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François Dosse Mai 68, les effets de l'histoire sur l'Histoire In: Politix. Vol. 2, N°6. Printemps 1989. pp. 47-52. Citer ce document / Cite this document : Dosse François. Mai 68, les effets de l'histoire sur l'Histoire. In: Politix. Vol. 2, N°6. Printemps 1989. pp. 47-52. doi : 10.3406/polix.1989.1381 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polix_0295-2319_1989_num_2_6_1381

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  • Franois Dosse

    Mai 68, les effets de l'histoire sur l'HistoireIn: Politix. Vol. 2, N6. Printemps 1989. pp. 47-52.

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    Dosse Franois. Mai 68, les effets de l'histoire sur l'Histoire. In: Politix. Vol. 2, N6. Printemps 1989. pp. 47-52.

    doi : 10.3406/polix.1989.1381

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    Mai 68 : les effets de l'histoire sur l'Histoire

    Mai 1968 est un "vnement-rupture" majeur de notre histoire contemporaine, vnement nigmatique qui frappe par sa soudainet et sa radicalit. Il est cependant difficile d'en mesurer les effets, l'onde de choc sur l'criture historienne en France. Cette secousse trouve dj une de ses forces dans l'entrelacement des sens qui rend impossible toute rduction d'interprtation un systme mono-causal mcanique. Dlicate est l'entreprise de dcryptage des effets du mouvement de Mai dans une discipline comme l'histoire qui est confronte de plein fouet tout la fois au mouvement mais aussitt au repli de celui-ci, au reflux de la contestation globale vers une fragmentation de la sensibilit de Mai qui s'exprime vite dans des pratiques

    ponctuelles, topiques, marginales, pour ensuite subir une rappropriation par la socit de consommation elle-mme, qui vantera avec Alain Mine les mrites du "capitalisme soixante-huitard" !

    Le paysage intellectuel de l'avant-Mai est domin par la vogue structuraliste. Le mouvement de Mai branle les structures immuables des penseurs de la mort de l'homme et va donner naissance une vritable belle poque de la discipline historique ; plus conqurante que jamais, elle explose, se dilate, se consomme jusqu' se consumer car, pour rpondre la demande sociale, Clio est prte perdre ses attributs et se fondre dans la sensibilit nouvelle de l'aprs-Mai, sensibilit nourrie d'histoire, mais d'une autre histoire, celle du temps long, de la vie quotidienne, de la civilisation matrielle, en d'autres termes d'une histoire fconde par le structuralisme, d'une histoire structurale.

    L'cole des Annales tait la mieux mme, par ses postulats pistmologiques dfinis ds 1929, reconceptualiss en 1958 par Fernand Braudel, de rpondre cette sensibilit post-soixante-huitarde plus domine par le souci des continuits que par l'exaltation du changement qui venait d'chouer. Ds 1969, Fernand Braudel et Charles Moraz laissent le pouvoir de direction de la revue une nouvelle gnration reprsente par un directoire compos d'Andr Burguire, Marc Ferro, Jacques Le Goff, Emmanuel Le Roy Ladurie et Jacques Revel. Gnration qui reprend son compte l'hritage et le fait fructifier en inflchisssant le paradigme annaliste vers les horizons de l'anthropologie historique.

    Des pratiques historiques en rupture

    Tout un courant critique est n de Mai en filiation directe, mme si le lancement d'initiatives, le regroupement de chercheurs ne se ralisent qu'avec un certain dcalage par rapport au mouvement. A l'Institut Charles V de Paris VII, 200 enseignants, chercheurs, tudiants en Histoire se sont runis les 24- 25 mai 1975 et ont constitu un Forum-histoire, organisme de liaisons, de rencontres qui donne naissance aux Cahiers du Forum-histoire en 1976, d'un tirage de 4000 exemplaires. Les Cahiers publient 10 numros jusqu'en novembre 1978. Ce courant regroup autour de Jean Chesneaux Paris VII est parti d'une critique idologique de la fonction historienne. Il avait pour ambition de dpasser les trois sparations : la sparation entre pass et prsent, entre l'tude du pass et la pratique sociale, entre les historiens et ceux qui font le sujet-mme de l'histoire : "Notre ambition tait d'en finir avec la formule : Je travaille sur ... On pensait qu'il fallait travailler avec ...nl. Ambition partiellement ralise, notamment avec les paysans du Larzac sur le plateau de Millau, mais qui s'puisera vite faute de mouvement social en rupture.

    Autre descendance directe de mai, la naissance en 1971 d'une revue d'histoire populaire en raction contre le contenu des manuels scolaires, Le Peuple franais, qui compta jusqu' 7500 abonns. Ce groupe, d'enseignants pour la plupart, s'est donn pour objectif de populariser les luttes ouvrires et paysannes. Il dnonce la mystification qui prsente un peuple muet, rduit au rle de figurant. Les crateurs de la revue sont issus des comits d'action de Nanterre. Le Peuple franais s'est voulu un anti-Historia, aussi vnementialiste, mais sur le terrain de la culture et des luttes populaires. La revue circule sur les chantiers de Nantes-St-Nazaire, parmi les paysans bretons en lutte autour d'Edouard Morvant qui ont clbr en 1975 le troisime centenaire de la rvolte des Bonnets-Rouges. Autre initiative ne de Mai, plus thorique, elle est issue du dpartement de philosophie de Paris VIII autour de Jacques Rancire qui abandonne la lecture sympomale de Marx de son ancien matre Louis Althusser et lance une revue trimestrielle en dcembre 1975 : Les Rvoltes logiques. L'objectif de ce courant n'est pas de faire une autre histoire mais d'aborder les pratiques historiques de manire transversale partir du prsent. Jacques Rancire s'est attach dcrypter les pratiques et discours singuliers occults par les discours organisationnels du mouvement ouvrier. L'objectif de ces tudes tait de retrouver l'identit perdue des paroles multiples, d'en rechercher les articulations, les contradictions. Dmarche originale qui se situe sur le plan des processus de subjectivation.

    Chesneaux (I), Vendredi, 23 novembre 1979.

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    L'immobilisme pdagogique

    Paradoxalement, l'heure o l'histoire frappe la porte avec fracas au coeur du secteur de la jeunesse scolarise, la rforme Edgar Faure de 1969 supprime l'enseignement de l'histoire en tant que discipline spcifique dans le Primaire. Les instituteurs sont toujours invits l'enseigner, mais dans le cadre de matires d'veil qui ont dilu et souvent fait disparatre la discipline historique dans un magma informe. Peu avant le mouvement de Mai, en mars 68, s'est tenu un colloque Amiens, expression d'un courant de rnovation pdagogique contestant le caractre encyclopdique des programmes et aspirant un rapport plus consubstantiel entre la discipline historique et la Cit. Jean Tricart, professeur l'universit de Strasbourg, dnonce le cloisonnement aberrant des disciplines et en appelle une reformulation du statut de l'histoire-gographie dans le secondaire. Certains journaux parleront mme de "nuit du 4 aot" de l'enseignement.

    Le mouvement de Mai a bien sr confort ce courant dans sa volont de rnovation. Ds l'aprs-Mai, se tiennent les 10-14 dcembre 1968 des journes d'tudes sur l'enseignement de l'histoire, de la gographie et de l'instruction civique au Centre international d'tudes pdagogiques de Svres, l'initiative d'historiens de la revue Enseignement 70. Lorsque Edgar Faure constitue en 1969 une commission de rforme prside par Fernand Braudel, l'espoir est son comble. Le ministre prononce des discours sur la rnovation de l'histoire, rdigs pour l'essentiel par Suzanne Citron. Mais Fernand Braudel s'est enlis, sans relle stratgie de changement, dtestant l'APHG d'un ct et s'opposant l'Inspection de l'autre, il retrouvait une solitude gaullienne qu'il a toujours affectionn. Les travaux de la commission seront suspendus en juin et l'Inspection profitera de l't 1969 pour imposer les nouveaux programmes alors que c'tait l'ide mme de programme qui tait conteste, scellant ainsi "l'chec de Mai"1.

    Si l'institution ne sera pas entrane massivement dans le sillage du changement, ici et l quelques initiatives permettront de s'inscrire dans la mouvance de Mai. Dans le centre exprimental de Vincennes avec un dpartement d'histoire dont le projet est de "dtruire l'illusion qu'il existe une science historique acquise, substituer un ensemble de certitudes la conscience du renouvellement de l'approche historique"^. A Vincennes, le dpartement d'histoire est pour l'essentiel orient vers l'tude du monde contemporain, ses mcanismes de dcision, les mouvements sociaux et politiques, ses idologies et il souhaite dsenclaver la discipline vers un dialogue avec les autres sciences humaines. A Paris VII aussi la rnovation l'emporte avec l'UER de "Gographie et sciences de la socit", conue dans une perspective in ter-disciplinaire, et Villetaneuse, autour de Suzanne Citron, o se constitue en octobre 1971 un groupe de formation permanente des professeurs d'histoire-gographie qui fonctionnera jusqu'en dcembre 1977.

    A l'assaut des mdias : diffusion de la culture historique savante

    Paradoxe une nouvelle fois : alors que les matres-penseurs du structuralisme triomphent dans l'dition et qu' travers leur succs c'est l'historicit qui est vise, dans le mme temps les ouvrages historiques connaissent un succs remarquable dans l'aprs-Mai. Cet engouement vient de l'impression enivrante d'avoir cru faire l'histoire en 68. Comprendre pour transformer, faute de faire l'histoire, faire de l'histoire. D'o la rencontre avec Clio, muse qui prenait l'allure d'un fantme hantant notre monde moderne, refoule, enferme dans les muses du souvenir guichet. Pour l'essentiel, la nouveaut de cette conqute mdiatique vient de la stratgie offensive d'une cole - celle des Annales - qui russit sortir la production historique du cnacle restreint de spcialistes pour gagner ses thses un large public. C'est ce phnomne qui constitue le vrai changement et non le succs habituel des grandes biographies et des rcits vnementialistes classiques de l'histoire traditionnelle qui ont toujours eu une large audience. En juillet 68, dans la liste des plus forts tirages de l'anne (plus delOO 000), on compte deux ouvrages d'histoire : le Bonaparte et le Napolon de Castelot (tous deux 200 000 exemplaires). Cette histoire a toujours eu son public, le plus imposant numriquement. La nouveaut rside dans l'intrt croissant pour l'histoire dans le milieu estudiantin en pleine explosion dmographique, qui a fait les beaux jours des publications d'histoire de haut niveau, et comme l'cole dominante de l'historiographie franaise tait alors celle des Annales, celle-ci en a pleinement profit.

    Cet investisssement n'a d'ailleurs pas attendu Mai 68 et la collection que lance Pierre Nora chez Julliard, "Archives", date de 1965 : elle relgue le rcit au second plan pour privilgier le document brut et l'tat de la question sur le plan historiographique. Pierre Nora fut un franc-tireur trs clairvoyant. L'explosion des collections historiques qui servent de relai entre les thses monumentales et un public de plus en plus demandeur date de 1968. Le bilan de l'dition en 1968 et 1969 est difiant. Fayard lance la collection "Histoire sans frontires" sous la direction de Franois Furet et Denis Richet. Flammarion lance simultanment trois nouvelles collections : "La Bibliothque" scientifique de Fernand Braudel, une

    * Citron (S.), Enseigner l'histoire aujourd'hui, Paris.Ed .ouvrires, 1984, pp. 80-81. ^ L'Universit ouverte : le dossier de Vincennes, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1976, p. 106.

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    collection "Science" qui dite les thses allges de leur appareil critique et permet la parution de celle de Pierre Goubert sur le Beauvaisis (1968), de Jean Bouvier sur le Crdit lyonnais, celle d'Emmanuel Le Roy Ladurie sur le Languedoc (1969) ... enfin une collection dirige par Marc Ferro, "Questions d'histoire", livres de poche qui posent un problme historique non dlimit dans une chornologie mais par les problmatiques du temps prsent. Chez Albin Michel, on reprend les grands textes classiques dans "L'volution de l'humanit" comme La socit fodale de Marc Bloch ou Le problme de l'incroyance au XVIme sicle de Lucien Febvre, les pres fondateurs des Annales qui deviennent donc accessibles un large public partir de 1968 sous la forme de livres bon march. Pion lance une collection dirige par Philippe Aris et Robert Mandrou, "Civilisations et mentalits". Chez Gallimard, Pierre Nora qui avait dj lanc en 1966 "La Bibliothque des sciences humaines" prend la mesure du succs de l'histoire et double sa collection d'une "Bibliothque des histoires" en 1971 qui se veut le creuset du renouvellement de l'criture historique. Le souci de rpondre aux sollicitations du monde contemporain se trouve renforc par le caractre nigmatique des vnements de Mai. Au Seuil, une collection traite de "L'histoire immdiate" sous la direction de Jean Lacouture ; il faut aussi compter chez le mme diteur avec la collection "Politique" de Jacques Julliard qui date d'avant 1968 et tente de donner l'paisseur critique l'actualit politique, la collection "Combats" de Claude Durand, la collection de Jean-Marie Domenach, "Esprit", qui publie Le journal de la Commune tudiante de Pierre Vidal-Naquet et Alain Schnapp, le livre de Fejt sur les Dmocraties populaires. Quant l'diteur Arthaud, il lance en 1969 une nouvelle collection sous la direction de Franois Bdarida sur la socit contemporaine.

    C'est donc une vritable explosion laquelle on assiste, et encore ce petit panorama n'est pas exhaustif. On ne s'tonnera pas de constater qu'en 1974 le nombre de volumes consacrs l'histoire est six fois ce qu'il tait en 1964. Les positions-cls laissent apparatre la prpondrance des Annales, notamment avec un trio de tte qui orchestre les succs de l'cole : Gallimard, Le Seuil et Flammarion. Cette situation va inflchir le mtier mme d'historien. Il n'est plus suffisant de fouiller les archives, il faut diffuser. Pour ce faire, il est ncessaire de pntrer le milieu journalistique, occuper des positions stratgiques dans les mdias. La conqute de la presse par l'cole des Annales connat un moment dcisif en 1972 lorque Emmanuel Le Roy Ladurie prend la direction de la rubrique "Histoire" du Monde. Quant au Nouvel Obsrvateur, il aura t, selon son directeur Jean Daniel "l'organe pendant sa premire dcennie de la nouvelle cole historique"1. Chaque livre de l'cole est donc assur d'une bonne publicit puisque la critique en donne le maximum de retentissement. Trop souvent l'esprit critique ne sortira pas grandi de ces oprations en circuit ferm o le rseau contrle toutes les tapes de la production la commercialisation dans une situation quasi-monopolistique qui entrave toute potentialit de dbat. Cette promotion aura donc des effets pervers : "Esclaves de leur matrise, ils voluent en s'enroulant en quelque sorte sur eux-mmes : c'est l'implosion"2. Mais cette conqute d'un nouveau public aura aussi pour consquence positive de faire connatre les recherches les plus avances, de les divulguer massivement en leur tant leur caractre rbarbatif. La plus grande russite dans ce domaine, mme si elle est spare de dix ans de Mai 68, c'est la revue L'Histoire qui compte 40 000 abonns et diffuse 63 000 exemplaires, chiffres atteints grce un souci d'criture et d'illustration qui a permis cette large diffusion de l'histoire savante.

    Le succs de l'histoire des mentalits

    La vague de contestation de Mai 68 reflue trs vite en tant que brche globale qui fracture la socit franaise, mais son repli dans les profondeurs du tissu social va alimenter toute une srie d'interrogations sur les ncessaires transformations des us et coutumes. Le regard des Franais livrs eux-mmes, dpossds de leur Empire, va prendre la voie d'une ethnologisation du rapport leur histoire. On scrute cette socit qui a engendr cette figure nigmatique de la contestation radicale. Les Nambiwaras ont disparu des environs de Sao-Paulo, mais on a l'exotisme prs de chez soi comme le montre l'enqute dirige par Andr Burguire Plozevet o la population bretonne locale est assaillie par tous les chercheurs des diverses sciences sociales s'arrachant leurs dpouilles. C'est l'occasion pour l'historien de dcouvrir la figure de l'Autre, de l'altrit dans sa propre socit et d'adapter le discours anthropologique sur la reproduction des structures, sur les invariants, au climat tempr de l'Occident. C'est aussi l'occasion pour les historiens de s'emparer des habits neufs de l'anthropologue. Fernand Braudel avait dj oppos Claude Lvi-Strauss la longue dure comme langage potentiellement commun aux diverses sciences sociales unifies sous la baguette magique de l'historien. Les annes 70 vont voir s'panouir une anthropologie historique et Claude Lvi-Strauss de constater : "J'ai le sentiment que nous faisons la mme chose. Le grand livre d'histoire est un essai ethnographique sur les socits passes"^.

    Cette histoire ethnographique ralentit encore le rythme de la temporalit dj vident chez Fernand Braudel. Elle vacue l'irruption de l'vnement pour la permanence, le calendrier rpt de la geste quotidienne d'une

    1 Hamon (H.), Rotman (P.), Les Intellocrates, Paris, Ramsay, 1981, p. 234. 2 Debray (R.), Le pouvoir intellectuel en France, Paris, Ramsay, 1979, p. 138. * Lvi-Strauss (C), "Lundis de l'histoire", France culture, janvier 1971

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    humanit dont les pulsations sont rduites aux manifestations biologiques ou familiales de son existence : la naissance, le baptme, le mariage, la mort. On dcouvre alors un pass, pour l'essentiel mdival, transform en ge d'or. Ces ges obscurs contruits par la Renaissance prennent un visage nouveau l'heure de la crise, du progrs des interrogations d'une socit qui se replie sur ses traditions. L'historien, faute d'un projet collectif, reflue dans la recherche des valeurs locales, du quotidien, des permanences. Le monde mdival est repeint pour le grand public par Rgine Pernoud, il devient objet fcond d'inspiration pour septime art avec le Lancelot du Lac de Bresson ou le Perceval le Gallois de Rohmer. Le succs de Montaillou, village occitan d'Emmanuel Le Roy Ladurie (1975) surprend par son ampleur (300 000 exemplaires) pour un ouvrage d'histoire savante.

    La gestion du systme passe par quelques transformations accordes par le pouvoir au niveau de la vie quotidienne, des moeurs, des relations matrimoniales ... pour rpondre des aspirations profondes dfendues par le mouvement social sur l'onde de choc de Mai. Le pouvoir lgifre sur les droits respectifs du mari et de la femme, sur la contraception et l'avortement, sur la majorit 18 ans. Le discours historien rpond cette transformation concrte, cette nouvelle sensibilit en donnant l'paisseur temporelle ces mesures ponctuelles, en s'interrogeant sur le fonctionnement de la famille, sur la place et l'image de l'enfant, sur le rle de la discipline, sur les pratiques contraceptives de l'ancien temps. Le peuple, ayant chou comme force politique potentielle, resurgit dans ce discours ethnologis comme matriau esthtique dans ses faits et gestes quotidiens. Les humbles renaissent dans leur singularit comme monde part, mais dans le cadre indpassable du pouvoir existant. L'ethnologisation du discours historien se prsente comme contrepoint de l'intgration dans la socit technicienne en accordant droit de cit d'autres valeurs. La culture matrielle s'ouvre comme un champ nouveau d'investigation l'historien qui dlaisse l'horizon conomique, celui des changements sociaux et politiques brusques. La conversion la plus significative et spectaculaire est celle de l'cole des Annales. La part de l'histoire culturelle dans la revue passe de 22% des articles dans la priode 1957-1959 32,8% entre 1969 et 1976. Dans le mme temps, l'histoire conomique qui a toujours fond l'originalit de l'cole rgresse de 39% 25,7%.

    1968 aura inaugur la vogue pour l'histoire des mentalits. Si, dans un certain nombre de travaux, on cherche faire la part entre les dterminations du rel et les visions du monde, il faut reconnatre que trop souvent les mentalits traversent l'histoire sur un coussin d'air, comme entits indpendantes de toute contingence. L'historien se contente alors de transcrire les reprsentations, d'en tracer un descriptif sans se soucier des rapports entre celles-ci et le rel qui les a suscites. Certes, l'orientation des recherches vers les mentalits prcde 1968. L'impulsion majeure est venue du colloque de TENS de Saint-Cloud tenu en 1965 sous la prsidence d'Ernest Labrousse. Nombreux parmi les labroussiens dlaisseront leur chantier sociographique pour accder au troisime niveau, passant de la cave au grenier, celui des mentalits. Ce sera le cas de Michel Vovelle ou de Maurice Agulhon. Mais le succs des thmes de la mort, de la sexualit, de la sociabilit appartient pleinement la sensibilit immdiatement postrieure Mai 68. L'intronisation du franc-tireur Philippe Aris, spcialiste des mentalits, au sein des Annales, est le signe manifeste de ce nouveau climat qui fait le succs des ouvrages sur la sexualit (Jean-Louis Flandrin, Jean- Paul Aron), sur la mort (Michel Vovelle, Philippe Aris, Pierre Chaunu), la famille (Jean-Louis Flandrin, Philippe Aris), la peur (Jean Delumeau)... Lorsque ce niveau des mentalits n'est pas articul au substrat social, il a tendance recouvrir tout le champ social qu'il intgre dans la permanence d'une nature humaine immuable. Comme la longue priode gomme les tensions sociales, l'tude du mental relativise la conscience de ces tensions et les oppositions qui en dcoulent. L'homme rduit son mental est objet de son histoire plutt que sujet. Objet de dnombrement, objet de quantification, il devient objet psychologique, objet de mentalit. Le souffle de l'action humaine travers les sicles s'est dilu et l'homme social est trangement absent.

    L'clatement de l'objet de l'Histoire

    L'explosion de la discipline historique triomphante va conduire dans l'aprs-Mai une pratique de plus en plus clate, le plus conscient de cette rupture pistmologique, Pierre Nora, lance chez Gallimard une "Bibliothque des histoires". L'histoire perd sa majuscule et son singulier. L'histoire, dj trs ouverte au dialogue avec les sciences humaines, s'engage alors dans une stratgie attrape-tout, orchestre par les Annales, captant tous les objets possibles. Il en rsulte une dilatation du territoire de l'historien qui, vouloir assembler et rassembler, y perd souvent son identit dans une fuite en avant perdue vers la nouveaut. Construction d'un Empire historien certes, mais l'on assiste une dconstruction de la pratique historienne. Beaucoup abandonnent alors la vise totalisante, de synthse. Il n'est plus question de connecter les multiples niveaux du rel dans un tout intelligible mais de dcrire des objets dans un nouvel espace de dispersion. Ce travail de dconstruction ouvre sur des temporalits multiples, htrognes, en rupture avec l'criture braudlienne qui conservait cet horizon global intgrant son architecture tripartite de la temporalit.

    Cet clatement est favoris par la possible quantification du matriau historique avec l'ordinateur qui permet d'difier une histoire srielle. A ce stade, "le temps n'est plus homogne et n'a plus de signification

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    globale"1. La totalit se fragmente en une myriade d'objets singuliers spcifier, contraire. Tout un discours no-positiviste est alors en vogue qui a tendance ftichiser le pouvoir de l'ordinateur. Ainsi Emmanuel Le Roy Ladurie rvle bien cette croyance absolue dans les miracles de la technologie : "L'historien de demain sera programmateur ou ne sera plus"2. Il prsente l'historien sous la figure du mineur de fond qui ramne la surface un matriau qu'il donne traiter aux spcialistes des sciences humaines. On ne peut mieux exprimer la vritable (d)mission de l'historien, sa relgation au rle de manoeuvre qui travaille en sous-traitance. L'historien doit compter et compter encore, tant les quantits de bl produites, les naissances, le nombre d'invocations la Vierge dans les testaments, le nombre de vols commis en tel lieu : "A la limite ... il n'est d'histoire scientifique que quantifiable"3. Cet engouement pour l'ordinateur, oracle des temps modernes, est n de la dconstruction et accentue encore la propension l'clatement, la serialisation car si l'on peut compter des sries, on ne peut compter des synthses. L'autre effet est de privilgier les phnomnes rptition, la longue dure, les permanences et de dcentrer l'homme en tant que sujet collectif de l'histoire. Cet clatement de l'histoire peut tre saisi comme effet retardement, sur la discipline historique, du structuralisme triomphant des annes 1960 qui, par son antihumanisme thorique, a dcentr la place de l'homme au profit d'une dconstruction qui a t au mieux thorise par Michel Foucault ds l'aprs-Mai lorsqu'il voque, au dbut de L'Archologie du savoir (1969), l'criture historienne nouvelle : "Le thme et la possibilit d'une histoire globale commencent s'effacer, et on voit s'esquisser le dessin, fort diffrent, de ce qu'on pourrait appeler une histoire gnrale... Une description globale resserre tous les phnomne autour d'un centre unique - principe, signifiaction, esprit, vision du monde, forme d'ensemble : une histoire gnrale dploierait au contraire l'espace d'une dispersion"4. Le structuralisme va irriguer le savoir historique aprs avoir transform la linguistique, l'anthropologie, la psychanalyse. L'historien est alors appel dans ce cadre radicaliser son rejet de toute tlologie, de tout rapport au sujet, au temps continu pour lui substituer une vnementalisation nopositiviste : "L'tre humain n'a plus d'histoire ou plutt, puisqu'il parle, travaille et vit, il se trouve en son tre propre, tout enchevtr des histoires qui ne lui sont ni subordonns ni homognes... l'homme qui apparat au XIXme sicle est dshistoricis"5. Dans une telle perspective, le modle conscient disparat, dissout dans la multiplicit d'histoires htrognes et la figure de l'homme s'efface comme un visage de sable la limite de la mer... Cette dconstruction, cette serialisation du champ historique, correspond aussi au reflux du mouvement de Mai, sa fragmentation dans une re de dsillusions o l'on dcouvre, derrire les "modles", barbels et miradors. Le rel perd alors sa rationnalit et chappe la volont humaine. Le refus de synthse prend racine dans le reflux de l'engagement, dans le retrait de la vague ; il est l'expression d'une volont d'chapper l'idologique, forme de repli dans les plis d'un objectivisme scientiste qu'exprime bien une gnration d'historiens qui fut en grande partie marque par sa ccit au moment du stalinisme triomphant des annes 50. L'histoire ne sert plus alors regarder vers le futur mais exalter une figure magnifie du pass, elle est un antidote au changement, conservatoire des valeurs et des traditions populaires. Emmanuel Le Roy Ladurie peut alors vanter les mrites de l'ostal ancienne et mettre le souhait "pour le vingt et unime sicle d'un Aveyron global en sa figure de 1925, l'chelle de l'humanit toute entire"6.

    Cet clatement de l'histoire touche toutes les priodes de la discipline historique. La dmultiplication des ples de la recherche en histoire grecque avec Edouard Will Nancy, Pierre Lvque Besanon, Robert Etienne Bordeaux. La grande novation de 1968, c'est surtout le renversement de perspective sur la Grce antique grce au travail de Jean-Pierre Vernant et de son groupe. Certes, les orientations de Vernant sont dfinies dans une priode antrieure et s'inspirent pour l'essentiel du structuralisme. Il exposait dj ds 1958 son interprtation du mythe des races chez Hsiode et son Mythe et pense chez les Grecs est publi chez Maspero en 1965, mais il est accessible un large public en petite collection Maspro partir de 1971 et l'tude de la Grce antique n'est plus possible sans la prise en compte du travail d'anthropologie historique de Jean -Pierre Vernant interrogeant les cadres de la mmoire, l'organisation de l'espace, la naissance du politique, l'ide de travail, la personne dans la religion grecque... La thorisation de l'clatement du champ historique va surtout prendre pour terrain d'application la priode moderne, moment privilgi pour rfracter les mutations socio-culturelles majeures des annes 70. Cette priode moderne qui prcde la coupure rvolutionnaire se donne comme le refuge par rapport aux dsillusions de toute une gnration et permet le recours une anthropologie historique qui interroge la famille, la sexualit, la mort, autant de recherches sectorielles qui s'emparent de nouvelles sources : journaux intimes, testaments, monuments funraires, iconographie... Par ailleurs, un secteur nouveau va merger en troite liaison avec le mouvement de Mai, c'est l'histoire des femmes. Ports par le mouvement des femmes, les historiens/historiennes vont s'interroger sur l'existence spcifique des femmes. D'abord l'histoire des corps,

    1 Furet (F.), Le Dbat, dcembre 1981. Territoire de l'historien, I, Paris.Gallimard, 1973, p. 13-14.

    3 ibid, p. 20 Foucault (M.), L'Archologie du savoir, Paris.Gallimard, 1969, pp. 17-19. Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 380.

    6 Territoire de l'historien, II, Paris, Gallimard, 1978, p. 336.

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    de la maternit, de l'accouchement, de la prostitution, des travaux proprement fminins, des reprsentations symboliques fminines, cette culture en construction s'interroges sur ses limites, sa transparence, son altrit ou sa complmentarit par rapport l'histoire des hommes. L'histoire humaine s'en trouve clive, complexifie et c'est un enrichissement majeur qui rpond d'ailleurs aux transformations sociales essentielles dans ce domaine dans les annes 70.

    Ce qu'aura manqu cette histoire triomphante, peut-tre du fait mme de son succs, c'est de s'interroger sur elle-mme, de dialectiser son rapport au temps prsent, de mettre en question ses objets et ses concepts imports. 68 aurait, ce niveau, acclr une crise de l'historicit pour laisser place une post-histoire, expression d'un post-modemisme dans lequel l'histoire perd son statut de dpassement, de devenir. Les socits froides, objet d'exotisme des annes 50, ont donc bien subverti l'histoire dans la fin des annes 60 et ce n'est pas un mince paradoxe pour un mouvement, celui de 68, qui se donnait comme un mouvement avant-gardiste.

    Franois Dosse Professeur au Lyce Jacques-Prvert de Boulogne-Billancourt

    Co-animateur de la revue Espace-Temps

    F. DOSSE : histoire! Histoire

    InformationsAutres contributions de Franois DosseCet article est cit par :Aguirre Rojas Carlos Antonio. La rception de l'historiographie franaise en Amrique latine 1870-1968. In: Caravelle, n74, 2000. pp. 143-158.

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    PlanDes pratiques historiques en rupture L'immobilisme pdagogique A l'assaut des mdias: diffusion de la culture historique savante Le succs de l'histoire des mentalits L'clatement de l'objet de l'Histoire