rétorqua cette

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dernière.— Bon ! Eh bien ! tout ce que je puis

faire est de vous mettre au courant desmaigres informations que je possède.Nous avons raison de croire qu’un agentspécial vient d’être dépêché de Moscouen Angleterre. J’ignore quand il arriveraexactement, ni sous quel nom il voyage,mais je sais que cet homme nous a déjàcausé beaucoup d’ennuis durant laguerre. Il se trouvait, en effet, toujours làoù on s’attendait le moins à le voir. Ilest de nationalité russe, mais polyglotteaccompli, il est capable de choisir sixnationalités différentes, y compris lanôtre. Il est de plus un maître dans l’artdu grimage. C’est lui qui a composé lecode n°16. Il est probable qu’il se

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présentera un jour à votre bureau, sousprétexte de vous demander dedébrouiller une affaire pour lui. Aucours de la conversation, il vous tendrale piège des mots de passe. Le premier,comme vous le savez, est la mention dun°16 auquel il vous faudra répondre parune phrase contenant le même chiffre. Lesecond, que je viens juste d’apprendre,est une question. On vous demandera sivous avez jamais traversé la Manche. Ilvous faudra répondre : « J’étais à Berlinle 13 du mois passé. » C’est tout ce quenous savons. Répondez correctement àses questions, afin de gagner laconfiance de notre homme, mais mêmes’il vous donne l’impression d’être

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satisfait, restez sur vos gardes, sansrelâche. Notre ami est très astucieux etpeut jouer un double jeu, mieux quequiconque. Vous êtes ma seule chancede lui mettre la main dessus. À partird’aujourd’hui, j’adopte des mesuresspéciales. Un microphone a été installédans votre bureau, afin qu’un hommeposté dans la pièce au-dessous, puisseentendre tout ce qui s’y passe. J’ai déjàenvoyé un de mes garçons sur place, etde cette manière, au moindre signesuspect, je serai à même de veiller survous deux sans perdre de vue notregibier.

Ayant écouté quelquesrecommandations supplémentaires, lecouple prit congé du « Chef » et regagna

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rapidement le quartier général des« Célèbres Détectives de Blunt ».

Jetant un coup d’œil à sa montre,Tommy constata :

— Il est presque midi. Nous sommesrestés longtemps avec le Chef. J’espèreque cela ne nous aura pas fait manquerune affaire particulièrement intéressante.

— L’autre jour, j’ai dressé le bilandu travail que nous avons accompli.Nous avons élucidé quatre mystèresassez déroutants, mis hors de combat ungang de faux-monnayeurs et un gang defraudeurs…

— Deux gangs ! C’est du bontravail ! Le mot gang a une consonancetellement professionnelle.

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Tuppence continua :— Nous avons éclairci un vol de

bijoux, échappé par deux fois à une mortviolente, retrouvé la trace d’une femmequi se faisait maigrir, porté secours àune jeune fille infortunée, détruit avecsuccès un alibi et malheureusement,échoué dans une affaire où nous noussommes conduits comme deux idiots.Dans l’ensemble, nous avons bien réussiet j’estime qu’au fond, nous sommessupérieurement intelligents.

— Vous pensez toujours ainsi. Pourma part, je ne puis m’empêcher deconstater qu’en une ou deux occasions,nous avons eu la chance avec nous.

— Quelle idée ! Nous sommes sortis

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vainqueurs grâce à nos « petites cellulesgrises » !

— Pourtant, le jour où Albert a faitson numéro de lasso, je suis sûr que j’aieu de la chance. Mais, dites-moi,Tuppence, vous parlez de tout celacomme si c’était terminé ?

— C’est exact. Elle ajouta d’un tonsérieux : Ceci est notre dernière affaire.Lorsqu’ils auront attrapé le mystérieuxespion, les brillants détectives seretireront et feront pousser des choux.C’est ce qui arrive toujours.

— Fatiguée de l’aventure, hé ?— Heu… possible. D’autre part,

nous avons eu tellement de succès que lachance pourrait nous abandonner.

— Qui parle de chance, à présent ?

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À ce moment, ils pénétraient dansl’immeuble où se trouvait leur bureau etTuppence ne répondit pas.

Ils découvrirent Albert, s’efforçantde maintenir une règle en équilibre surle nez. Avec un froncement de sourcilsréprobateur, Mr Blunt passa dans sapièce.

En se débarrassant de son manteau etde son chapeau, il ouvrit l’armoire oùs’alignait sa collection de romanspoliciers célèbres.

— Le choix se rétrécit, murmura-t-il.Sur qui prendrai-je modèle,aujourd’hui ?

La voix de Tuppence, contenant uneintonation inhabituelle l’obligea à se

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retourner brusquement.— Tommy, quelle date sommes-

nous ?— Voyons… le 11… pourquoi ?— Regardez le calendrier.Au mur se trouvait un de ces agendas

de bureau auxquels on arrache unefeuille chaque jour. Il portait lalégende : « samedi 16 ». On était unlundi.

— Tiens… c’est étrange. Albert a dûarracher trop de pages en le mettant àjour. Ce qu’il peut être peu soigneux !

— Je ne pense pas que cela soit safaute, mais nous pouvons toujours le luidemander.

Interrogé, Albert ne parut pascomprendre. Il jura qu’il n’avait enlevé

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que deux pages, celles de samedi et dedimanche, et d’ailleurs, il les montra carelles étaient encore dans la cheminée.

Les autres feuilles furent découvertesdans la corbeille à papiers.

— Un acte réfléchi, souligna Tommy,intrigué. Quelqu’un est-il venu ce matin,durant notre absence ?

— Oui, Sir. Une infirmière. Elleparaissait très anxieuse de vous voir etaccepta d’attendre un moment. Je l’aiinstallée dans le bureau des employéscar il y faisait plus chaud.

— Et de là, elle aura pu venir icisans être remarquée. Combien y a-t-il detemps qu’elle est partie ?

— Environ une demi-heure, Sir. Elle

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a dit qu’elle repasserait dans l’après-midi. Elle était bougrement jolie !

— Bougrement… Oh ! Albert,disparaissez de ma vue !

Le garçon obéit.— Voilà un curieux prologue et

apparemment bien inutile, car à présent,nous serons sur nos gardes. J’espèrequ’on n’a pas disposé de bombe dans lacheminée ou sous mon fauteuil ?

Après un examen rapide, il prit placederrière sa table de travail et annonçacalmement :

— Mon amie, nous allons devoirfaire face à un problème d’une grandeimportance. Vous vous souvenez sansdoute de l’homme qui portait le nom den°4 et que j’ai écrasé comme une

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coquille d’œuf, dans les AlpesDolomitiques avec l’aide d’un explosif,bien entendu. Il ne mourut pasvraiment… oh ! non, ces super-criminelsne meurent pratiquement jamais. Ehbien, je retrouve notre homme renduencore plus sûr de lui, car maintenant ilest le n°4 au carré, en d’autres mots,agent secret n°16. Vous me suivez, monamie ?

— Parfaitement, vous êtes le grand

Hercule Poirot[18]

.— Exactement. Pas de moustaches,

mais beaucoup de cellules grises.— J’ai comme le pressentiment que

cette aventure sera appelée « Le

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Triomphe d’Hastings[19]

».— Jamais ! C’est impossible car

l’ami idiot sera toujours l’ami idiot. Ilnous faut respecter l’étiquette. Au fait,mon ami, ne pourriez-vous partager voscheveux par une raie médiane ? L’effetactuel est asymétrique et déplorable.

Le timbre résonna et presqu’aussitôt,Albert entra avec une carte de visite queTommy lu à mi-voix :

— Prince Vladiroffsky. Je medemande… Faites-le entrer, Albert.

L’homme qui fut introduit était detaille moyenne, d’allure svelte et portaitune barbe blonde. Il devait avoir dansles 35 ans.

— Mr Blunt ? s’enquit-il en un

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anglais parfait. On m’a instammentrecommandé à vous. Pourriez-vous vouscharger d’une affaire pour moi ?

— Si vous voulez me donner tous lesdétails… ?

— Certainement. C’est au sujet del’enfant d’un de mes amis, une jeunefille de 16 ans. Nous voulons éviter toutscandale, vous comprenez ?

— Notre firme marche depuis seizeans, Sir, et cela grâce à l’importance quenous attachons à respecter le secretprofessionnel.

Tommy crut voir une petite lueurbriller dans le regard de soninterlocuteur, mais il n’aurait pu le jurer.

— Vous avez des correspondants del’autre côté de la Manche, je crois ?

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Sans l’ombre d’une hésitation,Tommy répondit :

— En effet. D’ailleurs, j’étais àBerlin le 13 du mois passé.

— D’après cela, il est inutile decontinuer à tourner autour du pot.Oublions la fille de mon ami. Voussavez qui je suis. En tout cas, je constateque vous avez été avertis de ma venue,ajouta-t-il en désignant le calendrier.

— C’est exact.— Mes amis, je viens étudier les

choses de près. Que s’est-il passé ?— Trahison ! cria Tuppence

incapable de demeurer silencieuse pluslongtemps.

Le Russe concentra son attention sur

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elle et leva les sourcils :— C’est donc cela ? C’est bien ce

que je pensais. S’agit-il de Sergius ?— Nous le croyons, répondit

Tuppence, sans se démonter.— Cela ne me surprendrait pas.

Mais, vous-mêmes, n’êtes-vous l’objetd’aucune suspicion ?

— Je ne pense pas, plaça Tommy,car nous nous occupons aussi d’un grandnombre d’affaires sérieuses.

— C’est, en effet, très sage.Cependant, il vaudrait mieux que je neme présente plus ici. Je suis descendu auBlitz, et je suggère d’emmener Marise…Au fait, vous êtes bien Marise ?

Tuppence hocha affirmativement latête.

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— Comment vous appelez-vous,ici ?

— Miss Robinson.— Très bien, Miss Robinson. Je

suggère donc que nous allions tous lesdeux au Blitz où nous déjeunerons etnous nous retrouverons tous au quartiergénéral à trois heures. D’accord, Blunt ?

— D’accord, répondit Tommy qui sedemandait où le quartier général pouvaitbien se nicher. Évidemment, un des lieuxde rendez-vous que Carter étaittellement désireux de découvrir.

Tuppence enfila son long manteaunoir au col de léopard et annonçaposément qu’elle était prête.

Le Prince et elle sortirent, laissant le

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pauvre Tommy en proie à des sentimentscontradictoires.

Supposons que le microphone nemarche pas ? ou que la mystérieuseinfirmière, l’ayant découvert, l’aitdébranché ?

D’un geste vif, il saisit le téléphoneet composa un certain numéro. Au boutdu fil, une voix bien connue le rassura :

— Tout va bien, Beresford. Venezme rejoindre à l’entrée du Blitz danscinq minutes.

Cinq minutes plus tard, Tommy et MrCarter se postaient dans le Palm Courtdu Blitz. Carter était sur le qui-vivemais calme.

— Vous avez très bien conduit lesopérations, Beresford : le Prince et la

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petite dame sont en train de déjeunerdans le restaurant où deux de meshommes remplissent le rôle de serveurs.Que notre gibier ait des soupçons oupas, et personnellement, je crois qu’il nese doute de rien, n’a aucune importance,car nous le tenons dans nos filets. Deuxde mes gardes sont postés devant sonappartement et toutes les issues sontgardées pour le cas où s’il venait àsortir, on puisse suivre sa piste. Ne vousfaites pas de soucis pour votre femme,nous veillons sur elle.

De temps à autres, un homme habilléen serveur se présentait pour faire sonrapport. Au bout d’un long moment, unjeune homme au visage dénué

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d’expression vint chuchoter quelquesmots à l’oreille du Chef et ce dernier, setournant vers Tommy annonça :

— Ils ont fini de déjeuner ets’apprêtent à sortir. Nous allons nousdissimuler derrière un pilier pour le casoù ils se dirigeraient par ici, mais… oui,c’est bien ce que je pensais, ils vontmonter chez lui.

De son poste d’observation, Tommyaperçut le Russe et Tuppence traversantle hall et monter dans l’ascenseur. Lesportes se refermèrent sur eux.

Les minutes s’écoulèrent lentement etTommy commençait à s’énerver.

— Vous croyez… Ils sont seuls chezlui et…

— Du calme, mon vieux. J’ai un de

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mes garçons caché derrière son sofa.À ce moment, un des serveurs

s’adressa au policier.— J’ai reçu le signal qu’ils

montaient, Sir, mais ils ne sont pas sortisde l’ascenseur.

— Quoi ! Nous les avons vusdisparaître dans l’ascenseur, il y a… –il jeta un coup d’œil à l’horlogemurale – quatre minutes. Et vous dites…

Il se dirigea à grandes enjambéesvers l’ascenseur qui venait juste deredescendre et s’adressa au groom quien assurait le service.

— Il y a quelques minutes, vous avezmonté un gentleman portant une barbeblonde, accompagné d’une jeune femme.

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Ils sont bien sortis au second ?— Non, pas au second, Sir. Le

gentleman a demandé le troisième.Le policier pénétra dans l’engin, fit

signe à Tommy de l’accompagner etl’ascenseur les mena, à leur tour, autroisième.

Le Chef grommelait :— Je ne comprends pas… Mais ne

vous inquiétez pas Beresford, j’ai aussiun agent au troisième.

Lorsque l’ascenseur les eut déposésà destination, les deux hommes selancèrent dans le couloir, où ils furentaccostés par un garçon en veste blanched’employé.

— Tout va bien, Sir. Ils sont au 318.Carter poussa un soupir de

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soulagement.— Parfait. Combien y a-t-il de

sorties ?— C’est un appartement ne

comprenant que deux portes donnant surce couloir.

— Bien. Téléphonez en bas poursavoir qui est supposé occuper cetappartement.

Le garçon revint une minute plustard.

— Une Mrs Cortlands Van Snyder,de Détroit, Sir.

Carter parut préoccupé.— Je me demande… Cette dame

serait-elle une complice ou… Avez-vous entendu du bruit venant de

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l’intérieur de l’appartement ?— Non. Mais les portes sont des

panneaux très épais.— Je n’aime pas la tournure que

prennent les choses. Vous possédez unpasse-partout ?

— Bien sûr.— Appelez Evans et Clydesly.Flanqué de ce renfort, Carter

s’avança vers le numéro 318 et le passe-partout exécuta son travail.

Ils se retrouvèrent dans un hall étroitavec, sur leur droite, une salle de bainsdont la porte était ouverte ; devant eux,le salon et à leur gauche, un panneaufermé derrière lequel ils perçurentcomme la respiration asthmatique d’unpékinois.

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Carter tourna la poignée et entra.La pièce était une chambre à coucher

avec un grand lit sur lequel, pieds etpoings liés, un bâillon sur la bouche etles yeux exorbités par la douleur et larage, se débattait une femme.

Sur un ordre du chef, l’appartementfut envahi. Lui-même demeura dans lachambre en compagnie de Tommy et,tout en déliant les liens de l’inconnue, ilinspecta du regard les objetsenvironnants. Une quantité indescriptiblede malles se trouvaient disséminées çàet là mais nulle part la moindre trace duRusse ou de Tuppence.

Un des policiers arriva pourannoncer que les autres pièces étaient

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également vides. Tommy s’approcha dela fenêtre, mais découvrit qu’elle neportait pas de balcon.

— Vous êtes sûr qu’ils sont entréspar ici ? demanda Carter à son assistant.

— Certain. D’ailleurs… Il indiquadu menton la femme sur le lit.

À l’aide d’un canif, Carter coupa lefoulard qui étouffait la malheureuse ettout de suite, il fut évident que quellesqu’aient été les émotions qu’elle venaitd’éprouver, Mrs Cortlands Van Snydern’avait pas perdu l’usage de la parole.

Dès qu’elle eut soulagé sa colère,Carter lui demanda doucement :

— Pouvez-vous nous raconter ce quis’est passé… depuis le début, Madame ?

— Je vais porter plainte auprès du

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directeur de cet hôtel ! C’est unscandale ! J’étais juste en train dechercher mon flacon de « Killgrippe »lorsqu’un homme est arrivé derrièremoi, m’a mis un tampon imbibé d’unliquide très fort sous le nez et j’ai perduconnaissance. Lorsque je suis revenue àmoi, je me suis retrouvée comme vousm’avez vue vous-même et je medemande bien ce que sont devenus mesbijoux. Il les a sûrement raflés !

— Je suis sûr que vos bijoux sont ensécurité, Madame. Il regarda autour delui et ramassa un morceau de verre.Vous vous teniez ici ?

— Oui.Carter tendit le morceau de verre à

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Tommy qui le renifla avant de décréter :— Ethyl Chloride. Produit une

anesthésie instantanée, mais de trèscourte durée. Voyons, Mrs Van Snyder,vous avez dû revenir à vous avant quel’homme n’ait quitté cette pièce ?

— N’est-ce pas ce que je vousexpliquais ? Oh ! cela me rendait follede voir qu’il s’enfuyait sans que jepuisse l’en empêcher !

— S’enfuir ? lança vivement Carter.De quel côté ?

— Par là. Elle indiqua la porte àdeux battants qui communiquait avecl’appartement voisin. Il étaitaccompagné d’une fille mais elleparaissait un peu endormie, comme sielle avait subi le même sort que moi.

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Carter se tourna vers son expert enserrure qui expliqua :

— Cette porte donne bien surl’appartement voisin, mais elle estmunie de chaque côté du panneau, d’unverrou.

Carter examina le verrou en questionpuis, se redressant, il se tourna vers lacliente :

— Mrs Van Snyder, persistez-vous àaffirmer que l’homme est sorti par là ?

— Certainement. Pourquoi ?— Parce que le verrou de cette porte

est poussé de ce côté.Une expression étonnée se peignit

sur le visage de la femme. Carterinsista :

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— À moins que quelqu’un n’aitpoussé ce verrou après sa sortie, iln’aurait pu s’enfuir. S’adressant à un deses hommes, il questionna : Vous êtescertain qu’ils ne sont pas dans cetappartement ? Y a-t-il une autre porte decommunication ?

— Non, Sir, je puis vous l’affirmer.Le chef alla ouvrir la grande

armoire, regarda sous le lit, dans lacheminée et derrière les rideaux. Puis,ignorant les protestations indignées deMrs Van Snyder, il fouilla les deuxgrandes malles.

Soudain Tommy, qui examinaittoujours la porte de communication,poussa une exclamation.

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— Venez voir, Sir. Ils sont biensortis par là. Il venait de découvrir quele verrou avait été soigneusement limé,si près du battant qu’on remarquait àpeine la jointure.

— La porte ne s’ouvre pas, car elleest verrouillée de l’autre côté, conclut-il.

Une minute plus tard, grâce au passe-partout d’un des « employés » de l’hôtel,les policiers faisaient irruption dansl’appartement voisin. Les pièces étaientinoccupées mais en examinant le verrou,ils notèrent que le même procédé avaitété appliqué. La serrure était fermée àclé. Aucune trace du passage du Russeou de Tuppence.

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— Mais je les aurais vu sortir !protesta l’agent du couloir.

— Sacré bleu ! rugit Tommy. Ils nepeuvent pourtant pas s’être volatilisés.

Carter réfléchissait. Il ordonnabrusquement :

— Téléphonez en bas pour savoirqui occupait dernièrement cetappartement.

Bientôt, on l’informa :— Il s’agit d’un Français infirme,

M. Paul de Vareze et de sa garde-malade. Ils sont partis ce matin.

Une exclamation échappa au policierresponsable du 3e étage. Il était pâlecomme un mort.

— Le malade dans sa chaise… !

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l’infirmière… Je… je les ai croisésdans le passage. Je les ai vus si souvent,je n’aurais jamais pensé…

— Vous êtes certain qu’il s’agissaitdes mêmes personnes ? cria Carter. Lesavez-vous bien regardés ?

— Non, à peine. J’attendais que lesdeux autres réapparaissent, vouscomprenez.

— Il n’est pas besoin de sedemander s’ils comptaient là-dessus.

Tommy qui furetait partout, sepencha soudain et tira de sous le sofa unpaquet noir qui contenait un manteau,une robe et un chapeau, les vêtements deTuppence, et une barbe blonde !

Amer, il remarqua :— C’est clair… ils l’ont en leur

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pouvoir, ils ont Tuppence. Ce diable deRusse nous a glissé entre les doigts,grâce à ses complices, le Français etl’infirmière qui logeaient ici depuis unjour ou deux, afin de gagner la confiancede tout le monde. Le Russe a dû réaliserà l’heure du déjeuner qu’il était coincéet il a mis son plan à exécution. Ilespérait probablement que l’appartement318 serait vide, car il devait l’être aumoment où il a limé le verrou de laporte de communication. La présenced’une cliente ne l’a cependant pasarrêté. Il l’a dopée ainsi que Tuppence,a traîné cette dernière ici, l’a habillée enhomme, a changé son propre aspect etest sorti. Il devait déjà avoir les

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déguisements prêts à être enfilés. Je nevois pourtant pas comment il a réussi àpersuader Tuppence de le suivre.

— Moi si, répondit Carter enramassant une aiguille sur le tapis. Il luia fait une piqûre qui l’a endormie.

— Le salaud ! Et ils sont loin, àprésent !

— Ce n’est pas sûr. N’oubliez pasque toutes les issues sont surveillées.

— Mais ceux qui les surveillent ontle signalement d’un homme à la barbeblonde et d’une femme vêtue de noir,mais pas d’un invalide et de soninfirmière ! Ils sont sans doute partis àl’heure qu’il est.

Après s’être renseigné, Carter dut serendre à l’évidence : le Français et son

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infirmière avaient pris un taxi, cinqminutes plus tôt.

— Écoutez, Beresford, pressa leChef, gardez votre sang-froid, nom d’unchien ! Vous savez que je ne laisseraipas un grain de poussière non retournéjusqu’à ce que nous ayons retrouvé votrefemme. Je rentre directement à monbureau et dans cinq minutes, chaquemembre de mon département entrera enaction. Nous les aurons !

— Vous croyez ? Ce type est unmalin ! Pensez à ce coup d’audace, alorsque nous le cernions tous. Je sais bienque vous ferez tout votre possible,mais… espérons que ce ne soit pas déjàtrop tard. Ils nous en veulent à mort, ne

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l’oubliez pas.Il sortit et se mit à marcher le long

des rues en titubant comme un hommeivre. Il se sentait complètement paralysé.Où chercher ? Que faire ?

Ses pas le guidèrent dans Green Parket il se laissa tomber sur un banc. Il neremarqua pas le passant qui venaitprendre place près de lui, mais sursautaviolemment en s’entendant interpeller.

— Patron… ça vous ennuierait quej’émette une hypothèse ?

— Ah, c’est vous Albert, fit-il d’unton las.

— Je sais tout, Patron. Faut pas vouslaisser abattre.

— Pas me laisser abattre… c’estfacile à dire !

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— Réfléchissez ! Les « CélèbresDétectives de Blunt » ne s’avouentjamais vaincus. Et si vous me pardonnezcette remarque, il se trouve que j’aientendu ce que vous et Madame disiezce matin au sujet d’Hercule Poirot et sespetites cellules grises. Pourquoin’essayez-vous pas de faire travaillerles vôtres et voir ce que nous pouvonsen tirer ?

— Il est malheureusement plus aiséde les faire travailler dans la fiction quedans la réalité, mon garçon.

— Ma foi, je ne pense pas quepersonne puisse réduire Madame ausilence pour de bon. Vous savezcomment elle est, Patron, pareille à un

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de ces os en caoutchouc qu’on achètepour les petits chiens… garantieindestructible.

— Albert, vous me remontez lemoral !

— Alors, que diriez-vous de revoirtoute l’affaire, hé ?

— Je sais bien que jusqu’à présent,jouer au grand détective, ne nous a pasmal réussi. Voyons si je réussirai ànouveau. Disposons les faits avecméthode. À 14 h 10 exactement, notregibier pénètre dans l’ascenseur avecTuppence. Cinq minutes plus tard, nousparlons au groom et montons à notretour, au troisième étage. À… disons,14 h 19, nous entrons dans l’appartementde Mrs Van Snyder. Et maintenant, quels

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détails significatifs doivent retenir notreattention ?

Ils se turent mais aucun d’eux nesemblait trouver. Soudain, les yeuxd’Albert brillèrent et il s’écria :

— Il n’y aurait pas un objetvolumineux tel qu’une malle dans lachambre de la dame ?

— Mon ami, vous ne comprenez rienà la psychologie d’une Américaine quirevient de Paris. Il y avait au moins dix-huit malles dans sa chambre.

— Je veux dire qu’une malle estcomme pour dissimuler un corps dont onveut disposer… ce n’est pas que jepense une minute qu’on ait maîtriséMadame à ce point.

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— Inutile, Albert, nous avons fouilléles plus grandes. Voyons, quel est dansl’ordre chronologique, le point suivant ?

— Vous en avez oublié un : quandMadame et le type habillé en infirmièresont-ils passés devant le flic dans lecouloir ?

— Ce devait être juste avant quenous n’émergions de l’ascenseur. Ils ontsûrement manqué de peu de se trouverface à face avec nous. Un travail trèsrapide. Je…

Il s’interrompit brusquement.— Qu’est-ce que c’est, Patron ?— Taisez-vous, mon ami. J’ai une

petite idée… colossale, prodigieuse…en fait cela arrive toujours tôt ou tard à

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Hercule Poirot. Mais si c’est ainsi, si jene me trompe pas… Oh ! pourvu que jen’arrive pas trop tard !

Se levant d’un bond, il sortit du parcen courant, Albert sur les talons.

— Que se passe-t-il, Patron ? Je necomprends pas… souffla Albert.

Sans ralentir, Tommy répondit :— Aucune importance. Vous n’êtes

pas supposé comprendre. Hastings necomprenait jamais. Si vos cellulesgrises n’étaient pas bien inférieures auxmiennes, quel plaisir prendrais-je à cepetit jeu ? Je dis des âneries mais je nepuis m’en empêcher. Vous êtes un bongarçon, Albert. Vous savez ce que vautTuppence à mes yeux ? Une douzaine detypes comme vous et moi.

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Courant toujours, Tommy pénétra ànouveau dans le hall de l’hôtel. Ilaperçut Evans, le prit à part et lui ditquelques mots. Tous troiss’engouffrèrent dans l’ascenseur, vers letroisième étage.

Arrivés devant le 318, Evans usa deson passe-partout et sans un motd’avertissement, ils se ruèrent dans lachambre de Mrs Van Snyder.L’Américaine se trouvait encoreallongée sur le lit, vêtue d’un élégantdéshabillé.

Arrêtant son cri de surprise, Tommyannonça :

— Excusez-moi de ne pas avoirfrappé, mais je veux ma femme. Cela

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vous ennuierait-il de vous lever de celit ?

— Vous êtes complètement fou ! criala dame offusquée.

— Nous avons bien regardé sous lelit, mais pas dedans. Je me souviensd’avoir utilisé cette cachette moi-mêmelorsque j’étais enfant : allongé en traversdu matelas, sous le traversin. Et une deces malles immenses est toute prête pourqu’on y dispose le corps. Mais, noussommes arrivés trop tôt. Vous aviez eutout juste le temps d’endormir votreotage, de le placer sous le traversin etde vous faire attacher par vos complicesde l’appartement voisin. Je doisadmettre que, sur le moment j’ai cru àvotre histoire. Cependant, en y

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réfléchissant bien, il est certainementimpossible d’endormir une femme, delui mettre des vêtements d’homme,d’attacher une autre femme et de changersa propre apparence, tout cela en cinqminutes ! L’infirmière et le garçondevaient jouer le rôle d’appât afin quenous nous lancions à leur poursuite, avecun petit sentiment de pitié pour Mrs VanSnyder, la pauvre cliente victime desvilains… Veuillez aider Madame à selever, Evans ? Vous êtes armé ? Bon.

Malgré ses protestations,l’Américaine fut mise sur pieds etTommy tira le couvre-lit et le traversin.

Là, étendue en travers du lit, setrouvait Tuppence, les yeux fermés et le

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visage couleur de cire. Un moment,Tommy crut qu’elle était morte, mais lefaible battement de son pouls le rassura.La jeune femme était droguée.

Se tournant vers Evans, et Albert,Beresford annonça :

— Et maintenant, Messieurs… lecoup final. D’un geste brusque, il saisitMrs Van Snyder par sa chevelurebouclée qui lui resta dans la main.

— Comme je le pensais : n°16 !Environ une demi-heure plus tard,

Tuppence ouvrant les yeux aperçutTommy et un médecin, penchés à sonchevet. Nous baissons un pudique rideausur ce qui se passa durant le quartd’heure suivant, mais après cela, lemédecin se retira, pleinement rassuré sur

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l’état de santé de sa malade.— Mon ami, Hastings, murmura

Tommy avec douceur, comme je suisheureux que vous soyez encore en vie.Avons-nous eu n°16 ?

— Une fois de plus, je l’ai écrasécomme une coquille d’œuf ou plusexactement, le Chef l’a en son pouvoir.Les petites cellules grises !… Au fait,j’augmente le salaire d’Albert.

— Racontez-moi tout !Tommy lui fit un récit animé des

événements passés avec cependantquelques omissions.

— N’êtes-vous pas à demi-sincère,en ce qui vous concerne ? demandafaiblement Tuppence.

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— Pas spécialement. Il faut biengarder son calme.

— Menteur ! Vous êtes encore toutpâle !

— Ma foi, j’étais peut-être un peuinquiet, ma chérie. Dites, on abandonnela partie, maintenant ?

— Certainement.Tommy poussa un soupir de

soulagement.— J’espérais bien que vous seriez

raisonnable. Après un tel choc…— Oh ! Ce n’est pas cela… Vous

savez que les chocs ne m’ont jamaiseffrayée.

— Un os en caoutchouc, murmurason mari.

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— J’ai quelque chose de mieux àmener à bien… quelque chose detellement plus excitant… quelque choseque je n’ai jamais essayé, encore.

— Tuppence, je vous l’interdisformellement !

— Vous ne pouvez pas. C’est une loide la nature !

— De quoi parlez-vous donc ?— Je parle de notre bébé. Les

femmes ne le chuchotent plus de nosjours, elles le crient sur tous les toits.Notre BÉBÉ. Oh ! Tommy, ne pensez-vous pas que ce sera merveilleux ?

FIN

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[1] En français dans le texte.

[2] En argot, slush (neige souillée)

signifie : fausse monnaie.[3]

Myth. Nymphe protectrice des forêts.[4]

Chaîne de pâtisseries – restaurantsbon marché.[5]

Héros de romans policiers.[6]

Marque de dépôt sur la surface planeentourant le trou.[7]

Héros de romans policiers.[8]

Héros de romans policiers.

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[9] Héros de romans policiers.

[10] Recteur : ecclésiastique préposé à

l’administration d’une paroisse ettitulaire du « bénéfice » et de la« dîme ».[11]

Mon premier, vous le posez sur lescharbons embrasés, et dedans, vous ymettez mon tout ; Mon deuxième est enfait le premier ; Mon troisième n’aimepas la bise de l’hiver.[12]

Saucepan : casserole.[13]

Frying pan : abréviation decasserole.[14]

Potatoes : en anglais, pommes de

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terre.[15]

Toes : doigts de pied. Dans lacharade, les doigts de pied redoutent lefroid de l’hiver.[16]

Héros de romans policiers.[17]

Officier de Paix.[18]

Célèbre héros d’A. Christie.[19]

Confident de Poirot.