article_polix_0295-2319_1990_num_3_12_1422

10
Olivier Dabène Les «beurs», les «potes». Identités culturelles et conduites politiques In: Politix. Vol. 3, N°12. Quatrième trimestre 1990. pp. 38-46. Citer ce document / Cite this document : Dabène Olivier. Les «beurs», les «potes». Identités culturelles et conduites politiques. In: Politix. Vol. 3, N°12. Quatrième trimestre 1990. pp. 38-46. doi : 10.3406/polix.1990.1422 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polix_0295-2319_1990_num_3_12_1422

description

Article Politix

Transcript of article_polix_0295-2319_1990_num_3_12_1422

  • Olivier Dabne

    Les beurs, les potes. Identits culturelles et conduitespolitiquesIn: Politix. Vol. 3, N12. Quatrime trimestre 1990. pp. 38-46.

    Citer ce document / Cite this document :

    Dabne Olivier. Les beurs, les potes. Identits culturelles et conduites politiques. In: Politix. Vol. 3, N12. Quatrimetrimestre 1990. pp. 38-46.

    doi : 10.3406/polix.1990.1422

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polix_0295-2319_1990_num_3_12_1422

  • Les beurs, les potes Identits culturelles et conduites politiques

    LES SPECTACULAIRES mobilisations des beurs depuis 1983 ont mis en lumire une crise de la reprsentation politique jusque-l passe inaperue1. Elles ont aussi rvl des dispositions l'action

    politique chez des jeunes que l'on croyait apathiques. Elles ont enfin permis de voir s'inventer et se formuler des stratgies d'insertion chez une "deuxime gnration d'immigrs" que l'on imaginait subissant passivement une crise d'identit. Il est donc devenu impossible depuis 1983 de rflchir l'avenir de cette gnration sans voquer la dimension politique "par le bas"2, et nous nous proposons dans cet article d'explorer, dans le cadre de deux quartiers3, l'articulation entre le processus de construction identitaire et l'attitude vis--vis du systme politique franais4.

    Etant donne la dsaffection dont semblent tmoigner les jeunes issus de l'immigration l'endroit des canaux traditionnels de reprsentation comme le vote, la tentation est grande de qualifier leur culture politique de "non

    1 . F. D'arcy et G. Saez ont pourtant bien montr que le refus des mcanismes traditionnels de la reprsentation a oblig certains groupes sociaux opter pour une "stratgie de visibilit sociale en explorant des filires de reprsentation non-politique : l'art, les mdias" ("De la reprsentation", in D'Arcy (F.), dir., La reprsentation, Paris, Economica, 1985, p. 24). 2. Bayart (J.-F.), "Le politique par le bas en Afrique noire. Questions de mthode", Politique africaine, vol. 1, nl, janvier 1981. 3 . Il s'agit du quartier Mistral de Grenoble (milieu urbain) et du quartier La Cressonnire de Tullins (milieu semi-rural, dpartement de l'Isre). L'chantillon tait constitu de deux groupes de quinze jeunes chacun (filles et garons d'origine algrienne, ns en France et gs de 16 21 Dans). La mthodologie comprenait : une observation ethnographique de deux ans, des entretiens collectifs et un questionnaire. La distribution des rfrences culturelles autour de "ples de rfrence" a t labore partir des rponses au questionnaire. 4. Cet article runit une srie d'observations effectues entre 1986 et 1988 dans le cadre du Programme pluri-annuel de recherches en sciences humaines de la rgion Rhne-Alpes, sous la direction de Louise Dabne. L'ensemble des travaux a t consign dans un rapport de recherche intitul L'insertion des jeunes issus de l'immigration algrienne : aspects sociolinguistiques, discursifs et socio-politiques, Centre de didactique des langues, Universit Stendhal-Grenoble III, 1988. L'aspect socio-politique, qui est seul abord ici, a t enrichi par le travail pluridisciplinaire avec les autres membres de l'quipe du Centre de didactique des langues, J. Billiez, N. Merabti, B. Deslandes et A. Ouamara. Notre rapport de recherche a aussi bnfici des remarques et suggestions de J. Boutet, B. Py, A. Tabouret- Keller, D. Vronique et C. Wihtol de Wenden.

    participative", et de mettre en relation leur apathie politique avec la crise d'identit dont ils souffriraient. Les mobilisations des "beurs" et des "potes" sont nanmoins l pour montrer que le refus du vote qu'on leur attribue gnralement n'implique pas la passivit politique et nous verrons que la notion de crise d'identit est relativiser.

    Concernant cette "deuxime gnration", il est toutefois utile de remarquer que les choix des conduites politiques ne peuvent tre dicts par des valeurs solidement tablies. La simultanit des phnomnes de construction identitaire et de mobilisation a quelque peu acclr un processus de sdimentation complexe qui, par couches successives d'expriences vcues et de rationalisations rtrospectives, modle une identit.

    Les incessantes interpellations dont sont l'objet les jeunes beurs ont ainsi provoqu des phnomnes de cumul de rfrences identitaires, qui expliquent en grande partie l'essoufflement actuel de leur mouvement. Les trs fortes mobilisations des annes 1983-1984 ne reposaient qu'indirectement sur une prise de conscience d'une communaut d'intrt et paradoxalement le succs des Marches a eu pour effet de dsactiver un processus de construction identitaire qui avait pris forme dans les banlieues lyonnaises ou parisiennes^.

    Ces quelques remarques doivent inciter le chercheur la prudence. L'essentiel est de ne pas se laisser imposer une grille de lecture par cette trs courte histoire du mouvement beurs qui a dj pris l'aspect d'une commmoration d'un vnement fondateur6.

    5. En largissant progressivement son audience, le mouvement beurs a dans le mme temps perdu de sa substance. D'o d'ailleurs la rupture trs vite consomme entre SOS Racisme, qui a adopt des rfrences gnrales aux valeurs humanistes, et le mouvement des "beurs civiques", qui se proccupait plus spcialement des problmes politiques des jeunes beurs. 6. F. Furet a bien montr comment l'histoire de la Rvolution franaise tait devenue une "historiographie commemorative" partir du moment o tous les vnements antrieurs et postrieurs la Rvolution n'taient dcrits que comme des prmisses et des suites de 1789 (Penser la Rvolution franaise, Paris, Gallimard, 1978). C'est aussi ce que mettent en relief A. Boubeker et N. Beau lorsqu'ils dcrivent la trs rapide dnaturation du mouvement beur qui n'en finit pas de vouloir refaire 1983 (Chroniques mtisses. Histoire de France des jeunes arabes, Paris, Alain Moreau, 1986).

    38 Politix, n12, 1990

  • Les beiirs, les potes

    Sur la "double identit"

    Nos premires rflexions concernent ce que l'on a coutume de qualifier de "double identit", "double exclusion", ou "bilatralit des rfrences".

    Les rfrences culturelles d'un individu se partagent selon au moins trois mcanismes : l'admiration, la projection et l'ancrage spatial. Dans cette logique, les rfrences des jeunes que nous avons observs se distribuent autour de quatre ples : un "ple Algrie", regroupant les rfrences lies de prs ou de loin l'Algrie ou au monde musulman, un "ple France", regroupant des personnalits franaises, artistes ou symboles de russite, un "ple Gnration" ou "ni Algrie, ni France", regroupant des rfrences communes la gnration des 15-25 ans, et un "ple Engagement" ou "Algrie et France", regroupant des rfrences des personnalits engags volontairement dans, ou symbolisant pour ces jeunes, un combat antiraciste ou humaniste. Les rfrences culturelles cites se concentrent globalement autour du "ple Algrie" pour l'admiration, du "ple Gnration" pour la projection, et les jeunes se montrent trs attachs leur quartier (plus qu' leur ville ou leur pays). Ainsi les jeunes (plus d'ailleurs les filles que les garons) admirent-ils des personnages d'origine maghrbine (comme la chanteuse Nassira ou le footballeur Madjer), mais ne souhaitent pas leur ressembler. En revanche, ils rvent (plus les garons que les filles) de ressembler aux hros modernes auxquels se rfre la jeunesse du monde entier (comme Madonna ou Silverster Stallone). Plus que l'opposition souvent avance entre des rfrences culturelles lies l'Algrie et la France, il conviendrait mieux, par consquent, de mettre en avant une triade "Algrie-Monde-Quartier" qui semble structurer un univers de rfrence commun tous ces jeunes. Une telle triade semble mieux rendre compte du caractre clat de leur identit, alors que l'expression "double identit" trahit une interprtation qui ne fait que transposer aux enfants les caractristiques de la situation de migrant des parents.

    Notons que la France n'apparat pas dans la triade que nous proposons. Non qu'elle soit absente des rfrences culturelles des jeunes, elle se situe bien plus dans l'ordre du non-dit. Lieu de fusion des autres rfrences culturelles, la France mdiatise l'identification aux autres ples. Elle est pour ces jeunes l'espace d'une sociabilit diffuse laquelle on ne s'identifie pas, mais dont on est imprgn. Les personnalits engages (comme Gandhi ou Harlem Dsir) ne suscitent que peu d'engouement, ce qui semble suggrer que le militantisme n'est l'affaire que d'une minorit, voire mme (comme dans le quartier de Mistral de Grenoble) qu'il est totalement absent.

    Les trois sources d'allgeances que nous mentionnons correspondent par ailleurs des groupes de diffrentes natures. Le groupe de rfrence "Algrie" est un groupe normatif. Pays des parents, l'Algrie et la socit

    musulmane qui lui est attache dictent des valeurs et faonnent des conduites qui sont le plus souvent repousses par les jeunes. En ce sens, il s'agit d'un groupe de rfrence ngatif qui contribue la formation de normes opposes1. Le groupe "Monde" peut tre considr comme un groupe comparatif. En se projetant dans des personnalits clbres, les jeunes prennent des points d'appui comparatifs leur permettant d'valuer leur propre position et d'orienter leur vie. Ce groupe est donc positif dans la mesure o les jeunes y puisent les "bases d'auto-jugement de l'individu"2.

    Dans les deux cas, ces groupes de rfrence ne sont pas des groupes d'appartenance. Dans le premier cas, par refus pur et simple de voir se reproduire la situation d'migr3 ; dans le second, parce que ces jeunes ne sont pas ligibles pour s'affilier au groupe des reprsentants de la culture mondiale. Cette non-appartenance induit un certain type de conduites (opinions et comportements) de dmarcation vis--vis du groupe "Algrie", qui entrane l'amertume des parents accusant les enfants de tratres, et de ferveur dans l'imitation l'encontre du groupe "Monde", les jeunes se trouvant tre cette occasion "plus royalistes que le roi". La socit franaise tant par ailleurs relativement immobile, surtout pour les jeunes d'origine maghrbine, l'identification des groupes de non-appartenance peut s'avrer tre la cause d'une frustration importante. On relve de ce point de vue une diffrence essentielle entre les jeunes en milieu semi-rural (Tullins, surtout les filles dont la russite scolaire est impressionnante) et en milieu urbain (Grenoble). La frustration, gnratrice de violence, est en effet bien plus prsente dans ce dernier milieu que dans le premier.

    Pour les uns comme pour les autres, il existe toutefois un groupe de rfrence qui a la mme valeur : le quartier. Contrairement aux deux prcdents, il s'agit cette fois d'un groupe d'appartenance, et bien plus mme d'un "en-groupe", c'est--dire d'un "groupe d'appartenance caractris par une

    1 . De faon gnrale, R. K. Merton note que la notion de groupe de rfrence ngatif rend compte de la rbellion des adolescents contre leurs parents (cf. Elments de thorie et de mthode sociologique, Paris, Grard Monfort, 1983, chapitres 7 et 8). A. Percheron va dans le mme sens lorsqu'elle rappelle que s'agissant "d'affirmer sa solidarit, son identit de point de vue avec les siens, de marquer sa diffrence avec les autres, [...] l'enfant s'affirme, se dfinit le plus souvent en s'opposant" ("La socialisation politique. Dfense et illustration", in Grawitz (M.), Leca (J.), dir., Trait de science politique, Paris, PUF, 1985, vol. 3, p. 180). Etant donne l'htrognit des groupes qui entourent l'adolescent maghrbin en France, cette tendance l'opposition et la rbellion se trouve naturellement accentue. 2. Merton (R. K.), Elments de thorie et de mthode sociologique, op. cit., p. 249. 3. Qu'il s'agisse de la situation d'immigr des parents en France, ou de leur situation d'migr en Algrie. Nous avons relev de nombreux exemples de ce double refus ("En France on te traite de sale Arabe, en Algrie de sale migr"). Cette citation, ainsi que toutes celles qui suivent dans cet article, est extraite des entretiens collectifs que nous avons mens avec les deux groupes. (Voir L'insertion des jeunes..., op. cit., annexes).

    39

  • Olivier Dabne

    cohsion interne et une hostilit externe relativement forte"1. Sur ce dernier point nanmoins quelques nuances s'imposent. Les jeunes s'vertuent donner une image ouverte de leur quartier. Par ailleurs, les rapports avec l'extrieur sont jugs beaucoup moins violents qu'"avant"2. Mais dans le mme temps, les hors-groupes sont dlimits tant spatialement (Les Eaux-claires, Echirolles, Meylan, Les Minguettes... pour Grenoble-Mistral ou Grand-Place, Grenoble, la Villeneuve, Voiron, Romans... pour Tullins- La Cressonnire) que socialement (les "bourgeois", les riches...) et toujours avec des connotations ngatives ("Echirolles, c'est ct, a n'a rien voir la mentalit", les Voironnais "c'est tous des connards"). D'un ct "on calcule pas les gens" quand on les accueille, mais de l'autre, "il faut avoir la mme mentalit" pour qu'on les accepte. En somme, les deux quartiers, Mistral et La Cressonnire, sont ouverts, tout le monde est en principe eligible pour y entrer, mais la condition de se fondre dans la mentalit des groupes3.

    Concernant les deux autres groupes de rfrence, "France" et "Engagement", l'cart avec les groupes "Algrie" et "Gnration" est beaucoup plus important Mistral qu' Tullins. L'explication de cette diffrence tient la prsence, parmi ces jeunes, d'individus qui mdiatisent l'identification un groupe. A Mistral, l'homognit de la bande fait qu'aucune personnalit n'merge pouvant jouer un tel rle^. A La Cressonnire, en revanche, deux individus au moins se dtachent. Nora, tout d'abord, occupe une position privilgie dont nous aurons l'occasion de reparler. Engage politiquement aux cts de SOS Racisme, prenant de nombreuses initiatives dans son quartier, Nora est reconnue comme la reprsentante des jeunes du quartier aussi bien par le reste du groupe (c'est elle qui va rclamer la Mairie une salle pour organiser une boum, ou un local), que par les instances politiques locales (elle a sig la Commission "jeunesse" du conseil municipal). Ses rfrences ont donc un indniable effet d'entranement qui joue notamment en

    1. Merton (R. K.), Elments de thorie et de mthode sociologique, op. cit., p. 247. 2. Nous reviendrons plus loin sur les rapports que les jeunes tablissent entre un "avant" et un "maintenant" et qui ne peuvent tre dtachs (pas plus Mistral qu' Tullins) de la perception de l'volution des rapports de force politique locaux et nationaux. 3. Le mot "mentalit" revt une importance toute particulire dans le parler des jeunes de Mistral et de La Cressonnire. Il rsume lui seul leurs spcificits vis--vis de l'extrieur, et leurs signes de reconnaissance interne. Ainsi, on dira qu'en Algrie "la mentalit est diffrente" pour signifier le malaise ressenti l'occasion de vacances, et pour ne pas avoir se lancer dans de plus amples explications. On dit aussi que ceux des autres quartiers ont une mentalit diffrente, et cela recouvre un grand nombre de traits distinctifs allant de l'attitude gnrale, l'habillement et la coupe de cheveux, la manire de parler : la mentalit "a veut dire cool", "les mmes ides, les mmes sentiments", "un langage diffrent du langage de Grenoble", la tte d'ma mre, j'vais t'maraverr. 4. Il faut ajouter aussi notre moins bonne connaissance du groupe de Mistral.

    faveur du "ple France". Parmi les garons de La Cressonnire, la situation est plus complexe. Frank d'origine guadeloupenne5, est le branch de la bande et reprsente l'ouverture vers l'extrieur. Il mdiatise en ce sens l'identification au groupe "Monde". Toutefois les jeunes de Tullins admirent beaucoup certaines personnalits engages. Le facteur explicatif dterminant est ici l'exprience du service militaire, que la plupart souhaitent faire, ont dj fait ou sont en train de faire, en Algrie. L'exprience de la situation d'migr dans les deux pays est marquante. Tous s'accordent reconnatre qu'entre se faire traiter de "sale Arabe" en France ou de "sale migr" en Algrie, ils restent toujours "sales". Nous verrons toutefois que cette identification au groupe "Engagement" induit une prdisposition qui ne se traduit pas en comportement.

    La nature des rfrences utilises par les jeunes oblige ainsi remettre en question la notion de "double identit". De faon gnrale, on l'a dit, ils appartiennent "au village mondial plus qu' une ventuelle culture d'origine ou leur future culture d'adoption"^. Peut-on dire pour autant qu'"ils adhrent massivement ce que l'on appelle la contre-culture, c'est--dire une culture qui s'oppose d'abord la culture dominante et dont le rock et le reggae sont les modes d'expression les plus importants" et que "ces rfrences sont le liant qui cimente l'adhsion de cette jeunesse des modes de vie, qui la distingue des jeunes lycens par exemple tout en leur fournissant les supports d'une idologie de libration" ?7

    Rien ne permet, concernant notre tude, d'tre aussi catgorique. Certes les rfrences au reggae sont rcurrentes et nombreuses. Mais plutt que de reggae, il conviendrait de parler de la personnalit de Bob Marley qui est l'objet d'une adulation. Le reggae de Paprs-Marley n'intresse gure, sauf pour quelques musiciens de sa priode, comme Peter Tosh. Au-del de la musique, c'est bien la mystique tiers-mondiste qui attire. Les textes des chansons sont d'ailleurs connus et le message de libert, d'amour et de foi recueille une grande adhsion. Peut-tre le fait que les Rastas soient alls chercher en Afrique, en la personne de l'empereur d'Ethiopie Hail Selassie, tout la fois leur matre penser et l'objet de leur culte, suggre-t-il aux beurs qu'il est possible de vivre dans un pays, tout en se rfrant spirituellement un autre. Les filles semblent moins concernes par la musique reggae, peut-tre parce qu'elles y voient la rsurgence d'une spiritualit qu'elles abhorrent parce qu'elle les opprime. Dans tous les cas, cette fixation sur Marley et le reggae, qui peut s'tendre au funky ("parce que le rythme... a te met

    5. Et qui ne faisait donc pas partie de notre chantillon. 6. Etienne (B.), "Logique et lgitimit des revendications culturelles rgionales et communautaires", in L'Etat devant les cultures rgionales et communautaires, Aix-en-Provence, Colloque AFSP, janvier 1986. 7. Desbois (G.), Leclercq (R.-J.), "Les revendications portes par le jeunes d'origine algrienne en France", in Costa-Lascoux (J.), Tmime (E.), dir., Les Algriens en France. Gense et devenir d'une migration, Paris, Publi-Sud, 1985, pp. 305-306.

    40

  • Les beurs, les potes

    bien dans ta peau"), distingue clairement ces jeunes d'origine algrienne des Franais du mme ge.

    Concernant en revanche leurs autres rfrences caractristiques de la "culture mondiale", on ne constate gure d'originalit et on retrouve les idoles de la jeunesse franaise. De l'examen de leurs lectures se dgage la mme impression1. Les diffrences que l'on peut relever cet gard sont mettre l'actif des disparits de situations scolaires. A Mistral, o les jeunes du groupe sont presque tous chmeurs, les lectures, rarissimes, tmoignent de leur situation marginale2. Pour les autres, on retrouve les textes travaills en classe.

    Pour ce qui est des autres groupes de rfrence, on notera l'importance de la figure des parents. Beaucoup de commentaires ont dj t consacrs l'emprise des parents sur les enfants d'origine maghrbine3 qui ont trop insist sur le caractre conflictuel des rapports familiaux. Il semble au contraire que les jeunes considrent ce conflit comme une donne, et qu'ils se dbrouillent pour "faire avec", sans que cela n'affecte outre mesure leur processus de construction identitaire. Les expriences vcues de racisme sont de ce point de vue beaucoup plus "structurantes" que les frictions familiales qui, certes, peuvent tre quotidiennes et dramatiques, mais demeurent prvisibles et grables. Il faut de surcrot se mfier de la frquence d'apparition du pre et de la mre dans les discussions avec les enquteurs. Celle-ci doit tre comprise comme une occasion que veulent saisir les jeunes de se ddouaner de leurs parents alors mme que les attitudes, opinions et comportements qu'ils adoptent consciemment devant l'enquteur vont Pencontre des prceptes de la culture d'origine dont les parents sont les dpositaires.

    Dans l'univers de rfrence des jeunes de Mistral et de La Cressonnire, l'identit individuelle semble indissolublement attache au "ple Algrie". Sphre de l'intime, du religieux4, elle constitue un dernier recours et

    1. A dfaut d'avoir pu utiliser un groupe "tmoin" de jeunes Franais du mme ge, nous nous inspirons pour tablir ces comparaisons des enqutes ralises par la revue Phosphore, consignes dans l'ouvrage de J. Welcomme et C. Willerval, Juniorscopie (Paris, Larousse, 1986), par la SOFRES pour le Nouvel Observateur ("Les 13-17 ans cur ouvert", mars 1987), par l'IPSOS pour Le Monde ("La gnration du regard", novembre 1986, avril 1987). 2. D'o la popularit du livre du prtre G. Gilbert, Des jeunes y entrent, des fauves en sortent, traitant de la dlinquance. 3. Voir notamment Mecheri (H. F.), Les jeunes immigrs maghrbins de la deuxime gnration et/ou la qute de l'identit, Paris, CIEM/L'Harmattan, 1984. 4. Il est ainsi admis pour ces jeunes que la pratique religieuse ne doit pas faire l'objet de discussions collectives. Ainsi, dans un entretien ralis La Cressonnire pendant le mois du Ramadan, un jeune refuse-t-il d'expliquer pourquoi il respecte le jene en s'en tirant par une plaisanterie : "Parce qu'il le faut, puis c'est pour ma digestion ... a fait du bien t'sais, c'est comme la rotation des cultures ... quand tu plantes quelque

    un point de repre normatif. L'identification sociale au groupe "France", parce qu'elle apparat comme un parcours sem d'embches, est mdiatise un double niveau. Au niveau suprieur, l'allgeance cette culture mondiale l'intrieur de laquelle la culture franaise se trouve engloutie, permet aux jeunes d'origine algrienne d'tre galit avec les jeunes d'origine franaise et mme de les initier, d'en constituer Pavant-garde, en revendiquant une plus grande proximit vis--vis des musiques originaires du Tiers-Monde (reggae, ra, afro-cubain...). Au niveau infrieur, l'ancrage local dans le quartier prend la socit franaise revers. En s'appropriant un espace dlimit, en le dotant d'un code de conduite et d'un registre discursif volontairement producteurs de distinctions, les jeunes s'offrent un sanctuaire partir duquel peuvent s'inventer des stratgies de conqute de nouveaux espaces, tant sociaux que culturels ou politiques.

    Tactiques politiques

    Si "chaque culture est le produit de rationalisations a posteriori des conduites le plus souvent adoptes en situations comparables et de leurs effets, (...) la culture politique est moins fabrique de conduites mesurables que de valeurs relevant davantage d'une sociologie comprehensive"5. On ne fera donc pas l'conomie dans ce qui suit d'une analyse de quelques expriences situationnelles constitutives de la mmoire sociale des groupes de Mistral et de La Cressonnire.

    Face au dsuvrement et la dlinquance qui guettent les jeunes ds lors qu'ils sont en situation de rupture vis--vis du systme scolaire et qu'ils ne sont pas encore intgrs pleinement au march du travail, le groupe de Mistral est la recherche d'un quilibre compatible avec sa dignit. L'activit essentielle consistant se procurer de l'argent par presque tous les moyens dans le but de pouvoir organiser des activits, la recherche d'un emploi est presque secondaire, tant il est vrai qu'il existe une multitude d'autres manires de gagner de l'argent sans se fatiguer. Hritier d'une rputation de violence acquise dans les annes soixante-dix, le groupe a toujours fait l'objet de l'attention des services de prvention spcialise et autres animateurs de quartier. De fait, pendant de nombreuses annes la municipalit socialiste de Grenoble s'est montre gnreuse avec le quartier et les jeunes partaient facilement en vacances en Angleterre ou en Grce avec, selon leurs propres termes, dix francs dans la poche. Il y a aujourd'hui un sentiment diffus mais tenace que quelque chose a chang, que maintenant "c'est vraiment curant, de plus en plus curant, c'est trop".

    chose, faut planter jamais la mme chose la mme place, alors moi c'est pareil". 5. Schemeil (Y.), "Les cultures politiques", in Grawitz (M.), Leca (J.), dir., Trait de science politique, op. cit., vol. 3, p. 245 et 247.

    41

  • Olivier Dabne

    Dans cette logique, certaines expriences sont vcues comme des confirmations de ce pourrissement de la situation. Ainsi en 1982, un groupe de huit jeunes de la Cit dcident d'quiper un local en salle d'entranement de boxe. Ils interpellent ce sujet les animateurs de la Maison pour tous (MPT) qui leur conseillent de s'adresser la Mairie. Celle-ci les aide alors formuler une demande de subvention au Ministre de la jeunesse et des sports qui est finalement accepte. Les jeunes achtent donc leur matriel et quipent leur salle. Peu de temps aprs, la salle est malheureusement dvalise et toute nouvelle demande de subvention se voit depuis lors adresser une fin de non- recevoir de la part d'une municipalit qui a chang de couleur politique. Cette exprience a manifestement t vcue comme une leon d'instruction civique et politique et reste grave dans la mmoire du groupe. Interrog juste aprs les lections de mars 1986, un des membres du groupe nous dclarait ne pas avoir vot parce qu'il n'tait pas inscrit sur les listes lectorales, mais le regrettait et pensait aller s'inscrire prochainement. Son exprience lui aura permis de pntrer dans l'univers politique et d'en percevoir les clivages, en lui apportant la preuve concrte que des hommes politiques peuvent servir quelque chose, l'utilit du vote lui apparaissant a posteriori. A-t-il effectivement fait usage de son droit de vote aux chances lectorales suivantes ? On peut nanmoins en douter, nous reviendrons sur ce point.

    Une autre exprience a donn aux jeunes de Mistral l'occasion de jauger la volont politique de la nouvelle municipalit. Alors que se consolide l'ide selon laquelle "la Mairie elle nous donne plus d'aide", en septembre 1986 quatre jeunes partaient avec deux animateurs pour traverser le Sahara, avec une subvention de 130 000 francs de la Mairie. Hormis les quatre bnficiaires de l'opration, ce projet laissa un got amer Mistral (Treize millions, on peut faire des journes pendant deux ans d'affile comme a, Pques, les grandes vacances ... ", "ils sont partis en Afrique et depuis il n'y a plus rien"). La nouvelle ambition de la municipalit d'intervenir sur des projets embarrassent les jeunes dans le mesure o elle les oblige formuler leurs dsirs sur un registre discursif qui n'est pas le leur. Somms de se plier des procdures administratives qu'ils matrisent mal, les jeunes hsitent entre la soumission et la rvolte.

    Et pourtant l'utilit de l'organisation en association leur est apparue de nombreuses reprises. Ainsi en 1986 ont-ils perdu un local qu'ils squattaient depuis plusieurs annes quand une association, en l'occurrence l'Amicale africaine, se l'est vu attribuer par la Prfecture1. Cette dcision fut

    d'autant plus mal reue que la Prfecture attribue souvent des associations trangres la Cit des locaux au rez-de- chausse des immeubles de Mistral. Mais il s'agissait ici des Africains du quartier et la volont du prsident de l'Amicale de "faire bouger les choses" fit que la leon fut retenue. Dans ce cadre, les rapports entre les jeunes et la MPT sont aussi d'une importance cardinale. Situe au centre du quartier et pourvoyeuse de services en tout genre, la MPT, au mme titre que la bibliothque qui la jouxte, constitue un espace que se sont attribus les jeunes. Bien qu'il soit difficile de dterminer avec prcision le moment o les relations avec l'quipe de la MPT ont commenc se dgrader, on peut reconstituer la logique de la rupture.

    A la base, la distinction que font les jeunes de Mistral entre "avant" et "maintenant" autour de deux constatations. Avant, les animateurs taient issus de la Cit, la violence tait terrible, mais il y avait beaucoup d'activits organises sur le quartier. Aujourd'hui, en revanche, les animateurs viennent de l'extrieur2, la violence a beaucoup diminu d'intensit, mais il n'y a plus d'activit. Ce qui s'est pass entre cet "avant" et ce "maintenant" reste dans le flou. On comprend nanmoins que tout a pu changer ds lors qu'un directeur de la MPT a d refuser de se soumettre aux lois dictes par les jeunes et qui reposent essentiellement sur des rapports de confiance et de solidarit. Mais peu importe l'vnement qui a d provoquer la rupture. Aujourd'hui cette rupture est consomme, et les jeunes en tirent une conclusion : plus on casse, plus on obtient ce qu'on veut. "Ici il faut faire peur pour avoir quelque choste", nous dclara un jeune du groupe.

    Cette logique de l'action s'est nanmoins inflchie depuis quelque temps. Une des consquences de la rupture avec la MPT a en effet t l'envahissement de la bibliothque et sa transformation en lieu de rencontre. Cette occupation de la salle de lecture de la bibliothque s'est faite avec la complicit bienveillante de son responsable qui a depuis lors une influence prpondrante sur le groupe. Il a notamment cr un Centre d'information sociale qui met l'accent sur la prise d'initiative des jeunes par l'intermdiaire de la cration d'associations. Et de fait, les jeunes semblent avoir compris le message puisque, pendant l't 1987, ils mettaient sur pied une association appele Association jeunesse mistral (AJM) qui commenait l'automne organiser des activits sportives pour, selon l'un de ses cofondateurs, "lutter contre la drogue et l'inoccupation". Notons que les jeunes envisagent cette cration d'une association comme un pis-aller, une scandaleuse concession

    1. A cette occasion les jeunes ont souponn la Prfecture d'avoir voulu dclencher une guerre entre les communauts arabe et africaine de Mistral. L'habilet du prsident de l'Amicale africaine a permis un modus vivendi et mme un rapprochement entre les deux communauts aprs qu'ensemble, le prsident et quelques jeunes soient alls s'expliquer la Prfecture avec les autorits responsables.

    2. Ce point est peut tre l'lment dterminant leurs yeux. Les animateurs viennent de l'extrieur au double sens du terme : d'une part ils ne sont plus issus de la Cit, gographiquement et socialement, et par suite "tout ce qui se passe c'est de leur [les animateurs] faute" parce qu'"avant les animateurs et les jeunes, ils sont dans la mme classe sociale, maintenant, c'est les animateurs et les jeunes. C'est pas pareil, y'a aucune entente"; et d'autre part, la MPT tant ferme depuis 1986, ils travaillent dans un centre social qui est situ en dehors du quartier.

    42

  • Les beurs, les potesx

    l'ordre administratif destine provisoirement suppler l'incapacit de la MPT ("s'il y aurait la MPT, ils bougeraient, personne ne monterait cette association"). Il y a peut tre l l'amorce d'une volution des mentalits.

    A Tullins, la situation est bien diffrente. Les contacts qui peuvent s'tablir entre une municipalit et ses administrs n'ont videmment rien de comparable entre un bourg de 6000 habitants et une ville de 170 000 habitants comme Grenoble. Le quartier de La Cressonnire (500 habitants), compos de petits immeubles entours de verdure, ne saurait tre compar la Cit Paul Mistral (4000 habitants) et ses grandes barres de bton. Etant donn par ailleurs le taux trs lev de scolarisation Tullins, le dsuvrement ne menace que pendant les vacances et les week ends, et la dlinquance est presque totalement absente. Nanmoins l n'est pas l'essentiel. Mme si les jeunes de La Cressonnire accordent une grande importance leur cadre de vie et s'estiment plutt privilgis de ce ct, leurs problmes se posent dans les mmes termes qu' Mistral : que faire pour occuper le temps libre ?

    L'histoire de La Cressonnire est moins riche en vnements constitutifs d'une mmoire collective que celle de Mistral. Les jeunes ne peuvent s'appuyer sur les souvenirs d'une gnration qui les aurait prcds (le quartier tant de construction plus rcente), mais on y relve cependant la mme rfrence un "avant" et "maintenant" que l'on doit aux grands frres. L encore l'impression qui prvaut est celle d'une diminution sensible de la violence. Mais aucune corrlation n'est faite comme Mistral avec la quantit d'activits organises dans le quartier.

    En revanche, deux vnements marqueront certainement les mmoires Tullins. Le premier tient l'mergence d'un leader, Nora, le deuxime l'lection d'un nouveau maire de trente ans en juin 1986. Jusqu'alors les jeunes avaient frquent la Maison des jeunes (MJC), puis s'en taient progressivement loigns parce que "c'tait nul" et qu'elle est situe en dehors du quartier, ct de la Mairie. Depuis lors, la revendication essentielle du groupe tourne autour de l'obtention d'un local. Dans les ngociations avec le maire, comme chaque fois qu'il s'agit d'obtenir quelque chose pour le groupe, Nora joue un rle primordial. L'engagement "politique" (elle rcuse le terme) de Nora rpond autant des motivations personnelles qu' une volont de faire progresser le cadre de vie du groupe. Pensionnaire dans un lyce d'une commune voisine, elle a acquis la confiance en soi que donnent la fois la russite scolaire et surtout, par rapport aux jeunes qui ne sortent pas du quartier, cette impression d'avoir dj un pied en dehors tout en restant fidle ses attaches locales.

    Sa rencontre avec SOS Racisme en 1986 aura t un vnement dterminant, pour trois raisons. Les contacts qu'elle dveloppe partir de ce moment avec le Comit de Paris lui permettent, en premier lieu, de faire exploser le cadre trop troit du quartier ou du lyce pour se lancer la

    conqute de la France et mme du monde. Elle eut ainsi l'occasion de djeuner avec Danielle Mitterrand et Jack Lang et fut sollicite par une organisation amricaine. Les discussions qu'elle entretient lors des colloques de l'association renforcent, en second lieu, ses convictions galitaires. Parce qu'elle voit des gens d'horizons divers s'entendre et discuter dans les comits sur le sens des actions d'information mener, Nora voudrait que cette convivialit, cette harmonie, se transpose tous les chelons de la vie quotidienne. Son engagement la dsigne, en troisime lieu, comme une lite virtuelle tant dans son quartier que dans son lyce, o elle peut asseoir son autorit grce ses contacts (elle a ainsi "choisi" quatre autres membres du groupe pour les emmener Paris au colloque de SOS Racisme) et ses convictions affirmes et informes (elle se vante d'avoir converti des anciens sympathisants du Front national). Elle entretient ensuite cette autorit soit en l'officialisant sous forme d'un mandat lectif dans son lyce (dlgue de l'internat, dlgue de l'tablissement), soit de faon plus prosaque en s'affirmant comme la mdiatrice oblige entre le groupe et la Mairie. Ainsi, dclare-t-elle, "les gens ils arrtent pas de venir me voir et ils me disent : Oui Nora, a marche pas et tout, y'en a marre des boums et tout, c'est trop cher, ou bien c'est mal fait et tout tu pourrais pas aller voir ?". Investie selon des procdures non-politiques d'un mandat li des objectifs perus comme non-politiques, Nora s'impose et se comporte La Cressonnire comme une mdiatrice politique. Cette dfinition non-politique d'un rle politique est charge d'ambigut et correspond l'utilisation simultane, de la part de Nora et du groupe, de deux registres diffrents. Nora s'intresse aux grands problmes de son poque qui, selon elle, sont d'ordre culturel, mais utilise le registre politique ds lors qu'il s'agit de servir sa stratgie d'ascension sociale. Le groupe accepte l'incursion dans l'univers politique lorsque le contact avec les institutions l'impose et que des rsultats concrets en sont attendus.

    Les rapports entre les jeunes et le maire de Tullins souffrent de la mme ambigut. Le nouveau maire Andr Vallini, qui est lu en juin 1986, hrite d'une situation de relative harmonie avec les jeunes de La Cressonnire. Les circonstances de son lection n'ont cependant pas contribu donner une image trs favorable du monde politique. Les jeunes ont seulement retenu de l'affaire qu'Andr Vallini a pris la place de l'ancien maire Ren Moulin dont il tait l'adjoint depuis 1983, pour une sombre et complexe histoire de rivalits1 . Pour le quartier de La Cressonnire, cette

    1 . L'affrontement est n lorsque R. Moulin (50 ans, PS) et A. Vallini (30 ans, PS) ont tous deux voulu se prsenter aux lections cantonales de mars 1985. Battu ces lections, A. Vallini et ses amis dmissionnent du conseil municipal et la rivalit prend l'allure d'un conflit de gnration l'intrieur du Parti socialiste. En vue d'lections municipales, R. Moulin doit alors faire alliance avec son ancienne opposition. Deux autres listes sont aussi en comptition : l'une mene par un ancien secrtaire de mairie, lui aussi ancien socialiste, et l'autre par l'ancien PDG de la plus grosse entreprise de Tullins. Elu

    43

  • Olivier Dabne

    lection a symbolis le pourrissement de la vie politique. C'est dire que le nouveau maire apparat comme "un malin" dont il faut se mfier parce que, disent les jeunes, "ds qu'on voit c'est bientt les lections, il file vite dans notre quartier". Les apprciations divergent toutefois selon les individus. Ceux qui ont eu affaire lui personnellement ont pu apprcier sa jeunesse qui, d'une certaine manire, facilite les contacts. Ainsi Frank, dont nous avons dj comment l'influence sur le groupe, l'a rencontr dans une soire chez des amis communs et dsormais le tutoie et l'appelle "Andr". Nora en revanche est beaucoup plus mitige. Elle concde volontiers devant les autres membres du groupe que les bonnes ralisations n'ont pas manqu. Elle n'a par exemple pas hsit s'adresser directement lui lorsque le groupe avait besoin d'une salle pour organiser une boum, et elle a obtenu satisfaction1. Ds lors que l'on passe des relations humaines aux rapports avec une institution, le groupe change de registre et se crispe. On trouve alors les qualificatifs d'"hypocrite" et "dmagogue", et toute la haine pour le monde politique resurgit.

    Au total, la communication est difficile entre le maire et les jeunes, mais elle est efficace, et c'est bien le plus important aux yeux de ces derniers. Venant s'ajouter une construction de l'histoire du quartier autour d'un "avant" tout de violence et de rpression et d'un "maintenant" fait de calme et de concertation, ces expriences de contacts avec le monde politique local renforcent la logique de renonciation qui prvaut La Cressonnire. Contrairement Mistral o "plus on casse, plus on obtient", on semble considrer Tullins que "plus on crie, plus on obtient". A une logique de l'action s'oppose une logique de renonciation, sans que les deux soient exclusives l'une de l'autre.

    Ces diffrences entre les deux quartiers, s'ajoutant aux disparits entre les individus, dessinent un large ventail d'attitudes et de conduites. Mais il importe de bien comprendre que dans un cas comme dans l'autre, les jeunes sont parvenus un quilibre dans leur relation avec le monde politique. La logique de l'action au mme titre que la logique de renonciation assurent une mdiation efficace grce laquelle les revendications essentielles des groupes sont satisfaites.

    La culture politique de ces jeunes d'origine algrienne se caractrise par un ensemble de tactiques*-, destines compenser les dficits sociaux dont ils souffrent (chec

    conseiller rgional en mars 1986, Vallini gagne en juin la mairie d'extrme justesse (51 voix d'avance sur l'ancien PDG) (voir Le Monde du 13 juin 1986 et Le Dauphin Libr du 23 juin 1986). 1 . Commentant cet pisode, le maire nous confiait qu'il en avait bien saisi la valeur de test, et que, en dpit des nombreux obstacles (demande tardive, problmes d'assurance, etc.) il avait voulu faire preuve de bonne volont devant les jeunes (entretien avec A. Vallini, le 26 juin 1987). 2. Le concept est emprunt ici De Certeau (M.), L'invention du quotidien. 1 - Arts de fate, Paris, 10/18, 1980.

    scolaire, chmage, racisme...) en tirant avantage au maximum du systme politique, "au coup par coup", en "braconnant"3. A Mistral, la tactique consiste presser le citron autant que faire se peut en menaant de destruction tous les quipements socio-culturels. Cette tactique de la menace prend aussi la forme d'une appropriation de tous les espaces disponibles et d'une redfinition des modes d'emploi de ces espaces (MPT, bibliothque). A La Cressonnire, il s'agit de flatter la dmagogie des politiques en marchandant implicitement une force lectorale. Une telle tactique del flatterie n'interdit pas la participation aux mcanismes politiques (commission "jeunes") dans la mesure o des rsultats concrets en sont attendus. Dans les deux cas, ces tactiques s'accompagnent d'une profonde lucidit de la part de ces jeunes quant aux possibilits d'action collective qui s'offrent eux. Outre la diffrence fondamentale de degr de scolarisation entre le groupe de Mistral et celui de Tullins, dans une grande ville comme Grenoble les jeunes se sentent parfaitement inefficaces politiquement, alors qu' Tullins chaque bulletin de vote compte4. Le vote ne semble donc pas avoir la mme fonction pour les deux groupes. A Grenoble il est noy dans la masse, et mme si les clivages politiques sont perus et la gauche considre plus gnreuse, le passage l'acte ne se ralise pas, l'influence du dpt du bulletin dans l'urne sur le maintien de la gauche au pouvoir n'tant pas immdiatement perceptible. A Tullins cette influence est plus facilement reprable, nous l'avons dit. Ajoutons, concernant le vote, que si les jeunes hritent du devoir de rserve de leurs parents immigrs, l'apprentissage civique semble tre efficace puisque les filles de Tullins (groupe le plus scolaris) votent toutes, alors que les garons de Mistral (groupe le moins scolaris) rejettent massivement le vote.

    Ce qui est vrai pour le vote, l'est aussi pour d'autres types de comportement politique. A Mistral, en raison de la taille du groupe, du quartier et de la ville, une action collective sera beaucoup plus difficile engager dans la mesure o personne ne peut y trouver d'intrt direct, et l'on doit l'insistance du directeur de la bibliothque la cration rcente de l'association AJM. A Tullins en revanche, le politique est porte de la main, et une action individuelle de Nora, engage parce qu'elle sert ses intrts personnels, a des rpercussions immdiates sur l'ensemble du groupe.

    Les conduites politiques des jeunes de Mistral et de Tullins sont donc, l'image de nombreuses actions collectives^ parfaitement consquentes. La rationalit qui les sous-tend consiste en une exploitation du systme par une agrgation de tactiques individuelles. Ces tactiques politiques profitent

    3. De Certeau (M.), L'invention du quotidien, op. cit., p. 86-87. 4. Rappelons que A. Vallini a t lu en 1986 avec 51 voix d'cart. 5. Voir Oison (M.), La logique de l'action collective, Paris, PUF, 2e dition, 1987. Selon cet auteur, les petits groupes sont souvent plus efficaces que les grands, et il existe "une tendance surprenante l'exploitation du grand par le petit" (p. 59).

    44

  • Les beurs, les potes

    en gnral l'ensemble du groupe non parce qu'elles sont labores dans ce but, mais parce que rgne entre les "potes" une grande solidarit qui pousse la redistribution des bnfices.

    Proxmie et nonciation du politique

    La perspective retenue dans cet article prsupposait l'existence de relations entre les identits culturelles et les conduites politiques. Nous avons dj quelque peu progress dans la comprhension de ces relations en commentant dans le point prcdent la manire dont certaines conduites (tactiques politiques) pouvaient tre expliques grce des caractristiques de culture politique (culture de l'action, culture de renonciation). Il nous reste, avant de conclure, voquer une dimension explicative importante, celle de la distance.

    Une tude des associations entre les divers phnomnes abords dans cette tude (groupes de rfrence, ancrage, attitudes et comportements politiques) nous a permis de mettre en vidence certaines corrlations intressantes1. Ainsi, la rfrence au "ple France" semble tre associe un choix du canal politique de mdiation (le maire, le prfet), alors que le "ple Algrie" est li au canal associatif (les animateurs, les associations). En d'autres termes, les jeunes qui se caractrisent globalement par des groupes de rfrence franais font confiance aux instances politiques, notamment au maire, pour mdiatiser ou satisfaire leurs demandes. A l'oppos, les jeunes se rfrant des personnages rappelant l'Algrie inclinent vers le secteur socio-culturel et ses animateurs. Doit-on expliquer cette diffrence par l'importance des contacts humains rapprochs dans les traditions culturelles arabes ? Le secteur associatif, plus directement accessible, serait peru comme un meilleur rcepteur des dolances des jeunes, alors que le monde politique, mme local, n'est abordable que par une lite ( l'image de Nora Tullins).

    Il existe un faisceau d'indications directes qui nous pousse retenir l'hypothse de l'importance de la distance vis--vis des instances de mdiation et de reprsentation. Quand les rfrences culturelles des jeunes tendent vers le "ple Algrie" (et le "ple Gnration" pour l'admiration), les instances de mdiation rapproches sont privilgies. A l'inverse, quand les rfrences culturelles tendent vers le "ple France" (et le "ple Gnration" pour l'admiration), les instances loignes sont privilgies.

    Cet examen de ce qu'on peut qualifier de proxmie politique2- oblige reconsidrer l'hypothse communment

    mise sur le dgot que provoquerait chez les jeunes le monde politique. Le fait que les jeunes investissent les secteurs associatif et socio-culturel d'une fonction politique de mdiation et de reprsentation ne doit pas tre seulement interprt comme une manifestation d'un quelconque rejet viscral du politique. Les secteurs associatif et socioculturel constituent une structure de remplacement qui, eu gard leur implantation locale, remplissent une importante fonction sociale de personnalisation des procds politiques. Ils sont les substituts fonctionnels d'un monde politique qui est jug l'aune de ses ralisations concrtes. Ainsi, lorsqu'un groupe de jeunes de Mistral obtient une subvention municipale, c'est toujours par l'intermdiaire des animateurs de la MPT ou du directeur de la bibliothque, et ce sont ces derniers qui en recevront les bnfices symboliques, la distinction entre l'interlocuteur premier (animateurs) et le prestataire du bien collectif (Mairie) tant vcue comme une coupure entre l'organis que l'on matrise parce qu'il se situe sur son territoire et l'institu que l'on tente de "squeezer"3. Dans cette logique, on comprend pourquoi certains jeunes, notamment Mistral, dclarent dans des entretiens penser pouvoir obtenir quelque chose du maire, alors qu'ils ne pensent pas pouvoir tre reus par lui. "Etre cout" par le maire, cela voque un contact personnel qu'ils n'ont pas avec lui et qu'ils ne pensent pas pouvoir avoir. "Obtenir quelque chose" de sa part, cela voque toute sorte de mdiations ou de combines pour lesquelles les jeunes se sentent en revanche trs forts.

    Des indications indirectes viennent conforter ces rflexions. Ainsi l'intrt pour la politique semble tre dtach des expriences vcues au niveau local. Il existe une liaison forte entre les ples "orientation identitaire" (Algrie, France et Engagement) et l'intrt pour la politique. Plus les jeunes se rapprochent des ples "France et Algrie", plus ils dclarent s'intresser la politique. A l'inverse, plus ils se rapprochent du "ple Gnration", moins ils dclarent s'y intresser, ce qui n'est pas pour surprendre. Ici encore il faut signaler que l'efficacit des canaux de mdiation que se choisissent les jeunes n'est pas perue en termes d'efficacit politique. Les sentiments de confiance et d'efficacit politique n'engendrent pas l'intrt pour la politique. La politique est perue au mieux comme un monde part, lointain, auquel les expriences de contact avec le politique au niveau local ne donnent pas accs, au pire comme un monde mprisable et corrompu dont il faut tirer profit. Le vote dans ces conditions apparat tout autant dtach du vcu des jeunes.

    1. Voir L'insertion des jeunes... op. cit., p. 117-120 et annexes. 2. Rfrence est faite ici E. T. Hall qui a cr ce nologisme pour "dsigner l'ensemble des observations et thories concernant l'usage que l'homme fait de l'espace en tant que

    produit culturel spcifique" (La dimension cache, Paris, Seuil, 1966). 3. Sur la distinction entre l'institu et l'organis, voir Oriol (M.), "L'institu, l'organis. Propositions dialectiques pour l'tude compare des adolescents et jeunes adultes de la deuxime gnration d'immigrs", Les Migrations internationales, Marseille, Colloque GRECO, fvrier 1981.

    45

  • Olivier Dabne

    De ces quelques remarques, il ressort en premier lieu que l'intrt pour la politique, de mme que le vote, doivent tre mis en relation avec des rfrences personnelles tmoignant d'une certaine orientation identitaire (Algrie, France, Engagement). Il apparat en second lieu que les sentiments de confiance et d'efficacit, ainsi que le choix d'un canal de mdiation, sont relis aux expriences vcues au niveau local.

    La problmatique de la proxmie politique rejoint en cela celle de renonciation du politique^ . Au niveau de la famille, du groupe de pairs, du quartier, face l'institu, les jeunes utilisent une gamme htrogne de registres qui sont autant de tactiques d'insertion. Sur le plan politique, comme sur les plans langagier et discursif, le registre employ est directement fonction de la situation d'interaction.

    Rappelons ces diverses situations d'interactions et les registres que nous avons mentionns et qui sont autant de modalits de passage au politique propres ces jeunes2. La famille, tout d'abord, mdiatise les rfrences au "ple Algrie", groupe de rfrence ngatif. Partant d'une situation conflictuelle, le jeune devra "faire avec", alternant des concessions voyantes (employer des mots d'arabe) et des esquives (fumer en cachette ou se nourrir pendant le ramadan). Le groupe de pairs dans le quartier est homogne et impose sur un espace strictement dlimit des manires de parler, de se comporter, qui sont autant de signes de reconnaissance. De la mme faon qu'il existe un parler vernaculaire propre au quartier, il existe au plan du politique la fois un mode spcifique de rgulation interne des conflits et une re-cration de mcanismes propres de mdiation. Ceux-ci trouvent leur origine dans certains traits culturels et se caractrisent par un investissement de sites intermdiaires (MPT, bibliothque) ou par le recours des acteurs intermdiaires (animateurs, Nora, Frank) que l'on "lit" reprsentant lgitime du groupe.

    Les instances politiques officielles locales sont dnudes de la logique qui prside traditionnellement leur fonctionnement. Constamment dsacralis, le monde politique est peru comme une machine pourvoyeuse de biens collectifs. Le prix payer pour obtenir ces biens collectifs, sous forme de soutien lectoral, est refus par ces jeunes, et grce aux tactiques qu'ils inventent, ils parviennent imposer un contact rapproch et personnel, direct (cas de La Cressonnire) ou indirect (cas de Mistral o les animateurs personnalisent l'instance politique).

    Ce que les beurs et les potes ont ralis de faon spectaculaire en 1983, c'est--dire l'invention d'une forme de participation politique qui leur soit propre, les jeunes des quartiers le ralisent tous les jours leur chelle.

    Olivier Dabne Universit Aix-Marseille III

    1. Nous empruntons l'ide et l'expression J.-F. Bayart (J.-F.), "L'nonciation du politique", Revue franaise de science politique, n3, juin 1985. 2. Sur les modalits du passage au politique des jeunes de la deuxime gnration de migrants, voir Wihtol de Wenden (C), Les immigrs et la politique, Thse d'Etat de science politique, IEP de Paris, 1986.

    46

    InformationsAutres contributions de Olivier DabneCet article est cit par :Annie Collovald, Frdric Sawicki. Le populaire et le politique. Quelques pistes de recherche en guise d'introduction, Politix, 1991, vol. 4, n 13, pp. 7-20.

    Pagination383940414243444546

    PlanSur la "double identit" Tactiques politiques Proxmie et nonciation du politique