article_caief_0571-5865_1965_num_17_1_2286

download article_caief_0571-5865_1965_num_17_1_2286

of 20

Transcript of article_caief_0571-5865_1965_num_17_1_2286

  • 7/24/2019 article_caief_0571-5865_1965_num_17_1_2286

    1/20

    Professeur Jean Hytier

    Autour d'une analogie valryenneIn: Cahiers de l'Association internationale des tudes francaises, 1965, N17. pp. 171-189.

    Citer ce document / Cite this document :

    Hytier Jean. Autour d'une analogie valryenne. In: Cahiers de l'Association internationale des tudes francaises, 1965, N17.

    pp. 171-189.

    doi : 10.3406/caief.1965.2286

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1965_num_17_1_2286

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_caief_236http://dx.doi.org/10.3406/caief.1965.2286http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1965_num_17_1_2286http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1965_num_17_1_2286http://dx.doi.org/10.3406/caief.1965.2286http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_caief_236
  • 7/24/2019 article_caief_0571-5865_1965_num_17_1_2286

    2/20

    AUTOUR D UNE

    ANALOGIE

    VALRYENNE

    Communication de M.

    Jean HYTIER

    {Columbia University)

    au XVIe Congrs

    de

    VAssociation, le

    29

    juillet 1964.

    Je dois prvenir

    que

    cette analogie, au sens le plus prcis,

    car c est

    une

    proportion

    quatre

    termes

    exprimant

    l identit

    de deux

    rapports, ne

    se

    prsente

    pas sous une forme

    aussi

    nette chez

    Valry

    et chez

    les

    crivains

    qui l ont

    utilise avant

    lui. Mais sa prsence

    en esprit y

    est incontestable. On

    disput

    ait,l y

    a

    trois sicles,

    pour

    savoir si les cinq

    propositions

    de

    Jansnius se trouvaient

    bien dans

    VAugustinus, et

    Bossuet

    affirmait

    qu elles

    taient l me

    du

    livre.

    La

    formule dont il s agit

    serait

    : La

    posie est

    la

    prose

    ce

    que

    la

    danse est

    la

    marche.

    J ai pens qu il serait bon d amorcer une

    enqute sur

    le

    sort de cette formule

    et

    de la

    comparaison

    complexe

    qu elle

    rsume, sur

    les

    analogies

    apparentes qui ont servi

    illustrer

    l opposition de la

    prose et

    de la

    posie,

    sur la

    chane

    des

    mta

    phores suscites par ce thme central, et, dans une autre

    direction, non

    moins

    instructive,

    sur

    la polyvalence

    des

    images,

    c est--dire sur

    l exploitation

    d un mme terme de compar

    aison

    des

    fins htrognes. Des

    exemples

    suffiront

    mont

    rer

    attrait

    de

    cette perspective.

  • 7/24/2019 article_caief_0571-5865_1965_num_17_1_2286

    3/20

    172

    JEAN HYTIER

    Quand

    Valry a-t-il

    eu

    l ide d assimiler

    le rapport

    de la

    marche et de la danse celui de la prose et de la posie

    ?

    Le rapprochement se dessine

    dans

    ses Cahiers. En octobre

    1918 :

    Marche-Danse et

    entre

    les deux, pas

    rythm, marche

    proces

    sionnelle.

    Qu est-ce

    qui

    distingue

    ces

    divers

    modes

    ?

    par

    dplacement

    du

    but.

    Quand

    je

    marche

    [...]

    la

    manire dont

    je

    franchis la

    distance

    pour

    l atteindre importe

    peu

    est nulle. C est bien l

    la

    prose ordinaire...

    En

    1922

    :

    Dans la marche, les actes dpendent des lieux c est--dire des

    corps voisins.

    Dans la

    danse, les actes dpendent des temps

    c est--dire

    de

    la

    loi.

    Ce sont peu

    prs

    les mmes machines

    mais

    autrement ordonnes.

    Dans

    le

    Calepin un

    pote,

    antrieur

    sa

    publication

    en

    1928, la

    proportion

    apparat. Elle est mme double :

    Le passage de

    la

    prose au vers ; de

    la

    parole au

    chant,

    de

    la

    mar

    che la

    danse.

    Ce moment

    la

    fois actes

    et

    rve.

    La danse

    a

    pour

    objet de me transporter

    d ici l ; ni

    le

    vers,

    ni

    le chant purs.

    Mais ils

    sont pour

    me rendre plus prsent moi-mme...

    Dans

    une

    confrence en 1927,

    publie

    en 1928,

    Propos

    sur

    la

    posie,

    Valry

    s appuie

    sur

    une

    citation

    communique

    par

    un auditeur

    lors

    d un

    sjour

    l tranger.

    C est

    un

    extrait

    d une lettre de

    Racan

    Chapelain

    dans

    laquelle Racan

    nous

    apprend que Malherbe assimilait

    la prose

    la

    marche,

    la posie

    la danse.

    Le

    dveloppement donn

    par

    Valry

    cette

    comparaison

    porte sur deux points. i La

    danse

  • 7/24/2019 article_caief_0571-5865_1965_num_17_1_2286

    4/20

    autour

    d une analogie valryenne

    173

    use

    des

    mmes

    membres, des mmes organes...

    que la

    marche

    mme,

    comme la posie

    use

    des

    mmes

    mots, des

    mmes formes,

    des

    mmes

    timbres

    que

    la prose.

    2

    Quand l homme

    qui marche

    a accompli

    son

    mouvement,

    ... atteint le lieu

    o

    il

    voulait

    aller, il ne demeure

    de son

    acte

    que le

    rsultat

    .

    De

    mme, le langage ordinaire,

    quand

    il

    a

    rempli

    son office,

    s vanouit

    peine arriv [...], il est remplac

    [...]

    par

    son sens

    [...]

    ;

    dans

    les emplois

    pratiques

    ou

    abstraits

    du

    langage, la forme ne

    se

    conserve pas.

    Au contraire, le pome

    est

    fait

    expressment pour renatre

    de

    ses cendres [...] la

    forme

    potique

    se rcupre automatiquement.

    A Oxford,

    en

    1939

    (voir

    Posie et Pense abstraite), Valry

    reprend

    le

    parallle

    et en montre

    la gense naturelle

    :

    Pensez

    un

    petit enfant :

    [...]

    il appris

    parler et

    marcher.

    Il

    a

    acquis

    deux

    types

    d action

    [...]

    il

    dcouvrira

    qu il

    peut

    non

    seu

    lement

    marcher,

    mais

    courir, [...] mais

    danser

    [...] Il a

    invent

    et

    dcouvert

    du

    mme

    coup une sorte d utilit du

    second ordre

    pour

    ses membres, une gnralisation de sa

    formule

    du mouvement.

    Mais, du ct

    de

    la parole, ne trouvera-t-il pas

    un

    dveloppement

    analogue

    ? [...]

    Ainsi, paralllement la Marche et la Danse, se

    placeront

    et se

    distingueront

    en lui les types

    divergents de

    la Prose et

    de

    la Posie.

    Dans

    sa

    confrence

    sur

    la

    libert de V esprit (1939),

    Valry

    rappelle,

    en passant,

    la fonction double,

    et de

    la locomotion

    et

    du langage.

    II

    La

    citation de

    Racan, nous confie Valry,

    me

    fit voir

    que l ide n tait pas

    nouvelle.

    Elle

    ne

    l'tait

    du

    moins

    que pour moi

    [...]

  • 7/24/2019 article_caief_0571-5865_1965_num_17_1_2286

    5/20

    174

    JEAN HYTIER

    La

    comparaison que

    Racan donne

    Malherbe et que j avais,

    de

    mon

    ct, facilement

    aperue, est

    immdiate.

    Quelqu un s en

    est-il

    avis avant Malherbe

    ? En

    tout cas,

    entre Racan et

    Valry on la

    retrouve, et le hasard

    des

    lec

    tures me

    fait

    rencontrer

    plusieurs

    reprises.

    Voici d abord le texte exact

    de

    Racan,

    qui

    date probable

    ment

    e 1656 mais ne

    fut imprim

    qu en 1857, dans l dition

    procure par Tenant de Latour

    :

    ... je suis rsolu de me tenir dans les prceptes de mon premier

    matre et

    de

    ne chercher jamais ni nombre ni cadence mes p

    riodes

    [...].

    Ce

    bonhomme comparoit

    la

    prose

    au

    marcher ordinaire,

    et la

    posie

    la danse et

    disoit qu aux choses que nous sommes obli

    gs

    de

    faire on y doit tolrer

    mme

    ngligence, mais que ce que nous

    faisons par vanit,

    c est tre

    ridicule que de n y

    tre

    que mdiocre.

    Les boiteux et les

    goutteux

    ne se peuvent

    pas

    empcher

    de

    marcher,

    mais

    il

    n y a rien qui les oblige denser la valse ou les

    cinq

    pas.

    Le

    Pre

    Bouhours,

    dans une phrase

    cite par

    l abb Bre-

    mond (Les

    deux

    musiques

    de

    la

    prose),

    dclare

    :

    ...

    la prose a

    un

    autre

    nombre

    que la posie et il y a pour

    le moins

    autant de

    diffrence

    entre

    elles

    qu il

    y

    en

    a

    entre

    deux personnes

    dont l une marche

    et

    l autre

    danse

    parfaitement

    bien.

    Voltaire,

    l article

    Molire

    de

    son catalogue d crivains

    en

    tte

    du

    Sicle de

    Louis

    XIV, tablit

    une

    proportion

    triple

    :

    La bonne

    posie

    est la bonne prose ce que

    la danse

    est une

    simple dmarche noble, ce que la musique est

    au

    rcit ordinaire,

    ce que les couleurs d un

    tableau

    sont des dessins au crayon.

    V

    Encyclopdie,

    l article Pome,

    tire

    de la

    Thorie

    gn

    raledes Beaux-Arts

    de

    Sulzer les remarques suivantes :

    ... le pote feint des

    mouvements et

    des

    sentiments qui

    n existent

    point au-dedans de lui, ou

    du

    moins qui y sont beaucoup plus

    fai

    bles. [...] Il en est comme

    de

    la

    danse qui, dans

    son origine,

    tait

    une

    marche

    imptueuse dont

    les

    passions

    rglaient les

    pas. [...] Les

    sauvages [...] ne dansent que

    dans

    le transport de quelque

    passion.

    Mais dans

    les

    lieux o la danse est

    cultive,

    on danse

    de

    sang-froid,

  • 7/24/2019 article_caief_0571-5865_1965_num_17_1_2286

    6/20

    autour d une analogie valeryenne

    175

    en feignant cependant

    de suivre

    les impulsions

    de

    quelques mou

    vements plus forts que ceux de

    la

    simple nature.

    Que

    la posie

    et la

    danse

    aient

    cette

    affinit,

    c est

    ce

    qui

    rsulte

    encore

    du

    besoin

    qu elles ont l une et

    l autre d tre secondes par

    la

    musique.

    Alfred de Musset,

    dans

    un

    roman

    commenc en 1839,

    Le

    pote dchu, prend

    l gard

    de

    la prose rythme la mme

    attitude que Racan, semble retrouver d instinct l analogie

    malherbienne et

    deviner

    l un des

    points

    de comparaison de

    Valry

    :

    ...

    la

    prose

    n a

    pas

    de

    rythme

    dtermin, et,

    sans

    le

    rythme,

    la

    mlo

    die existe pas. Or,

    du

    moment qu un moyen

    qu on emploie

    n est

    pas une condition

    ncessaire

    pour arriver au

    but

    qu on veut

    attein

    dre, quoi bon ?

    Que

    dirait-on

    d un

    homme qui, ayant une affaire

    presse, s imposerait l obligation de ne marcher

    dans

    les rues

    qu en

    faisant des pas

    de

    bourre comme

    un

    danseur

    ?

    C est

    peu

    prs

    l ce

    que

    fait

    le prosateur qui cadence ses mots ; car lui

    aussi a

    une

    affaire

    presse,

    c est

    de

    dire ce qu il pense et

    non

    pas autre chose.

    Enfin,

    Ernest Legouv,

    l auteur

    dramatique

    ami

    et colla

    borateur

    de Scribe, qui, dans sa verte

    vieillesse, s tait

    refait

    une

    popularit

    comme

    confrencier,

    a

    crit,

    dans

    Y

    Art de

    la

    lecture

    (1873), nvre plusieurs fois

    rdit,

    remani et adapt

    pour les diffrents ordres

    d enseignement, une

    page

    curieuse.

    C est

    dans la 3e partie : La prose. Second entretien.

    ...

    Je dirais donc

    volontiers que

    la

    lecture de

    la prose est

    la

    lecture des vers

    ce que la

    marche est

    la

    danse.

    Les

    anciens disaient

    sermo

    pedestris,

    sermo

    solutus : traduisez

    sermo

    par allure, dites

    allure

    pdestre,

    allure

    libre, et vous

    aurez

    l image

    de

    la lecture

    de

    la

    prose. Quel

    est,

    en effet, le

    trait

    caractristique de

    la danse

    ? D ad

    mettre

    des poses, des pas, des virtuosits de jambes et de bras, o

    le danseur

    doit

    s'arrter

    pour

    marquer

    les

    points

    saillants

    du pas

    de

    ballet. Rien de pareil dans

    la

    marche. Le

    mouvement est

    un

    mouve

    ment

    d ensemble,

    un mouvement continu ; son but est

    d aller,

    l allure est

    le mot

    qui l exprime : la

    marche

    peut tre

    lgante, imp

    tueuse languissante, rapide, brusque mme, mais

    sans

    s interrom

    pr

    our

    excuter des

    exercices chorgraphiques. Le

    corps

    qui

    marche, peut exprimer tous les

    sentiments

    intrieurs qui

    se

    tra

    duisent

    en attitudes,

    il

    peut raliser toutes les

    lgances,

    toutes les

    grces,

    toutes

    les formes du mouvement,

    mais

    la

    faon

    du rcitatif

  • 7/24/2019 article_caief_0571-5865_1965_num_17_1_2286

    7/20

    176

    JEAN HYTIER

    dans la

    musique ;

    c est

    une parole mesure,

    ce

    n est pas

    du

    chant.

    Votre

    double comparaison me

    frappe

    et

    me plat

    ;

    mais

    ne

    pourrez-vous pas la

    prciser par

    quelque

    exemple

    ?...

    Et

    Legouv

    rpond par le rapprochement classique entre la

    scne

    du Menteur et

    la

    scne du

    Dom

    Juan o le pre

    noble

    fait

    au

    jeune

    premier

    des reproches svres. Il

    n est pas bien

    sr que les

    vers de

    Corneille

    et

    la

    prose

    de

    Molire se prtent

    la dmonstration

    de Legouv, mais il

    n importe.

    Il

    est

    plus

    fructueux

    de

    remarquer que

    les

    utilisateurs

    de

    l analogie rvlent

    des intentions, en

    gnral, bien

    diffrentes.

    Seuls

    Racan

    et

    Musset

    s en

    servent

    pour repousser

    la

    prose

    cadence.

    Le

    Pre Bouhours,

    au contraire,

    est

    prt recon

    natre un nombre

    la prose,

    quoique diffrent.

    Voltaire n

    tend

    marquer la

    supriorit

    d un mode d expression

    arti

    stique sur

    l autre, et il

    en

    donne quatre exemples. Sulzer est

    intress par la simulation du civilis, pote ou danseur,

    dont

    il oppose le

    sang-froid

    l imptuosit du

    sauvage.

    Quant Legouv, c est moins la prose et

    la

    posie

    qu il

    compare que

    deux

    manires

    de

    lire ; il

    met

    en relief l allure

    gnrale,

    libre

    dans

    la prose,

    la

    rigueur

    mesure, jamais

    chantante

    comme

    dans

    les

    vers.

    L opposition

    du

    chant

    au

    rcitatif qu il introduit la fin

    fait

    penser

    Diderot.

    Valry,

    enfin, est

    beaucoup plus systmatique

    que ses devanciers.

    Il

    veut

    surtout

    piouver,

    comme il dit

    dans

    La libert

    de

    V

    esprit,

    qu un mme

    mcanisme

    est dans

    les

    deux

    cas utilis

    deux

    fins

    entirement

    diffrentes.

    Ces divergences

    dans

    l emploi

    d une

    mme

    formule

    sont

    retenir pour apprcier la valeur fonctionnelle de

    celle-ci.

    III

    La

    comparaison de

    la posie

    avec

    la

    prose a suscit tout

    un jeu

    d images

    qui

    complique, et

    parfois

    dborde, le parallle

    entre

    la danse

    et

    la

    marche. La difficult

    de la

    danse a t

  • 7/24/2019 article_caief_0571-5865_1965_num_17_1_2286

    8/20

    autour d une analogie valryenne

    177

    souvent

    souligne. Dans

    la

    danse, comme dit gravement

    Pascal,

    il

    faut

    bien penser o

    l on

    mettra ses

    pieds.

    Dans la posie,

    que

    de risques Le pote

    Jean

    de Schelandre

    le constate

    dans

    un

    sonnet

    qu il

    adresse

    aux

    potes

    de

    ce

    temps :

    Je

    vois clocher Virgile, Homre

    sommeiller.

    Chacun

    fait

    ce qu il peut, en vers comme

    la danse

    ;

    Mais le bal

    tant long,

    il

    faut tant

    travailler

    Que

    les meilleurs

    danseurs

    y sortent

    de

    cadence.

    Un

    sicle plus tard, l abb de Pons, dans une Dissertation

    sur

    le

    pome pique... observe qu

    un

    danseur

    de

    corde ne danse pas,

    beaucoup

    prs,

    sur

    la corde,

    avec des

    mouvements aussi varis

    qu il

    pourrait le

    faire

    sur un

    vaste thtre...

    et il

    applique expressment sa

    remarque au pote.

    Voltaire

    renchrit :

    L art

    du

    versificateur

    est,

    la

    vrit,

    d une

    difficult

    prodigieuse,

    surtout

    en notre langue [...] C est danser sur la corde avec des

    entraves.

    (Dictionnaire philosophique.)

    Pour d Alembert,

    un pote est un homme

    qu on

    oblige de marcher avec grce lesers aux

    pieds

    ; il faut bien lui permettre de chanceler quelquefois

    lgrement. (Suite des rflexions sur

    la

    posie.)

    Avec Valry, le pote tourne

    l acrobate

    :

    le pote est le personnage le plus

    vulnrable de

    la

    cration.

    En effet,l marche

    sur

    les mains. (Mauvaises penses et

    autres.)

    Dans

    les

    deux derniers exemples, la

    marche

    est

    substitue

    la danse, alors

    que le terme

    de comparaison reste la

    posie.

    C est qu il

    y a une dialectique possible o marche et

    danse

    prvalent

    chacune leur tour.

    Mallarm, dans

    son

    12

  • 7/24/2019 article_caief_0571-5865_1965_num_17_1_2286

    9/20

    178

    JEAN HYTIER

    magazine

    mondain,

    La

    dernire mode,

    le 15

    novembre

    1874,

    parlera

    de

    cette faon suprieure de marcher

    qui

    s appelle danser.

    On

    peut

    d ailleurs

    bien

    danser

    et mal marcher, Diderot

    le dit :

    II y a la

    grce de

    la

    personne,

    et la

    grce de

    l action.

    Ce Dupr,

    qui

    dansait avec tant

    de grce, n en avait plus

    en

    marchant.

    (Penses

    dtaches

    sur la

    peinture...)

    Mais la marche, condition

    d tre

    parfaitement

    excute,

    pourra

    passer

    pour

    le

    degr

    suprieur de la danse.

    L loge,

    pour le danseur, ce

    sera

    de savoir marcher. Ainsi

    donne-t-on

    au gnral couvert de dcorations

    la mdaille

    militaire, rcom

    pense

    des

    sous-officiers. Dans L me et la danse,

    Valry

    nous prsente

    la

    grande

    danseuse Atikht

    :

    Elle commence par le

    suprme

    de

    son art

    ; elle marche

    avec

    naturel sur le sommet

    qu elle a

    atteint.

    Le domaine de l quitation, riche en comparaisons ... comp

    arables

    offre

    aussi

    ce

    modle

    de simplicit dans l allure.

    Valry conte une

    anecdote admirable,

    dont

    les

    applications

    seraient faciles

    en

    littrature :

    Un des

    premiers

    hommes

    de

    cheval qui fut jamais tant devenu

    vieux et pauvre reut du Second Empire une place d cuyer Sau-

    mur.

    L,

    vint le visiter un jour son

    lve

    favori, jeune chef d esca

    dron t

    brillant cavalier.

    Baucher lui

    dit

    : Je

    vais monter un

    peu

    pour vous.

    On

    le

    met cheval

    ; il traverse au

    pas

    le

    mange

    \

    revient... L autre, bloui, regarde s avancer

    un

    Centaure

    parfait.

    Voil, lui

    dit

    le matre. Je ne fais pas

    d esbroufe.

    Je suis au sommet

    de mon

    art.

    Marcher

    sans

    unefaute. (Autour

    de

    Corot).

    A

    propos

    d Atikht,

    Valry

    nous dit :

    Cette

    seconde nature est

    ce qu il

    y

    a

    de plus loign de

    la

    premire,,

    mais il faut qu elle lui ressemble

    s y

    mprendre...

    et, propos de Baucher

    :

    Je prtends que l'artiste finisse par le naturel ; mais le naturel

    d un nouvel homme. Le spontan est

    le fruit

    d une conqute.

  • 7/24/2019 article_caief_0571-5865_1965_num_17_1_2286

    10/20

    autour d une analogie valeryenne

    179

    Combien vrai

    mais n est-il pas mouvant d entendre

    frapper

    la mme

    note

    par

    un

    vieux

    moraliste

    galement

    tou

    ch par les

    deux extrmes, La

    Bruyre

    :

    Combien d art pour rentrer dans la nature combien

    de

    temps,

    e

    rgles, d attention et

    de

    travail pour danser avec la mme libert

    et la

    mme grce

    que l on

    sait

    marcher ; pour chanter comme on

    parle

    ; parler

    et

    s exprimer comme l on pense;

    jeter

    autant de

    force,

    de

    vivacit,

    de

    passion et

    de

    persuasion dans un discours

    tudi et que l on prononce dans

    le

    public, qu on en a

    quelquefois

    naturellement

    et sans

    prparation dans les entretiens les

    plus

    famil

    iers.

    Cette

    enumeration

    contient

    les couples

    valryens

    danse-

    marche et chant-parole

    ;

    il

    y manque

    la dualit posie-

    prose,

    mais

    en

    revanche on

    a

    les associations

    langage-pense

    et discours-conversation. Le ton de

    La

    Bruyre,

    mdiocre

    danseur

    et

    joueur de luth,

    n est pas loin

    du

    soupir, sur quoi

    toute

    pense

    s achve,

    selon Valry. Comme il

    est

    difficile,

    en

    s levant d un

    degr,

    de

    conserver

    l aisance

    qu on avait,

    ou croyait avoir, l chelon infrieur

    Si la marche

    n est

    qu exceptionnellement considre comme

    le

    summum

    de la

    danse,

    elle

    est souvent

    juge

    cratrice.

    Dj

    Montaigne

    disait :

    Mes penses

    dorment si je les assis.

    Mon esprit ne va

    si

    les jambes ne

    l agitent.

    Valry va plus loin

    :

    La

    marche libre et vive chante de

    soi-mme. Il

    est

    impossible

    de

    ne pas crer en

    marchant. {Autres

    rhumbs).

    Et

    voil la

    marche

    en tat

    de posie.

    J imagine

    l-dessus,

    la

    manire de

    Thibaudet,

    grand

    dcouvreur de

    dialogues,

    deux familles de

    potes

    : les

    danseurs

    et les marcheuis.

    Parmi ces derniers,

    la palme revient

    Pguy

    :

    Vous

    nous voyez

    marcher

    sur

    cette

    route

    droite,

    Tout

    poudreux, tout

    crotts, la

    pluie

    entre

    les dents.

    Sur ce large

    ventail

    ouvert tous les

    vents

    La route nationale

    est notre

    porte

    troite.

  • 7/24/2019 article_caief_0571-5865_1965_num_17_1_2286

    11/20

    l8o

    JEAN

    HYTIER

    Vous

    nous

    voyez marcher,

    nous

    sommes

    la pitaille.

    Nous

    n avanons

    jamais

    que

    d un

    pas

    la

    fois.

    Et comme on peut marcher, les

    pieds dans

    ses souliers,

    Vers un dernier carr le soir

    d une

    bataille.

    Mais les

    purs

    prosateurs sont

    parfois

    des potes, et c est

    l un d eux,

    Louis

    Veuillot,

    qui

    a fait, en vers, l loge de la

    prose

    :

    prose,

    mle outil

    et

    bon aux

    fortes mains,

    Quand l esprit

    veut marcher

    tu lui fais

    des chemins.

    Selon Quintilien, les Grecs

    appelaient

    la prose

    langage qui

    marche

    terre

    ,

    et c est peut-tre bien

    de

    l que s est dgage

    l analogie

    que nous

    tudions.

    La prose marchante,

    la prose

    bien allante, c est

    autre

    chose que la prose pdestre.

    La mar

    che

    lgante peut

    tre prfre

    la

    danse comme

    repre

    esthtique

    ; Jean Cocteau, dans

    ses Secrets

    de beaut, affirme :

    Le style n est pas une danse, c est une dmarche.

    Et

    Alain,

    qui

    trouve

    que

    dans le vrai pome, la nature parle

    ;

    on la laisse

    aller ;

    on la laisse

    danser

    et chanter...

    pense, en revanche,

    que

    la

    belle

    prose ne

    se met pas en vers. Elle refuse le vers.

    La

    belle

    prose

    est un autre

    art.

    {Propos de littrature,

    XIV).

    Tous les prosateurs

    n ont pas

    refus le vers :

    Marmontel,

    Paul-Louis

    Courier,

    Renan mme... Et la

    prose

    peut

    avoir

    d autres rythmes,

    sa

    danse, assurment.

    Dans

    ces

    oppositions pittoresques ou subtiles, les images

    empruntes

    l quitation produisent un nouveau clivage.

    L Encyclopdie,

    l article

    Prose,

    rappelait

    que

    Saint-Evremond compare les crivains

    en prose

    aux gens de pi

    qui

    marchent plus

    tranquillement et avec

    moins de

    bruit,

  • 7/24/2019 article_caief_0571-5865_1965_num_17_1_2286

    12/20

    autour d une analogie valryenne

    181

    ce

    qui

    introduit

    les

    cavaliers bruyants,

    les

    potes. Musset,

    dans

    le

    fragment

    du

    Pote

    dchu,

    se

    dfendait

    de

    vouloir

    prouver que le prosateur

    est

    un piton et le pote un cavalier,

    mais on

    devinait o

    allait sa

    prfrence,

    puisque, disait-il,

    on nat

    pote,

    on devient

    prosateur.

    Les espces

    de

    chevaux

    ont permis

    des distinctions semblables.

    Ronsard, dans sa prface posthume

    la Franciade,

    reprenant

    la position prise

    dans

    son

    lgie mise en tte

    du Thtre

    de

    Grvin,

    crit

    :

    Tous ceux

    qui

    crivent

    en carmes,

    tant

    doctes puissent-ils tre,

    ne sont pas

    potes.

    Il

    y a

    autant

    de

    diffrence

    entre un pote

    et

    un

    versificateur,

    qu entre

    un bidet

    et

    un

    gnreux coursier

    de

    Naples.

    Il

    ne

    pouvait

    prvoir qu on

    l attaquerait

    un

    jour

    au

    moyen

    de la mme image.

    Pierre

    de Deimier dira :

    Ronsard a fait des vers

    de neuf

    et dix syllabes [...]

    mais

    ses vers

    ont

    si

    peu

    de grce

    en comparaison de ceux

    que

    nous

    voyons

    ordi

    n irement

    qu ils

    semblent

    la

    dmarche

    d un

    maigre

    roussin

    entrav,

    la

    comparoir

    au

    libre

    et

    gaillard

    trot d un gent d Espagne.

    Legouv qui, comme Valry, s intressait aux cuyers,

    nous parle

    non seulement de

    Baucher, mais aussi du vicomte

    d Aure :

    le cheval de M. Baucher, c est l alexandrin,

    ou

    le

    vers

    de strophes

    [...]

    Et le cheval de M. d Aure est le vers libre.

    Il faut

    savoir

    que Baucher

    tait par excellence

    l cuyer

    de

    mange

    ,

    d Aure

    le

    cavalier

    du

    cheval

    mont

    en

    plein

    air

    ,

    et tandis

    que

    le

    cheval

    de

    M. Baucher est toujours puissant, quoique

    captif,

    celui de

    M.

    d Aure

    est

    toujours docile,

    quoique indpendant.

    Valry, en fait

    d crivains,

    n aime

    que

    les pur-sang

    {Propos

    me

    concernant), et il compare

    la

    premire danseuse, l toile

    de

    ballet,

  • 7/24/2019 article_caief_0571-5865_1965_num_17_1_2286

    13/20

    1 82

    JEAN

    HYTIER

    le pur

    sang en

    parfait

    quilibre,

    que

    la

    main de

    celui qui

    le monte

    semble

    tenir

    suspendu et qui

    s avance au

    petit pas en

    plein

    soleil.

    (Degas, Danse, Dessin.)

    Entre

    les vers

    rguliers et

    les

    vers

    mls,

    ou libres, dont

    parle

    Legouv

    et la prose ordinaire, se situe la prose potique,

    qui

    peut

    prendre des

    aspects

    bien divers, selon qu elle

    cher

    cheun rythme, une musique verbale, ou

    joue

    seulement

    sur

    l vocation

    des

    images et

    la suggestion des

    sentiments. Les

    analogies ne

    manqueront

    pas.

    Dmarche

    noble

    disait dj

    Voltaire de la

    bonne

    prose.

    Pas rythm, marche proces

    sionnelle

    ,

    disait

    Valry

    en

    191 8,

    et,

    en

    1922,

    il

    ajoute

    :

    Marche

    solennelle

    prose

    Bossuet. Dans

    ses

    derniers

    cahiers, il

    voit entre

    vers et prose rythme une diffrence de

    degr de

    prcision

    (XXVIII, 656), le vers a plus de

    varit

    (XXVIII,

    424) et possde

    une

    sorte

    de causalit propre

    (XXVI, 404). Hugo rejoint Musset et Racan et Malherbe

    dans

    leur

    rejet de la prose lyiique, et

    son

    jeu

    d images fait

    appel la marche, la danse, au vol,

    des

    tres rels et

    des

    tres

    de

    fiction :

    Prends

    garde

    Marchangy,

    la

    prose potique

    Est

    une ornire o geint le vieux Pgase tique

    La prose en vain essaie

    un

    essor

    assommant.

    Le vers s envole au ciel tout naturellement.

    La prose, c est toujours

    le

    sermo pedestris.

    Tu

    crois

    tre Ariel et tu n es

    que Vestris.

    (Les quatre

    vents

    de

    V

    esprit).

    Avant

    de songer

    au

    vol,

    on

    peut

    envisager

    une

    forme

    moins

    ambitieuse de mouvement

    : le

    bond. Il

    est vrai

    que

    celui-ci peut tre

    exagr

    volont, comme le

    saut

    du clown

    de Banville, qui l envoie

    rouler

    dans les

    toiles. Pour

    les

    acro

    bates

    chers

    Cocteau,

    ils volent par mtaphore, et mme

    par

    calembour :

    Volent

    les voleurs d enfants.

  • 7/24/2019 article_caief_0571-5865_1965_num_17_1_2286

    14/20

    autour d une analogie valryenne

    183

    Chez

    Boileau,

    sauter n est

    pas

    un bon

    signe

    pour un pote :

    Sa Muse

    drgle,

    en

    ses

    vers vagabonds,

    Ne s lve jamais que par sauts et par

    bonds.

    Malherbe, au contraire, valorise

    le

    saut, par rapport

    la

    marche,

    dans

    cette

    rplique transmise par

    Tallemant

    des

    Raux :

    On lui demanda une

    fois

    pourquoi il ne

    faisait point

    d lgies.

    Parce que je fais des Odes, dit-il, et que l on doit croire que

    qui

    saute bien pourra bien marcher.

    Joubert recommande le bondissement :

    Le pote

    ne

    doit point traverser au pas un intervalle

    qu il

    peut

    franchir

    d un

    saut.

    Au

    lieu de sauter, le

    pote

    souvent survole.

    C est

    cette

    capacit qui

    le

    met

    hors de

    pair. Aussi, afin de dcourager

    les

    plats

    versificateurs, Rivarol

    dclare-t-il qu

    on

    ne

    saurait

    entourer

    l'art

    des

    vers

    de trop

    de remparts

    et

    d obst

    acles, afin qu il n'y ait que ceux qui

    ont

    des

    ailes

    qui

    puissent

    les

    franchir.

    Quant

    au pauvre

    diable

    sans

    talent,

    on

    peut lui dire, avec

    Voltaire :

    Tu n as point d ailes, et tu veux

    voler rampe.

    Comme

    ramper

    est oppos

    marcher, et

    marcher danser,

    marcher est

    galement oppos

    voler. Boileau trouve que

    tandis

    que,

    Malherbe, dans ses furies,

    Marche

    pas trop

    concerts.

    Comme un

    aigle

    audacieux,

    Pindare tendant ses ailes

    Fuit

    loin

    des vulgaires yeux.

  • 7/24/2019 article_caief_0571-5865_1965_num_17_1_2286

    15/20

    184

    JEAN HYTIER

    L autre Pindare, ou prtendu

    tel, pour

    peu

    de temps, cou-

    chard

    Lebrun,

    se

    rit

    de

    voir La Motte [...] venir [...]

    toiser

    la marche audacieuse

    de

    nos

    gants lyriques, qui

    tout

    coup

    prenant des ailes, dconcertent le

    bel esprit qui s imaginait les suivre.

    {Rflexions

    sur

    le

    gnie de l Ode, 1736.)

    Ses pigrammes opposent la

    tortue l aigle ;

    La Harpe

    Rampe avec

    art

    dans ses

    timides vers...

    mais

    le

    pas de Pgase

    est

    le

    galop

    ,

    et

    C est pour voler

    que

    Pgase a des ailes.

    Ce pauvre Pgase, que Boileau nous montrait rtif, et Hugo

    tique, perd ses

    ailes

    pour

    se

    mtamorphoser

    en

    Gnie, ardent coursier,

    chez l auteur des

    Orientales,

    dans l allgorie

    de Mazeppa.

    Lamartine,

    dans

    L enthousiasme,

    s en

    tenait

    l aigle,

    vain

    queur. A ct du bestiaire de

    la

    potique, il y a place pour

    une volire. Paul Stapfer, dans Les rputations littraires, di

    t

    drlement

    :

    Loyson,

    Chnedoll,

    d autres potes lyriques de

    la

    Restauration

    et

    de

    l Empire, sont

    d intressants volatiles

    agitant une aile timide

    et

    tremblante

    au-dessus du chaos fcond d o

    Lamartine,

    en

    1820,

    s lvera comme un aigle.

    Comment

    ne

    pas

    faire

    une place

    Albatros de

    Baudelaire,

    avec ses

    ailes

    qui

    l empchent

    de

    marcher

    ?

    Ce

    n est

    pas

    seulement

    le

    pote, c est la

    posie, le

    pome,

    le

    vers qui

    devient

    oiseau :

    Que ton vers soit la chose

    envole...

    dit Verlaine, et Jules

    Renard

    dfinit le beau

    vers

    :

    douze

    pieds

    et deux ailes.

    Cette

    qualit

    aile doit se retrouver dans

  • 7/24/2019 article_caief_0571-5865_1965_num_17_1_2286

    16/20

    autour d une analogie valryenne

    185

    la marche mme de

    l oiseau. Delille,

    recevant Lemierre

    l Acadmie

    franaise,

    lui reconnaissait le don

    d une

    heureuse

    rapidit,

    qualit si rare et si essentielle la posie, qui doit

    toujours

    s lancer et

    jamais

    s appesantir.

    Telle

    qu elle nous repr

    sente

    ces divinits

    fabuleuses, qui, dans leur marche arienne et

    lgre, semblaient ne point toucher la terre ; telle elle doit tre

    elle-mme ou si vous

    me

    permettez une comparaison qui vous

    soit

    moins trangre, j appliquerai

    la

    posie

    en

    gnral

    et

    la vtre en

    particulier,

    ce vers charmant

    de

    votre pome des Fastes :

    Mme

    quand l oiseau marche on

    sent

    qu il

    a

    des ailes.

    Ce

    vers

    clbre

    a

    suscit

    des

    parodies

    :

    Mme

    quand Loyson vole on sent qu il a des pattes

    mais il

    tait

    rest dans l oreille

    de

    Vigny, comme le prouve,

    dans

    sa

    Lettre en

    tte de

    sa traduction

    Othello

    (1829),

    son

    explication de la

    supriorit

    du vers au thtre :

    le

    vers, plus lastique,

    se plie

    toutes les

    formes : lorsqu il

    vole,

    on

    ne

    s en tonne pas

    car,

    lorsqu il marche, on sent qu il a des ailes.

    Claudel,

    avec

    une

    autre

    image, a

    bien

    rendu

    ce

    sentiment

    d une

    puissance

    latente

    ;

    il

    dit de

    Nijinsky

    Mme

    au repos il avait

    l air

    de danser imperceptiblement

    comme

    ces

    voitures

    sensibles qu on appelait autrefois des

    huit-ressorts.

    {Positions

    et

    Propositions).

    C est l exigence

    de cette

    force

    cache et autonome

    qui

    a

    dict

    Valry

    ce conseil

    :

    II

    faut

    tre lger

    comme

    l oiseau

    et

    non

    comme

    la plume.

    (Choses tues.)

    Valry a envi

    la

    mobilit de

    l oiseau

    (Cahiers, V, 631),

    des hirondelles en particulier, dont les sensations, selon lui,

    doivent donner les images les plus approches des proprits

    fabu

    leuses de l esprit

    quelles

    intuitions

    de dynamique

  • 7/24/2019 article_caief_0571-5865_1965_num_17_1_2286

    17/20

    1

    86

    JEAN HYTIER

    C est cette dynamique qu il faudrait

    examiner

    dans d autres

    formes

    du

    mouvement,

    la

    course,

    l ascension,

    la nage...

    Valry s est intress

    la

    nage,

    que Baudelaire

    a

    parfois

    assimile

    au

    vol,

    notamment

    dans lvation. Ionesco, dans

    le

    Piton

    de

    l air,

    titre

    analogique s il

    en est,

    dclare

    :

    Voler

    est

    un besoin indispensable

    l homme [...]. Que

    dirait-on

    si l on oubliait

    de

    marcher ?[...] Je veux

    marcher

    dans

    les airs...

    et il ajoute

    sans

    recourir

    la mcanique

    artificielle. Que

    de

    possibilits

    d images

    n offre

    pas cette dernire ?

    Tous les

    modes de

    locomotion

    invents

    par

    l homme

    ouvrent

    des

    cha

    pitres

    d un

    inventaire potique.

    Prenons comme

    dernier

    exemple cette page

    de

    Claudel

    sur

    ndiffrent de

    Watteau,

    o

    ne

    sont

    utilises

    que des

    analogies naturelles,

    mais

    nomb

    reuses

    et

    disperses sur

    un

    ventail

    blouissant, et

    qui

    se

    termine par l loge

    significatif du

    pote capable

    de

    se crer

    un

    instrument

    personnel

    :

    Non, non, ce n est

    pas

    qu il soit indiffrent, ce messager

    de nacre,

    cet avant-courrier de

    l Aurore,

    disons plutt

    qu il balance entre

    l essor

    et la

    marche,

    et ce

    n est

    pas

    que dj

    il

    danse,

    mais

    l un

    de ses

    bras tendus et l autre avec ampleur

    dployant

    l aile

    lyrique,

    il

    suspend

    up

    quilibre

    dont

    le poids,

    plus qu

    demi conjur,

    ne

    forme

    que le

    moindre lment. Il

    est

    en

    position de dpart

    et d en

    tre,

    il

    coute,

    il

    attend le moment juste,

    il

    le cherche

    dans

    nos

    yeux,

    de

    la

    pointe

    frmissante

    de

    ses

    doigts

    l extrmit de

    ce

    bras

    tendu

    il

    compte,

    et

    l'autre bras volatil

    avec

    l ample

    cape

    se prpare

    seconder le jarret.

    Moiti

    faon et

    moiti oiseau, moiti

    sensibilit

    et moiti

    discours,

    moiti aplomb et moiti dj la dtente Sylphe,

    prestige, et

    la

    plume vertigineuse qui se prpare au paraphe L ar

    chet

    a

    dj commenc

    cette

    longue tenue

    sur

    la corde, et

    toute

    la

    raison d tre

    du

    personnage

    est dans

    l lan

    mesur

    qu il

    se

    prpare

    prendre, effac, ananti dans son propre tourbillon. Ainsi le pote

    ambigu, inventeur de sa propre prosodie, dont on ne sait

    s il

    vole

    ou s il

    marche,

    son pied,

    ou cette

    aile

    quand

    il

    le veut

    dploye,

    aucun

    lment

    tranger, que

    ce soit

    la

    terre, ou l air, ou le feu,

    ou

    cette

    eau pour y

    nager

    que

    l on appelle

    ther.

    (L il

    coute.)

  • 7/24/2019 article_caief_0571-5865_1965_num_17_1_2286

    18/20

    autour d une analogie valryenne

    187

    IV

    II me reste

    indiquer

    brivement que le rapport

    de

    la

    danse

    la

    marche, et

    les rapports qui

    en

    drivent, ont t

    identifis d autres rapports

    que

    celui qui unit la posie la

    prose.

    Nous

    avons

    dj vu

    que

    Voltaire songeait aussi

    bien

    au couple musique-rcit, ou peinture-dessin. Diderot

    ren

    contre le rapport posie-prose

    dans

    la srie suivante

    :

    La danse est

    la

    pantomime comme

    la posie est

    la

    prose, ou

    plutt

    comme

    la

    dclamation est

    au

    chant.

    C est

    une

    pantomime

    mesure.

    (Entretiens

    sur le Fils naturel.

    Troisime

    entretien.)

    Voltaire aboutit

    la danse en

    partant

    des humanits

    :

    ... le

    grec et

    le

    latin sont

    toutes les

    autres

    langues du monde ce

    que le jeu d checs

    est

    au jeu de dames, et

    ce

    qu une belle danse

    est

    une dmarche ordinaire.

    (Lettre

    l abb

    d Olivet.)

    La

    danse

    a t

    assimile

    bien

    des activits.

    Elle

    est,

    par

    exemple,

    un langage. Des danseuses

    de

    son fameux

    dialogue,

    Valry

    dit :

    Leurs mains

    parlent et

    leurs pieds

    semblent

    crire.

    Dj au

    xvnie

    sicle, le pote

    Dort, invoquant

    Terpsichore

    :

    Lger

    comme

    tes pas, fidle

    leur cadence,

    Que

    mon

    fidle vers brille, parte et s lance,

    Dort donne aux danseurs des conseils d une grande ambition

    intellectuelle

    :

    Que par l expression vos traits s panouissent :

    L me doit

    commander,

    que

    les

    pieds

    obissent.

    Un

    mcanisme

    vain

    suffit

    pour

    un sauteur ;

    Mariez les

    talents

    du

    peintre

    et

    de

    l acteur ;

    Et

    prenant

    votre

    essor

    loin

    des routes

    traces,

    Dans vos pas, s il

    se peut, enchanez des

    penses.

    (La

    Dclamation thtrale,

    chant

    IV).

  • 7/24/2019 article_caief_0571-5865_1965_num_17_1_2286

    19/20

    1

    88

    JEAN HYTIER

    Son

    contemporain Barthe dit

    la

    Guimard :

    Oui,

    tes

    bras

    ont

    une

    me

    et tes

    pieds

    un

    langage

    :

    Quel

    ton,

    quel

    sentiment n est par eux

    exprim

    ?

    (Fragment d un

    Art

    aimer.)

    On

    connat de Mallarm le passage o il prouve que la

    dan

    seuse

    ne danse pas,

    suggrant,

    par le prodige

    de

    raccourcis ou d lans,

    avec une criture corporelle ce qu il faudrait des paragraphes en

    prose dialogue

    autant

    que

    descriptive, pour exprimer

    dans la rdac

    tion pome dgag

    de tout

    appareil du

    scribe.

    {Ballets.)

    Comme la danse, la posie a paru ressembler d autres

    arts. Passons sur

    la comparaison classique avec la

    peinture,

    souvent appuye sur une expression

    d Horace

    prise contre

    sens, u

    avec

    la

    musique, devenue

    banale :

    II n est pas moins vrai

    de dire

    du

    peintre

    qu il est

    un

    pote,

    que du

    pote

    qu il est

    un peintre.

    (D Alembert, Encyclopdie,

    Discours prliminaire.)

    Les

    vers sont

    en

    effet

    la

    musique

    de

    l me.

    (Voltaire, Eptre au

    Roi de la

    Chine.)

    Valry enrichit cette tradition d une nouvelle

    proportion :

    La

    musique

    est

    la

    posie

    dans

    le rapport de

    l algbre

    l arithm

    tiquet

    la

    thorie des nombres.

    {Cahiers,

    VII,

    69.)

    Mais

    l opposition

    entre prose et posie

    est parfois brusque

    mentsolue, ou mme nie. Jules Renard prtend que

    La prose

    doit tre un vers

    qui

    ne

    va

    pas

    la

    ligne.

    {Journal, 18-10-1891.)

    Mallarm explique,

    la

    mme

    anne,

    Jules Huret

    :

    ...

    en

    vrit

    il

    n y

    a pas

    de

    prose

    :

    il

    y

    a

    l alphabet

    et puis

    des

    vers

    plus ou moins serrs : plus ou moins diffus. Toutes les fois

    qu il

    y

    a

    effort au style,

    il

    y a versification.

  • 7/24/2019 article_caief_0571-5865_1965_num_17_1_2286

    20/20

    autour d une analogie valryenne

    189

    On

    se souvient que

    l opposition

    entre vers et

    prose,

    notam

    ment

    hez

    Valry, roulait surtout

    sur

    le

    rle donner

    r

    spectivement au fond et

    la forme,

    la

    signification

    et

    la

    suggestion.

    Or

    cette

    distinction s vanouit

    son tour dans

    une excellente remarque

    de

    Chesterton

    :

    This identity

    between

    the

    matter and

    the manner is simply the

    definition

    of poetry. The aim of

    good

    prose

    words is to mean what

    they

    say.

    The aim of

    good

    poetical words is to mean what

    they do

    not say.

    *

    *

    Si

    nous avions

    le temps,

    je

    montrerais

    que la structure

    de

    l analogie

    de

    proportion, en dehors mme

    des

    contenus

    qu elle

    a

    pu vhiculer,

    a

    connu en

    littrature

    une

    fortune

    surprenante, moins

    surpienante

    toutefois

    que

    l oubli o son

    tude a t tenue. Bien

    connue

    des thologiens,

    des

    philo

    sophes et

    des

    logiciens, cette

    formule

    d origine

    mathmatique

    n a

    retenu

    les linguistes que comme procd assimilateur

    dans la

    formation

    de

    certains mots,

    mais

    n a que

    fort

    peu

    intress

    les

    grammairiens

    et

    les

    stylisticiens,

    en dpit

    de

    l importance que

    lui accordait

    Aristote.

    Dans tous

    les

    genres

    littraires,

    mais

    surtout

    chez les moralistes et les

    essayistes,

    l analogie a t un

    instrument de

    prdilection, pour

    des

    r

    isons

    qu il vaudrait la peine de

    chercher.

    Ce sera pour une

    autre fois.

    Jean Hytier.