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Madame Jacqueline Duchemin Dieux pasteurs et musiciens : Hermès et Apollon In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 104e année, N. 1, 1960. pp. 16- 37. Citer ce document / Cite this document : Duchemin Jacqueline. Dieux pasteurs et musiciens : Hermès et Apollon. In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 104e année, N. 1, 1960. pp. 16-37. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/crai_0065-0536_1960_num_104_1_11121

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  • Madame Jacqueline Duchemin

    Dieux pasteurs et musiciens : Herms et ApollonIn: Comptes rendus des sances de l'Acadmie des Inscriptions et Belles-Lettres, 104e anne, N. 1, 1960. pp. 16-37.

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    Duchemin Jacqueline. Dieux pasteurs et musiciens : Herms et Apollon. In: Comptes rendus des sances de l'Acadmie desInscriptions et Belles-Lettres, 104e anne, N. 1, 1960. pp. 16-37.

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/crai_0065-0536_1960_num_104_1_11121

  • 16 COMPTES RENDUS DE L* ACADMIE DES INSCRIPTIONS

    insrer ce monument dans une srie, mais croit qu'il est dangereux de dater avec prcision un monument qui ne porte aucune inscription.

    M. Andr Piganiol est conquis par les remarques de M. Gilbert Picard et notamment par la position donne l'Arc de Carpentras entre l'Arc de Saint-Rmy et celui d'Orange.

    M. Charles Picard signale que des tudes notamment d'aprs les documents de la riche bibliothque locale sont actuellement en cours l'Universit de Montpellier, sur l'histoire et les vicissitudes de l'Arc de Carpentras dont la prsentation actuelle rend l'tude fort incommode. Il mentionne d'autre part l'ouvrage rcent de Helmut Schoppa et Helga Schmidt-Glassner, Die Kunst der Rmer- zeit in Gallien, Germanien und Britannien, 1958, o l'on a tent encore de donner des photographies incompltes de l'Arc. Il serait temps de complter le dossier d'tude pour ce monument comme pour bien d'autres de la Provence.

    LIVRE OFFERT M. Robert Fawtier fait hommage l'Acadmie, de la part de l'auteur M. Marc

    Stphane, de l'ouvrage intitul : La Passion de Jsus, fait d'histoire ou objet de croyance.

    SANCE DU 22 JANVIER

    PRESIDENCE DE M. MARCEL BATAILLON

    Le Prsident fait connatre que M. Alfred Merlin, empch d'assister la sance, a pri M. Charles Virolleaud de faire office de Secrtaire Perptuel.

    Mme Jacqueline Duchemin entretient l'Acadmie des dieux pasteurs et musiciens : Herms et Apollon.

    COMMUNICATION DIEUX PASTEURS ET MUSICIENS : HERMS ET APOLLON1,

    PAR Mme JACQUELINE DUCHEMIN.

    Une recherche sur la rivalit mythique d'Herms et d'Apollon, telle qu'elle est raconte dans l'Hymne Herms, nous a conduite formuler quelques hypothses bases sur la constance du rapport unissant, dans la mythologie grecque et ailleurs, les caractres du dieu pasteur et du dieu musicien.

    1. Sous ce titre ont t prsentes, de faon trs rsume, les principales conclusion* d'un volume actuellement sous presse.

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    Herms est bien connu comme dieu pastoral, et le rdacteur de YHymne ne l'ignore pas, qui ordonne son affabulation autour du vol des vaches d'Apollon rcit pastoral, s'il en fut. Mais Herms, dans le pome, est aussi donn pour l'inventeur de la lyre, et le don de la posie (v. 425 sqq.) accompagne chez lui, comme il est naturel aux yeux des Grecs, celui de la musique instrumentale. UHymne homrique est le texte le plus important attribuant Herms ce caractre : si l'on met part le rcit tardif d'Apollodore, on ne peut gure citer que les Limiers de Sophocle, visiblement inspirs de notre pome, et un passage du Promthe d'Eschyle (v. 574-575) o Herms charme avec la syrinx le gardien Argos de la vache Io. Il y a certainement dans ce thme un reste de croyances tout fait anciennes.

    L'Apollon de l'Hymne Herms est le possesseur envi des vaches immortelles , ce qui nous indique ds l'abord sa nature ancienne de dieu pasteur. Bien qu'il ait, aux temps classiques, peu prs perdu ce caractre, celui-ci n'en subsiste pas moins l'tat de traces , comme disent les chimistes, dans sa lgende et dans les uvres de la posie grecque. Gardien des troupeaux d'Admte et des bufs de Laomdon, Apollon, qualifi souvent de vomo, passait encore aux yeux de Pausanias (VII, xx, 2) pour un dieu tirant grande joie de ses troupeaux de bufs. Le pote de YHymne Apollon n'a-t-il pas prcis mme (v. 300 sqq.) qu'en tuant le serpent Python, le dieu protgeait les hommes, mais aussi leurs moutons aux pattes fines (trad. J. Humbert) ? Et il semble que le nom du dieu trouve, comme on l'a pens parfois, son explication la plus vraisemblable dans le rapprochement avec btMa, nom dorien de l'assemble ainsi que du parc bestiaux, d'aprs Hsychius.

    Nombre de dieux mineurs prsentent, eux aussi, le double caractre de dieu pasteur et de dieu musicien. Tel est le cas de Pan, chasseur, pasteur et inventeur de la syrinx. Dieu de la nature agreste selon la plupart des textes, il est mis en rapport tantt avec les Muses (Nues, 230 sqq.), tantt avec les Charits (Pindare, fr. 95 Snell), cependant que Sophocle (Ajax, 694 sqq.) en fait l'ordonnateur des churs des dieux. Semblables Pan ou aux Pans, dont nous parle au pluriel, d'aprs Eschyle et Sophocle, le Scholiaste de Thocrite (IV, 62), de nombreuses divinits agrestes, dont les Silnes et les Satyres (on trouve chez Strabon, X, m, 7-23, mention de Tityres), sont la fois amies des btes sauvages et domestiques , gardiennes des troupeaux et habiles la musique. Les AMcpol 2e

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    dans le Ploutos (v. 290 sqq.) l'atteste abondamment, sans parler des importants dtails donns par le Scholiaste.

    De nombreux demi-dieux ou hros sont galement pasteurs (parfois chasseurs) et musiciens. Le cas le plus remarquable est celui d'Hracls. Un article de Ch. Dugas, dans la R.. G. de 1944, avait appel l'attention sur un Hracls \iovom, bien connu des peintres

    de vases pas toujours docile, d'ailleurs, aux leons de Linos, puisqu' Amphitryon (cf. Apollodore, II, iv, 63-65) envoya le jeune

    homme garder les bufs pour le punir d'avoir tu son matre. Dans cette perspective pastorale, certains Travaux s'clairent et reprennent leur sens premier : tels le rapt des bufs de Gryon si curieusement mis en rapport par les Latins avec l'histoire d'Hercule et Cacus (Virgile, Enide, VIII, 190 sqq. ; Tite-Live, I, 7, 3 sqq., etc.) o se retrouve un thme de Y Hymne Herms ; tel le nettoyage des curies d'Augias, tel encore le combat contre le lion de Nme, le tueur de troupeaux , comme dit Bacchylide (Ode ix, trad. Des- rousseaux). Nous comprenons mieux l'Hracls tueur de lion qui figure parmi les uvres de Thocrite. Nous songerons aussi ces princes gardeurs de troupeaux, l'Anchise de l'Hymne Aphrodite qui fait pturer ses btes et joue de la lyre, le Paris de l'Iliade, jadis berger, qui prfre la lyre au combat. h'Antiope d'Euripide dveloppait le dbat d'Amphion et Zthos, de celui qui joue de la lyre et de celui qui garde les bufs, cependant qu' l'arrire-plan se profilaient toutes les lgendes de jeunes princes levs par des bergers, souvenirs mal compris des antiques royauts pastorales. Tout cela nous incite nous demander si le lien si constamment attest entre le caractre musical et le caractre pastoral n'est pas originel et fondamental. Il serait intressant, pour rpondre cette question, de savoir s'il en tait de mme ailleurs qu'en Grce.

    Une enqute mene du ct de l'Asie s'oriente aisment dans une double direction, celle de l' Inde antique et celle de l'Asie antrieure. Nous ne nous attarderons pas ici sur des rapprochements partiels comme celui d'Herms avec le dieu pasteur Pouchn, ou celui d'Apollon avec le dieu archer Rudra, comme lui matre de la maladie dcimant hommes et btes ; pourtant, sans accepter beaucoup prs ! toutes les thses de Grohmann (Apollo Smintheus, Prague, 1862) ou de Grgoire (Asklpios, Apollon Smintheus et Rudra, Bruxelles, 1949), quelques rapprochements musicaux sont considrer. Mais nous nous rfrerons essentiellement Krishna. Dieu des troupeaux, et, tout jeune, aussi malicieux qu'Herms, Krishna vit dans la montagne avec les bergers. Les uvres figures il en est plusieurs au Muse Guimet le reprsentent volontiers jouant de la flte au milieu de ses btes. Celles-ci, sous le charme, se pressent autour de lui et l' coutent immobiles. Nous citerons, aprs Krishna,

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    les Gandharvas, dieux agrestes et musiciens, qui l'on trouverait des homologues grecs du ct du dieu Pan, des Satyres et des Silnes.

    Dans le domaine de l'Asie antrieure, nous laisserons de ct les cultes msopotamiens, o nous aurions surtout parler du dieu berger Dumuzi, dont le culte utilise un matriel incantatoire et musical destin, semble-t-il, obtenir des gurisons. Les rapprochements les plus instructifs nous seront plutt fournis par la Bible. Lorsque les serviteurs de Sal, pour gurir leur matre en le dlivrant de l'esprit mauvais qui l'habite, cherchent un bon musicien (I Samuel, xvi, 15-17), ils vont chercher le jeune David, qui garde dans la montagne les troupeaux de son pre en jouant de la cithare, et dont l'intervention fut, comme on sait, dcisive : Ds que l'esprit de Dieu tait sur Sal, David prenait la cithare et en jouait de sa main. Alors Sal en tait soulag et se trouvait mieux : l'esprit mauvais se retirait de lui (ibid., 23). L'anciennet et la valeur du rapport des deux termes dans le monde biblique est au surplus clairement attest par un fait linguistique dont l'importance est grande nos yeux. Que l'on nous permette de citer le passage de la Gense (IV, 19-21) relatif la postrit que Lamech eut d'Adah, sa premire femme :

    Adah enfanta Yabal : celui-ci fut le pre de ceux qui habitent sous la tente et ont des troupeaux. Le nom de son frre tait Youbal, celui-ci fut le pre de tous ceux qui manient la lyre et la flte (trad. . Dhorme).

    Une note capitale du traducteur fait remarquer le rattachement des noms de Yabal et Youbal la racine du mme verbe, ybal, mener, conduire . Yabal est le pre des nomades qui mnent les troupeaux et habitent sous la tente, cependant que le nom de Youbal, pre des musiciens, driv de la mme racine, voque l'hbreu ybal, trompette du jubil probablement par allusion au joueur de cet instrument marchant en tte du cortge.

    Dans les faits et rapprochements allgus devons-nous voir simples concidences ? Nous ne saurions rpondre cette question sans avoir quelque peu mdit sur la vie et les activits des bergers. Il ne s'agit pas, en effet, de nous limiter l'horizon de la Grce antique, puisque c'est prcisment ce domaine que nous avons besoin d'clairer, la fois par la comparaison et par le recours une rflexion qui ne saurait tre que gnrale. Sous les diffrents cieux et aux diffrents ges de l'histoire humaine, la vie pastorale a prsent, sous des apparences et des modalits variables l'infini, des traits communs de nature fondamentale. Ce sont ces derniers, et eux seuls, auxquels nous voulons avoir recours. Le problme est de

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    savoir si, dans la vie du berger, la \uyvowr\ occupe une place de choix et si les exemples significatifs se retrouvent avec assez de constance et de prennit pour que nous soyons en droit de conclure une loi de nature. Comme il ne saurait tre question de runir une documentation exhaustive une vie n'y suffirait pas ! nous avons pris le parti, sans exclure aucun document authentique, de nous limiter aux domaines prcis o il nous est personnellement possible de mener notre investigation. Dans ces domaines, nous avons pouss notre enqute, autant que nous le pouvions, de faon systmatique, soit par nos lectures, soit par des procds plus directs qui, plus familiers l'ethnologue, au sociologue, voire au gographe, qu' l'hellniste, n'ont pas manqu, en bien des cas, de nous apporter d'instructives lumires. La solution, au reste, rside bien plutt dans le rappel des dispositions ternelles de l'esprit et du cur humains, et dans la rflexion sur les conditions d'existence dont la runion a constitu jadis le cadre de la vie pastorale. De telles conditions se trouvent encore, en certains cas, runies, et il nous est loisible de les connatre.

    On est facilement port, de nos jours et dans nos pays d'Occident, croire qu'une civilisation pastorale est forcment recule, dans l'espace ou dans le temps. Un minimum de rflexion suffit pour dissiper cette vue de l'esprit. Rien n'est en vrit plus commun dans nos rgions que les lots, parfois fort tendus, o les formes les plus archaques de la vie pastorale sont encore bien vivantes. La littrature contemporaine nous fournit, de son ct, sur ces formes vivantes, une suggestive documentation. Nous avons, pour notre part, emprunt de nombreux faits la vie pastorale dcrite dans les uvres de la Grce moderne ou de notre Provence. Aux pages de Nikos Kazantzakis et aux vers de Mistral nous avons ajout les nombreux passages o Giono dcrit la vie et les activits des bergers de son pays natal. Un tmoignage de Marcel Pagnol, plac en tte de sa traduction rcente des Bucoliques, nous a t particulirement prcieux. Des uvres documentaires au premier chef, telles celles de Marie Mauron et d'lian Finbert, qui l'un et l'autre ont vcu en compagnie des ptres sur l'alpage et ont eux-mmes gard, nous ont beaucoup appris. Enfin nous avons pouss notre enqute personnelle dans notre pays basque natal, o la danse et le chant, ainsi que de nombreuses formes de posie et de tradition orales sont, de nos jours encore, extrmement vivaces. Le rsultat fut la hauteur de notre curiosit comme de nos esprances.

    C'est dans une page d'lian Finbert que nous avons d'abord trouv l'expression la plus claire et l'explication la plus nette du lien de nature unissant la musique et la garde des troupeaux. Cet auteur, crivain aprs avoir t berger, peut bon droit invoquer

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    ses annes d'exprience comme ptre et transhumant dans les solitudes montagneuses des Alpes :

    La brebis , crit-il, se ressent agrablement des sons mlodieux... Sa face est attentive lorsque rsonnent les accents harmonieux, elle s'arrte, tourne les oreilles vers l'endroit d'o ils viennent, les naseaux frmissants, puis elle reprend sa rumination ou sa pture, toute gagne aux rythmes de la mlodie, vibrante, sa toison hrisse un peu, ce qui est un signe certain que quelque mouvement intrieur l'anime et se fait jour en elle. Cela est si vrai que, pour retenir longtemps son troupeau dans un lieu o l'herbe est bonne, le berger l'engage y rester en place s'il y reste et s'il y joue de quelque instrument... (Vie pastorale, Paris, 1942, p. 206).

    Nous voudrions verser aussi au dossier ces lignes de Giono sur les signes quoi l'on reconnat les vrais joueurs de tympan :

    Vous verrez chaque fois un mouton s'approcher, poser sa tte sur les genoux de l'homme et attendre la consolation... (Le Serpent d'toiles, Paris, 1933, p. 149).

    La littrature grecque, au reste, n'ignore nullement ce pouvoir universel de la musique sur le btail. Outre des uvres potiques sur lesquelles nous reviendrons, que l'on se rappelle les pages de Longus, au premier rang desquelles celles o l'on voit le ptre Phi- ltas gouvernant son troupeau avec sa musique et ses chansons (Pastorales, II, m). C'est le mme qui, clbre parmi les bergers pour son talent merveilleux, se vantait d'tre de tous les joueurs de flte, le plus habile aprs Pan (I I, xxxn). Ayant consenti se faire entendre, l'occasion prcisment de la fte de Pan, il montre son auditoire (Daphnis, Chlo et les autres bergers) tous les procds de la musique pastorale : il fait voir avec quelle force il convient de jouer pour un troupeau de bufs, le jeu qui sied pour un troupeau de chvres, et celui qu'aiment les moutons. Celui des moutons tait doux, puissant celui des bufs, aigu celui des chvres... (II, xxxv, trad. Dalmeyda).

    Grce la musique, il arrive au berger, en gardant ses btes groupes, de les prserver du danger, sous l'orage par exemple. Mais ce n'est pas tout, et le ptre jouit d'un prestige encore plus tonnant, puisqu'il peut, par la musique, exciter ses btes l'amour. Dans Le Christ recrucifi (traduit par P. Amandry, Paris, 1957), Nikos Kazantzakis a mis en scne des bergers qui, portant toujours accroch leur ceinture leur pipeau agreste, sont toujours prts s'en servir pour chanter leurs joies et leurs peines ou pour se dlivrer de leurs angoisses : pouvoir d'envotement et pouvoir de xOaoi de la musique sont ainsi mis en relief. Or un remarquable pisode montre le jeune ptre Nicolios rythmant puis excitant de sa flte et de ses cris la poursuite d'une brebis par le blier l'paisse toi-

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    son et aux cornes recourbes . Certaines lignes de J. Giono seraient mettre en regard, celles o, dans Le Serpent d'toiles, l'crivain parle de la musique de la gargoulette, qui a un grand pouvoir sur les animaux et au bout d'un peu... les met en plein amour (op. cit., p. 151).

    L'hellniste, ce point, ne peut pas ne pas penser au Chur clbre de YAlceste d'Euripide :

    0 maison (d'Admte), qui toujours fus ouverte tant d'htes..., toi aussi, le dieu de Pyth la lyre mlodieuse, Apollon daigna t'habiter. Il accepta d'tre berger dans tes domaines, et, au penchant des collines, pour tes btes, son pipeau pastoral sifflait des airs d'hymne. Avec elles paissaient, ravis de tes accents, les lynx tachets ; elle venait, dlaissant le val de l'Othrys, la bande fauve des lions ; et dansait au son de ta cithare, Phoibos, la biche la robe bigarre, au-del des sapins la haute chevelure, avanant un pied lger, rjouie par ton chant propice. Aussi regorge-t-il de troupeaux, le foyer qu'Admte habite... (v. 569 sqq., trad. L. Mridier).

    On notera qu' l'effet produit sur le btail lui-mme, le pote joint ici celui que la musique produit sur les animaux sauvages et sur les fauves. La lgende d'Orphe nous revient alors en mmoire, telle que l'illustra Virgile au chant iv des Gorgiques, telle que la connaissait Apollonios de Rhodes, dont un passage peint les poissons qui, entendant le chant merveilleux d'Orphe sur le navire Argo, suivent le navire comme le troupeau suit, le soir, le berger le guidant aux sons de la syrinx (Argonautiques, i, 559 sqq.). L'auteur d'un curieux petit livre De tintinnabulis (Hieronymi Magii, Amsterdam, 1654) apporte un tmoignage personnel, dont le rapport est frappant avec la lgende d'Arion, puisqu'il dit avoir vu souvent lui-mme, en haute mer, les marins s'amuser faire suivre les dauphins, les attirant par le son de la flte (chap. vin).

    Il n'est sans doute plus beaucoup de contres o, comme chez Apollonios, le berger joue un air de musique en marchant devant son troupeau : nos routes ne sont plus assez tranquilles. Mais on sait qu'une musique harmonieuse accompagne tous les dplacements du btail. C'est celle des sonnailles, qui fait de chaque troupeau, selon l'expression image d'un instituteur basque de nos amis, un vritable orchestre . Les clochettes d'un troupeau sont en effet musicalement accordes. Un matre berger digne de ce nom donne un soin tout particulier la justesse des notes, grce quoi, si nous en croyons . Finbert, ruisselleront les ondes graves ou aigus qui s'chelonneront sur tous les quarts de ton des gammes orientales (Hautes Terres, Paris, 1948, p. 139). Nous savons par ailleurs, connaissant au pays basque des cas prcis, que si, lors d'une fte villageoise, un troupeau doit paratre en crmonie, on prvoit un

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    nombre donn de sonnailles, grosses et moins grosses, de tons graves ou aigus, le fond sonore tant fourni par une multitude de clochettes lgres et l'ensemble minutieusement rgl par un homme de l'art, c'est--dire par un berger la comptence reconnue de tous.

    Si nous nous demandons quelle est l'utilit de ces sonnailles, on nous fera d'abord remarquer qu'elles sont d'une infinie diversit, et rpondent des exigences trs variables de la marche ou du sjour. En route, l'avance des btes est ainsi rythme, et la musique aide leur progression ; les bergers en profitent eux-mmes, et peut- tre chacun d'entre eux, sa place au flanc de la colonne, discerne-t-il mieux l'avance du troupeau, la place des autres lments, les incidents divers de la route. Mais de vieilles croyances ici interviennent. Citons d'abord, mme si elle n'a pas grand fondement les bergers le savent , celle suivant laquelle la clochette protge les jeunes btes contre l'aigle rapace. Mais citons surtout ces lignes d'. Fin- bert propos de son berger-chef :

    II tait autant que nous tous attach une trs vieille croyance qui voulait que les cloches des brebis fissent venir les nuages, ce qui supposait que la transhumance annonait la venue des pluies printanires, le crot de l'herbe, le rveil de la montagne sous la neige (op. cit., p. 20).

    Cela nous rappelle certains faits cits par J. Combarieu dans son Histoire de la Musique (t. i, Paris, 1913), propos des puissances magiques attribues de tout temps, par des peuples primitifs ou non, aux instruments de musique, et dont nous sont garantes certaines reprsentations qui les ornent : ainsi chez les Chinois, le Po- chung, sorte de cloche que l'on frappe avec un marteau, porte l'occasion, peut-tre toujours, des nuages dessins et accompagns de signes magiques (op. cit., p. 31).

    Avec ce rappel des vieilles magies, nous voici sur le terrain des civilisations les plus archaques, celles o les rites de pluie avaient encore toute leur primordiale importance. A l'aube des civilisations pastorales, cela nous ouvre, nous semble-t-il, d'intressantes directions de recherche. Nous aurons ainsi, croyons-nous, l'occasion de projeter quelque lumire sur les dieux bergers et musiciens de la plus lointaine antiquit, ainsi que sur certaines de leurs autres attributions.

    Ds lors que l'on en est venu, en effet, entrevoir les prestiges et pouvoirs magiques que la musique donne aux bergers, on voit se dessiner la rponse des curiosits prcdemment exprimes.

    Explorateurs, ethnologues, naturalistes nous entretiennent des effets produits par la musique sur nombre d'animaux redoutables. Les histoires de charmeurs de serpents sont bien connues : nous ne savons, vrai dire, si la seule mlodie est toujours suffisante ; mais

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    la prtention des psylles est en soi instructive et se rfre des pratiques de la plus haute antiquit. J. Combarieu, reprenant aprs Maspero l'tude d'un texte de la pyramide du roi Ounas Saqqarah, n'hsitait pas y voir, destin prserver le roi de la morsure des serpents dans l'au-del, un morceau lyrique trs probablement issu des chants rels des charmeurs de serpents (op. cit., t. 1, p. 12). Dans des temps plus rapprochs, on connat le rcit clbre insr par Chateaubriand dans le Gnie du Christianisme (I, m, 2), suivant lequel un Canadien, au son de la flte, aurait conduit hors du camp un dangereux serpent sonnettes. On connat d'ailleurs l'importance du culte rendu par des tribus indiennes de l'Amrique du Nord ce mme serpent, notamment par la danse du serpent qui, accompagne d'un chant rythm formules rptes, imite les mouvements de la bte et mme, par un accompagnement de crcelle, son bruit caractristique (voir J. Combarieu, op. cit., p. 14). Les incantations de ce genre taient familires aux Grecs archaques : tmoin les remarques de certains personnages platoniciens, celle de Socrate dans la Rpublique (358 b) dclarant Glaucon, sur le ton de la plaisanterie, que Thrasymaque a t fascin par lui comme un serpent, ou celle de Callicls, dans le Gorgias (487 a), comparant les jeunes adeptes de Socrate des lionceaux dompts par des incantations. Il faudrait y ajouter cet art des chants magiques dont parle YEuthydme et qui consiste charmer serpents, tarentules, scorpions, les autres btes et les maladies (290 a, trad. L. Mridier).

    En regard de ces faits bien connus, il serait intressant de remettre sa juste place trs considrable cette lutte constante mene par les civilisations archaques et leurs hros lgendaires, voire leurs dieux, contre les animaux froces, danger primordial menaant hommes et btes. Les vieux bergers, dans nos montagnes, se souviennent encore des loups affams au flanc des troupeaux en marche, massacrant et ravissant malgr les hommes arms et les mtins aux crocs furieux, cependant que l-haut tournoyaient les rapaces en qute des reliefs du festin. Viennent de grands froids, et le tableau risque de reprendre quelque actualit. Dans nos provinces basques, pays de pasteurs et d'migrants, on connat bien les dangers courus par les troupeaux dans les vastes solitudes dsoles du Nouveau Monde, o svissent encore de faon courante serpents normes et petits carnassiers. Et l'pope homrique est pleine d'allusions ces bergeries d'autrefois, attaques la nuit par les fauves. Dans des temps o le lion frquentait encore les campagnes hellniques, il n'est mme pas besoin de nous reporter en pense la Grce d'Asie : que l'on songe au lion de Nme ! Assurment les ptres du monde grec archaque et du monde pr-grec ont eu bien grand besoin du secours des hros et des dieux pasteurs I

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    Rien d'tonnant ce qu'ils aient arm leurs dieux des armes dont eux-mmes se servaient arc ou massue rendues toute-puissantes et ne manquant jamais leur but. Nous connaissons la massue d'Hracls et de quelques autres, dans laquelle il serait indiqu de voir l'origine une arme pastorale. Nous en dirons autant de l'arc apollinien, arme d'un dieu pasteur trs vraisemblablement originaire d'une rgion de steppes asiatiques (nous essaierons ultrieurement de prciser lesquelles). Les piclses d'Apollon archer nous incitent en mme temps le considrer comme un dieu-frre de la desse Hcate, dont le nom indique le tir au loin, et qui eut, nous le savons par Hsiode (Thogonie, 444 sqq.), entre autres importants apanages, celui de protger avec Herms le btail des hommes. Rcemment, les fresques du Tassili nous apportaient une instructive documentation sur des populations dites bovidiennes qui, plusieurs millnaires avant notre re, protgeaient l'arc leurs immenses troupeaux (H. Lhote, A la dcouverte des fresques du Tassili, Paris, 1958).

    Rien d'tonnant, d'autre part, si les Grecs ont ces armes joint la magie des incantations musicales. Celles-ci gnralement passaient pour avoir t inventes par des personnages lgendaires, tel Orphe, qui par elles charmaient les fauves ou faisaient se mouvoir les plantes (Gorgiques, IV, 510; cf. Bucoliques, VI, 27 sqq. propos de Silne) ou les objets inanims (Euripide, Cyclope, 646 sqq.). Les dieux daignaient parfois les enseigner aux hommes ; mais ils demeuraient seuls, bien entendu, les connatre parfaitement et savoir en exploiter fond le merveilleux pouvoir.

    Mais l ne se limitent pas les dangers nombreux menaant les btes. Les maladies aussi les attaquent et rendent, elles aussi, bien ncessaires et les soins du berger et les interventions d'un dieu qualifi. Isol de longs mois sur la pture avec ses btes, le berger, on le sait, ne doit pas seulement tre capable de leur trouver bons pacages, eau claire, ombre propice ; il lui faut veiller prvenir la maladie en les empchant de brouter les herbes mauvaises ; il lui faut tout autant savoir les gurir si, malgr ses soins, l'pizootie les dcime. Outre les ouvrages de Finbert dj cits, nous trouvons l-dessus toute une documentation dans les uvres de Marie Mau- ron, tant dans un ouvrage comme la Transhumance du pays d'Arles aux Grandes Alpes (Paris, 1951) que dans des romans comme le Royaume errant (Paris, 1958). Je n'ignore rien , crit . Finbert, des quelque trois cent quatre-vingt-sept varits de plantes qu'affectionnent les brebis et des cent quarante et une qu'elles refusent cause de la malice qu'elles contiennent (Hautes Terres, p. 299). De son ct, Marie Mauron nous conte comment les bergers, au long de Tt, cueillent et font scher toutes sortes d'herbes salutaires,.

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    ici l'aigremoine et le th (d'Europe), ailleurs la centaure dont les cent ttes vineuses coupent la fivre, la bourrache contre le coup de froid, les racines de gentiane, le chardon jaune, qu'on appelle bnit, spcifique des fivres de Malte, etc. (Transhumance, p. 43) ; l'nu- mration est loin d'tre close. Notons la transition, qui s'effectue en passant d'un auteur l'autre, de l'herbe verte, broute sur pied par les btes, aux herbes sches, recueillies pour servir dans les mois qui suivent la prparation des mdicaments. Il y a eu, pour tout dire, passage des herbes aux simples, de la garde des btes l'art vtrinaire.

    Mais il y a plus : le berger doit (aussi) savoir quel endroit prcis et quel moment du soleil (saison et heure) germent, poussent, fleurissent, perdent leur vertu les plantes bienfaisantes (Marie Mauron, op. cit., p. 42). Dans le contexte trange form par le mlange de connaissance et de superstition sur lequel, diverses reprises, la romancire attire notre attention, nous voquons certains textes de la posie grecque, certaines figures mythologiques : la Mde d'Euripide et d'Apollonios de Rhodes, la Simaitha de Thocrite ; mais la vraie reine de la magie n'est-elle pas cette Circ qui, au chant x de l'Odysse, avant de changer en pourceaux les compagnons d'Ulysse, leur avait vers un breuvage funeste ? Faut-il chercher dans la vie des montagnes et dans les pratiques des ptres l'origine de toutes les prparations magiques ? Nous notons en tout cas que, dans les Magiciennes de Thocrite, l'amoureuse dlaisse utilise pour son philtre, avant toute autre plante, l'hippomane qui pousse au pays d'Arcadie et dont sont folles, dans les montagnes, toutes les jeunes pouliches et les rapides cavales (v. 48-49, trad. Legrand).

    Les mythes et les rcits piques de la Grce font ainsi place des pratiques et des savoirs dont les rapports avec la vie pastorale prsentent une grande probabilit. En retrouverons-nous la trace dans les attributions et les pouvoirs des grands dieux pastoraux ? Oui, car c'est justement Herms qui apparat Ulysse pour lui faire don de l'herbe magique qui, jete dans la coupe, va rduire nant les enchantements de Circ. Cette herbe, le fameux \i&kv, va permettre en outre Ulysse d'obtenir la dlivrance de ses compagnons. De son ct Apollon, cet autre dieu pasteur, fut dans le monde grec une puissante divinit gurisseuse : C'est lui, dit Pindare, qui octroie aux hommes comme aux femmes les remdes qui gurissent leurs maladies cruelles (Pythiques, V, 63-64, trad. A. Puech). Hritier de Pon, le mdecin homrique des dieux, pre d'Asclpios dieu de la sant (cette paternit mythique dissimult-elle une rivalit), en rapport avec Chiron, le Centaure du Plion, le ramasseur de simples, expert en remdes, qui fut justement confie par lui

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    l'ducation du futur dieu gurisseur (ibid., 45-46), les titres, en effet, ne lui manquent pas. Et le mme pote, numrant, la louange d'Asclpios, les divers moyens de gurir, y fait en bonne place figurer, ct des doux charmes , les potions bienfaisantes et les philtres de toute espce (Pythiques, III, 50 sqq.).

    Les bergers soignant leurs btes ont connatre aussi les premires chirurgies, avec les interventions d'urgence, lmentaires comme la remise en place d'un membre cass, ou parfois plus dlicates, comme cette ablation d'une taie sur l'il d'une brebis raconte par Marie Mauron (Transhumance, p. 51) qui avait servi d'aide. A vrai dire, toute gurison, toute prvention relvent, sur la pture, de l'art du berger, qui n'est jamais plus berger peut-tre que quand il rapporte du pturage, sur ses paules, la brebis malade ou blesse, l'agneau nouveau-n, dans le geste mme de l'Herms criophore ou du Bon Pasteur. Herms n'avait-il pas, d'ailleurs, guri l'pidmie de Tanagra en faisant le tour de la ville avec sur ses paules un blier (Paus., IX, xxn, 1) ? Enfin, nous aurons boucl la boucle en rappelant que la musique du berger, dans le monde grec et au dehors, tait (tmoin David) capable de gurir. Platon ne l'ignorait pas, qui rappelle dans le Charmide (156 d) les incantations de Zalmoxis soignant l'me pour gurir le corps. Et les fils d'Autolycos que l'Odysse (XIX, 459 sqq.) montre lavant et bandant avec soin la plaie d'Ulysse, ne croient pas avoir achev leur tche tant qu'ils ne l'ont pas couronne par une incantation magique. Rien d'tonnant donc si les dieux de la lyre, Herms et Apollon, chacun de son ct, ce dernier plus rgulirement dans les priodes les mieux connues, ont un titre de plus pratiquer avec succs l'art de gurir.

    Un autre caractre est en rapport avec la sant du troupeau : c'est un souci majeur du berger que de trouver et prserver les sources claires et saines. La gographie nous apprend combien ce souci est aigu dans les pays mditerranens. On connat, dans nos Alpes, ces agoutets , sources qui coulent goutte goutte. En Grce, les Nymphes et Naades les protgent. Prs de leurs sanctuaires, les dieux (Apollon tout particulirement) possdent des sources sacres, telles, Delphes, Castalie et Cassotis. Elles sont oraculaires ou gurisseuses, sans qu'il soit toujours trs facile de faire la distinction. Elles sont aussi lieux d'lection pour les potes et pour les desses (Muses, Charits, etc.) qui les inspirent. C'est auprs de la source aux eaux sombres que, d'aprs le prlude de la Thogonie, le ptre Hsiode vit danser et chanter les Muses, elles qui lui apprirent un beau chant, alors qu'il paissait ses agneaux au pied de l'Hlicon divin (v. 12-13, trad. P. Mazon). Apollon, dieu pasteur, est tout naturellement devenu le matre de leur Chur, cependant qu'Herms avait, lui aussi, avant d'tre dpossd, got au pturage les joies

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    de la posie. Nous avons essay de montrer, dans notre Pindare pote et prophte, que les diffrents Churs de desses inspiratrices des potes ont toujours, au moins en partie, conserv leur caractre primitif de desses du renouveau, de fes de la montagne ou de nymphes des eaux.

    De l vient certainement que les communications avec l'au-del sont nombreuses dans les lgendes cres ou embellies par l'imagination des bergers. Nulle vie, si l'on y rflchit, n'est plus propice que la leur l'closion de semblables thmes, puisqu'elle se droule en pleine nature, dans une solitude partielle ou totale, favorisant les lans imaginatifs en mme temps que la curiosit et la peur de l'inconnu. Nombreux sont les rcits, un peu chez tous les peuples, o les thmes de la vie pastorale s'unissent la fois l'inspiration potique et aux secrets de toute espce (gurison, magie ou sorcellerie) communiqus par une desse. Sans parler du monde grec, on voit ainsi, chez les Germains, la belle Brynhild offrir la fois au hros Sigurd le philtre d'inspiration et la connaissance des plantes qui permettent de gurir. Ainsi voit-on, chez les Danois, les bergers apprendre par surprise des Elfes ou Esprits des bois leurs danses et leurs mlodies (exemples cits par J. Combarieu, op. cit.). Les lgendes montagnardes du pays basque offrent des thmes analogues. Nous pensons, vrai dire, qu'ils sont universels.

    Aux vertus bnfiques des sources et aux dons de gurisseur reus dans le mystre des vallons boiss, peut-tre faut-il rattacher aussi le caractre d'Apollon purificateur. Se purifier soi-mme aprs avoir tu le Dragon, au cours de cet exil solitaire dans la valle de Tempe dont le rappel prlude aux ftes du Steptrion, purifier un Oreste ou un Alcmon, l'un et l'autre meurtriers d'une mre, n'est-ce pas gurir l'me aussi bien que le corps ? N'est-ce pas la forme suprme de gurison ? L'Apollon des sources sacres (le dieu dutotayucov du Cratyle, 405 b-c) rejoint peut-tre ici le dieu des incantations musicales, le dieu des solitudes et des contemplations pastorales.

    Nous n'insisterons pas longuement sur un domaine o pourtant, d'aprs Y Hymne Herms, les deux dieux s'affrontrent, celui de la divination. Le monde grec a en effet laiss dans l'ombre, du moins aux temps classiques, un domaine essentiel, celui de la divination par les astres. C'est presque un lieu commun que d'en rapporter l'origine aux dplacements et la vie nocturne des plus anciens pasteurs nomades, et l'on a uni longtemps sous le vocable de Chal- dens les premiers pres de l'astrologie, et, par elle, de l'astronomie. Certes les Muses grecques font place parmi elles Uranie, et cela ds la Thogonie. Certes, plus tard, les philosophes feront parfois (assez tardivement) une part de choix certaines thories d'immor-

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    talit astrale ; mais il faut bien sentir la distinction, mme si l'analyse devait dceler un jour des rapports. Le monde grec, qui a su observer fort bien astres et constellations, les a surtout connues comme matresses des saisons et de la mtorologie, ainsi que comme guides du navigateur et du voyageur.

    Du monde pastoral on retrouve pourtant dans la divination de la Grce quelque lment. L'pope homrique nous fait connatre les formes les plus anciennes de prsages pratiques dans le monde grec. Or qu'y voyons-nous ? essentiellement une forme de divination tire du vol des oiseaux. Calchas, au chant i de l'Iliade (v. 69), est dit le plus grand des observateurs d'oiseaux, terme pris visiblement pour synonyme de devin . En fait, le rle d'un devin se ramne surtout l'observation du comportement des grands rapaces, ceux-l mmes que les bergers, pour des raisons videntes, suivent constamment de trs prs. L'pope ne compte pas les pisodes o les dieux apparaissent, et surtout disparaissent, sous la forme d'oiseaux de proie. Et l'on connat, dans les Oiseaux, la plaisanterie d'Aristophane, suivant laquelle tout prsage (ft-ce un ne rencontr) s'appelle oiseau (v. 721). Mais laissons la divination, et passons l'un des aspects les plus importants de la vie pastorale, au destin voyageur du berger.

    Voyageur, le berger l'est en effet par destination, sous le double aspect du migrateur et du transhumant. La transhumance fut bien connue de l'antiquit grecque : on se souvient de l'dipe Roi de Sophocle et de la rencontre chaque anne, sur le Cithron, des ptres gardant, qui les troupeaux de Thbes, qui ceux de Corinthe. Ce double voyage la recherche de l'herbe verte, de la plaine vers la montagne et de la montagne vers la plaine, remonte aussi loin que la vie pastorale elle-mme. Naturalistes et gographes s'accordent penser que l'homme y a suivi la bte plutt qu'il ne l'y a guide, car les espces animales, toujours en qute de leur nourriture, ne sont point naturellement sdentaires. Outre la transhumance, outre le nomadisme des steppes, nous devons songer ces grandes migrations prhistoriques, dans lesquelles se sont dplaces les diffrentes espces domestiques, en compagnie des populations pastorales les plus anciennes. On connat la phase, relativement rcente, qui vit se rpandre le cheval avec les envahisseurs indo-europens, ce qui classe cet animal bien part des autres conqutes de l'homme.

    Dieux pasteurs l'un et l'autre, Herms et Apollon sont trs probablement venus en Grce, le premier date trs ancienne, le second en des temps plus proches de l'histoire. Il nous a paru intressant de pousser notre recherche au-del de cette confusion apparente dans laquelle la mythologie et la posie classiques attribuent ple- mle toutes les divinits protectrices des animaux peu prs toutes

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    les espces sans distinction. Il nous a sembl que, de mme que l'antique Karnos avait visiblement t un dieu du blier, anciennement dieu-blier, de mme Herms et Apollon avaient pu avoir, aux temps de leurs venues respectives, des attributions voisines, distinctes mais non encore rivales. La personnalit d'Herms, dans cette perspective, s'orientait aisment vers celle d'un protecteur des moutons : le dieu d'Arcadie n'a en fait jamais cess de l'tre. Or la gographie nous apprend que dans les pays grecs, de nos jours comme en ces temps lointains, moutons, brebis et chvres sont le seul btail capable de prosprer dans le Centre et le Sud de la pninsule ; par contre, les pays thraco-macdoniens sont seuls assez arross pour faire subsister aussi des troupeaux de bufs, dont la soif exige des quantits d'eau considrables, et la faim des herbes hautes. Or c'est justement vers le Nord, vers la grasse Pirie (localise sans doute aux confins de la Thrace et de la Macdoine) que le jeune Herms, dans l'Hymne homrique, se dirige pour ravir son frre les vaches immortelles . Apollon, matre de ces vaches, a donc tendance nous apparatre ici comme un dieu protecteur des bovins. L'hypothse est confirme par plusieurs textes, tels YAlceste d'Euripide, o le pote prcise (v. 8) que le dieu fut bouvier chez Admte, et le chant xxi de Y Iliade (v. 448) qui donne la mme prcision pour les annes passes chez Laomdon. Mais le texte essentiel est le passage de Pausanias (VII, xxn, 2) o le Prigte, voulant expliquer pourquoi, Patras, Apollon est reprsent le pied sur une tte de buf, rappelle, d'aprs Y Hymne Herms d'Alce, que le dieu tirait sa plus grande joie de ses troupeaux de bufs.

    Nous n'insisterons pas, faute de temps, sur les diverses hypothses qu'il est possible de formuler sur ces bases. Indiquons seulement quelques faits. Les naturalistes considrent gnralement comme probable que moutons et bufs nous sont venus d'Asie, selon deux zones partiellement distinctes, selon leur degr d'irrigation. Le point de dpart serait, pour le buf, voisin de l' Inde (c'est le Bos Indicus des naturalistes, et l'on songe naturellement aux vaches sacres), et, pour le mouton, pourrait englober les massifs montagneux de l'Inde, de l'Afghanistan et de la Perse. D'autre part, pour les spcialistes de la gographie de l'levage, la domestication de cette double srie d'animaux aurait eu lieu dans les pays mso- potamiens, o les monuments figurs du ine millnaire les reprsentent dj dans leur utilisation quotidienne.

    Double raison donc pour estimer qu'Herms d'abord, et plus tard Apollon, vinrent de la Proche Asie en Grce, le premier avec les pasteurs d'ovins, le second avec les pasteurs de bufs. Il est malais, on s'en doute, de proposer des dates. Nous penserions

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    volontiers qu'Herms vint de trs bonne heure, longtemps avant les Grecs. Lorsque ceux-ci parurent, il dut, avec ses fidles et leurs troupeaux, se rfugier dans ces monts d'Arcadie qui constituent, tout au long de l'histoire grecque, son domaine propre. Apollon serait venu plus tard, et nous devinons sans peine, travers le renversement polmique des faits qui constitue l'affabulation de l'Hymne Herms, que c'est lui, le dernier venu, qui priva de ses honneurs et de ses oracles le dieu des antiques populations pastorales : ainsi fit-il, entre autres, pour Karnos et Hyakinthos. Nous ne saurions cependant pour autant le considrer comme un dieu dorien. Venu d'Asie tout comme Herms, ce n'est pas un dieu hellnique. Les Doriens n'ont fait que l'accaparer, et cela reste vrai mme s'il leur a d le plein panouissement de son culte. S'ils ont tent d'en faire un dieu guerrier, non sans succs en certains cas, ils n'ont pu lui ter ni ses attributions pacifiques ni ses origines.

    Les routes furent longues et peut-tre doubles qui menrent ces dieux d'Asie en Europe. Il n'est en effet nullement question d'exclure une pntration maritime. Dlos est l'escale par excellence, et une interprtation srieuse d'Apollon tout au moins ne saurait la ngliger : ni les lignes de Thucydide sur les Cariens ni les fouilles et les publications de l'cole franaise d'Athnes ne peuvent se laisser oublier (voir, aprs la thse d'A. Plassart, Les Sanctuaires et les Cultes du mont Cynthe, Paris, 1928, celle d'H. Gallet de San- terre, Dlos primitive et archaque, Paris, 1958, ainsi, un point de vue diffrent, que celle d'A. Laumonier sur Les Cultes indignes en Carie, Paris, 1958). Mais les routes de terre, on le conoit, nous intressent ici davantage : nous pensons aux longs parcours des troupeaux aux temps o il n'y avait pas de voies traces, o l'homme devait, avec ses pauvres moyens, frayer sa route ses risques et prils. Que de raisons pour invoquer la protection divine I Comme aujourd'hui les bergers provenaux, lors du dpart, invoquent saint Vran (le patron des ptres) et le dieu des routes, de mme, dans ces temps lointains, les bergers, les premiers, invoqurent Herms et Apollon.

    L'Apollon classique garde encore trace de ces anciennes attributions, lui qui, sous le nom d"AYiueij, veille, ainsi qu'Herms, aux portes des demeures et dans les rues d'Athnes : comme lui certainement, il a commenc par tre le dieu de ces yvial qui, dans les pomes homriques, ne semblent pas tre seulement les rues des villes, mais toutes les voies de terre et de mer. On sait par ailleurs que certains savants rapprochent le nom d'Apollon d'un Pldans attest en Asie Mineure et d'un Appaliunas ou Apulunas dcouvert en Anatolie sur des autels hittites et qui dsignait un dieu veillant, lui aussi, au seuil des habitations (voir M. P. Nilsson, Geschichte der

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    Griechischen Religion, t. I, Munich, 1955, p. 558-559). Apollon est par ailleurs bien connu comme un dieu conducteur, ador dans Argos sous le nom d"AYTJTtoe. Les Kaevea, clbres chaque t en son honneur par les peuples du Ploponnse sont prsides par un prtre nomm Yitifj.' Il s'agit assurment, non de l'Apollon nouvelle manire, le conducteur d'armes la dorienne, mais de l'Apollon premire manire, le conducteur des troupeaux et des peuples pasteurs. Et le rassemblement des tentes (oxuie, Athne, IV, 14 e) auquel donnait lieu dans la campagne la clbration des Kavea, et o banquetaient les participants, taient, bien plutt qu'un souvenir de rassemblement guerrier, le souvenir du rassemblement pastoral familiers tous les pays o les pasteurs campaient sous la tente.

    Si les transhumants, dans nos pays, manquent sur les hautes ptures de voies traces, au cur de paysages o tour tour dominent rocher, steppe ou fort, on s'imagine a fortiori les inhumaines difficults que rencontraient aux poques primitives les conducteurs des grands troupeaux. Les chefs de btes, futurs pasteurs d'hommes, ont d d'abord dcouvrir et fixer eux-mmes leurs itinraires avant qu'ils ne donnassent naissance aux sculaires voies de parcours des troupeaux et des peuples. Nous pouvons nous faire une ide de ces dplacements grce aux travaux des gographes (citons la Gographie de la circulation de R. Capot-Rey, Paris, 1946, le volume de J. Blache sur L'Homme et la Montagne, Paris, 1933, etc.) ou des naturalistes (voir R. Thvenin, Les migrations des animaux), voire des ethnologues (ainsi la Civilisation du Renne d'A. Leroi-Gourhan). Les crivains transhumants, tels lian Finbert et Marie Mauron, s'accordent avec les gographes quand ils voquent l'anciennet de leurs drailles, pistes remontant la prhistoire, issues des plus anciens sentiers de moutons, routes nes des itinraires faits et refaits, anne par anne, les pas fidlement remis, selon un instinct ancestral, dans les pas des devanciers.

    Pour en revenir Herms, tout le monde s'accorde, on le sait, trouver l'origine de son nom dans le radical Iqh- dsignant le tas de pierres. Ce radical se retrouve dans des formes gennes ou asianiques, et l'on sait qu'il est trs anciennement attest en grec mme, sur les tablettes mycniennes en linaire B (voir Ventris et Chadwick, Evidence for Greek dialect in the Mycenaean archives, dans J.H.S., 1953, p. 95), ce qui fournit, dfaut de mieux, un terminus ante quem pour la venue du dieu en Grce. Qu'Herms soit le dieu du tas de pierres, puis de la stle, cela n'est mis en doute par personne. Mais ce qu'il faudrait connatre, c'est la signification premire de ce tas de pierres, qui, dans la chronologie, a naturellement prcd la stle. Faut-il y voir surtout, ou mme uniquement, la

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    forme archaque d'o est sortie la stle funraire ? Ce serait facilement le point de vue de Raingeard dans son Herms psychagogue (Rennes, 1934), et cela se conoit dans l'clairage de son sujet, avec les documents dont il disposait. Mais sans ignorer au contraire ! le caractre de psychopompe d'Herms, nous proposons de voir l'origine tout autre chose dans le tas de pierres. Ici encore, nous allons voquer la gographie de la circulation et les routes pastorales.

    Ds les temps proto-historiques, voire prhistoriques, auxquels nous nous rfrons, une signalisation, si rudimentaire ft-elle, tait videmment ncessaire. Nous savons par ailleurs que, dans la mentalit archaque, les voies et leurs jalons prennent trs vite un caractre sacr. M. Capot-Rey (op. cit., p. 17) cite un rcit de Mme Alexan- dra David-Neel d'aprs lequel, aussitt construite la route postale unique en son genre menant de Lhassa en Inde, les voyageurs tibtains prirent l'habitude de faire leurs dvotions devant les bornes kilomtriques, assimiles des rceptacles de la prsence ou du moins du pouvoir divin : nous ne sommes pas loin des Herms du monde grec 1 De fait, P. Deffontaines, dans son tude intitule Gographie et Religions (Paris, 1948), note que, l o le christianisme a jalonn les routes de calvaires ou d'autels, de chapelles ou d'oratoires, les Grecs jalonnaient leurs chemins d'Qfiai, pierres brutes ou grossirement tailles... qui ont t les premires bornes routires . Au Tibet, outre les manis, sorte de murs marquant les pistes- caravanires, on trouve les laptchas ou latzas, tas de pierres auxquels chaque passant ajoute une pierre en criant une formule apotro- paque. Des faits analogues se retrouvent ailleurs en Asie et en Afrique. Et M. Deffontaines d'ajouter qu' en tous pays la signalisation religieuse des routes a prcd de beaucoup la signalisation laque (op. cit., p. 359).

    Que les bergers des temps anciens, Grecs et pr-Grecs, dans leurs parcours, aient connu semblables pratiques, nous n'en pouvons raisonnablement douter lorsque nous constatons que leurs descendants d'aujourd'hui les connaissent encore. Nous voyons, dans la Vie pastorale d'.-J. Finbert (p. 181) comment le berger, patiemment et soigneusement, dpierre pour faire place l'herbe sur l'alpage, si bien que l'on peut voir de grands tas de cailloux accumuls qui deviennent pour lui des points de repre dans l'immensit des ptures . Marie Mauron donne, de son ct, maint dtail sur le montjoie (on dit ailleurs le cairn) bien connu des Provenaux. S'agit-il de retrouver, au soir, une cabane que des bergers amis prtent pour une nuit ? Les ptres conduisant le troupeau la retrouvent grce ces pyramides de pierre entasses par les ptres et disposes de faon ce que dans des espaces toujours pareil et sans chemins, nul ne pt s'garer (Transhumance, p. 111). Et

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    mme en nos contres et de nos jours, ces cairns sont toujours prts se charger d'une valeur sacre, tmoin celui dont parle la narratrice (p. 118), prs duquel un jeune rsistant s'tait donn la mort pour n'tre pas pris, en souvenir de quoi chaque berger passant auprs ajoutait une pierre comme on pose un bouquet . Tout cela nous aide comprendre comment Herms, dieu des bergers, se matrialisa dans les cairns levs par eux, et comment il devint ainsi dieu des routes et protecteur des voyageurs, avant de devenir aussi par une consquence bien explicable, comme en Inde le dieu Pouchn le dieu psychopompe, le guide bienveillant des humains sur les chemins de l'autre monde.

    Si Apollon a laiss Herms le soin de conduire les hommes sur les chemins terrestres et sur les routes de l'au-del, il semble avoir gard pour lui, en un sens tout diffrent, le rle de chef et de guide. Il s'agit cette fois du domaine moral et politique, du passage la vie sociale. Un troupeau est dj une sorte de socit, dans laquelle nous dit .-J. Finbert (Vie pastorale, p. 165), on observe tout un ordre de lois et de ractions caractrises , comme cela se trouve dans une ruche, une fourmilire ou une cit . Rien n'est plus ncessaire que de faire rgner parmi les btes le sens de l'obissance et de l'autorit, ainsi que, parmi les bergers eux-mmes, une stricte hirarchie, sous la houlette du berger-chef. On trouve chez Mistral, Giono, Marie Mauron, des descriptions et des pisodes singulirement significatifs, allant de la marche ordonne la rvolte des btes. Et voici le principe qui ne doit jamais, sous aucun prtexte, tre transgress, car pril de mort peut s'ensuivre : La grande loi, c'est de ne pas tre importun, mais toujours juste... Pas de faiblesse, de caprice, d'inconsquence... (Marie Mauron, Royaume errant, p. 109). Des chefs de btes aux meneurs d'hommes, le paralllisme est parfait, et le pas fut vite franchi, sans doute, l'aube des socits humaines.

    De nombreuses villes, le fait est connu, naquirent des lointains passages de pasteurs, du gte pour la nuit proximit d'une aiguade, des premires foires bestiaux. Si Herms est rest le patron des rassemblements commerciaux, celui aussi de l'ycov o se runissent les jeunes hommes pour prouver leur force et se mesurer dans les Jeux, nous pensons que l'Apollon delphique a pu se souvenir de ses lointaines origines quand il s'est rvl fondateur de villes et organisateur de cits. Nous voudrions ici faire appel, pour pousser notre enqute, la mthode smantique, nous inspirant par exemple du rcent volume de M. Chantraine, tudes sur le vocabulaire grec (Paris, 1956), dans lequel il nous est arriv de trouver mainte indication utile sur la valeur pastorale de la famille d'yeo. Que l'on

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    veuille bien rflchir avec nous la valeur et aux emplois des deux mots von-o et vo^io, dont l'un est le nom grec de la loi et l'autre dsigne prcisment le pacage exactement, pour emprunter les termes de M. Laroche (Histoire de la racine nem- en grec ancien, Paris, 1949) propos d'un passage de Y Iliade (XVIII, 587), un lieu de pture avec tout le matriel ncessaire pour abriter btes et gens (p. 115). La diffrence d'accent des mots vono/vojio remonte, comme on sait, l'indo-europen : l'accent de vo\iq le rattache aux noms d'agent (le pturage assurant la distribution de la pro vende au btail ?). M. Benveniste, dans ses Origines de la formation des noms en indo-europen (Paris, 1935), l'issue d'une synthse constituant 1' esquisse d'une thorie de la racine (chap. ix), rappelle que le couple du paroxyton et de l'oxyton (l'exemple choisi est tojao : to(io) n'a qu'une apparence d'homognit. Dans le systme originel, l'opposition du nom-racine et du driv a d s'exprimer par *tm : tom. Le type grec x\no est ncessairement postrieur touo et en procde . Applique vono/vojio, l'indication est importante ; elle nous engage penser fermement que la notion de pture est premire.

    Nous n'en pouvons tre tonne : cela cadre trop avec ce que nous savons des activits successives d'Apollon. L'tude smantique intervient ici pour nous donner une ide vraisemblable du processus. Les emplois les plus anciens de vo^io se trouvent chez Hsiode, et toujours fait notable dans des passages o le pote voque la vie au sein de la nature. Le sens en est toujours trs vague et tire surtout du contexte sa valeur normative, valeur morale (Travaux, 276, 388) ou religieuse (Thogonie, 417 ; cf. fr. 221 Rzach). La notion de loi ne se dgage que trs progressivement de celle d' usage ou manire . Les pomes homriques ne connaissent pas vojio. Ils emploient par contre souvent vn.co/v(Aon,ai, au sens pastoral, puis, pour le moyen, au sens driv d' habiter . L'Odysse connat, elle, le substantif evvonii (XVII, 487) qu'elle oppose nettement 66qi. Cette dernire notion tant, en son sens tymologique, celle d'un dpassement, d'un franchissement d'une limite, matrielle l'origine, nous en dduirons aisment que vofio est d'abord le fait de qui demeure en sa juste place, sans empiter sur le domaine ou la pture du voisin. N'avons-nous pas l prcisment la notion de base de toute morale et de toute politique, selon le principe que les droits et la libert de chacun ont pour limite exacte les droits et la libert d'autrui ?

    On sait que par ailleurs vofio possde un second groupe d'acceptions, celui des valeurs musicales, allant de 1' air en gnral au sens prcis du nome lyrique. Que cette srie soit issue, elle aussi, de la primitive signification pastorale, voil qui nous parat tout

  • 36 COMPTES RENDUS DE L* ACADMIE DES INSCRIPTIONS

    naturel, ayant, comme nous l'avons fait, mis l'accent sur les rapports troits de la vie pastorale et de la musique. Nous laisserons pour le moment d'autres le soin de mditer sur les rapports profonds, particulirement dans les conceptions grecques, de toute discipline collective (sociale, militaire ou religieuse) et de la musique. Mais nous ne pouvons nous empcher de noter que certaines confusions parfois de la tradition manuscrite (par exemple, Hymne Apollon, 19 sqq.), certaines hsitations comprhensibles des traducteurs et des commentateurs, sont fortement rvlatrices, s'exerant de faon triangulaire entre vono 1, vofio 2 et vofio.

    Que voudrons-nous conclure la fin de cet expos ? Nous avions au dpart t frappe par la coexistence chez certains dieux, par ailleurs d'attributions trs distinctes, de deux caractres communs, le musical (et qui dit musical dit en mme temps potique) et le pastoral. Il nous est apparu l'examen que chez ces dieux Herms et Apollon principalement ces deux caractres taient insparables et la consquence normale l'un de l'autre. Il en tait de mme pour nombre de dieux mineurs et de hros de la mythologie grecque. La mythologie de l'Inde ancienne nous offre des faits parallles, cependant que, dans la Bible, l'histoire de David et la considration du couple morphologique Yabal jYoubal apporte nos hypothses une confirmation de poids. Nous nous sommes alors demand par quelles raisons profondes s'expliquait cette constance impressionnante. Nous avons cru les dceler dans les effets bienfaisants produits par la musique sur les animaux : prosprit du btail, retenu par la musique dans les bons pturages, fcondit du troupeau, loignement des serpents et des fauves. Des souvenirs d'anciennes magies sont venus s'ajouter, tels que les pratiques apotropaques et les rites de pluie des civilisations archaques.

    De l nous avons rflchi aux attributions respectives des deux grandes divinits que nous avions d'abord tudies. Le pouvoir gurisseur nous a paru, chez l'une comme chez l'autre, une manation de leur nature pastorale, directement ou indirectement. manation directe, la connaissance des simples que possde Apollon, et, plus encore, Herms. manation indirecte la pratique de l'incantation musicale, de Yn

  • DIEUX PASTEURS ET MUSICIENS : HERMS ET APOLLON 37

    est insparable du don musical, et c'est dire la fois son caractre primordial et la vraisemblance de ses origines pastorales.

    Essayant d'imaginer les conditions de la vie pastorale archaque en nous aidant de ralits encore vivantes, nous avons pu apercevoir l'importance, pour les chefs de troupeaux conducteurs de btes, de la recherche des passages praticables et du trac des itinraires dans des paysages o l'homme n'avait pas encore laiss sa marque, travers des espaces encore inviols et hostiles. L'Herms des routes nous est apparu alors comme le grand dieu qu'il fut coup sr pour les populations pastorales. Apollon a continu protger avec lui les habitations citadines. Par contre, il l'a laiss seul matre et guide, en qualit de psychagogue,. sur les chemins de l'au-del, attribution vraisemblablement issue des premires. Dieux l'un et l'autre des rassemblements d'hommes, les deux frres se sont rparti les charges. Le dieu ytovio avait probablement commenc par rgner sur les foires et les rassemblements pastoraux, avant de rgner sur les gymnases et les palestres et d'tre considr comme le protecteur naturel des Jeux. Le futur dieu de Delphes a donn des lois aux cits, et nous rflchissons volontiers que le droit des personnes et des proprits, le sens de la limite ou du dpassement interdit, ont pu trs vraisemblablement tirer leur origine de ces premires rencontres humaines, de ces premiers partages humains sur les ptures, o chacun, pour faire respecter son droit, devait, de gr ou de force, apprendre respecter le droit d' autrui. Si nos hypothses sont justes, l'histoire des socits humaines et le schma de leur volution se retrouvent, au moins pour une importante part, dans le processus suivant lequel Herms et Apollon se sont, dans la lente gense de la mythologie et de la religion grecques, partag une srie, unique au dpart, d'attributions divines.

    M. Charles Picard estime que nous devons avoir Mme Duchemin de la reconnaissance pour son expos trs vivant, cohrent, donnant une image pastorale aimable de la mythologie grecque. Mais il pense que le sujet aurait gagn tre limit la musique des dieux et tre rapproch des points archologiques.

    M. Pierre Boyanc croit qu'il y aurait intrt tendre les recherches vers les rites.

    M. Edouard Dhorme signale que la littrature chrtienne apocryphe peut aussi fournir des renseignements.

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