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Hubert Durt Du lambeau de chair au démembrement. Le renoncement au corps dans le bouddhisme ancien In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 87 N°1, 2000. pp. 7-22. Citer ce document / Cite this document : Durt Hubert. Du lambeau de chair au démembrement. Le renoncement au corps dans le bouddhisme ancien. In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 87 N°1, 2000. pp. 7-22. doi : 10.3406/befeo.2000.3468 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/befeo_0336-1519_2000_num_87_1_3468

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Hubert Durt

Du lambeau de chair au démembrement. Le renoncement aucorps dans le bouddhisme ancienIn: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 87 N°1, 2000. pp. 7-22.

Citer ce document / Cite this document :

Durt Hubert. Du lambeau de chair au démembrement. Le renoncement au corps dans le bouddhisme ancien. In: Bulletin del'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 87 N°1, 2000. pp. 7-22.

doi : 10.3406/befeo.2000.3468

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AbstractHubert DurtFrom scraps of flesh to dismembermentRenunciation of the body in early Buddhism

Prince Sujāti as a child fed with his own body not only his own starving parents but also wild beasts. Abodhisattva, Sadāprarudita, was prevented by his poverty from offering homage to a higher bodhisattvaand sold himself to provide the body parts needed for a human sacrifice. The same bodhisattva and hisyoung women companions opened their veins in order to purify a sanctuary of Prajnā with their ownblood. Probably written down about two thousand years ago, these three gory episodes illustrate anascetic fervour for renouncing the body that is discernible in Buddhist emotional life as it is recorded instories preserved in Sanskrit and in Chinese translations. In a context in which the gods Sakra andMāra indulge in their usual rivalry, these tales are obviously inspired by the kind of sacrifice for thecommunity known primarily through allegories drawn from the life of animals. We also see in these talesa special emphasis on blood being transformed into milk or, more originally, on blood being able topurify. Illustrations of sublime virtues, these tales shed light on certain aspects of the Mahāyāna traditionof altruistic asceticism.

RésuméHubert DurtDu lambeau de chair au démembrementLe renoncement au corps dans le bouddhisme ancien.

Un enfant princier, Sujāti, offre son corps à ses parents affamés, mais aussi à des animaux rôdeurs. Unbodhisattva, Sadāprarudita, empêché par pauvreté de rendre hommage à un bodhisattva supérieur, semet en vente pour fournir les parties de son corps exigées par un sacrifice humain. Le mêmebodhisattva et ses compagnes s'ouvrent les veines pour que leur sang purifie un sanctuaire de laPrajñā. Ces trois épisodes sanglants illustrent, au début de l'ère chrétienne, une ferveur ascétique derenoncement au corps quiprit place dans la sensibilité bouddhique telle qu'elle nous est connue par une littérature conservée ensanskrit et en traduction chinoise. Dans un contexte où les dieux Sakra et Māra se livrent à leursrivalités habituelles, ces récits sont visiblement inspirés du sacrifice communiel connu notamment pardes allégories confinées au règne animal. On y remarque aussi l'accent mis sur le sang qui setransforme en lait ou, ce qui est plus original, qui purifie. Exemples de vertu sublime, ces récits éclairentcertains aspects de l'ascétique altruiste du Mahāyāna.

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Du lambeau de chair au démembrement Le renoncement au corps dans le bouddhisme ancien

Hubert Durt

Introduction

Dans un sutra conservé seulement en chinois et incontestablement tardif, le « Sutra de la contemplation de la terre du cœur de la production radicale du Grand Véhicule », Tacheng bensheng xindi guanjing ус Щ if £ j\j Ш Ш Ш (Т. 1 59) ', un chapitre, le huitième, intitulé « Pâramitâ », commence assez curieusement par un reproche adressé au Buddha par le futur Buddha Maitreya2. Ce reproche peut se résumer comme suit : vous nous avez enseigné que le bodhisattva devait fréquenter les filles de joie et les garçons d'abattoir pour les convertir, mais à présent vous nous prêchez la solitude. Comment concilier ces deux conduites où le critère de dévouement intime {qinjin Ш Й) prend un aspect tout différent ?

La tendance de ce sutra est en effet nettement ascétique. Interpellé, le Buddha n'est cependant pas pris de court. Il distingue d'abord deux classes de bodhisattva : dans le monde et sortis du monde. C'est à ces derniers qu'il s'adresse ici. Il se lance ensuite dans un exposé novateur sur la clef de voûte de l'éthique du Grand Véhicule : la doctrine des perfections (pâramitâ). Il présente chacune des dix perfections comme ayant un triple aspect.

Il y a d'abord un aspect minimal : en ce qui concerne la première perfection, le don ou la générosité, le moine-mendiant pense d'abord à partager avec autrui la nourriture qu'il reçoit avant de satisfaire sa propre faim. Pour ce qui est de la deuxième perfection, l'observation de la discipline, il fait attention où il marche (pour ne pas écraser d'êtres vivants), etc. Le second aspect est précisément P« intimité » avec les êtres que le bodhisattva a pour mission de sauver. L'exercice de chacune des dix perfections doit être poussé jusqu'au renoncement du pratiquant à son propre corps. Enfin le troisième aspect est l'aspect de vérité (zhenshi Jl Ш)- Chacune de ces dix vertus doit converger vers une vérité qui se confond avec la bodhi, l'illumination suprême.

1. Traduction du cachemirien Pràjna, datée de 790. Dans le titre, accolé à « Grand Véhicule », figure le terme bensheng qui traduit habituellement « Jâtaka », mais il ne s'agit pas ici de « Jâtaka du Mahâyâna », quoique ce texte réemploie un chapitre célèbre de la Jâtakamâlâ : XIV Supâraga-jàtakam (T. 159,/ 4, p. 311a7-312bl3). De tels indices ont peut-être influé sur la décision des éditeurs du Canon de Taishô (abrégé ici en « T. ») à introduire ce sutra d'orientation ascétique dans la section des Avadâna (benyuan bu ;ф: Щ Щ) du Canon. Une étude est préparée sur ce sujet, à paraître dans les « Études d'apocryphes bouddhiques », éditées par Kuo Liying.

2. T. 159, j. 7, p. 322Ы-14. Les citations qui suivent sont extraites du bref chapitre Pàramità: p. 322b-324c.

Bulletin de l'École française d'Extrême-Orient, 87 (2000), p. 7-22

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Comme souvent dans les sutra, l'enseignement des trois aspects des perfections est exprimé en prose et répété en stances, avec quelques variantes. En prose, l'intimité allant jusqu'au renoncement au corps est formulée pour chaque perfection, sauf, assez étonnamment, pour l'endurance, mais cette omission, qui n'est probablement qu'une inadvertance, est réparée dans les stances. Une stance insiste bien sur le fait que l'endurance doit être poussée jusqu'au renoncement au corps. C'est à propos des perfections de don et de sagesse que des exemples précis sont donnés.

On distingue, pour le don, le geste cultuel (pùja) qui est l'offrande du corps en hommage au Triple Joyau, c'est-à-dire le Buddha, le Dharma, le Samgha, et le geste de bienveillance-compassion adressé littéralement au tout-venant Ш M Ж #3 et qui peut prendre la forme de don des yeux, de la chair, etc. Sur ces deux sortes de dons, il existe de nombreux textes bouddhiques classiques ainsi que plusieurs études modernes parmi lesquelles on rappellera un article de Jean Filliozat basé sur le Sutra du Lotus et le Samâdhirâjasutra 4.

Pour la sagesse, il est fait référence dans le sutra au don du corps en échange de la deuxième partie d'une stance doctrinale (^ Щ)5 dont on peut deviner qu'il s'agit d'une référence à un épisode célèbre, déjà mentionné au début du sutra6 : celui du «jeune homme dans la montagne neigeuse » ̂ Ç lij SÍ offrant son corps en nourriture à un perfide démon qui ne lui avait confié que la première moitié de la stance. Cet épisode doit sa notoriété au Sutra (mahayanique) de la Grande Extinction 7.

La rhétorique, à la fois macabre et grandiloquente, du renoncement au corps ne doit pas être sous-estimée. Elle a eu un retentissement historique dans le bouddhisme chinois, comme le montrent notamment les biographies de moines, un sujet traité jadis par Jacques Gernet8 et à nouveau fort étudié9. On en voit d'autre part de nombreuses représentations artistiques depuis l'art du Gandhàra jusqu'à l'art japonais.

3. Ibid., p. 322clO. 4. «La mort volontaire par le feu et la tradition bouddhique indienne», Journal asiatique, 251,

1963, p. 21-51. 5. T. 159, j. 7, p. 323a22. 6. Ibid.J. l,p. 294al7. 7. Da pannieban jing ~ХШШШ Ш {T. 374, j. 14, p. 449b-451b). À vrai dire, la légende du jeune

ascète semble être le doublet de celle, connue par une tradition conservée en de nombreuses langues, du roi Kaflcanasàra Й M T- On renverra le lecteur au Da zhidu 1ипу^ЩШШ (T. 1509) et, pour sa première partie (j. 1 à 34), aux cinq volumes de traduction commentée, abrégés ici en « Traité », qu'en a donnés É. Lamotte : Le Traité de la grande vertu de sagesse de Nâgârjuna, Louvain, Institut orientaliste, Bibliothèque du Muséon 18 pour les tomes I (1944) et II (1949) ; Publications de l'Institut orientaliste 2 et 12 pour les tomes III (1970) et IV (1976) ; Louvain-la-Neuve, Publications de l'Institut orientaliste 24 pour le tome V (1980). Comme l'a suggéré implicitement É. Lamotte {Traité II, p. 688-690 en note), la légende de la recherche de la gàthâ complète au prix de sa propre vie doit être étudiée conjointement avec la tradition exaltant la copie de sutra en faisant usage des ressources de son propre corps. Un passage ultérieur du Da zhidu lun, T. 1509,/ 49, p. 412al2-23, non étudié par Lamotte, ajoute encore à la complexité de la question en fournissant trois exemples : les bodhisattva Dharmarakta Й;- Ш et Sadàprarudita, dont il sera question plus loin, ainsi que le roi Kaflcanasàra. Dans ce passage, les données concernant les deux bodhisattva ne concordent pas avec ce que nous enseigne le reste de la tradition et mériteraient donc une étude particulière. Ces questions d'ascétique restent importantes aujourd'hui puisque Г autocrémation et l'utilisation du sang pour copier des sutra étaient encore attestées jusqu'il y a peu.

8. « Les suicides par le feu chez les Bouddhistes chinois du Ve au Xe siècle », Mélanges publiés par l'Institut des Hautes études chinoises, tome II (Paris, Presses universitaires de France, 1960), p. 527-558.

9. Voir notamment John Kieschnick, The Eminent Monk, Buddhist Ideals in Medieval Chinese Hagiography, Honolulu, University of Hawai'i Press (Kuroda Institute Studies in East Asian Buddhism,

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II est remarquable que, dans l'art bouddhique japonais le plus ancien (jusqu'au début de l'époque de Nara), on voie peu de représentations narratives. L'essentiel des sculptures et peintures que nous connaissons a un caractère dévotionnel et parfois décoratif. Les deux grandes exceptions peuvent être admirées au Hôryuji ?£ Щ ^f . Il s'agit d'une part des quatre scènes sculptées au pied de la pagode à cinq étages et, d'autre part, des deux grands panneaux peints du reposoir Tamamushi no zushi i^|f 10. Ce sont ces panneaux qui nous intéressent, car chacun de ceux-ci représente une scène emblématique de renoncement au corps.

Dans le panneau de droite (pour le visiteur), intitulé « Renoncement au corps pour nourrir un tigre » ^ Й S |, la perfection de don est illustrée par l'image du prince Mahàsatrva se jetant d'un rocher pour nourrir de son corps une tigresse affamée et ses rejetons qu'elle s'apprêtait à dévorer. Il s'agit d'un haut fait connu surtout par le Sutra de la lumière d'or11. Dans le panneau de gauche, la scène représentée est intitulée « Don du corps pour écouter une stance » Ш Jť M Ш et illustre la vertu de sagesse selon la tradition du «jeune homme dans la montagne neigeuse ». Nous voyons, face à un démon vorace, un jeune homme prêt à lui offrir son corps pour obtenir la fin de la sentence incomplète.

Le prince Mahàsattva et le jeune ascète de l'Himavat sont des exemples fameux de renoncement au corps. Dans le même ordre d'idée, les deux cas que nous exposerons ici, l'enfant princier Sujàti fê Щ Ц, « bien né », ou, selon la variante : Ш Ш $t, Sujantu 12, « bon enfant », dont le corps est découpé en tranches, et le bodhisattva Sadàprarudita qui, à deux reprises, lacère son corps, sont deux autres exemples qui nous éclairent sur l'ascétique bouddhique et peut-être aussi sur une mystique du sacrifice communiel, encore à étudier, qui semble avoir été assez répandue, il y a deux millénaires, dans un monde antique qui allait sans discontinuité majeure de l'Himalaya à la mer Méditerranée. Que ce soit par des textes chinois (traduits de langues indiennes) que nous puissions le mieux apprécier ce courant ascétique et mystique est un des paradoxes de l'Histoire.

Les quelques mots d'introduction générale ci-dessus ont eu pour but de situer la recherche qui va être présentée ci-dessous dans la perspective de mes études bouddhiques en cours. Cet aperçu sur le renoncement de Sujàti et de Sadâprarudita se place entre quelques études que j'ai déjà fait paraître et d'autres encore à l'état d'ébauche. Je résumerai brièvement les premières qui concernent le renoncement non seulement au corps, mais aussi aux biens les plus précieux, comme l'épouse ou les enfants.

La première de ces études récentes signale l'offrande d'un lambeau de chair dans un but médical. C'est un aspect particulier du don, lui aussi évoqué dans le Sutra de la contemplation de la terre du cœur 13, mais aussi dans le Sutra mahayanique du filet de Brahmâ que J. J. S. De Groot avait intitulé « le Code du Mahàyâna en Chine » 14. Se référant

10), 1997, p. 35-49 ; James Benn, «Where Text meets Flesh: Burning the Body as an Apocryphal Practice in Chinese Buddhism », History of Religions, 31/4, 1998, p. 295-322.

10. Le Tamamushi no zushi est reproduit notamment dans Hôryuji no shihë fŽl^WMf publié par le Hôryuji Shôwa shizaichô henshu iinkai, Tôkyô, Shôgakkan, 1986, p. 233-242 et 269-271.

11. Suvarnabhàsottamasutra : Das Goldglanz-Sutra, éd. Johannes Nobel, 1937, chapitre 18 : «La tigresse » (vyâghrï), p. 201-240 ; Jinguangming jing <fe т£ ВД Ш, chapitre 17 : T. 663, j. 4, p. 353b-356c (traduction par Dharmaksema).

12. Reconstitution improbable, car le dernier caractère $| implique une finale en « i ». 13. T. 159, j. 2, p. 297Ы4-15 ;;. 3, p. 302a3. 14. Amsterdam, J. Millier, 1893 ; reproduction anastatique, Wiesbaden : Dr. Martin Sândig, 1967,

p. 59. Il s'agit de la 26e règle du Fanwang jing % Щ ff, T. 1484, p. 1007a7, qui sur ce point est probablement la source d'inspiration du Sutra de la contemplation de la terre du cœur. Le passage

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aux invités dans le Sutra du filet, ce don passe dans le Sutra de la contemplation au cadre de la piété filiale. La préoccupation majeure qu'était la piété filiale sera mise en évidence dans la légende de Sujâti. L'offrande d'un lambeau de sa propre chair est recommandée pour soigner ses parents malades. Une telle pratique, qui connut une certaine diffusion en Chine, était connue dans le bouddhisme indien. Elle est attestée par une abondante tradition concernant un religieux sauvé par un morceau de cuisse offert par une pieuse laïque dans les Vinaya et par une jeune princesse (variante : un jeune prince) dans le Samâdhimja-sutra. Comme j'ai essayé de le montrer, le geste a connu des appréciations divergentes selon qu'il était envisagé dans l'optique du bouddhisme ancien ou du Grand Véhicule 15.

L'autre étude récente concerne l'épopée bouddhique du prince Višvantara (pâli : Vessantara), appelé aussi Sudâna. Son renoncement à ses enfants et à sa femme a trop été envisagé dans la perspective de la tradition du Jâtaka pâli centrée sur le contestable héros, tandis que certains récits en sanskrit (manuscrits de Gilgit) ou en traduction chinoise éclairent mieux les protestations des victimes : les enfants réduits en esclavage 16 et l'épouse répudiée, Mâdrï 17.

D'autre part, l'enquête terminologique que demande le renoncement bouddhique aura sa place dans l'encyclopédie Hôbôgirin 18. Extraits de cette enquête, je ne livrerai ici que quelques éclaircissements de vocabulaire, utiles, j'espère, à la compréhension des deux légendes annoncées. J'emploie le mot « renoncement au corps » plutôt que « sacrifice du corps » à cause du caractère de rite extérieur, voire solennel, que prend le sacrifice dans la tradition brahmanique ou confucéenne, dont les bouddhistes veulent se démarquer. Cette ambiguïté est entretenue par la traduction du terme « culte », skt. pujâ, chinois gongyang № Ш, où offrande et rituel sont étroitement associés. Dans l'offrande du corps sous forme de torche honorant un Buddha, l'aspect rituel est plus important que dans une offrande de corps pour guérir des malades ou nourrir des affamés. Nous verrons que l'offrande de Sujâti, modèle de piété filiale, est destinée à des parents affamés, tandis que l'aspect rituel prend plus de place dans la légende de Sadâprarudita. Son premier « renoncement » est un cas de « sacrifice » à une divinité, sacrifice qui est entouré d'une réprobation implicite. Nous sommes donc loin d'une théologie exacerbée comme on en voit aussi bien dans le shivaïsme que dans l'exaltation du sacrifice d'Abraham. Le deuxième des « renoncements » de Sadâprarudita, accompagné cette fois de cinq cent une jeunes filles, est à nouveau rituel. C'est un nettoyage par le sang, unique, je pense, dans la littérature narrative bouddhique, mais dont nous verrons l'affinité avec un passage de Y Apocalypse de Jean.

concernant le découpage de sa propre chair n'apparaît pas dans l'édition coréenne du Canon, mais seulement dans les éditions chinoises.

15. « Two Interpretations of Human-flesh Offering: Misdeed or Supreme Sacrifice », Journal of the International College for Advanced Buddhist Studies, 1, 1998, p. 57-83. Aux références aux Vinaya, à YAbhidharma et aux Avadâna réunies dans cet article, je dois ajouter un texte ďAvadana, signalé par Michibata Ryôshu il èjjg g. Щ dans Chûgoku bukkyd shisôshi кепкуп [Études d'histoire de la pensée bouddhique chinoise], Kyoto, Heirakuji, 1979, p. 320-321 : Xianyu jing Щ Ш Ш [Sutra du sage et du fou], chapitre 22, T. 202, j. 4, p. 373a-376b. Le nom sous lequel apparaît l'héroïne, Mahâsenà Upàsikà, permet de rattacher ce récit à la tradition Sarvàstivâdin.

16. «The Offering of the Children of Prince Višvantara / Sudâna in the Chinese Tradition», Journal of the International College for Advanced Buddhist Studies, 2, 1999, p. 147-182.

17. «The Casting-off of Mâdri in the Northern Buddhist Literary Tradition», Journal of the International College for Advanced Buddhist Studies, 3, 2000, p. 133-158.

18. Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme d'après les sources chinoises et japonaises, sept volumes parus, Tokyo, Maison Franco- Japonaise / Paris, Librairie Jean-Maisonneuve, 1929-1994.

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À propos de «renoncement», j'ajouterai une remarque sur l'ambiguïté du terme chinois she % qui rend à la fois le sanskrit upeksâ, équanimité, voire indifférence, et le sanskrit tyàga, parity âga, renoncement, abandon. C'est le second sens, transitif, sheshen fê jf-, àtma-parityàga, abandon de son propre corps, que nous rencontrerons dans les légendes hagiographiques examinées ici. Lorsqu'il s'agit d'indifférence, de non-regret vis- à-vis du corps ou de la vie, le terme chinois buzeng /fvftf est souvent usité.

Les deux récits dont je propose la lecture ont mauvaise réputation. John Brough qualifie de «barbarie, stupid» l'histoire de Sujàti19. C'est à titre d'« almost turgid devotionalism » qu'Edward Conze considère l'histoire de Sadàprarudita comme indigne de faire suite à la rationalité lucide des discussions sobres et hautement intellectuelles qui se tiennent entre le Buddha et ses disciples dans le premier chapitre de Y Astasâhasrikâ Prajnâpâramitâ2® . Néanmoins chacun de ces deux récits détient des richesses pour un lecteur intéressé aux aspects ascético-mystiques du bouddhisme, comme aussi pour un lecteur intéressé à une étude comparée des contes populaires et des mythes religieux que sont, à bien des égards, ces récits de renoncement au corps existant en plusieurs versions. Les détails interchangeables, et ne relevant pas seulement des stéréotypes hagiographiques, qui y fourmillent sont souvent très significatifs.

Sujàti : offrande du corps par piété filiale Je traiterai d'abord et plus en détail la légende de Sujâti parce qu'elle est plus

conforme à la trame classique des Avadâna. Les offrandes les plus classiques se font dans un but de bienfaisance et concernent le corps, entier ou en partie. L'exemple sans doute le plus fameux du don du corps est celui, cité plus haut, du Prince Mahàsattva dévoré par une tigresse. Pour ce qui est des parties du corps, Faxian yžPI21 nous signale dans l'Inde du Nord-Ouest l'érection de quatre stupa commémorant respectivement le don de la chair, des yeux, de la tête et du corps. Le don de la moelle semble avoir été apprécié pour sa valeur médicinale 22.

Nous avons vu que les offrandes de bienfaisance s'adressaient à des animaux, des démons anthropophages et des êtres humains. La légende de Sujâti prend une saveur, déjà relevée plus haut, de piété filiale du fait que le jeune héros offre son corps lambeau par lambeau à ses parents affamés. Dans le cas signalé plus haut, les lambeaux de chair servaient de remède, ici ils servent de nourriture.

L'histoire de Sujàti, conservée dans quatre versions anciennes, toutes en chinois23, a été introduite en résumé dans le recueil médiéval japonais, Konjaku Monogatari24. Elle est

19. « The Chinese pseudo-translation of Ârya-Sura's Jàtaka-màlà », Asia Major, 1 1/1, 1964, p. 35 ; Collected Papers, Minora Нага & J. С. Wright (éd.), London, School of Oriental and African Studies, 1996, p. 225.

20. « The Composition of the Astasâhasrikâ Prajnâpâramitâ », Bulletin of the School of Oriental and African Studies, 14, 1952, p. 253 ; Thirty Years of Buddhist Studies, London, Bruno Cassirer, 1975, p. 170.

21. Gaoseng Faxian chuan ЩЩШШ Щ, T. 2085, p. 858a28-bll. Ce texte a fait, depuis Abel Rémusat (1836), l'objet de plusieurs traductions. Voir notamment, James Legge, A record of Buddhistic Kingdoms, Oxford, Clarendon Press, 1886, [réimp. New York, Paragon-Dover, 1965, p. 30-32].

22. « Two Interpretations », p. 58. 23. A. Da fangbian fo baoen jing -jz УТ fê Ш Ш Щ M (traduction anonyme attribuée aux Han

postérieurs), T. 156,/ 1, p. 128b-130b, repris dans l'anthologie Fayuan zhulin ШШШШ, T. 2122,/. 49, p. 655cl0-656a5 [49e chapitre : & Щ: Ш, 3e partie : ;& Ť M]- Ce texte a fait l'objet d'une traduction tibétaine basée sur le chinois, voir Otani Kanjur Catalogue, p. 394 : Tib. n° 1022.

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connue par le résumé qu'en donne Chavannes25, qui se base sur le Zabao zangjing (T. 203). Il semble qu'il y ait eu deux traditions, l'une situant l'origine des faits à Bénarès, l'autre la situant à Taxila. Chacune des versions présente quelques variantes intéressantes que nous allons passer en revue.

Il s'agit du récit d'une fuite due à une trahison au cours de laquelle la faim entraîne un partage de chair entre les fuyards. Un tel récit de fuite n'est pas unique. L'épisode d'un prince poursuivi nourrissant son épouse ingrate de la chair de sa cuisse et de son sang 26 (bhaksayitvorumâmsâni pîtvâ ca mama šonitam) est connu par l'histoire de Visàkha, rapportée dans le Vinaya des Mulasarvâstivàdin2' ', sur laquelle Panglung28 a réuni une abondante documentation. Chavannes29, qui résume cette histoire d'après la version chinoise, la rapproche d'autres contes en chinois, ainsi que du Cullapaduma-Jâtaka30 et d'une abondante tradition indienne et occidentale (Die undankbare Gattin) qui attira jadis l'attention de Gaston Paris. Cependant le récit de démembrement d'enfant qui va suivre atteint dans la littérature bouddhique un degré d'insoutenable qui n'est dépassé peut-être que dans la littérature shivaïte.

A. Le premier récit que nous étudierons est incorporé dans le 2e groupe de contes, intitulé « Piété filiale » ^: Щ, de la collection de récits édifiants intitulée « Sutra de la reconnaissance du Buddha par le grand artifice salvifïque » Da fangbian F o baoenjing (T. 156). Cette collection est assez étrangement exclue des traductions de Chavannes et de

B. Zabao zangjing ШЩШШ. (traduction de Kimkarya [Kikkaya ?] lÉf Ш Ш ei a^--> compilation de Tanyao ft Hg au Ve siècle), T. 203, j. 1, p. 447c-448b5 (lre partie du 2e récit).

С Xianyujing Ш Ш M (traduction de Huijue Ш Ш, etc. du Ve siècle), T. 202, j. 1, p. 356a-357b (7e récit). Texte ayant fait l'objet d'une traduction tibétaine basée sur le chinois, voir Otani Kanjur Catalogue, p. 389 : Tib. n° 1008. Voir infra note 35.

D. Pusa bensheng man lun Щ Ц ф 4î Ш. Ш [Pseudo-traduction de la Jâtaka-mâlâ d'Àryasura effectuée au XIe siècle par les grands maîtres en compétence sanskrite (^ yf ýz ЕШ) Shaode #g Щ. et Huixun Ж Ш], T. 160, / 1, p. 334a-b (3e récit). Le récit 1 est le don à la tigresse, le récit 2 est le Sibi-jâtaka.

24. Konjaku Monogatari shù~ 4* H Ш Ш M, éd. Iwanami, Nihon Koten Bungaku Taikei 22, T5ky5, 1959, vol. 1, p. 357-359. Il s'agit du 7e récit du vol. 5 (consacré notamment au sacrifice pour autrui) de la première partie, « indienne », du recueil. Il est intitulé « Châtiment par son roi du ministre Râhu du royaume de Vârânasï » et semble s'inspirer du Fo baoenjing (T. 156) sans doute à travers l'anthologie Fayuan zhulin {cf. note 23).

25. Chavannes, Cinq cents contes et apologues extraits du Tripitaka chinois, Paris, Ernest Leroux, tome I (1910), tomes II et III (1911), tome IV (1934). Reproduction anastatique en III tomes, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1962. Table des correspondances avec le Canon de Taishô dressée par J. W. de Jong, Indo-Iranian Journal, 1, 1965, p. 240-242. Le texte dont il est question ici est résumé dans le tome III, p. 2 (voir aussi tome IV, p. 201).

26. Le thème de la femme buvant le sang de son mari (Vaidehï) ou de son fils {Zabao zangjing, n° 17, T. 203, / 2, p. 456cl3-457a4) est attesté ailleurs, parfois dans le cadre des croyances médicales indiennes sur la femme enceinte (dohada).

27. Raniero Gnoli, T. Venkatacharya, éd., The Gilgit Manuscript of the Saňghabhedavastu, Roma, Istituto Italiano per il Medio ed Estremo Oriente, 1978, vol. 2, p. 115-1 19 ; T. 1450,/ 16, p. 180a-181a.

28. Jampa Losang Panglung, Die Erzâhlstoffe des Mulasarvâstivâda-Vinaya analysiert auf Grund der tibetischen Ubersetzung, Tokyo, The Reiyukai Library, 1981, p. 109.

29. Cinq-cents contes, IV, p. 93 et 104. 30. Jâtaka, Michael Viggo Fausbóll, éd., London, Kegan Paul/Trench/Trubner, 7 vol., 1877-1897,

n° 193.

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l'analyse des Jàtaka et Avadâna par Higata31. Sa traduction est attribuée, sans doute un peu cavalièrement, aux Han postérieurs. C'est à Ànanda, entouré d'une foule de bodhisattva, que le Buddha adresse son récit, sans que le lieu où il prêche soit précisé. Le récit, très détaillé, commence à Bénarès (Vârânasï). Il est résumé avec beaucoup de simplification dans le Konjaku Monogatari.

Le roi de Vârânasï, le grand-père de Sujàti, est seulement désigné comme « grand roi » ýz ï. Parmi les personnages qui l'entourent, le traître est Ràhu Ш Ш (variante : Râhula Ж Ш Ш), présenté ici comme un ministre félon qui tue le grand roi de Vârânasï et ses deux premiers fils. Le troisième fils, qui est roi du plus petit des royaumes vassaux, est néanmoins menacé par Râhu et doit prendre la fuite avec son épouse et leur fils âgé de sept ans, Sujâti. Après avoir par erreur suivi un itinéraire demandant quatorze jours (quarante-quatre jours dans le Konjaku Monogatari) au lieu des sept jours prévus, le roi se résigne à s'assurer la subsistance, pour lui et son fils, grâce à la chair et au sang de son épouse. Il est empêché de la tuer par Sujâti, qui se propose comme nourriture à la place de sa mère. Le roi, qui tient à son fils comme à ses yeux, se demande comment on peut voir si on mange ses yeux. L'enfant convainc ses parents de lui couper trois portions de chair, deux pour ses père et mère, une pour lui-même. Malgré sa douleur et leur déchirement, il les convainc, lorsque sa chair s'épuise, de le laisser sur le sol et de continuer leur chemin après le partage en trois d'un dernier lambeau de chair. Aussitôt qu'il a perdu de vue ses parents, accourent, des dix directions, des insectes attirés par l'odeur du sang et de la chair fraîche. L'enfant considère que sa détresse résulte du mal commis dans ses existences antérieures, il souhaite tous les bonheurs à ses parents et espère que le don aux insectes de ce qui lui reste de chair et de sang lui vaudra de devenir buddha. C'est alors que survient le sextuple tremblement de terre qui orchestre les grands actes de générosité et alerte les dieux. Survient le dieu Sakra, qui a souvent le rôle de tester la générosité des bodhisattva. Il prend l'aspect des trois fauves souvent associés : lion, tigre et loup (un fauve seulement dans le Konjaku Monogatari). S 'étant ensuite révélé comme Sakra roi des dieux, il propose, selon le cliché habituel, de récompenser l'enfant par l'exaucement d'un vœu : il lui propose une renaissance céleste dans une des cinq royautés : roi Mâra, roi Brahmâ, roi divin, roi des hommes, roi cakravartin. L'enfant refuse l'offre, car il veut la Voie correcte et suprême et le sauvetage des êtres. Sakra le traite de grand imbécile ýz Ц (« extrême imbécile » g M dans le Konjaku Monogatari), car pour Y anuttarâ samyak-sambodhi, il lui faudra subir encore longtemps des tortures comme celles qu'il éprouve. Sujâti rétorque : qu'un cercle de fer en fusion me brûle le crâne plutôt que de régresser sur le chemin de la bodhi. Ayant recours à l'acte suprême qu'est « la parole de vérité » {sâtyavacana ff |f) rendant inutile une intervention divine, Sujâti demande que la vérité de sa décision soit prouvée par la restitution de son corps en son état antérieur et par la transformation de son sang en lait, deux thèmes miraculeux courants dans la littérature ďAvadána. Le recouvrement du corps se produit, la beauté de Sujâti ayant encore doublé. Le dieu Sakra se prosterne alors à ses pieds, salue sa vaillance, lui annonce sa prochaine accession à la bodhi et ajoute même : quand tu seras buddha, sauve-moi d'abord ! Le dieu s'efface alors et le récit se porte sur le bon accueil que reçoivent le roi fugitif et son épouse dans le pays voisin. Une quadruple armée est envoyée pour vaincre Râhu et pour ramener le corps et les os de Sujâti en son pays d'origine. À ses parents qui le recherchent en sanglotant, leur fils apparaît plus beau que jamais. L'heureuse fin de récit nous montre Sujâti devenu roi. En conclusion de cet éloge de la piété filiale par le don de la chair J§- |£j ^ Ш 5£ #, le

3 1 . Higata Ryushô T* Щ Ш #. A Historical Study of the Thoughts in Jatakas and the Similar Stories, if. ^ Щ_ fS CO ,g, *в 5^ (Jíj ffl fi, 2 vol., Tokyo, T5y5 Bunko, 1954, à compléter par Jâtaka gaikan i/ -г 9 tl ШШ, T5ky5, Suzuki gakujutsu zaidan, 1961.

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Buddha procède devant Ànanda aux identifications habituelles de la littérature ďAvadana : Sujâti, c'est lui-même ; le roi son père, Šuddhodana ; sa mère d'alors est Mâyâ et le dieu Sakra d'alors, conformément à son vœu, est devenu Âjnâta Kaundinya, le premier disciple du Buddha. Dans le Konjaku Monogatari, les identifications sont les suivantes : le prince Sujàti (orthographié ici Щ Щ fê), c'est le Buddha Sàkya[muni] et le grand ministre Râhu est Devadatta, le cousin ennemi du Buddha.

В. Extrait de la collection du « Suira-dépôt de trésors variés », Zabao zangjing (T. 203), compilée au Ve siècle, ce deuxième récit fait seulement l'objet d'un bref résumé dans la traduction de Chavannes32. Il importe de l'examiner de plus près. Le titre condense le récit : « Histoire du prince qui par sa chair sauve ses parents » ï. -f VA fà Ш 5С Щ- Ш • Comme dans les deux textes qui vont suivre, le récit est introduit par un prologue qui situe à Srâvastï les propos d'Ànanda, qui était déjà l'interlocuteur du Buddha dans le récit précédent (T. 156). Ànanda loue devant le Buddha un enfant qui donne à ses parents aveugles le meilleur de la nourriture mendiée, gardant pour lui le plus grossier. Le Buddha assure qu'il a fait mieux en matière d'entretien de ses parents f* Ц 5£ # dans un pays qui n'est pas nommé et sur lequel règne cette fois un roi ayant six fils, régentant chacun un royaume, et un ministre félon appelé Râhulagupta (?) Щ Ш^. 33, qui tue le roi et les cinq premiers fils et s'apprête à tuer le sixième fils. Le récit des mésaventures consécutives terminées par une fin heureuse est fait dans un style sobre et vif, fréquemment dialogué. Informé par une divinité î& {§ de ce qui le menace, le sixième fils prend peur et veut fuir. Manifestant son inquiétude devant son apparence troublée, son épouse se fait rabrouer : ce sont des affaires d'homme que je n'ai pas à te raconter ! Щ ^f- ^_ Щ- ^f. Щ gg fjc. Avec un aplomb qui n'est pas rare dans ce genre de récit34, l'épouse rétorque : partageant ta destinée, n'y a-t-il pas urgence à parler ? ft ^ Щ ?£ Ф. Ж ±t щ ^ щ £ f|f^^ ж. Père, mère et jeune enfant (aucun d'eux n'est nommé) prennent la fuite. Le problème de la nourriture se pose au dixième jour d'une marche qui aurait dû en compter sept. L'enfant, qui a proposé d'offrir sa vie à la place de celle de sa mère, recommande à son père de ne pas le tuer : sa viande pourrirait et ne se conserverait pas. Mieux vaut le débiter en morceaux Щ à se partager. Quand vient le temps des trois dernières tranches et que ses parents le laissent à l'entrée d'un village avec la dernière tranche, Sakra, averti par le séisme fatidique, intervient déguisé en loup affamé. L'enfant raisonne : quand j'aurai mangé cette viande, ma vie arrivera à son terme, si je ne la mange pas, je mourrai aussi ; et il abandonne sa chair au loup. À Sakra qui voudrait lui faire avouer son ressentiment, l'enfant répond par une parole de vérité (sâtyavacana) comme nous l'avons vu dans T. 156 : si je n'ai pas de ressentiment, que mon corps recouvre son état antérieur, si j'en ai, que je meure à l'instant ! Le corps de l'enfant recouvre son état ancien sans différence, ses parents le retrouvent, ils retournent en leur pays et Sakra, qui protège l'enfant, le fait roi du Jambudvïpa. On remarque que tout ce récit est centré sur la piété filiale et sa récompense, sans référence explicite à l'idéal de bodhisattva : obtention de la bodhi et sauvetage des êtres.

32. L'ouvrage a fait récemment l'objet d'une traduction complète, avec introduction, par Charles Willemen, sous le titre «The Storehouse of Sundry Valuables », BDK English Tripitaka, 10/1, Berkeley, Numata Center for Buddhist Translation and Research, 1994, p. 9-11.

33. Reconstitution de Willemen, ibid., p. 9. 34. Voir « The Casting-off of Mâdrï in the Northern Buddhist Literary Tradition », cf. supra n. 17.

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C. Le « Sutra du sage et du fou » Xianyu jing (T. 202) est une illustre collection de récits, traduite en chinois à la fin du Ve siècle. Dans sa version tibétaine, elle fut déjà introduite en langue occidentale par Isaac Jacob Schmidt, qui en 1 843 a traduit le récit en question dans un ouvrage auquel je n'ai pas eu accès35. Dans sa version chinoise, où ce récit a pour titre « chapitre de Sujàti » Щ Щ $g пи, le Buddha se trouve avec Ànanda au Venuvana de Ràjagrha. On verra encore cette localisation, différente de Bénarès (T. 156) et de Sràvastï (T. 203), dans T. 160, dont le prologue relatant la rencontre avec l'enfant mendiant est proche de celui que nous lisons ici. Le Buddha présente d'abord la vertu de piété filiale conjointe à la bienveillance M ^ 5£ # qui peut aller jusqu'à l'offrande de sa propre chair Ш 'k# 'III i# Ш 5£ Щ Ж 31 Й fà. Son mérite peut être une renaissance soit chez les dieux, soit ici-bas comme saint donateur, tout en pouvant aller jusqu'à l'obtention de l'état de buddha. Quoique notés par des transcriptions souvent différentes, le nom du royaume, Taksasilà (Taxila) Щ $c X f3 Щ, et celui des protagonistes, les rois Deva Л Щ et son fils Suprasthiti ШШШШЖ, i-e. « de bonne résidence » ЩЦ selon une note interne du texte, l'enfant Sujâti Ш Ш Ш., le ministre Râhu fi Щ, sont les mêmes que ceux que nous verrons dans T. 160. Le roi Suprasthiti est informé par un yaks a de la menace de Ràhu. Son altercation avec son épouse rappelle le récit de T. 203, comme aussi la confusion des itinéraires de sept et quatorze jours, attestée dans les quatre récits. La tentative, arrêtée par Sujâti, de mise à mort de sa mère par son père, et les épisodes consécutifs sont narrés ici avec une précision clinique. Lorsque la dernière tranche de sa chair est laissée à l'enfant par ses parents qui l'abandonnent, il est décrit comme réduit à la chair de la bouche et des yeux. Le fatidique sextuple tremblement de terre accompagne son vœu d'obtenir, par le mérite de son dévouement à père et mère, la voie de la bodhi et le sauvetage des êtres. Nous relevons ensuite une variante de l'épisode de l'ultime épreuve par Sakra : le dieu se présente d'abord à Sujâti comme un enfant mendiant pour obtenir sa dernière tranche de chair. Il se transforme ensuite dans les trois fauves classiques pour obtenir ce qui reste de la chair sur les os, la moelle et la cervelle de l'enfant qui produit une joie sans regret. Nous retrouvons ce que T. 156 nous avait appris sur l'admiration de Sakra pour la fermeté du héros. Elle s'exprime par son offrande de la royauté (réduite ici aux trois royautés supérieures : Indra, Mâra ou Brahmâ). Nous retrouvons aussi un thème déjà observé dans T. 203 : l'enfant qui insiste sur l'absence de ce qui pourrait ressembler à un poil de ressentiment vis-à-vis de ses parents, ce que Sakra trouve difficile à croire de la part d'un enfant au corps immolé. Par contre, nous ne trouvons ici ni la raillerie de Sakra à l'égard de la volonté de devenir buddha, ni ensuite l'humilité du dieu demandant à être le premier sauvé par le futur buddha (thème propre à T. 156). À l'acte de « parole de vérité », décrit ici comme vœu Щ ЩШ de devenir buddha, s'ajoute ici le thème de la force du vœu. Ils obtiennent à l'enfant de recouvrer son corps dans son état ancien. La fin du récit comprend les retrouvailles avec les parents, la victoire sur Râhu et le rétablissement de la continuité familiale sur le trône, ainsi que les identifications des personnages par le Buddha et l'énumération des heureux effets de cette prédication : obtention pour les uns des quatre degrés du bouddhisme classique (de srota-âpanna à arhai) et pour les tenants de la Voie suprême (Grand Véhicule), obtention de l'accès à la huitième terre où il n'y a plus de retour en arrière.

35. hDsans-blun ; oder Der Weise und der Tor [texte et traduction], 2 vol., St. Petersburg, W. Graffs Erben/Leipsig, Leopold Voss, 1843.

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D. Le Pusa bensheng man lun (T. 160), « Traité » (pour marquer la différence avec un sûtrà) « de la couronne des Jâtaka du Bodhisattva » 36, se réclame de la Jâtakamâlâ et de son auteur Âryasura. Sur cette pseudo-traduction des Song planent les doutes les plus graves. Parmi les quatorze récits qui la composent, le troisième, dont on pourrait restituer le titre 1д\ ШаУШк'кШ en *Tathâgata-pindapâta-nidâna (Récit du Tathâgata mendiant une portion de nourriture), n'a pas d'autre équivalent dans la Jâtakamâlâ, comme l'a montré John Brough37, qu'une affinité avec le titre Kulmâsapindï-jâtaka (Récit de la portion d'orge donnée au mendiant) du troisième récit de la Jâtakamâlâ, qui relate une histoire toute différente. Comment la tournée de mendicité du Buddha a-t-elle été rattachée à l'histoire, relatée assez brièvement ici, de Sujàti, Shansheng # ife; ? Le lien fut suscité par le prologue qui, comme dans T. 203 et T. 202, consiste en un dialogue du Buddha avec Ànanda au cours d'une tournée de mendicité ft fëj (pindapâta). Ce lien ténu a permis aux auteurs de la pseudo-traduction de raconter une quatrième fois l'histoire de Sujâti en s'inspirant surtout du Sutra du sage et du fou (T. 202).

La tournée qui donne son titre au chapitre s'opère aux alentours du Venuvana du Magadha (Râjagrha). Ànanda admire un enfant de sept ans qui mendie de la nourriture pour ses parents âgés, aveugles et démunis, et qui leur donne toujours la première part. Le Buddha évoque alors le royaume de Taxila, orthographié ici # X F Ш, où il fut Shansheng |ê ̂ (Sujàti), le fils en bas âge du roi Shanzhu ff f+; (Suprasthiti), fuyant avec son père et sa mère le mauvais roi Ràhu. Comme après quatorze jours de fuite, ils ont épuisé leurs provisions de sept jours de nourriture, le roi veut tuer son épouse pour assurer la subsistance des deux survivants. L'enfant alors s'insurge, propose sa propre chair et rappelle qu'on n'a jamais entendu qu'un enfant mange la chair de sa mère W] Щ Ш Ш ## Щ Ф.. Lorsque la chair de l'enfant est presque totalement consommée, il est abandonné par ses parents qui poursuivent leur fuite. Son espoir d'avoir sauvé ses parents et son souhait de leur retour sains et saufs au pays, ainsi que son vœu d'obtenir la bodhi et de sauver les êtres grâce à ces racines de bien, déclenchent le sextuple tremblement de terre et l'émoi des dieux. Sakra, l'Indra des dieux, le soumet à une dernière épreuve : il se déguise en plusieurs fauves affamés (tigre et loup) à qui l'enfant, prince et bodhisattva, veut offrir les os qui lui restent. Sakra reprend sa forme originelle, loue l'insurpassable esprit de piété filiale ^f. <b de Sujâti et lui propose d'exprimer un vœu. L'enfant ne demande que la suprême bodhi. La « parole de vérité » est présentée ici de la façon suivante : Sakra contemplant son corps ravagé lui demande s'il n'a pas de pensée de récrimination vis-à-vis de ses père et mère (comme nous l'avons vu dans les deux récits précédents). L'enfant rétorque que la restauration de son corps attesterait qu'il n'en a aucune et qu'il veut seulement devenir buddha. La guérison s'opère aussitôt, Sakra, les dieux et les hommes proclament ses louanges, et le Buddha termine son évocation en identifiant les trois

36. Voir le tableau des chapitres dans Higata, A Historical Study, I, p. 132, tableau, ibid. II, p. 91- 92. La question de la pseudo-Jâtakamâlâ a été résolue en grande partie par l'article, cité supra n. 19, de J. Brough (p. 27-53). Richard Bowring, dans « Buddhist Translations in the Northern Sung », Asia Major, Third Series 5/2, 1992, p. 79-93, a repris la question dans son contexte historique : la deuxième moitié du xie siècle. Il examine notamment l'identité des «traducteurs » : 1. Shaode |g Щ., dont le nom apparaît en relation avec une autre traduction (T. 652), mais dont l'existence a été néanmoins mise en doute par Fujiyoshi Masumi ШШЖШ, Kansai daigaku bungaku ronshu, 36/1, 1986 ; 2. Huixun Ш Ш, personnalité mieux connue et liée au traducteur d'origine indienne Richeng B$F (1017-1078). Bowring montre de manière convaincante que Huixun était conscient de la crise de la traduction bouddhique en Chine par suite de la disparition progressive de moines indiens compétents à la cour des Song du Nord.

37. Brough, op. cit., p. 35.

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personnages du drame respectivement à son père Šuddhodana, à sa mère Màyà et à lui- même.

Il serait fastidieux de reprendre en détail les convergences et divergences de ces quatre récits. J'en ai signalé les principales dans chacun des résumés. Le contenu moral, triomphe du vœu de bodhisattva inextricablement lié au plus haut degré de la piété filiale, et la trame des événements sont identiques dans les quatre récits. S'enchaînent d'une part une fuite mal programmée entraînant le partage du corps de l'enfant pour nourrir ses parents, et d'autre part la décision de l'enfant, face au dieu Sakra qui veut l'éprouver jusqu'au bout, de sacrifier ce qui lui reste de vie à l'obtention de la bodhi. Dans le récit le moins bouddhique, celui de T. 203, ce désir de la bodhi n'est pas exprimé. Partout par contre figure le miracle de la guérison dû à la parole de vérité, parfois assimilée au vœu solennel (pranidhâna *f Щ).

Pour ce qui est du renoncement au corps, on constate deux stades : 1. l'offrande aux parents, qui ressort de ce qui pourrait être appelé une idéologie de piété familiale dont de multiples exemples attestent la présence dans le monde indien38 et qui n'est donc pas l'apanage du monde chinois ; 2. l'offrande aux insectes, au pseudo-mendiant et aux pseudo-fauves (formes prises par le dieu Sakra), qui est une offrande de type plus communiel comme nous en voyons aussi de nombreux exemples dans la littérature de Jàtaka et ďAvadana. De telles offrandes peuvent être l'œuvre d'êtres humains (de princes, comme Sujâti ou Mahâsattva), mais aussi d'animaux dont le grand corps est démembré.

La double offrande du corps et du sang dans le roman de Sadâprarudita

Le récit dont les deux épisodes saillants vont être résumés ci-dessous est une œuvre atypique, mais largement diffusée, de la littérature bouddhique. Il narre un double renoncement au corps dont le héros, le bodhisattva Sadâprarudita (Satuopolun Ц fà Щ ^r), agit d'abord seul puis, dans la seconde partie du récit, collectivement. Il est alors accompagné d'une escorte inhabituelle, strictement féminine, composée d'une jeune fille de bonne famille et de ses cinq-cents compagnes. Alors que les récits de renoncement au corps apparaissent souvent sous des formes et avec des variantes multiples et quasi interchangeables, le héros et les péripéties de notre roman font preuve d'une remarquable originalité.

A ma connaissance, le roman de Sadâprarudita n'a qu'un correspondant : le Conte n° 78 de Chavannes 39, provenant du « Recueil des six perfections {pâramitâ) », Liudu ji jing AJt^i (T. 152)40, traduit au IIIe siècle par Kang Senghui Щ Щ # et conservé uniquement en version chinoise. Pour les deux protagonistes principaux, ce conte utilise les mêmes noms que dans notre récit, « Toujours affligé » (^ Ш), correspondant à Sadâprarudita (autrefois reconstitué en Sadà-pralâpa), et « Loi-venir » (fê 5jç ), que Chavannes restitue en « Dharmâgata ». La version sanskrite du récit que nous présentons ici indique qu'il s'agit de « Dharmodgata » (Tanwujie Jft te Щ), i.e. « Ayant abouti dans la Loi ». Le conte traduit par Chavannes se limite au prologue de ce qui constitue notre roman : le bodhisattva « Toujours affligé » reçoit deux révélations, d'abord par une divinité, ensuite par un ou plusieurs buddha apparitionnels. Il lui est enjoint d'étudier le livre des pâramitâ

38. Voir à ce sujet Gregory Schopen, « Filial Piety and the Monk in the Practice of Indian Buddhism: A Question of 'Sinicization' Viewed from the Other Side », T'oung Pao, 70, 1984, p. 110- 126. Repris dans Bones, Stones, and Buddhist Monks, Collected Papers on the Archaeology, Epigraphy, and Texts of Monastic Buddhism in India, Honolulu, University of Hawai'i Press, 1997, p. 56-72.

39. Cinq-cents contes, 1, p. 282-287. Voir aussi 4, p. 132. 40. T. 152, conte n° 81,/ 7, p. 43al3-c20.

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auprès du bodhisattva Dharmodgata en un lieu situé à l'est et appelé Jiantuoyue Ш рй Ш , que Chavannes restitue en Gandhâra et pour lequel le texte sanskrit de Prajnâ-pâramitâ donne Gandhavatï, « Cité des parfums », Zhongxiang cheng % Щ Jt$ dans les traductions chinoises.

Le récit traduit par Chavannes n'apparaît que dans un recueil de Jâtaka et Avadâna pour illustrer la perfection de concentration (dhyâna-pâramitâ). Il y est fait allusion à l'extase d'actualisation Щ ^£ д±41, qui est sans doute une référence à la visualisation des buddha du présent {Pratyutpanna-buddha-sammukhâvasthita-samâdhi j|£ Щ- TEL №). Comme ce récit embryonnaire ne contient rien sur le renoncement au corps et au sang qui caractérisent le roman que nous allons examiner, j'hésite à placer Sadâprarudita dans une perspective d'illustration du dhyâna, cinquième perfection, puisque le roman dont il est le héros se présente comme une apothéose de la perfection de sagesse {prajnâ-pâramitâ), la sixième perfection.

En effet, le roman de Sadâprarudita est inséparable de la perfection de sagesse. C'est un avadâna d'un type très particulier. Il ne contient pas la postface habituelle où le Buddha identifie les personnages de son récit avec lui-même et son entourage. Dans son prologue, le Buddha veut donner à Subhuti un exemple de quête de la Prajnâ-pâramitâ. Prenant Sadâprarudita, il le situe comme étant, au moment où il parle, un bodhisattva mahàsattva pratiquant la conduite brahmique auprès d'un Buddha appelé Bhïsmagarjita- nirghosasvara. Il n'est pas question de prophétie annonçant que dans l'avenir le héros se réincarnera en Buddha Sàkyamuni, comme c'est le cas dans le récit traduit par Chavannes, mais il est plusieurs fois mentionné que les exploits de Sadâprarudita ont déjà été accomplis par des bodhisattva antérieurs. D'autre part, une donnée commune au conte en chinois (T. 152) et au roman, que nous pouvons lire, comme nous le verrons, à la fois en sanskrit et en chinois, est le fait que le personnage auquel le bodhisattva Sadâprarudita doit adresser sa dévotion n'est pas un buddha, mais un autre bodhisattva, Dharmodgata, parvenu à un rang plus élevé. Cette vassalité d'un bodhisattva inférieur vis-à-vis d'un bodhisattva supérieur s'explique par l'absence de buddha dans le monde à l'époque où est situé le récit.

Intégré malaisément à la littérature de Prajnâpàramitâ42, le roman de Sadâprarudita aux péripéties exceptionnelles a bénéficié d'une considérable diffusion écrite, mais, à ma connaissance, n'est pas connu des représentations artistiques43. Il est devenu un texte de premier plan à titre de chapitre avant-dernier et peut-on dire conclusif d'un ou plusieurs des longs sutra de Prajnâpàramitâ. En sanskrit, il prend place dans la « Perfection de Sagesse en 8000 sloka » {Asta-sahasrïka). Il y joue un rôle conclusif vu que l'ultime chapitre de ce sutra consiste en l'habituelle « mise en dépôt » (parïndanâ Щ Щ) qui clôture

41. /Ш.,р.43с13. 42. Même si cette œuvre d'imagination est assez inattendue dans une littérature aussi doctrinale que

celle des Prajnâ-pâramità, on constate que les rédacteurs des Prajnâ-pâramitâ ont tiré parti de ce roman en le divisant en trois chapitres d'une longueur et d'un contenu en rapport avec le reste de l'ouvrage. Le chapitre 30, intitulé Sadâprarudita-parivarta, narre les débuts de notre bodhisattva, son sacrifice au marché et sa première rencontre avec Dharmodgata; le chapitre 31, intitulé Dharmodgata-parivarta, garde Sadâprarudita comme personnage principal. Son « climax doctrinal » est la prédication de Dharmodgata, ponctuée par un tremblement de terre, proclamant la primauté de la perfection de sagesse sur les allées et venues des buddha, mais son climax dramatique peut être considéré comme l'offrande du sang purificateur. Le très bref dernier chapitre 32, intitulé Parïndanâ-parivarta, concerne encore - sans prendre la forme d'une prophétie (vyâkarana) - la félicité future de Sadâprarudita - avant de narrer la remise du sutra par le Buddha au plus fidèle des disciples : Ànanda.

43. Chavannes renvoie à Grunwedel, Buddhistische Studien, Berlin, 1897, fig. 138, p. 70, qui ne m'a pas été accessible.

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presque tous les sutra du Grand Véhicule. Dans les versions chinoises, le roman de Sadâprarudita ne termine pas seulement la Perfection de Sagesse en 8000 sloka44, mais aussi celle en 25000 sloka {Paňcavimšati-sáhasriká-Prajňapáramita-sutra)45. À ce titre, le roman de Sadâprarudita a fait l'objet d'un commentaire attribué à Nàgârjuna et conservé en chinois dans les derniers rouleaux (j. 96 à 100), non encore traduits, du Da zhidu lun. Déjà dans la partie du Traité (J. 1 à 34) traduite par Lamotte 46 sont annoncés les exploits de Sadâprarudita, si peu connu par le reste de la tradition narrative bouddhique. Les références se feront au texte sanskrit édité par Wogihara et à la traduction chinoise de Kumàrajïva qui figure dans le Da zhidu lun.

1) Le corps vendu à l'encan D'un point de vue narratif, le roman du bodhisattva Sadâprarudita se signale par le fait

que c'est par deux fois que le héros fait l'offrande de son corps. Le résumé qui va suivre sera centré sur ces deux épisodes. Dans les deux cas, Parrière-fond du sacrifice est constitué par la rivalité existant entre deux dieux très puissants du « monde du désir » : d'abord, Mâra le méchant, menacé par tout progrès des hommes dans la sainteté car elle réduit sa domination sur les êtres ; ensuite, Sakra, « l'Indra des dieux », qui excelle en métamorphoses inquiétantes, lui permettant d'éprouver la résolution des bodhisattva, mais qui est foncièrement un admirateur des exploits bouddhiques.

Comme le cas n'est pas rare dans la littérature bouddhique, le nom du bodhisattva Sadâprarudita résume un caractère principal qui convient dans un monde privé de buddha. Il est, nous l'avons vu, « toujours affligé », un nom à rapprocher d'autres noms analogues, celui du bodhisattva «toujours méprisé» du Sutra du Lotus41 ou celui du bodhisattva «jamais irrité » de la littérature â'Avadâna4*. Je reviendrai plus loin sur son affinité avec le Saint Jean pleureur de Г Apocalypse. Comme le relate aussi le prologue traduit par Chavannes, Sadâprarudita avait reçu d'une voix (divine) l'ordre de se mettre en route vers l'est (la marche vers l'est ou vers le nord est un thème souvent attesté dans la littérature des Prajnâpâramitâ) pour se faire auditeur et assistant {upasthâyakà) d'un bodhisattva plus avancé que lui, le bodhisattva Dharmodgata. Celui-ci est d'ores et déjà pour Sadâprarudita un « ami-de-bien » {kalyânamitra) encore inconnu. Sadâprarudita le porte

44. Je me base sur le texte de Y Astasâhasrikâ, chap. 30-32, édité par Wogihara Unrai, Abhisamayâlamkârâlokâ Prajnâpâramitâvyâkhyâ, The Work of Haribhadra together with the text commented on, Tokyo, T5y5 Bunko, 1932, [rééd. Tokyo : Sankibo, 1973, p. 927-990]. Le texte de V Astasâhasrikâ fut aussi édité par P. L. Vaidya dans la collection « Buddhist Sanskrit Texts », vol. 4, Darbhanga, 1960, p. 238-258. La traduction d'Edward Conze, Calcutta, The Asiatic Society, 1958, p. 201-223, renvoie à l'édition de Rajendralal Mitra, Calcutta, Bibliotheca Indica, 1888, p. 481-526, à laquelle je n'ai pas eu accès. La traduction de Conze a été plusieurs fois rééditée, la dernière fois (1975) sous le titre : The Perfection of Wisdom in Eight Thousand Lines and its Verse Summary.

45. Le roman de Sadâprarudita figure dans la plupart des traductions chinoises de la Paňcavimsati- sâhasrikâ (T. 221, / 20 [datée de 291] ; T. 223, / 27 [Kumârajïva]) et de Y Astasâhasrikâ (T. 224, / 9-10 [trad. Lokaksema 179-180] ; T. 221, j. 10 [Kumârajïva] ; ainsi que la version de la Satasahasrïkâ intégrée dans la Grande Prajnâ [Xuanzang] : T. 220, / 398-400, p. 1059a-1073a. Voir Conze, The Prajnâpâramitâ Literature, 2e éd., Tokyo, The Reiyukai, 1978, p. 34-40 et p. 46-53. J'ai suivi ici la traduction de Kumârajïva reproduite dans le Da zhidu lun, T. 1509,/ 96-100, p. 731a-753c.

46. Voir Lamotte, Traité III, p. 1353-1354 en note et Traité V, p. 2364. Voir aussi Da zhidu lun, T. 1509,/ 49, p. 412a20 et 41 Icl3.

47. Le bodhisattva Sadâparibhuta 'Ш S Ш. est le héros du chapitre 19 du Sutra du Lotus, Saddharmapundarïka-sutram, U. Wogihara et С Tsuchida (éd.), Tokyo, Seigo kenkyukai, 1934-1935, [repr. Tokyo, Sankibô, 1958, p. 318-326].

48. Ce bodhisattva n'est connu que dans des récits en chinois. Cf. « Two Interpretations », p. 58.

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comme un turban (undukà) sur sa tête49 et bénéficie en outre d'apparitions de plusieurs buddha qui le confirment dans la voie à suivre. Hélas, notre héros « toujours affligé » est pauvre (daridra) et se désole de ne pouvoir rien offrir au bodhisattva Dharmodgata qui nous est décrit comme vivant dans le luxe en compagnie de soixante-huit mille femmes.

Qu'à cela ne tienne, son premier sacrifice sera individuel. Sur une place de marché, il offre son corps à tout venant au cri répété de « Qui veut un homme ? Qui souhaite acheter un homme ? » {kah purusenârthikah ? kah purusam kretum icchati ? ШШ.Ш. ХШШШ Л)50. Mâra fait obstruction à son saint appel en rendant sourds les acheteurs éventuels. Survient Sakra, qui n'a que faire des manèges de Mâra. Sakra se présente comme acheteur. Il a pris l'apparence d'un jeune homme mandé par son père pour acheter en vue d'une offrande rituelle le cœur, le sang et la moelle d'un homme. Sadâprarudita laisse le prix à la bonne volonté du client. À l'aide d'un couteau aiguisé, il s'exécute lui-même. Aucun détail ne nous est épargné : il se saigne au bras droit et arrache la chair de sa cuisse droite afin de pouvoir en briser l'os contre un mur, geste classique pour extraire la moelle.

Une jeune fille présentée comme « fille de notable » (sresthi-dârikâ Ц -Щ- i(), installée dans une tour dominant le marché, a assisté à la scène et veut détourner le bodhisattva de son auto-sacrifice sanglant. Elle est prête à lui offrir les richesses pouvant satisfaire le bodhisattva Dharmodgata. Sakra reprend alors sa forme divine, salue la détermination du bodhisattva qu'il avait voulu éprouver. Il lui propose selon son habitude d'exaucer un vœu. Le bodhisattva ne souhaite que la bodhi, ce qui dépasse le domaine du dieu, et il entend bien ne pas lui devoir la restauration de son corps mutilé. C'est grâce à une « parole de vérité » (sâtyavacana), attestant, comme dans le récit de Sujâti, sa détermination, que son corps lui sera rendu intact et que les dieux Sakra et Mâra, réduits au silence, quitteront la scène.

Après des consultations avec ses parents, durant lesquelles notre héros reste sur le seuil de la porte, la jeune fille se déclare désireuse de le suivre dans son pèlerinage vers l'est afin de rendre hommage à Dharmodgata et d'étudier la perfection de sagesse. Elle se fait accompagner de cinq-cents suivantes, chacune montée sur un char.

2) Le sang répandu pour nettoyer un lieu de culte Ayant en tête les parents, le cortège, où Sadâprarudita et la jeune fille occupent le

même char, arrive à Gandhavatï, où aura lieu un nouveau type de renoncement au corps. Il ne sera plus individuel mais collectif, car toutes les jeunes filles y participeront à la suite de Sadâprarudita. Dans l'optique qui nous intéresse dans cet article, nous remarquerons surtout l'offrande de sang, mais il faut tenir compte que cette offrande de sang est précédée par un autre exercice ascétique : sept ans de station verticale. La mutilation apparaît en effet au point culminant d'une gradation spirituelle et ascétique chez les jeunes filles : elles font le vœu d'atteindre la bodhi, se consacrent à Sadâprarudita qui les offre à Dharmodgata. Comme Sadâprarudita, elles se maintiennent dans une position debout durant les sept ans que dure la concentration de Dharmodgata, enfin elles aident Sadâprarudita lorsqu'après les sept ans, il souhaite laver le sanctuaire de la perfection de sagesse où Dharmodgata va prêcher.

49. Détail vestimentaire et iconographique, à rapprocher de celui qui nous est donné dans le Sutra de la contemplation d'Amitâyus (T. 365, p. 343cl8) indiquant que le bodhisattva Avalokitešvara porte sur le front un buddha de métamorphose se tenant debout.

50. J'ai signalé plus haut l'importance du don « au tout venant ». Cette vente de soi-même à l'encan, quoiqu'exceptionnelle, est cependant un acte recommandé par la 26e règle du Fanwangjing mahayanique (voir supra, n. 14).

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Du lambeau de chair au démembrement 2 1

L'incongruité de l'usage du sang (et du recours à nouveau à un couteau aiguisé) aux fins du nettoyage du sol ИкШЙ. d'un lieu de culte résulte d'une nouvelle manœuvre de Mâra. Connaissant l'intention de Sadàpramdita, il a causé une pénurie d'eau. Sakra neutralisera le dieu ennemi en transformant le sang répandu en eau parfumée au santal JÛL Щ fë # 7JC. C'est donc dans les meilleures conditions que Dharmodgata pourra faire sa prédication, qui sera la dernière. Observons que dans le texte, il n'est pas fait mention d'une restauration dans son état originel du corps mutilé des participants, à l'issue de cette effusion de sang volontaire et collective.

Cet épisode de nettoyage par le sang doit aussi être considéré dans la perspective du « culte du livre » dont le roman de Sadàprarudita présente une version particulièrement exaltée. Le sanctuaire principal de la ville de Gandhavatî où prêche Dharmodgata abrite aussi le trône où repose le livre de la Prajnà-pâramitâ, « écrit avec du lapis-lazuli fondu sur des tablettes d'or et scellé par sept sceaux». Edward Conze51 a décelé ici des influences gnostiques, et en particulier des ressemblances très nettes avec Y Apocalypse de Jean. Devant les trois possibilités : influence bouddhique sur Y Apocalypse, influence de Y Apocalypse sur notre roman, et dépendance des deux textes vis-à-vis d'un fond commun, il opte pour la troisième. Conze signale la parenté entre le « livre, écrit en dedans et en dehors, scellé de sept sceaux », remis pour être ouvert à l'agneau « comme immolé » devant un saint Jean «pleurant beaucoup» (Ap. 5, 1-6) et l'affabulation de notre bodhisattva « toujours affligé » et s 'immolant. Conze omet de signaler un autre thème commun aux deux textes : celui du sang purificateur. Ap. 7, 14 traite de « ceux qui ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans le sang de l'agneau ».

Conze apporte plusieurs arguments, dont je ne traiterai pas ici, en faveur du caractère adventice du roman de Sadâprarudita par rapport au texte originel du Prajnâ-pâramitâ- sutra. Il propose pour notre roman une date limite de 250 de l'ère chrétienne. Observons néanmoins que le robuste esprit critique de l'auteur du Da zhidu lun ne semble pas avoir été rebuté par le caractère anecdotique du roman de Sadâprarudita. Avec une remarquable impartialité vis-à-vis de matières doctrinales et narratives, il traite, selon sa méthode habituelle en questions et réponses, de 76 points, tous pertinents52, touchant ce récit. Il s'y rattache 14 points concernant la mise en dépôt de Prajnà-pàramità confiée à Ânanda53. On me pardonnera donc, vu l'objet de cet article, d'avoir privilégié dans ma lecture les épisodes sanglants alors que le roman de Sadâprarudita est fondamentalement le récit d'une quête de la perfection de sagesse et de l'habileté dans les moyens, quête qui se substitue à celle de la vision des buddha, qui alimente un autre courant de la littérature du Grand Véhicule, représenté par l'ébauche du récit de Sadâprarudita dans T. 152 qu'avait présentée Chavannes.

Avant de quitter ce roman, remarquable par le rôle qu'y jouent des disciples féminines, mais qui contient aussi de nombreuses pages originales consacrées au culte du livre de la Prajnâ-pâramitâ, à la description de la ville de Gandhavatî, à la doctrine

51. Pour le rapprochement entre le roman de Sadâprarudita et Y Apocalypse de Jean, l'article de Conze paru dans BSOAS, 14, 1952, p. 251-262, cité supra n. 20, reste fondamental.

52. On remarquera, par exemple, que pour expliquer la transformation du sang en eau parfumée, l'auteur du Da zhidu lun renvoie à la transformation du sang en lait de YAvadâna du rsi Ksànti (Ksântipàla ou Ksàntivâda), cf. Akanuma Chizen fc fë Щ Щ, Indo Bukkyô коуп meishi jiten, Nagoya, Hajinkaku, 1931 [rééd. Kyoto, Hôzôkan, 1967, p. 322], qui omet de mentionner la transformation du sang de l'ermite en lait. Le même miracle figure dans une des versions examinées plus haut de la légende deSujâti(r. 156).

53. Dans le programme de continuation partielle de la traduction commentée du Traité d'É. Lamotte, j'espère pouvoir livrer bientôt la traduction de la somme de ces 90 exposés.

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de l'ascétisme bouddhique, des samadhï et des kalyànamitra, je voudrais revenir sur ce qui fait l'objet de cet article : le renoncement au corps.

Conclusion

Dans le récit atroce, mais pourvu de l'habituel rebondissement final heureux, de Sujâti, l'enfant offre son corps par piété filiale mais avec l'obtention de la bodhi comme but. On peut y déceler un écho lointain à la fois du sacrifice parental et du sacrifice communiel connus dans d'autres traditions religieuses.

Dans notre deuxième texte, le Bildungsroman de Sadâprarudita, la marche vers l'est, vers la Prajnâ et vers le maître et ami de bien pouvant l'enseigner, nous avons aussi un bodhisattva-avadâna, même s'il existe une différence de raffinement spirituel entre les deux héros, Sujâti et Sadâprarudita, et de raffinement littéraire entre les deux récits.

Les deux immolations auxquelles se soumet Sadâprarudita sont des péripéties plutôt que le nœud du drame comme l'est l'offrande de son corps, lambeau par lambeau, par Sujâti. Dans la première immolation de Sadâprarudita, on retrouve l'aspect de démembrement caractéristique du sacrifice communiel. Dans la seconde, dans la ligne des parentés avec Y Apocalypse qu'a soulignées Conze, je crois important l'aspect purificateur du sacrifice collectif de Sadâprarudita et de ses cinq cent une compagnes.

Ajoutons que les trois renoncements au corps exposés ici doivent être envisagés en amont et en aval. En amont, ils dérivent d'une littérature où foisonnent des exemples de renoncement au corps souvent mieux connus et plus fréquemment racontés ou représentés : qu'il me suffise de citer le Sibi-jâtaka54. En aval, ils influencent sans doute un courant ascético-mystique qui a des racines anciennes, mais qui trouve un de ses aboutissements dans la doctrine du triple aspect des dix perfections (pâramita) que proclame le Sutra de la contemplation de la terre du cœur. Nous avons vu au début de cet article que chacune des perfections devait être à la fois pratique de la vie courante, offrande totale pour autrui (ce qui est désigné par intimité Ш i& et par renoncement au corps fô Jt) et adhésion à la vérité.

Le renoncement au corps trouvait ainsi en Chine un fondement doctrinal explicite. L'enquête pourrait sans doute s'étendre au bouddhisme d'autres aires culturelles, comme par exemple l'Asie du Sud-Est.

54. Edith Parlier, « La légende du roi des Šibi : du sacrifice brahmanique au don du corps bouddhique », Bulletin d'études indiennes, 9, 1991, p. 133-160.