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Philippe Guiberteau
Dante entre l'Église et l'hérésieIn: Bulletin de l'Association Guillaume Budé : Lettres d'humanité, n°21, décembre 1962. pp. 460-489.
Citer ce document / Cite this document :
Guiberteau Philippe. Dante entre l'Église et l'hérésie. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé : Lettres d'humanité, n°21,
décembre 1962. pp. 460-489.
doi : 10.3406/bude.1962.4211
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bude_1247-6862_1962_num_21_4_4211
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Dante
entre
l Église
et
i hérésie
i
Lire Dante
est bien ; l étudier est
une
source de
joies incompar
ables,
ais dès
que
l on s y essaye on est plongé dans
un
océan
de
difficultés
dont
on
ne peut
espérer sortir
sans l aide des érudits
qui nous ont précédés.
Or,
quand
on lit leurs travaux,
on
reste
étonné des descriptions
tout
opposées qu ils
ont
faites
de son
uvre.
Ame passionnée,
esprit extrêmement
actif,
poète
admirable,
Dante a parlé
de
tout,
politique, philosophie,
histoire
ancienne
et
contemporaine, mythologie,
science, linguistique,
astrologie,
théologie,
que
sais-je encore ?
N oublions
pas l Amour, qui à
tous ses
étages trouve
chez
lui le peintre
le plus précis, le plus
exquis
et le
plus grandiose.
Les mots, la
«lettre» qu il emploie
sont d une telle
magnificence que
de nombreux commentateurs
en sont
hypnotisés.
II
Nous
les
appellerons
les
littéraux,
ou
passionnés
du sens
littéral. Cette passion
est
compréhensible, et
leurs études
sont d un
intérêt
très grand et sont une
source de
renseignements indis
pensable dans
tous les
domaines
que
nous venons de dire.
En particulier
Dante décrit son
amour
pour
quelques dames de
façon
si
émouvante
qu on comprend la
ferveur des
lecteurs pour
la recherche
historique de leur
identité.
Nous sommes absolu
ment ersuadé
que
Dante a
été
réellement
amoureux
de
quelque
dame (au singulier ou au pluriel) au cours de sa
vie,
et que
l ill
umination
due
à l amour peut avoir
été
à l origine
de
beaucoup
de
ses
expressions
de
poète.
Et
même
nous
serions
enchanté
si
nous
pouvions
avec
quelque certitude aller en
pèlerinage, à Florence,
à la
maison de
Béatrice....
Malheureusement
la
littérature concernant cette
dernière
est
remplie de contradictions.
Qu on nous
permette
de rappeler qu il a fallu
cinquante
ans
après la mort
de
Dante pour que Boccace annonce pour
la pre
mière
fois, aux auditeurs de ses lectures commentées,
que la Béat
rice de
Dante
avait été une demoiselle très précise nommée
Portinari,
mais il
ne
donne
du
reste aucune preuve
ni*
aucune
référence
à
cette
affirmation.
Malheureusement
Boccace
s est
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DANTE ENTRE L ÉGLISE
ET
L HÉRÉSIE
46
1
vanté par la suite {Sonnet CXXV)
de
s être
malicieusement
et
malignement moqué
du public
qui
l écoutait ;
Luigi
Valli
donne
à
ce
sujet de
longues
explications,
n y
revenons
pas
{Le
langage
secret
de
Dante et des
Fidèles
d Amour,
pp. 264
et
400;.
Du reste,
les
commentateurs littéraux
ne sont même
pas tous
d accord sur l identité
de cette dame Béatrice.
Par
exemple
on
a
pu
soutenir qu elle
s identifie avec la Piccarda dont il
est ques
tion
u vers 1 o
du
chant
XXIV du
Purgatoire,
où Dante
demande
de ses
nouvelles
à son
frère
Donati,
et que
l on voit
apparaître en
personne dans les
chants III et
IV
du
Paradis, dans le ciel de
la
lune
(R.
P. Bliguet,
La
vraie Béatrice, Alger, 1943).
Il
y
a
un autre domaine où
les commentateurs
littéraux
exercent
leur érudition, c est celui de
la
théologie
et
de
l histoire
; nous
restons
confondu
d admiration
devant
l amoncellement
des
références que l on trouve, par exemple, dans la récente édition
du
Convivio par Busnelli
et
Vandelli dirigée par Barbi ; les cita
tions
parallèles
d Aristote,
de saint
Thomas,
de saint
Albert
le
grand et
de
mille autres auteurs sont d une
utilité
et d une
jus
tesse incomparables,
ainsi que
les
renseignements
historiques
et
littéraires
que donnent
ces érudits. Mais
chez
eux
on
ne
trouve
pas en général d allusion à la
supposition
qu il
pourrait
y avoir,
sous-jacente,
quelque autre chose
;
ce qu ils disent,
c est
que
Dante
est un
poète,
le type
du
poète catholique, voire le poète
catholique
par
excellence. Malheureusement
la
ferveur
de
ces
littéraux
se heurte
à un écueil ;
ils
n échappent
pas au danger
de
trop
se
complaire
dans
le sens
littéral et
d oublier de rechercher
ce que Dante finalement entend nous signifier. En
réalité,
on se
demande
quel
intérêt
pourraient bien
présenter
les
amours de
Dante pour
mademoiselle
X
ou Y
en
comparaison des
trésors
d enseignement
intellectuel que
l on doit
savoir
lire sous
la
lettre. Bien entendu les littéraux
ne
vont pas
jusqu à nier que,
dans
la
Comédie, Béatrice soit devenue
pour Dante
un person
nage
ymbolique, mais ce qu il ne
faut
pas oublier, c est
que la
même Béatrice chantée
dans
la
jeunesse
de
Dante,
dans ses
poèmes
de
la
Vita
Nova, est considérée, par une autre catégorie
de
commentateurs, comme uniquement,
et
dès le début, symbol
ique.
III
Ces
commentateurs
sont les symbolistes.
Là encore, les
auteurs
ne sont
pas
d accord.
Disons un mot de l opinion
du
R.
P.
Mandonnet {Dante le
théologien,
Desclée,
1935).
Selon
lui,
Béatrice
serait
uniquement
la pensée chrétienne,
laquelle
cesserait
de
sourire à
Dante
lorsque
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462
DANTE ENTRE L ÉGLISE
ET
L HÉRÉSIE
Dante
abandonne le chemin
où
il s était engagé vers
la clérica-
ture. Pour lui,
Dante
serait un excellent catholique qui
simple
ment e
serait pas
allé jusqu à
l ordination sacerdotale qui
eût
fait
de lui un
prêtre. Il nous
semble
que
ce livre très remarquable
n ait
tout de
même
pas
tenu
compte
de
certains
faits.
Les commentateurs symbolistes, constituant
un
groupe
que
les
littéraux
veulent
ignorer,
décrivent chez Dante (et
chez
les
divers
poètes qui constituent
avec
lui
un groupe
assez
précis)
une
philosophie
cachée qui
serait
notoirement hérétique
;
les uns
l en
félicitent,
comme
Rossetti vers 1840,
les autres
l en
maudissent,
comme Aroux
en
1853 ; depuis eux,
Luigi
Valli, René Guenon
ont gardé plus de calme
et sont
plus objectifs.
Ces
auteurs
rappellent
avec un très
grand
luxe d arguments
qu il existait
au xme siècle tout un courant
d idées en
opposition
avec celles
de
Rome
;
les écrivains
qui
les partageaient
écrivaient
en
termes
voilés ;
troubadours
en langue d oc, Roman
de
la Rosé
en
langue d oïl,
Siciliens de Frédéric
II, Florentins
précurseurs
de
Dante en
langue de
si, rosicruciens, albigeois, cathares, Fidèles
d Amour,
tous
ces hérétiques
à
des degrés
divers
auraient été
groupés
en
sectes et auraient usé d un langage conventionnel ;
et Dante
aurait été l un
d eux.
Mais là encore
la
subtilité mène si
loin les raisonnements
que
l on
est
saisi de
vertige
à leur
lecture,
sans compter qu un
auteur
comme Aroux appuie trop
souvent
ses
opinions sur des
traductions que
nous estimons douteuses ou
forcées.
IV
II y a donc, pour le lecteur moyen
de
Dante,
un
sujet d étonne-
ment devant tant
de
divergences dans les interprétations ;
quelque
scandale aussi à voir
que
les éditions faites par les com
mentateurs littéraux
les
plus
érudits font la conspiration du
silence à
l égard des
symbolistes.
C est
pour
tâcher de
sortir
de
ce doute que nous avons entre
pris
de lire
le Convivio,
c est-à-dire le
Banquet, en
tâchant de
lire
entre
les
lignes,
en
nous
efforçant
de
voir
s il
n y
avait
pas
quelque chose
de caché, de
voir si Dante ne donnait
pas lui-
même
à
son
lecteur attentif
quelque
précieux fil d Ariane.
L on
sait de
quoi
se
compose
le Convivio :
trois poésies
écrites
sans
doute avant l exil,
et
leur long commentaire en prose.
Cet
ouvrage
devait
comporter
quinze traités dont quatre seulement
ont
été
rédigés. Il aurait
été
écrit, selon Barbi,
de 1304
à 1307, ou,
selon d autre? historiens,
de
1307 à 1309.
Dante en
abandonna
la
composition pour écrire
la
Comédie. Il semble qu il
ne l ait
pas
publié de
son
vivant. Cet ouvrage semble avoir été très peu connu
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DANTE ENTRE L ÉGLISE
ET
L HERESIE 463
pendant de nombreuses années.
Les
premières traces
qu on en
trouve se lisent chez
des
commentateurs, l Ottimo, puis Piero
Alighieri,
Giovanni
Villani,
enfin
Boccace,
qui
n en
parle
que
d une façon très vague.
Les
manuscrits qui en existent sont plus
récents et semblent avoir
été
copiés
sur un
original mal
corrigé.
Rappelons
que
Dante,
né
à Florence
en
1265, en fut exilé pour
raisons
politiques
le 27
janvier
1302
et
est
mort à
Ravenne
en
septembre 1321,
à 56 ans.
Nous
voici
donc
en
face
du
livre :
or,
autant
notre
poète sait
être concis dans
ses poèmes
(Vita Nova, Canzoniere, Commedia),
autant cette œuvre de prose, comme
du
reste
la
prose de
la
Vita
Nova,
est lente, tarabiscotée, pleine
d annonces
de
divisions et
subdivisions
dont on
n a
que
faire
(au
moins
à
première
vue
et
jusqu à
la
preuve du
contraire que
nous
n avons pas)
; puis, à
certains moments,
il
tourne
court.,
s esquive, laissant le
lecteur
sur
sa faim,
et
surtout le laissant persuadé qu il a voulu nous
étourdir
pour
nous
empêcher
de
discerner
certaines
choses. Tou
jours
le ton
est extrêmement hautain, parfois
très
embrouillé et
même
contradictoire.
Malgré l agacement,
les
difficultés fréquente?,
il
faut bien
entendu
aller
jusqu au
bout
de
sa
lecture,
et naturellement ce
que
l on y
trouve
est passionnant.
En
gros,
pour
les personnes qui
n ont
pas lu ce Banquet, rappelons
de
quoi
il
s agit :
Dante
s y
fait
l apôtre
d une
merveilleuse
doctrine
qu il
vient de
découv
rir
il
aimait Béatrice
et
voici qu il découvre
une
autre
«
dame
»,
la
Donna Gentile, pour laquelle
il
abandonne Béatrice ;
et il
nous vante les mérites de cette Gentile
en
nous
enseignant que
c est la Philosophie.
V
Seulement,
il
y a des contradictions dans cette histoire
En
II,
xii, 2
et
3, par exemple,
il
donne de longues
explica
tions
our
nous
dire
qu il
s est
consolé
de la
mort
de
Béatrice en
s adonnant à la philosophie et en lisant Boèce et Cicéron, alors
que, dans
la poésie
qu il commente,
cette
dame-philosophie
qu il
aime
maintenant
a
surgi brusquement,
a fait
fuir la pensée
de
Béatrice
et
n a
nullement
le caractère consolant du commentaire.
Il
y
a
donc
une feinte, une
dissimulation
dans
toute cette histoire
;
que se
passe-t-il donc ?
On
peut faire
une liste, et
cette liste
est
assez
longue
*,d
es
passages où
notre
auteur
dissimule
et
où
il
nous
égare, où
il
veut évidemment nous égarer,
sans
compter
qu il
y a
un
passage
(III,
x, 7) où
il
fait
l apologie
de
la dissimulation.
i.
II,
xn,
2
et
3
;
II,
xii,
8
à
10
;
II,
xv,
6
;
II,
xv,
8
;
II,
xv,
9
;
III,
v,
8
à
11
;
III, vu, 7; III, vu, 11 ; III, ix,
16
; III, x,
7
; III, x, 13 ; III, xi, ; IV, 11, 2 ;
IV, H, 14 à
16.
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464
DANTE ENTRE L ÉGLISE ET
L HERESIE
VI
Et puis,
cette
fameuse mort
de
Béatrice, dont
on
parle toujours,
il
faut
bien
remarquer
que
le
Convivio
emploie
à
son
sujet des
mots
ambigus
qui
à notre avis
ne
correspondent
sûrement pas,
dans
la
pensée
de
Dante,
à
la
mort d une dame
qui
eût
été de
chair et d os.
En
III, 1, 11, il
ne dit
pas
du
tout
que
Béatrice est morte, il
dit
simplement
qu il a
quitté son premier
amour.
En
II,
11, 1.
il
parle
du
trapassamento, mais ce mot veut dire
« passage
au
delà d un
certain lieu
»
; cela peut assurément être
le trépas,
la
mort, mais non pas obligatoirement, car cela
peut
dire, et à notre avis
dit de
façon
nette
que Béatrice, c est-à-dire
la
béatitude
présentée
par
la
Sagesse,
n est
plus
dans
le
lieu
où
elle se présentait primitivement à
lui.
Au même endroit Dante
dit que Béatrice vit dans
le
ciel avec les
anges
et sur la
terre
avec
son
âme ;
mais si
Béatrice était
une femme charnelle,
nous
pen
sons que la passion qu il éprouve
pour
la
nouvelle dame l empê
cherait de dire
que
Béatrice continuerait de vivre avec son âme.
Dans
le même
passage II, 11,
2
Dante
parle de sa vedovata
vit
a ;
mais vedovata, en
latin,
cela
signifie
vide : sa vie est devenue
vide ; vedova
c est
veuve,
certes,
mais
surtout vide, d où veuve
secondairement.
Ce
que
Dante nous dit en
réalité,
c est qu il
s était
aperçu qu il n avait
plus
la
certitude
que nous devons nous
contenter
de
combler la
partie
affective
de
notre
âme
par
la
seule
sagesse
proposée
par l Église,
et allégorisée
par Béatrice ;
il ne
s en contente plus,
il pense qu il
y a autre chose à combler, aussi
ressent-il un vide dans son esprit, vide qu il nomme vedovata
vita, qu il faut
remplir
par une autre doctrine, doctrine, nous
le
verrons,
apportant des notions
rassasiant
l intellect.
Béatrice
était ainsi à ses yeux passée dans une
condition
inférieure,
devenue
inapte
à lui procurer la
vie
spirituelle à
laquelle il
aspirait,
et c est
pour
cela qu il
nous d<t
(III,
1, 11) non
pas que Béatrice
est
morte,
mais
qu il a,
lui,
«
quitté
»
son
pre
mier
amour.
Et précisément dans ce
passage
du Convivio
la
nouvelle
dame
dont
il
va s éprendre est aussitôt nommée gentile
et
sa qualité
nommée
gentilcz.za. Ces
deux
mots sont utilisés coup
sur
coup^
«*
nous verrons
plus loin
(p. 481) ce que
ces
mots
signifient.
VII
Et puis,
on est très souvent
arrêté par la surprise
de
trouver
certains mots qui
étonnent
d abord,
ou
plutôt dont la répétition
étonne.
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DANTE
ENTRE L ÉGLISE ET
L HERESIE 465
Par
exemple,
surtout au début
de
l œuvre, il y
a
toute une
série
de
passages
1 où il oppose ce qui est sentimental
à
ce qui
est
intellectuel.
Bien
entendu, ces notions
s opposent
par
elles-
mêmes
et
il
n y aurait pas lieu de s en étonner ; ce qui est éton
nant, c est l intensité
du
mépris
que
l on sent sous
la
plume d un
Dante
pour ce
qui
est sentimental,
lui qui a la réputation
d être
un
poète amoureux des dames.
Il ne
dit pas cela dans ces termes,
évidemment,
mais par exemple
il
oppose
ce qui est actif
et
viril
à ce
qui
est passif.
Il
vénère
la virtù, la force active, et
il
met
en opposition cette force avec
la
passivité
sentimentale, par exemp
len II, 11, 2 où il se
glorifie de
sa pensée qui est
extrêmement
forte et
pleine de
vertu,
et
il glorifie les
anges
qui
par
le seul
jeu
de
l entendement
font mouvoir
les
ciels ;
et il l oppose
au soave
penser
qu il
avait
auparavant;
on
ne voit
guère
d abord
comment
cette pensée
suave
peut
s opposer
à
l intellect,
mais
est-ce
bien
par
« suave » qu il faut traduire
soave ? Sûrement
pas,
puisque
Dante nous
donne lui-même l étymologie
du mot
:
« soave »
est
« suaso »
(II,
vu.
5),
c est-à-dire
pensée
venant
de
la
persuasion,
c est-à-dire
passive.
Bref, à plusieurs reprises,
il oppose la
force active
de
l intellect
à
la
passivité sentimentale,
la
ferveur
et la
passion (sentimentalité
d une
âme passive) à la modération et à la virilité (maîtrise active
de
l intellect). En
I,
11,
16,
par exemple, il indique que
sa
pensée
s est
élevée,
à
son
dire,
d une
affection
passionnée
(pour
Béatrice)
vers l amour
d une
doctrine où la force
joue
un rôle.
VIII
II importe
de signaler aussi un
passage bien curieux :
c est
(en III, vu, 6)
la
question des
mots
continuo
et
contiguo.
Dante
explique que la
bonté de Dieu est reçue de façons
différentes par
les différentes créatures,
et
pour cela
il
parle
de
la hiérarchie qui
existe entre les
diverses âmes ;
il
signale
l âme
des
animaux,
celle
des
hommes
et
celle des
anges,
qui
est
chose
intellectuelle
pure. Or,
entre
ces différentes formes,
Dante nous
dit
qu il
n y
zgrado
alcuno. Que
veut dire
ce mot
?
Dans la
remarquable
édi
tion
du Convivio
de Busnelli-Vandelli,
ces critiques
présentent,
pour ce mot grado, l interprétation
suivante :
selon eux, Dante
dirait qu il n y a pas d être vivant, ou
d espèce
vivante, interméd
iaire
ntre
anges et
hommes, non plus qu entre hommes
et
bêtes : ils font même une allusion à l évolution des espèces, dans
le sens
biologique du mot, par
le
mot « evolvente » (t. I, p. 335,
1.
I,
1,
14
;
I,
i,
16
;
II,
11,
5
;
II,
vu,
5
;
II,
ix,
1
;
II,
x,
2
;
II,
x,
6
;
III,
x,
3
;
III, xiii,
7.
7/23/2019 article_bude_1247-6862_1962_num_21_4_4211
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466
DANTE ENTRE L ÉGLISE ET
L HÉRÉSIE
note). Pour notre
part, nous
ne voyons pas
que
cette
interpréta
tion
u
mot « grado » soit
juste
: nous ne pensons pas
que
Dante
ait
voulu
faire une allusion à ces «
espèces biologiques
interméd
iaires (non
plus
qu à
ces
êtres légendaires intermédiaires, nés
des
hommes
et
des
anges
{Genèse,
VI)
ou
des
démons, centaures,
sirènes, génies, djinns), mais qu il a simplement
utilisé
le mol
grade, qu il emploie deux fois, dans son sens
premier
de sca-
glione (Dictionnaire de
la
Crusca), marche d escalier, ainsi
que
l indique la traduction
que
nous proposons
;
Dante y
affirme
que
pour passer
de
la bête à l homme, puis
de
l homme à l ange,
il
n y
a pas
de
rupture
de
surface, pas
de
grado, pas
de
gradin, pas
de marche d escalier, pas de discontinuité, pas de changement
de plan,
mais
qu il y
a
au
contraire continuité, et il
emploie trois
fois ce dernier mot
coup sur
coup.
Or
l Église
nous enseigne
bien
qu il
y
a,
en
effet,
dans
la
hié
rarchie des
états
spirituels entre l homme
et
Dieu toute une série
d anges,
et
saint Denys PAréopagite en décrit neuf
chœurs
divisés
en
trois
hiérarchies, mais elle enseigne que, même si nous par
venons à l état spirituel
qui
est le paradis, nous serons dans une
certaine union avec Dieu, certes,
mais
que nous
y serons
tou
jours comme âme
humaine,
nous ne passerons jamais par l état
d ange
;
il
y
a une
différence de
nature
entre
la
nature
angélique
et la
nature humaine
et
non pas seulement
une différence
d intens
itéans l entendement ; ces deux natures
sont
séparées par
une
faille, une coupure, par quelque chose
qui
est « entre les deux ».
Dante,
dans
le
passage
en
question,
dit
au
contraire
qu il
n y
a
pas
cet
« entre les
deux
», qu il
n y
a pas
de
« mezzo », pas
d inter
médiaire. Ce qui nous paraît inquiétant dans ce passage, c est
que s il
n y
a aucun grado, aucun
changement de
plan entre ces
états,
l homme
va se croire
apte
à
circuler
légitimement
sur
ce
plan
: en descendant il ne va
plus
craindre
de
se ravaler au
niveau
des
bêtes, et en
montant
il va se
donner
orgueilleusement les
flatteuses illusions
successives
d être
d abord
un ange, puis
finalement d être identique à
Dieu.
Les
commentateurs
habituels
de
Dante
ont
assurément senti
cette
difficulté
;
en
particulier
Busnelli-Vandelli
l ont
bien
vue,
mais ils
ont
pensé pouvoir l éluder. Pour cela ils
citent des
pas
sages
de saint Thomas traitant
du même
sujet.
En effet saint Thomas (Contra Génies, 2, 68) dit :
Toujours
il
se trouve que
la
partie
la
plus basse d un genre supé
rieur
touche, avoisine
(contingeré) la
partie
la plus élevée d un genre
inférieur.
Puis
il
cite Denys (Noms divins, VII) qui dit
la
même chose.
Saint
Thomas
(Commentaire sur
l Ethique,
VII,
1,
n.
1299)
dit
encore :
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DANTE
ENTRE L ÉGLISE
ET
L
HÉRÉSIE
467
Les
affections sensitives peuvent chez l homme se
corrompre
tisque ad similitudinem bestiarum
; que sa
partie
rationnelle
peut
se
perfectionner
quasi
ad
similitudinem
substantiarum
separatarum.
Mais similis
veut dire semblable,
et similitudo
n est
pas
identité,
ce
n est
que
ressemblance.
Saint Thomas, dans la phrase
suivante,
précise
que
dans
la
nature humaine
il
y a donc
quelque
chose qui
attingit, qui
arrive à toucher
ce qui
est supérieur,
et
quelque chose
qui coniungitur qui
est
joint, attaché
à
ce
qui
lui
est supérieur.
Mais ces trois verbes, contingere, attingere, coniungere, signifient
des
contacts,
mais non des
continuités,
ni des confluents
où
se
mêlent les eaux
des rivières.
Ces ressemblances sont
certes sus
ceptibles
d être utilisées
littérairement
à titre
de
comparaison,
mais
elles
n impliquent
pas,
chez
saint
Thomas
ni
dans
la
théo
logie ni dans
la
philosophie chrétiennes, que l homme cesse
jamais
d être homme.
Or
Dante
emploie trois
fois
le mot coniinuo, indiquant le
passage
insensible, continu, sans changement
de plan,
entre
un
état et l autre. Et comme ce mot est assurément gênant, les com
mentateurs
qui
veulent
que Dante
soit
toujours
d accord
en
toutes choses avec
saint
Thomas
ont
une
idée extrêmement
choquante
:
ils indiquent dans une note que «
cette
continuité est
une contiguïté,
ou
voisinage, et
non
mélange
de nature
» (t. I,
Page
335);
Cette équivalence nous paraît difficilement admissible
:
si
Dante
avait voulu dire conliguo
il
l aurait dit.
On
pourrait
objec
ter
cela
que le
mot contiguo n existe pas dans le vocabulaire
dantesque ; était-il
même employé couramment en
1300 ? En
tout cas, contiguus existait
en
latin, Dante
ne
l ignorait
pas et s il
avait voulu
en rendre
l idée il l aurait
employé,
ou
italianisé,
ou
fait
rentrer
dans
la
pratique
courante.
Avec
ce
problème de
la
continuité ou de
la
contiguïté entre les
âmes les plus basses
et
les âmes les plus
élevées,
celles des anges,
il s agit
en réalité des liens qui nous relient à Dieu.
Bien entendu
il
y
a
continuité
parfaite
entre
l Être
de
Dieu
et
notre être
de créature, qui
en
dépend
totalement et constamment
:
rien
assurément ne
s interpose pour
rompre
cette relation,
sans
laquelle nous
cesserions
d exister. Les
choses créées ont évidem
menteur être incréé dans l Intellect
divin,
qui est leur prototype,
et
dont elles sont le reflet. «
Dieu
Lui-même est le
modèle
pre
mier
de
toutes
choses
» (saint Thomas,
Somme,
I,
xliv,
3
;
cxemplar •— modèle,
de
ex-imo, je prends de....). « La
création
chez
une créature n est rien sinon une certaine
relation
avec le
Créateur, comme
avec un
principe »
(id.,
I,
xlv,
3). Et cette rela
tion
entre
Créateur
et
créature
est
indiquée
au
début
de
l Évang
ile
e saint
Jean par la phrase « et
sine
Ipso
factum
est nihil quod
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468 DANTE ENTRE L ÉGLISE
ET
L HÉRÉSIE
factum est.
in
Ipso
vita
erat.... ». Si l on met
un
point
après nihil,
on
lit « Ce qui existe à l état
de
créature était Vie
en Lui
».
Le sens est très
beau [écrit de cette version le R.
P. Bernard
(Le
Mystère
de
Jésus,
p.
632)], c est
regarder
la
créature
telle
qu elle
est
dans la
Pensée
divine, et considérer dans le
Logos l exemplaire
éternel de ce qui se fait, comme l œuvre dans l esprit de
l artiste.
Que cette version
nous donne
un sens
magnifique, cela ne veut
pas
dire
qu une
autre
traduction
soit
illégitime
:
certains inter
prètes
en
effet
préfèrent mettre
le point
après le
second factum
est ; on
lit en
ce cas :
«
En
Lui
était
la
Vie », ce qui n est pas
moins
juste,
et permet
de comprendre
que
l évangéliste veut
insister davantage sur «l illumination des hommes,
chef-d œuvre
du
Logos,
et
de
la
rattacher par- dessus les œuvres de
la
création
à
la Vie
même
de
Dieu
»
(id.).
De plus cette version évite au lecteur
moyen,
à une
époque
où tous les textes sont entre toutes les
mains,
la
tentation de
faire dévier
son
esprit vers le monisme, qui
pour l Église est l erreur redoutable entre toutes.
Cela
étant
entendu,
un
fil continu existant entre chaque chose
et
son principe, cela veut-il dire que,
en
fait, les entités que
nous
appelons
les hommes
soient
capables
de
s abaisser vers l état réel
de bête
ou
de
se
hausser
vers l état d ange,
voire de
devenir des
anges ?
Le texte
de
Dante
soulignant cette
continuité pourrait
être
de
nature
à le
faire
croire ;
nous avons vu que l Église
n y
souscrit pas ; pour elle nous ne passerons jamais par l état d ange,
il
y
a
une
différence
de degré, un grado,
une
marche
d escalier
entre cet
état et le
nôtre, de
même
que, entre
Dieu et nous, et
quel
que
soit avec
Lui
notre degré d union,
il
y a toujours un
abîme,
II
est
toujours
le Grand Séparé.
Voilà donc,
pensons-nous, une
opinion de
Dante assez
peu
conforme à ce qu enseigne l Église, ou tout au
moins
une
expres
sion ien suspecte ; d autant plus qu il emploie une
troisième
fois le
mot continuo
à
la fin
de son paragraphe,
pour
préciser sa
pensée dans
la phrase
suivante :
Altrimenti non
si
continuerebbe
Vumana
specie
da
ogni
parte, che
esser
non
puo,
c est-à-dire
:
Autrement
il
n y
aurait
pas
de
continuité
de chaque
côté
de
l espèce humaine....
c est-à-dire ni
du
côté des bêtes ni
du
côté des anges. Et
nos
commentateurs notent
une
deuxième fois que
là
encore continuo
équivaut à contiguo (p.
336,
notes),
et
ils précisent,
et
cette
fois
justement, que
« continu »
signifie l identité
et
l unité des
extré
mités,
«
contigu
»
signifiant le seul
contact
de ces extrémités. Ils
ont très bien
vu la
distinction, mais, nous le
répétons,
Dante aussi
devait fort bien
la
connaître
et
ce n est sûrement pas par erreur
qu il
a employé un des deux
termes
plutôt que l autre.
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DANTE ENTRE L ÉGLISE
ET
L HERESIE
469
Du
reste, Dante a
dû
sentir que
sa
plume
l entraînait
un peu
loin
sur le
chemin
de certaines
divulgations,
car
il a terminé
son
paragraphe assez brusquement, comme
il le
fait souvent
quand
il
est
exalté,
par
une
affirmation
sans réplique
:
«
Che
esser
non pin
»,
à propos de cette hypothétique
solution
de continuité, « ce qui
ne se peut ».
Admirons
en
tout cas le
caractère
tranchant, indompt
able,
e
Dante.
IX
Et puis
il
y a encore un mot
qui
arrive de
façon étonnante :
c est le
mot deitade (III,
n,
19). C est
un passage
où
Dante
vient
de
nous parler
de
la mente.
Qu est-ce que
la mente
?
et
que
veut
dire
ce
mot en
français
?
Il
est
malheureusement
intraduisible,
il
correspond
très bien au mot
mens
du latin, mais nous
n avons
aucun
vocable français superposable.
On
traduit
en général
mente par esprit, mais esprit
ne
convient
pas car
il couvre
des domaines différents. Ame est l analogue
de anima
et ne
convient pas davantage puisque l âme existe aussi
chez les animaux
et les
végétaux. Intellect
ne
convient
pas
non
plus
car il
ne
traduit
que
les opérations
de
l esprit, sa partie
ra
isonnante, bien que
intelligere
corresponde aux actes les
plus
directs
de
l appréhension
de
la vérité, au-dessus des raisonne
mentslus
ou
moins
mécaniques
de
l esprit.
Mentalité
est
chose
très
différente. En réalité
il
s agit,
avec
la mente, la
mens, de
la
partie
raisonnante
de
l esprit, mais aussi
de
sa partie aimante,
par laquelle l esprit va se précipiter
sur
telle vérité pour
l adopter
et
l étreindre,
par une véritable
puissance
aimante
de l intellect ;
elle est
capable,
à partir de
données expérimentales,
d extraire
de
grandes
pensées
auxquelles
s adjoignent des
amours
; dans
l ordre
surnaturel, c est la
mens
qui
est
le
siège de la grâce
en
nous, et
surtout de
la
grâce habituelle ; on pourrait
peut-être
traduire
mente par
âme-esprit, mais
il faudrait
alors faire
remar
quer
ue
nous
ne
possédons
pas
premièrement
une âme comme
les animaux
et
les
plantes, et
deuxièmement un esprit comme les
anges
; en nous justement la mens, la mente exprime l ensemble des
deux : elle n est pas uniquement notre possibilité
de
produire des
opérations
raisonnantes,
mais aussi
celle d avoir des intuitions,
d opérer
des choix, par une sorte d activité
première,
par une
sorte
d affectivité
intellectuelle, si
l on peut
dire, que
le mot
cœur
assurément pourrait exprimer, par
exemple
lorsque Pascal dit :
«
Le
cœur
a ses raisons. », mais
traduire
mente par cœur demand
erait aussi mille explications, car
il faudrait
parler
du
cœur
dans
le sens où
il
est
mille
fois cité
dans la
Bible, du cœur- esprit, de
l esprit
de
finesse, et
l on
n en
finirait
plus.
Le
mot
m
entai,
sédui-
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470 DANTE ENTRE 1/ ÉGLISE ET L
HERESIE
sant,
certes, aurait l avantage d avoir même étymologie, mais
nous avons pris l habitude de ne voir en ce mot qu un sens trop
réduit : l expression « calcul mental » par exemple n évoque
guère
en effet qu un mécanisme ne
mettant
en
jeu que
les
registres
fort
inférieurs
de la
mente.
Le
mot
entendement
conviend
raitssez bien peut-être
mais il
est lourd et pompeux ; nous
nous en sommes
servi
pour la
deuxième chanson, Amor cke ne
la
mente..., pour rappeler le ntendendo de
la
première chanson,
mais nous n avons pas osé l utiliser à
chaque fois que
le mot
mente
s est
rencontré dans le texte
de
Dante ; cependant notons
que
ce mot entendement est
utilisé
par
Sainte-Beuve
justement à
propos de
Pascal,
lorsqu il
parle
de l intégrité de
son entende
ment, ar
c est bien de
la
mente de
Pascal qu il s agit dans ce
passage
{Port-Royal, livre
III,
chapitre XVIII, vers
la
fin,
page
297
de
la
deuxième
édition).
Bref,
dans
le
cours de
notre
traduction nous
avons souvent préféré
ne
pas traduire,
et
nous
avons laissé le mot mente ce n est pas glorieux, mais mieux vaut
n être pas traduttore
qu être
traditore
d un
mot
si beau,
si pré
cieux,
si
riche,
si large, si somptueux, surtout
quand il
est pro
noncé comme
il
l est à Florence
Bref, Dante venait
de
nous parler
de
la mente, et
tout
d un
coup, à
la fin
de son
chapitre,
il
nous
dit qu elle est
deitade. C est
très
étonnant car
il
aurait
pu nous dire que
cette
mente
est chose
divine ce
qualificatif un peu
vague
était à sa disposition ;
il
a
préféré
deitade,
un
substantif désignant la
déité,
la
divinité
elle-
même.
D autant
plus étonnant que,
dans
le
passage
qui précède,
Dante
vient de bien
expliquer que
les différentes formes créées
reçoivent une participation
de
la nature divine proportionnelle à
leur
degré
de
noblesse (III, 11, 6), et qu ainsi la mente ne
fait
que
participer
de cette
nature
divine
en recevant
son
rayonnement
;
et quoiqu elle
soit
la plus noble des
choses,
on est surpris
de
trouver subitement ce mot deitade, déité, pour la caractériser.
Bien
entendu les
arguments
ne manquent pas pour établir
qu il
n y
a
dans
ce
mot
rien
de suspect.
On
peut très bien montrer
en
effet,
comme
le
fait
M.
Vâlsan,
qu un
texte
de
saint
Thomas
est
capable
de faciliter
la
solution de cette difficulté.
L âme
humaine
(Saint Thomas,
Somme,
Ia,
Q.
77, art. 2) est aux
confins
des créatures spirituelles
et
des
corporelles.
Et
c est pour
cela que concourent en elle les
vertus de ces
deux espèces
de
créa
tures.
Il faut
donc
dire que, sur ce point, l âme intellective accède
à
une plus
grande
similitude avec Dieu que les créatures inférieures,
car elle peut atteindre
le
bien
parfait, quoique par le
moyen
du mult
iple et
du
divers; en quoi elle est en défaut vis-à-vis des créatures
supérieures.
L épithèlc deitade, déité, appliquée par
Dante
à cette partie
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DANTE
ENTRE l ÉOLTSE
ET
I.
HÉRÉSIE
47 1
supérieure
de
l âme qu est la
mente,
et que
l homme
aurait en
commun avec les
«
divines substances
»
pourrait s expliquer alors,
nous dit encore M. Vâlsan, par la ressemblance à Dieu qu elle
présente ;
tout
cela, sans
être
formulé
par
Dante
dans
des termes
strictement
théologiques,
n en
est, ou
n en serait
pas
moins
en
accord
avec ce
que
professent tous
les théologiens.
On peut dire encore
que
Dante a bien donné le nom
de
dea, la
Déesse,
aux personnes
qui représentent, dit- on, dans le
Purgat
oire,
les trois vertus
théologales
: « quelle dee »,
ces
déesses
(Purg.,
XXXII,
8).
Il a employé le même mot pour
nommer
les
divines intelligences motrices
des cieux,
c est-à-dire les
anges
(Paradis, XXVIII,
121).
Ce
mot est très bien accepté dans
un
poème devons-nous être assez sévère pour nous en choquer
quand
il
est
employé
dans
un commentaire
en
prose comme
le
Convivio ?
Néanmoins
ce
mot est
extrêmement
fort,
et
les éditeurs comme
Busnelli-Vandelli y ont
vu
une affirmation fort
grave.
Or, ils
ex
pliquent
en
note
qu on
aurait tort de
déduire
de ce mot
que
... Dante suivrait ici Averroès (le grand métaphysicien de l Islam),
faisant
de Dieu
la
lumière intrinsèque de l entendement humain,
et
de
l intellect une chose
divine
au sens propre.
Ces
commentateurs veulent
laver
Dante
du
soupçon d aver-
roïsme
que
ce
mot
implique, mais
il
nous
semble
qu au
contraire
on
peut
soutenir
que
c est
exactement cela
que fait Dante.
Voici de quoi
il s agit : c est la question disputée
de
l intellect-
agent, qui,
par sa faculté
active d abstraction,
de généralisation,
tire,
à
partir
des données sensibles, des
choses
qui ne sont plus du
sensible
et
qui
sont
les données
intellectuelles, lesquelles
sont
aussitôt reçues par
une
autre
partie
de
notre intellect, nommée
l intellect possible,
qui les garde pour constituer le trésor
de nos
pensées. Bien entendu,
Dieu
se trouve dans notre
intellect-
agent comme il
est partout
en
nous
(sauf en nos
péchés) ; mais, à
examiner
cette
question
de
très
près,
saint
Thomas
estime
que
cet intellect- agent, celui
qui
est actif, est
nôtre,
est à nous, est
intrinsèque à nous. Or certaines
doctrines,
non catholiques,
et
en
particulier
celle
d
Averroès,
estiment que ce n est pas
nous
qui
sommes
capables
de forger ces concepts, que c est Dieu Lui-
même,
la
deitade
qui
est
en
nous,
à
demeure, et qui est donc
ainsi
intrinsèque
à nous puisqu il réside à l intérieur
de
notre
entendement,
lequel par conséquent ne
serait
pas
nôtre.
Ces
doctrines croient
grandement louer Dieu en
Lui
donnant
ce
rôle ; l Église
(et
saint
Thomas),
estime au
contraire qu elles
nient une
partie
du pouvoir
de
Dieu puisqu elles Le priveraient
par
là
de
ce
qui
est
la plus haute
de
ses
puissances,
en niant
à
la
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472
DANTE ENTRE L
EGLISE
ET L HERESIE
Cause première d être assez forte pour produire au sein d Elle-
même des causes secondes telles
que
notre intellect-agent.
Rappelons que la
présence de
Dieu dans
l intellect-agent
était une
question passionnément
controversée à l époque
de
Dante
;
non
seulement les théologiens
catholiques,
mais aussi les
musulmans s en
occupaient. Or Dante ne l ignorait évidemment
pas ;
il nous
semble donc
que
s il avait voulu penser
et
écrire
en
catholique romain il
se
serait
bien
gardé
d employer un mot
aussi dangereux
et
compromettant
que
ce mot « déité » pour
caractériser cette mente. Et nous ne nous serions pas tellement
arrêté
nous-même
sur ce mot
et
n insisterions pas tellement sur
son caractère
averroïste
si ces
controverses, précisément, n avaient
eu
lieu
au moment où Dante
étudiait.
Nous
pensons donc
que ce
mot deitade peut très bien
être
considéré comme
significatif
d une
certaine
pensée qui
n est
pas
d accord
avec celle de
l Église.
X
Avons-nous le
droit
d être si affirmatif
?
Si nous pensons
que
oui, si nous soulignons ainsi ce
qui
nous
semble
montrer une
faille
entre l Église
et Dante, c est
parce que, encore
une
fois,
cette épithète
nous paraît
faire
partie
de
tout un ensemble, ne
faisant que s ajouter à toutes
ces choses
étranges
que
nous venons
de
signaler
et
qui
sont,
rappelons
les,
les suivantes
:
a)
tous ces mots ambigus qui montrent
que
Béatrice est
une
entité, une doctrine qu il
abandonne
pour une autre ;
b)
cette opposition
entre l activité
et la
passivité
de
l esprit ;
c)
cette continuité
sur laquelle il insiste
entre les états hiérar
chiques des
esprits
depuis les animaux jusqu aux
anges
en passant
par l homme ;
d) et
puis
maintenant ce mot
deitade
qui
le
range chez les
averroïstes.
XI
Or
l ensemble de ces
notions
constitue l essentiel
d une
doc
trine qui est bien connue, surtout depuis que les ouvrages de
René
Guenon l ont expliquée avec la
plus
grande
précision :
c est la doctrine ésotérique, c est la doctrine
de
l Inde védantiste,
que l on peut
encore
nommer
la
Gnose, en prenant ce mot dans
son sens étymologique de
Connaissance.
Il faut, bien entendu, préciser ce mot
de
Gnose. Il ne s agit pas
de
minimiser la Connaissance, ni d en
faire fi.
La suprême joie
du paradis sera
de
« voir », avec les yeux
de
la connaissance.
Il
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DANTE
ENTRE L EGLISE
ET
L
HERESIE 473
n est pas question d oublier combien les premiers
chrétiens ont
été enthousiasmés (c est le
cas
de le dire) par tout ce que le Christ
nous a permis
de
connaître
de
Dieu,
de
préciser
sur
Dieu, à
commencer
par saint Jean
l évangéliste,
le
théologien
du
Logos
;
en ce
sens il
y a
donc
une connaissance, une gnosie, une
gnose
légitimement chrétienne,
et
il
n est pas question
non
plus d ou
blier
Clément d Alexandrie ni saint
Denys PAréopagite.
Ce que nous entendons
ici
par ce mot
de
gnose, c est la doc
trine selon laquelle la vie la
plus élevée de
l esprit en ce bas
monde
consiste
à
prendre par notre intelligence
une
connaissance
aussi parfaite
que possible du cosmos,
y compris
celle
des
méca
nismes
de
la
vie de
l esprit, et
à
s aider ensuite
de
certains
rites
(dits initiatiques)
et
de techniques appropriées
pour
transformer
cette
connaissance qui
n est
qu indirecte,
virtuelle,
ou
spéculat
ive,est-à-dire n apparaissant
que
comme une
image
dans un
miroir, en connaissance réelle ou effective, ou directe, ou imméd
iate, par intuition
intellectuelle,
afin
d atteindre la
Sainte
Sagesse, la
Sapienza Santa,
la
Sophia,
dans
un état que l Inde
appelle l état
de
Yoga, c est-à-dire état d union avec Dieu, état
d identité suprême avec Dieu. Dans tout cela
il
n est pas question
des aides
surnaturelles
venant
du
Christ par le
canal
de l Église
romaine : c est par
le seul
jeu
de l intellect, tout
simplement
intendendo, comme Dante le
dit
au premier vers
de
la première
chanson
du
Convivio,
que
l adepte
va
s élever
par
les
forces
acti
ves
de
son
esprit,
et cela sans
qu intervienne le
Christ
autrement
que
comme
un
magnifique symbole
de
concepts
intellectuels,
et en
tout cas
sans qu on
utilise ses
sacrements ni la
messe.
Il va sans
dire
qu un tel cheminement intellectuel ne peut pas
être
suivi par tout le monde mais par un petit
groupe,
l élite des
initiés, auquel
est réservé un
tel ésotérisme. Ces
initiés utilisent
la
voie
initiatique active : ils n ont
pas besoin
du Christ puisqu ils
pensent
avoir
Dieu
à
l état
permanent
dans
leur mente ;
et
cette
voie
s oppose
selon eux à la voie mystique, voie
de
passivité,
de
sentimentalité,
qui
est
l apanage,
disent-ils,
des
fidèles
de
l Église
de
Rome,
exotérique,
ou Église
de
saint
Pierre.
On nous
dira que
l on savait bien
que
les écrivains de
la
Renaissance
ont
tous
été
plus ou moins séduits par les idées
gnostiques Si
nous insistons tant
sur
ce
sujet,
c est que ces
idées gnostiques
ont
été remarquablement
précisées depuis
1920
environ
par René
Guenon, et que d autre part toute
l uvre
de
Dante nous
montre
avec quelle passion
il
s est battu
avec
ces
conceptions.
On
peut penser d autre part
que
l opposition
que
nous venons
d établir entre ces doctrines, celle de l Église
et
celle,
ésotérique,
de la Gnose,
est
trop
schématique
;
mais
il
nous
paraît
difficile
Lettres
d Humanité 17
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474
DANTE ENTRE L EGLISE
ET
L
HERESIE
d éluder
la
question
qui
se pose constamment
quand
on étudie
Dante
: celle de cette bataille, justement, de ce combat
qui
s est
livré dans son for
interne,
et
dont
il
est question depuis la
Vita
Nova
jusqu à
la
fin du
Convivio,
et
qui
trouve
sa
solution,
nous
allons
le
voir, à la fin du Purgatoire.
Si l on adopte l idée
de cette
opposition,
il
nous semble que
l on
comprend
dès
lors
très bien l aventure de
Dante
entre
ces
dames
qu il
aime,
et
surtout avec celle
qui est
louée
dans
le
Convivio,
la
donna gentile,
pour laquelle il abandonne
Béatrice.
Cette gentile
n est pas
du
tout
la
Philosophie
pure et
simple
comme
il
veut nous le faire croire dans ses explications, mais
la
pensée
gnostique
réservée au
petit
nombre
de
ceux qui ne se
contentent
pas
de
« brouter avec les
brebis la
commune
nourri
ture (I, i,
6 à 8), ainsi que
le font
les croyants
fidèles à
Rome et
à
sa
doctrine
(Béatrice).
On comprend
aussi bien des choses
dont
il est nécessaire de
citer
ici
quelques-unes.
XII
D abord
il
est
évident que
pour se communiquer de telles
doctrines les
adeptes de cette
pensée étaient obligés
de
se servir
d un
langage secret,
et
cela parce
que
le pouvoir
temporel
à
cette
époque
était très sévère
contre
les
hérétiques ;
et
par
conséquent
nous sommes
amenés
à
croire
ce
que
Luigi
Valli nous
enseigne
(Langage
secret
de
Dante
et des Fidèles d
Amour)
sur
ce
jargon sec
taire,
le
gergo, et
à
y trouver bien autre chose que
le sens littéral.
Nous
ne
reviendrons pas
ici sur
l examen
de
ce langage secret,
ni
sur celui de
ces
sectes pleines de
haine contre l Église
de
Rome :
tout
cela
est minutieusement
étudié dans les livres
de
Luigi
Valli
qui
nous
paraissent à peu près totalement excellents sur ces sujets.
Rappelons
simplement
que ces
affiliés à
la secte
des
Fidèles
d Amour avaient tout un vocabulaire où les mots avaient un sens
très différent du sens usuel
:
rose, fleur, dame, yeux,
bouche, ami,
jalousie,
sourire,
amour,
cur
gentil,
madone,
mort, vie,
mort
de
Madone,
dormir,
folie,
fontaine, fleuve, pleurer, salut, santé,
cour d amour, gaité, ennui,
vent, gel,
froid, pierre, marbre
(poésie pietrose), sauvage, vil,
vilain,
tonnerre,
honte,
nature,
lourdeur,
couleur
verte,
etc.,
et
n oublions surtout pas
les mots
dolce
stil
nuovo, gentil, vulgaire, poète (par
opposition
à théolo
gien)
on est étonné de
la
longueur de cette
liste,
mais
lorsqu on
étudie
la
plupart des poèmes
du canzoniere
on est absolument
obligé
de
reconnaître que ces textes ne seraient au fond qu en
nuyeuse logorrhée
si ce vocabulaire secret
n avait pas été pour
Dante
un
réel
moyen
d expression.
7/23/2019 article_bude_1247-6862_1962_num_21_4_4211
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DANTE ENTRE L
EGLISE
ET L HERESIE 475
Dans le Convivio aussi on est
souvent
arrêté par des mots dont
le sens
est double
;
la
présence de deux
ou
trois de
ces
mots
ne
signifierait
rien
évidemment,
mais
leur
abondance
finit
par
entraîner
la
conviction.
Conviction,
certes, mais cela ne
veut pas dire
que l usage
de
ces
mots
soit toujours, chez
Dante,
un usage secret,
et
cela
ajoute
à
la
difficulté
de
l interprétation.
La pensée de Dante,
tiraillée
entre
la
Sapienza gnostique
et la
Sapienza chrétienne, ne l oblige pas
constamment à l utiliser.
Le mot nuovo, par exemple, a
bien,
au
troisième
vers de
la
chanson Voi che
niendendo... du
deuxième traité
du
Convivio,
le
sens
du nouveau s opposant
à
l idée
catholique, comme l a, à
notre
époque,
le mot
modernisme (moderne n étant
nullement
synonyme
de contemporain
mais sous-entendant une position
mentale non-orthodoxe),
mais ce mot
nuovo
a aussi tous les sens
indiqués par A. Pézard
(traduction de
la
Vita Nova,
introduct
ion).
De
même pietra ne
peut évidemment
pas
toujours
signifier
l Église
de Pierre,
avec
son
jeu
de mots
lugubre et
blasphémat
oirevoquant
une masse
pesante
et
sans intelligence ;
c est
vraisemblablement ce dernier
sens
qu il faut
comprendre
dans
les
poésies dites
pietrose ;
ce l est
sans doute aussi
dans
le traité
de vulgari
eloquentia
(I,
vi,
2)
où
le mot pietramala semble
indi
quer
non
pas une
ville matérielle,
mais
l ensemble
des
fidèles
de
l Église
de Rome ; quant au
passage
de Convivio, IV, xxn,
14
et sq., où
un blanc
jeune
homme a tellement
l air
de personn
ifier
a
secte,
et
de
dire
que
le Sauveur n est pas
sous
la
«
pierre
»
romaine, nous verrons dans
la
note correspondante que nous
n arrivons pas à
être
totalement certain de l interprétation à en
donner.
De même donna
qui
signifie
si souvent l adepte
de
la
doctrine
cachée, le confrère dans
la
secte, l âme assoiffée de
la
Sapienza,
a tout de même souvent aussi son sens usuel ;
on
serait tenté
d écrire
«
son sens vulgaire », mais
ce
mot
aussi,
le
mot
«
vulgaire
»
est un piège A chaque fois,
en
effet,
que Dante
parle de
la
langue
vulgaire,
il
l emploie bien, évidemment, par
opposition
au
latin,
mais
cette
opposition n est pas uniquement linguistique,
car il
donne
à ce volgare
le
sens
de
langage universel
(I,
v, 10 ; I, ix, 5,
6, 7 ; I,
xiii,
12 ;
II,
1, 4 ;
II, 11,
1),
et
il le
considère
comme
la
langue des
poètes
(II, 1, 4) par opposition à
la
langue des théolo
giens
les
théologiens
présentent en latin la doctrine
de l Église,
mais les poètes, en utilisant
le
vulgaire,
utilisent un
langage en
partie secret
pour exprimer
les arcanes
de leur
pensée, et ce
lan
gage
est
le
dolce
stil
nuovo,
le
doux
style
nouveau, expression
employée par
Dante
lui-même
en
Pnrg.,
XXIV,
57, pleine, elle
7/23/2019 article_bude_1247-6862_1962_num_21_4_4211
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476
DANTE ENTRE L ÉGLISE
ET
L
HÉRÉSIE
aussi,
de
sous-entendus : ce dolce stil
nuovo
est fait pour
ceux
qui
ont
le
verace intendimento, c est-à-dire la
compréhension
véri
table de
ce qu ils lisent
;
et
cette
pensée est celle
de leur
ésoté-
risme
plus
ou
moins gnostique,
tout
au
moins
d une
doctrine
qui
se veut peut-être
souvent chrétienne,
mais d un christianisme
pur, primitif,
non celui de l Église corrompue..., disent-
ls.
XIII
Nous avons parfois utilisé les mots « secte,
sectaire
».
Qu étaient donc ces
sectes ?
Et
peut-on appeler
sectaire
le
lan
gage dont nous avons
parlé ?
Une secte
est,
dans
le langage
courant, une
société rituelle,
et
l on
peut vraiment
penser
qu il
en
a
existé
de
telles
du temps de
Dante. Luigi Valli
donne
même
sur
elles
des précisions très
grandes, si
grandes qu on a
pu
se demander
s il ne
forçait pas un
peu les
textes. Mais pourquoi
ne pourrait-on
pas appliquer ce
mot à des ensembles de
quelques
personnes unies par une même
pensée,
usant entre elles de
ce
langage
secret dont
nous avons
parlé, sans qu il y
ait
eu
d organisation
matérielle
de
société avec
statuts
et
règlements
?
La maçonnerie elle-même,
dit
Guenon
(Ésotérisme
chrétien,
p.
67)
ne comportait pas
d organisation de
ce genre avant 171
7.
Cette supposition
rejoint
certaines conclu
sions
A.
Ricolfi
;
cet
érudit,
étonné des
précisions
et
des
affi
rmations
de
L. Valli, a repris en effet
cette
question en étudiant
toute la poésie italienne
des
xnc et
xinc
siècles, et même
de
nom
breux
textes
français émanant
des
« cours
d Amour
» ; il
fait
assurément quelques rares restrictions
sur
des points
de
détail
dans
les
interprétations
de Valli, mais
il
a donné aussi d autres
et
nombreux arguments confirmant
Valli,
et
affirmant l existence de
ces
sectes ;
il
pense
que
... ces Fidèles d Amour
en
étaient
arrivés
à
constituer,
au
xme siècle, sinon avant,
une espèce
de
milice
d esprits hétérodoxes
sectaires,
groupés
en
une
fraternité
sous
le
nom
du
Saint
Amour
et
dans le
culte de
la Dame unique, qui est parfois la Vierge ou parfois
la Sapienza Santa, ou l une
et
l autre
en
même
temps
(Ricolfi,
Studi sui
Fedeli d Amore, 1.
1,
page 71).
Il
confirme lui aussi
que
les dames de ces
poésies sont
presque
toujours symboliques,
et que
ce langage secret n est pas une
imagination
des commentateurs
symbolistes.
Il va sans dire qu il
est très difficile de saisir de
façon indiscutable
les
mille
détails
matériels
de l organisation de
ces sectes dont l un des désirs était
précisément d échapper aux enquêtes.
Toutefois,
confirmant ces
notions,
il y
a
ce
fait que
le
mot
«
secte
»
(setta)
se
trouve
dans
une
7/23/2019 article_bude_1247-6862_1962_num_21_4_4211
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DANTE ENTRE L ÉGLISE
ET
l hÉRÉSIE 477
poésie
de
Bacciarone
de
Pise, citée et recitée
depuis Rossetti par
Delécluse (Dante Alighieri ou la
poésie
amoureuse, 1854, p. 589).
par
Valli
(Ling.
secr.,
1928, pp.
231-234)
et
par Ricolfi
lui-même
en
1940 (loc.
cit., t. II, p. 137). Les
discussions
historiques sont du
reste d un
intérêt
médiocre auprès des batailles spirituelles dont
toutes ces uvres sont
le témoignage.
XIV
Voilà
donc
pour nous la certitude que Dante
a
appartenu à ces
sectes
et
à cette
gnose,
à cet ésotérisme gnostique.
Or, le
combat dans
son for
interne auquel nous
venons de
faire
allusion,
cette
ardente
bataille
dont toute
son
uvre porte
le témoignage n est assurément pas une question de
morale
:
il ne
s agit
pas pour Dante
de
choisir une
vie de
moralité
ou
d immora
lité,
l
ne s agit pas non plus de savoir à quelle demoiselle
il
va
donner l affection définitive de son cur ; il s agit de
la
bataille
entre ses
doutes,
au plus haut
de son
esprit,
et
dont le
résultat
sera, pour
lui
Dante,
de décider
s il
doit finalement
appartenir
à
la Gnose
ou au
Credo
de l Église de Rome, Église que par ai
lleurs
il
déteste pour toute une série
de
raisons humaines où
entrent la politique qu elle soutient
et
les murs
de
certains des
hommes
qui la
représentent.
N oublions pas
que
certains hommes parcourent des itiné
raires
spirituels
qui sont
loin d être des
lignes
régulièrement
ascendantes, mais
des
tracés
tumultueux
comportant des hauts
et
des bas, des arrêts brusques, des
marches en arrière,
des
virages et
des retournements, des enthousiasmes
et
des
cris
d indignation,
et que
de tels cheminements méritent d être
décrits
avec
les
termes
exprimant les passions les plus vives,
et
naturellement
ces
termes sont
offerts
par
le vocabulaire de
l amour
et
de
la haine.
C est cette magnifique bataille
qui
fait pour
nous
l intérêt
incomparable
de
Dante.
Il
fut d abord
évidemment un petit garçon pieux qui aimait
la
Sagesse que lui proposait l Église :
c est l amour
pour Béatrice
;
puis
les pensées gnostiques sont venues,
il
s est affilié à ces sectes
ésotériques, il a lu
les
troubadours
et
le Roman de
la
Rose,
et
ainsi
Béatrice a été
tuée dans
son
cur
Plus
ou
moins
tuée, du
reste,
car justement sa pensée est longtemps restée indécise sur
ces sujets, et c est pourquoi
nous voyons plusieurs
«
dames
gentilles »
dans
son uvre, sur lesquelles, forcément,
il
est imposs
ible
e se mettre
d accord si l on
veut y
voir
des dames
matér
ielles
avec
nom,
prénom
et
date de
naissance
Songeons
que
Béatrice
elle-même est appelée gentilissima dans
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478
DANTE ENTRE L ÉGLISE
ET
L HÉRÉSIE
la
Vita Nova (III, xxxix), exactement comme
la
Philosophie dans
le Convivio (II, XV, i),
et
sachons voir
que
ce mot gentile est
évidemment le mot latin gentilis, celui
qui
appartient à la même
gens, à
la
même famille
spirituelle,
famille
de ceux
qui
cherchent
la
Sapienza,
et
que
par
extension
il
qualifie,
de
toute
évidence,
l intelligence dépouillée
de
toute préoccupation concernant les
choses extérieures,
et
apte à recevoir l illumination intérieure.
Dante,
passionnément
préoccupé
de
cette
aptitude
et
de
ce
dépouillement, croit
parfois qu ils sont
obtenus par la voie de
l Église,
et
parfois par
celle
de
la Gnose.
Cette
passion
le
mène
à
qualifier le penser gnostique soit comme une
infamie
(citation de
la
Vita
Nova),
soit comme
la
vérité
totale (Convivio).
Quand
il
pense
que
cette
aptitude correspond
à la Béatrice
de
sa jeunesse,
il
écrit tous les poèmes groupés sous le nom
de
poèmes
du
temps
de la
Vita
Nova,
où
il faut
savoir
lire entre
les
lignes mille réflexions sur la vie spirituelle, par
exemple
la
des
cription
des
rapports
de l intelligence
intuitive
et
de
la
discurs
ive,u la description
de
la
contemplation
infuse
telle
qu elle est
enseignée
dans l Église
catholique.
(Mais ce n est même pas entre
les
lignes
qu on
est obligé de
lire,
car
en réalité les
mots
eux-
mêmes le disent, si
l on
y regarde bien ;
et
nous estimons, par
exemple, que
le
poème lxvii décrit
en
réalité les étapes de
l arri
vée
e
l extase, et les décrit si
minutieusement
qu on
peut
les
mettre en parallèle avec les paragraphes du Traité de Théologie
ascétique
ct
mystique
de
Tanquerey
concernant
ce
sujet).
Quand au contraire sa pensée incline vers la Gnose,
il
écrit
d autres
poèmes, par
exemple ceux
du Convivio, où sont glori
fiées les
puissances
actives
de
l intellect, avec les
mots
vertu
(I,
I,
14
; I, IX, 7 ; etc.), virtuosissimo (II, 11, 5),
virilmente
(I, 1, 16), puissances
qui
vont,
pense-t-il, lui
permettre «la
conquête active des
états
supra-humains ». Et
à
ce moment
l infamie
est de s être laissé aller à
une
passion passive (I, H, 16),
celle d avoir
un
cur dolent (Canzone D, une
humble
pensée
(id.) allant vers
Béatrice,
pensée
qui persiste
dans son âme
senti
mentale, sans résider dans son
intellect.
Les
fluctuations
de
cette
pensée
de
Dante
sont
confirmées
par ces mots
que
nous avons étudiés, trapassamento par exemple
(II, n, 1), vedovata vita (II,
11, 2).
Vraiment Dante est l homme
qui
se jette avec passion, qui
guerroie pour ses
idées ;
mais sa grandeur,
c est
qu il reste tou
jours lucide
;
même
quand
il
rompt
des
lances,
il
surveille
son
propre intellect : sa conscience est là dans l arrière-scène,
qui
ne
laisse pas son
esprit s aveugler, qui ne
le laisse pas prendre ses
désirs
pour la vérité.
7/23/2019 article_bude_1247-6862_1962_num_21_4_4211
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DANTE
ENTRE L ÉGLISE
ET
L HÉRÉSIE
479
XV
Or, cette
bataille, dans
le for
interne
de
Dante entre la Gnose
et
l Église,
a-t-elle jamais
pris fin ? a-t-il opté ?
XVI
Là, les
partisans de
l école ésotérique, et
avant tout un
homme
comme
René
Guenon,
ont
une
réponse
très nette
: non, disent-ils,
il
n a
pas opté car
il
n avait pas à opter. En effet, selon les
parti
sans
de cette
façon
de
voir
les choses, l ésotérisme
(c est-à-dire
en
somme
la Gnose)
peut
et
doit
coexister
avec l exotérisme
puis
qu il s y agit de deux domaines superposés : avec les pratiques
exotériques traditionnelles authentiques,
représentées en Occi
dent, disent-ils, par la seule Église catholique, qui met
en
uvre
notre passivité, l homme parvient au plus haut niveau qu il
puisse
atteindre dans
le domaine
humain
;
mais, disent-ils
encore, si ce même
homme
sait mettre en
uvre
les doctrines
et
les pratiques
ésotériques, il
peut dépasser ce niveau humain,
l ésotérisme couronnant
l exotérisme.
Or
Guenon
affirme qu une
société humaine
correctement
cons
tituée doit pouvoir offrir les deux
voies,
comme cela existe dans
l Inde,
dans
l Islam,
et
comme cela existait, dit-il, au moyen âge
chez nous.
Si l on a
ces
conceptions
présentes à
l esprit,
on
peut
se de
mander si la divine Comédie ne
présente
pas justement les
deux
points de vue, remarquablement conjoints ;
nous
y voyons
en
effet
exposée une
quantité imposante de notions
qui sont
rigou
reusement conformes à
l enseignement de
l Église ; mais
elles
sont mêlées à des
foules
de choses étranges, qui cachent, sous leur
apparence séductrice, des sens bien souvent suspects
du
point de
vue
de
leur
obéissance
à
cet enseignement,
et
qui
sont
assuré
ment, à notre avis,
la signature d une
doctrine ésotérique
(ou
gnostique). Ce
mélange,
ou
plutôt
cette superposition des deux
doctrines permet
de
comprendre pourquoi Béatrice,
qui
a
conduit Dante parmi les sphères
du Paradis, n ait
pas été
jugée
apte à
lui
faire poursuivre son ascension
jusqu à la
vision béati-
fique elle-même
;
il
faut croire
qu elle ne
représentait donc, dans
l idée de
Dante, que
l exotérisme
catholique
; un autre
person
nage, eprésentant
l ésotérisme, a donc
dû la
relayer ;
parmi
les
fidèles de
la Vierge, Dante
poète
a en
effet
choisi
saint
Bernard
comme
dernier
guide
dans l Empyrée
pour
parvenir
à
la vision
immédiate, ce saint Bernard
que la
tradition dit avoir été allaité
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4<>0
DANTE ENTRE L EGLISE
ET
L
HERESIE
par
la
Vierge l
et
qui avait rédigé
la
règle des Templiers
très
aimés
de
Dante.
Cette union,
dans
le poème, des deux points de
vue
prouverait,
selon les notions enseignées par Guenon,
que
Dante n ait pas eu
à opter
entre
Béatrice
et Gnose.
Toutefois,
en
adoptant les deux points de vue,
il nous
semble
que
Dante eût
été
obligé
de
faire coexister deux
idées
:
d une
part,
l idée
qu il n existe
pas
d abrupte
marche d escalier entre
l état bestial et l état humain, ni entre l état
humain
et les
états
angéliques,
et
d autre
part, l idée
opposée, celle de l Église ;
il
eût
été obligé aussi de méconnaître
la
question de
savoir si,
oui
ou
non,
Dieu réside à demeure dans notre mente, comme nous
avons vu,
et
de savoir
si nous
pouvons, sans
la grâce ajoutée
à
notre nature, parvenir, comme
il
le pense dans certaines
de
ses
poésies,
ainsi
que
dans
certains
passages
du
Convivio,
à
l Identité
Suprême.
Et puis il y aurait à expliquer le retour à Béatrice , ce fameux
retour à Béatrice pour
lequel il faut
tout de
même trouver une
explication. Dans
le
Convivio en effet, comme nous avons vu
(cf. par exemple II,
n,
3, 4, 5), il n est question
que de
l expulsion
de
Béatrice hors
de
la pensée
de
Dante par l arrivée
de
la donna
gentile, et
de
la cruelle
bataille
qui se livre
à
ce
propos
dans
son
esprit :
cette bataille lui inspire
des
termes extrêmement précis
qu on ne
peut tout de
même
pas
ne
pas
voir
; dans
la
Vita Nova
déjà il
n était
question
que
de
ce
combat, de
cette
bataille
entre
ses pensées
(cf.
V.
N.,
XXXVIII) ;
et
l on sait qu au
sommet du
purgatoire Dante
fait à Béatrice
une
soumission
complète.
Ce
retour à
Béatrice
paraît
difficilement compréhensible avec
l hypo
thèse
u il n a
pas eu à opter.
XVII
Nous sommes donc conduits à envisager
d un
il très favo
rable l autre
hypothèse,
celle selon laquelle Dante a
finalement
opté, et selon laquelle, par
conséquent,
il n a pas admis
que
les
deux
positions
de
l esprit
à
l égard
de ces
deux
doctrines,
Église
et
Gnose,
pussent
logiquement
coexister :
le
retour
à Béatrice
paraît
donc signifier la décision, prise au plus haut
de
sa mente,
de revenir au catholicisme
romain.
1. Cf. Études traditionnelles, déc.
1937,
page
415, où il est
fait
état
d un
article
de
Millard Meiss publié dans
Art Bulletin, vol. XVIII, 1936,
pp. 460 et
461, sur
La Madona of
Humility, à
propos d une
peinture
mayorquaise
du
XIVe siècle
représentant saint
Bernard
agenouillé devant une
statue
de la M donna
dei
Latte,
Nutrix omnium. Il faut savoir que,
pour
les
ésotéristes, le fait d avoir été allaité
ainsi signifie que l on
a
reçu les plus hautes
initiations ésotériques. Cette curieuse
image
d un
personnage
allaité
par la Vierge n est
pas
la
seule qui existe : dans une
église de
Cuzco
(Pérou), une peinture
de
la même
époque
représente la même
scène pour
saint Pierre Nolasque, fondateur de l Ordre de
la
Merci.
7/23/2019 article_bude_1247-6862_1962_num_21_4_4211
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DANTE
ENTRE L ÉGLISE ET
L HERESIE 481
Assurément il
suffit
de lire
la Comédie pour voir qu il s agit
d un
catholicisme
d abord assez
étrange, car il est aisé
d y
découvrir
ce
mélange
que
nous venons d y signaler, ces innomb
rables
signes prouvant
que Dante
avait
conservé
en
l écrivant
beaucoup d affection pour des conceptions ou pour des
hommes
assez
irréguliers
du point de vue de l orthodoxie
romaine
stricte :
si
peu
réguliers en effet que l Église a
longtemps tenu
La
divine
Comédie
en suspicion ; on sait
que
ce poème
n a jamais
pu être
imprimé à Rome avant l année 1791.
Cependant Dante ne se
sera
sûrement pas contenté
d y
prendre
seulement
l apparence
du
catholique
; le voilà
devenu
« le »
grand
poète
du
catholicisme. Eût-il donc été assez maladroit,
assez sot, (ou lâche), pour devenir malgré lui
le
poète type
d une
religion dont
il
n eût
pas
été
entièrement
le
fidèle,
dont
il
n eût
pas
accepté
la pensée
essentielle ?
Tout se
passe,
dans
l hypothèse
que
Dante
a opté,
comme s il
s était
aperçu,
pendant qu il
écrivait
le Convivio,
que la Sapienza
Santa pour laquelle
il brûlait
était réellement
présente
dans
l Église, offerte par les sacrements
et
sacramentaux qui
ne
changent pas, eux, même lorsque les
prélats
sont indignes
ou
lorsqu ils
font
une politique
guelfe.
Il
n y a
donc plus
besoin de
la
Gnose, ni par conséquent de suivre
la
dame gentille du
Convivio,
il
suffit
de revenir à
la
Béatrice chrétienne de
son
enfance,
à
celle
qu il
avait
nommée, déjà,
nous
l avons
vu,
gentilissima.
Du reste L. Valli lui-même remarque
(Struttura morale
delV
universo
dantesco,
p. 407)
que
Dante
... dans la Comédie s arrache la sublime illusion
qu il avait eue
en
écrivant
le
Convivio de
pouvoir atteindre la
Vérité
par le
seul
intellect [c est-à-dire
en
dehors des
voies
de
la
Grâce].
Parmi les
arguments qui
confirment cette hypothèse,
il
y a,
par
exemple,
le
dernier sonnet
de
la
Vita
Nova,
qui est
considéré
par
certains
auteurs
comme
très
postérieur au
reste
de cette
œuvre (sonnet
XXXVII du chapitre
XLI de
la
Vita Nova) ;
dans ce
sonnet en
effet on
voit que Dante
a très bien discerné, à
un certain
moment, que
la Sagesse promise par la Gnose « rap
pelle
» beaucoup celle que promet Béatrice, ce qui est l annonce
de
l option en
question.
Autre argument en faveur
de
l option enfin faite : c est la fin
du Purgatoire. Non
seulement
l épisode
de
la rencontre avec
Béatrice
la
confirme, mais il sert de
justification
à
l hypothèse
ci-dessus formulée,
à
savoir que la
dame
Gentille
qui
apparaît
dans
la
Vita Nova
et qui
fait
l objet
du Convivio est non pas
la
dhilosophie
en général,
mais
une
philosophie
terriblement
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482
DANTE
ENTRE
L ÉGLISE
ET L HERESIE
hostile à
Rome, la Gnose, laquelle s oppose à
Béatrice romaine.
Lorsque, Dante, en
Purg. XXX
et XXXI,
retrouve
Béatrice,
celle-ci
l accable
de reproches,
mais
de
reproches d une
telle
véhémence qu ils surprennent d abord
; or ils ont
sûrement une
raison d être
;
ils
ne sont vraiment
compréhensibles
que
si
Dante
est
allé naviguer dans
de bien
autres
eaux
que
celles de Cicéron
et
de l excellent
Boèce,
comme il veut nous le faire croire dans le
Convivio (II, xn, 2 et 3). Ces reproches,
évidemment
inadmiss
ibles
vec l idée
d une
Béatrice matérielle,
d une
jeune fille qui
serait
morte jeune
et qui
ferait
grief
à
son
amant d avoir lu le
de
Consolatione, le sont
tout
autant s il
s agit d une
Béatrice
repré
sentant,
comme
le
note
Mme
Espinasse Mongenet {Purg.,
XXXI, v. 107),
« la Science
de
Dieu
enseignée par
son Église
»,
car, que
l on sache, l Église n a
jamais déconseillé
de lire
les
auteurs
anciens,
surtout
quand
il
s agit de ceux
que
cite
Dante pour
se
disculper,
Cicéron
et
Boèce, qui sont tous
deux
sculptés
en effigie
au portail Royal de Chartres.
Ces reproches
de Béatrice sont au contraire exactement ceux
que doit
faire
l Église au baptisé
qui
vient de donner son
cœur
à
la
Gnose, car
la
Gnose fait fi
de
Notre Seigneur
Jésus-Christ et
des
grâces
qu il offre par ses sacrements
et
qu il ajoute ainsi à
notre
nature.
Du
reste,
si l on
relit
ce passage du Purgatoire,
on
trouve
de
multiples
indications
dans ce sens.
Béatrice
rappelle (vers
123)
qu elle menait Dante dans
le droit
chemin lorsqu il était
jeune,
et
elle
emploie même (vers 115)
l expression
vita
nova
pour désigner
sa
jeunesse
; elle
lui rappelle
qu elle
lui devint ensuite moins
chère
et moins
agréée
(vers
129), qu il
retourna la direction
de
ses
pas
sur
une
voie
non-véridique (vers 130), à la suite
de
fausses
images de
biens (vers
131)
(ce sont les
imaginations
gnostiques),
images qui ne tiennent pas leur promesse
(vers
132). Et plus loin
{Purg., XXXI, vers 5), elle dit
que
son
accusation est grave, qu il
doit se confesser
(vers
6), ce qui, encore une fois, n est pas le
cas
lorsqu on
n a
pas commis d autre péché
que
de lire Boèce
et
Cicéron.
Bref,
tout
ce
discours
de
Béatrice
est dit
sur un
ton
tellement
sévère, fait
allusion
à
des
fautes
d ordre si évidemment spirituel,
qu il
nous contraint
à
penser
que
Dante avait commis dans ce
domaine des fautes fort graves ;
cela nous
donne, avec tout le
contexte
que
nous avons
décrit,
la
certitude
qu il s est
agi
d une
hérésie importante, et que
cette
hérésie
est
la
Gnose. De plus, il
ne faut
tout de
même
pas oublier
que
c est
Dante
lui-même
qui
imagine
et qui décrit
cette sévérité de
Béatrice, et
par conséquent
cette sévérité nous paraît difficilement conciliable avec l hypo
thèse
que Dante
aurait
admis, en écrivant la
Comédie,
la
possi-
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DANTE
ENTRE L ÉGLISE ET
L HÉRÉSIE 483
bilité de
concilier un ésotérisme
gnostique
avec la pensée ro
maine.
Un
argument encore
confirme
que
l esprit de
Dante
a
final
ement vu
que
ce qu il cherchait par la Gnose se trouvait dans
l Église ; c est qu en ce même Purgatoire,
XXXI,
133 à 138,
il
rapporte à
Béatrice
les
qualités de
la
donna
Gentile
;
Béatrice en
effet y est suppliée de
«
tourner ses
yeux
saints
»
vers lui
Dante,
puis de
«
dévoiler sa bouche pour qu il y
discerne la seconde
beauté qui s y cache » ; c est exactement ce
que
nous lisons dans
le
Convivio (III, xv, 2; où, parlant
de
la
dame
Gentille,
il
dit que
... les yeux
de
la
Sagesse sont ses
démonstrations
par
lesquelles la
Vérité est
vue
avec grande exactitude
[et
que] son
sourire, ce sont
ses
persuasions dans
lesquelles
se manifeste
la
lumière
intérieure
de
la
Sagesse
sous quelque
voile ;
et en
ces deux
choses
on sent
ce très
haut plaisir de béatitude qui est le plus grand des biens dans le
paradis.
Cette reprise, par
Dante
lui-même, des mêmes idées
et
des
mêmes mots appliqués naguère à
la Gnose
{Convivio)
puis
main
tenant {Purgatoire) à
Béatrice,
n est-elle pas significative
du
changement d orientation de sa pensée,
du
choix
qu il
a fait ?
Enfin,
s il était resté
fidèle
à la Gnose, à la
donna
gentile,
aurait-il
abandonné la
composition
du
Convivio, ce traité qui
la
glorifie
?
Mais
alors,
s il
a
abandonné la
Gnose,
comment se fait-il
que
dans la Comédie
il
y
ait
à chaque ligne une allusion, une réminis
cencegnostiques, au
point
qu un
Aroux
{Dante hérétique...,
p.
107)
ait pu écrire qu il nous y
joue
une « comédie
de catho
licisme »
et
qu il y est hérétique du
commencement
à la fin
?
Sur
ce point, on
peut
volontiers
penser
que Dante a voulu
faire
profiter
ses lecteurs de toute
la
pensée qu il avait
acquise
au
cours
de son
drame
intérieur,
montrer en
particulier à ses
amis sectaires, aux
Fidèles
d Amour,
qu ils
se trouveront par
faitement
à
leur
aise
dans l Église,
que
pour
y
vivre
ils
n auront
pas à
rectifier
grand
chose
de
leurs idées ; qu y
a-t-il
en effet à
répudier pour devenir un fidèle
de
Béatrice romaine,
sinon
les
opinions sur
la
nature des anges, sur le degré de permanence de
Dieu en nous, questions qui dans la Comédie sont balayées par la
notion
de
toute la Grâce
et
de toutes
les grâces qui descendent
de
Dieu.
Mais Dante ne
répudie
dans la Comédie ni ses idées politiques
concernant
l Empire, (tout en montrant que
l opposition
entre
Guelfes et Gibelins se situe
sur un
plan
incomparablement plus
élevé
que
l on se l imagine d ordinaire
:
voir
Paradis,
VI,
97
à
111), ni sa vénération pour les Templiers (mais les Templiers,
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484
DANTE
ENTRE
L ÉGLISE ET L HÉRÉSIE
assurément
supprimés,
ont-ils
donc été
condamnés
par le saint
Office
?),
ni
son
symbolisme de
la
Rosé,
la Rosé que
l on
trouve
dans
le Roman de
la
Rosé
(mais
le nom de
Rosé Mystique n est-il
pas
donné
à
la
Vierge par
l Église
elle-même ? c est même une
des
plus belles
appellations
de
ses
litanies
),
ni
sa
haine
envers
les
prélats pervers (mais
l Église
les
a-t-elle
donc canonisés ?).
XVIII
Bref,
voilà
donc
quelques
arguments nous
permettant d être
certains
que Dante,
après tant de temps passé
dans
les sectes à
détester l Église,
s est rallié finalement
à
la
pensée de cette
Église.
Nous le constatons mais cela ne suffit pas :
il
nous faut essayer
de
comprendre par quel chemin subtil sa pensée a bien
pu
passer
pour
s incliner ainsi devant la
conception
catholique.
L étude
de
ce
cheminement
ne
peut
évidemment pas donner
de résultat
certain
car
il
s agit
là
du mécanisme intime
de cette
pensée dans
son for le plus
interne. Ce
que l on
peut dire
toutef
ois,
c est
qu à la
lecture
du Convivio on perçoit
peu
à
peu, à
mesure
que
se déroule le texte,
que la
pensée de Dante,
sur
les
points
où
réside
la
frontière entre les deux conceptions,
devient
moins
cassante,
que
les
lignes
du dessin s estompent, qu une
certaine compénétration se manifeste des deux doctrines qu il
devient
de plus
en
plus
difficile
d isoler, de
discerner
;
il
semble
qu entre elles
s établissent des
rapports de bon
voisinage.
Il faut
ici
donner
des
exemples.
C est
à propos de
l activité
de
l esprit que la pensée
de
Dante
a dû
surtout
s infléchir.
Nous avons
vu que
cette activité est
l une
des
principales données auxquelles
sont attachés
les métaphysic
iens
isciples des doctrines
ésotériques
hindoues,
et
c est sur
cette
notion que
nous avons
vu que Dante
insiste,
en en
faisant
la caractéristique
de
sa philosophie, philosophie qu il symbolise
par
la
donna Gentile
et que nous
avons nommée
la Gnose
; or
Dante en rédigeant
son
Convivio
a été amené
par la force
des
choses
à
employer
assez
souvent
le
même
langage
que
l Église
;
il
a
donc
bien dû s apercevoir que la dite
activité
est jugée nécess
aire n
un
certain sens par
l Église
elle-même, dans certains
cas.
Comme
exemple de
faits où joue
cette activité au
premier
chef,
il
y a
la
question des extases, qu il nous faut un
peu
étudier ici.
Selon René
Guenon,
il y aurait deux
sortes
d extases, celles
des
mystiques,
caractérisées par le fait
que
dans leur
passivité
ils sont
appelés
parfois à des états où ils entrevoient l Essence
divine.
Sainte
Thérèse d Avilanous prévient bien
que
... vous entrerez dans les demeures divines s il
plaît
au maître du
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DANTE
ENTRE
L ÉGLISE ET L HÉRÉSIE 485
château de vous y
introduire,
mais
il ne
faut pas vouloir
en
forcer
l entrée.
Autrement
dit
: « laissez-
vous aller
à
la
passivité ».
Voilà
donc
le
type
de
l extase
mystique,
passive.
Toutefois,
à
propos de
ces extases,
saint Denys l Aréopagite,
sans
nier
l abandon qu elles
doivent
comporter, dit
qu une
«
activité
»
est nécessaire aussi
puisqu il nous dit «
Allez
vous
unir »,
ce qui
est un impératif nous ordonnant d agir,
en
un cer
tain sens, activement. De plus nous
trouvons dans
le
traité
de
théologie mystique
de Tanquerey que,
dans la contemplation
infuse, Dieu
a
certes la
part principale
en
appelant
l âme
à
la
contemplation,
mais
cet
auteur
cite
la même
sainte
Thérèse
d Avila, la grande
spécialiste de
ces mécanismes, qui précise
:
Quant
à
s y disposer,
oui,
on
le
peut,
et
c est
sans
doute
un
grand
point (Tanquerey, 1387).
Un peu
plus
loin,
toujours
dans Tanquerey (1393), nous trou
vons que, dans
cette
contemplation, la part
de
l âme n est pas
nulle :
... elle
ne
demeure pas oisive. Sous l influence de la motion divine,
elle agit
en
regardant
Dieu et
en
l aimant,
bien que
par des actes qui
ne
sont
parfois
qu implicites. Elle agit même
avec
plus d activité que
jamais, car elle reçoit
un
influx
d énergie
spirituelle qui décuple ses
propres énergies... ;
c est
l action de
la
grâce opérante,
à
laquelle elle
consent
avec
bonheur.
Ces extases
passives
ne sont donc pas
entièrement passives
Il semble donc
que
nous retrouvons dans l Église
la
deuxième
variété
d extases, décrite
par Guenon, celles qui sont
déclenchées
avant
tout
par
cette
fameuse
activité
dont Dante nous a si
sou
vent parlé dans le Convivio,
et qui
est nécessaire à ce que
Guenon
appelle la réalisation métaphysique, ou
extase métaphysique.
Cette
opposition
entre extase mystique passive et extase
méta
physique active est
assurément
pratique pour
schématiser le,}
idées
et pour caractériser certaines formes, certes,
de
Yoga dans
des doctrines
où
l exotérisme
sentimental
à
base d amour
serait
débile, formes
qui
alors
justifient
l appellation
de
gnostiques.
Mais cette activité, encore une
fois,
nous venons
de
la
retrouver
expressément formulée dans l Église.
Du
reste, et
en
réalité,
si l on songe aux mystiques chrétiens
qui
ont
eu
des
extases, à
saint
François
d Assise, à
sainte
Angèle
de Foligno,
et
surtout à saint
Thomas d Aquin,
on
verra que ces
extases, que
l on classerait
volontiers dans la
catégorie des extases
mystiques
passives, sont survenues
chez des
personnalités haute
ment
exceptionnelles,
ayant des connaissances extrêmement pro
fondes
de
ce qu est et
de ce
que
n est pas
Dieu
;
si
bien
que
nous
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486
DANTE ENTRE L ÉGLISE
ET
L
HERESIE
pouvons
en réalité
considérer ces extases dites mystiques comme
des réalisations métaphysiques au sens guénonien
de cette
expression,
qtioique
non
recherchées
méthodiquement,
c est-à-
dire non
recherchées
pour elles-mêmes, c est-à-dire obtenues
sans
vouloir
«
chercher
à
forcer
la
porte
du
château
»,
ce
qui
serait s éloigner
du
conseil
de
la
Mère Thérèse.
Il est évident
que
Dante a connu
ces
extraordinaires personnali
tést nous
pouvons
aisément
l imaginer
méditant
sur
ces deux
sortes
d extases,
et
voyant qu au
fond
on pouvait
arriver,
par
la
Voie de
l Église, à des
niveaux
spirituels n ayant rien
à envier
à
ceux
que
promettent
les sectes et vers lesquels une
certaine
acti
vité est
requise, puisque
cette
Sagesse-Science, cette Sapienza,
cette « paix » qui
doit
« couronner l étude » (Conv.,
III, xiii,
7)
s était
offerte
à des catholiques, historiquement
et indéniable
ment.
En dehors
du
domaine des
extases, une
activité
nous est
encore
demandée
par
l Église,
et
c est durant
la
messe ; on
sait en
effet
que
nous
y sommes tenus de participer
« activement »
au
sacri
fice
du
Christ,
en songeant à nos
peines,
à nos souffrances, et en
les offrant, nous
aussi ;
cette
activité fait que
la
communion
qui
suit
la
messe est plus recommandée
que la
communion que
l on
peut recevoir
en
dehors de
ce
sacrifice activement
participé.
Il y aurait sûrement d autres exemples à donner pour montrer
que l Église
n ignore
pas que
pour
nous élever à
certains
états
supérieurs une certaine activité est requise,
et
cela amenuise e
rtainement
la
distance
entre
ésotérisme
et
exotérisme. Assurément
elle réserve au Christ d en être le promoteur
puisque
toutes ses
prières liturgiques se terminent par
la
formule
«
Per
Christum
Dominum nostrum »
qui souligne
que nous ne
pouvons rien
sinon par son aide
et
par sa
vie
en
nous
; évidemment nous
ne
serions capables d aucune activité
sans
l Être
source
de l être.
A côté
de
cette question
de
l activité
de
l esprit, nous
pouvons
noter, dans
le quatrième
et
dernier
traité
que
Dante
a rédigé
de
ce Banquet, toute une série de points où nous voyons s amenuiser
la
distance susdite entre
secte et Église
: c est de
la
noblesse
que
traite
ce quatrième
traité,
et
c est
à
son
sujet
que
l on^peut
faire
toute une
série de
remarques, qui sont les suivantes.
Au début
de
ce traité Dante nous expose, et il
arrive
aisément
à nous
en
convaincre,
que
la noblesse
de
caste, ou noblesse
offi
cielle des
hommes
dont le nom est précédé d une particule dite
nobiliaire,
ne correspond pas
automatiquement à
la
noblesse
d âme
ou
de
cœur
; mais
il
sous-entend
en
de
nombreux passages
(par
exemple IV, 1, 7 ; IV,
ni, 3
; IV, m, 6 ; IV, iv, 4 ; IV, vu, 13 ;
IV, xvii,
11
; IV, xix, 8 ; IV, xx, 10 ;
IV,
xxn, 16 ;
IV,
xxiv, 9)
que
cette noblesse
d âme
est l apanage
des
gens appartenant
à
la
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DANTE ENTRE L ÉGLISE
ET
L HERESIE 487
secte (le mot geniilezza
en
est parfois le témoin) ; mais
le
lecteur
ne tarde pas à s apercevoir
que ce
qu il
demande
à
la
secte, le
bénéfice
final
qu il en attend, est
un
bénéfice
spirituel
d une
éléva
tion
emarquable.
C est
ainsi
qu il souligne que grâce à
la
secte (donna gentile)
on
s achemine par
la
Sapienza
(IV,
iv, 4) vers
la
perfection
de
notre âme
comme
il
le désirait dès 1, 1, 1.
En
IV,
XX, 10,
il
se situe à une hauteur
telle
qu évidemment la
noblesse
de
secte est
tout
simplement la noblesse
de
l homme
en
général
telle
que la
définit l Église :
il
en arrive ainsi,
sponta
nément, à parler comme vin catholique.
En IV,
v,
9, le qualificatif
«
notre
» qu il emploie
est
peut-être,
ou est
sans
doute, une allusion à
la
secte, mais Dante n y
dit là
que ce que tous les penseurs ont toujours dit sur
la sagesse et la
providence
de
Dieu.
En IV, v, 17, à
propos de
la noblesse d âme des personnages
de
l antiquité
romaine
dont
il
vient
de
citer les exploits,
Dante
s écrie
que
ces exploits n ont pas
pu
s accomplir
sans
quelque
lumière divine surajoutée à leur nature ; il retrouve ainsi les
dis
tinctions
exigées
par
la
théologie
catholique
entre nature et aide
surnaturelle.
En
IV,
XX, 3,
à
propos du mot «
grâce
»,
il emploie
le vocabul
aire
e
la théologie.
En IV, xxi, 5, à
propos de
l intellect possible, on voit
Dante
parler
comme
les
catholiques,
s
abstenant
d employer
le
mot
deitade,
qui
le
rangeait, au
moins
à notre
avis,
comme nous
l avons
vu en
III,
II, 19, parmi les averroïstes.
En IV, xxi, 10
et
11, à
propos
des
hommes
très bien
organisés,
anatomiquement, physiologiquement et
intellectuellement, Dante
dit
que par
la
voie de
la
nature on pourrait dire
qu il «
descendrait
dans
leur
âme
une telle dose
de
la
divinité
qu elle
serait comme
un
autre
Dieu incarné ». Il n ignore sans doute pas
que
certaines
doctrines
enseignent
que
ces descentes réitérées d un Dieu
incarné existent réellement ; les Hindous les appellent des ava
tars
;
mais
ici
Dante
ne prend
plus du
tout cette
opinion pour son
compte
: il
expose au contraire à ce propos l opinion de
l Église
puisqu il nous dit que par la voie
de
la théologie
on
dit
que ces
bienfaits sont appelés
dons du Saint-Esprit
:
nous
sommes donc
loin,
maintenant,
de
la mente-deitade
de
III, 11, 19, d Averroès et
du
monisme.
En
IV, xxn, 18,
malgré
un
« notre »
douteux,
ce
qu il
dit
des
vertus
morales et intellectuelles aptes à nous mener à la
suprême
béatitude nous paraît très conforme
à
ce
qu enseigne l Église :
Dante parle
ici
d une
telle
hauteur
que
ce qu il nous
prône
finit
par être ce
que
prône l Église.
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488
DANTE
ENTRE L ÉGUSE
ET l
Nous pensons donc que
Dante,
à force
de scruter ces
pro
blèmes a
estimé
que derrière
l aspect
extérieur
de
l Église,
derrière ce qui
constitue
sa
vie de
tous les jours,
messe,
sacre
ments,
sacramentaux, réside
en
réalité,
pour
qui sait l y chercher
et
l y
découvrir, tout
ce
qu il
espérait
trouver
de plus
grandiose
dans les sectes
:
la
véritable Connaissance,
la
Lumière,
la Sagesse,
la
Sagesse-Science,
la Sapienza.
Et nous pensons aussi que c est
de cette
découverte qu il nous
fait
part,
ou
à laquelle il
fait
allusion dans
le dernier sonnet de
ia
Vita
Nova,
celui dont il a
été
question plus haut
,
où il
confesse
que
la dame Gentille
lui
rappelle beaucoup
Béatrice, c est-à-dire
qu il y
a entre
elles de
grandes
ressemblances.
Et ainsi
son
gnos-
ticisme a dû
s évanouir
dans la mesure où il
reprenait
davantage
conscience de
tout
ce qui est réellement l essence du
cisme
Et c est ce qui
fait
qu à la fin du Cunvivio il ne
fasse plus,
entre les
deux doctrines, une distinction aussi tranchée qu il
la
faisait au
début. On trouve
en
effet des
passages
où
il
veut
évidemment
montrer
que
ces
distinctions n ont
pas grande raison
d être.
Par exemple
en
Convivio, IV, xxx,
3
(voir
la
note)
il
emploie
l expression « notre foi » :
c est
une expression qu il a déjà
employée
plusieurs fois, et
qui
vraisemblablement signifie
«
notre
foi sectaire gnostique » ; mais ici
on
ne
peut plus dire que
ce sens
soit évident
puisqu il
précise que cette foi
est
celle du bon
frère Thomas d Aquin en même
temps
que la sienne.
Un
peu
plus
loin
il
expose deux
notions
:
d abord
une
notion
qu on a pu rattacher à
un
ésotérisme manifeste :
il
rappelle en
effet le conseil évangélique de
ne
pas
jeter
de perles aux pour
ceaux, ce qui
nous enseigne
qu il y a des
trésors
intellectuels que
seuls
certains
esprits déliés
peuvent
découvrir
dans
le domaine
des choses spirituelles ; mais aussitôt
il
rectifie ce que cet
ésoté
risme
aurait de
trop
intellectualiste
en
disant que ces
trésors ne
sont pas l apanage réservé aux savants, mais peuvent appartenir
à tous ceux qui ont de l amour pour
la
philosophie, c est-à-dire
ceux qui ont de l amour pour
«
l amitié de
la
Sagesse
»
;
il
suffit
de
se
souvenir
de
ce
qu il
a
dit
de
cette
Sagesse
pour comprendre
qu il
ouvre
ici
grandement les
portes de
l ésotérisme à tous
ceux
que l exotérisme a réellement touchés
dans
leur cœur.
1. Le
lecteur
qui prendrait
la
peine cie lire les unes
après
les
autres
les
notes de
bas de
page que nous avons prévues pour notre traduction du Convivio trouverait
beaucoup
de
détails confirmant
ce
qu expose
cette
introduction, et il
verrait
que,
lorsqu on
approche
de
la
fin
du Convivio, la
distance dont
il a
été question s efface,
et qu ainsi cette distinction entre ésotérisme et
exotérisme
ne correspond plus à
Urand
chose
de
réel. Cette remarque serait
de nature
à donner raison
aux
théolo
giens
atholiques qui
estiment
que
le vocabulaire de
Guenon
a
surtout servi
à
embrouiller
les
choses de
façon inextricable.
Il
est
vrai
que grâce à
ce
vocabulaire
nous
pouvons enfin voir clair dans
les doctrines
de
l Extrême-Orient.
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DANTE
ENTRE
L
ÉGLISE ET
L
HERESIE
489
Ce
qui
est remarquable, c est qu il termine
sur cette
idée son
Banquet,
son étonnant Convivio
XIX
Que
lui
importait désormais
d écrire
encore les
dix traités
qu il
avait
prévus
?
La
Donna
Gentile était dépassée, répudiée
L œuvre
qu il
allait
maintenant
créer
glorifierait la Vérité
aussi bien aux
yeux
de
la
masse des fidèles sentimentaux qu à
ceux des raffinés,
et
il
allait devenir le poète catholique par
excellence, reconnaissant
que la
Dame qu il voit arriver, au
sommet
de
la montagne du purgatoire,
sur
le char
étonnant,
au
milieu
de
ses
symboles
étranges,
et
qui
est
évidemment
la
Genti-
lissima porteuse de
la
Sapienza, est en même temps
la
Béatrice
romaine dont il
suivait
la doctrine dans sa jeunesse ; car il n y a
qu une seule Sapienza, une seule
Sagesse,
et
c est celle
qui
est
glorifiée par l Écriture, «
créée dès le commencement
et
avant
les
siècles
»,
ainsi
que
la liturgie
le
rappelle dans l Épitre des
messes
de
la sainte Vierge dans le missel romain.
Et finalement
ce
pèlerinage dont
nous
parlions,
que nous
aimerions
faire à
la
maison de
Béatrice, nous
savons
maintenant
qu il
est
aisé
à
faire
;
il
suffit,
quand
on
est
à
Florence, de
se
rendre
au Baptistère ;
qu est-ce que la
maison de Béatrice
en
effet ?
sinon ce baptistère où
l on devient chrétien, où l on prend
contact avec
la
vie
et la
pensée
de
l Église ? Celui
de
Florence
existe encore : c est
là que Dante fut
baptisé, c est ce
«
bel san
Giovanni
»,
comme
il
le
dit
{Enfer, XIX,
17),
« où
il
fut
porté,
petit
agneau....
».
Philippe
Guiberteau.