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Gilbert Dagron 1. Une lecture de Cassiodore-Jordanès : les Goths de Scandza à Ravenne In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 26e année, N. 2, 1971. pp. 290-305. Citer ce document / Cite this document : Dagron Gilbert. 1. Une lecture de Cassiodore-Jordanès : les Goths de Scandza à Ravenne. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 26e année, N. 2, 1971. pp. 290-305. doi : 10.3406/ahess.1971.422358 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1971_num_26_2_422358

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Gilbert Dagron

1. Une lecture de Cassiodore-Jordanès : les Goths de Scandzaà RavenneIn: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 26e année, N. 2, 1971. pp. 290-305.

Citer ce document / Cite this document :

Dagron Gilbert. 1. Une lecture de Cassiodore-Jordanès : les Goths de Scandza à Ravenne. In: Annales. Économies, Sociétés,Civilisations. 26e année, N. 2, 1971. pp. 290-305.

doi : 10.3406/ahess.1971.422358

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HISTOIRE ET UTOPIE

Discours utopique et récit des origines

7. - Une lecture de Cassiodore-Jordanès :

les Goths de Scandza à Ravenne

Le De origine actibusque Getarum1 que Jordanès, en 551, tire d'une longue Histoire des Goths de son contemporain Cassiodorus Senator, est à la fois un récit historique et un conte fabuleux; récit qui, malgré quelques détours, reste con

stamment et consciemment au niveau de l'histoire, conte dont la structure utopique garde de bout en bout sa cohérence et qui, sans déformer les faits, les rend porteurs d'une autre signification. Une bonne lecture ne doit pas sacrifier le conte au récit et détruire l'œuvre en la passant au crible; elle doit avant tout être attentive à la liaison entre les deux langages que l'auteur a éprouvé le besoin d'utiliser concurremment. Comme si les faits ne pouvaient devenir histoire qu'après un passage par le fabuleux. Comme si les Goths ne pouvaient entrer dans une histoire romaine que par une démarche utopique.

« Originem got/cam historian) fecit esse romanam »

En 476 a été déposé par le chef barbare Odoacre le dernier empereur d'Occident qui ait pu se dire « romain », Romulus Augustulus. Odoacre lui-même est supplanté en 493 par les Ostrogoths que l'empereur Zenon a lancés contre lui et

1. Nous renvoyons à l'édition de Th. Mommsen, Monumentu Germaniae Historica, auctores antiquissimi, V, 1, pp. 53-138, Berlin, 1882. Il existe une traduction anglaise, avec introduction et notes, de С. С Mierow, The Gothic History of Jordanès, Princeton, 1905. Le texte latin de Mommsen est repris, traduit en russe avec un long commentaire sur Jordanès et d'abondantes notes par E. Č. Skržinskaja, Iordan, O proishoždenii i dejanijah Getov-Getica, Moscou, 1960. Une nouvelle édition des Getica est actuellement en préparation, utilisant un manuscrit des Archives d'État de Palerme (le « codice Basile », fin du vine-début du rxe siècle) identifié en 1927 et donc resté inconnu de Mommsen, qui donne les trois quarts de l'œuvre, et dont le professeur Fr. Giunta a déjà signalé l'importance (« II manoscritto délie Getica di Jordanès conservato nell' Archivio di Stato di Palermo », Archivio Storico Siculo, 3 e série, I, 1946; histoire et description du manuscrit dans E. Č. Skržinskaja, pp. 373-376). Nous désignons par la suite les différentes éditions par le seul nom de leur auteur.

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UNE LECTURE DE CASSIODORE-JORDANÈS G. DAGRON

dont le chef, Théodoric l'Amale, établit sa « régence » sur l'Italie, avec le consentement de Byzance. Régime original, souvent décrit1, qui dura moins d'un demi- siècle, mais qui était si bien adapté aux conditions particulières de l'Occident romain (ou plutôt de l'Italie) qu'il servit de modèle politique jusqu'au temps de Charlemagne 2. La légitimité impériale est tout entière repliée à Constantinople, incontestable, incontestée, inefficace; le gouvernement de l'Italie est délégué à un chef barbare suffisamment impressionné par son entrée dans le monde romain pour accepter la fiction d'une régence préservant les droits impériaux et pour envisager une assimilation plus ou moins rapide de son peuple; car la civilisation se confond encore en Occident avec la romanité elle-même, romanité qui confie désormais aux barbares sa défense, sa politique, une grande part de son administration et de ses terres, mais qui garde avec le sénat de Rome une représentation sociale et surtout avec la papauté le critère exclusif de l'orthodoxie. Équilibre difficile entre trois éléments qui relèvent de mondes différents : l'empereur (Anastase, Justinien) hésite entre le système de la régence et la reconquête pure et simple; le régent barbare hésite, face au pouvoir impérial, entre la loyauté et la rébellion, face à la romanité, entre son attirance pour la culture et le nationalisme germanique qui le lie à son peuple; les Romains hésitent entre une résistance aux Barbares, reconnue vaine, et une collaboration jugée contre nature 3. La réussite de Théodoric vient de ce qu'il joue de toutes ces équivoques; sa politique est fondée sur une division aussi rigoureuse que possible, dans le pays dont il a personnellement la charge, entre la réalité barbare et la réalité romaine; division que l'on retrouve intégralement dans la définition de son pouvoir politique (il est à la fois et sans mélange roi des Goths, patrice et régent d'Italie), et qui ne cesse que dans sa personne (il entend fonder une dynastie « légitime») A L'habileté du régent barbare rejoint sur bien des points les préjugés des « vieux romains ».

Cette politique a un interprète : Cassiodore. Questeur, maître des offices, préfet du prétoire, il est le grand ministre romain du régime ostrogothique sous Théodoric et surtout sous ses successeurs, jusqu'à la reconquête de l'Italie par Justinien 5. Il

1. W. Ensslin, Theoderich der Grosse, Munich, 1947, 2e éd. 1959; E. Stein, Histoire du Bas- Empire, II, pp. 107-156; / Goti in Occidente, Problemi, Settimane di studio del centro italiano di studi sull'Alto Medioevo (mars-avril 1955), III, Spolète, 1956; L. Musset, Les invasions. Les vagues germaniques, Paris, 1965, pp. 92-101, 202-204, bibliographie, pp. 16 et 18.

2. Charlemagne fit transporter en 801 la statue équestre de Théodoric de Ravenne à Aix-la- Chapelle, ce qui indique la valeur exemplaire donnée au modèle ostrogothique.

3. Sur les réactions des Romains devant les envahisseurs barbares, voir P. Courcelle, Histoire littéraire des grandes invasions germaniques, Paris, 3e éd. 1964; sur l'influence de la civilisation romaine sur les Barbares aux ve-vie siècles, voir la première partie du livre de P. Riche, Éducation et culture dans Г Occident barbare, Vl*-Vlllb siècles, Paris, 1962.

4. En 497, une ambassade de Festus à Constantinople règle définitivement les rapports entre l'Italie ostrogothique et l'Empire, et Anastase rend à Théodoric les ornements impériaux qu'Odoacre avait précédemment renvoyés dans la capitale orientale (Anonyme de Valois, 64). Sur les titres et pouvoirs de Théodoric, voir E. Stein, Histoire du Bas-Empire, II, pp. 116-119. Longtemps après la mort de Théodoric, la légitimité dynastique joue un rôle majeur : Vitigès, pour se légitimer aux yeux des Goths, mais aussi des Romains et des Byzantins, épouse Matasonthe, petite fille de Théodoric, et envoie des ambassadeurs à Constantinople pour faire part à Justinien de ce mariage; après la mort de Vitigès en 542, la même Matasonthe épouse en secondes noces Germanos, ce qui « légitime » d'une certaine façon la reconquête byzantine.

5. Sur Cassiodore, du point de vue qui nous intéresse ici, citons A. Van de Vyver, « Cassiodore et son œuvre », Speculum, 6, 1931, pp. 244-292; A. Momigliano, « Cassiodorus and italian culture of his time », Proceeding of the British Academy, 41, Londres 1955, pp. 207-245; W. Wattenbach

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est aussi son historien; son projet d'écrire une histoire des Goths naît et se développe en étroit rapport avec sa carrière et les circonstances politiques : première ébauche du livre sur la demande de Théodoric au moment où les droits d'Eutharic, son héritier présomptif, sont reconnus par l'empereur Justin I en 519, et en tout cas avant la mort du grand souverain amale en 526 x; achèvement du grand ouvrage en douze livres (dont rien ne nous est parvenu) peu avant 533 2, au moment où le gouvernement d'Amalasonthe, trop favorable aux Romains, se heurte au nationalisme goth et inspire aux Byzantins le désir d'une reconquête; enfin, peut-être, remise à jour de ce grand travail, au moment où l'œuvre de Théodoric est compromise et où l'empereur Justinien entreprend la reconquête de l'Italie, sans savoir encore s'il utilisera ou détruira les cadres de l'État ostrogothique 3. Cassiodore se trouve alors à Constantinople (vers 550) 4; il semble qu'il s'y fasse l'avocat d'une restauration du régime « théodoricien » : Germanos, cousin de l'empereur, a épousé Matasonthe, petite-fille de Théodoric; il est chargé de monter une grande expédition pour reconquérir définitivement l'Italie; il pourra y incarner la double légitimité, impériale et ostrogothique, contre le Goth usurpateur, Totila5. C'est la dernière chance, rendue vaine par la mort soudaine de Germanos et la nomination de Narsès, de l'État ostrogothique en Italie. C'est la fin de l'histoire des Goths.

Ici intervient le personnage mystérieux de Jordanès e. Il est Goth de race, et non pas Alain comme une mauvaise graphie du nom de son père [Alano] Viiamuthis, a pu le faire croire. Il est né sans doute vers 480 et a vécu dans les provinces de Moesie inférieure ou de Scythie, terre bilingue de belle romanité où les Barbares sont déjà implantés, et où son grand-père Paria servait comme secrétaire du chef des Alains, Candac 7. Lui-même, bien que agrammatus (entendons : n'ayant pas reçu une éducation traditionnelle), devint le secrétaire (notarius) du chef militaire

et W. Levison, Deutschlands Geschichtsquellen im Mittelalter, I, Weimar, 1952-1953, pp. 67-81. Bibliographie à jour pour 1951 dans Momiouano, op. cit., pp. 237-245, à compléter par E. Č. Skržinskaja, pp. 377-387.

1. Ordo generis Cassiodororum : « Scripsit, praecipiente Theodoricho rege, historiam gothi- cam... », cité par Mommsen, p. ш; voir Momiouano, op. cit., p. 216.

2. Variae, IX, 25 : Athalaric parle en 533 de YHistoire des Goths de Cassiodore comme d'une œuvre récente, mais déjà achevée et connue.

3. C'est l'opinion de Momioliano, op. cit., pp. 219-222, qui pense que c'est Cassiodore lui- même qui a continué son histoire des Goths jusqu'en 551, et qui donc l'a réadaptée aux nouvelles circonstances politiques, prônant la réconciliation finale entre Goths et Romains d'Italie sous l'égide de Justinien. Inversement E. Č. Skržinskaja (pp. 46-48 et 61) estime que l'œuvre de Cassiodore s'arrête en 533, qu'elle traduit un courant latin favorable aux Goths et donc à la fois subversif et démodé en 550; pour cette raison, l'œuvre n'aurait pas été largement diffusée et ne nous serait pas parvenue. Justinien, selon Procope, médite une liquidation des Goths d'Italie {Bell. Get., IV, 24, 5).

4. Lettre du pape Vigile, Mansi, IX, col. 357; Jaffé, Regesta pontificum romanorum, n. 927. 5. Procope, Bell. Get., Ill, 39, 15 et 21-22. 6. En plus des études déjà citées, mentionnons J. Friedrich, « Uber die kontroversen Fragen

im Leben des gothischen Geschichtschreibers Jordanes », Sitzungsber. d. Bayer. Akad. d. Wiss., Phil. hist. KL, 1907, Munich, 1908, pp. 379-442; une utile mise au point des problèmes biographiques dans l'introduction de E. Č. Skržinskaja, et le premier chapitre d'un livre récent qui fait surtout l'historiographie des problèmes, Norbert Wagner, Getica-Untersuchungen zum Leben des Jordanes und zur frtihen Geschichte der Goten, Berlin, 1967 (pp. 3-59).

7. Getica, 316 : « Nec me quis in favorem gentis praedictae (les Goths), quasi ex ipsa trahenti originem, aliqua addidisse credat »; sur sa famille, ibid., 266; Mommsen estime qu'il était Alain et se considérait comme Goth (pp. vi-vn); mise au point de E. Č. Skržinskaja, pp. 12-15, et de N. Wagner, op. cit., pp. 5-17.

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UNE LECTURE DE CASSIODORE-JORDANÈS G. DAGRON

Gunthigis-Basa, Alain par sa mère et Goth de haute naissance par son père, qui avait reçu le titre de magister militum et se trouvait ainsi intégré à la hiérarchie impériale x. Survint alors une « conversion », dont on ne sait pas trop si elle signifie que Jordanès est devenu moine, ou simplement qu'il est passé de l'arianisme (propre aux Goths) à l'orthodoxie (marque de romanité) : en tout cas, on ne peut supposer qu'il resta enfermé dans un couvent de Moesie ou même de Thrace, mais plutôt qu'il participa alors, comme évêque ou comme laïc, à la vie politique d'une grande capitale, Constantinople ou plus vraisemblablement Ravenne 2. Il y représente l'opinion d'une partie des Goths romanisés, favorables au pouvoir byzantin. Л y rédige vers 550 un rapide abrégé d'histoire romaine (De summa temporum vel origine actibusque gentis romanorum) ; cela le désigne pour reprendre l'œuvre de Cas- siodore et lui donner une actualité nouvelle. Le Goth s'interrompt d'écrire sa brève histoire des Romains pour résumer la grande œuvre d'un Romain sur l'histoire des Goths. Son rôle est sans doute modeste : il a reçu le manuscrit de Cassiodore des mains de son secrétaire, en lecture pour trois jours seulement, et en fait un abrégé à la demande d'un ami 3. Fiction littéraire qui cache peut-être une opération politique inspirée par Cassiodore lui-même 4. Seul ce résumé nous est parvenu; il est facile à dater puisqu'il évoque la mort de Germanos et exalte l'avenir réservé à son fils nouveau-né (fin 550, début 551), sans connaître le départ de l'expédition byzantine sous la direction de Narsès (avril 551), la défaite de Totila et la destraction de l'État ostrogothique (552) Л

Quelques problèmes tombent ou deviennent mineurs : pour notre propos, il est inutile de chercher à distinguer la part de Cassiodore et celle (sans doute, assez réduite) de Jordanès dans l'abrégé que nous possédons e. L'œuvre est à saisir comme un tout, avec ses auteurs, les étapes de sa composition, toutes les circonstances qui l'ont fait naître et qui, au lieu de l'abâtardir, fondent son unité : celle d'une entreprise continue, consciente, et à certains égards « collective », pour transcrire en termes d'histoire une situation politique complexe, pour résoudre dans l'histoire cette complexité du présent. Que l'œuvre soit à l'origine celle d'un courtisan obéissant aux suggestions de Théodoric, soucieux de mettre en valeur l'antiquité de la famille des Amales et, autant que possible, la progressive romanisation des

1. E. Č. Skržinskaja, pp. 15-17 (Jordanès aurait été notarius à peu près de 505 à 536), 24-28 (sens de agrammatus).

2. Getica, 266; Mommsen (pp. x-xrv) fait de Jordanès un moine écrivant dans un couvent de Moesie; A. van de Vyver (op. cit., p. 257, n. 5) le croit laïc et installé à Constantinople; Momi- gliano (op. cit., p. 221) pense que Jordanès est un évêque d'Italie. Pour E. Č. Skržinskaja, Jordanès ne fut pas moine, peut-être évêque, mais assurément ni de Crotone, ni de Ravenne comme on l'a cru, peut-être aussi simple laïc religiosus (pp. 17-24); c'est à Ravenne qu'il aurait écrit les Getica : c'est là qu'il aurait pu le mieux connaître Cassiodore et son œuvre, et défendre ses idées politiques (pp. 48-54). Exposé des problèmes et des solutions proposées dans N. Wagner, op. cit., pp. 30 et suiv.

3. Getica, 1-2. 4. C'est l'opinion de A. Momigliano; E. Č. Skržinskaja distingue au contraire le point de vue

de Jordanès en 551 et celui de Cassiodore en 526, donnant ainsi à Jordanès une originalité politique qu'à notre avis il n'a pas (pp. 46-48).

5. Getica, 81, 252, 314; Mommsen, pp. xrv-xv; E. Č. Skržinskaja, pp. 32-33; N. Wagner, op. cit., pp. 48 et suiv.

6. L'originalité de Jordanès est sa situation d'écrivain goth; et cette situation suffit à transformer le sens de l'œuvre de Cassiodore, à laquelle Jordanès n'ajoute sans doute littéralement que peu de choses (quelques mots d'introduction empruntés à Rufin, une notice autobiographique, quelques détails tirés des traditions du folklore goth, de nouvelles références aux classiques latins et grecs et une chétive conclusion); il le dit lui-même (Getica, 3).

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Goths, c'est l'évidence; mais le panégyrique se mue en histoire, l'éloge en justification.

Sur Cassiodore et le but originel de l'œuvre, nous avons cette éclairante appréciation du petit-fils de Théodoric qui pourrait être aussi bien l'éloge de Jordanès : « II [Cassiodore] a sorti des profondeurs de l'antiquité les rois des Goths qu'un long oubli y tenait cachés; il a rétabli les Amales dans la gloire de leur naissance, prouvant que nous avons une ascendance royale depuis dix-sept générations; il a fait de V origine des Goths une histoire romaine, rassemblant comme en une seule couronne les fleurs jusque-là disséminées dans le champ des livres (Iste reges Gothorum longa oblivione celatos latibulo vetustatis exuxit. Iste Hamalos cum generis sui claritate restituit, evidenter ostendens in septimám decimam progeniem stirpem nos habere regálem. Originem goticam historiam fecit esse romanam, col- ligens quasi in unam coronam germen floridum quod per librorum campos passim fuerat ante dispersum) » x. Les thèmes se chevauchent : celui de titres de noblesse et d'une légitimité qui sont à « reconquérir » sur l'oubli (entendu comme absence d'une histoire); celui d'une récupération des Barbares par l'histoire romaine, ou, si l'on préfère, d'un rattrapage historique de la conquête barbare. Avant Cassiodore, les Goths n'ont pas ď « histoire », mais seulement une « origine »; il n'y a d'histoire que romaine, mais les Romains ont cessé d'en être les acteurs. La scène est vide; vide d'acteurs et envahie de machinistes. Les catégories mentales de la romanité sont inaptes à comprendre le nouveau spectacle.

L'histoire est le terrain naturellement choisi par Cassiodore pour poser, et tenter de résoudre, une contradiction qui est celle du régime théodoricien 2. Mais elle est aussi le terrain où cette contradiction s'exaspère et reste sans solution. Faute de pouvoir remettre en cause les catégories mêmes de la romanité (l'histoire en est une), VHistoire des Goths reproduit dans une dualité de langage (récit et fable) le dualisme social sur quoi est fondé le système politique de Théodoric. La quête d'une légitimation historique conduit à reconnaître l'illégitimité de l'histoire elle- même; le résultat est exactement contraire au but recherché.

Avant Cassiodore, Sidoine Apollinaire, grand représentant des lettres romaines, refuse d'écrire une histoire des Goths comme on l'en prie; après Cassiodore, Grégoire de Tours écrit une histoire nationale des Francs; seule la génération qui va de Cassiodore à Jordanès, pour rendre compte de la contamination de deux mondes, fait le pari d'écrire une histoire romaine des Goths 3. Mais l'œuvre ne naît au monde politique et ne nous parvient que par la contamination de deux auteurs, l'un Romain, qui l'élabore, l'autre Goth, qui la mutile, la signe, et pour ainsi dire l'authentifie de ses propres contradictions de barbare romanisé.

1. Variae, IX, 25, 4 : Senatui urbis Romae Athalaricus rex, a. 533. 2. Anonyme de Valois XX, 60 : « Sic gubernavit duas gentes in uno, romanorum et gothorum ». 3. Sidoine Apollinaire, ep. IV, 22. Le même écrivain (mort vers 483), dans son panégyrique du 1er janvier 456, considérait l'alliance entre l'empereur Avitus et le roi wisigoth Théodoric II comme

un affermissement de l'Empire. Orosius aussi (VII, 43, 5-7) rêve d'une union, mais sans contamination, de la force barbare et de la romanité, et propose de « restaurer, par la force gothique, le nom romain partout ». P. Riche insiste fort justement sur l'évolution du problème d'une génération à l'autre {Education et culture dans l'Occident barbare..., pp. 50-51). Signe de cette évolution : on a noté que Cassiodore dans la correspondance officielle n'applique jamais aux Goths le nom de bar~ bare (Mommsen, index de l'édition des Variae, s.v. « barbarus »).

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Carte du monde, d'Orosius. (d'après K. Miller)

Oriens

Fragment

Subsolanws oceanus

Libyoàethiop

gantes / V Aelhiopes/ perva

GalliaLugdunensis

Occidens

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Fragment de la carte du monde du Cosmographe de Ravenne. (d'après K. Miller)

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Illustration non autorisée à la diffusion

Fragment de la carte du monde de Pomponius Mela, (d'après K. Miller)

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UNE LECTURE DE CASSIODORE-JORDANÈS G. DAGRON

Les origines : le continent et les îles de l'Océan; Scandza x

I, 4/ Nos ancêtres, selon Orosius 2, estimaient que le cercle formé par la terre dans son ensemble était entouré par le limbe de l'Océan, et ils le divisaient en trois parties qu'ils appelaient Asie, Europe et Afrique...

[On a souvent décrit cette terre tripartite et les îles (« Cyclades », « Sporades », entendues dans un sens assez vague et général) qui se trouvent dans ses mers intérieures]. 5/ Mais les limites ultimes et infranchissables de l'Océan, non seulement personne n'a tenté de les décrire, mais il n'a été donné à personne d'en faire la traversée, parce que, en raison des algues qui retiennent les bateaux et de l'absence des vents, on se rend compte qu'il est impénétrable et que seul celui qui l'a créé connaît l'Océan. 6/ En revanche, les bords de l'Océan, dont nous avons dit qu'ils forment la circonférence de la terre à la manière d'une Couronne qui enclôt ses frontières, ne sont pas inconnus des hommes curieux qui ont voulu écrire à ce sujet, car la circonférence de la terre est occupée par des habitants et il y a quelques îles dans la mer elle-même (entendons dans l'Océan qui l'enserre) qui sont habitables. [Sur la côte orientale du continent, c'est-à-dire dans l'océan Indien, il y a les Hyppodes ou Hippopodes (?) et Jamnesia (?) qui sont brûlées par le soleil et inhabitables, tandis que Taprobane (Ceylan) possède des places fortes, des bourgs et même dix villes parfaitement civilisées; il y a encore Silefantina (?) au séjour enchanteur, Théron (?).] 7/ Ges îles n'ont été décrites par aucun auteur, mais elles n'en sont pas moins pleines de gens qui les possèdent. Du côté occidental, l'Océan a d'autres îles connues de tous ou presque à cause de la fréquence des allers et venues : [ au large de Gadès (Gibraltar) deux îles appelées l'une Beata, l'autre Fortunata (les Canaries ?). On compte parmi les îles de l'Océan la Gallicia et la Lysitania (Galice et Portugal) qui sont en réalité des promontoires de notre continent et sont d'un seul tenant avec l'extrémité de la terre d'Europe. 8/ II y a encore en Occident les Baléares, l'île Mevania (proche de l'Irlande selon Orosius, I, 2, 82), les Orcades au nombre de trente-trois, mais pas toutes habitées, 9/ et à l'extrémité de la terre occidentale la célèbre Thulé (Shetland, Irlande, ou même Islande, bien que l'Islande ne semble découverte que bien plus tard ?]. Il a enfin, cet Océan immense, du côté de l'Ourse, c'est-à-dire du septentrion, une grande île du nom de Scandza (Scandia, la Scandinavie) qui, s'il plaît à Dieu, sera le point de départ de notre étude, car c'est de cette île que la nation dont tu veux connaître l'origine 3 sortit comme un essaim d'abeilles et fit irruption sur la terre d'Europe. Comment cela arriva et ce qui en résulta, c'est ce que nous expliquerons, avec l'aide du Seigneur, dans la suite de cette histoire.

II, 10/ [Suit une longue digression sur l'île de Bretagne, située dans le golfe que forme l'Océan entre l'Espagne, la Gaule et la Germanie. Fermée aux armes romaines jusqu'à César, elle s'est ensuite ouverte largement au commerce, à la circulation, à l'exploration systématique. Voici sa description dans les auteurs grecs et latins : 11/ elle est comme un triangle projeté entre les côtes septentrionale et occidentale du continent. Son grand angle (sa base) fait face à l'embouchure du Rhin, ensuite sa largeur se rétrécit et s'étire en

1. Nous donnons ici une traduction ou, entre crochets carrés, une analyse des principaux passages des Getica sur lesquels porte notre commentaire. Notre propos étant de présenter une lecture du texte de Jordanès, nous renvoyons aux éditions de Mommsen et de E. Č. Skržinskaja pour tout l'appareil critique (variantes de texte, références complètes aux sources, explications géographiques). Sur Scandza et l'origine des Goths, des ouvrages récents sont à mentionner : celui, déjà cité, de N. Wagner, Getica-Untersuchungen..., chap. 3 : « Die Urheimat der Goten », p. 103 et suiv., qui est une utile mise au point, et surtout les travaux de J. Svennung, rassemblés dans son livre Jordanès und Scandia, kritischexegetische Studien, Acta Societatis Litterarum Humaniorum Regiae Upsalensis, t. 44, Stockholm, 1967, qui renouvellent sur bien des points nos connaissances et, à tout le moins, les problèmes. Les conclusions de J. Svennung n'entreront pas ici en discussion, mais son interprétation ethnographique, archéologique et philologique des passages de Jordanès concernant Scandza montre bien les différents niveaux auxquels peut et doit se faire une lecture des Getica.

2. Orosius (écrivain du début du Ve siècle), I, 2, 1. 3. L'ouvrage est adressé par Jordanès à Castalius, ami et frère de race, qu'il n'est pas possible

d'identifier (Getica, 1-3).

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HISTOIRE ET UTOPIE

oblique, et elle pousse deux autres angles, d'un côté vers la Gaule, de l'autre vers la Germanie. 12/ La mer à l'entour n'est pas agitée, parce que la terre est si éloignée qu'elle n'offre pas de résistance aux flots. 13/-15/ Les peuples et leurs mœurs sont décrits avec des précisions que Jordanès tire de Strabon et de Tacite. Le caractère « océanique » de l'île est parfois accentué par un détail fabuleux : « des fleuves, grands et nombreux, la sillonnent en tous sens et roulent des pierres précieuses et des perles »].

III, 16/ Revenons à la description de l'île de Scandza, que nous avons abandonnée plus haut. - Claudius Ptolémée, qui a si remarquablement décrit le monde, fait mention d'elle dans le second livre de son œuvre * en disant : il y a dans l'océan Arctique une grande île nommée Scandza; elle figure une feuille de cédratier; ses côtés s'étirent en longueur et se resserrent pour l'enclore. D'elle encore Pomponius Mela rapporte 2 qu'elle se trouve dans le golfe Codanus (Cattégat ? Baltique ?) entre les rives duquel s'introduit l'Océan. 17/ Elle est située en face du fleuve Vistule, qui sort des montagnes sarmates (Carpates) et qui, en regard de l'île de Scandza, se jette dans l'Océan par trois embouchures, séparant la Germanie de la Scythie. A l'est, au sein des terres, cette île contient un lac très large; c'est de ce lac, comme d'un ventre, que sort le fleuve Vagi (ou Vagus), qui roule à grands flots vers l'Océan 3. A l'ouest, elle est entourée par l'immensité de la mer (= de l'Océan). Au nord aussi, elle est enserrée par ce même Océan infini sur lequel on ne peut naviguer et d'où se détache, comme une sorte de bras, le bassin élargi de la mer germanique. 18/ Là il y a des îles, petites mais nombreuses, où les loups, dit-on, s'ils y passent profitant de ce que la mer est gelée par le froid, perdent leurs yeux. Ainsi cette terre n'est pas seulement cruelle aux hommes, elle l'est aussi aux bêtes féroces. 19/ Quant à l'île de Scandza, elle est habitée par un grand nombre de nations diverses, quoique Ptolémée n'en nomme que sept. On n'y trouve en aucune saison d'essaims d'abeilles, à cause du froid. 19/-24/ [Suit une désignation des principaux peuples4; quelques détails sont donnés sur leurs mœurs, mi-véri- diques, mi-fabuleux : ainsi des Suehans il est dit qu' « ils vivent pauvrement tandis qu'ils sont très richement vêtus »]. 24/ Toutes ces races, qui sont supérieures aux Germains (entendons aux Germains de « Germanie ») en taille et par leur courage, avaient l'habitude de combattre avec une férocité de fauves.

IV, 25/ C'est de cette île de Scandza, qui est comme la fabrique des peuples ou, si l'on veut, la matrice des nations (« quasi officina gentium aut čerte velut vagina nationum ») que les Goths passent pour être sortis anciennement avec leur roi nommé Berig.

Dans ce passage, comme dans la suite, les connaissances historiques sont celles du temps ; l'auteur connaît les meilleures sources et s'y réfère explicitement (Pompeius Trogus, Tite-Live, Pomponius Mela, Josèphe, Dion Cassius et Dion Chrysostome, Tacite, Dexippe, Ammien, Rufin, Priscus, Ablabius, Symmaque...) 6. La

1. Ptolémée (ne siècle après J.-C), II, 11, 33-35. Ce passage des Getica est commenté par J. SVENNUNG, Op. Cit., pp. 1-28.

2. Pomponius Mela (géographe romain du Ier siècle après J.-C), Chorographia, III, 31 et 54. 3. Sur la description par Jordanès de Scandza, voir Lauritz Weibull, « Skandza und ihre

Vôlker in der Darstellung des Jordanès », Arkiv for Nordisk Filologi, 41, 1925, pp. 213-246. - L'auteur considère que l'ouvrage de Jordanès est une pure et simple compilation, avec de nombreuses déformations : ainsi, le lac intérieur serait la mer Caspienne telle que la décrit Pomponius Mela, et le « fleuve Vagi » une simple erreur de lecture (dans Pomponius Mela ou dans Cassiodore ?) de l'expression « quasi fluvius », écrite en cursive latine, dont use Pomponius Mela (III, 38) à propos de la Caspienne (pp. 221-223). Inversement, J. Svennung {op. cit., pp. 14-28) pense que le fleuve Vagus et le lac sont la Neva et le lac Ladoga; il considère, contre L. Weibull, que Cassiodore- Jordanès ont cherché l'objectivité historique et la précision, éliminant quelques historiettes fabuleuses qui avaient cours à leur époque (pp. 157-159 et 223-224). Ceci est vrai, et pour nous important, car on en conclura que c'est dans la structure même d'un récit historique que s'ordonnent les grandes lignes du dessin idéologique.

4. Sur l'ethnographie de Scandza d'après Jordanès, voir L. Weibuix, op. cit., pp. 224-246; N. Wagner, op. cit., pp. 103 et suiv.; et surtout J. Svennung, op. cit., pp. 32—114.

5. MOMMSEN, pp. XXX-XLIV.

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géographie est d'abord celle de Ptolémée, qui tente de décrire le monde, avec ses erreurs mais aussi son souci d'appréhension globale et de traduction visuelle, celle aussi qui, après Ptolémée, se rétrécit, codifie et découvre peu, malgré les nouveaux contacts, militaires et commerciaux, qui relient l'Empire aux pays du nord germanique1. Cassiodore (ou Jordanès) a sous les yeux une de ces cartes qui, depuis Auguste, figurent l'Empire, fixent ses frontières et ses limites administratives, tracent ses routes, dénombrent ses cités 2. L' Histoire des Goths est une synthèse à laquelle s'ajoutent des informations orales que Jordanès, Goth d'origine, déclare avoir recueillies auprès de ses compatriotes; elle est aussi un maillon important dans la transmission de tout ce savoir (elle est citée huit fois par le Cosmographe de Ravenne) 3, et la science moderne ne la contredit pas gravement : les Goths, comme les autres envahisseurs germains, sont bien « sortis » de « Scandinavie ».

Rien de surprenant, donc, ni même de très original dans cette description des confins de la terre, sinon le fait qu'elle est ordonnée en système : il y a une géographie humaine, qui est celle du « continent », et un au-delà géographique qui est l'Océan infranchissable; entre les deux il y a une anomalie, la géographie ambiguë des îles. Ici interviennent de subtiles distinctions qui font de notre texte un véritable petit traité de l'insularité : il y a les fausses îles, celles que l'on croit faussement isolées du continent, mais qui y sont en fait reliées (la Gallicia, la Lysitania); ou bien encore les îles non-océaniques, celles des mers intérieures (Cyclades, Spo- rades). Parmi les vraies, décrites longuement et semble-t-il hors de propos, on distingue celles qui sont étrangères à toute humanité et même à toute vie, inhabitées- inhabitables, inconnues-inconnaissables, et celles qui sont proches de notre humanité « continentale ». La Bretagne et Scandza sont de cette variété; terres océaniques, mais peu éloignées du continent qui s'ouvre en face d'elles en un golfe ou en un estuaire. Elles sont comme le décalque de nos pays, pièces mal rapportées d'un puzzle; leur complément et leur contraire. Et leurs habitants peuvent être décrits comme s'ils étaient des continentaux; mais toujours apparaît quelque détail (fleuves charriant des perles, riches vêtements de pauvres hères) par quoi la description trahit son caractère utopique.

Précisons encore davantage.La symétrie entre la Bretagne et Scandza est vigoureusement soulignée par Cassiodore- Jordanès, au point de prendre la forme d'une

1. L. Weibull (pp. cit., pp. 214-215) insiste avec raison sur le fait, qu'après Ptolémée, il y a un recul des connaissances sur les pays nordiques : ainsi, Orosius, Julius Honorius, Martianus Capella et Cassiodore- Jordanès après eux, en savent moins sur la Scandinavie que leur grand devancier du ne siècle.

2. La carte qu'a sous les yeux l'auteur des Getica serait celle que commente Julius Honorius, géographe du Ve siècle après J.-C. (cf. Muellenhoff, Weltkarte des Augustus, p. 31) ; la Cosmographie de Julius Honorius est d'ailleurs mentionnée par Cassiodore, qui en recommande l'étude à ses moines (De inst. div. lití., 25). Cette carte est de toutes façons très proche des indications données par Orosius, dont l'autorité est invoquée en tête des Getica et dont le nom revient en de nombreux passages. Pomponius Mela (ier siècle après J.-C.) est explicitement cité par Cassiodore-Jordanès, ainsi que Ptolémée, à propos de la description de Scandza. On se reportera aux reconstitutions par K. Miller des cartes de ces différents géographes : Die atteste Weltkarten, VI, Stuttgart, 1898. A la même époque que Cassiodore-Jordanès, mais sans rapport avec les Getica, Cosmas Indicopleustès imagine une Topographie chrétienne qui remet en cause l'œuvre de Ptolémée (voir la belle étude de Wanda Wolska-Conus, La topographie chrétienne de Cosmas Indicopleustès, Paris, 1962, et l'édition par le même auteur du texte de Cosmas dans la collection Sources Chrétiennes, éditions du Cerf).

3. Voir sur ce sujet, Joseph Schnetz, « Jordanis beim Geographen von Ravenna », Philologus, 81, 1925-1926, pp. 86-100.

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longue digression dont l'auteur s'excuse. Mais elle est une fausse symétrie. La description du monde et de ses îles est empruntée explicitement à Orosius et à Julius Honorius (tous deux cosmographes du ve siècle) qui connaissent la Bretagne, mais pas Scandza; tous les détails précis qui concernent Scandza viennent de Ptolémée, et les Getica n'y ajoutent que le fabuleux. Encore ce fabuleux, ou le fondement de l'affabulation, vient-il en grande partie d'une troisième tradition qui, dans la cosmographie romaine, entaille le tracé du monde d'un golfe énorme, avec en son centre une île inconnue, « Codanovia-Scadinavia » pour Pomponius Mela, « Sca- tinavia » pour Pline1, entourée de toutes sortes d'îles plus petites (voir la carte du monde de Pomponius Mela). Autrement dit, l'examen des sources géographiques dont s'inspirent les Getica montre, d'une part, une certaine représentation du monde réel au temps de Cassiodore-Jordanès (terre bordée par l'Océan, îles intérieures et îles océaniques perceptibles, voir les cartes du monde ď Orosius et de Julius Honorius d'après K. Miller), dans laquelle Scandza, point de départ de l'histoire, ne figure pas, et, d'autre part, une contamination très singulière entre un enseignement géographique précis, mais oublié depuis Ptolémée 2, et une représentation plus ou moins mythique d'un golfe et de son île. Quand Cassiodore-Jordanès passent de la Bretagne à cette autre île apparemment semblable qu'est Scandza, ils sortent en fait du monde représenté. C'est après et par les Getica que Scandza obtient droit de figuration, en équivalence avec la Bretagne, dans l'œuvre du cosmographe de Ravenne (voir la carte).

Pourquoi ce long détour par les îles ? Pour commencer l'histoire des envahisseurs par une métaphysique de l'invasion. La terre est entourée de ventres, tantôt stériles et abandonnés à leur vraie nature, tantôt féconds et déversant sur le continent une anti-humanité. La forte image de la « matrice des nations », ou de l'accouchement, vient naturellement sous la plume de tout historien des grandes migrations (« A partir du IIIe siècle avant notre ère — écrit L. Musset — le monde germanique n'a cessé d'être affecté de pulsations migratoires sur un rythme d'abord lent, puis de plus en plus précipité » 3) ; mais ce qui compte avant tout, dans les premières pages de Г Histoire des Goths, c'est que la gestation précédant cet accouchement se situe hors du monde humain. Or, ceci ne correspond à aucune tradition antérieure; autrement dit, ce n'est pas Péloignement de la Scandinavie ou la mécon- naisance de la nation gothique, mais au contraire la confrontation historique avec les Goths qui conduit à leur inventer une origine fabuleuse. C'est par là que Cassiodore, ministre de l'Empire théodoricien, et le Goth Jordanès innovent par rapport à la science de Ptolémée.

Quant au continent, avec ses rivages océaniques, il s'identifie à peu près avec l'Empire et son limes. A voir une carte de l'Empire telle que la Tabula Peutinge- riana (ive siècle ?), il apparaît qu'entre le limes humain des bords de l'Océan et le limes romain il y a juste assez de place pour inscrire le nom des peuples barbares reconnus voisins de l'Empire. Il n'y a pas de géographie non-romaine; à preuve la Liste de Vérone qui compte comme treizième diocèse « gentes barbarae quae pullulaverunt sub imperatoribus » 4. Il n'y a que deux extensions, l'une complète,

1. Pomponius Mela, H, 31 et 54; Pline, IV, 13, 96. Cf. L. Weibull, op. cit., pp. 217-218. 2. L. Weibull, op. cit., p. 217, relève la méconnaissance de la Scandinavie de Ptolémée par les

cosmographes romains de la génération qui précède Cassiodore et Jordanès, comme Orosius, Julius Honorius et Martianus Capella.

3. L. Musset, Les invasions. Les vagues germaniques, p. 50. 4. Notifia dignitatum, éd. O. Seeck, p. 251.

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l'autre réduite, de la romanité. Dans une réalité qui est celle des migrations et des invasions, la géographie elle-même se réduit aux dimensions d'un monde stable et isolé.

Les Goths n'en font pas partie. A leur origine, Cassiodore et Jordanès les situent à une distance infime de la romanité. Leur histoire sera un impossible rattrapage.

La marche des Goths jusqu'à l'Empire En débarquant sur le continent, les Goths viennent au monde x. IV, 25/ A peine furent-ils descendus de leurs bateaux (plus loin Jordanès"précise qu'ils

en avaient trois 2) et eurent-ils touché les terres (= le continent) qu'ils donnèrent leur nom au lieu (où ils venaient d'aborder). Il s'appelle encore aujourd'hui, assure-t-on, Gothis- candza 3. 26/ De là, ils marchèrent bientôt contre les Ulmeruges, établis alors sur les rivages de l'Océan, les attaquèrent après avoir dressé leur camp, et les chassèrent des terres qu'ils occupaient. [Ils subjuguent ensuite les Vandales et font diverses conquêtes.]

[Le nombre de Goths s'accroît considérablement. Filimer, cinquième roi depuis Berig 4, prend la décision « de quitter le pays et de faire avancer la troupe des Goths avec leurs familles ».] 27/ Tandis qu'il cherchait un foyer bien adapté et un emplacement qui leur convînt, il arriva sur les terres de la Scythie qui s'appellent dans leur langue Oium 5. Après que l'armée se soit délectée de la grande fécondité du pays et ait, pour une moitié, traversé un pont qui franchissait un fleuve (le Dniepr ?), ce pont, dit-on, s'écroula sans qu'il fût possible de le réparer. Et personne n'eut plus la possibilité ni de poursuivre en avant (pour ceux qui n'avaient pas franchi le pont avant son écroulement), ni de revenir en arrière (pour ceux qui l'avaient déjà franchi); en effet, à ce qu'on dit, ce lieu est fermé par des marais au sol instable (marais du Pripet ? 6) et par un gouffre qui les entoure, et cette confusion de deux éléments de la nature le rend infranchissable. La vérité est qu'encore aujourd'hui on entend des mugissements de troupeaux et qu'on y découvre des traces d'hommes, si nous en croyons le témoignage de voyageurs qui, il est vrai, ont appris ces choses de loin. 28/ Donc, la partie des Goths qui, sous la conduite de Filimer, parvinrent sur la terre d'Oium (Scythie) après avoir franchi le fleuve, prirent possession de ce pays désiré par eux et aussitôt marchèrent contre la race des Spali (Spalaei) 7, qu'ils défirent en une bataille; de là ils se hâtèrent, en vainqueurs jusqu'à l'extrémité de la Scythie qui avoisine la mer du Pont. Ainsi le racontent leurs anciens poèmes, presque en forme historique. [Témoignage confirmé par l'historien Ablabius.]

La vérité historique se déchiffre sans peine : les Goths viennent de Scandinavie d'où un premier mouvement migratoire les a fait débarquer sur la côte de la mer Baltique; ils refoulent les peuples qui sont installés dans cette région (sans doute l'embouchure de l'Oder) et notamment les « Ruges des îles ». Ils paraissent alors

1. Études historiques sur l'origine des Goths : L. Schmidt, Geschichte der deutschen Stâmme bis zum Ausgang der Vôlkerwanderung. Die Ostgermanen, Munich, 1934; E. Oxenstierna, Die Uhr- heimat der Goten, Leipzig, 1945; E. Schwarz, Germanische Stammeskunde, Heidelberg, 1956; N. Wagner, Getica. Untersuchungen..., où l'on trouvera une bonne bibliographie; et surtout J. Svennung, Jordanès und Scandia.

2. Getica, 94. 3. Déformation par fausse etymologie de Gutisk-andja, « le rivage des Goths » (cf. L. Schmidt,

op. cit., p. 196) ? Sur la migration des Goths et ses étapes, cf. N. Wagner, op. cit., p. 223 et suiv., et J. Svennung, op. cit., p. 213 et suiv.

4. Le règne de Berig est à rapporter au Ier siècle après J.-C, celui de Filimer au milieu et à la deuxième moitié du IIe siècle.

5. Sur cette désignation, voir les commentaires et références données par E. Č. Skržinskaja, p. 195, n. 68, et J. Svennung, op. cit., p. 208 et note.

6. Cf. N. Wagner, op. cit., pp. 229-233. 7. Cf. E. Č. Skržinskaja, p. 196, n. 70.

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former un groupe ethnique de peuples parents ou rivaux provisoirement liés, Goths, Ruges, Vandales, puis Hérules et Skires. Alors, « au temps de Filimer », c'est-à- dire vers 150 après J.-C, commence une lente migration selon l'axe Baltique — mer Noire jusqu'aux marais du Pripet, en direction des steppes pontiques. Une partie au moins des Goths traverse le Dniepr, qui est peut-être le fleuve au pont coupé de notre texte, et arrive en Russie méridionale. Vers 230, leur présence est attestée au nord de la mer Noire, sur la basse vallée du Dniepr. La migration atteint là une conclusion provisoire : un premier royaume ostrogothique est fondé, correspondant à peu près à l'Ukraine actuelle, aux dépens des Sarmates, eux-mêmes successeurs des Scythes. Sur ce rameau des Goths (une autre partie est encore sur les bords de la Baltique, y restera ou n'émigrera que plus tard) s'exerce alors une assez forte influence des nomades iraniens avec lesquels ils sont en contact : leur art, leur costume en témoignent. État de semi-équilibre, donc, qui prend fin lorsque l'irruption des Huns contraint les Goths à pénétrer dans le territoire de l'Empire, en 376 г.

Cette lente migration devient, dans Г Histoire des Goths, une démarche qui conduit les envahisseurs des confins de la géographie à ceux de l'histoire. Leur premier acte est d'inscrire leur nom sur la terre continentale, au lieu où ils ont posé le pied et où ils livrent les combats que rend nécessaires leur intrusion. C'est l'impact géographique, l'inscription sur la carte du monde. Ensuite, après cinq générations, la nation gothique gagne en humanité (des problèmes démographiques se posent), en épaisseur temporelle (Filimer est le cinquième roi); elle prend le goût du mieux- vivre et cherche une terre riche qui lui convienne. C'est alors qu'intervient l'épisode du pont brisé. Son symbolisme est évident; la marche des Goths est irréversible comme le temps : il y a ceux qui ont manqué pour toujours l'occasion et ceux qui entrent définitivement dans une ère et une civilisation presque historique, comme sont « presque historiques » les œuvres qu'ils commencent alors à composer 2. Ceux qui n'ont pas franchi le pont vivent dans une demi-humanité : ils vivent; on pourrait les entendre, mais de loin, indirectement; une sorte d'île océanique s'est reconstituée pour eux dans un mélange de terre et d'eau (les marais), avec un infranchissable espace qui les isole (le gouffre). Ils sont stoppés au seuil de l'historicité comme les habitants de Scandza l'étaient au seuil de la géographie. Ceux qui franchissent le pont sont au contraire conscients d'une finalité historique qui leur fait reconnaître la Scythie comme une sorte de terre promise. Ils en prennent possession et se trouvent ainsi aux fenêtres du monde gréco-romain.

La Scythie est alors longuement décrite 3. L'Histoire des Goths en fait le lieu géométrique de toute la barbarie des confins. Les Goths, eux-mêmes, au prix d'in^ cohérences flagrantes, deviennent les ancêtres, les parents ou les héritiers de toutes les races qui ont illustré ces régions dans la légende et dans l'histoire (les Amazones aussi bien que les Parthes). C'est rejoindre un parti pris du langage qui, à cette époque, appelle « scythe » tout barbare localisé au nord de l'Empire; mais l'unification va beaucoup plus loin. Il s'agit de reconstituer à propos des Goths l'unité d'un monde barbare face à l'unité du monde romain. Aussi la Scythie devient-elle l'envers de l'Empire. Géographiquement d'abord : elle aussi a un Orient et un

1. Mise au point sur cette première histoire des Goths dans L. Musset, op. cit., pp. 80-82. 2. Il pourrait s'agir ici d'une tradition populaire qui serait réapparue ultérieurement dans le

folklore, cf. la très intéressante étude de Ramon Menendez Pidal, Los Godos y el origen de la epopeya espaňola, Colección Austral, n° 1275, Madrid, 1956, p. 14. = Goti in Occidente. Problemi... (pp. cit.), Spolète, 1956, pp. 287-288.

3. Getica, 30-37.

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Occident1. Historiquement surtout : aux exploits d'Hercule et de Thésée correspondent ceux de Penthésilée et de ses Amazones, qui participent à la guerre de Troie et poursuivent leur destin jusqu'au temps d'Alexandre 2; Cyrus, roi des Perses, fait la guerre à la reine des Goths Thomiris 3 ; plus tard, lors des guerres médiques, Darius et Xerxès ont à lutter contre les Goths à la suite d'une mariage manqué avec leur princesse Hystaspis *; Philippe de Macédoine épouse Médopa, une fille du roi des Goths Gudila 5. Ainsi les « Scythes » ou les « Goths » sont représentés aux principaux événements, historiques ou légendaires, qui ont concouru à l'élaboration d'une conscience hellénique et d'une civilisation devenue romanité. Et ils sont représentés de préférence par des femmes (l'auteur lui-même le remarque et s'en excuse : « Sed ne dicas : de viris Gothorum sermo adsumptus, cur in feminas tamdiu persévérât... ») e, ce qui accuse le caractère complémentaire de leur histoire. Histoire féminine qui épouse les sinuosités d'une autre histoire, comme Scandza et la Bretagne se projettent en regard du continent; histoire fabuleuse par rapport à la seule histoire véridique, comme est fabuleux l'au-delà océanique par rapport à notre terre; histoire ambiguë d'alliance et d'hostilité comme est ambiguë la nature des îles océaniques. Au niveau de l'histoire, la Scythie joue le même rôle que Scandza au niveau de la géographie : celui d'une contrepartie de la romanité 7.

La pénétration des Goths dans l'Empire Malgré le débarquement et le franchissement du pont, la différence entre Goths

et Romains reste donc entière au moment où l'historien aborde les événements du proche passé et du présent; événements trop connus pour autoriser une élaboration fantaisiste, mais qui sont présentés de telle sorte que le fil conducteur de l'histoire des Goths n'est pas rompu de Scandza jusqu'à Ravenne. En regroupant les principaux thèmes, traités de façon précise mais sans beaucoup de rigueur dans le plan, nous distinguerons quatre étapes : les Goths ont accès à la civilisation; ils se distinguent de la masse des Barbares; ils pénètrent dans l'Empire; ils sont absorbés par l'Empire.

V, 39/ Donc, pour en revenir à notre sujet, on sait que la nation dont nous parlons eut Filimer (le responsable de la grande marche) pour roi dans le premier pays qu'elle occupa en Scythie, près de la Méotide; dans le second, c'est-à-dire en Dacie, en Thrace et en Moesie, elle fut dirigée par Zalmoxès, philosophe dont la plupart des historiens attestent la science prodigieuse 8. Avant, déjà, il y avait eu Zeutas, ensuite Dicineus et en troisième lieu Zalmoxès. Ils ne manquèrent pas de maîtres pour leur apprendre le savoir.

1. Ibid., 31; 32 : comme Constantinople elle-même, la Scythie sert de délimitation entre l'Asie et l'Europe.

2. Ibid., 57. 3. Ibid., 61-62. 4. Ibid., 63-64. 5. Ibid., 65. 6. Ibid., 58. 7. La Scythie est entendue ici dans l'acception géographiquement très large de « pays des

Scythes », non de « province de Scythie ». Toutefois cette province romaine de Scythie, caractérisée par son bilinguisme latin-grec, terre d'origine peut être de Jordanès, joue un rôle très important dans l'histoire des Goths et de leur conversion avant l'invasion de l'Empire en 376; elle est une fenêtre ouverte sur le monde barbare du milieu du ive siècle. C'est ce que montre remarquablement la Passion de saint Sabas le Goth, cf. Joseph Mansion, « Les origines du Christianisme chez les Goths ». Analecta Bollandiana, 33, 1914, pp. 12-20.

8. L'histoire légendaire de Zalmoxès-Salmoxis est rapportée par Hérodote (IV, 95-96) : esclave affranchi par Pythagore, il va en Thrace où il apporte aux Goths une philosophie d'emprunt, comme Prométhee avait apporté aux hommes un feu volé.

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40/ Voilà pourquoi les Goths furent toujours plus savants que presque tous les barbares et presque semblables aux Grecs, comme le rapporte Dion (Chrysostome) qui écrivit leur histoire en langue grecque. Cet auteur dit que ceux qui se distinguaient parmi eux par leur noblesse s'appelèrent d'abord Tarabostesei, puis Pilleati; c'est de leurs rangs qu'on investissait à la fois les rois et les prêtres.

42/ [Ils s'installent en troisième lieu sur les bords du Pont-Euxin : « ils étaient devenus plus humains et, comme nous l'avons dit, plus instruits ». XI, 67/-68/ Plus loin, en notant que César essaya plusieurs fois, mais sans succès, de subjuguer les Goths, l'auteur revient sur l'action civilisatrice à laquelle les Barbares sont soumis : à cette époque arrive chez eux Dicineus auquel leur roi Buruista (Burebista) г concède « presque » la royauté. 69/ Les Goths obéissent à ses préceptes politiques et moraux... Dicineus, découvrant en eux une intelligence naturelle et voyant leur docilité leur enseigne « presque » toutes les branches du savoir; il leur apprend la morale afin de les dépouiller de leurs mœurs barbares, la physique pour les porter à vivre conformément à la nature, des lois pour se diriger, lois dont les Goths conservent encore le texte écrit sous le nom de belagines 2. Dicineus leur apprend aussi la logique, la morale, l'astronomie, 70/ et Jordanès admire la patience de ce peuple qui consacre à l'étude les rares moments où il ne se bat pas. 71/ Dicineus est regardé par les Goths comme un être surnaturel et commande même aux rois; il gouverne tout, règle la religion et institue la classe des prêtres (Pilleati). 1Ъ\ Après lui, les Goths ont presque autant de vénération pour Comosicus, qui est à la fois roi et pontife.]

Dans une situation d'équilibre, décrite précédemment, les Barbares de Scythie ne participaient d'aucune façon à la civilisation; tout au plus permettaient-ils aux Grecs de fonder quelques cités côtières qui s'inscrivaient en creux sur leurs territoires 3. Ici, la culture apparaît comme un substitut de la conquête, après les tentatives manquées de César. La conquête par la civilisation remplace la conquête par les civilisés; Dicineus, personnage importé dont d'autres sources font un magicien 4, devient « presque » roi, son successeur l'est tout à fait : la culture a pris le pouvoir. Une culture, au demeurant, qui garde précieusement cachées les clés du savoir, qui n'ouvre pas tous les domaines, qui établit une nette distinction entre les « dispositions naturelles » du receveur et la maîtrise du donneur.

Cet accès à la civilisation fait moins disparaître la différence entre barbares et civilisés qu'elle n'introduit des différences entre les Barbares eux-mêmes. L'ultime étape, celle de l'intégration des Goths à l'Empire, est précédée dans le récit par un éclatement de l'unité barbare dont nous avons dit l'importance dans la description de la Scythie. Après avoir décrit leur histoire comme celle du monde barbare tout entier, on note que les Goths sont plus doués que les autres pour recevoir la culture, on s'avise de distinguer des Goths leurs frères Gépides qui sont plus lents et paresseux 5, on marque aussi une séparation entre les Visigoths sous la conduite des Balthi et les Ostrogoths sous la conduite des Amales, ancêtres de Théodoric •. Seuls ces derniers doivent en fin de compte émerger : on les coupe de l'unité barbare, on rompt la cohésion de leur race dans une espèce de catharsis historique qui

1. Sur Buruista, cf. E. Č. Skržinskaja, pp. 237-238, n. 218. 2. Sur Dicineus et les belagines, voir P. Riche, Éducation et culture dans l'Occident barbare...,

pp. 85, 97 et n. 42, 112 et n. 134; E. Č. Skržinskaja, p. 224, n. 127. 3; Getica, 32. 4. Strabon, VII, 3. 5. Getica, 94-95. 6. Ibid., 79-82 et 129-130. Notons que c'est surtout sur ces passages de Jordanès que repose l'i

nterprétation traditionnelle de Wisigoths et Ostrogoths comme « Goths de l'Ouest » et « Goths de l'Est ».

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UNE LECTURE DE CASSIODORE-JORDANÈS G. DAGRON

cherche à réduire le scandale de l'invasion. On les exorcise même, dans une curieuse digression au sujet des Huns x.

XXIV, 121/ [ Les Huns, ut refert antiquitas, étaient à leur origine des Goths a. Quand le roi Filimer, cinquième roi depuis la sortie de Scandza, eut franchi le pont avec une partie de son peuple et eut pénétré en Scythie, il s'avisa que parmi les Goths se trouvaient des sorcières; il décida de les chasser et de les refouler hors de la Scythie dans un lieu désert. 122/-123/ Des esprits immondes, qui vaguaient dans cette région, les virent et s'unirent à elles, donnant naissance au peuple féroce des Huns, « qui vécut d'abord de l'autre côté du palus meotis (les « marais méo tiques » d'Ammien Marcellin)3. Race rabougrie, noire, chétive, à peine humaine d'apparence et de langage.]

Telle est donc l'origine des Huns : de mauvais Goths, indignes de pénétrer en Scythie, qui ont traversé frauduleusement le pont et sont renvoyés au-delà du temps et de l'histoire dans une zone de marais, mélange de terre et d'eau qui évoque Scandza, l'île d'où ils n'auraient jamais dû sortir.

XXIV, 123/-126/ [Mais un maléfice met fin à cette relégation : les démons, desquels ils descendent, suscitent une proie merveilleuse, biche ou élan, que deux chasseurs huns poursuivent hors des marais4; ils découvrent ainsi l'existence d'un au-delà qui est la Scythie, font part de ce qu'ils ont vu, décident d'envahir le pays en traversant leurs marais comme Berig avait traversé la mer, de Scandza au continent. 126/-130/ Ainsi ces descendants des Goths, leurs frères cachés, deviennent leurs ennemis et leur contre-type dans une histoire parallèle : leur simple aspect physique sème la terreur, leurs exactions détruisent l'équilibre politique des Goths et rend irrémédiable le schisme entre Wisigoths et Ostrogoths.]

Il est bien vrai que c'est la poussée des Huns qui fait pénétrer les Goths dans l'Empire en 376 5. Ce qui veut dire qu'il ne s'agit pas directement d'une invasion, mais du contrecoup d'une invasion. Au passage de la frontière correspond une inversion des signes : d'envahis, les Goths deviennent envahisseurs, de vaincus vainqueurs, de fédérés, chargés d'assurer la sécurité extérieure de l'Empire, ils deviennent les arbitres de son équilibre intérieur.

La pénétration des Goths prend donc un sens très différent de l'irruption des Huns, grâce à eux inverse. Mais le problème d'une assimilation est seulement déplacé. Notre Histoire, suivant de près les événements, souligne les rapports contradictoires qui s'établissent alors entre l'Empire et les Goths, tantôt mercenaires, tantôt révoltés, « rempart » des Romains et destructeurs de la romanité; et surtout elle prend soin d'imputer le jeu de ces contradictions à la faiblesse et aux fautes des Romains : c'est parce qu'on refuse de payer la solde que les mercenaires se transforment en rebelles, c'est la cupidité des fonctionnaires impériaux qui transforme le repli pacifique des Goths en une invasion, c'est par la faute de l'empereur Valens que la conversion des Goths se fait sous le signe catastrophique de l'hérésie. En

1. Voir Mauriz Schuster, « Die Hunnenbeschreibungen bei Ammianus, Sidonius und Iordanis », Wiener Studien, 58, 1940, pp. 119-130. Commentaire ethnologique, mais dont on peut tirer paradoxalement la conclusion qu'il y a un portrait littéraire et idéologique des Huns, même pour ceux qui, comme Jordanès, avaient dû voir ce peuple d'assez près.

2. Erreur évidente et d'autant plus révélatrice du vrai rôle des Huns dans le récit de Cassiodore- Jordanès.

3. XXXI, 2, 1; ils vivent au-delà des marais, près de l'Océan glacial. La Méotide, le palus Maeotidis ou Maeotida, Meotis ou Maeotis, désigne la région de la mer d'Azov.

4. La légende de la proie merveilleuse qui indique aux Huns la route de l'Europe et leur fait dépasser le Bosphore cimmérien est largement répandue : on la trouve dans Eunape, Sozomène, Zosime, Procope, Agathias; cf. E. Č. Skržinskaja, pp. 271-273, n. 386.

5. Les événements qui suivent sont bien connus; nous nous contentons de suivre le récit de Cassiodore- Jordanès sans en faire la critique historique.

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Annales (26* année, mars-avril 1971, n° 2) 4

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HISTOIRE ET UTOPIE

somme, si Attila est un « fléau de Dieu », les Goths sont, à ce point de leur intégration, une maladie de la romanité.

XXV, 131/ [Les Wisigoths demandent à Valens le droit de s'installer dans une partie de la Thrace et de la Moesie et, pour montrer leurs vraies intentions (qui sont de s'assimiler à la romanité), ils disent qu'ils deviendront chrétiens si l'empereur leur délègue des missionnaires qui parlent leur langue. 132/-133/ Le malheur veut que l'empereur Valens soit arien, c'est donc « non pas tant au christianisme qu'à l'arianisme » que les Wisigoths sont convertis, et, par leur intermédiaire, la nation gothique tout entière x.]

XXVI, 134/-137/ [Deuxième échec, les Goths se proposaient de défendre l'Empire, et Valens voyait en eux « un rempart pour l'Empire contre les nations extérieures »; mais la cupidité et les mauvaises intentions des fonctionnaires romains Lupicinus et Maximus provoquent parmi les réfugiés goths une famine et bientôt une révolte : « ce jour mit fin à la famine des Goths et à la sécurité des Romains, et les Goths commencèrent à ne plus se comporter en étrangers de passage mais en citoyens, à parler en maîtres aux propriétaires (des terres), et à tenir sous leur autorité tout le nord du pays, jusqu'au Danube ». 138/ C'est ensuite la bataille d'Andrinople (en 378) dans laquelle l'empereur Valens disparaît et qui confirme l'installation des Goths sur des terres qu'ils cultivent « comme si elles leur appartenaient de naissance ».]

XXVII-XXVIII, 139/-145/ [Après Valens, le règne de Théodose I, « qui aime la paix et les Goths », instaure une sorte d'équilibre. XXIX, 146/ Mais ses fils ruinent les deux parties de l'Empire par leur vie luxueuse, et d'autre part ne donnent pas « à leurs auxiliaires », qui sont les Goths, les subsides convenus. Il y a rapture des traités, et Alaric, roi des Wisigoths, envahit l'Italie. XXX, 152/ Ce qu'il propose au faible empereur Hono- rius, c'est ou bien la guerre, ou bien une paix dans laquelle les Goths « vivraient avec le peuple romain de telle sorte que les deux nations paraîtraient n'en former qu'une ». 154/ Le « mauvais conseiller » Stilicon fait échouer cette possibilité; 155/-156/ Alaric prend Rome.]

XXXI, 159/-160/ [Toutefois la rupture n'est pas définitive; le successeur d'Alaric, Athaulf, décide d'épouser la sœur d'Honorius, « afin de terrifier plus sûrement les nations par cette alliance qui unifiait en quelque sorte l'État (romain) et les Goths ».]

Il y a là une préfiguration de l'union Germanos-Mathasonte, mais inversée et donc pervertie parce que l'élément masculin y est goth et non romain, que la princesse épousée est une prisonnière et non une femme libre, que le projet veut aboutir à un impossible ralliement de la romanité aux Goths (« quasi adunatam Gothis rem publicam ») et non pas à une conversion des Goths à la romanité. D'échec en échec 2, on comprend qu'une union légitime est impossible, mais qu'une fusion historique est nécessaire.

L'ultime étape, par laquelle Y Histoire des Goths nous mène jusqu'à ses auteurs, prévoit la résorption du phénomène barbare. Et cette résorption prend d'abord la forme d'une liquidation des Huns.

XXXVI, 184/-1 85/ [Les Goths (en fait les Wisigoths de Théodoric II, qui sont en quelque sorte de « moindres Goths ») sont soumis à une épreuve qui les fait passer définitivement du côté de la romanité : Attila, ne parvenant pas à écraser l'Empire, tente, à la suggestion des Vandales, « de semer la discorde entre les Goths et les Romains, et d'obtenir

1. Joseph Mansion (« Les origines du christianisme chez les Goths », op. cit.) montre que toutes sortes de légendes circulent assez vite sur l'origine de l'hérésie chez les Goths, et qu'en fait l'arianisme ne devient la religion des Goths, avec leur évêque Ulfila, que lorsque ces derniers se regroupent en corps de nation (pp. 24-26). Conclusion très importante pour nous, puisqu'elle montre une liaison entre le phénomène hérétique (ou du moins son appréciation par les « orthodoxes ») et la constitution d'une nation barbare cohérente intériorisée à L'Empire romain.

2. Il en est d'autres, comme la rupture qui suit le massacre des Goths de Gaïnas à Constantinople (en 400) : Getica, 176.

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UNE LECTURE DE CASSIODORE-JORDANÈS G. DAGRON

par les dissensions internes ce qu'il n'a pu emporter dans les combats ». 186/ II déclare à l'empereur romain qu'il n'en veut qu'à Théodoric, et recommande inversement à Théodoric de faire l'union des forces barbares contre l'Empire. 187/ Ce plan est déjoué grâce à une ambassade de l'empereur Valentinien : les Goths se mobilisent, aux côtés des Romains d'Aétius, contre Attila.]

XXXVI-XL, 194/-213/ [La bataille dite des Champs Catalauniques, en 451, est décrite alors longuement, comme le point culminant de l'histoire des Goths : en refusant l'union barbare ils ont dépouillé leur barbarie, ils la tuent maintenant sous la forme de leur « mauvais » double, dans le sang des Huns d'Attila qui étaient à la fois leur contraire et leur justification. Les Champs Catalauniques, où Aétius est le parrain des Goths, sont un rite initiatique au cours duquel Attila est chassé, à la fois de l'Empire et de la parenté des Goths, XLI, 214/-215/ tandis que le roi des Goths, Théodoric, succombe dans sa propre victoire et laisse la place à son fils. Les Wisigoths ont dépouillé le vieil homme.]

[Alors commence une nouvelle ère pour les Goths, celle de la légitimité : LV, 281/ le fils de l'Ostrogoth Théodemir, Théodoric l'Amale, élevé comme otage à Constantinople, la nouvelle Rome, seule légitime, LVI-LVII, 288/-289/ devient roi de sa nation avec les encouragements supposés de l'empereur Zenon. LIX, 304/ Et à sa mort, celui qui a été le « régent » tout puissant de l'Italie conseille à ses successeurs de respecter le sénat romain et d'obéir à l'empereur de Constantinople.]

Autrement dit, les Goths qui avaient, en écrasant les Huns, perdu presque toute épaisseur historique, perdent à la mort de Théodoric l'Amale toute identité politique. Alors intervient l'épisode du mariage de Germanos, parent de l'empereur Justinien, avec la petite-fille de Théodoric, mise en valeur pour relancer semble-t-il la légitimité ostrogothique, mais qui, à la fin de cette Histoire, prend une signification exactement opposée : dans l'enfant posthume de Germanos et de Matasonthe, le dernier des Goths, se résorbe la nation gothique elle-même, comme dans la reconquête de Justinien disparaît la fraude de Théodoric qui consistait à gouverner duo gentes in unum. L'enfant du couple, comme la reconquête, sont la réponse à cette impossible équation. Par le jeu d'une image contraire, l'histoire des Goths retourne à son origine.

Avance barbare et repli de la roman/té Si le dénouement est équivoque, c'est que toute l'histoire est justiciable d'une

double interprétation, dont la dualité d'auteur est le signe, équivoque lui aussi : en même temps qu'elle traite de la « romanisation » des Goths, elle indique les replis successifs de la romanité. A l'origine, l'Empire universel a les dimensions de la géographie elle-même et les Barbares « océaniques » n'y ont pas accès. Il se réduit ensuite à son limes politique, laissant au monde barbare la terre « historique » de Scythie. En dernière analyse, la romanité s'assimile à l'orthodoxie, qui joue en face de l'hérésie arienne, propre aux Barbares, le même rôle que le continent face aux îles de l'Océan, mélange trompeur de terre et d'eau.

A chacun de ces resserrements de la romanité correspond une perte du grand peuple barbare en marche : il y a ceux qui restent à Scandza, ceux qui ne traversent pas le pont, ceux qui sont rejetés dans les marais pour indignité, ceux qui meurent dans l'initiation des Champs Catalauniques. U'Histoire des Goths n'est jamais tout à fait romaine, puisque par définition la romanité se mesure à une différence, si réduite soit-elle, avec le monde barbare. Elle aboutit à une impossibilité, à un résultat contraire au but avoué de Cassiodore-Jordanès : elle préserve la vraie histoire romaine de l'invasion fabuleuse des Goths.

Gilbert Dagron.

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