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Article Idéologie, extrait de l’Encyclopædia Universalis Introduction Le problème de la définition des concepts occupe une place importante en science politique ou politologie. F. Bertier constate que « dans les sciences, on s'attache de plus en plus à la précision, et qu'on en arrive même à remplacer, en logique formelle, les mots, trop vagues, par des symboles mieux définis ; dans le langage politique, au contraire, continue de régner la plus néfaste confusion ». A. L. Kroeber et Clyde Kluckhohn ont pu réunir plusieurs centaines de définitions divergentes de la culture ; une entreprise analogue concernant l'idéologie donnerait sans doute le même résultat. De plus, le concept d'idéologie, infiniment plus politisé que celui de culture, est guetté par le dogmatisme ; on présente souvent une définition ni plus ni moins relative qu'une autre mais sacralisée par l'aval d'une autorité, ce qui permet de taxer ensuite d'ignorance ou de confusion les tenants des définitions déviantes. Aussi la meilleure – sinon l'unique – façon d'accéder à un début d'objectivité est-elle de rassembler les définitions divergentes pour en dégager un « type idéal », conçu en fonction de sa seule valeur instrumentale. À l'exigence chimérique d'une objectivité absolue, on oppose ainsi une subjectivité acceptée et « fonctionnalisée ». Un moment arrive, certes, où les résultats d'un grand nombre de recherches confirmées aboutissent à des définitions acceptées par tout le monde. Ce stade est atteint en sciences naturelles et dans le secteur quantifié des sciences humaines, mais la politologie en est encore bien loin ; existe-t-il seulement une définition unanimement admise de concepts aussi importants que ceux de « fascisme », de

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Article Idéologie, extrait de l’Encyclopædia Universalis

Introduction

Le problème de la définition des concepts occupe une place importante en science politique ou politologie. F.  Bertier constate que « dans les sciences, on s'attache de plus en plus à la précision, et qu'on en arrive même à remplacer, en logique formelle, les mots, trop vagues, par des symboles mieux définis ; dans le langage politique, au contraire, continue de régner la plus néfaste confusion  ». A.  L. Kroeber et Clyde Kluckhohn ont pu réunir plusieurs centaines de définitions divergentes de la culture  ; une entreprise analogue concernant l'idéologie donnerait sans doute le même résultat. De plus, le concept d'idéologie, infiniment plus politisé que celui de culture, est guetté par le dogmatisme  ; on présente souvent une définition ni plus ni moins relative qu'une autre mais sacralisée par l'aval d'une autorité, ce qui permet de taxer ensuite d'ignorance ou de confusion les tenants des définitions déviantes. Aussi la meilleure – sinon l'unique – façon d'accéder à un début d'objectivité est-elle de rassembler les définitions divergentes pour en dégager un «  type idéal  », conçu en fonction de sa seule valeur instrumentale. À l'exigence chimérique d'une objectivité absolue, on oppose ainsi une subjectivité acceptée et « fonctionnalisée ».

Un moment arrive, certes, où les résultats d'un grand nombre de recherches confirmées aboutissent à des définitions acceptées par tout le monde. Ce stade est atteint en sciences naturelles et dans le secteur quantifié des sciences humaines, mais la politologie en est encore bien loin  ; existe-t-il seulement une définition unanimement admise de concepts aussi importants que ceux de «  fascisme  », de

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«  gauche  » ou de «  droite  »  ? Ignorer ce fait, c'est se donner une dangereuse illusion de « scientificité ». Dès lors, on s'étonnera moins de la place consacrée ici à la recherche d'une définition ; pour une étude de sociologie politique, cette recherche n'est pas à proprement parler le préalable du travail scientifique mais une dimension de ce dernier.

Distinctions fondamentales

Concept neutre et concept péjoratif

Il importe de prime abord de constater une ambiguïté foncière  : le terme « idéologie » est utilisé dans un sens tantôt neutre, pour ne pas dire laudatif, tantôt critique (péjoratif). Raymond Aron signale une « oscillation, dans l'usage courant, entre l'acception péjorative, critique ou polémique – l'idéologie est l'idée fausse, la justification d'intérêts, de passions –  et l'acception neutre, la mise en forme plus ou moins rigoureuse d'une attitude à l'égard de la réalité sociale ou politique, l'interprétation plus ou moins systématique de ce qui est et de ce qui est souhaitable. À la limite, n'importe quel discours philosophique est baptisé idéologie. À ce moment, l'idéologie devient un terme laudatif et non plus péjoratif » (Aron, Trois Essais sur l'âge industriel). Le marxisme orthodoxe eut peu à peu tendance à revenir à l'acception neutre (H. Chambre, voir aussi infra la définition d'Althusser), ce qui était symptomatique à la fois de son éloignement des conceptions personnelles de Marx et des progrès du processus d'idéologisation du marxisme à la faveur de ses succès politiques.

Idéologie et superstructure

Une seconde distinction, importante quant à ses incidences épistémologiques, est celle entre superstructure et idéologie. Elle peut

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être rattachée à celle qu'envisagent certains auteurs anglo-saxons entre origine et détermination sociale de la pensée  : le concept d'origine désigne une simple relation de causalité sociale, alors que le terme de détermination exprimerait plutôt l'appartenance à une structure partielle «  de combat  » que l'on peut soupçonner de « distorsion ». D'après cette définition, les superstructures sont donc d'origine sociale  ; quant aux idéologies, elles sont déterminées par l'appartenance à une sous-totalité  : classe, génération, entité ethnique, ou sous-culture. (La fameuse «  loi du milieu  » offre, du point de vue sociologique, un assez bon exemple de l'idéologie, définie comme la codification des intérêts particuliers d'une totalité partielle « de combat ».)

La typologie de Karl Mannheim

On peut enfin –  simplifiant quelque peu la typologie de Karl Mannheim – distinguer le concept partiel et particulier (polémique) de l'idéologie, de son concept total et général (structurel). Le premier assume consciemment l'égocentrisme normal de la vie politique  : l'idéologie, c'est la pensée politique de l'autre. De plus, il reste au niveau psychologique et incrimine soit la mystification volontaire soit l'erreur due à la «  situation de classe  ». Pour le concept total (structurel), l'idéologisation est un processus général auquel pratiquement toutes les formes de pensée engagée payent tribut, ce qui explique que pour Mannheim la strate porteuse de conscience authentique n'est pas le prolétariat engagé dans une action historique, mais l'intelligentsia sans attaches (Gabel, Idéologies, 1974). La catégorie centrale de ce concept total et général n'est donc plus la mystification volontaire, ou l'erreur, mais la transformation de

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l'appareil catégoriel de la pensée en fonction d'une perspective particulière. C'est en somme la relativité d'Einstein appliquée au domaine de la pensée politique.

Dans l'œuvre touffue et souvent critiquée de Karl Mannheim, cette typologie est sans doute durablement valable. Elle permet en effet de décanter le résidu sociocentrique qui imprègne le marxisme et qui risque de stériliser sa critique idéologique  ; taxer de mystification délibérée l'idéologie adverse, c'est fermer la porte à l'analyse sociologique. De plus, elle permet de lier le problème de l'idéologie à celui de la fausse conscience (Marx et Engels, Études philosophiques). R. Aron souligne de son côté que, pour la critique marxiste, le thème de l'aliénation et celui de la fausse conscience sont des «  thèmes joints  ». (D'une Sainte famille à l'autre. Essai sur les marxismes imaginaires.)

Idéologie et fausse conscience

On ne saurait pour autant souscrire à l'opinion simplificatrice de Paul Kahn, qui prétend que Mannheim «  identifie la fausse conscience avec la conception totale de l'idéologie ». Les choses sont plus complexes. Pour le concept partiel et particulier de l'idéologie – autrement dit pour la pensée politique sectaire –, la question des rapports entre idéologie et fausse conscience ne se pose pas. Admettre que la pensée adverse évolue dans une ambiance de fausse conscience, ce serait lui accorder des circonstances atténuantes. D'autre part, il ne saurait être question, dans cette optique, d'appliquer une catégorie critique à la pensée politique propre. Quant au concept total et général de l'idéologie, ses rapports avec la fausse conscience sont les mêmes que ceux que V. Pareto entrevoit

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entre dérivations et résidus  : l'idéologie est l'expression – ou, si l'on veut, la cristallisation théorique – de la fausse conscience. En vertu de cette définition, l'idéologie est toujours corollaire de fausse conscience, mais il peut y avoir des formes intenses de fausse conscience sans cristallisation idéologique véritable. Le niveau d'idéologisation d'un contexte politique n'est pas obligatoirement proportionnel à l'intensité de sa fausse conscience. L'ethnocentrisme américain, très puissant dans les États du Sud, est très peu idéologisé  ; l'ethnocentrisme allemand l'a été, en revanche, très fortement.

Idéologie et utopie

La typologie de Mannheim vise à élucider cette importante question  ; c'est pourtant en l'abordant que la démarche de l'auteur d'Idéologie et Utopie devient curieusement hésitante. Mannheim pense qu'idéologie et utopie sont corollaires de fausse conscience  ; de même qu'elles sont l'une et l'autre «  transcendantes à l'être social  » (Seinstranszendent). Toutefois, l'idéologie, tournée vers le passé, serait investie d'une fonction de conservation sociale, alors que l'utopie, fixée sur l'avenir est un facteur révolutionnaire. Pour un historiciste, la notion de « transcendance à l'être social » est sujette à caution, car l'idéologie « fixée sur le passé » serait plutôt transcendée par l'être social que transcendante à cet être. De plus, Mannheim méconnaît l'ambiguïté fondamentale du concept d'utopie, qui désigne tantôt un comportement individuel schizoïde, une fuite dans des rêveries stériles, tantôt l'attitude de groupes qui rêvent l'impossible pour réaliser le possible. La première forme de l'utopie ignore l'histoire (R. Ruyer), la seconde y intervient avec puissance.

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Dans cette deuxième acception, le concept d'utopie se rapprocherait plutôt de celui de mythe social. Les deux formes correspondent enfin à deux temporalités historiques différentes  : l'utopie psychologique s'insère dans un temps spatialisé, l'utopie socio-politique dans un temps explosif. Il est par conséquent dangereux de les subsumer sous un concept unique. Que les deux formes impliquent la fausse conscience, c'est possible, probable même, mais dès lors le concept de fausse conscience est lui-même contaminé par l'ambiguïté de l'utopie et désigne tantôt une attitude intellectualiste extrême (« rationalisme morbide »), tantôt une sorte de vertige de l'action. Les conceptualiser ensemble est une démarche logiquement irréprochable mais méthodologiquement stérile, car elle risque de barrer la route à toute recherche globale.

Cette enquête préalable a d'ores et déjà mis en évidence quelques difficultés d'une recherche obligée de choisir entre la stérilité et l'arbitraire. Il est nécessaire d'écarter d'emblée la définition « neutre » de l'idéologie qui ne s'ouvre en principe que sur des recherches monographiques, de même que son concept polémique (« partiel » et « particulier  », selon la terminologie de Mannheim) trop chargé lui-même d'idéologie pour pouvoir servir d'instrument de recherche. Les notions d'idéologie et de superstructure doivent de leur côté être différenciées à l'aide de critères comme la différence entre origine et détermination sociale. Discrimination qui est loin d'être toujours facile  ; la science est une superstructure d'origine sociale, ses théories peuvent cependant entrer dans des contextes idéologiques dont l'orientation est déterminée par l'appartenance à des sous-totalités de combat. Discrimination inévitable cependant  ; il est difficile d'esquisser la théorie d'ensemble d'un phénomène que chaque

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chercheur individuel définit à sa propre manière. Mais on peut en atténuer largement l'arbitraire en l'assumant ouvertement et aussi en signalant sans équivoque le caractère instrumental des définitions employées. Que l'on songe au chirurgien qui change sans arrêt d'instruments en cours d'opération. Ainsi, on a dû renoncer, pour des raisons techniques, à étudier le phénomène pourtant intéressant de la convergence idéologique : communauté de certains thèmes entre des idéologies qui se combattent et qui elles-mêmes se classent dans des familles politiques opposées, le stalinisme et le fascisme par exemple, que J. Burnham considère comme deux variantes de l'idéologie directoriale. Or, pour cette recherche particulière, le concept traditionnel de l'idéologie défini comme «  système global d'interprétation du monde historico-politique » (Aron, Trois Essais sur l'âge industriel) est peut-être plus opérationnel que son concept critique. En abordant ce chapitre, un chercheur a parfaitement le droit de «  changer d'instrument  », à condition de l'indiquer sans équivoque.

Définitions de l'idéologie et construction d'un type idéal

«  On obtient un type idéal, en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes isolés, diffus et discrets, que l'on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre, par endroits pas du tout, qu'on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement pour former un tableau homogène » (Max Weber, Essais sur la théorie de la science). On envisagera donc plusieurs définitions plus ou moins classiques du phénomène idéologique, afin d'en dégager un «  type idéal ». Aucune de ces définitions n'est « fausse » ni « vraie » ; chacune reflète un aspect du phénomène idéologique qui dans l'optique de

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l'observateur apparaît avec un relief particulier. La synthèse est ici une étape vers l'objectivité.

Quelques textes

« L'idéologie est un processus que le soi-disant penseur accomplit sans doute consciemment, mais avec une conscience fausse. Les forces motrices véritables qui le mettent en mouvement lui restent inconnues, sinon ce ne serait point un processus idéologique. Aussi s'imagine-t-il des forces motrices fausses ou apparentes. Du fait que c'est un processus intellectuel, il en déduit et le contenu et la forme de la pensée pure, que ce soit de sa propre pensée, ou de celle de ses prédécesseurs. Il a exclusivement affaire aux matériaux intellectuels ; sans y regarder de plus près, il considère que ces matériaux proviennent de la pensée et ne s'occupe pas de rechercher s'ils ont quelque autre origine plus lointaine et indépendante de la pensée. Cette façon de procéder est pour lui l'évidence même, car tout acte humain se réalisant par l'intermédiaire de la pensée lui apparaît en dernière instance fondé également dans la pensée » (Lettre d'Engels à F.  Mehring, 14 juillet 1893, in K. Marx et F.  Engels, Études philosophiques).

« L'histoire de la nature, ce qu'on appelle les sciences naturelles, ne nous intéresse pas ici ; mais nous devrons nous occuper de l'histoire des hommes, puisque l'idéologie presque entière se réduit, soit à une conception erronée de cette histoire, soit à une abstraction complète de cette histoire » (K. Marx, Œuvres philosophiques, vol. VI).

« Une idéologie est un système (possédant sa logique et sa rigueur propres) de représentations (images, mythes, idées ou concepts selon

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les cas) doué d'une existence et d'un rôle historiques au sein d'une société donnée. Sans entrer dans le problème des rapports d'une science à son passé (idéologique), disons que l'idéologie comme système de représentations se distingue de la science en ce que la fonction pratico-sociale l'emporte en elle sur la fonction théorique (ou fonction de connaissance) » (L. Althusser, Pour Marx).

« Par idéologies, nous entendons ces interprétations de la situation qui ne sont pas le produit d'expériences concrètes, mais une sorte de connaissance dénaturée (distorted) de ces expériences qui servent à masquer la situation réelle et agissent sur l'individu comme une contrainte » (K. Mannheim, Diagnosis of Our Time).

«  L'idéologie est un système global d'interprétation du monde historico-politique » (R. Aron, Trois Essais sur l'âge industriel).

«  Une idéologie a pour fonction de donner des directives d'action individuelle et collective  » (M. Rodinson, Sociologie marxiste et idéologie marxiste).

«  L'idéologie est l'expression intellectuelle historiquement déterminée d'une situation d'intérêts » (Mennicke, cité par le Philos. Wörterbuch de H. Schmidt et J. Streller).

« L'idéologie est une pensée chargée d'affectivité où chacun de ces deux éléments corrompt l'autre  » (J. Monnerot, Sociologie du communisme).

« Une idéologie est un complexe d'idées ou de représentations qui passe aux yeux du sujet pour une interprétation du monde ou de sa propre situation, qui lui représente la vérité absolue, mais sous la

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forme d'une illusion par quoi il se justifie, se dissimule, se dérobe d'une façon ou d'une autre, mais pour son avantage immédiat. Voir qu'une pensée est idéologique équivaut à dévoiler l'erreur, à démasquer le mal, la désigner comme idéologie, c'est lui reprocher d'être mensongère et malhonnête, on ne saurait donc l'attaquer plus violemment » (K. Jaspers, Origine et sens de l'histoire).

Déductions compréhensives

F. Châtelet signale que l'idéologie est réifiante  ; elle vise en effet « à faire durer l'état de choses donné » ; elle est donc antihistoriciste par définition (H. Lefebvre et F. Châtelet, Idéologie et Vérité). M. Rodinson souligne de son côté le caractère manichéen de l'idéologie qui postule «  la dévalorisation de toutes les luttes autres que celles où l'on est engagé », l'idéalisation du groupe propre, la « diabolisation » de l'adversaire. L'article de M. Rodinson est intéressant pour notre sujet, car il montre la coexistence dans la pensée de Marx d'éléments idéologiques dont les racines plongent sans doute dans son existence de militant, avec des données scientifiques.

L.  Goldmann a enfin formulé une distinction fructueuse entre idéologie et vision du monde. Pour ce penseur, la vision du monde (Weltanschauung) est –  dans les limites tracées par la situation historique – une vision globale  ; l'idéologie est, elle, tributaire d'une vision partielle. En tant que marxiste strict, Goldmann réserve aux classes « ascendantes » le privilège d'une « vision » globale, ce qui est faire singulièrement bon marché de la signification historique du stalinisme. Sous cette réserve, on trouve chez Goldmann deux éléments indispensables pour la constitution du «  type idéal  » de l'idéologie  ; l'importance de la catégorie dialectique de totalité  ;

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l'idéologie est une vision détotalisante, sous-dialectique  ; et celle du facteur égocentrique, l'idéologie est souvent l'expression d'une illusion de centralité. Le premier renvoie au concept d'awareness, tel que l'a défini au cours de sa période anglo-saxonne Karl Mannheim (Diagnosis of Our Time, Education Sociology and the Problem of Social Awareness)  ; le second, à certains aspects de la psychologie de l'enfant. J.  Piaget a montré en effet l'existence d'une forme d'« anhistoricisme infantile » et aussi d'une morale « objective » très idéologique, centrée sur les résultats et non sur l'intention. Or, entre l'égocentrisme et la dégradation du sens dialectique, nous discernons plus qu'une simple coexistence ; il est possible de les déduire l'un de l'autre et la possibilité d'une telle déduction illustre bien l'utilité d'une certaine forme de méthode compréhensive en sociologie. L'idéologie du stalinisme peut servir ici de modèle. Dans son univers mental, la place centrale, privilégiée, du Parti – ou plus exactement du «  complexe Parti-U.R.S.S.-Staline  » –  implique logiquement une vision manichéenne de l'histoire, comprise comme la lutte de deux groupes homogènes. D'où la tendance à identifier entre eux les divers éléments de l'outgroup (cf.  le « postulat de l'ennemi unique  » de J.-M. Domenach, La Propagande politique) et aussi à expliquer l'histoire comme l'extériorisation d'un complot extra-historique (M. Sperber). Or, si l'identification est, du point de vue épistémologique, une technique valable (É.  Meyerson), elle est en même temps une technique antidialectique. L'idéologie est donc sous-tendue par une pensée essentiellement antidialectique  ; le phénomène de l'«  identification en chaîne  », signalé par R.  Aron (L'Opium des intellectuels) n'est guère qu'un aspect d'un phénomène beaucoup plus général qui intéresse, entre autres, la psychopathologie. Une fois le caractère égocentrique de l'idéologie reconnu –  ce qui n'est guère

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que la conséquence logique de son rôle comme instrument de combat – l'anhistoricisme idéologique constaté par Marx (K. Marx et F.  Engels, Études philosophiques), devient à son tour une nécessité logique. Cette « déduction compréhensive » apparaît avec une grande netteté dans le cas du stalinisme ; on peut utiliser cet exemple comme élément d'une preuve par analogie dans d'autres cas où la complexité des données ne laisse apparaître qu'une simple coexistence. Par ailleurs, l'histoire s'est chargée de fournir la preuve a contrario de cette hypothèse  ; la décentration du camp socialiste par suite des schismes yougoslave et chinois s'est effectivement accompagnée d'une renaissance temporaire de la pensée dialectique dans le camp communiste.

Il n'est pas indispensable –  et en tout cas difficile dans un cadre restreint –  de multiplier à l'infini ces exemples de «  déduction compréhensive ». Nous pouvons d'ores et déjà proposer un « tableau de pensée homogène » (ou plutôt cohérent) de l'idéologie, autrement dit, son type idéal selon les critères de Max Weber. Les éléments de ce tableau cohérent n'y coexistent pas purement et simplement  ; on peut les déduire « compréhensivement » les uns des autres : l'idéologie est un système d'idées lié sociologiquement (seinsverbunden) à un groupement économique, politique, ethnique ou autre, exprimant sans réciprocité les intérêts plus ou moins conscients de ce groupe, sous la forme d'anhistorisme, de résistance au changement ou de dissociation des totalités. Elle constitue donc la cristallisation théorique d'une forme de fausse conscience.

Idéologie et rejet de l'historicisme

Un nouvel éléatisme marxiste

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L'avènement d'un marxisme consciemment antihistoriciste pose à la théorie de l'idéologie des problèmes particuliers. Cette théorie est, à notre sens, elle-même surtout une idéologie, en tant que justification de l'anhistorisme et du « présentocentrisme » de la pensée politique de l'époque stalinienne. Il existe en effet dans le stalinisme une véritable coupure entre la sociologie du passé et celle du présent, la première étant tributaire de la primauté causale du facteur économique alors que, pour la seconde, la volonté décisoire du parti et l'action des grands hommes interviennent puissamment. Le stalinisme est donc un matérialisme du passé et un idéalisme du présent. Les procès d'épuration ont consacré un autre aspect de la primauté du présent  : le remaniement ex-post facto du passé des accusés en fonction des exigences du présent. « On ne devient pas traître  ; on l'est depuis toujours.  » C'est du pur éléatisme politique. Aussi bien, en historiciste conséquent, G. Lukács a, dès 1923, formulé une mise en garde nette contre la tentation d'assurer au présent un statut socio-historique privilégié.

Or certains éléments de la doctrine althussérienne semblent bien constituer une justification – consciente ou inconsciente, peu importe – de cet éléatisme. Le privilège illégitime, « idéologique » du présent devient ici «  scientifique  » grâce à l'emploi d'une terminologie adéquate  ; Althusser parle de « primat épistémologique légitime du présent sur le passé  », dans l'optique duquel «  la rétrospection du présent sur le passé  » n'est plus «  idéologie, mais vraie connaissance  » (L. Althusser et É. Balibar, Lire Le Capital). En fait, c'est bel et bien de l'idéologie dans sa forme pure. Il est loisible d'admettre avec les wébériens un primat méthodologique du présent : l'historien choisit en fonction de ses critères actuels les questions

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qu'il pose au passé. Parler du primat épistémologique implique la possibilité d'une déformation ex-post facto de la réalité historique en fonction des exigences variables du présent et l'exemple encore tout proche des procès d'épuration montre que ce n'est pas là une vue de l'esprit.

Les althussériens font paradoxalement grief à la tendance historiciste de négliger la spécificité historique. «  Le projet de penser le marxisme comme historicisme (absolu) déclenche donc automatiquement les effets en chaîne d'une logique nécessaire, qui tend à rabattre et aplatir la totalité marxiste sur une variation de la totalité hégélienne, et qui, même sous la précaution de distinctions plus ou moins rhétoriques, finit par estomper, réduire ou omettre les différences réelles qui séparent les niveaux  » (L. Althusser et É. Balibar, ibid.). On aimerait avoir des exemples concrets à l'appui de ces considérations ésotériques. Jusqu'à preuve du contraire, les tenants de l'historicisme apparaissent comme meilleurs gardiens de cette spécificité que les disciples de L. Althusser. En effet, l'exemple le plus frappant de cette démarche qui « finit par estomper, réduire ou omettre les différences réelles qui séparent les niveaux  » vient précisément d'un althussérien. Dans son ouvrage, d'ailleurs intéressant, consacré au problème des applications ethnologiques du matérialisme historique, E. Terray écrit : « On sait que pour Marx, les classes n'apparaissent «  à l'état pur  » que lorsque le mode de production capitaliste établit son hégémonie. Lorsqu'un autre mode de production – esclavagiste ou féodal, par exemple – est dominant, les classes sont présentes sous forme de castes, d'ordres ou de conditions. » La référence marxienne est parfaite ; E. Terray renvoie à un texte classique, certes, mais dont le peu de valeur scientifique a été

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souligné par G. Gurvitch. C'est ici que la distinction de M. Rodinson entre «  Marx sociologue  » et «  Marx idéologue  » révèle toute son utilité. Du point de vue scientifique, il n'y a pas de mesure commune entre la lutte de l'esclave antique, totalement exempte d'éléments utopiques, et celle du bourgeois de 1789, porteuse d'une utopie égalitaire  ; il n'est pas davantage permis de conceptualiser ensemble les castes hindoues exclusives de toute mobilité sociale avec les strates du Middletown américain. En les identifiant, Marx idéologue a pratiqué une authentique «  identification en chaîne  » dont les séquelles idéologiques sont encore vivaces. Rien n'autorise à considérer l'histoire du passé comme une sorte de propédeutique d'un présent « privilégié  », à moins d'admettre l'hypothèse du sens caché de l'Histoire. Il ne manque à E. Terray que la notion d'une pensée surhumaine et extra-historique, pour que sa conception aille rejoindre celle de Bossuet. On voit donc –  et c'est là pour nous l'enseignement essentiel de ce bilan sommaire –  qu'il suffit de tourner le dos à l'historicisme pour retomber dans la métaphysique.

La résistance au changement

On peut d'ailleurs faire une analyse symétrique pour une idéologie tout à fait différente. La critique que fait Mohammed Guessous de la Théorie de l'équilibre social (Equilibrium Theory) de Talcott Parsons montre qu'une théorie de caractère scientifique peut jouer un rôle de justification idéologique. On notera le parallélisme avec la fonction idéologique de l'althussérisme entrevue plus haut. Dans les deux cas, l'idéologie apparaît comme un facteur de résistance au changement.

Cette théorie « vise à montrer comment opérerait une société si elle constituait un système en équilibre stable [...]. La théorie de

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l'équilibre engendre une conception particulière de la dynamique sociale, et elle aide à expliquer au moins trois types de changements dans l'organisation mondiale  : a) des changements qui sont nécessaires pour le maintien de la stabilité sociale («  mouvements phasiques » périodiques, et différenciation de la structure sociale) ; b) d'autres changements qui sont compatibles avec le maintien de la stabilité sociale (croissance séculaire et cumulative de certaines variables)  ; c) et enfin, des fluctuations temporaires, limitées, et réversibles autour d'une position d'équilibre social.

« Une analyse plus serrée de ces résultats révèle que la théorie de l'équilibre implique un grand nombre de limitations et de faiblesses qui nuisent considérablement à la recherche sociologique. 1.   Parce qu'elle met l'accent sur les forces exogènes comme étant la source principale des changements structurels, la théorie de l'équilibre semble suggérer que les tensions sociales virulentes sont provoquées par des causes mystérieuses et peut-être même inconnaissables. 2. Elle ne fournit aucune explication convaincante du processus d'adaptation collective aux tensions sociales. 3. Parce qu'elle postule que le changement social est toujours un mouvement vers l'équilibre, l'intégration et la réduction des tensions sociales, la théorie de l'équilibre se condamne à rester incapable d'expliquer la dynamique des révolutions, des mutations sociales, et des revirements brusques dans la direction de l'évolution sociale. 4. Enfin la théorie de l'équilibre s'avère incapable d'expliquer et d'estimer l'ampleur d'un changement social donné, puisqu'elle ne peut ni prédire l'intensité des tensions structurelles, ni analyser adéquatement les modes d'adaptation collective qui en résultent » (résumé français de M. Guessous).

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Pour la signification idéologique de cette théorie, il convient d'avoir présente à l'esprit l'importance de la négation du changement dans l'« idéologie diffuse » – autrement dit dans la fausse conscience – de la vie américaine traditionnelle. L'Américain moyen était à l'époque convaincu que ses founding fathers lui ont légué le secret de la société parfaite ; son respect quelque peu superstitieux de la « Constitution » de son pays ressortit à la même psychologie. C'est un fait qu'en dehors de la Suède, l'histoire d'aucun pays d'importance n'a connu aussi peu de changements. La psychologie traditionnelle de l'Américain moyen peut s'accommoder de l'idée de changements tendanciels allant dans le sens d'une amélioration ; les changements structurels sont mal compris et facilement attribués à des influences étrangères, ce qui dans la pratique peut revêtir la forme de xénophobie, voire de racisme. Cette mentalité a exercé une influence sur la pensée politique de l'aile conservatrice du parti républicain, elle a aussi marqué l'enseignement supérieur aux États-Unis. Entre cette idéologie conservatrice et la théorie de Parsons, on note des « correspondances » du même type que celles qui existent entre les exigences idéologiques du stalinisme et l'effort théorique du cercle de L. Althusser. Cette constatation n'implique nul jugement de valeur ; on sait que des historiens du sérieux d'un H. Pirenne ont vu dans le contact culturel le moteur essentiel du changement social. D'autre part, le bilan historique de longues périodes d'isolement avec absence presque complète de changements structurels, comme l'époque Tokugawa au Japon ou la période coloniale du Mexique, justifient, au moins partiellement, la théorie de Parsons. Elle n'en fait pas moins partie de plein droit de l'idéologie d'un secteur conservateur de la société américaine (voir aussi S. Jonas).

Causalité idéologique et causalité « diabolique »

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On peut ici, pour des raisons de commodité (voir Gabel  : Idéologies, 1974, p. 57 sq.), recourir à l'expression de « causalité idéologique »  ; en fait, on devrait parler de « distorsion idéologique de la perception de la causalité historique ». Des recherches portant sur les causes des événements historiques occupent, en effet, une place privilégiée dans la démarche idéologique en raison de la fréquence des enquêtes de responsabilité – souvent assorties de sanctions pénales plus ou moins arbitraires  –  dans la vie politique (le procès de Riom en est une illustration, entre autres). Marcel Mauss considère la magie comme «  une gigantesque variation sur le thème du principe de causalité » (Sociologie et anthropologie, p. 56)  ; on peut en dire autant de l'idéologie. Ce phénomène de sursaturation causale est, à notre sens, une dimension de la distorsion idéologique.

En simplifiant quelque peu les données du problème, on peut caractériser la causalité idéologique par son caractère manichéen  : les événements favorables sont mis sur le compte du « facteur ami », ceux qui sont défavorables sur celui du « facteur ennemi ». « Chacun, écrit Raymond Aron, choisit une cause, au gré des circonstances et selon ses préjugés [...], les uns décident de baptiser cause le facteur qu'ils n'aiment pas [...], les autres choisissent le facteur qu'il suffirait d'après eux de modifier. » Il s'ensuit une tendance à détotaliser (donc à dédialectiser) les situations historiques au profit de la recherche des causes uniques (key causes) choisies en fonction de critères égocentriques, souvent irrationnels (les Juifs sont tenus pour responsables de la défaite française de 1940, mais aussi de la défaite allemande [donc de la victoire française] de 1918). Le problème de la causalité idéologique apparaît ainsi lié à celui de la «  conception policière de l'histoire  » (Manès Sperber). Elle confirme

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l'interprétation «  dialectique  » du phénomène idéologique  ; elle rappelle certains aspects de l'expérience causale de l'enfant (Jean Piaget) et aussi de la causalité magique ou mystique (Lucien Lévy-Bruhl).

Or c'est précisément par un «  retour à Lévy-Bruhl  » que Léon Poliakov explique ce qu'il appelle «  la causalité diabolique  » (1980), ainsi nommée parce que, dans l'histoire européenne moderne, des idéologues ont souvent considéré leurs adversaires comme des suppôts du démon : luttes religieuses au XVIIe siècle anglais, jésuites et francs-maçons... On connaît l'importance du problème de la causalité chez Lévy-Bruhl  ; pour les «  primitifs  », «  ce que nous appelons une cause, ce qui pour nous rend raison de ce qui arrive, ne saurait être qu'une occasion ou, pour mieux dire, un instrument au service de forces occultes » (Lévy-Bruhl, La Mentalité primitive, 1922). Il en résulte notamment que le concept de mentalité «  primitive  » peut être récupéré par la politologie, à condition qu'on en exclue toute connotation d'origine colonialiste. Il convient de rappeler, en plus, que ce concept s'était montré opérationnel en psychopathologie dans l'interprétation de certains aspects de l'aliénation clinique (Storch, 1922  ; Burstin, 1935...). Poliakov invoque en faveur de sa thèse une documentation considérable concernant ces poussées de fièvre collectives (racisme et antisémitisme). Épistémologiquement proche de Popper, il tend à incriminer le marxisme dans la genèse de cette forme de causalité  ; c'est oublier que le marxisme est aussi une dialectique  –  or, on a vu plus haut que les différentes formes de la causalité idéologique, ce dont la causalité «  diabolique  » est en somme une variante, sont des phénomènes de dédialectisation régressive. Le jugement de Poliakov doit donc être nuancé sur ce

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point.

Idéologie et vérité

Reste la question importante des rapports entre idéologie et vérité (H. Lefebvre et F. Châtelet, Idéologie et Vérité). Son étude complète demanderait un article spécial, mais le présent travail serait incomplet s'il n'en posait au moins les jalons.

La distinction entre l'origine sociologique des connaissances et la détermination sociopolitique de la conscience permet de résoudre élégamment une difficulté sur laquelle ont achoppé des auteurs aussi pertinents que R. Aron (Recherches philosophiques), dans un travail de jeunesse, qui eut toutefois le mérite de poser le premier en France le problème sociologique de l'idéologie. En effet la constatation de l'origine sociologique d'une théorie n'implique aucun soupçon de validité limitée ou «  perspectiviste  ». Ainsi, le fait d'admettre avec Durkheim l'origine religieuse du concept d'énergie n'enlève rien à la valeur scientifique de la notion d'énergie atomique. En fin de compte, la sociologie de la connaissance a relativement peu d'incidences sur l'épistémologie ou la gnoséologie. Seule l'idéologisation des théories scientifiques pose des problèmes quant à leur coefficient de crédibilité. Notre problème s'en trouve largement simplifié.

Cette idéologisation n'est pas elle-même synonyme de crédibilité douteuse. Nous faisons sur ce point entièrement nôtres les conclusions lucides de M. Rodinson. Des théories scientifiques valables peuvent s'intégrer dans des ensembles idéologiques. Le raisonnement entendu parfois : « Telle théorie doit être fausse parce qu'elle fait partie de tel contexte idéologique  », constitue une

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intrusion injustifiée de l'idéologie dans le domaine de la science.

Une approche idéologique peut jouer un rôle positif en préparant le terrain pour une approche scientifique. La passion idéologique suscite un intérêt qui persiste parfois après l'apaisement des passions et peut déclencher des études de valeur scientifique.

Le concept d'erreur ne possède pas dans les sciences humaines la même profondeur qu'en sciences naturelles, cela précisément en raison de l'importance de la notion de perspective. Or les contextes politiques autoritaires ont tendance à utiliser le terme d'«  erreur  » dans son acception scientifique, ce qui renvoie à leur conception réifiée du fait social (T. Adorno et coll.). L'idéologisation opère souvent à la faveur d'une sélection dirigée entre des conceptions théoriques de valeur comparable  : ce «  choix idéologique  » ne saurait garantir la validité des théories sélectionnées, mais elles ne garantit pas non plus leur caractère erroné.

L'importance parallèle de l'identification en épistémologie (É. Meyerson) et dans les mécanismes de l'idéologisation pose des problèmes particuliers. Quelles sont les limites qui séparent la « bonne » identification de la « mauvaise » ? Renvoyant le lecteur à un autre travail (J. Gabel, La Fausse Conscience), on se bornera à remarquer que l'identification scientifique vise à simplifier des réalités compliquées, afin de les mettre à la portée de la science  ; l'identification idéologique «  sur-simplifie  » des réalités parfois simples, afin de gagner, en échange du confort intellectuel ainsi offert, l'adhésion des foules. De plus, le mécanisme décrit par Émile Meyerson vise à faire connaître quelque chose en l'assimilant à quelque chose de déjà connu  ; l'identification idéologique tend à faire détester

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quelque chose en l'assimilant à quelque chose de déjà détesté (Tito  = Franco). Mais les limites sont loin d'être précises, et il peut y avoir des formes de transition et des cas mixtes.

Le véritable juge de la légitimité d'une identification est en fin de compte le bon sens, aussi difficile à codifier dans l'abstrait que souvent évident dans le concret.

Joseph GABEL

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