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  • Fatiha Dazi-HeniCatherine Polac

    Chroniques de "la vraie base". La constitution et lestransformations du rseau associatif immigr NanterreIn: Politix. Vol. 3, N12. Quatrime trimestre 1990. pp. 54-69.

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    Dazi-Heni Fatiha, Polac Catherine. Chroniques de "la vraie base". La constitution et les transformations du rseau associatifimmigr Nanterre. In: Politix. Vol. 3, N12. Quatrime trimestre 1990. pp. 54-69.

    doi : 10.3406/polix.1990.1424

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polix_0295-2319_1990_num_3_12_1424

  • Chroniques de la vraie base La constitution et les transformations du rseau associatif

    immigr Nanterre

    Les pleins feux aveuglent toujours ceux sur lesquels ils sont braqus, et le malaise que les journalistes prouvent pour le bton des cits n'est pas nouveau. Aller sur le terrain ? Ce n'est pas de tout repos. Les cits ne sont gure hospitalires. Pas de bureau de presse ni de "dlgu" rompu aux relations publiques. Le visiteur d'un jour est happ, manipul, men en bateau. Des ptards peuvent tre glisss dans ses poches, sa bourse accroche. Le contact est toujours difficile. Les taxis ne vont pas toujours trouver des interlocuteurs dans les centre-ville. Et le contrle des sources ? Sans importance le plus souvent : les choses sont tellement compliques dans ces cits maudites qu'on peut en dire n'importe quoi sans prendre le risque d'tre contredit Ahmed Boubeker, Nicolas Beau, Chroniques mtisses, 1986.

    Maintenant, ils ont cass presque tous les bidonvilles Nanterre, mais dans nos ttes et nos mentalits, ils existent toujours. La vie dans un bidonville, c'est une chose qu'on n'oublie pas. On a eu tellement la rchouque, la honte, qu'il nous en restera toujours quelque chose. Franois Lefort, Du bidonville l'expulsion, 1980.

    ON NE COMPTE PLUS les ouvrages, les rcits et ls tmoignages ayant pour protagoniste la jeunesse des banlieues, celle des "cits priphriques" avec ses "lascars", ses "zonards" et ses "nouveaux

    militants maghrbins". Cette lgende dore des "cits maudites" voit se succder, comme autant de "combats" et de "luttes d'avant-garde", les stratgies de contournement ou de drision, de bluff ou d'esquive1 des jeunes immigrs des cits. Rcits de rhabilitation intronisant une "vraie base"2, intransigeante, jalouse de son autonomie et rebelle toute forme de dlgation, il y est toujours question de redonner du sens, un sens exemplaire, une population que par

    1. Boubeker (A.), "Le bluff des lascars", in Bulletin de l'Agence IM'mdia, ("Les beurs face aux urnes"), n3, printemps 1986. 2. Pour ne citer que les ouvrages vocant une exemplarit de l'avant-garde nanterrienne, cf. Abdallah (M. H.), "Jeunes immigrs hors les murs", Questions clefs, n2, mars 1982 ; l'ensemble des publications de l'agence Im'mdia ; Boubeker (A.), Beau (N.), Chroniques mtisses : histote de France des jeunes arabes, Paris, Alain Moreau, 1986 ; Lefort (F.), Du bidonville l'expulsion, CIEMM, 1980 ; Jazouli (A.), L'action collective des jeunes maghrbins de France, Paris, CIEMI- L'Harmattan 1986.

    ailleurs on aime dire "aline"3. Les jeunes des cits y font l'objet d'une reprsentation unifie, apparaissent sous les traits de "lascars", de "gavroches" des zones industrielles, s'auto- organisent dans des comits afin de refuser la mdiation des "beur-geois parisiens". Cette opposition structurante entre d'authentiques "lascars"4 des banlieues, "la vraie base", et des "beur-geois usurpateurs de la reprsentation" qui "se servent des beurs pour mettre du beurre dans leurs pinards" court la littrature journalistico- sociologique : "Le peuple des cits crie famine mais la presse se contente de retranscrire le dlire des salons beurs parisiens"5. Ce travail de rhabilitation (qui livre en passant maintes informations sur les formes et les pratiques de rsistance et d'expression ractives des jeunes des banlieues aux effets de la disqualification sociale) fait l'objet d'une quasi- spcialisation assume principalement par des journalistes-sociologues engags dans la mouvance associative. Ils sont eux-mmes aussi, souvent, issus de l'immigration, mais d'une autre immigration, celle qui a moins connu les cits de banlieues que les amphis de l'universit (et souvent de sociologie). Ce discours critique "d'intellectuels de terrain" se trouve en situation de quasi- monopole dans la production du label "jeune immigr des banlieues".

    Une telle imagerie contribue occulter l'htrognit de cette population des jeunes des cits, la multiplicit des trajectoires individuelles. C'est dans "la galre", systme partag d'action, orient par "la dsorganisation, l'exclusion et la rage"6 que s'ancre malgr tout la possibilit, labile et incertaine, d'une mise en forme collective d'expriences propres la vie des cits. Cependant, si l'exprience de la galre rend compte de l'univers des banlieues, avec

    3. Cf. "Le coup de la rsistance populaire", in Grignon (C), Passeron (J.-C), Le savant et le populaire, Paris, Seuil/Gallimard, 1989, pp. 88-94. 4. "Lascar" : cette appelation a t popularise par Mogniss Ahmed Abdallah pour qualifier les jeunes des banlieues qui vivent en bande, style "Pieds-Nickels" et Titi parisien". C'est aussi le malin qui emploie des chemins dtourns ou rprhensibles pour parvenir ses fins. Mogniss fait, par ailleurs, rfrence l'origine persane de ce terme : c'est un soldat goguenard en permission qui vit en groupe (entretien, 28/8/90) ; voir aussi "Jeunes immigrs hors les murs", Questions clefs, n2, mars 1982. 5. Boubeker (A.), Beau (N), Chroniques mtisses, op. cit., p. 108. 6. Dubet (F.), La galre. Jeunes en survie, Paris, Fayard, 1987, pp. 67-93.

    54 Politix, n 12, 1990

  • Chroniques de la vraie base

    notamment l'mergence de formes d'actions phmres et clates, parfois inscrites dans des projets associatifs, elle ne les recouvre pas entirement. Il existe, en effet, des modes de sortie de la galre pour les jeunes, par la professionnalisation dans l'animation socio-culturelle, et des tentatives balbutiantes d'accs l'espace politique local via le militantisme associatif. Mais, surtout, les formes d'actions de cette "vraie base", anime et oriente autour des "problmes des cits" (expulsions, crimes racistes, problmes de logement) par des "mdiateurs" souvent extrieurs aux cits, sont l'occasion de saisir la manire dont sont cres les conditions d'une cristallisation ractive de l'ordre dltre de la "galre". Ce sont prcisment ces moments de mise en forme, auquel le "bavardage" des tiquettes1 n'est pas tranger, qu'il faut interroger. C'est dans une sorte de transaction, perptuellement ractive, entre des formes et des pratiques de sociabilit de cit et un travail spcifique de nomination et d'organisation, effectu pour et avec les jeunes par une "intelligentsia maghrbine", que le label "jeunes immigrs des banlieues" a pu prendre forme et consistance. Cette chronique de la "vraie base" nanterrienne voudrait rendre compte de quelques-unes de ces figures^.

    Le rseau Gutenberg

    La population immigre Nanterre se caractrise d'abord par la persistance d'une structure communautaire et villageoise typique des annes cinquante. Il s'agit d'une immigration ancienne compose de maghrbins, essentiellement d'algriens, qui viennent des mmes rgions d'Algrie : de POranie (Maghnia, Tounane, Ghazaouet), et de l'Est Suafa (El Oued, Oued Souf). L'immigration marocaine prsente des similitudes remarquables. Ces derniers proviennent de la frontire algro-marocaine (Oudja) et de l'Est (Casablanca). La ville de Nanterre apparait ds 1965 comme la ville la plus "bidonvillise" de France. Aux bidonvilles succdent au dbut des annes soixante, mais surtout dans les annes soixante-dix, les cits de transit, et parmi celles-ci la cit Gutenberg, situes la priphrie de la ville, relgues et invisibles. La

    1. Il faut relever, au passage, que les taxinomies locales sont souvent complexes puisqu'elles distinguent les "beurs" des "khokhs", les "bldardes" des "beurettes" alors que "le lascar" n'a pas d'quivalent au fminin. Le terme "khokh" signifie "pche" dans le dialecte maghrbin, il dsigne le "beauf" arabe des banlieues. Le groupe de rock Carte de sjour l'a popularis dans une chanson intitule "La khokhomanie". 2. Les citations de ce texte, sauf indications contraires, sont extraites de quelques-uns des dix-huit entretiens effectus du 20 fvrier au 24 septembre 1990 auprs de "jeunes immigrs" et de "jeunes issus de l'immigration" (animateurs sociaux, prsidents d'association ou membres d'associations) vivant Nanterre ou ayant milit Nanterre. Nous remercions toutes les personnes qui ont accept de nous recevoir de multiples reprises. Le caractre oral des propos a t maintenu. Les noms de personnes et d'associations ont t dissimuls ou conservs lorsque la trop grande visibilit des acteurs rendait impossible le camouflage.

    population immigre reprsente 22% de l'ensemble de la population. Un habitant de Nanterre sur cinq est un immigr. Les particularits de cette population tiennent, en premier lieu, son anciennet, ensuite la multiplicit des dplacements qu'elle a eu connatre en terre d'migration (immigration au Maroc et en Tunisie lie la politique coloniale de dplacement des populations d'abord, la guerre d'Algrie ensuite). Originaires de mmes rgions et ayant eu connatre le mme bidonville avant la cit de transit, les populations immigres des cits de transit se caractrisent donc par des pratiques unifies qui ont sous- tendu les actions collectives de Gutenberg.

    La mobilisation Gutenberg

    L'analyse des pratiques de sociabilit est essentielle pour comprendre la mise en forme des groupes de jeunes issus de l'immigration, elle s'appuie sur le rseau d'inter- connaissance qui s'est tiss la cit de transit Gutenberg. Le terme de rseau dsigne ici les relations affinitaires noues dans l'action collective contestataire et les expriences vcues en commun pendant les annes 1 982- 1984. Ce systme de relations s'est stabilis un moment au sein de l'association Gutenberg. Avec la rsorption de la cit en 1984, les rfrences territoriales de la mobilisation ont disparu, ainsi que l'association. Mais la mmoire de ces liens affinitaires a permis d'autres formes postrieures de cristallisation. Notre propos n'est pas de retracer l'histoire de la mobilisation la cit blanche, qui a fait l'objet de plusieurs publications souterraines souvent cites en exemple dans les ouvrages portant sur "la mouvance beur", mais de considrer le dveloppement de l'action collective contestataire de ces jeunes comme tant l'origine du mouvement associatif nanterrien "immigr". La rfrence partage au Mouvement Gutenberg ainsi que les ressources accumules, l'exprience de la lutte et de la mobilisation fournissent des lments pour expliquer leur quasi- monopole dans l'espace associatif nanterrien. Gutenberg n'tait qu'une cit de transit parmi d'autres, elle est devenue la cit de transit par excellence. La mort d'Abdenbi Guemiah en novembre 1982, abattu par le 22 long riffle d'un pavillonnaire, amorce un processus de mobilisation qui se donne pour objectif certes la condamnation du meutrier, dont il sera organis un procs "exemplaire"3, mais aussi le relogement de tous les habitants des cits de transit en France. L'exemplarit du cas nanterrien est le rsultat du travail de mise en forme et de mdiatisation effectu la fois par les frres Abdallah, tudiants "gauchistes" et fondateurs de l'agence IM' mdia, et par un "cur-missionnaire" des banlieues, le pre Lefort.

    Les frres Mao-gniss

    Mogniss et Samir, de mre danoise et de pre artiste-peintre gyptien, se prsentent volontiers comme de "jeunes

    3. Cf. "Procs d'un beauf exemplaire", Bulletin de l'agence IM'mdia, supplment au nl, automne 1984, pp. 8-9.

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  • Fatiha Dazi-Heni et Catherine Polac

    immigrs mtropolitains" dans les articles et les brochures qu'ils publient. Un travail de lgitimation a cependant t ncessaire pour qu'ils puissent s'imposer comme porte- parole des jeunes des banlieues. Mogniss, l'an, est tudiant en sociologie la facult de Nanterre la fin des annes soixante-dix. Cest l qu'il fait connaissance avec les maos et se met " l'coute de la base". En effet, la facult prsente la particularit d'avoir t difie proximit du bidonville de La Folie et des cits de transit du Petit Nanterre. Etudiants aux tudes pertubes, qui ne se finissent jamais ou qui n'en finissent jamais de commencer, ils rinvestissent dans le militantisme les qualits accumules par la familiarisation avec des pratiques intellectuelles universalisantes. Se proposant comme interprtes de la culture la plus lgitime, celle de l'universit, en direction des jeunes immigrs des cits, il leur faut la fois proposer une thorisation des "luttes des cits" et parvenir tablir le lien avec les jeunes. Alors que les rapports entre les tudiants et les jeunes des bidonvilles voisins se caractrisent par une mfiance rciproque, les frres Abdallah parviennent les inviter manger au restaurant universitaire ou utiliser les installations sportives. La facult est aussi le lieu de mobilisation pour la campagne de soutien en 1979 contre l'expulsion pour atteinte l'ordre public des frres Abdallah. Ils sont les instigateurs de "Rock against police", mouvement de coordination intercits de la mobilisation contre les crimes racistes et les expulsions via le rock. Mogniss dispose, de plus, d'un savoir-faire prouv en matire de communication : il est d'abord journaliste free-lance, animateur Radio-soleil- Goutte-d'or, premire radio "immigre", puis Sans frontires, premier hebdomadaire "immigr". Avec son frre, Samir, il fonde l'agence IM'mdia pendant l't 1983 qui se donne pour tche d'assurer la mise en scne des "jeunes immigrs des banlieues" destination des mdias. Ils se posent en mdiateurs de "jeunes [qui] font aussi partie de la sacro-sainte opinion publique" et des "journalistes en mal de scoop"1. Ils s'attacheront gnraliser la situation nanterrienne l'ensemble du pays, en s'appropriant d'abord l'histoire du mouvement nanterrien au moyen de films, de la publication d'une histoire de la cit Gutenberg2, puis en assurant la mise en ordre chronologique du mouvement des "jeunes des cits" en France3. Matrisant l'image publique des jeunes des cits et promouvant les thmes de "Pauto-organisation" et de la coordination de toutes les cits franaises, les frres Abdallah, se sont fait reconnatre comme porte-parole d'une "vraie base", refusant les porte-parole : "a se passait mal, on le voulait, nous on les connaissait les mecs qui sortent de l'ENA force de les rencontrer, ceux

    1 . "Un carrefour entre jeunes, journalistes et nouveaux mdias", Bulletin l'agence IM'mdia, mai-juin 1984. 2. Reportage de l'agence Im' Media, Nanterre, la diaspora urbaine. 3 . "Les jeunes, la police et la justice. Chronologie du mouvement", Bulletin de l'agence Im' Mdia, numro spcial, dcembre 1983.

    qui viennent faire un stage sur votre dos pour grer la politique d'immigration. Nous, on ne voulait pas entrer dans le jeu parce qu'on savait que c'tait des professionnels de la politique et du dialogue. Il n'y avait pas une seule personne qui parlait, pas de chef. On voulait que le maximum de gens prenne la parole. Quand ils posaient la question de la reprsentativit : Vous tes pas lgitimes, on leur disait on s'en va et vous allez voir ce qui va se passer. On faisait des menaces aux incendies, des choses comme a. C'est comme a qu'on a russi dbloquer beaucoup de choses" (Momo).

    Pourtant, pour "les Gutenberg" la question de l'unit du mouvement, proclame l'extrieur, est toujours remise en question. Les "engueulades perptuelles" et les rixes quotidiennes qui rythment la vie des cits y sont nombreuses. Michel Pialoux a montr que la "crasse" de la cit perue comme telle l'extrieur et l'intrieur confre un important potentiel de violence au comportement quotidien du jeune zonard. Le poids du stigmate est tel que les habitants forment un groupe "divis contre lui-mme"4. Les jeunes se prtent volontiers une surenchre basiste, dnonant les menaces de prises en charge "extrieures" d'une lutte qu'ils souhaitent circonscrire l'espace de la cit. Les places et les rles de "thoricien" pour Mogniss et d'animateur pour son frre doivent perptuellement tre rengocis avec les jeunes :

    "On a eu beaucoup de bagarres, mme des bagarres violentes l'intrieur de notre groupe, il y avait des gens plutt politiques et d'autres plutt apolitiques. Moi je faisais partie de la mouvance Rock Against Police de Mogniss et Samir Abdallah et de l'association Gutenberg. C'tait des gauchistes, certains les appelaient les Maogniss, y en avaient d'autres qui taient contre, ils pensaient que les politiques dplaaient le vrai problme de la mobilisation : le logement" (Momo).

    A la suite au mouvement de mobilisation et avec l'appui de diffrentes personnes extrieures (intellectuels, enseignants du suprieur, avocats, journalistes), la menace d'expulsion de Mogniss et Samir sera leve. Ils bnficieront ds lors d'une lgitimit auprs des jeunes immigrs des cits de transit de Nanterre, dont beaucoup ont fait l'objet d'arrts d'expulsion sous le septennat de Valry Giscard d'Estaing.

    Prtre des cits

    Paralllement, mobilisant un autre registre, celui des "chrtiens solidaires des luttes des immigrs", une autre forme de prise en charge du soutien aux expulsables se met en place. Franois Lefort, fils de banquier, prtre et mdecin en est l'instigateur. Il a longtemps vcu parmi les jeunes des bidonvilles avec lesquels il s'est trouv confront

    4. Pialoux (M.), "Jeunesse sans avenir et travail intrimaire", Actes de la recherche en sciences sociales, n 26-27, 1979, p.21.

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  • Chroniques de la vraie base>

    quotidiennement. Il part ensuite douze ans en Algrie o il se chargera notamment d'accueillir des expulss de Nanterre et de Colombes. Il publie en 1980 un tmoignage contre ces pratiques systmatiques d'expulsion^. F. Lefort revient Nanterre aprs cinq ans d'absence. Il est nomm charg de mission la cit Gutenberg en novembre 1982, la tte de l'association para-publique pour l'animation et la rsorption des cits de transit. Il s'impose comme interlocuteur entre les pouvoirs publics et les jeunes. Dnonc par Mogniss comme agissant dans "une logique d'assistanat qui vise la ngation de l'autonomie du mouvement", les jeunes brleront sa voiture et l'agresseront violemment. Ces vnements ainsi que les vaines promesses des pouvoirs publics faites Lefort vont le conduire dmissionner en 1984. La majorit des jeunes se rallient alors Samir et Mogniss qui prennent en main l'organisation du mouvement avec la transformation du club Gutenberg, vocation socio-culturelle, en association Gutenberg, association-phare des futures marches pour l'galit des droits et devenue emblmatique, notamment pour les mdias, de "l'action collective contestataire des jeunes maghrbins de France"2.

    Des "grandes gueules"

    Les membres de ce groupe ont des caractristiques sociales identiques, un parcours scolaire similaire, une exprience commune de l'exclusion. La plupart n'ont pas la nationalit franaise. Le plus souvent ils ne sont pas parvenus obtenir les CAP qu'ils prparaient (chaudronnier, ajusteur, mcanicien). Dans leurs rcits, la premire prise de parole s'est effectue l'cole o ils ont souvent exerc les fonctions de dlgu de classe, contestant la sgrgation scolaire : "Pai toujours t une grande gueule, j'ai appris cela l'cole [...]. Ils voulaient faire de nous une seconde gnration d'immigrs proltaires. Alors, on gueulait contre notre orientation. C'est l que j'ai appris qu'une grande gueule a pouvait servir" (Nasser). La "carrire" de dlinquant, que certains d'entre-eux ont emprunt, trouve se reconvertir, dans un rpertoire d'action revendicatif, dans lequel la violence verbale tient une grande part. La solidit des relations entretenues entre les membres du groupe doit beaucoup ce sens partag de la provocation et du "coup de gueule", mobilis en de nombreuses circonstances :

    "Je me suis compltement investi dedans : cette poque l, j'avais surtout fait de la prison. De dix-sept vingt-et- un ans, je faisais des aller-retour, c'tait des coups et blessures avec armes, des conneries assez graves. Je suis rest plus de deux ans, j'ai t aussi expuls, j'ai mme t

    clandestin pendant plus de six mois. Cette histoire d'association a m'a vachement aid parce que je m'en suis sorti socialement. C'est une sorte de rvolte. Je prferais me battre loyalement avec leurs propres armes en allant les emmerder dans les ministres. Je me suis trouv travers cette association, comme beaucoup de gens d'ailleurs"-*.

    L'identit se construit galement travers la mobilisation et les contraintes lies l'organisation de l'action. Les pratiques de reprsentation directe et collgiale mises en avant par les rsidents de Gutenberg jouent un rle crucial dans la construction de l'identit du groupe. Manifestant la volont de n'tre reprsents que par leurs pairs, ils ne pouvaient paradoxalement qu'accepter, comme leaders informels (et comme "thoriciens"), ceux qui les encouragaient refuser la dlgation et le leadership. Mogniss : "C'est vrai que nous ne sommes pas de la cit mais on a mont le Comit des rsidents et l'association Gutenberg. La ngociation c'est nous qui l'avons faite avec le prfet et le ministre des affaires sociales. On ne dit jamais que Lefort vient de Neuilly. Il n'est jamais vis par ces propos"4.

    Les membres du groupe dploient des stratgies d'action fondes sur l'action directe et l'action dfensive. Le recours l'action directe (papeteries de la Seine et Prisunic brls, envois de courriers anonymes5) s'est rvl payant lors des luttes qui ont conduit la rsorption de la cit Gutenberg et les membres du rseau ont rig la "thorie du rapport de force" comme composante essentielle de leur stratgie d'action. Ils prennent pour cible les autorits administratives ou politiques et leurs symboles (municipalits, prfecture, police) dans le cadre d'actions portant sur les expulsions, les crimes racistes, l'hostilit de la police et le logement. L'exprience de "la rage", dcrite ailleurs par Franois Dubet^, marque par des coups d'clat phmres se trouve confirme ici.

    La ractivation du rseau

    En 1984, la rsorption des cits de transit a provoqu l'clatement du rseau Gutenberg : 95 % des habitants ont t relogs dans des communes avoisinantes, les militants "immigrs" d'extrme-gauche, dsormais occups par leurs activits nationales, ont cess de frquenter les cits nanterriennes. Pourtant, sous la forme d'un rseau diffus, "ceux de Gutenberg", se retrouvent parfois pour des actions sporadiques. Aujourd'hui disperss dans les communes

    1. Lefort (F.), Du bidonville l'expulsion, op. cit. Ce livre prcde celui crit en collaboration avec M. Nery, Emigrs dans mon pays, CIEMI-L'Harmattan, 1984. La situation de F. Lefort, Nanterre, n'est pas sans rappeler celle du pre Delorme, prtre des Minguettes et instigateur de la grve de la faim en avril 1981 et de la Marche pour l'galit de 1983. 2. Jazouli (A.), L'action collective des jeunes maghrbins de France,. op. cit., p. 73.

    3. Par analogie on peut penser la reconversion des "bagarreurs de rue" (streetfighters) en boxeurs amateurs ou professionnels, cf. Wacquant (L. J. D.), "Corps et me: notes ethnographiques d'un apprenti boxeur", Actes de la recherche en sciences sociales, n 80, 1989, pp. 33-65. 4. Entretien, 28 aot 1990. 5 . semble que l'association Gutenberg avait mis en place ce qu'il est convenu d'appeller une "branche arme" la manire de la Gauche proltarienne. 6. Dubet (F.), La galre. Jeunes en survie, op. cit.

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  • Fatiha Dazi-Heni et Catherine Polac

    environnantes, ils frquentent, rgulirement le mme caf. Semi-professionnels de l'action militante "marginale", ils vivent toujours d'emplois intrimaires, aident la constitution de coordinations ("Rsistance des banlieues"), s'engagent dans des combats "priphriques" ("la double peine", la rinsertion des jeunes immigrs sortis de prison, le soutien aux expulss) et s'investissent nationalement auprs des reprsentants "immigrs" les plus proches de Pextrme-gauche (soutien DjidaTadzat, lue "beur" de la liste Verte lors des lections europennes). Hostiles toutes les associations prtendant reprsenter les jeunes immigrs des cits (SOS-racisme, France-Plus, Mmoire fertile), ils prnent l'tablissement d'un rapport de force direct.

    Ainsi, en 1990, ils renouent avec des formes de protestation qu'ils ont dj exprimentes en novembre 1983. La sance publique du conseil municipal de Rueil avait alors t investie par une quarantaine de jeunes des cits de transit en signe de protestation contre une lettre du maire qui enjoignait les directeurs d'agences immobilires de ne pas reloger les familles dans sa commune. Ancien de la cit Gutenberg, Moussa, aujourd'hui ge de trente-deux ans, pre de quatre enfants, se retrouve la rue. Une manifestation d'une quarantaine de personnes est organise par le rseau Gutenberg et se termine la mairie. Passant proximit de la salle du conseil municipal, un ancien de Gutenberg glisse l'oreille de Nasser : 'Tu te souviens du conseil municipal de Rueil ?". C'est son initiative que la bande de copains se retrouve au conseil municipal du 3 mai 1990, ractive par le rseau Gutenberg pour un ancien de Gutenberg.

    "Moussa, c'est un mec qui a grandi dans la cit Gutenberg, il a t relog au Parc dans les annes 76, il a toujours habit Nanterre. Il est en train de subir ce que ses parents ont subi il y a quelques annes auparavant, a veut dire que pour les enfants d'immigrs c'est un ternel recommencement. On a fait des adeptes de l'ouverture des portes, tant mieux [...]" (Nasser).

    La salle du conseil est pleine, peut-tre trop pour un conseil municipal ordinaire. Les deux lus "issus de l'immigration" sur la liste d'Union de la gauche, sont absents, comme d'habitude ou presque. L'atmosphre est tendue, les agents de scurit de la mairie se tiennent devant la porte d'entre, prts former un mur. Tout le monde a les yeux rivs sur la porte dans l'attente d'un vnement annonc : le "dbarquement" impromptu djeunes des cits. Suspense. L'attention se porte moins sur les dbats du jour que sur les coulisses du conseil. Des anciens de la cit Gutenberg et d'autres jeunes entrent enfin dans la salle du conseil municipal afin de faire entendre leur colre Madame le maire. Ils sont une quinzaine s'agiter au fond de la salle pour dcider qui parlera. Pour s'encourager passer l'action, beaucoup ont bu ou "fum", plus que de

    coutume. Nasser prend finalement la parole au nom du groupe pour exprimer la rage de tous ceux qui ont connu la misre du "transit" et pour dnoncer les conditions prcaires de logement de Moussa, sa femme et de leurs quatre enfants dont l'un est paralys vie la suite d'une chute du onzime tage lors du squatt. Aiguillonns par les propos de Nasser, les autres prennent la parole en ordre dispers: "Si vous vous bougez pas pour les vrais Nanterriens au lieu de faire venir les bureaucrates d'ailleurs, on vous garanti qu' Nanterre a va pter". Les autres en profitent pour lancer d'autres menaces ou s'adressent encore aux lus : "Si vous faites rien pour reloger Moussa et sa famille... Nanterre, c'est une bombe retardement, un jour a va exploser". Pour dissiper le trouble install dans la salle, Madame le maire est prte leur laisser la parole la fin de la sance mais les heures dfilent et les jeunes, lasss d'attendre, se retirent encore plus diviss sur la suite donner leur action, se reprochant l'un l'autre leurs interventions. Nous les suivons. Des policiers en civil aussi. Ils communiquent par talkie-walkie : "C'est bon, ils sont repartis Suresnes" (notes de terrain, 3 mai 1990).

    Amens s'approprier un territoire tranger, la salle du conseil municipal, les jeunes de Gutenberg n'ont faire valoir dans ces lieux qu'une parole aux conditions de ralisation collective : la provocation et le coup de gueule. Venir dire son mot au maire, lui parler de "la merde des cits", "foutre la zone" au conseil municipal ne peut se faire qu'en groupe, pour le groupe, destination de rcits ultrieurs ("les faits d'armes") qui viendront commmorer la raffirmation du "rapport de force". C'est pourtant le sentiment d'avoir rat leur coup qui les anime l'issue du conseil. Menaant toujours de discrditer le groupe, la provocation qui puise sa force dans le groupe, est dfaite par le groupe, lorsque, l'alcool aidant, l'un d'eux commence crier n'en plus finir : "Le Tertiaire, le Tertiaire", sans que les autres ne puissent l'arrter. Tous prenant la parole finissent par ne plus s'adresser aux membres du conseil mais par s'invectiver les uns les autres devant une salle mduse.

    Gutenberg et les autres

    La rsorption des cits de transit et la dislocation, relative, du rseau Gutenberg, annonce un autre "ge" des formes d'organisation et de mobilisation des jeunes issus de l'immigration. Le rpertoire d'action politique a chang sous l'effet des transformations engendres par le relogement en HLM des habitants des cits de transit, du renouvellement des gnrations de responsables associatifs, de la mise en place de dispositifs socio-ducatifs nombreux (animateurs de rue, ducateurs, "mdiateurs sociaux", "coordinateurs de quartiers municipaux", etc.), et de la structuration nationale d'un espace de reprsentation des jeunes issus de l'immigration. Dans ces transformations se dessinent les conditions de possibilit d'autres usages, plus individualiss, de formes associatives dsormais

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  • Chroniques de la vraie base

    institutionnalises, offrant des rtributions divisibles et convertibles dans d'autres espaces sociaux. Cette possibilit nouvelle de promotion individuelle qu'offre ainsi l'investissement de jeunes issus de l'immigration dans les associations, rend possible un dbut de notabilisation, aussitt dnonc par les anciens de Gutenberg sous l'espce de "l'opportunisme" du "beur de service".

    Le nouveau quartier du Parc

    Ce sont d'abord dans les transformations importantes de la structure urbaine et sociale des quartiers que se sont modifies les formes de l'engagement associatif Nanterre. Le nouveau quartier du Parc o a t reloge une partie de la population de la cit Gutenberg, est au centre de ces modifications. Compos d'une population de "relogs" et de "nouveaux nanterriens", premier territoire d'implantation du Parti socialiste dans une commune "rouge", le quartier du Parc abrite les locaux de Nanterre 2000, premire association prnant "l'intgration par le bulletin de vote".

    Le Parc fait l'objet d'un marquage territorial particulier. C'est un quartier neuf situ la limite de Puteaux et de la Dfense. Ce quartier a t difi l'emplacement du bidonville de La Folie et de la zone d'habitat pavillonaire des Fontenelles. Il a subi de nombreuses transformations lies l'implantation de la Prfecture et celle de la zone de l'EPAD*. "Maintenant quand je passe l'endroit o c'tait La Folie et que je vois le grand btiment pour ceux qui ont des picaillons : Le Libert, je me marre. Je me dis que peut tre un jour un rupin sortira de chez lui et tombera dans le trou qui nous servait de chiottes"2. Ce quartier a retenu l'attention de Martine Segalen et de Franoise Bekus dans une partie de leur tude sur les lectures familiales de la ville3. L'tude de l'espace de la parent dans le contexte urbain qu'elles entreprennent est articule avec celle de la mmoire de l'espace, gnratrice d'identit. Elles rendent compte d'une ligne de partage entre les vieux Nanterriens qui ont connu Nanterre avant les tours, la ville avant ses bouleversements spatiaux, et les nouveaux arrivants fortement reprsents dans ce quartier qui sont dpourvus de cet "imaginaire de la ville". Relogs dans les HLM, aprs avoir connu l'exprience de la promotion sociale par le logement (bidonville, cit de transit, HLM), les Maghrbins adoptent une attitude valorisante l'gard de ce quartier qui contraste avec celle des nouveaux Nanterriens. Dans le contexte de ce quartier forte htrognit sociale, les conflits entre marocains et algriens, ceux lis aux distances sociales entre des populations aux stratgies rsidentielles diverses, et ceux qui se nouent autour de la "mmoire nanterrienne", contribuent marquer la diffrence

    du quartier4. Le Parc est d'abord un espace de rencontre entre les habitants des Tours Aillaud, des Pesaro et ceux de Pablo Picasso situs l'Est et au Sud du Parc, et les habitants du Vallona, du Libert et du Central Parc situs l'Ouest. La population immigre est aussi moins nombreuse dans le nouveau quartier du Parc (17% de l'ensemble du quartier) mais elle est concentre dans quelques unes des dix-sept Tours Aillaud, dans les cits Pablo Picasso et Pesaro et au lieu-dit des Fontenelles. Ce quartier se distingue encore par l'origine de la population immigre : la communaut marocaine y est surreprsente. "Ici il y a beaucoup de marocains, la majorit d'entre eux viennent de Gutenberg o on habitait ensemble. On a t relog les premiers en 1977 cause de la construction d'une ligne de chemin de fer" (Reda, trente ans, des Tours Aillaud). La vie associative dans le quartier du Parc a t inexistante jusqu'en 1984 parce que l'action des jeunes restait encore marque par le combat pour la disparition des cits de transit. La nouvelle configuration associative qui s'y implantera partir de 1984-1986 sera toute diffrente : "Jusqu'en 1984, j'tais tout le temps fourr Gutenberg, j'y avais tous mes copains. Aprs la rsorption de la cit j'ai commenc m'intresser la vie de mon quartier. A ce moment l, il n'y avait aucune infrastructure socio-ducative pour les gamins" (Ahmed, fondateur de l'association SOS-Cits).

    Du foot aux droits civiques

    Le mouvement des droits civiques dont le projet et la forme d'activit s'opposent point par point aux formes d'action pratiques antrieurement, a merg sur la scne locale partir de 1985. Il s'est pourtant constitu partir de la "dynamique Gutenberg", mme si "ceux de Gutenberg" qui taient les plus investis dans le mouvement n'ont pas eu accs aux postes de responsabilit ou n'ont pas mme cherch rejoindre ce mouvement. C'est mme une opposition entre "les Gutenberg" et "les autres" qui nourrit les conflits entre diffrentes gnrations d'expriences militantes. Les derniers venus sont plus ports la ngociation et aux compromis avec la municipalit, visent la conqute de mandats et d'emplois et refusent les modes d'actions violents et contestataires. Ils sont aussi de nationalit franaise. Pour les anciens de "Gutenberg", ce ne sont que des "politiciens", des "tratres la cause" engags dans des combats qu'ils estiment dvoys.

    Chabab est une association socio-culturelle dominante sportive, qui est l'origine du mouvement des droits civiques Nanterre. Ses initiateurs ont particip la mobilisation des Gutenberg, et ont reu le soutien d'animateurs d'un Club de prvention. Forte de ses 400 adhrents et de ses multiples subventions, elle a russi se faire reconnatre sur la scne locale et acqurir une lgitimit dans tous les quartiers. Sa russite doit d'abord

    1. Etablissement public d'amnagement de la Dfense. 2. Lefort (F.), Du bidonville l'expulsion, op. cit., p. 50. 3. Bekus (F.), Segalen (M.), Nanterriens, les familles dans la ville, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1990.

    4. Chamboredon (J.-C), "Proximit spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur peuplement", Revue franaise de sociologie, vol. 22, n3, 1981.

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    Hin | [ ou

    la valorisation du crneau sportif, et notamment du football, activit qui rencontre les attentes et les pratiques des jeunes des cits. Grce leurs succs sportifs (concrtiss par la monte rgulire dans les divisions du championnat), les quipes du Chabab ont russi s'imposer face l'Entente sportive de Nanterre, le club municipal. Avec ses rites (runions et "pots" aprs les victoires), ses conflits (querelles entre quipes, entraneurs), ses activits annexes (soutien scolaire, danse, etc.), Chabab est parvenu tisser des relations d'interconnaissance entre les jeunes immigs de Nanterre. La structuration des quipes reproduit pourtant les divisions des cits. L'association qui porte un nom arabe, rassemble principalement des jeunes issus de l'immigration maghrbine et valorise une identit maghrbine, voire "musulmane" : "On fait le ramadhan, et, en plus, on gagne!".

    1 PLATEAU 2 MONT-VALERIEN 3 VIEUX PONT 4 CENTRE 5 CHAMP AUX HELLES-

    fONTENELLES-PARC 6 8ERTHEL0T-PR0VINCES FRANAISES 7 PETIT NANTERRE .8 CHEMIN DE LMLE-ACACIAS- RATHELOT

    Les engagements multiples de son prsident dans des cercles diffrents permettent principalement d'expliquer la contribution du Chabab la mise en forme du mouvement des droits civiques. Djamel est la fois responsable au niveau national de la section des footballeurs professionnels de l'Amicale des Algriens, vice-prsident de France-Plus, et entretient des relations troites avec le Parti socialiste1. La lgitimit du Chabab tient aussi sa politique d'autonomie vis--vis du pouvoir municipal ; autonomie raffirme lors d'un conflit avec la municipalit, dont l'association est sortie victorieuse, propos de l'attribution de terrains de sport2. Djamel, le prsident du Chabab, est l'origine de la

    1 . Cf. son "portrait" en annexe de ce texte. 2. Cette polmique informe sur les modes de constitution d'une identit de quartier (mais aussi d'une identit sociale et

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    cration des associations Nanterre 2000 en 1987 puis Nanterre-Plus en 1988. Cette dernire cre dans l'optique de l'lection prsidentielle traduit la prise en charge totale des destines de l'association par son prsident-fondateur. L'association Nanterre- Avenir, cre en 1988 dans la pespective des lections municipales, s'est structure dans une logique d'opposition aux associations dj existantes dans ce secteur ; elle rassemble des anciens de Nanterre 2000 et des ex-membres de l'Amicale des Algriens. Les trajectoires de ses adhrents (participation au mouvement Gutenberg, apprentissage de savoir-faire militants au sein de l'Amicale) les diffrencient nettement des jeunes qu'ils sont censs reprsenter.

    Une organisation sans base : le mouvement pour les droits civiques

    Incapables de renouer avec des formes de mobilisation, collectives et massives, les usages sociaux de l'association se sont individualiss ; l'institutionnalisation d'une politique municipale des quartiers a offert, principalement dans le secteur socio-culturel, des ressources associatives formalises et plus directement "monnayables" : sources de financements multiples, accs au march politique local, ouverture de filires de promotion sociale, notamment travers la formation "d'animateurs sociaux maghrbins". A ceci s'ajoute la constitution d'un espace national de reprsentation des proccupations des jeunes des cits (France-Plus, SOS-Racisme, Mmoire fertile), conduisant orienter les objectifs des jeunes autour de thmes nationaux et leur offrir la reconnaissance d'un label vise plus gnrale.

    La revendication hautement "politique" des droits civiques, peu susceptible de recevoir les bnfices accords aux associations du secteur socio-culturel, conduit aussi valoriser une ressource d'ordre ethnique aux usages diffrentiels : soit mettre en avant les "diffrences" qui sont aux principe de l'action collective, au risque du discrdit vis- -vis de la municipalit, soit faire jouer le registre de l'inter- culturel, et de l'intgration, thme peu mobilisateur en dehors des cercles de l'lite associative du quartier.

    De fait, toujours menaces par des conflits internes et des rivalits pour la distribution des postes de responsabilit (et l'accs aux subventions), ces associations, aux effectifs toujours trs rduits, n'ont pas pu se rendre crdibles aux yeux de la municipalit et des jeunes eux-mmes. Aujourd'hui seule Nanterre-Avenir subsiste ; dirige par un animateur au service jeunesse de la municipalit,

    "scolaire") troitement associs aux rapports entretenus par les jeunes du quartier la pratique footballistique. Aussi le conflit est-il port jusque dans les colonnes du courrier des lecteurs de l'Equipe Magazine : "L'entente sportive de Nanterre a la main basse sur toutes les installations sportives de la cit [...]. On nous jalouse mme dans la misre, mais la misre est une cole o le Chabab n'a pas envie de redoubler ses classes" (L'Equipe Magazine, n304 et 307, dcembre 1986).

    l'association a fait plus ou moins l'objet d'une tentative de "municipalisation" de la part de reponsables politiques locaux la recherche "d'interlocuteurs crdibles" et de faire- valoir.

    La difficult monnayer ces engagements associatifs est un des lments d'explication de la faible implantation du mouvement en faveur des droits civiques, mme si la promesse de postes et de gains financiers futurs a pu justifier les engagements immdiats : "Tant qu'il n'y aura pas un encadrement qui n'a pas faim, cela ne marchera pas. Le malheur de la vie associative migrante, c'est que les gens viennent 99% dans les associations pour l'argent" (Alim, vingt-six ans, membre de Nanterre 2000). En outre, la mise sur agenda du thme des droits civiques est conteste par de nombreux jeunes qui ne se reconnaissent pas dans cette priorit et qui peroivent les associations comme des facteurs de division : "Moi, je comprends pas pourquoi on cre des associations autour des droits civiques. Les droits, on les a. Dans mon quartier, j'encourage mme des Franais s'inscrire sur les listes lectorales, et ils me rpondent comme si c'tait des beurs. C'est pareil. On devrait crer l'Association des Bidochons pour informer les petits Franais moyens" (Hafid, vingt-deux ans, Club des acacias).

    Exclusion des filles et sparatisme fminin

    De Gutenberg aux Droits civiques, les filles ont toujours t soit absentes soit relgues dans des positions subalternes. Les filles d'origine maghrbine vivent en effet des situations d'exclusion urbaine et sociale identiques celles des garons mais qui n'ont pourtant pas la mme signification vcue. Elles sont soumises la domination et au contrle social des parents, de la fratrie et du voisinage1. Celui-ci ne s'exerce pas selon un mode traditionnel : la mre se trouve investie, par dlgation du pre absent, d'un pouvoir tout puissant, accaparant celui traditionnellement dvolu la famille largie au bled. La participation des filles l'action contestataire et au mouvement associatif est quasi-nulle et suscite encore aujourd'hui des dbats au sein du "rseau" Gutenberg. La surveillance des filles par leurs frres s'exerce continment, et principalement, dans "la rue", l-mme o se dveloppe l'action collective. Tout se passe comme si un interdit pesait sur ce sujet de conversation susceptible de diviser les membres du groupe.

    1 . Tout se passe comme si les agents en charge de ce contrle, autrefois appels par l'tendue de la surface familiale, taient aujourd'hui, avec la plus grande sdentarisation des familles, investis de ce rle par la communaut d'appartenance un "territoire" (le quartier ou la tour d'immeuble) ; traditionnellement assur par la seule famille largie, le contrle des filles semble dsormais tre exerc, dans un systme tendu de relations de voisinage, par l'ensemble des femmes de la cit : voisines, amies ou ennemies de la famille, etc.

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  • Fatiha Dazi-Heni et Catherine Polac

    La question apparat d'autant plus provocante qu'elle est pose par deux apprentis-sociologues de sexe fminin :

    Au cours dme balade au Parc, Ahmed ragit avec vigueur nos questions : "Pourquoi il n'y avait pas de filles dans les associations ? - Mais a a toujours t le leitmotiv de la mairie et des instances officielles : il n'y a pas de filles. Les filles, elles ont su tenir la place qui tait la leur. Regarde ma sur : elle a fait des tudes, elle m'a aid pour la paperasse de mon association SOS cits, elle faisait les enveloppes et le courrier. Et puis nos actions sont trop violentes, tout se passe dans la rue, l'extrieur. Pourquoi a vous drange ? Vous tes fministes ?"(note de terrain, 20 mai 1990).

    Pour Nasser, "l'environnement" reprsente la principale cause de l'exclusion des filles. Il avoue s'tre conduit "comme un con" avec sa soeur Samira, l'grie des contestataires de Gutenberg. "C'est dur quand t'as dix-sept ans d'entendre dire que ta sur est une putain" Aujourd'hui, sa soeur Fatiha, la petite dernire, joue un rle actif pour organiser la mobilisation des filles dans le collectif qu'il a cr Suresnes o il a t relog.

    Cette exclusion, illgitime au regard des interlocuteurs municipaux et associatifs, suscite chez les garons une gne dont la traduction peut-tre diffrente en fonction du degr de familiarit avec les normes dominantes de comportement. Aussi, les filles seront-elles tantt renvoyes la seule famille et au contrle des frres, tantt leur participation au mouvement (parfois souhaite) devrait rpondre aux qualits domestiques traditionnellement dvolues aux femmes en politique : le srieux, le dsintressement et la sincrit. En revanche, lors de certaines luttes "exemplaires" (crimes racistes), la participation des filles et des mres semble ncessaire aux hommes, la mise en scne d'une revendication collective. L'universalisation de la protestation rclame, en effet, et surtout pour tout ce qui touche l'univers de la famille (perte d'un enfant) ou du foyer (le logement), de mettre en avant mres et filles.

    La situation domine et marginale des femmes dans le mouvement associatif ne peut se prter des interprtations univoques. Elle n'est pas imputable exclusivement la condition de fille d'immigrs (mme si on ne peut carter cet lment), mais aussi aux relations que la division sexuelle entretient avec la distribution du travail militant. Le surinvestissement des hommes dans une concurrence exacerbe pour l'accession des postes de responsabilit contribue cantonner des filles dans des positions subalternes. Les filles qui selon une reprsentation commune, russiraient mieux leurs tudes, ne pourraient prtendre exploiter cette ressource potentielle.

    Cest aussi la raison pour laquelle les filles investissent les espaces dlaisss par les garons ou considrs comme "marginaux". Ainsi Acha cumule les positions de prsidente de la section nanterrienne de l'Association

    France-Palestine et de membre de l'Association Repres, manation de l'Amicale des Algriens en Europe o elle travaille comme permanente. Son affiliation l'Amicale ne lui dlivre aucun blanc- seing pour parler au nom du groupe. Dans son quartier, elle est tiquete comme une fille du FLN. En revanche, son action pour la Palestine lui octroie une crdibilit plus forte dans un secteur spcifique. Alors que tous nos interviews proclament leur attachement la lutte du peuple palestinien, ils ne semblent pas disposs transformer cet engagement individuel en engagement collectif.

    Les filles ont d s'imposer dans les premiers groupes de jeunes immigrs. Elles se sont difficilement greffes autour des groupes de "mecs" ou ont cherch affirmer une spcificit fminine par le biais du sparatisme. L'exprience avant-gardiste de la troupe de thtre Week-end Nanterre la fin des annes soixante-dix met nu les contradictions rencontres par les filles au sein de la mouvance associative1. Les lycennes qui gravitent autour de Week-end ne jouent pas un rle la mesure de leurs aspirations. Par mimtisme, elles se regroupent pour monter une pice, "Ya willi-willi", qui met en scne des expriences, par exellence fminines (mariage, virginit, rapports conflictuels avec les parents). Aussi oscillent-elles entre la volont de parler au nom de l'ensemble de la "communaut" et leur souci d'aborder des problmes spcifiquement fmininins, reus, pourtant, comme domestiques. Devant grer la fois leur mancipation individuelle et leur mancipation collective, le sparatisme s'impose plus qu'il n'est choisi : c'est la modalit unique d'accs l'espace des associations, espace qui reste priphrique pour la plupart d'entre-elles. Dans la quartier du Chemin de l'Ile, la formation et la dislocation du groupe informel "Face cache" est cet gard exemplaire :

    Rachida : On tait 7 ou 8 nanas, on est parti au ski en dcembre 1983 dans les Alpes avec le Club de prvention, des ducateurs du quartier, et on a commenc discuter vaguement de l'ide d'avoir une salle nous pour se retrouver. On voyait qu'il n'y avait rien sur le quartier, surtout pour les gamins, c'tait la zone, il y avait la drogue et a nous a fait chier. - J'ai entendu dire qu'au dpart c'tait pour fumer votre clope tranquilles ? Farida : On voulait avoir notre salle pour tre plus indpendantes, pour fumer notre clope, se faire un petit caf; avant on allait dans les caves des tours, c'tait pas recommand, une fois on est rest coinces. Rachida : Mais coute, c'tait pas seulement pour a. Il y avait des filles qui ne voyaient pas le jour, on voulait essayerde connatre les filles de notre quartieret puis c'tait pour aider les gamins faire leurs devoirs. - Pourquoi pas une association avec les mecs ?

    1. Abdallah (M. A.), Jeunes immigrs hors les murs, Paris, EDI, 1982

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    Rachida : La mixit n'est pas possible parce qu'on est d'origine algrienne et que nos parents n'auraient pas voulu parce que la sexualit rentre en compte et, voil, les garons, il n'en est pas question. Farida : On a invit nos mres (on a fait un th avec des gteaux) pour dire voil, c'est la salle, il n'y a rien de mal l'intrieur. Rachida : On y allait pour faire nos devoirs. Ma mre a fini par accepter, mon pre a a t trs dur, chez moi on est trs cheval sur ces questions, toutes mes surs ont fait des mariages traditionnels. Farida : Moi, je suis l'ane des filles, alors a donne plus de responsabilits. Jy allais en cachette. De toutes faon on a eu toutes ce mme problme avec nos parents, a jasait terrible dans le quartier. Rachida : On voulait montrer au quartier que ce n'tait pas pour nous qu'on voulait ouvrir cette salle, nous on voulait que tout le monde y ait accs petit petit. On voulait montrer au quartier que c'est pas parce qu'on est des filles qu'il faut nous traiter diffremment des garons. Aprs, il y a eu les mecs qui sont venus et c'est ce qui a tout chamboul. On les a fait rentrer en cachette, aprs ils ont dit: "On est entr dans la salle des filles... ". Farida : C'tait une erreur de les faire rentrer. Rachida : On aurait pu le faire petit petit, mais c'tait pas la maison du bonheur, tout le monde voulait alpaguer cette salle (note de terrain, 5 juillet 1990).

    L'histoire de ce groupe est reprsentatif de la situation des filles mais son mode de cohsion et de fonctionnement interne semble constituer un cas d'espce Nanterre. La solidit du groupe tient ce qu'il s'apparente, sans les reproduire totalement, aux rseaux fminins de sociabilit dvelopps par les Maghrbines : il repose en effet sur des relations de parent et de voisinage mais aussi sur des liens d'amiti tisss au lyce d'enseignement professionnel. Par ailleurs, la contribution des travailleurs sociaux d'un club de prvention a t dcisive tant pour oprer la mise en forme du groupe que pour maintenir son existence l'aide de subventions.

    Quelques usages sociaux des associations

    L'espace associatif, structur par plusieurs gnrations d'associations qui tmoignent de l'volution des formes de participation, a t en fin de compte relativement polaris par la municipalit. Celle-ci a fini, en effet, par acqurir une position prpondrante et par s'assurer de "la matrise des enjeux de ses relations avec les associations"1, notamment par la cration d'un capital spcifique et la mise disposition de ressources associatives (postes,

    1. Balme (R.), "La participation aux associations et le pouvoir municipal. Capacit et limites de la mobilisation par les associations culturelle dans les communes de banlieues", Revue franaise de sociologie, vol. 28, n4, pp. 613.

    financements, locaux, auditions dans les commissions municipales, etc.). Mais, cet espace s'est aussi organis autour d'un autre ple de dfinitions et de reprsentations concurrentes pour l'imposition du bon usage des associations. Sans avoir jamais t accrdites par la municipalit, les associations caractre revendicatif et militant occupent dsormais une position valorise, pour une fraction des jeunes issus de l'immigration, face celles uvrant dans les secteurs socio-culturels et ducatifs. Trois profils typiques se dgagent de cet espace associatif : les leaders d'opinion la priphrie de l'espace, les animateurs autour du ple municipal, en opposition relative avec les dirigeants des associations militantes, en faveur des droits civiques.

    Les leaders d'opinion

    Les leaders d'opinion constituent un lment essentiel du monde des cits et de la rue. Nous appelons leaders d'opinion des jeunes qui effectuent un travail de mobilisation en direction des jeunes de leur cit ou de leur quartier de faon informelle et intermittente. Leur activit se dploie particulirement en priode lectorale ou lors des vnements qui rythment la vie des cits. Il s'agit d'actions isoles de la part d'individus qui bnficient d'une lgitimit lie la possession d'attributs spcifiques (capital scolaire, investissement militant dans les associations de quartier, art de la prise de parole, matrise du jeu politique local, connaissance de la structure sociale et cologique du quartier). Ils occupent une position priphrique dans l'espace de position des leaders associatifs. A l'chelle de Nanterre, il s'agit de jeunes qui ont quitt le secteur associatif, mais pour lesquels leur travail de mobilisation s'inscrit dans la continuit de leurs actions prcdentes. "On fait ce qu'on a toujours fait, de l'animation sauvage dans le Parc autour d'un ballon de foot, d'une guitare, faut pas leur prendre la tte longtemps. On les sensibilise, on les informe sur le droit de vote, les lections, mais on n'est plus dans une association. Je suis prt rebouger mais pas avec la mme pche, maintenant je suis devenu individualiste, je suis pour les associations but lucratif (Ahmed, trente ans). Anciens de Gutenberg, s'tant eux- mmes exclus d'une sphre associative rgie par d'autres rgles, ils prnent Pauto-organisation auprs des jeunes : "Moi, quand je vois des jeunes, je leur dis : N'allez pas dans des associations pour aller dans des associations. Bougez mais restez inorganiss, c'est la meilleure forme d'organisation" (Momo).

    La situation des leaders d'opinion est marque par la prcarit sur le march du travail et dans leurs relations avec les autorits municipales. On peut tablir un paralllisme entre leur situation d'intrimaire sur le march du travail et l'instabilit de leur position dans l'espace des associations :

    "On a fait nos preuves sur le terrain. Les politiques, ils viennent discuter quand on bouge, ils peuvent te trouver un poste s'ils veulent. Ils savent qui ils peuvent toucher. Mais

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    aprs, quand t'es cas, tu peux plus bouger, t'es grill auprs des mecs du quartier [ ... ]. Pour les municipales, j'ai vraiment flipp, fallait pas que la droite passe, j'ai vraiment pris cur ce qui se passait. On a rassembl les jeunes devant la mairie de quartier entre les deux tours alors que c'est interdit et on les a incits voter PC. Au dbut, ils voulaient pas. Du coup presque tous les jeunes (d'origine maghrbine) ont vot. Je n'ai pas eu de poste sur le quartier, on me l'avait promis aprs les municipales" (Rachid).

    Les animateurs

    Pour certains jeunes la "sortie" de la galre s'effectue par le biais de l'engagement dans le secteur socio-culturel et socio- ducatif. Ils rinvestissent l des dispositions militantes, formes dans d'autres lieux (la rue), et des savoir-faire acquis lors des actions associatives phmres, etc. Ils peuvent faire valoir auprs des associations para-municipales leur familiarit avec les "ralits" du quartier, acquise sous un autre mode : connaissance de toutes les familles, lien troit avec les enfants ; ils peuvent aussi revendiquer, au titre d'anciens praticiens, un quasi-statut d'expert sur tout ce qui concerne les "carrires dlinquantes" (connaissance des rgles de circulation de la drogue ou des "combines" des receleurs). Ce profil "d"intermdiaire", d'abord dfini par la municipalit et les animateurs de quartiers la recherche de mdiateurs, rencontre vite des dispositions d'intermdiaires chez certains de ces jeunes : ils bnficiaient dj d'une popularit de cit, qui faisait d'eux des "leaders naturels", distincts des autres (ils sont soit des joueurs de football reconnus et admirs, soit chanteurs dans les groupes locaux accompagns d'une solide rputation de "dragueur", soit encore ils sont "les boute-en-train", colporteurs des rumeurs et des humeurs de la cit). Ce sont aussi des personnages que leur place au centre des relations de sociabilit rend "inoffensifs" aux yeux des interlocuteurs municipaux. "Reprs" initialement par les ducateurs, qui leur facilitent l'acquisition de premiers diplmes d'animateur (BAFA et DEFA) qui viendront consacrer et stabiliser leur rle d'intermdiaire, ils entrent pourtant trs vite en concurrence avec ces animateurs municipaux et les ducateurs spcialiss du secteur social traditionnel. En effet, moins diplms qu'eux, proposant des formes d'animation concurrentes (moins chres), faisant valoir leur plus grande "russite" auprs des enfants maghrbins (qui ne frquentent pas les associations "municipales"), ils crent en fin de compte des structures autonomes (Club des Acacias, SOS- Cits) destination, principalement, des enfants d'origine maghrbine, faisant jouer des financements tatiques (ceux du FAS) contre les financements municipaux. En outre, leur professionnalisation dans le domaine de l'animation ne s'est pas effectue sans difficult et a constitu un enjeu qui a cristallis les oppositions entre la municipalit et les leaders de quartier. Ils ont fini par s'imposer en valorisant une ressource d'ordre ethnique. La dfinition du rle et du statut de "l'animateur maghrbin", enjeu forte polarisation au sein de l'espace des responsables associatifs, est l'objet de ngociation permanente : il s'agit pour les uns, d'affirmer

    leur ncessit, voire leur efficacit ; pour la municipalit, ces animateurs maghrbins, "trop politiques", menacent un systme clientlaire de distribution des postes. C'est en fait autour de la dfinition d'un "entre-deux" que s'organisent ces reprsentations concurrentes. Animateurs, ns du militantisme, ils sont toujours suspects d'y revenir ; sollicits par leurs amis, lors d'actions ponctuelles des associations pour les droits civiques, ils facilitent l'obtention de salles, la diffusion des informations et des mots d'ordre, et la mobilisation. A chaque jeune contact, ils rappellent la ncessit d'une inscription sur les listes lectorales ; lors des lections ils incitent aller voter ; et dispensent auprs de ces derniers des rudiments de formation politique (se mobiliser contre Le Pen et se mfier du PC...). Les locaux de l'association servent aussi pour de nombreux jeunes de lieu de familiarisation avec le dbat politique : venus pour un match de foot, les jeunes repartent parfois aprs une longue discussion sur la question du voile, du logement des immigrs, etc.

    Les dirigeants

    Les trajectoires personnelles des dirigeants des associations ayant pour mot d'ordre "la promotion des droits civiques" (Chabab, Nanterre 2000, Nanterre-Plus, Nanterre-Avenir) sont marques par la diversit tout en obissant une mme logique d'accumulation de ressources (trois d'entre eux ont effectu un passage par l'Amicale des Algriens, puis ont investi France-Plus). Ces trajectoires ne peuvent tre comprises sans que l'on rappelle au pralable les usages sociaux et politiques diffrentiels que ces quatre dirigeants ont fait de ces associations compte tenu de leurs ressources initiales.

    Parmi eux, trois ont t affilis l'Amicale des Algriens, au dbut des annes quatre-vingts, vritable passage oblig pour les immigrs "des banlieues rouges". Contrairement aux reprsentations communes, la lgitimit de l'Amicale s'est lentement dtriore et cette association constituait pour beaucoup la seule voie d'accs au milieu associatif. D'ailleurs l'espace des leaders associatifs locaux ou nationaux ne peut tre apprhend le plus souvent sans faire rfrence leur passage par les Amicales, les syndicats et les partis d'origine - Amicale des Algriens, PACS (Parti de Pavant-garde socialiste algrienne), UTIT (Union des Travailleurs immigrs tunisiens) et ATMF (Association des travailleurs marocains en France). Cette ressource apparat aujourd'hui dvalorise tant aux yeux des nouveaux arrivants sur la scne associative qu' ceux des jeunes qui taxent de "flics" ou "d'espions" ceux qui en font partie ou sont supposs y appartenir.

    Omar, fils de moudjahid, aujourd'hui prsident de Nanterre- Avenir a t responsable de la section jeunessse de l'Amicale aprs avoir t l'instigateur d'une adhsion collective de jeunes de Gutenberg cette association : "Les jeunes de Gutenberg taient majoritaires la section jeunesse, j'ai t lu la tte de la section jeunesse. Mais le

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    comit n'est pas rest parce qu'il ne pouvait rien faire. On nous disait : Vous agissez comme des bulldozers. a ne rpondait pas aux attentes des jeunes. Je suis rest quatre ans l'Amicale parce qu'il fallait tre dedans mais on ne peut changer une structure aussi lourde. Tous les responsables taient d'anciens moudjahids, aucun jeune n'avait accs aux responsabilits". Il quitte l'Amicale en 1986 pour se lancer ensuite dans la campagne pour les droits civiques.

    Touati, entraneur sportif, a connu l'Amicale par le biais "des colonies de vacances militantes" organises sous l're boumedienne. Comme Omar, il a t responsable de la section jeunesse de l'Amicale. Extrieur la cit et ne frquentant pas la facult de Nanterre, proche du Parti communiste via l'Amicale, il n'a pas su s'imposer lors de la mobilisation Gutenberg prise en charge par les "gauchistes". Avec la nouvelle configuration associative ne dans les annes 1984-86, il sera, en revanche, de toutes les crations d'associations : il est ainsi membre du Chabab, de Nanterre 2000, de Nanterre-Plus. Il est aujourd'hui la tte de France-Plus Nanterre.

    Djamel, lui aussi fils de moudjahid, a investi l'Amicale par le biais du football, domaine dans lequel il avait fait ses preuves en Algrie ; arriv en France dans les annes soixante-dix pour effectuer ses tudes suprieures, il reste la priphrie du mouvement Gutenberg. Il se fait l'intermdiaire de l'Amicale des Algriens pour le contrle de secteurs de la vie associative nanterrienne, affiliation toujours dnie. Il est l'origine de la cration du Chabab ainsi que l'initiateur de l'implantation d'une section de France-Plus dans la cit. Profil typique, trs tranger aux trajectoires des jeunes ns en France, Djamel, l'migr si peu immigr, faisant jouer toutes les ressources "extrieures" dont il bnficie - celle de "notable" au pays, d'tudiant "russi" en possession d'un DEA de droit, d'ami personnel des personnalits nationales (A. Dahmani) et du milieu de la musique ra - parvient dissimuler l'autorit que lui confre ce capital spcifique en n'attribuant sa "russite" qu'au seul football1.

    Sad prsente un profil atypique. C'est "l'enfant du bidonville" : quasiment illettr, il occupe des emplois de manuvre la municipalit et n'arrive (de Suresnes) Nanterre qu'en 1985. Il n'a pour lui que ses proprits de jeune "de la base" la parole facile, et l'loquence entranante avec les jeunes vis--vis desquels il entretient un rapport "naturel" et spontan. Autour de lui, il parvient rassembler un groupe de "fidles" qui le suivent lors de ses engagements multiples. Dfini par tous (partis, associations, responsables municipaux) comme "l'homme de main", le "rabatteur", "celui qui tchache", il servira toutes les causes dans tous les combats : incapable de se maintenir en place dans des associations qu'il quitte

    rgulirement, discrdit, organisateur des cabales et des conflits internes, il se "vend" au plus offrant. Figure ncessaire, mais toujours menaante, la "grande gueule" de Sad sert Djamel pour le contrle de Nanterre 2000, aprs avoir t d'abord SOS- Racisme, puis France-Plus. De mme, aprs un essai d'intgration infructueux au Parti socialiste, il proposera ses services aux Verts^.

    Des associations dpossdes

    Si l'accumulation de ressources associatives peut constituer une des voies d'accs la scne politique locale, l'appel des dtenteurs de ressources associatives s'avre marginal mme dans un contexte de mobilisation lectorale apparemment favorable, comme celui des lections municipales de mars 19893.

    Il faut souligner d'abord une des caractristiques sociales communes de nombreux "leaders" associatifs nanterriens qui les distinguent des leaders associatifs nationaux ayant opr un passage en politique : ils sont immigrs et ont conserv leur nationalit algrienne. Au moment des lections, certains ont engag des procdures pour obtenir la nationalit franaise. Les ressources dont ils disposent ne peuvent donc pas leur donner accs la notabilit politique. Sad Zamoun, de nationalit franaise, se dmarque de ses concurrents sur ce point et n'hsite pas dlgitimer leur action en cultivant cette diffrence : "II est inadmissible que des gens ayant des cartes de sjour viennent donner des cours de droits civiques".

    Les associations de jeunes issus de l'immigration ainsi que leurs porte-parole n'ont donc pas particip directement la comptition politique du fait de la faiblesse de leurs ressources politiques, mais aussi parce que la municipalit a mis en uvre une stratgie de valorisation de son action en faveur de la population immigre qui lui permet d'anticiper les coups ventuels tout en laissant peu de place la contestation. Elle a recours pour ce faire une logique de mise en scne reposant sur des oprations spectaculaires qui ont une porte minemment symbolique. La municipalit d'Union de la gauche direction communiste a en effet ractiv en janvier 1989 la mobilisation en faveur du relogement des habitants de la cit d'urgence des Marguerites, voue la destruction et dont la dmolition a dj t engage pour les premiers btiments. La ville, qui en est gestionnaire depuis 1984, souhaite raser pour reconstruire mais le Conseil gnral qui reste propritaire de la cit ferait preuve d'indiffrence.

    La municipalit a orchestr une campagne autour d'un slogan "Cit des Marguerites, encore 120 familles reloger, plus vite monsieur le Prfet" et se pose pour objectif de

    1 . Cf. son "portrait" en annexe de ce texte.

    2. Cf. son "portrait" en annexe de ce texte. 3. Voir ce sujet Gaxie (D.), Offerl (M.), "Les militants associatifs et syndicaux au pouvoir ?", in Birnbaum (P.), dir., L'lite socialiste au pouvoir, Paris, PUF, 1985, pp. 105-138.

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  • Fatiha Dazi-Heni et Catherine Polac

    raser un btiment avant la fin du mois lors d'une journe portes ouvertes la cit qui rassemble des journalistes, des personnalits politiques et les habitants de la ville. Cette action a une valeur exemplaire ; elle a pour fonction de mettre en vidence l'opposition entre la municipalit d'un ct, la Prfecture et le Conseil gnral majorit RPR de l'autre en matire de politique d'attribution des logements pour les familles immigres. Le discours tenu cette occasion est dot d'une forte valeur lgitimatrice. Il fait porter la responsabilit sur la Prfecture et le Conseil gnral et permet de dplacer le problme dans une autre direction. Il vise aussi exclure ou du moins vacuer la question du logement qui est au centre des controverses entre la population immigre et issue de l'immigration et la municipalit.

    La rinvention du bled

    Par ailleurs une procdure de jumelage avec la ville de Tlemcen a t engage fin 1988 l'initiative de la municipalit en collaboration avec l'Amicale des Algriens, interlocuteur traditionnel et privilgi de la municipalit. Ce thme a constamment t mis en avant pendant la campagne lectorale et a fait l'objet d'une forte couverture mdiatique dans les journaux municipaux et dans les brochures lectorales de la campagne. Cette dmarche s'est concrtise par l'organisation d'un voyage municipal Tlemcen, et d'une photo symbole exhibant la Mansoura, Madame le maire, le candidat "issu de l'immigration" propos sur sa liste et un militant d'une association de quartier1. Pourtant, les jeunes Nanterriens ne sont pas dupes d'une mise en scne proposant une photographie, ralis en Algrie avec des jeunes d'origine marocaine, que tous s'accordent juger "non reprsentatifs"2.

    Tout se passe comme si le travail municipal en direction de la population immigre se proposait de rinventer le bled, tentative mene de l'extrieur et produite pour les jeunes issus de l'immigration. Ce travail s'inscrit clairement dans une stratgie d'externalisation3 de l'immigration mise en

    1 . Cf. Carrefours jeunesse. Journal municipal de la jeunesse de Nanterre, mars 1989 ; Nanterre 89, journal du comit de soutien pour la rlection de Jacqueline Fraysse-Cazalis et de l'quipe municipale. 2. "Le jumelage en soi est intressant mais c'est un accord entre la mairie de Nanterre et le FLN. Ce ne sont que des accords gouvernementaux [...]. La mairie de Nanterre a choisi des gens qui lui taient rallis d'office. C'tait eux, ce n'tait pas nous [les associations] " (Djamel, fondateur de Chabab) ; "II est juste de dire que nos associations sont mises de ct. Il suffit pour cela de voir la composition des dlgations nanterriennes qui ont sjourn Tlemcen" (Bulletin de Nanterre Avenir, juin 1990). 3. Sur la "stratgie d'externalisation" dploye par le Parti communiste, cf. Leveau (R.), "Les partis et l'intgration des beurs", in Idologie, partis politiques et groupes sociaux. Etudes runies par Yves Mny pour Georges Lavau, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1989.

    uvre par le Parti communiste en collaboration troite avec le FLN et les reprsentants de l'Amicale de Algriens. Il permet de dessiner les contours d'une rfrence permanente Tlemcen et d'affirmer la proximit symbolique de Nanterre avec l'Algrie : "Nanterre aux portes de l'Algrie"4. C'est avec Tlemcen que la municipalit a entam une procdure de jumelage ; ville prestigieuse d'art et d'histoire, centre religieux, foyer de la culture islamique, avec ses mosques du XHIe et du XPVe sicle et non avec Maghnia, ville d'migration dont sont originaires de nombreux Nanterriens, ville symbole du march noir (le "trabendo"), situe la frontire algro- marocaine. Pourtant, les liens entre Maghnia et Nanterre figurent une ralit vcue par de nombreux nanterriens :

    "Nanterre c'est comme au bled. Nanterre c'est Maghnia. Tout le monde se connat, on se voit pendant l'anne et on se retrouve au bled l't. A Maghnia, les familles qui ont migr ont quitt le centre-ville et se retrouvent dans les quartiers de la priphrie" (Alim, 26 ans).

    Comme le rappelle Abdelmalek Sayad5, les sociologues de l'immigration, mais aussi les responsables administratifs et politiques prennent le parti de tout ignorer de la dimension migration de l'immigration pour se focaliser sur le phnomne d'immigration en isolant la communaut algrienne de la socit d'accueil de celle du pays d'origine. Or, l'immigration a aussi exerc des effets en retour dans la socit d'migration. Les Maghnaoui s'efforcent ainsi de reconstituer les rseaux de sociabilit nanterriens dans leur ville d'origine6. En outre, l'tude de l'espace de la parent met en vidence l'importance de l'imbrication entre la communaut et les ressortissants du pays d'origine. Les pratique matrimoniales traditionnelles (mariages entre cousins croiss ou parallles) sont courantes entre les fils ans de Nanterre et les filles d'El Oued ou de Maghnia en Algrie. Mme si le march matrimonial en France semble s'autonomiser, on ne peut pourtant pas parler d'abandon du modle traditionnel. Celui-ci peut constituer un recours qui permet de diversifier les stratgies matrimoniales. Parmi les leaders associatifs que nous avons rencontrs, ceux qui sont maris (en forte minorit, il est vrai, dans notre chantillon et de surcrot, pour la plupart, les ans de leur famille) ont contract des mariages traditionnels. Tous ces lments expliquent pourquoi ce travail intress de rinvention du bled la veille d'une chance lectorale ne peut gure apparatre qu'artificiel et inefficace aux populations maghnaoui.

    4. "Nan terre aux portes de Tlemcen en Algrie" in Carrefours Jeunesse. Journal municipal de la jeunesse de Nanterre, mars 1989. 5. "Elments pour une sociologie de l'immigration", Cahiers internationaux de psychologie sociale, 2-3, 1989. 6. La ville de Maghnia et ses environs ont connu une croissance acclre lie aux investissements des migrs. Ils ont construit des villas d'abord situes au centre de la vieille ville El Matmar puis la priphrie dans les cits Cadi, Haddam et Azouni ou les quartiers "Boucharib" et "Sidi Lakhdar".

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  • Chroniques de la vraie base

    L'immigration, enjeu lectoral

    La constitution de cette offre politique mobilisant les thmes du logement et du bled voudrait rpondre aux attentes des jeunes issus de l'immigration dans les mouvements revendicatifs et dans les associations locales. Elle est cependant d'abord appele par les stratgies de positionnement politique du Parti communiste.

    12 mars 1989. Bureau de vote 25 et 26 de l'cole de la cit des pquerettes. En dpit de ngociations longues et difficiles, nous n'avons pas obtenu l'autorisation de raliser l'intrieur mme du bureau de vote un sondage sortie des urnes. L'occcasion est belle de rencontrer cet hypothtique "lectorat beur" dont parlent, dans leurs tracts, les responsables des associations pour les droits civiques. En l'absence d'autres ressources, nous interpellons les jeunes au vu de leur facis. a craint. On attend. Les premiers arrivent en groupe. Ils sont six. Ce sont seulement des garons, en baskets et survtements (aprs ils vont jouer au foot sous les couleurs du Chabab). Ils passent vite, presss. Deux rentrent dans le bureau, les quatre autres les attendent la sortie. Au moment de choisir les bulletins, ils n'hsitent pas et prennent le bulletin de la liste d'union de la gauche. A la sortie, nous leur proposons notre questionnaire. Tous acceptent de rpondre. Y compris ceux qui ne peuvent pas prendre part au vote, peut-tre plus enthousiastes que ceux qui ont effectivement vot. Nous refusons de les prendre en compte. Dpits, ils se retournent vers leurs camarades, les assistent et les contrlent. A haute voix, ils commentent et rectifient les rponses : "Non le ramadhan, tu l'as mme pas fait. Enfin, t'as fait simplement le dbut. Tas craqu". L'un des rpondants veut abandonner, les autres l'en empchent : "Fais-le, c'est pour la communaut, c'est pour aider les jeunes beurs". A la question sur l'intrt pour la politique, un non-votant s'exclame : "Arrte, dconne. La politique, a t'intresse pas". L'exercice leur a plu. Ils prviendront leurs potes, [...h D'autres arrivent. Encore des mecs. Mme chose. On leur demande la sortie pour qui ils ont vot et de "quel parti ils se sentent le plus proches ou, disons, le moins loigns". L'un d'eux hsite et rpond : "C'est lui [dsignant son voisin] qui m'a dit de voter PC" (notes de terrain, 12 mars 1989)1.

    La question de l'immigration a t constitue en enjeu politique mais reste d'une certaine faon l'cart du dbat lgitime ou, plus exactement, est neutralise par la prsence en position eligible de deux candidats issus de l'immigration maghrbine. Cette prsence valorise l'action de la municipalit et permet d'viter que ne s'engage un dbat dont la matrise serait incertaine pour les acteurs politiques. Le dbat s'est focalis sur la prsence de candidats sans que la question des programmes ait t

    pose2. En outre, les lus d'origine immigre sont en gnral coups du mouvement associatif et ne disposent pas de relais sociaux leur permettant de faire appliquer leurs propositions. Le choix des lus "beurs" par la municipalit obit d'abord des logiques d'exemplarit ; Samir Benfars, vice-champion de France du 800 mtres d'athltisme, membre de l'Entente sportive de Nanterre prsentait au regard de la liste d'Union de la gauche tous les attributs de la "personnalit", de la "russite" et de la "notabilit". La prsence de Latifa Ferhat, candidate du PS procderait d'un choix par dfaut ; elle ne possde, en effet, aucune marque symbolique distinctive mais s'appuierait, semble-t-il, sur une notorit d'hritage, celle de son frre, Touati, trs connu dans les cercles associatifs nanterriens, sympathisant PS, prsident de la section locale de France-Plus-'.

    La slection opre par les partis politiques va tre conteste par les porte-parole des associations. "On ne les a jamais connus sur la scne associative. Le jeune sportif, tout le monde le connat Nanterre, mais il ne bouge pas. Pai assist deux ou trois conseils municipaux, mais il ne parle pas. C'est comme si on allait voir Platini pour lui dire: Michel, prsentez-vous l'lection prsidentielle" (Djamel, fondateur du Chabab, ex-vice-prsident de France- Plus). A la tte de la contestation, un groupe informel qui s'auto-proclame reprsentant des jeunes issus de l'immigration, engage le dbat, sur les critres qui concourrent la dfinition de la bonne reprsentation, dbat qui apparat emblmatique des luttes que se livrent les intermdiaires crs et coopts par la municipalit et les porte-parole issus du monde associatif pour la reprsentation de "la communaut". La stratgie de prsentation de ce groupe a t labore, puisqu'il procde par coups de thtre sous la forme de lettres anonymes dates, numrotes et signes "les jeunes issus de l'immigration s'adressent Madame le snateur-maire"4. Dans leur premire lettre, ces contestataires dressent un bilan de la politique sociale d'intgration des jeunes d'origine immigre et enjoignent Madame Fraysse-Cazalis de prsenter un candidat issu de l'immigration sur la liste d'Union de la gauche. La deuxime lettre, crite entre les deux tours, stigmatise les deux candidats en position eligible : "Samir et Latifa, ces deux marionnettes ne nous reprsentent nullement [...]. Samir la chance d'avoir eu un titre sportif et Latifa, balance la dernire seconde par le PS, alors qu'elle tranait paisiblement derrire son agit de

    1 . Pour des observations similaires pour l'lection prsidentielle de 1988, voir Dazi (F.). Leveau (R.), "L'intgration par le politique. Le vote des beurs", Etudes, n362, septembre 1988.

    2. Cf. Bouamama (S.), "Municipales : quel bilan ?", Revue mmoire fertile, septembre 1989. 3. Le Parti communiste dans ses stratgies de composition de liste a souvent fait appel des personnalits indpendantes, des rsistants, des figures locales, etc., bnficiant d'un capital de notorit personnel afin de capter le soutien de secteurs cibls de la population. Sur cette question, voir plus largement, Garraud (P.), "Savoir-faire et mobilisation des croyances dans le mtier de maire", Politix, n5, hiver 1989, p. 12. 4. Ces tracts "anonymes" ont aussi t diffuss aux associations, aux Consulats du Maroc et d'Algrie, l'Amicale des algriens et aux partis politiques.

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  • Fatiha Dazi-Heni et Catherine Polac

    frre - lche botte au PC, au PS et qui s'est en fin de compte cass les dents, c'est le destin assur tout carririste turbulent et complex". Aprs le saccage du local du Service municipal de la jeunesse du Chemin de l'le, un troisime courrier, dat du 10 octobre, met en avant la question du logement, de l'emploi et du "respect de la communaut [...]. Le respect, c'est galement tre dignement reprsent. Samir Benfars, vous l'avez utilis pour obtenir des voix, et d'ailleurs il n'assiste mme plus aux conseils municipaux [...]. [Sign :1 Les jeunes issus de l'immigration".

    C'est d'une impossibilit dont semble tmoigner cette chronique nanterrienne, celle de dfinir une forme de reprsentation susceptible d'unifier durablement des pratiques et des expriences essentiellement labiles, vcues principalement sous une forme qu'il faudrait dcliner sur le mode de "la dmerde" autant collective qu'individuelle. Militants maos ou communistes, animateurs sociaux ou ducateurs sont parvenus, un temps et dans des registres trs diffrents, faire exister et mobiliser de "vraies bases". Les unes se sont dlites sous l'effet des transformations morphologiques des groupes sociaux et des espaces urbains, les autres ont servi la notabilisation de quelques responsables, rapidement marginaliss. Les associations nationales, pour leur part, ouvrant un autre espace de reprsentation ne pouvaient prtendre au-del d'un phmre enthousiasme, stabiliser et encadrer des populations avec des mots d'ordre et des proccupations mal ajustes aux attentes composites et contradictoires des jeunes des banlieues. C'est dire que, suscits trs largement de l'extrieur et d'autres fins, les labels ne produisent que difficilement cette "communaut des beurs" ou de la "deuxime gnration" tant apparat problmatique l'existence d'un "intrt beur", unifi et partag. On comprend bien aussi que les carrires municipales nanterriennes, si instables, des "beurs de service", des "beurs-alibi", des "beurs publics" ou des "beurs civiques" comme on aime et comme ils se rsignent parfois se nommer, ne rencontrent auprs des publics qu'on leur demande de reprsenter que contestations ; contestations dsordonnes et probablement voues l'chec, tant elles ne peuvent emprunter les formes lgitimes de l'action politique.

    Fatiha Dazi-Heni CERI-IEP Paris

    Catherine Polac Universit Paris I et IEP Paris

    Portraits

    Djamel le businessman du ra

    "J'ai quitt la scne associative, maintenant je suis dans le business 100%". Djamel est la fois admir et dtest pour la carrire rapide et brillante qu'il a effectue au sein des associations locales et nationales. Il a russi imposer son autorit ses pairs au point de se rendre indispensable. Il doit sa notorit sa prsence dans de multiples rseaux. Ses adversaires le tiennent pour un imposteur dont les vises ont t purement stratgiques : "Lui, il est venu d'Algrie il y a dix ans, il n'a pas connu le transit. Il est arriv Nanterre, il a tout rcupr". Originaire d'Oran, n Oujda au Maroc pendant la guerre laquelle participe son pre, issu d'une famille modeste, Djamel poursuit ses tudes la facult de droit d'Oran. Il vient en France en 1974 en touriste. Il parachve sa formation en droit la Sorbonne et s'inscrit en thse. Paralllement, il obtient des diplmes d'entraneur sportif au Club athltique d'Orsay, ville dans laquelle il rside. "J'ai toujours jou au foot. A Oran, je jouai avec l'Union sportive musulmane d'Oran et dans le Sporting club de Mdini en division 1. Mon parti en Algrie, c'est le foot". Ses comptences sportives et le rseau de relations dont il dispose dans le milieu du football ont constitu une ressource et un faire-valoir permanents dans son action. "J'ai dcouvert la cit Gutenberg en 83 quand mon cousin qui avait un caf Nanterre m'a demand de venir l'aider. Je l'ai dcouverte dans sa misre ; ce qui m'intressait le plus c'tait le foot et il n'y avait pas de crneau sportif l'association Gutenberg. Pavais dj des diplmes sportifs, les gens qui taient l ne pouvaient que m'accepter, il y avait ma famille qui habitait l depuis le dbut, je ne pense pas que ma famille ait t pour quelque chose dans mon acceptation. C'est surtout une question de personnalit. Je suis le fondateur de l'association Chabab qui a tourn avec des gens extrieurs la cit". Il parle avec nostalgie de cette association : "Chabab c'est mon enfant". Djamel a t vinc du poste de prsident lors de la runion du Conseil d'administration en juin 1989. Son passage par France-Plus, o il a accd un poste de responsabilit, a contribu largir son rseau de relations tout en lui donnant l'occasion de faire valoir des ressources antrieurement accumules. "C'est un copain kabyle de Nanterre qui m'a prsent Areski Dahmani au cours d'une balade. On a discut, sachant que Chabab existe dj et que l'objectif de France-Plus c'est d'avoir des associations reprsentatives un peu partout. J'ai dcid de faire partie de France-Plus". Vice-prsident de France-Plus, charg de la culture, il a pris part l'opration du Tour de France pour l'inscription sur les listes lectorales. "J'tais charg de la logistique et, dans ce domaine ce n'est ni Chabab ni France- Plus qui m'ont le plus aid, c'est beaucoup plus le foot parce que j'avais beaucoup de relations avec les footballeurs, Marseille, Lyon... On a fait un tour de France extraordinaire d'ailleurs. France-Plus, en fait c'tait Kabylie-Plus. J'ai quitt France-Plus. Pour Areski Dahmani, Nanterre c'tait stratgique. Il voulait Nanterre, ville symbole de l'immigration".

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  • Chroniques de la vraie base

    "Mais par la suite, en 1988, on a cre Nanterre-Plus pour dire stop, on ne dpend plus de France-Plus. Nous sommes Nanterre, et les ralits de Nanterre ne sont pas les ralits nationales de France-Plus. Nanterre-Plus existe toujours, on ne peut pas dire que ses activits soient dbordantes. C'est l'occasion, puisque a a une fonction purement politique. J'ai appris qu'il y avait une antenne locale de France-Plus Nanterre. Je n'ai encore rien vu. Nous, quand on a cre Nanterre-Plus, on a organis un grand concert de ra au Palais des Congrs avec Cheb Sahraoui et Fadela, Cheb Mami et Rachid Bahri". "Moi, je me suis carrment retir de la vie associative, de Nanterre-Plus pas encore. C'est beaucoup plus le business qui m'intresse que la vie associative, j'ai constat aprs quatre ou cinq ans de vie associative que ce n'est pas grand- chose, si les jeunes veulent s'intgrer, ce n'est ni Chabab ni France-Plus qui vont les aider... Si, dans une certaine mesure le fait d'avoir vcu dans le milieu associatif donne des ides, des appuis, on fait des connaissances, on peut avoir des facilits. La vie associative n'est qu'un palliatif, ce n'est qu'un tremplin. Il faut qu'ils aient une formation, un travail, la vie associative, c'est du rigolo en fin de compte. On apprend parler, on dcouvre un autre univers, on dcouvre surtout un univers de pauvres et d'assists. Les jeunes croient que l'association est une vache lait. Ils croient trouver un logement, du boulot, un avenir. Je ne critique pas, je ne dnigre pas... Cela ne m'empche pas de flirter encore avec la vie associative". Djamel s'est reconverti dans les affaires. "Au mois de fvrier 1987, je suis parti Oran avec la slection de foot professionnel des Algriens en Europe dont je m'occupais. Il y avait deux heures de retard Orly. J'ai vu Cheb Sahraoui et Fadela, on se connaissait depuis longtemps d'Oran, deux ou trois ans nous sparaient. En 1985, j'avais assist au festival de ra Oran, en 1986 celui de la Vilette, j'tais dans la mouvance". "Salut, a va ? on a parl de foot, on a abouti au ra, je leur ait dit : Est-ce qu'il y a quelqu'un qui s'occupe de vous au niveau du management, est-ce que a vous intresse de travailler avec moi ?. C'est parti ! [...] Avec Cheb Sahraoui et Fadela on a fait une tourne aux Etats-Unis sur la cte-ouest de 21 concerts, c'tait super, on a jou devant 8000 personnes Los Angeles. Le ra navigue et vogue sur la cte-ouest, j'irai peut-tre m'installer l-bas". (Entretien, 24 septembre 1989)

    "Le bluff de Said Zamoun"

    "Sad Zamoun fait peur : si j'avais t au conseil municipal ils auraient tous trembl". La famille Zamoun, originaire de Tizi Ouzou en Kabylie a migr dans les annes cinquante en France pour se retrouver au bidonville de la Folie, lieu de naissance de Sad, puis a t reloge Suresnes o le pre de Sad est employ municipal. Comme beaucoup de jeunes des bidonvilles ou du transit, il ne va pas au del de la quatrime au lyce et entre comme manuvre la mairie socialiste de Suresnes aprs la mort de son pre. C'est l qu'il s'est initi la politique. Il commence par militer au sein des clubs Lo Lagrange o il obtient son BAFA et adhre au PS. Il comprend qu'tre beur peut constituer une ressource dans l'action et s'engage dans le mouvement en faveur des droits civiques : "Ce n'est ni France-Plus ni

    d'autres associations mais des gens comme moi, mme si je suis autodidacte, qui ont pris conscience qu'il fallait voter et qui ont lanc l'initiative pour les droits civiques". Il s'loigne du PS qui ne lui offre pas de retributions matrielles et symboliques la hauteur de ses esprances et se rallie aux cologistes pour les rgionales de 1986 auxquels il promet d'apporter les voix de "la communaut". "J'ai t le premier beur me prsenter sur une liste colo, aprs je suis retourn au PS. Si j'tais rest avec les verts j'aurais pu tre dput europen". Zamoun fait preuve d'un engouement dmesur pour l'activit politique qui s'avre insparable de la reprsentation, dans son utilisation comme mtaphore thtrale et de l'art de la mise en scne. Il multiplie les dclarations fracassantes devant la presse qu'il utilisera avec talent grce son sens du jeu mdiatique lorsqu'il annoncera sa candidature pour les lections rgionales de 1986. 'Tai tenu une confrence de presse en lanant l'ide que je prsentais sur ma liste Coluche afin de faire parler de moi, de leur vendre ma salade, de leur expliquer pourquoi je me prsentais sur une liste autonome. J'ai t l'invit du journal de 13