ARTHUR - schopenhauer.fr · ARTHUR SCHOPENHAUER L’Art d’avoir toujours raison Note: Le...
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ARTHUR
SCHOPENHAUER
LArt davoir toujours raison
Note : Le manuscrit original ne comportait pas le titre et fut probablement crit vers 1830. Il fut publi sous diffrents titres tels Dialectique ou Dialectique ristique ou L'Art d'avoir
toujours raison.
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http://www.schopenhauer.fr/
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Table des matires
INTRODUCTION ....................................................................................................................................... 4
Avant-propos : logique et dialectique .................................................................................................. 4
La dialectique ristique ....................................................................................................................... 6
La base de toute dialectique .............................................................................................................. 11
STRATAGMES ....................................................................................................................................... 13
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INTRODUCTION
Avant-propos : logique et dialectique
I.
Logique et dialectique taient considres par les Anciens comme tant synonymes, bien
que rflchir , considrer , calculer et converser soient
deux concepts trs diffrents. Le terme dialectique (,
, ) aurait t, selon Diogne Larce, dabord utilis par Platon, et
dans Phdre, Le Sophiste, La Rpublique livre VII nous pouvons voir que par dialectique, il
entend lemploi rgulier de la raison ainsi que le dveloppement des comptences dans sa
pratique. Aristote utilise galement le terme dans le mme sens, mais selon
Lorenzo Valla, il aurait galement t le premier utiliser le terme avec la mme
dfinition : nous trouvons ainsi dans son uvre lexpression , c.--d.
argutias, , . Ainsi serait plus ancien que.
Cicron et Quintilien utilisrent les mmes termes avec la mme signification gnrale. Ainsi
selon Cicron dans Lucullus : Dialecticam inventam esse, veri et falsi quasi disceptatricem,
dans Topica, chap. 2 : Stoici enim judicandi vias diligenter persecuti sunt, ea scientia, quam
Dialecticen appellant. Selon Quintilien : itaque hc pars dialectic, sive illam disputatricem
dicere malimus et ce dernier terme semble donc tre lquivalent latin pour dialectique (selon
Pierre de La Rame, Dialectique, Audomari Tali prlectionibus illustrata, 1569).
Lutilisation des termes logique et dialectique comme synonymes perdura du Moyen ge
jusqu nos jours. Cependant, plus rcemment, le terme dialectique a souvent t utilis avec
une connotation ngative, notamment par Kant, dans le sens de lart de la discussion
sophistique et le terme logique a donc t prfr pour sa connotation plus innocente.
Pourtant ces deux termes avaient exactement la mme signification, et ces dernires annes,
ils ont t nouveau considrs comme synonymes.
II.
Il est dommage que les anciens termes dialectique et logique aient t utiliss comme
synonymes et jai du mal librement faire une distinction entre leurs significations.
Autrement, jaurais aim pouvoir dfinir la logique (drivant de : rflchir ,
considrer , drivant lui-mme de : mot et raison lesquels sont insparables)
comme tant la science des lois de la pense, autrement dit, la mthode de la raison et
la dialectique (drivant de : converser car toute conversation communique
des faits ou des opinions, c.--d. est historique ou dlibrative) comme tant lart de la
controverse (dans le sens moderne du terme). Il est donc vident que la logique traite des a
priori, sparables en dfinitions empiriques, c.--d. les lois de la pense, les processus de la
raison (le ), et en lois, c.--d. celles que suit la raison quand elle est laisse elle-mme
et non entrave comme dans le cas des penses solitaires dun tre rationnel qui nest pas
induit en erreur. La dialectique de son ct traite des rapports entre deux tres rationnels dont
les penses saccordent, mais qui ds quelles cessent de saccorder comme deux horloges
marquant la mme heure, crent une controverse, c.--d. un combat intellectuel. En tant
qutres purement rationnels, les individus devraient pouvoir saccorder. Le dsaccord
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survient de la diffrence essentielle leur individualit, c.--d. de llment empirique. La
logique, science de la pense, c.--d. science des procds de la raison pure, devrait a
priori tre capable de pouvoir stablir. La dialectique, en gnral, ne peut tre construite qua
posteriori, partir de la connaissance empirique des diffrences entre deux individualits
rationnelles que doit souffrir la rflexion pure, et des moyens quutilisent ces individualits
lune contre lautre pour montrer que leur pense individuelle est pure et objective. Cest
parce que cest la dans la nature humaine que lorsque A et B sont engags dans une rflexion
commune, , c.--d. communication des opinions (par opposition aux discussions
factuelles), si A saperoit que les penses de B sur le mme sujet ne sont pas les mmes,
initialement, il ne reverra pas sa propre pense pour vrifier sil na pas fait une erreur de
raisonnement, mais considrera que lerreur vient de B, c.--d. que lhomme est par nature sr
de soi et cest de cette caractristique que dcoule cette discipline quil me plat
dappeler dialectique. Mais pour viter toute confusion je lappellerai dialectique
ristique , la science des procds par lesquels les hommes manifestent cette confiance en
leurs opinions.
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La dialectique ristique
La dialectique ristique1 est lart de la controverse, celle que lon utilise pour avoir
raison, cest--dire per fas et nefas2. On peut en toute objectivit avoir raison, et pourtant aux
yeux des spectateurs, et parfois pour soi-mme, avoir tort. En effet, si un adversaire rfute une
preuve, et par l donne limpression de rfuter une assertion, il peut pourtant exister dautres
preuves. Les rles ont donc t inverss : ladversaire a raison alors quil a objectivement tort.
Ainsi, la vracit objective dune phrase et sa validit pour le dbatteur et lauditeur sont deux
choses diffrentes (cest sur ce dernier que repose la dialectique).
Do vient ce comportement ? De la base mme de la nature humaine. Sans celle-ci,
lhomme serait foncirement honorable et ne dbattrait sans autre but que la recherche de la
vrit, et nous serions indiffrents, ou du moins naccorderions quune importance secondaire
quant au fait que cette vrit desserve les opinions par lesquelles nous avions commenc
discourir ou serve lopinion de ladversaire. Cependant, cest ce dernier point qui nous est
primordial. La vanit inne, particulirement sensible la puissance de lintellect, ne souffre
pas que notre position soit fausse et celle de ladversaire correcte. Pour sextraire de ce
comportement, il suffit de formuler un jugement correct : cela revient dire quil faut
rflchir avant de parler. Mais la vanit inne est souvent accompagne par la loquacit et
une mauvaise foi inne. Ils parlent avant de rflchir, et mme lorsquils se rendent compte
plus tard que leur position est fausse, ils essaieront de faire en sorte de paratre que ce nest
pas le cas. Lintrt dans la vrit quon aurait pu croire leur seul motif lorsquils dclarrent
leur proposition vraie, doit cder le pas lintrt de la vanit : la vrit est fausse et ce qui est
faux parat vrai.
Il est pourtant quelque chose qui peut tre dit sur cette mauvaise foi, sur ce fait de
persister soutenir une thse qui parat fausse, mme pour nous-mmes : nous sommes
souvent initialement convaincus de la validit de notre propos, mais les arguments de notre
adversaire semblent les rfuter. Si nous abandonnons immdiatement notre position, nous
pourrions nous rendre compte par la suite que finalement nous avions raison et que ctait la
preuve adversaire qui tait fausse. Largument qui nous aurait sauv ne nous est pas venu sur
le moment. Cest donc de l que dcoule cette maxime que dattaquer un contre argument
1 Les Anciens utilisaient les termes logique et dialectique comme synonymes, ce qui est dailleurs toujours le cas
avec le sens moderne de ces mots. 2 ristique nest quun terme plus dur signifiant la mme chose. Aristote (selon Diogne Larce, V. 28) aurait
plac sur un pied dgalit rhtorique et dialectique, visant convaincre, , tandis quanalytique et
philosophie visent chercher la vrit. ,
, , Diogne Larce, Vita Platonis, III, 48.
Aristote fait la diffrence entre :
I. la logique ou analytique, la thorie ou mthode menant aux vritables conclusions, lapodictique ;
II. la dialectique, ou la mthode menant aux conclusions passant pour vritables
, probabilia (Topica, I, 1 et 12) autrement dit les conclusions qui ne passent pas pour fausses et qui
ne passent pas pour vraies (en elles-mmes). Quest-ce sinon lart davoir raison, que lon ait raison ou pas ?
Cest--dire lart dattendre lapparence de la vrit, comme je le disais plus haut. Aristote divise toutes les
conclusions entre logique et dialectique de la manire que je viens de dcrire, puis en ristique ;
III. lristique, la mthode par laquelle la forme de la conclusion est correcte mais dont les phrases, le sujet,
ne sont pas vraies mais paraissent vraies, et enfin :
IV. la sophistique, la mthode o la forme de la conclusion est fausse alors quelle parat correcte.
Ces trois derniers appartiennent lart de la dialectique ristique car elles nont pas pour objectif de parvenir la
vrit mais seulement de se parer de son apparence, cest--dire davoir raison. Les conclusions sophistiques
dAristote, dernier livre de sa dialectique, fut dit ultrieurement.
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quand bien mme celui-ci nous parat criant de vrit, en esprant que celle-ci nest que
superficielle et quau cours du dbat un autre argument nous viendra qui pourra endommager
la thse adverse ou confirmer la validit de la notre : nous sommes ainsi comme presque
forcs tre de mauvaise foi, ou du moins fortement enclins ltre. La faiblesse de lintellect
et la perversion de la volont se soutiennent mutuellement. De l, ces joutes nont pas pour
objectif la vrit mais une thse, comme sil sagissait dune bataille pro aris et
focis poursuivie per fas et nefas. Comme expliqu plus haut, il ne peut en tre autrement.
Ainsi, de manire gnrale, chacun persistera dfendre ses propres positions, mme si
sur le moment il la considre lui-mme comme fausse ou douteuse.3 Tout le monde est arm
jusqu' un certain point contre ce genre de procd par sa propre astuce et son manque de
scrupules : chacun apprend dans la vie de tous les jours cette dialectique naturelle de mme
que chacun possde sa logique naturelle. Cependant, celle-ci nest pas fiable sur le long
terme. Il nest pas ais pour quelquun de rflchir lencontre des lois de la logique : si les
faux jugements sont frquents, les fausses conclusions sont rares. Ainsi, les hommes sont
rarement exempts de logique naturelle, mais ils peuvent cependant tre exempt de dialectique
naturelle : cest un don distribu en mesures pour le moins ingales (elle est lquivalent du
jugement, qui est ingalement rpartie parmi les hommes tandis que la raison reste la mme).
Il arrive souvent que quelquun soit dans le vrai mais que son argumentation ait t confondue
par des arguments superficiels. Sil merge vainqueur de la controverse, il devra souvent sa
victoire non seulement la justesse de son jugement, mais surtout lintelligence et ladresse
dont il a fait preuve pour la dfendre.
Ici, comme dans tous les cas, les dons sont inns4, cependant la pratique et la rflexion
quant aux tactiques par lesquelles quelquun peut vaincre un adversaire, ou quant celles que
ladversaire utilise, comptent pour beaucoup dans la matrise de cet art. Ainsi, mme si la
logique na pas grande utilit pratique, la dialectique peut ltre. Aristote lui-mme me semble
avoir tabli sa logique propre (analytique) en tant que fondation pour la prparation de sa
dialectique et en a fait son cheval de bataille. La logique soccupe simplement de la forme des
propositions tandis que la dialectique porte sur le fond du sujet, la substance. Ainsi, il
convient de considrer la forme gnrale de toutes les propositions avant de continuer avec les
cas particuliers.
Aristote ne dfinit pas lobjet de la dialectique dune faon aussi prcise que moi : sil lui
donne bien pour principal objet la controverse, cest en tant quoutil pour rechercher la vrit
(Topica, I, 2). Plus loin dans son uvre, il dit galement que dun point de vue philosophique
les propositions sont traites en accord avec la vrit, et dun point de vue dialectique, en
fonction de leur plausibilit, cest--dire de la mesure par lesquelles elles gagneront
lapprobation des autres opinions ( Topica, I, 12). Il est conscient quil faut savoir
3 Machiavel conseille son Prince de profiter de tout moment de faiblesse de son voisin pour lattaquer car ce
dernier risque d'agir de mme. Si lhonneur et la fidlit rgnaient en ce monde, ce serait une autre histoire, mais
comme on nest pas en droit desprer trouver ces qualits chez son prochain, on ne doit pas les pratiquer soi
mme sous peine de voir cette pratique se retourner contre soi. Ainsi en est-il dans un dbat : si je laisse mon
adversaire avoir raison ds que jai limpression quil a raison, il y a peu de chances quil fasse de mme lorsque
la situation sinversera, et sil procde per nefas, je dois faire de mme. Il est facile de dire que lon doit se rallier
la vrit sans se soucier de ses propres prjugs, mais il ne faut pas sattendre ce que son adversaire fasse de
mme, et il faut donc agir ainsi soi mme. En outre, si je devais abandonner la position que je dfendais
auparavant ds que je me rends compte que mon adversaire a raison, il demeure possible que cette impression
nest que passagre et que je risque dabandonner la vrit pour accepter une erreur. 4 Doctrina sed vim promovet insitam.
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distinguer la vrit objective dune proposition et la sparer de la faon dont elle est prsente
et de lapprobation quelle suscite. Cependant, il ne fait pas une distinction suffisamment
prcise entre ces deux aspects et nutilise la dialectique que pour le second cas5. Les rgles par
lesquelles il dfinit la dialectique sont parfois mlanges avec celles dfinissant la logique. Il
mapparat donc quil na pas russi trouver une solution claire ce problme6.
Dans son Topica, Aristote a, avec son esprit scientifique, entrepris de dtailler la dialectique
de faon mthodique et systmatique, ce qui est tout fait admirable, mais son but,
videmment ici pratique, na pas t atteint. Dans ses Analytiques, aprs avoir examin les
concepts, jugements et conclusions dans leur pure forme, il se tourne vers le contenu, lequel
se rattache aux concepts : cest en eux que se tient le contenu7(...)
5 Dun autre ct, dans son livre Les Rfutations sophistiques, il fait trop defforts pour distinguer
la dialectique de la sophistique et de lristique alors que la diffrence ne rside que dans le fait que les
conclusions de la dialectique sont vraies dans la forme tandis que les conclusions de la sophistique et de
lristique sont fausses (entre lristique et la sophistique, seule diffre lintention : lristique vise avoir raison
tandis que la sophistique vise la rputation et le gain pcuniaire).
Quune proposition soit vraie par rapport son contenu est un sujet bien trop incertain pour tablir la fondation
de cette distinction, et il sagit dun sujet sur lequel le dbatteur est le dernier tre certain, et qui nest pas non
plus rvl sous une forme trs sre, mme par le rsultat de la controverse. Ainsi, lorsquAristote parle de
dialectique, il faut y inclure la sophistique, lristique et la peirastique, dfinie comme lart davoir raison dans
une discussion pour laquelle le plan le plus sr est sans aucun doute davoir raison ds le dbut, mais qui en soi
ne suffit pas tant donn la nature humaine et nest pas non plus ncessaire tant donn la faiblesse et de
lintellect humain. Il faut donc avoir recours dautres procds, qui, justement par le fait quils ne sont pas
ncessaires latteinte de la vrit, peuvent galement tre utiliss lorsque quelquun est objectivement dans son
tort, et que ce soit le cas ou pas, la certitude est rarement au rendez-vous.
Mon avis est quil faut donc faire une distinction entre dialectique et logique plus claire que celle faite par
Aristote, qu la logique il faut assigner la vrit objective avec pour limite sa formalit, et que lon confine
la dialectique lart davoir raison, et par opposition, ne pas distinguer la sophistique et lristique de la
dialectique comme le fait Aristote puisque la diffrence quil pointe repose sur la vrit objective et matrielle.
Or la certitude nest pas discernable avant la discussion et nous sommes contraints de dire, comme Ponce Pilate :
Quest-ce que la vrit ? Car veritas est in puteo : selon Dmocrite (Diogne Larce, IX,
72). Il est facile de dire que lorsque lon dbat il ne faut avoir pour seul objectif que la recherche de la vrit,
mais avant le dbat, personne ne connat la vrit et travers ses propres arguments et ceux de son adversaire, on
peut sgarer. Dailleurs, re intellecta, in verbis simus faciles : comme beaucoup ont tendance comprendre le
terme dialectique dans le sens de logique, nous voulons appeler cette discipline dialectica eristica, ou dialectique
ristiche. 6 Il faut toujours bien distinguer les sujets des disciplines les unes des autres. 7 Cependant, les concepts peuvent tres pris sous certaines classes, comme le genre et lespce, la cause et
leffet, une qualit et son contraire, possder et tre dans le dnuement, etc. et ces classes sappliquent certaines
rgles gnrales : les loci et les . Un locusdune cause et dun effet serait par exemple la cause de la cause
est une cause de leffet [Christian Wolff, Ontologia, 928] , ce qui sapplique ainsi : la cause de mon
bonheur est ma fortune et donc ce qui ma donn ma fortune ma donn mon bonheur. Des loci de contraste
peuvent :
1. sexclure mutuellement, par exemple, droit et tordu ; 2. tre prsents dans le mme sujet : par exemple, le sige de lamour est dans la volont () et
celui de la haine galement. Cependant si elle est dans le sige du sentiment (), il en va de
mme pour lamour. Lme ne peut tre ni blanche, ni noire ;
3. dans le cas o le degr infrieur manque, le degr suprieur manque galement : si un homme nest pas juste, ni ne sera pas non plus bienveillant.
De l on en dduit que les loci sont des vrits gnrales qui se rapportent dentires classes de concepts que
lon peut utiliser dans les cas particuliers pour en tirer des arguments et les montrer tous comme vidents.
Pourtant, la plupart sont trs trompeurs et il y a de nombreuses exceptions : par exemple, selon un locus : les
opposs ont des rapports opposs, par exemple : la vertu est belle, le vice est laid lamiti est bienveillante,
lhostilit est malveillante. Mais : le gaspillage est un vice donc lavarice est une vertu ou les fous disent la
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Afin de bien mettre en uvre la dialectique, il ne faut pas sattarder sur la vrit
objective (qui est laffaire de la logique) mais simplement la regarder comme tant lart
davoir raison, ce qui est, comme nous lavons vu, dautant plus ais que lorsque lon est
demble dans le vrai. Cependant la dialectique en soi ne fait quapprendre comment se
dfendre de tout type dattaque, et de mme, comment il peut attaquer une thse adverse sans
se contredire. La dcouverte de la vrit objective doit tre spare de lart de faire des
phrases gagnant lapprobation : la premire est une compltement diffrente qui
est laffaire du jugement, de la rflexion et de lexprience pour laquelle il nest pas dart
particulier tandis que la seconde est le but de la dialectique. Certains lont dfinie comme
tant la logique des apparences, mais cette dfinition est fausse, sans quoi elle servirait qu
rfuter des propositions fausses. Or, mme quand quelquun a raison, il a besoin de la
dialectique pour dfendre et maintenir sa position. Il lui faut connatre les stratagmes
malhonntes afin de savoir comment leur faire face, voire mme en faire usage lui-mme afin
de frapper son adversaire avec ses propres armes. Ainsi, dans la dialectique doit-on carter la
vrit objective, ou plutt, ne la regarder que comme circonstance accidentelle, et ne chercher
qu dfendre sa position et rfuter celle de son adversaire. En suivant les rgles ces fins,
aucun intrt ne doit tre accord la vrit car gnralement on ne sait pas o est la vrit8.
Il nest pas rare que lon ne sache pas si lon est dans le vrai ou le faux : tantt on se croit
tort dans le vrai, tantt les deux partis se croient dans le vrai. : veritas est in puteo (selon
Dmocrite : ). Au dbut dun dbat, en rgle gnrale, chacun est persuad
davoir raison et tandis que celui-ci se poursuit, les deux partis doutent de leurs propres thses
et la vrit nest dtermine ou confirme qu la fin. Ainsi, la dialectique na rien voir avec
la vrit tant que le matre descrime considre qui est dans le vrai quand le dbat tourne en
duel : il ne reste que lestoc et la parade et cest ainsi que lon peut on voir la dialectique :
comme lart de lescrime mental, et ce nest quen la considrant ainsi que lon peut en faire
une discipline part entire. En effet, en se contentant de viser la vrit objective, nous en
sommes rduit la simple logique tandis que si nous tablissions des prpositions fausses, ce
ne serait que de la simple sophistique. Or chacun de ces deux cas implique que le vrai et le
faux nous est connu lavance mais cest rarement le cas. La vritable conception de la
dialectique est donc comme suit : lart de lescrime intellectuel dans le but davoir raison dans
vrit et donc les sages mentent sont des raisonnements qui ne marchent pas. La mort est une disparition et donc
la vie une naissance : faux. Un exemple du caractre trompeur de ces topi : Scot Erigne dans son livre De
prdestinatione, chap. 3, veut rfuter les hrtiques qui voyaient en Dieu deux prdestinationes (lune au salut
des lus, lautre la damnation des damns) et utilise ce topus (Dieu sait o il a t le chercher) : Omnium, qu
sunt inter se contraria, necesse est eorum causas inter se esse contrarias; unam enim eandemque causam
diversa, inter se contraria efficere ratio prohibet. Pourquoi pas ! Mais on sait experientia docet que la chaleur
durcit largile, mais ramollit la cire, et cent autres choses du mme acabit. Pourtant ce topus semble plausible. Il
monte cependant toute sa dmonstration sur ce topus, mais cela ne nous concerne plus. On peut trouver une
entire collection de locis avec leurs rfutations dans louvrage qua publi Francis Bacon sous le titre Colores
boni et mali. Vous pouvez y tirer des exemples. Il les appelle sophismata. On peut considrer
comme locuslargument oppos par Socrate Agathon dans le Symposium, o ce dernier avait attach toutes les
bonnes qualits comme la beaut, la bont, etc. lamour, mais o Socrate prouve le contraire : On cherche ce
quon na pas : or lamour cherche le beau et le bon et ne les a donc pas. Il semblerait quil y ait des vrits
gnrales qui soient applicables toutes choses, si diffrentes soient elles, sans dpendre de leurs particularits.
(La loi de compensation est un bon locus.) Or il nen est rien, parce que les concepts naissent de labstraction des
particularits et englobent toutes sortes de ralits lesquelles peuvent ressortir lorsque les concepts de choses
individuelles les plus diverses sont rapprochs, et ne sont juges quen se basant sur les autres concepts. Il est
mme dans la nature humaine lors dun dbat de se rfugier derrire un topus gnral lorsque pris en dfaut. On
compte galement parmi les locila lex parsimoni natur ou encore la natura nihil facit frustra. Oui, tous les
proverbes sont les loci relatifs une application pratique. 8 Il arrive souvent que deux personnes dbattement frocement, puis en rentrant chez eux, ont pris la position de
ladversaire, changeant ainsi leurs opinions.
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une controverse. Bien quristique serait un nom correct pour cette discipline, le
terme dialectique ristique lest encore plus. Celle-ci est trs utile, mais plus dun la nglig
tort.
En ce sens, la dialectique na pour autre but que de rsumer les arts quemploient les
hommes lorsque ceux-ci se rendent compte dans un dbat que la vrit n'est pas de leur ct
mais tentent quand mme de paratre avoir raison. Ainsi, il serait inappropri dans la science
de la dialectique de sattarder sur la vrit objective et son dveloppement puisque la
dialectique naturelle et inne ne sen soucie pas : seul avoir raison compte. La science de la
dialectique, en un sens du terme, a pour principal but dtablir et analyser les stratagmes
malhonntes afin quils puissent tre immdiatement identifis dans un dbat rel, et carts.
Cest pourquoi la dialectique doit faire de la victoire son vritable but, et pas la vrit.
Jignore si quoi que ce soit a dj t fait dans ce domaine, bien que jaie fait damples
recherches9. Nous sommes sur un champ toujours en friche. Pour raliser notre objectif, il
nous faut donc nous baser sur notre exprience en observant comment tel ou tel stratagme est
employ par un camp ou lautre au cours des dbats qui surviennent souvent dans notre
entourage. En identifiant les lments communs aux stratagmes rpts sous diffrentes
formes, nous pourrons prsenter un certain nombre de stratagmes gnraux qui peuvent se
montrer avantageux aussi bien pour soutenir nos points de vue que pour dfaire ceux de
ladversaire.
Ce qui suit est considrer comme une premire tentative dans ce domaine.
9 Selon Diogne Larce, parmi les nombreux crits de rhtorique de Thophraste lesquels ont tous t perdus
il en tait un intitul qui aurait pu tre prcisment ce
que nous cherchions.
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La base de toute dialectique
Avant tout, il nous faut considrer lessence de tout dbat : ce quil sy droule
rellement.
Notre adversaire a pos une thse (ou bien nous mme en avons formul une, cela
revient au mme). Pour la rfuter, il existe deux modes et deux moyens.
1. Les modes sont : 1. ad rem ; 2. ad hominem ou ex concessis, c.--d. montrer que la thse ne saccorde pas avec
la nature des choses, la vrit objective absolue, ou du moins quelle est
inconsistante avec dautres thses de ladversaire, c.--d. avec la vrit relative
et subjective. Ce dernier mode ne produit quune conviction relative et ne fait
aucune diffrence avec la vrit objective.
2. Les moyens sont : 1. rfutation directe ; 2. rfutation indirecte.
La directe attaque la thse sur ses raisons, lindirecte sur ses consquences : la directe
montre quune thse nest pas vraie, lindirecte quelle ne peut pas tre vraie.
1. Par le moyen direct, nous pouvons agir de deux faons. Soit en exposant que les raisons de la thse sont fausses (nego majorem, minorem), soit en admettant les
raisons ou prmisses mais en dmontrant que la thse ne dcoule pas deux (nego
consequentiam), cest--dire attaquer la conclusion et sa forme.
2. Par la rfutation indirecte, nous faisons usage soit de diversion, soit dinstance. 1. La diversion : nous acceptons la thse adverse comme vraie et nous exposons
ce qui en dcoule partir dune autre proposition considre comme vraie pour
aboutir une conclusion manifestement fausse, soit parce quelle contredit la
nature des choses10
, soit parce quelle contredit dautres dclarations de
ladversaire ad rem ou ad hominem (Socrate, Hippias majeur et autres).
Implicitement, la thse adverse doit donc tre fausse car de deux prmisses
vraies on ne peut aboutir qu une conclusion vraie tandis que deux prmisses
fausses ne donnent pas forcment une conclusion fausse.
2. Linstance, , exemplum in contrarium : il sagit de rfuter la thse gnrale en se rfrent directement aux cas particuliers inclus mais auxquels ils
ne semblent pas avoir de rapport, ce qui donne limpression de discrditer la
thse elle-mme.
Telle est la structure basique, le squelette de tout dbat, car tout dbat repose dessus.
Mais la controverse peut se baser l-dessus ou seulement en donner limpression et peut
utiliser de vritables arguments comme de faux. Cest parce quil nest pas ais de discerner la
vrit que les dbats sont si longs et obstins. Nous ne pouvons pas non plus sparer la vrit
apparente de la vritable vrit car mmes les dbatteurs eux-mmes nen sont pas certain. Je
vais donc dcrire les diffrents stratagmes sans moccuper du vrai ou du faux puisque la
distinction ne peut tre faite et que personne ne connat la vrit objective et absolue. En
10 Si elle est en contradiction directe avec une vrit indubitable, nous aurons alors men notre adversaire ad
absurdum.
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outre, dans tout dbat ou dispute sur nimporte quel sujet, il nous faut tre daccord sur
quelque chose, et en principe, chacun doit bien vouloir porter un jugement sur ce dont il est
question : contra negantem principia non est disputandum.
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STRATAGMES
Stratagme I
Lextension
Il sagit de reprendre la thse adverse en llargissant hors de ses limites naturelles, en lui
donnant un sens aussi gnral et large que possible et lexagrer, tout en maintenant les
limites de ses propres positions aussi restreintes que possibles. Car plus une thse est gnrale
et plus il est facile de lui porter des attaques. Se dfendre de cette stratgie consiste formuler
une proposition prcise sur le puncti ou le status controversi.
Exemple 1
Je dis : Les Anglais sont la premire nation en ce qui concerne la dramaturgie.
Mon adversaire tenta alors de donner une instance du contraire et rpondit : Il est
bien connu que les Anglais ne sont pas dous en musique, et donc en opra. Je
rfutai lattaque en lui rafrachissant la mmoire: La musique ne fait pas partie de la
dramaturgie qui ne comprend que tragdie et comdie. Mon adversaire le savait
probablement mais avait tent de gnraliser mon propos afin dy inclure toutes les
reprsentations thtrales, et donc lopra, et donc la musique, afin de me prendre en
erreur sur ma thse.
Inversement, il est possible de dfendre ses positions en rduisant davantage les limites
dans lesquelles elles sappliquent initialement, pour peu que notre formulation nous y aide.
Exemple 2
A dit : La Paix de 1814 a donn toutes les villes allemandes de la ligue hansatique
leur indpendance. et B donne une instantia in contrarium en rappelant que Dantzig
avait reu son indpendance de Bonaparte et lavait perdu par cette Paix. A se sauve :
Jai dit toutes les villes allemandes de la ligue hansatique : Dantzig tait une ville
polonaise.
Ce stratagme a dj t mentionn par Aristote dans Topiques, VIII, 12, 11.
Exemple 3
Lamark, dans sa Philosophie zoologique rejette lide que les polypes puissent
prouver des sensations car ils sont dpourvus de nerfs. Il est cependant certain quil
existe chez eux un sens de la perception : ceux-ci sorientent en direction de la lumire
en se dplaant de tentacule en tentacule et peuvent saisir leurs proies. Il a donc t
mis lhypothse que leur systme nerveux stendait travers tout leur corps en gale
mesure, comme sils taient fusionns avec, car il est vident que les polypes
possdent la facult de perception sans prsenter dorganes sensoriels. Comme cette
thorie rfute largument de Lamark, celui-ci a recours la dialectique : Dans ce cas
toutes les parties du corps des polypes doivent tre capable de toute sorte de
perception, de mouvement et de pense. Le polype aurait alors en chaque point de son
corps tous les organes du plus parfait des animaux : chaque point pourrait voir, sentir,
goter, couter, etc. Ou mieux : penser, juger, faire des conclusions : chaque particule
de son corps serait un animal parfait, et le polype serait au-dessus de lhomme car
chaque particule de son corps aurait toutes les capacits des hommes. En outre, il ny
aurait pas de raisons de ne pas tendre ce qui est vrai pour le polype tous les
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monades, puis aux plantes, lesquelles sont elles aussi vivantes, etc. En faisant usage
de cette stratgie de dialectique, un crivain trahit le fait quil sait avoir tort. Parce que
quelquun a dit : Tout leur corps peroit la lumire et agit donc comme un nerf ,
Lamark a tendu au fait que le corps tait capable de penser.
Stratagme II
Lhomonymie
Ce stratagme consiste tendre une proposition quelque chose qui a peu ou rien voir
avec le discours original hormis la similarit des termes employs afin de la rfuter
triomphalement et donner limpression davoir rfut la proposition originale.
Nota : des mots sont synonymes lorsquils reprsentent la mme conception tandis que
des homonymes sont deux conceptions couvertes par le mme mot. Voir Aristote,
Topiques, I, 13. Profond , coupant , haut pour parler tantt de corps tantt de ton
sont des homonymes tandis que honorable et honnte sont des synonymes.
On peut voir ce stratagme comme tant identique au sophisme ex homonymia.
Cependant, si le sophisme est vident, il ne trompera personne.
Omne lumen potest extingui
Intellectus est lumen
Intellectus potest extingui
Nous pouvons voir ici quatre termes : lumire , utilis la fois au sens propre et au
sens figur. Mais dans les cas subtils ces homonymes couvrant plusieurs concepts peuvent
induire en erreur11
.
Exemple 1
A : Vous ntes pas encore initi aux mystres de la philosophie de Kant.
B : Ah, mais sil sagit de mystres, cela ne mintresse pas !
Exemple 2
Jai condamn le principe d honneur comme tant ridicule car si un homme perd
son honneur en recevant une insulte, il ne peut la laver quen rtorquant une insulte
encore plus grande ou en faisant couler le sang de son adversaire ou le sien. Jai
soutenu que le vritable honneur dun homme ne pouvait tre terni par ce dont il
souffre, mais uniquement par ses actions car il est impossible de prvoir ce qui peut
nous arriver. Mon adversaire attaqua immdiatement mon argument en me prouvant
triomphalement que lorsquun commerant se faisait faussement accuser de
malhonntet ou de mal tenir son affaire, ctait une attaque son honneur et ce
dernier souffrait cause de ce quil subissait et ne pouvait tre lav quen punissant
son agresseur et en le forant se rtracter.
Ici, lhomonyme impos est celui entre lhonneur civique, galement appel bon nom,
qui peut souffrir de la diffamation et du scandale, et lhonneur chevaleresque ou point
dhonneur, qui peut souffrir de linsulte. On ne peut ne pas tenir compte dune attaque
11 Les erreurs volontaires ne sont jamais assez subtiles pour induire en erreur et il faut trouver des exemples par
ses propres expriences. Ce serait une bonne chose si tous les stratagmes pouvaient porter un nom court et
appropri afin que si quelquun utilise lun deux, on puisse immdiatement le lui reprocher.
-
sur le premier qui doit tre rfute en public, et donc avec la mme justification, une
attaque sur le second ne peut pas non plus tre ignor mais ne peut tre lav que par le
duel ou une insulte encore plus grande. Nous avons l une confusion entre deux choses
compltement diffrentes qui se rassemblent dans lhomonyme honneur do provient
laltration du dbat.
Stratagme III
La gnralisation des arguments adverses
Il sagit de prendre une proposition , relative, et de la poser comme ,
absolue12
ou du moins la prendre dans un contexte compltement diffrent et puis la rfuter.
Lexemple dAristote est le suivant : le Maure est noir, mais ses dents sont blanches, il est
donc noir et blanc en mme temps. Il sagit dun exemple invent dont le sophisme ne
trompera personne. Il faut donc prendre un exemple rel.
Exemple 1
Lors dune discussion concernant la philosophie, jai admis que mon systme
soutenait les Quitistes et les louait. Peu aprs, la conversation dvia sur Hegel et jai
maintenu que ses crits taient pour la plupart ridicules, ou du moins, quil y avait de
nombreux passages o lauteur crivait des mots en laissant au lecteur le soin de
deviner leur signification. Mon adversaire ne tenta pas de rfuter cette affirmation ad
rem, mais se contenta de largumentum ad hominem en me disant que je faisais la
louange des Quitistes alors que ceux-ci avaient galement crit de nombreuses
btises.
Jai admis ce fait, mais pour le reprendre, jai dit que ce ntait pas en tant que
philosophes et crivains que je louais les Quitistes, cest--dire de leurs ralisations
dans le domaine de la thorie, mais en tant quhommes et pour leur conduite dans le
domaine pratique, alors que dans le cas dHegel, nous parlions des ses thories. Ainsi
ai-je par lattaque.
Les trois premiers stratagmes sont apparents : ils ont en commun le fait que lon
attaque quelque chose de diffrent que ce qui a t affirm. Ce serait un ignoratio elenchi de
se faire battre de telle faon. Dans tous les exemples que jai donns, ce que dit ladversaire
est vrai et il se tient cest en opposition apparente et non relle avec la thse. Tout ce que nous
avons faire pour parer ce genre dattaque est de nier la validit du syllogisme, cest--dire la
conclusion quil tire, parce quil est en tort et nous sommes dans le vrai. Il sagit donc dune
rfutation directe de la rfutation per negationem consequenti.
Il ne faut pas admettre les vritables prmisses car on peut alors deviner les conclusions.
Il existe cependant deux faons de sopposer cette stratgie que nous verrons dans les
sections 4 et 5.
Stratagme IV
Cacher son jeu
Lorsque lon dsire tirer une conclusion, il ne faut pas que ladversaire voie o lon veut
en venir, mais quand mme lui faire admettre les prmisses un par un, lair de rien, sans quoi
ladversaire tentera de sy opposer par toutes sortes de chicanes. Sil est douteux que
12 Sophisma a dicto secundum quid ad dictum simpliciter. Cest le second elenchus sophisticusdAristote,
: , , , , , Les Rfutations Sophistiques, 5.
-
ladversaire admette les prmisses, il faut tablir des prmisses ces prmisses, faire des pr-
syllogismes et sarranger pour les faire admettre, peu importe lordre. Vous cachez ainsi votre
jeu jusqu ce que votre adversaire ait approuv tout ce dont vous aviez besoin pour
lattaquer. Ces rgles sont donnes dans Aristote, Topiques, VIII, 1.
Ce stratagme na pas besoin dtre illustr par un exemple.
Stratagme V
Faux arguments
On peut, pour prouver une assertion dans le cas o ladversaire refuse dapprouver de
vrais arguments, soit parce quil nen peroit pas la vracit, soit parce quil devine o lon
veut en venir, utiliser des arguments que lon sait tre faux. Dans ce cas, il faut prendre des
arguments faux en eux-mmes, mais vrais ad hominem, et argumenter avec la faon de penser
de ladversaire, cest--dire ex concessis. Une conclusion vraie peut en effet dcouler de
fausses prmisses, mais pas linverse. De mme, on peut dtourner les faux arguments de
ladversaire par de faux arguments quil pense tre vrais. Il faut utiliser son mode de pense
contre lui. Ainsi, sil est membre dune secte laquelle nous nappartenons pas, nous pouvons
utiliser la doctrine de secte contre lui. Aristote, Topiques, VIII, 9.
Stratagme VI
Postuler ce qui na pas t prouv
On fait une petitio principii en postulant ce qui na pas t prouv, soit :
1. en utilisant un autre nom, par exemple bonne rputation au lieu de honneur , vertu au lieu de virginit , etc. ou en utilisant des mots intervertibles comme
animaux sang rouge au lieu de vertbrs ;
2. en faisant une affirmation gnrale couvrant ce dont il est question dans le dbat : par exemple maintenir lincertitude de la mdecine en postulant lincertitude de toute la
connaissance humaine ;
3. ou vice-versa, si deux choses dcoulent lune de lautre, et que lune reste prouver, on peut postuler lautre ;
4. si une proposition gnrale reste prouver, on peut amener ladversaire admettre chaque point particulier. Ceci est linverse du deuxime cas.
Aristote, Topiques, VIII, 11.
Le dernier chapitre des Topiques contient de bonnes rgles pour sentraner la
dialectique.
Stratagme VII
Atteindre le consensus par des questions
Si le dbat est conduit de faon relativement stricte et formelle, et quil y a le dsir
darriver un consensus clair, celui qui formule une proposition et veut la prouver peut
-
sopposer son adversaire en posant des questions, afin de dmontrer la vrit par ses
admissions. Cette mthode rothmatique (galement appele Socratique) tait
particulirement en usage chez les Anciens, et quelques stratagmes dvelopps plus loin y
sont associs (ceux-ci drivent librement des Rfutations Sophistiques dAristote, chapitre
15).
Lide est de poser beaucoup de questions large porte en mme temps, comme pour
cacher ce que lon dsire faire admettre. On soumet ensuite rapidement largument dcoulant
de ces admissions : ceux qui ne sont pas vif desprit ne pourront pas suivre avec prcision le
dbat et ne remarqueront pas les erreurs ou oublis de la dmonstration.
Stratagme VIII
Fcher ladversaire
Provoquez la colre de votre adversaire : la colre voile le jugement et il perdra de vue
o sont ses intrts. Il est possible de provoquer la colre de ladversaire en tant injuste
envers lui plusieurs reprises, ou par des chicanes, et en tant gnralement insolent.
Stratagme IX
Poser les questions dans un autre ordre
Posez vos questions dans un ordre diffrent de celui duquel la conclusion dpend, et
transposez-les de faon ce que ladversaire ne devine pas votre objectif. Il ne pourra alors
pas prendre de prcautions et vous pourrez utiliser ses rponses pour arriver des conclusions
diffrentes, voire opposes. Ceci est apparent au stratagme 4 : cacher son jeu.
Stratagme X
Prendre avantage de lantithse
Si vous vous rendez compte que votre adversaire rpond par la ngative une question
laquelle vous avez besoin quil rponde par la positive dans votre argumentation, interrogez-le
sur loppos de votre thse, comme si ctait cela que vous vouliez lui faire approuver, ou
donnez-lui le choix de choisir entre les deux afin quil ne sache pas laquelle des deux
propositions vous voulez quil adhre.
Stratagme XI
Gnraliser ce qui porte sur des cas prcis
Faites une induction et arrangez vous pour que votre adversaire concde des cas
particuliers qui en dcoulent, sans lui dire la vrit gnrale que vous voulez lui faire
admettre. Introduisez plus tard cette vrit comme un fait admis, et, sur le moment, il aura
limpression de lavoir admise lui-mme, et les auditeurs auront galement cette impression
car ils se souviendront des nombreuses questions sur les cas particuliers que vous aurez
poses.
-
Stratagme XII
Choisir des mtaphores favorables
Si la conversation porte autour dune conception gnrale qui ne porte pas de nom mais
requiert une dsignation mtaphorique, il faut choisir une mtaphore favorable votre thse.
Par exemple, les mots serviles et liberales utiliss pour dsigner les partis politiques
espagnols furent manifestement choisis par ces derniers.
Le terme protestant fut choisi par les protestants, ainsi que le terme vangliste par les
vanglistes, mais les catholiques les appellent des hrtiques.
On peut agir de mme pour les termes ayant des dfinitions plus prcises, par exemple, si
votre adversaire propose une altration, vous lappellerez une innovation car ce terme est
pjoratif. Si vous tes celui qui fait une proposition, ce sera linverse. Dans le premier cas,
vous vous rfrerez votre adversaire comme tant lordre tabli , dans le second cas,
comme prjug dsuet . Ce quune personne impartiale appellerait culte ou pratique
de la religion serait dsign par un partisan comme pit ou bndiction divine et par
un adversaire comme bigoterie ou superstition . Au final, il sagit l dun petitio
principii : ce qui na pas t dmontr est utilis comme postulat pour en tirer un jugement.
L o une personne parle de mise en dtention provisoire , une autre parlera de mettre
sous les verrous . Un interlocuteur trahira ainsi souvent ses positions par les termes quil
emploie. De tous les stratagmes, celui-ci est le plus couramment utilis et est utilis
dinstinct. Lun parlera de prtres l o un autre parlera de ratichons . Zle religieux =
fanatisme, indiscrtion ou galanterie = adultre, quivoque = salace, embarras = banqueroute,
par linfluence et les connections = par les pots-de-vin et le npotisme , sincre
gratitude = bon paiement , etc.
Stratagme XIII
Faire rejeter lantithse
Pour que notre adversaire accepte une proposition, il faut galement lui fournir la contre-
proposition et lui donner le choix entre les deux, en accentuant tellement le contraste que,
pour viter une position paradoxale, il se ralliera notre proposition qui est celle qui parat le
plus probable. Par exemple, si vous voulez lui faire admettre quun garon doit faire tout ce
que son pre lui dit de faire, posez lui la question : Faut-il en toutes choses obir ou bien
dsobir ses parents ? De mme, si lon dit dune chose quelle se droule souvent ,
demandez si par souvent il faut comprendre peu ou beaucoup de cas et il vous dira
beaucoup . Cest comme si lon plaait du gris ct du noir et quon lappelait blanc, ou
ct du blanc et quon lappelait noir.
Stratagme XIV
Clamer victoire malgr la dfaite
Il est un pige effront que vous pouvez poser contre votre adversaire : lorsque votre
adversaire aura rpondu plusieurs questions, sans quaucune des rponses ne se soient
montres favorables quant la conclusion que vous dfendez, prsentez quand mme votre
conclusion triomphalement comme si votre adversaire lavait prouve pour vous. Si votre
adversaire est timide, ou stupide, et que vous vous montrez suffisamment audacieux et parlez
-
suffisamment fort, cette astuce pourrait facilement russir. Ce stratagme est apparent
aufallacia non caus ut caus.
Stratagme XV
Utiliser des arguments absurdes
Si nous avons avanc une proposition paradoxale et que nous avons du mal la prouver,
nous pouvons proposer notre adversaire une proposition qui parat correcte mais dont la
vrit nest pas tout fait palpable premire vue, comme si nous dsirions nous servir de
cette proposition comme preuve. Si ladversaire rejette cette proposition par mfiance, nous
proclamerons triomphalement lavoir men ad absurdum. Si en revanche il accepte la
proposition, cela montre que nous tions raisonnablement dans le vrai et pouvons continuer
dans cette voie. Nous pouvons aussi avoir recours au stratagme prcdent et dclarer notre
position paradoxale dmontre par la proposition quil a admise. Cela demande une
impudence extrme mais de tels cas arrivent et il est des personnes qui procdent ainsi
dinstinct.
Stratagme XVI
Argument ad hominem
Largumenta ad hominem ou ex concessis : lorsque notre adversaire fait une proposition,
il faut vrifier si celle-ci ne serait pas inconsistante mme si ce nest quune apparence
avec dautres propositions quil a faites ou admises, ou avec les principes de lcole ou de la
secte laquelle il appartient, ou avec les actions des membres de son culte, au pire avec ceux
qui donnent limpression davoir les mmes opinions, mme si cest infond. Par exemple,
sil dfend le suicide, on peut lui rpondre : Alors pourquoi ne te pends-tu pas ? Ou
encore, sil soutient quil ne fait pas bon vivre Berlin, on peut rtorquer : Pourquoi ne
prends-tu pas le premier express pour la quitter ?
Tel est le genre de chicanes que lon peut utiliser.
Stratagme XVII
Se dfendre en coupant les cheveux en quatre
Si ladversaire nous repousse en prsentant des preuves contraires, il est souvent possible
de se sauver en tablissant une fine distinction laquelle nous navions pas pens auparavant.
Ceci sapplique dans le cas de double sens ou double cas.
Stratagme XVIII
Interrompre et dtourner le dbat
Si nous nous rendons compte que ladversaire a entrepris une srie darguments qui va
mener notre dfaite, il ne faut pas lui permettre darriver conclusion mais linterrompre au
milieu de son argumentation, le distraire, et dvier ce sujet pour lamener dautres. On peut
utiliser un mutatio controversi (voir stratagme XXIX).
-
Stratagme XIX
Gnraliser plutt que de dbattre de dtails
Si ladversaire nous dfie expressment de mettre mal un point particulier de son
argumentation mais que nous ne voyons pas grand-chose y redire, nous devons tenter de
gnraliser le sujet puis de lattaquer l dessus. Si on nous demande dexpliquer pourquoi on
ne peut pas faire confiance une certaine hypothse physique, nous pouvons invoquer la
faillibilit de la connaissance humaine en citant plusieurs exemples.
Stratagme XX
Tirer des conclusions
Lorsque nous avons postul nos prmisses et que ladversaire les a admises, il faut
sabstenir de lui demander de tirer lui-mme conclusions et le faire soi-mme immdiatement.
Et mme sil manque une prmisse ou deux, nous pouvons faire comme si elles avaient t
admises et annoncer la conclusion. Il sagit dune application du fallacia non caus ut caus.
Stratagme XXI
Rpondre de mauvais arguments par de mauvais arguments
Lorsque ladversaire use dun argument superficiel ou sophistique, et que nous voyons
travers, il est certes possible de le rfuter en exposant son caractre superficiel, mais il est
prfrable dutiliser un contre argument tout aussi superficiel et sophistique. En effet, ce nest
pas de la vrit dont nous nous proccupons mais de la victoire. Sil utilise par exemple
unargumentum ad hominem il suffit dy rpondre par un contre argumentum ad hominem (ex
concessis). Il est en gnral plus court de procder ainsi que de stablir la vrit par une
longue argumentation.
Stratagme XXII
Petitio principii
Si notre adversaire veut que nous admettions quelque chose partir duquel le point
problmatique du dbat sensuit, il faut refuser en dclarant que ladversaire fait un petitio
principii. Lauditoire identifiera immdiatement tout argument similaire comme tel et privera
ladversaire de son meilleur argument.
Stratagme XXIII
Forcer ladversaire lexagration
La contradiction et la dispute incitent lhomme lexagration. Nous pouvons ainsi par
la provocation inciter ladversaire aller au-del des limites de son argumentation pour le
rfuter et donner limpression que nous avons rfut largumentation elle mme. De mme, il
faut faire attention ne pas exagrer ses propres arguments sous leffet de la contraction.
-
Ladversaire cherchera souvent lui-mme exagrer nos arguments au-del de leurs limites et
il faut larrter immdiatement pour le ramener dans les limites tablies : Voil ce que jai
dit, et rien de plus.
Stratagme XXIV
Tirer de fausses conclusions
Il sagit de prendre une proposition de ladversaire et den dformer lesprit pour en tirer
de fausses propositions, absurdes et dangereuses que sa proposition initiale nincluait pas :
cela donne limpression que sa proposition a donn naissance dautres qui sont
incompatibles entre elles ou dfient une vrit accepte. Il sagit dune rfutation indirecte,
une apagogie, qui est une autre application de fallacia non caus ut caus.
Stratagme XXV
Trouver une exception
Il sagit dune apagogie travers une instance, un exemplum in contrarium.
L, inductio, ncessite un grand nombre dinstances bien dfinies pour stablir
comme une proposition universelle tandis que l ne requiert quune seule instance
laquelle la proposition ne sapplique pas et qui la rfute. Cest ce qui sappelle une instance,
, exemplum in contrarium, instantia. Par exemple, la phrase : Tous les ruminants
ont des cornes est rfute par la seule instance du chameau. Linstance sapplique l o une
vrit fondamentale cherche tre mise en application, mais que quelque chose est insr
dans la dfinition qui ne la rend pas universellement vraie. Il est cependant possible de se
tromper et avant dutiliser des instances, il faut vrifier :
1. si lexemple est vrai, car il y a des cas dans lesquels lunique exemple nest pas vrai, comme dans le cas de miracles, dhistoires de fantmes, etc. ;
2. si lexemple entre dans le domaine de conception de la vrit qui est tabli par la proposition, car a pourrait ntre quapparent, et le sujet est de nature tre rgl par
des distinctions prcises ;
3. si lexemple est rellement inconsistant avec la proposition, car l encore, ce n'est souvent quapparent.
Stratagme XXVI
Retourner un argument contre ladversaire
Un coup brillant est le retorsio argumenti par lequel on retourne largument dun
adversaire contre lui. Si par exemple, celui-ci dit : Ce nest quun enfant, il faut tre
indulgent. le retorsio serait : Cest justement parce que cest un enfant quil faut le punir,
ou il gardera de mauvaises habitudes.
Stratagme XXVII
La colre est une faiblesse
Si ladversaire se met particulirement en colre lorsquon utilise un certain argument, il
faut lutiliser avec dautant plus de zle : non seulement parce quil est bon de le mettre en
-
colre, mais parce quon peut prsumer avoir mis le doigt sur le point faible de son
argumentation et quil est dautant plus expos que maintenant quil sest trahi.
Stratagme XXVIII
Convaincre le public et non ladversaire
Il sagit du genre de stratgie que lon peut utiliser lors dune discussion entre rudits en
prsence dun public non instruit. Si vous navez pas dargumentum ad rem, ni mme dad
hominem, vous pouvez en faire un ad auditores, c.--d. une objection invalide, mais invalide
seulement pour un expert. Votre adversaire aura beau tre un expert, ceux qui composent le
public nen sont pas, et leurs yeux, vous laurez battu, surtout si votre objection le place
sous un jour ridicule. : les gens sont prts rire et vous avez les rires vos cts. Montrer que
votre objection est invalide ncessitera une explication longue faisant rfrence des
branches de la science dont vous dbattez et le public nest pas spcialement dispos
lcouter.
Exemple : ladversaire dit que lors de la formation des chanes de montagnes, le granite
et les autres lments qui les composent taient, en raison de leur trs haute temprature, dans
un tat fluide ou en fusion et que la temprature devait atteindre les 250C et que lorsque la
masse sest forme, elle fut recouverte par la mer. Nous rpondons par un argumentum ad
auditores qu cette temprature-l, et mme bien avant, vers 100C, la mer se serait mise
bouillir et se serait vapore. Lauditoire clate de rire. Pour rfuter notre objection, notre
adversaire devrait montrer que le point dbullition ne dpend pas seulement de la
temprature mais aussi de la pression, et que ds que la moiti de leau de mer se serait
vapore, la pression aurait suffisamment augment pour que le reste reste ltat liquide
250C. Il ne peut donner cette explication, car pour faire cette dmonstration il lui faudrait
donner un cours un auditoire qui na pas de connaissances en physique.
Stratagme XXIX
Faire diversion
Lorsque lon se rend compte que lon va tre battu, on peut faire une diversion, c.--d.
commencer parler de quelque chose de compltement diffrent, comme si a avait un
rapport avec le dbat et consistait un argument contre votre adversaire. Cela peut tre fait
innocemment si cette diversion avait un lien avec le thema qustionis, mais dans le cas o il
ny a pas, cest une stratgie effronte pour attaquer votre adversaire.
Par exemple, jai lou le systme chinois o la transmission des charges ne se faisait pas
entre nobles par hrdit, mais aprs un examen. Mon adversaire avait soutenu que le droit de
naissance (quil tenait en haute opinion) plus que la capacit dapprentissage rendait les gens
capable doccuper un poste. Nous avons dbattu et il sest trouv dans une situation difficile.
Il a fait diversion et dclar que les Chinois de tout rang taient punis par la bastonnade, et a
fusionn ce fait avec leur habitude de boire du th afin de sen servir comme point de dpart
pour critiquer les Chinois. Le suivre dans cette voie aurait t se dpouiller dune victoire dj
acquise.
La diversion est un stratagme particulirement effront lorsquil consiste
compltement abandonner le qustionis pour soulever une objection du type : Oui, et
comme vous le souteniez jusquici, etc. car le dbat devient alors personnel, ce qui sera le
-
dernier stratagme dont nous parlerons. Autrement dit, on se trouve mi-chemin entre
largumentum ad personam dont nous discutons ici et largumentum ad hominem.
Ce stratagme est inn et peut souvent se voir lors de disputes entre tout un chacun. Si
lune des parties fait un reproche personnel contre lautre, cette dernire, au lieu de la rfuter,
ladmet et reproche son adversaire autre chose. Cest ce genre de stratagme quutilisa
Scipion lorsquil attaqua les Cartaginois, non pas en Italie, mais en Afrique. la guerre, ce
genre de diversion peut tre appropri sur le moment. Mais lors des dbats, ce sont de pauvres
expdients car le reproche demeure et ceux qui ont cout le dbat ne retiennent que le pire
des deux camps. Ce stratagme ne devrait tre utilis que faute de mieux.
Stratagme XXX
Argument dautorit
Largumentum ad verecundiam. Celui-ci consiste faire appel une autorit plutt qu
la raison, et dutiliser une autorit appropri aux connaissances de ladversaire.
Unusquisque mavult credere quam judicare dit Snque (dans De vita beata, I, 4) et il
est donc facile de dbattre lorsquon a une autorit ses cts que notre adversaire respecte.
Plus ses capacits et connaissances sont limites et plus le nombre dautorits qui font
impression sur lui est grand. Mais si ses capacits et connaissances sont dun haut niveau, il y
en aura peu, voire pratiquement pas. Peut-tre reconnatra t-il lautorit dun professionnel
vers dans une science, un art ou artisanat dont il ne connat peu ou rien, mais il aura plus
tendance ne pas leur faire confiance. linverse, les personnes ordinaires ont un profond
respect pour les professionnels de tout bord. Ils ne se rendent pas compte que quelquun fait
carrire non pas par amour pour son sujet mais pour largent quil se fait dessus et quil est
donc rare que celui qui enseigne un sujet le connaisse sur le bout des doigts, car le temps
ncessaire pour ltudier ne laisserait souvent que peu de place pour lenseigner. Mais il y a
beaucoup dautorits qui ont le respect du vulgus sur tout type de sujet, donc si nous ne
trouvons pas dautorit approprie, nous pouvons en utiliser une qui le parat ou reprendre ce
qu dit quelquun hors contexte. Les autorits que ladversaire ne comprend pas sont
gnralement celles qui ont le plus dimpact. Les illettrs ont un certain respect pour les
phrases grecques ou latines. On peut aussi si ncessaire non seulement dformer les paroles de
lautorit, mais carrment la falsifier ou leur faire dire quelque chose de votre invention :
souvent, ladversaire na pas de livre la main ou ne peut pas en faire usage. Le plus bel
exemple rside en ce cur franais, qui, pour ne pas avoir paver la rue devant sa maison
comme devaient le faire tous les autres citoyens, cita une phrase quil dclara
biblique : paveant illi, ego non pavebo qui convainquit les conseillers municipaux. En outre,
un prjug universel peut galement servir comme autorit. Parce que beaucoup de personnes
croient comme le disait Aristote que , il ny a pas
dopinion, si absurde soit-elle, que les hommes ne sont pas prts embrasser ds quils
peuvent pourvu quon puisse les convaincre que cest une vue gnralement admise.
Lexemple affecte leur pense et leurs actions. Ils sont comme des moutons, suivant celui qui
porte le grelot o quil les mne : il est pour eux plus facile de mourir que de rflchir. Il est
particulirement trange que luniversalit dune opinion ait autant de poids lorsque par
lexprience on sait que son acceptation nest gure quun processus imitatif sans aucune
rflexion. Cependant, ils ne se posent pas cette question parce quils ne possdent plus de
connaissance qui leur soit propre. Seuls les lus disent avec Platon ,
-
c.--d. le vulgus a beaucoup de btises dans le crne, et cela prendrait trop de temps que dy
remdier.
Lopinion du public nest pas en soi une preuve, ni mme une probabilit de la vracit
des arguments adverses. Ceux qui le maintiennent doivent prendre en compte :
1. que le temps te une opinion universelle sa force dmonstrative : autrement, les erreurs du pass que lon tenait pour vrit devraient tre toujours dactualit. Il
faudrait par exemple restaurer le systme ptolmaque ou ramener le catholicisme dans
les pays protestants.
2. que lespace a le mme effet, autrement, luniversalit respective du bouddhisme, du christianisme et de lislam poserait une difficult. (Cf. Bentham, Tactique des
assembles lgislatives, II, 76).
Ce que lon appelle lopinion gnrale est, somme toute, lopinion de deux ou trois
personnes et il est ais de sen convaincre lorsque lon comprend comment lopinion gnrale
se dveloppe. Cest deux ou trois personnes qui formulent la premire instance, lacceptent et
la dveloppent ou la maintiennent et qui se sont persuades de lavoir suffisamment prouve.
Puis quelques autres personnes, persuades que ces premires personnes avaient les capacits
ncessaires, ont galement accept ces opinions. Puis, l encore, acceptes par beaucoup
dautres dont la paresse a tt fait de convaincre quil valait mieux y croire plutt que de
fatiguer prouver eux-mmes la thorie. Ainsi, le nombre de ces adhrents paresseux et
crdules grossit de jour en jour, car ceux-ci nallaient gure au-del du fait que les autres
nont pu tre que convaincus par la pertinence des arguments. Le reste ne pouvait alors que
prendre pour acquis ce qui tait universellement accept afin de ne pas passer pour des
rvolts rsistant aux opinions que tout le monde avait accept, soit des personnes se croyant
plus intelligentes que le reste du monde. Lorsque lopinion a atteint ce stade, y adhrer
devient un devoir, et le peu de personnes capables de former un jugement doivent rester
silencieux : ceux qui parlent sont incapables de former leurs propres opinions et ne se font que
lcho des opinions dautres personnes, et pourtant, sont capables de les dfendre avec une
ferveur et une intolrance immenses. Ce que lon dteste dans les personnes qui pensent
diffremment nest pas leurs opinions, mais leur prsomption de vouloir formuler leur propre
jugement, une prsomption dont eux-mmes ne se croient pas coupables, ce dont ils ont
secrtement conscience. Pour rsumer, peu de personnes savent rflchir, mais tout le monde
veut avoir une opinion et que reste-t-il sinon prendre celle des autres plutt que de se forger la
sienne ? Et comme cest ce qui arrive, quelle valeur peut-on donc donner cette opinion,
quand bien mme cent millions de personnes la supportent ? Cest comme un fait historique
rapport par des centaines dhistoriens qui se seraient plagi les uns les autres : au final, on
remonte qu un seul individu. (Cf. Bayle, Penses sur les comtes, I, 10).
Dico ego, tu dicis, sed denique dixit et ille:
Dictaque post toties, nil nisi dicta vides.
Et pourtant, on peut utiliser lopinion gnrale dans un dbat avec des personnes
ordinaires.
On peut se rendre compte que lorsque deux personnes dbattent, cest le genre darme
que tous deux vont utiliser outrance. Si quelquun de plus intelligent doit avoir affaire eux,
il lui est recommand de condescendre user de cette arme confortable et dutiliser des
-
autorits qui feront forte impression sur le point faible de son adversaire. Car contre cette
arme, la raison est, ex hypothesi, aussi insensible quun Siegfried cornu, immerg dans le flot
de lincapacit et de lincapacit de juger.
Devant un tribunal, on ne dbat quavec des autorits, celles de la loi, dont le jugement
consiste trouver quelle loi ou quelle autorit sapplique laffaire dont il est question. Il y a
pourtant tout fait place user de la dialectique, car si laffaire et la loi ne sajustent pas
compltement, on peut les tordre jusqu ce quelles le paraissent, et vice versa.
Stratagme XXXI
Je ne comprends rien de ce que vous me dites
Si on se retrouve dans une situation o on ne sait pas quoi rtorquer aux arguments de
ladversaire, on peut par une fine ironie, se dclarer incapable de porter un jugement : Ce
que vous me dites dpasse mes faibles capacits dentendement : a peut trs bien tre correct,
mais je ne comprends pas suffisamment et je mabstiendrai donc de donner un avis. En
procdant ainsi, on insinue auprs de lauditoire auprs duquel votre rputation est tablie
que votre adversaire dit des btises. Ainsi, lorsque la Critique de la raison pure de Kant
commena faire du bruit, de nombreux professeurs de lancienne cole clectique
dclarrent : nous ny comprenons rien. croyant que cela rsoudrait laffaire. Mais lorsque
les adhrents de la nouvelle cole leur prouvrent avoir raison, ceux qui dclarrent ne rien y
avoir compris en furent pour leurs frais.
On aura besoin davoir recours cette tactique uniquement lorsquon est certain que
laudience est plus incline en notre faveur quenvers ladversaire. Un professeur pourrait par
exemple sen servir contre un lve. proprement parler, ce stratagme appartient au
stratagme prcdent o lon fait usage de sa propre autorit au lieu de chercher raisonner,
et dune faon particulirement malicieuse. La contre-attaque est de dire : Toutes mes
excuses, mais avec votre intelligence pntrante il doit vous tre particulirement ais de
pouvoir comprendre nimporte quoi, et cest donc ma pauvre argumentation qui est en
dfaut. et de continuer lui graisser la patte jusqu ce quil nous comprenne nolens
volens quil nous apparat clair quil navait vraiment compris. Ainsi pare-t-on cette attaque :
si ladversaire insinue que nous disons des btises, nous insinuons quil est un imbcile, le
tout dans la politesse la plus exquise.
Stratagme XXXII
Principe de lassociation dgradante
Lorsque lon est confront une assertion de ladversaire, il y a une faon de lcarter
rapidement, ou du moins de jeter lopprobre dessus en la plaant dans une catgorie
pjorative, mme si lassociation nest quapparente ou trs tnue. Par exemple que cest du
manichisme, ou de larianisme, du plagianisme, de lidalisme, du spinosisme, du
panthisme, du brownianisme, du naturalisme, de lathisme, du rationalisme, du
spiritualisme, du mysticisme, etc. Nous acceptons du coup deux choses :
1. que lassertion en question est apparente ou contenue dans la catgorie cite : Oh, jai dj entendu a ! ;
2. que le systme auquel on se rfre a dj t compltement rfut et ne contient pas un seul mot de vrai.
-
Stratagme XXXIII
En thorie oui, en pratique non
Cest peut-tre vrai en thorie, mais en pratique a ne marche pas. Par ce sophisme,
on admet les prmisses mais on nie les consquences, et ce en contradiction avec la rgle de
logique a ratione ad rationatum valet consequentia. Lassertion est base sur une
impossibilit : ce qui est correct en thorie doit marcher en pratique, et si a ne marche pas
cest quil a une erreur dans la thorie, quelque chose qui a t oubli, et que cest donc la
thorie qui est fausse.
Stratagme XXXIV
Accentuer la pression
Lorsque vous soulevez un point ou posez une question laquelle ladversaire ne donne
pas de rponse directe, mais lvite par une autre question, une rponse indirecte ou quelque
chose qui na rien voir, et de faon gnrale cherche dtourner le sujet, cest un signe
certain que vous avez touch un point faible, parfois sans mme le savoir, et que vous
lavez en somme rduit au silence. Vous devez donc appuyer davantage sur ce point et ne pas
laisser votre adversaire lviter, mme si vous ne savez pas o rside exactement la faille.
Stratagme XXXV
Les intrts sont plus forts que la raison
Ds que ce stratagme peut tre utilis, tous les autres perdent leur utilit : au lieu de
tenter dargumenter avec lintellect de ladversaire, nous pouvons appeler ses intentions et
ses motifs, et si lui et lauditoire ont les mmes intrts, ils se rallieront notre opinion, quand
bien mme elle fut emprunte un asile dalins, car de manire gnrale, un poids
dintention pse plus que cent de raison et dintelligence. Ceci nest bien entendu vrai que
dans certaines circonstances. Si on arrive faire sentir ladversaire que son opinion si elle
savrait vraie porterait un prjudice notable ses intrts, il la laisserait tomber comme une
barre de fer chauffe prise par inadvertance. Par exemple, un prtre dfend un certain dogme
philosophique. Si on lui signifie que celui-ci est en contradiction avec une des doctrines
fondamentales de son glise, il labandonnera.
Un propritaire terrien soutient lutilisation de machinerie agricole telle quelle est
pratique en Angleterre, car une seule machine vapeur accomplit le travail de nombreux
hommes. Si quelquun lui fait remarquer que bientt les transports seront galement assurs
par des machines vapeur et quen consquence le prix de ses talons chutera de manire
dramatique, voyons voir ce quil va dire. Dans de telles situations, gnralement le sentiment
de tout le monde se retrouve dans la citation : quam temere in nosmet legem sancimus
iniquam.
Et de mme si lauditoire appartient la mme secte, guilde, industrie, club, etc. que
nous, et pas notre adversaire : sa thse ne devient plus correcte ds lors quelle porte atteinte
aux intrts communs de ladite guilde, etc. et les auditeurs trouveront les arguments de notre
adversaire faibles et abominables, peu importe leur qualit, tandis que les ntres seront jugs
corrects et appropris mme sil ne sagissait que de vagues conjectures. Nous nous ferons
applaudir par la foule tandis que ladversaire devra honteusement quitter les lieux. Oui,
-
lauditoire, de faon gnrale, sera daccord avec nous uniquement par pure conviction, car ce
qui apparatra comme tant dsavantageux pour nous leur paratra intellectuellement
absurde.Intellectus luminis sicci non est recipit infusionem a voluntate et affectibus. Ce
stratagme pourrait sappeler toucher larbre par la racine et porte le nom plus courant
dargumentum ab utili.
Stratagme XXXVI
Dconcerter ladversaire par des paroles insenses
Nous pouvons stupfier ladversaire en utilisant des paroles insenses. Ce stratagme est
bas sur le fait que :
Gewohnlich glaubt der Mensch, wenn er nur Worte hort,
Es musse sich dabei doch auch was denken lassen.
Sil est secrtement conscient de sa propre faiblesse et est habitu entendre de
nombreuses choses quil ne comprend pas mais fait semblant de les avoir comprises, on peut
aisment limpressionner en sortant des tirades la formulation rudites, mais ne voulant rien
dire du tout, ce qui le prive de loue, de la vue et de la pense, ce sous-entend quil sagit
dune preuve indiscutable de la vracit de notre thse. Il est bien connu que dans les temps
modernes, certains philosophes ont utilis ce stratagme contre tout le peuple allemand avec
un brillant succs. Mais comme il sagit dexempla odiosa, nous pouvons prfrer nous rfrer
au Vicar of Wakefield de Goldsmith, chap. 7.
Stratagme XXXVII
Une fausse dmonstration signe la dfaite
(devrait tre le premier). Lorsque ladversaire a raison, mais a, par bonheur, utilis une
fausse dmonstration, nous pouvons facilement la rfuter et dclamer ensuite avoir rfut en
mme temps toute la thorie. Ce stratagme devrait tre lun des premiers tre exposs car il
est, somme toute, un argumentum ad hominem prsent comme un argumentum ad rem. Si lui
ou lauditoire na plus aucune dmonstration valable soumettre, nous avons alors triomph.
Par exemple, lorsque quelquun avance largument ontologique pour prouver lexistence de
Dieu alors que cet argument est facilement rfutable. Cest ainsi que les mauvais arguments
perdent des bonnes affaires, en tentant de les soutenir par des autorits qui ne sont pas
appropries ou lorsquaucune ne leur vient lesprit.
Ultime stratagme
Soyez personnel, insultant, malpoli
Lorsque lon se rend compte que ladversaire nous est suprieur et nous te toute raison,
il faut alors devenir personnel, insultant, malpoli. Cela consiste passer du sujet de la dispute
(que lon a perdue), au dbateur lui-mme en attaquant sa personne : on pourrait appeler a
unargumentum ad personam pour le distinguer de largumentum ad hominem, ce dernier
passant de la discussion objective du sujet lattaque de ladversaire en le confrontant ses
admissions ou ses paroles par rapport ce sujet. En devenant personnel, on abandonne le
-
sujet lui-mme pour attaquer la personne elle-mme : on devient insultant, malveillant,
injurieux, vulgaire. Cest un appel des forces de lintelligence dirige celles du corps, ou
lanimalisme. Cest une stratgie trs apprcie car tout le monde peut lappliquer, et elle est
donc particulirement utilise. On peut maintenant se demander quelle est la contre-attaque,
car si on a recours la mme stratgie, on risque une bataille, un duel, voire un procs pour
diffamation.
Ce serait une erreur que de croire quil suffit de ne pas devenir personnel soi-mme. Car
montrer calmement quelquun quil a tort et que ce quil dit et pense est incorrect, processus
qui se retrouve dans chaque victoire dialectique, nous laigrissons encore plus que si nous
avions utilis une expression malpolie ou insultante. Pourquoi donc ? Parce que comme le dit
Hobbes dans son de Clive, chap. 1 : Omnis animi voluptas, omnisque alacritas in eo sita est,
quod quis habeat, quibuscum conferens se, possit magnifice sentire de seipso. Pour lhomme,
rien nest plus grand que de satisfaire sa vanit, et aucune blessure nest plus douloureuse que
celle qui y est inflige. (De l viennent des expressions comme lhonneur est plus cher que
la vie , etc.) La satisfaction de cette vanit se dveloppe principalement en se comparant aux
autres sous tous aspects, mais essentiellement en comparant la puissance des intellects. La
manire la plus effective et la plus puissante de se satisfaire se trouve dans les dbats. Do
laigreur de celui qui est battu et son recours larme ultime, ce dernier stratagme : on ne
peut y chapper par la simple courtoisie. Garder son sang-froid peut cependant tre salutaire :
ds que ladversaire passe aux attaques personnelles, on rpond calmement qu'elles n'ont rien
voir avec lobjet du dbat, on y ramne immdiatement la conversation, et on continue de
lui montrer quel point il a tort, sans tenir compte de ses insultes, comme le dit Thmistocle
Eurybiade : , . Mais ce genre de comportement nest pas donn tout
le monde.
Le seul comportement sr est donc celui que mentionne Aristote dans le dernier chapitre
de son Topica : de ne pas dbattre avec la premire personne que lon rencontre, mais
seulement avec des connaissances que vous savez possder suffisamment dintelligence pour
ne pas se dshonorer en disant des absurdits, qui appellent la raison et pas une autorit,
qui coutent la raison et sy plient, et enfin qui coutent la vrit, reconnaissent avoir tort,
mme de la bouche dun adversaire, et suffisamment justes pour supporter avoir eu tort si la
vrit tait dans lautre camp. De l, sur cent personnes, peine une mrite que lon dbatte
avec elle. On peut laisser le reste parler autant quils veulent car desipere est juris gentium, et
il faut se souvenir de ce que disait Voltaire : la paix vaut encore mieux que la vrit , et de
ce proverbe arabe : Sur larbre du silence pendent les fruits de la paix.
Le dbat peut cependant souvent tre mutuellement avantageux lorsquil est utilis pour
saiguiser lesprit et corriger ses propres penses pour veiller de nouveaux points de vue.
Mais les adversaires doivent alors tre de force gales que ce soit en niveau dducation ou de
force mentale : si lun manque dducation, il ne comprendra pas ce que lui dit lautre et ne
sera pas au mme niveau. Sil manque de force mentale, il saigrira et aura recours des
stratagmes malhonntes, ou se montrera malpoli.
Entre le dbat in colloquio privato sive familiari et le disputatio sollemnis publica, pro
gradu, etc. il ny a pas de diffrence significative sinon que le second requiert que le
respondens ait toujours raison par rapport lopponens et quil est donc ncessaire quil saute
les prses, ou quon argumente avec ce dernier de manire plus formelle et ses arguments
seront plus volontiers pares de strictes conclusions.
/INTRODUCTIONAvant-propos : logique et dialectiqueI.II.
La dialectique ristiqueLa base de toute dialectique
STRATAGMES