Ars memoriae et collectionnisme, fantasmes de connaissance universelle de Giulio Camillo à Aby...

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L’IDEE DUN SYSTEME MNEMONIQUE DE CONNAISSANCE AUX ORIGINES DU COLLECTIONNISME DE GIULIO CAMILLO À ABY WARBURG Alexandre MICHAAN / Institut National du Patrimoine

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L’IDEE D’UN SYSTEME MNEMONIQUE DE CONNAISSANCE AUX ORIGINES DU COLLECTIONNISME

DE GIULIO CAMILLO À ABY WARBURG

Alexandre MICHAAN / Institut National du Patrimoine

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« Encore vous dis-je que je possède un Art général, nouvellement donné par un don de l'Esprit, grâce auquel on peut savoir toute chose naturelle,

en tant que l'entendement atteint les choses des sens […] »

Raymond Lulle, Desconhort

« Se noi fossimo in un gran bosco, et havessimo desiderio di ben vederlo tutto, in quello stando, al desiderio nostro non potremmo sodisfare: percioche la vista intorno volgendo, da noi non se ne

potrebbe veder, se non una picciola parte, impedendoci le piante circonvicine il veder delle lontane: ma se vicino a quello vi fosse una erta, la qual ci conducesse sopra un'alto colle, del bosco uscendo,

dall'erta cominciaremo a veder in granparte la forma di quello; poi sopra il colle ascesi, tutto intiero il potremmo raffigurare. »

Giulio Delminio Camillo, L’Idea del Theatro

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Bien qu’il soit devenu de nos jours difficile d’isoler la notion de collection de sa dimension matérielle, visuellement palpable, elle a pourtant entretenu par le passé un lien étroit avec l’idée de transmission d’un patrimoine immatériel. Avec le XXe siècle et l’établissement progressif de notre conception actuelle du musée, devenue le corollaire de l’étude du collectionnisme, cette question a été peu à peu marginalisée du domaine patrimonial institutionnel pour basculer dans celui de la psychanalyse et des sciences cognitives, sinon de la philosophie. L’émergence du concept d’inconscient et le développement de l’étude scientifique des phénomènes mnésiques offraient de nouveaux angles d’approche au champ du patrimoine immatériel, dessinant une césure apparente avec le milieu de l’histoire de l’art et de la muséologie. L’histoire du collectionnisme est pourtant bien liée aux sciences de l’esprit par l’idée, dont il se nourrit depuis ses origines, d’ouvrir une voie d’accès à un savoir souvent fantasmé comme universel. De cette conception universaliste de la connaissance, si caractéristique de la Renaissance et de la quête perpétuelle d’érudition des humanistes, le musée a souvent été amené à se faire le sanctuaire. Il restait en cela fidèle au projet de ses origines étymologiques, le mouseîon des grecs, lieu par excellence de la recherche et de la progression du savoir. Or la notion de connaissance universelle vient elle même se mêler dans la plus grande intimité à la notion de mémoire, la seconde se faisant par essence l’outil indispensable de la première1, la première la garante de la seconde. S’il est une définition exhaustive du domaine du patrimoine immatériel, c’est certainement là qu’elle réside, dans ce rapport entre constitution de la connaissance et constitution de la mémoire collective2. Il y a à l’évidence, ancrée au plus profond du projet muséal, une survivance du rôle mémoriel des collections : le musée moderne est un vecteur de mémoire. Ce rôle mémoriel, beaucoup plus explicite qu’aujourd’hui à l’heure des débuts du collectionnisme, sous-tend néanmoins toujours notre rapport aux collections, et se retrouve tout particulièrement, à la jonction entre XIXe et XXe siècle, dans les travaux de l’historien d’art et pionnier de l’anthropologie Aby Warburg. On sait depuis longtemps que la mémoire fonctionne en grande partie par association d’images, par constitution de systèmes de projections mentales. C’est précisément par le biais de la formation de ces systèmes, auxquels s’étaient intéressé les ars memoriae, que la « collection » peut permettre à son spectateur l’accès à la connaissance, dans l’idée des savants du XVIe siècle nourris de tradition hermétique.

1 C’est là toute la recherche des ars memoriae. 2 « On entend par « patrimoine culturel immatériel » les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire —ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés— que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. Ce patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en génération, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment d'identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine. ». Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, Paris, 17 octobre 2003, UNESCO

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Le propos de cette esquisse de recherche sur la mémoire dans le domaine patrimonial est de montrer que l’idée de bâtir un système mnémonique de connaissance est doublement présente aux origines du collectionnisme, en ce qu’elle sous-tend en deux points temporels-clés les motivations d’organisation des collections : au XVIe siècle, avec l’émergence de la réflexion sur l’établissement d’une collection, et à l’aube du XXe siècle, avec la mise en place de la mission du musée moderne. Mais il s’agit ici aussi et surtout d’explorer l’évolution du rapport à la connaissance et à l’appréhension de l’univers à travers les images, au fil de l’histoire du collectionnisme. Comment l'idée de créer un système de connaissance universelle se fond-elle ainsi dans le projet originel de musée, et comment s'est effectué le glissement sémantique entre cette notion de savoir « magique »3, et celle d'imaginaire créé par la mémoire collective? Puisant ses sources dans l’art de la mémoire des rhéteurs de l’Antiquité, c’est principalement au travers de la tradition hermétique et l’héritage de penseurs comme Raymond Lulle et Giordano Bruno que s’installe à la Renaissance ce fantasme d’un système de connaissance magique ; l’influence sur la constitution des premières grandes collections et la réflexion qui l’accompagne est manifeste à la cour de François Ier, notamment avec les travaux de Giulio Camillo. C’est cette même influence que l’on retrouve dans les travaux d’Aby Warburg trois siècles plus tard, enrichie d’une réflexion sur la survivance mémorielle qui marque déjà la prise de conscience de l’existence d’un patrimoine immatériel : l’accès « magique » à la connaissance universelle se dévoile comme signe de la mémoire, l’antique Mnemosyne. Enfin, riche de la possession nouvelle de cette clé warburgienne que pourrait désigner l’idée de « mémoire collective »4, l’histoire moderne du collectionnisme a pu se réappesantir sur ses origines, avec par exemple les travaux de François Mairesse sur Samuel Quiccheberg.

3 Tel qu’entendu par la pensée hermétique du XVIe. Nous reviendrons sur cette notion particulière de la magie, assez distincte de l’acception moderne du terme. 4 Entendre ici : l’application à l’histoire de l’art de cette notion par Warburg. Le terme lui même, inventé aux débuts de la sociologie, provient de Maurice Halbwachs, contemporain de Warburg et fortement influencé dans ses travaux par Durkheim.

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Le rôle de la pensée hermétique dans la gestation de l’idée de collection L’héritage hermétique et le fantasme d’un système de connaissance du monde : Raymond Lulle, Giordano Bruno — « Peu de gens savent que les Grecs, parmi les nombreux arts qu’ils ont inventés, ont inventé un art de la mémoire qui, comme les autres, fut transmis à Rome d’où il passa à la tradition européenne. Cet art vise à permettre la mémorisation grâce à une technique de lieux et d’images impressionnant la mémoire. […] Avant l’invention de l’imprimerie, il était d’une importance

capitale d’avoir une mémoire bien exercée ; et la manipulation des images dans la mémoire doit toujours, dans une certaine mesure, impliquer l’ensemble de la psyché. »

Frances Yates, l’Art de le Mémoire C’est dans un des pendants de la pensée médiéviste et renaissante que nous qualifions aujourd’hui souvent confusément de « mystique » qu’il nous faut aller chercher les éléments propices à l’installation, dans certains esprits érudits du XVIe siècle, du fantasme des systèmes de connaissance de l’univers. L’idée première, dont sont porteurs dès l’Antiquité les ars memoriae et leur réappropriation médiévale par la pensée scholastique, est celle d’une appréhension méthodique du monde par l’esprit, visant à établir une structure mentale solide afin d’organiser son savoir comme on organise le rangement d’un lieu concret ; ainsi se parfait donc la sagesse, par l’établissement d’un système. Et, élément central, ce système repose avant tout pour optimiser son efficacité sur des images (en l’occurrence des projection mentales, des phantasmata). Le pouvoir synthétique de l’image et son aura de véritable « clé du savoir » est donc parfaitement en place dans les mnémotechniques des orateurs grecs et romains. Ainsi, dans l’Institutio Oratoriae, Quintilien décrit l’art de la mémoire (quatrième fondement de la rhétorique, après l’inventio, la dispositio et l’elocutio, et avant la prononciatio) hérité de Simonide de Ceos5, comme une technique d’apprentissage par l’organisation de données dans un espace fictif, une architecture virtuelle. Chaque élément du discours est classé dans cet espace intérieur, qui se fait dès lors le théâtre des connaissances de l’orateur mobilisées par son art de la rhétorique. On retrouvera cette recherche de mise en scène des savoirs dans le projet de Camillo ; mais son lien essentiel avec l’établissement d’un système de correspondances, d’association d’images ou de symboles, est présent dans toute une partie de la pensée théologique jusqu’au développement de la Contre-Réforme. C’est en marge de la scolastique thomiste, par qui a pourtant principalement transité l’héritage aristotélicien, et qui a fait elle aussi large usage des mnémotechniques6, que résident certainement les acteurs plus directs des conséquences qu’a pu avoir cette fascination pour le déchiffrage systématique de l’univers sur les débuts du collectionnisme. Avant Giordano Bruno et Giulio Camillo, dont le rapport à la tradition hermétique est largement plus fondé, le philosophe et

5 Selon le mythe fondateur rapporté par Quintilien, Simonide de Ceos, poète du début du Ve s. av. J.-C, aurait su identifier tous les corps après l’effondrement d’une salle de banquet à partir de l’image mentale qu’il s’était créée de la salle pour retenir la place de chaque invité. 6 Thomas d’Aquin en fait dans l’enseignement scolastique un biais de méditation ainsi qu’un moyen de mémorisation de l'Univers et des routes du Ciel et de l'Enfer.

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théologien Raymond Lulle place déjà cette idée au centre de sa pensée. Principale influence de Bruno, cet immense penseur catalan du XIIIe siècle bâtit principalement ses théories sur la démonstration par des systèmes symboliques, de la théologie à l’astrologie ou la cosmologie. Ces systèmes, basé sur la géométrie des maîtres grecs et mettant souvent en œuvre l’organisation de signes zodiacaux, sont largement repris par la pensée brunienne. Ainsi de sa théorie des éléments, développée dans le Tractatus Novus de Astronomia de 1297 et commentée avec une grande précision par Frances Yates7, qui classifie dans une structure circulaire les correspondances entre signes du zodiaque, astres et qualités correspondantes (elles-mêmes héritées de la tradition aristotélicienne). Chaque astre et chaque qualité y sont associés à un élément et à une lettre, disposés ensuite dans un diagramme circulaire souvent repris dans les traités de Lulle :

A Aer Gemini, Libra, Aquarius Jupiter Humidus et calidus B Ignis Aries, Leo, Sagittarius Mars, Sol Calidus et siccus C Terra Taurus, Virgo, Capricornu Saturnus Siccus et frigidus D Aqua Cancer, Scorpio, Pisces Venus, Luna Frigidus et humidus ABCD Mercurius8

Ces systèmes répondent généralement à une volonté de réunir de manière organisée toute la matière de l’univers, classée par jeux de correspondances dans des catégories astrologiques ou cosmiques, pour rendre intelligible l’ordre qui la régit. Les systèmes symboliques de ce type ont ainsi, chez Lulle comme plus tard chez Bruno, le but fondamental de démontrer et d’apporter une connaissance de l’univers d’une essence supérieure. Le rapprochement induit avec une forme

7 Frances Yates, « The Art of Ramon Lull: An Approach to It through Lull's Theory of the Elements », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Vol. 17, No. 1/2. (1954), pp. 115-173 8 Mercure, en marge des autres astres, est associée à tous les éléments et toutes les qualités en même temps.

Raymond Lulle, Tractatus de Astronomia Raymond Lulle, « Figura Universalis » de l’Ars demonstrativa,

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d’occultisme les a d’ailleurs souvent laissés à tort affiliés aux recherches alchimistes, bien qu’ils s’en soient plutôt tenu à l’écart tous deux ; mais il est évidemment difficile de démêler sans tomber dans l’anachronisme le fantasme de découverte d’un « ordre caché » de la recherche théologique et philosophique chez pareils érudits issus d’une lourde formation religieuse. Cet « Art général » lullien, « grâce auquel on peut savoir toute chose naturelle, en tant que l'entendement atteint les choses des sens »9, on en retrouve l’évocation récurrente dans le corpus de Giordano Bruno : « Il est nécessaire que celui qui doit former un lien possède en quelque façon une compréhension d’ensemble de l’univers »10 ; « Ainsi donc, sait lier celui qui détient la raison de l’univers »11 ; tout comme chez Camillo, où elle prend la forme d’une « sagesse véritable, source d’où nous parvient la connaissance des choses par leurs causes même, et non par leurs effets. »12. Giordano Bruno, théologien de formation dominicaine rendu tristement célèbre par son exécution sur le bûcher en 1600 après un procès historique de huit ans, « l’autre Galilée »13, reste sans doute la figure chez qui le projet d’établir des systèmes mémoriels réunissant l’ensemble de la matière universelle est le plus frappant. Souvent rattaché à la tradition hermétique (ésotérisme fondé sur l’œuvre mythique d’Hermès Trismégiste et ravivé à la renaissance par la traduction en 1463 du Corpus hermeticum, commandée à Marsile Ficin par Cosme de Médicis), Bruno a en effet fait plein usage dans sa philosophie des mnémotechniques, les intégrant dans sa démarche épistémologique où la connaissance doit être « ce qui donne la clé de l’univers, et permet d’agir sur lui »14. Il base ainsi son De Umbris Idearum (1582) sur les systèmes mnémoniques lulliens, constituant un dispositif de roues concentriques mobiles séparées en trente compartiments, destinées à abriter l’infinité des mots – et donc l’infinité du savoir – en générant des images correspondant aux combinaisons des différentes syllabes. Ce système, d’une grande complexité apparente, a été reconstitué par Frances Yates lors de son travail sur Bruno dans les années 1960. L’intérêt majeur de la pensée brunienne, en ce qui concerne directement notre propos, est celui de l’apport d’un lien explicite du système de connaissance à l’image, bien plus prégnant que chez Lulle. Malgré l’inexactitude d’attribuer à Bruno une approche purement hermétique (comme le souligne Bertrand Levergeois, ce ne sont pas les influences astrales qui régissent l’apport de la connaissance dans le projet du De Umbris, mais bien la réunion universaliste de l’ensemble des vocables, donc avant tout le mot, lui-même servi par l’image), c’est son lien particulier à cette tradition qui, comme chez Camillo, assoit l’idée que la connaissance exhaustive de l’univers doit passer par l’organisation d’images et non seulement de symboles ou de lettres. Et c’est à partir de la sédimentation de cette idée, indiquant comme une voie annexe à l’humanisme triomphant, rompant avec la remarque d’Erasme selon laquelle il suffit pour se souvenir de tel ou tel réel de se reporter aux seuls mots, plutôt que de se charger l’esprit en

9 « Encore vous dis-je que je possède un Art général, nouvellement donné par un don de l'Esprit, grâce auquel on peut savoir toute chose naturelle, en tant que l'entendement atteint les choses des sens; bon pour le droit, et pour la médicine, et pour toute science, et pour la théologie, laquelle m'est plus au coeur. A résoudre questions aucun art tant ne vaut, ni a détruire erreurs par raison naturelle. », R. Lulle, Desconhort 10 G. Bruno, introduction du De Vinculis in genere, 1591 11 Ibid., p.16 12 « […] vera sapienza, ne fonti di quella venendo noi in cognition delle cose dalle cagioni, et non da gli effetti. », Giulio Camillo, L’Idea del Theatro, 1556 13 Voir à propos du rapprochement entre les deux penseurs et les deux procès l’ouvrage de Bertrand Levergeois, Giordano Bruno, 1995, Fayard 14 Danielle Sonnier et Boris Donné, notes de traduction du De Vinculis in genere, éd. Allia

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figurations inutiles15, qu’un certain collectionnisme va se mettre en place dans la seconde moitié du XVIe siècle.

La collection comme système symbolique : les studioli de Federico da Montefletro et de François Ier de Médicis —

« la confusion est mère de l’ignorance et de l’oubli, mais l’arrangement ordonné illumine l’intelligence et raffermit la mémoire.» Hugues de Saint Victor

La conception du studiolo de Federico da Montefeltro est largement antérieure à la pensée de Giordano Bruno mais suit de près la redécouverte du Corpus Hermeticum via le manuscrit parvenu à Florence en 1460. Sans relever d’une manifestation directe de la pensée hermétique et des systèmes qu’elle véhicule, comme le sera le studiolo de François Ier presque exactement un siècle plus tard, le cabinet bâti dans le palais ducal d’Urbino réunit déjà plusieurs éléments intimement liés aux apports des ars memoriae. Le studiolo, célèbre pour sa marqueterie illusionniste, est le fruit du travail d’artistes flamands et italiens réunis entre 1473 et 1476, parmi lesquels Botticelli et Bramante pour les dessins des marqueteries, Juste de Gand et Pedro Berruguete pour les peintures. Il est organisé sur deux niveaux, un premier entièrement décoré de marqueteries représentant en trompe l’oeil le mobilier et son contenu, et un niveau supérieur constitué à l’origine de deux registres de portraits peints, fameuse série des vingt-huit hommes illustres de l’Antiquité aux contemporains, aujourd’hui démantelée. Aristote y côtoie Saint Augustin et Thomas d’Aquin, mais aussi Salomon (figure qui fait grand sens dans le cadre de cette étude et sur laquelle nous reviendrons) ; le trajet de l’héritage de l’art de la mémoire y côtoie le réceptacle de toute la connaissance divine. Daniel Arasse a montré qu’il existe dans ce complexe programme iconographique, bien qu’il n’y ait pas d’ordre apparent au premier contact visuel avec le studiolo, un principe d’organisation des ensembles présentés au spectateur (car le studiolo est un faux lieu privé, il est le lieu du privé qui se donne en spectacle), principe au sein duquel des troubles volontaires sont semés, non pas dans le seul but d’obscurcir le programme, mais avant tout pour faire sens16. En effet, la classification des hommes illustres reste problématique, mêlant poètes contemporains et personnages religieux, parfois réunis en fonction de leurs rapport avec Federico, parfois de leur rôle historique, mais jamais selon un système évident ; l’organisation iconographique à proprement parler ne nous intéresse donc pas directement ici. Arasse propose de voir finalement l’organisation du studiolo comme l’illustration de l’état de la culture italienne au Quattrocento17 – entremêlement de la tradition scolastique, du renouveau aristotélicien, du néo-platonisme et de l’humanisme –, percevant ainsi les portraits comme des figures des Arts respectifs dans lesquels les personnages ont excellé de leur temps.

15 Erasme, Ecclesiastes sive de ratione concionandi, 1535 16 Théorie développée par Daniel Arasse dans « Le Studiolo d’Urbino ou le désordre du Prince », réédité dans Décors italiens de la Renaissance, Hazan, 2009. 17 Ibid. , p.149

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Mais laissons de coté l’interprétation iconographique pour nous pencher plus particulièrement sur le niveau inférieur et les deux éléments fondamentaux qui nous interpellent ici : d’une part, le studiolo est une illusion d’architecture d’intérieur, une mise en scène du raffinement et de l’érudition du prince, donc une forme de théâtre de la connaissance ; de l’autre, ce niveau de marqueterie offre à voir une image de collection, un phantasmata, donc une collection d’objet dans son immatérialité. Ce jeu troublant avec l’ambiguïté du statut de la représentation, lié par essence au théâtre via le topos du theatrum mundi et qui viendra se cristalliser au XVIIe siècle sur l’art baroque tout entier, fait du premier niveau du studiolo une passerelle entre le visible et le mental. La « collection » présentée n’est palpable que par le pouvoir de l’esprit ; le studiolo pourrait donc bien constituer un système, quel qu’en soi le désordre apparent. Comme l’a montré Robert Kirkbride18, on peut aisément affirmer que les deux studioli des Montefeltro (celui d’Urbino et celui de Gubbio) se basent sur l’assimilation du lien entre rhétorique (d’un programme iconographique) et construction mémorielle. Ils témoignent ainsi de l’amorce, en même temps que de la grande période d’émergence du collectionnisme qui va suivre, du dialogue entre la collection et la psyché. Kirkbride mentionne un contexte doublement propice aux influences des mnémotechniques sur la conception du studiolo : Paul de Middelburg, astronome et mathématicien hollandais célèbre qui servait à la cour des Montefeltro, était sensible à ces questions et avait lui même traduit un traité sur l’art de la rhétorique ; mais surtout, la date du chantier coïncide avec l’écriture en 1460 de l’Ars memorativa de Jacobus Publicius, écrivain espagnol, dont les traités sur la rhétorique sont rapidement traduits et imprimés dans les années 1480. Il propose de lire l’espace du studiolo à travers le prisme d’une volonté profonde de renouveler l’approche du savoir et de la culture, allant ainsi dans le sens d’Arasse. L’expérience que proposent les marqueteries d’Urbino, dans cette optique, n’est plus une simple expérience visuelle ; elle la dépasse, elle devient une expérience pluri-sensorielle dont l’architecture est une métaphore, ou plutôt, selon les termes de Kirkbride, un « model » – dans la double acception anglaise du terme : un modèle tout autant qu’une maquette –. Par ailleurs, la rhétorique est explicitement présente à travers la figure emblématique de Cicéron, que l’on retrouvera au centre du travail de Camillo, ici désigné par l’inscription TVLIO (Marcus Tullius Cicero) ; C’est de plus à lui que l’on doit l’intégration de la mémoire comme partie constitutive de la vertu de la Prudence, réintégrée par la pensée de Thomas d’Aquin. Kirkebride cite à ce propos Alberto Pérez-Gómez, selon qui « Les marqueteries [du studiolo] ont constitué les bases d'une nouvelle sphère d’étude [studiorum orbis], une nouvelle définition de la connaissance distincte de la théologie médiévale, sans être pour autant éloignée de ses aspirations »19. D’autres images manifestes viennent à l’esprit dans l’analyse des marqueteries en regard avec une forme de système mnémonique : le petit miroir, par exemple, dont semble se faire l’écho une réflexion de Vespasiano da Bisticci, libraire qui constitua toute la bibliothèque de Federico –jadis attenante au studiolo–, où il mentionne dans ses mémoires le passé comme « miroir du présent », toujours dans l’esprit d’une apologie de la Prudence (cette apologie, étendue à l’ensemble des Vertus, domine le programme du premier niveau : « Virtutibus itur ad astra »). Le motif de l’oiseau en cage, également présent à Gubbio, peut lui aussi être rapproché d’une évocation de la

18 Robert Kirkbride, Architecture and Memory - the Renaissance studioli of Federico da Montefeltro, 2008 19 Pérez-Gómez and Pelletier, Architectural Representation and the Perspective Hinge

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mémoire : la mémoire est en effet comparée par Socrate, dans le Theaetetus de Platon, à une volière, dont les oiseaux sont les différentes connaissances « capturées » par l’homme20. C’est près de cent ans plus tard, en 1570, que débute la conception du studiolo éminemment représentatif de la considération du collectionnisme renaissant pour la tradition hermétique : celui de François Ier de Médicis, fils aîné de Cosme21. Le souverain toscan, particulièrement sensible à la pensée hermétique ainsi qu’aux questions ésotériques liées à l’alchimie et à l’art de la mémoire, charge Vincenzo Borghini (homme de lettres qui servait déjà à la cour des Médicis sous Cosme Ier) de concevoir un programme iconographique complexe afin d’ordonner symboliquement son cabinet de curiosités. Borghini dispose d’une double formation religieuse et philosophique, et est spécialiste de lettres antiques ; il connaît par ailleurs très bien Vasari, qui l’a lui même introduit auprès de Cosme, et lui confie la réalisation du studiolo. Alliant la volonté de classification systématique par l’image à la démarche, extrêmement moderne, d’établir un véritable inventaire de la collection d’objets, le programme défini par les deux penseurs s’axe sur le topos humaniste du rapport de l’homme à la nature. Il est dominé par la représentation, au centre du plafond, de Prométhée recevant les joyaux de la Nature, figure héroïque de l’apport de la culture à l’homme, mais aussi illustration de la maîtrise de la nature par la technique, par opposition à la recherche orphique de symbiose avec elle. Contrairement au studiolo de Cosme, celui de François ne comporte aucune image religieuse et constitue un espace clôt, sans autre ouverture qu’une petite lucarne occultée et une porte secrète ; le cabinet est donc lui même hermétique, et servait d’ailleurs au prince de laboratoire d’étude pour ses recherches autour de l’alchimie. On retrouve dans la classification de la collection l’idée transposée par Lulle dans le Tractatus selon laquelle l’ensemble de la matière de l’univers est catégorisable autour des quatre éléments, associés aux qualités aristotéliciennes22. L’ensemble du programme est organisé de sorte que chaque objet soit rangé dans une armoire dont le panneau peint illustre d’une part l’origine mythique de la matière qui le constitue, de l’autre une anecdote la symbolisant, armoire elle même située dans l’espace en fonction de l’organisation élémentaire établie par le plafond. Ce dernier est divisé en huit fresques (disposées autour du Prométhée) qui viennent établir les liens entre chaque pôle élémentaire via les qualités qui leur sont associées. Le studiolo constitue donc à lui seul un système mnémonique de connaissance ; il est avant tout là pour signifier que la nature entière est résumée par la collection qu’il abrite, et maîtrisée par la classification universaliste qui en est faite : la connaissance essentielle de l’ensemble des choses du monde s’y trouve dominée par la mnémotechnique, comme la nature par la technique Prométhéenne. Le détenteur de cette suprême sapienza est évidemment le duc lui-même, auquel tout le programme mène puisqu’il est le fruit de l’union de Cosme et d’Eléonore de Tolède dont les deux portraits (copiés à partir des portraits de Bronzino) dominent la pièce, comme la pierre philosophale est le fruit de l’union du Roi et de la Reine dans la théorie alchimique ; et comme le suggère la représentation commandée

20 Ce parallèle est également relevé, quoi qu’avec prudence, par Robert Kirkbride 21 Il s’agit ici de Francesco I de Medici, et non du souverain de France, dont il partage le goût des ars memoriae mais dont il n’est pas contemporain (Francesco de Medici a six ans seulement lorsque François Ier meurt en 1547) 22 Cette notion totalisante est déjà présente à l’origine de la théorie des éléments, chez Empédocle, qui les définit comme les quatre uniques constitutifs de l’ensemble des matériaux de la nature.

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à Vasari, dans la chambre à coucher ducale adjacente au studiolo, de Salomon –réceptacle de l’ensemble de la connaissance et de la sagesse divine– endormi.

Giulio Camillo et le Théâtre de la mémoire — L’écho qui reste néanmoins le plus frappant des systèmes mnémoniques et des recherches hermétiques dans la réflexion sur l’idée de collection au XVIe réside certainement dans les travaux de Giulio Camillo Delminio, impressionnant érudit oublié trois siècle durant et en grande partie redécouvert par le biais des recherches de Frances Yates, qui lui consacre un chapitre entier dans l’Art de la mémoire. Beaucoup de mythes et de rumeurs semblent avoir circulés autour du personnage et de son fameux « Théâtre de la mémoire », dont on parlait aussi bien en Italie, où Camillo avait commencé ses recherches, qu’en France, puisque c’est François Ier qui lui propose de financer les travaux (à hauteur de cinq cent ducats) et de construire pour lui une version du Théâtre à la cour. Comme le souligne Yates, c’est bien sur le fond de tradition hermético-cabalistique de la Renaissance, de Ficin à Bruno, que se dégage le propos de Camillo, très réceptif aux théories magiques et astrologiques. On connaît principalement la nature et l’organisation du Théâtre, auquel Camillo consacra toute sa carrière, par le biais de la correspondance entre Erasme et Viglius Zwichem, qui eut l’occasion de pénétrer dans la construction à Venise en 1532 et pu la décrire. Camillo était alors déjà venu en France entretenir le roi de son projet et disposait de l’aide financière suffisante pour continuer ses recherches en Italie. Son Théâtre est défini, dans la première lettre de Viglius qui le mentionne, comme une architecture visant à procurer au spectateur le moyen de « discourir sur n’importe quel sujet avec autant d’aisance que Cicéron »23, par une sorte de processus magique de synthèse de la connaissance. Après avoir visité l’architecture en présence de Camillo (la version venitienne était donc construite au moins à l’échelle humaine), Viglius en explique plus précisément le principe : l’ouvrage, en bois, est un système d’images réunissant un grand nombre de boites –des fichiers avant l’heure– classées par rangées dans un certain ordre. Considéré par son concepteur comme une « âme construite », une « âme pourvue de fenêtres », il est basé sur le principe, énoncé selon Viglius par Camillo lui-même, que « tout ce que l’esprit humain peut concevoir et que nous ne pouvons pas voir de nos yeux corporels, on peut, après en avoir fait la synthèse au cours d’une méditation attentive, l’exprimer par certains signes matériels de telle sorte que le spectateur peut percevoir d’un seul coup d’œil tout ce qui, autrement, reste caché dans les profondeurs de l’esprit humain ». Le projet est en effet profondément ancré dans l’héritage des ars memoriae et dans le fantasme d’accès au savoir universel qu’ils véhiculent via la tradition ésotérique : ici encore, ce n’est pas par la perception physique première mais par la perception mentale, par l’intermédiaire d’un système mnémonique concrétisé, que l’esprit se donne les moyens d’embrasser l’ensemble des mystères de la rhétorique. D’un instrument de pouvoir rhétorique, le Théâtre se change vite dans les esprits en un travail (car c’est bien là son ambition fondamentale) plus général sur la

23 Les lettres de Vigilius à Erasme proviennent de l’Epistolae, IX, et sont citées dans l’Art de la mémoire de Frances Yates, 1966

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mémoire et sa toute-puissance ; il est ainsi cité, en France autour de 1534, comme un « amphithéâtre [à] l’intention de représenter les divisions de la mémoire » par Etienne Dolet. L’organisation du système qu’il constitue se fait sur sept degrés (donc sept gradins), séparés en sept allées, chacune associée à un astre ; il illustre ainsi les « sept mesures du monde », liées aux sept Séfirots de la Cabale24. L’allée centrale est celle de l’astre solaire, d’une importance capitale dans la pensée hermétique mais aussi dans les liens tissés avec les idées coperniciennes par Bruno, qui associe Ficin à l’hypothèse de Copernic de l’héliocentrisme, et qui conduit Camillo à se considérer lui même comme une sorte de « mage solaire ». En renversant la fonction vitruvienne du théâtre, Camillo propose explicitement de présenter au spectateur, situé à la place de la scène et contemplant les gradins, une synthèse de la connaissance universelle attribuée à Salomon, qui mentionne dans les Proverbes que la maison de la sagesse s’est bâtie sur sept piliers. Chacun des quarante neuf emplacements, qui sont autant de « portes imaginaires » pouvant s’ouvrir sur des pages de discours cicéroniens, présente une image mnémonique liée à son degré et dont la signification change en fonction de son allée astrale. Ainsi, le premier degré fondamental, situé le plus bas à l’image des spectateurs les plus privilégiés dans l’antiquité, est réservé aux sept planètes qui y sont représentées et déterminent les allées ; le second degré présente l’image d’un Banquet, lié au banquet primordial des dieux chez Homère et donc désignant la sagesse originelle (par extension, la création) ; le troisième l’image d’une caverne, désignant le mélange des éléments primordiaux pour former les matériaux de la nature ; le quatrième l’image des trois gorgones, figurant les trois âmes humaines évoquées dans la cabale et leur lien par l’œil unique de l’esprit, donc désignant l’homme ; le cinquième l’image de Pasiphaé et du Taureau, désignant l’union de l’âme et du corps ; le sixième celle des attributs de Mercure désignant les activités naturelles de l’homme ; et enfin, le dernier celle de Prométhée, que l’on retrouve symbolisant à nouveau la naissance de la technique, des activités artistiques et scientifiques de l’homme. D’où la disposition graduelle de l’ensemble de l’univers dans le Théâtre, par le biais des Causes et non des Effets, retraçant indirectement les sept étapes de la création :

« Cette disposition profonde et incomparable ne nous permet pas seulement de conserver les choses, les mots et les arts que nous lui confions de façon à pouvoir es retrouver sur-le-champ chaque fois que nous en avons le besoin ; elle nous donne aussi une vraie sagesse, à partir de laquelle nous en arrivons à connaître les choses à travers leurs causes et non à travers leurs effets. »25

Des « deux humanismes » qu’aura vu émerger la Renaissance, c’est, comme on sait, l’humanisme érasmien qui est appelé à rester dans les mémoires, jusqu’à s’accaparer l’entière désignation du terme, en devenir le poncif. Avec l’absence de considération de cet humanisme pour les questions occultes et pour les ars memoriae, voués ironiquement à l’oubli par le développement de l’imprimerie, et le contexte supplémentaire de la Contre-Réforme, qui forge un XVIIe siècle naissant lourd en répression et en censure, la tradition hermético-magique et la fascination pour les systèmes d’images tombe peu à peu en désuétude pendant près de trois siècles. Son influence sur l’idée de constitution d’une collection s’amoindrit et laisse la place à l’émergence du grand collectionnisme des XVIIIe et XIXe siècles, à l’origine de la conception

24 Qui sont aux nombre de dix, mais dont trois sont inaccessibles à la conscience humaine 25 Giulio Camillo, L’Idea del Theatro, 1556

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matérialiste moderne du musée qui marque la majorité du XXe siècle. C’est à l’époque des débuts de la sociologie, de la psychanalyse et de l’anthropologie, entre les années 1890 et les années 1920, que l’on assiste à un regain d’intérêt pour l’association d’images au service d’une véritable fouille archéologique de la mémoire humaine, avec les travaux d’Aby Warburg.

Survivance de l’imaginaire collectif et système de connaissance dans l’Atlas Mnemosyne d’Aby Warburg

« Une histoire de l’art sans textes » : Warburg et l’érudition par l’association d’images — Warburg, au moment où lui vient l’idée d’établir un atlas d’images du nom de Mnemosyne, a déjà un parcours d’historien de l’art, de chercheur et de voyageur ahurissant sur lequel il n’est pas ici question de s’attarder, tant il mérite une étude approfondie et indépendante (ce qui d’ailleurs n’a pas manqué d’être produit depuis une dizaine d’années26). Son projet du Bilderatlas se présente comme le fruit d’une longue réflexion amorcée chez les indiens Hopis d’Amérique en 1896, et amplement développée dans la clinique psychiatrique du docteur Binswanger (où il est interné jusqu’en 1923), à l’occasion du travail sur sa célèbre conférence du Rituel du Serpent chez les Hopis27 ; cette réflexion porte fondamentalement sur la survivance mémorielle et repose sur l’association d’images anachroniques. Mnemosyne consiste en une juxtaposition d’œuvres reproduites – peintures, dessins, gravures –, de détails, et de photographies extrêmement hétéroclites (de la documentation de rituels indiens aux images de presse ou publicitaires), regroupées par planches thématiques sur de grands panneaux noirs dans le but d’installer un dialogue entre les images présentées. Ce dialogue visuel se veut l’unique porteur du propos de Warburg ; il n’y a en effet sur les planches aucun texte, Mnemosyne n’est rien d’autre qu’un immense atlas, un univers d’images. Ce n’est pas anodin si l’on retrouve de manière saisissante le pouvoir créateur de sens du lien entre différentes images, qui jalonnait déjà les systèmes hermétiques, chez Warburg : d’une part, penseur difficilement classable, il navigue toute sa carrière durant en marge de l’histoire de l’art, tantôt historien, tantôt philosophe, tantôt anthropologue de la première heure. Son approche intègre même, avec une justesse virtuose, le champ psychanalytique naissant (dans lequel l’ironie le fait lui même s’inscrire en tant que patient durant près de cinq ans, atteint de délires et de crises psychotiques violentes). Warburg est donc l’homme de la pluridisciplinarité, et son travail, en touchant autant à l’histoire de l’art qu’aux sciences cognitives et à l’inconscient (et presque, indirectement, à la biologie), semble dessiner le même mouvement que celui de l’« autre

26 Voir, entre autres, les travaux de Philippe-Alain Michaud dans les années 1990 et de Georges Didi-Huberman depuis 2003 27 Dont le titre original donné par Warburg était Images du territoire des Pueblos en Amérique du Nord

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» humanisme brunien : pousser les limites de la connaissance en outrepassant les frontières établies des disciplines. D’autre part, le sujet de recherche central de Warburg est précisément la résurgence dans l’art – et donc dans l’esprit de l’artiste – de la Renaissance du paganisme et de l’astrologie antique. La même intuition que chez Bruno de l’incapacité du langage des mots à se suffire à lui-même se retrouve dans le projet de Mnemosyne : il faut aux mots l’association d’images pour mieux saisir les choses, comme dans les roues du De Umbris, car le langage normé ne permet que de désigner ce qui a déjà été établi, les choses de la nature uniquement « nouvelles du point de vue de leur nombre, mais cependant sans nouveauté », quand la raison « forme des espèces nouvelles d’une manière nouvelle à l’infini : par la composition, la division, l’abstraction, la contraction, l’addition, la soustraction, la production de l’ordre et du désordre. »28. Cette idée, centrale chez Bruno et étonnamment moderne, que la connaissance est inventio, donc pas seulement appréhension directe de l’essence de l’Etre mais compréhension intime des mécanismes qui le régissent, des relations entre ses éléments constitutifs, idée qui fait basculer ses recherches de la morale a l’épistémologie29, le mène à formuler ainsi dans un troublant raccourci renversé de l’histoire les bases même du projet de Warburg ; composition et addition des images, division par l’isolement de détails, contraction de l’histoire, des origines païennes au XVe siècle, abstraction de l’échelle, ordre et désordre de la mémoire : toute la gamme des opérations que met en oeuvre Warburg sur ses images, par le biais nouveau de la photographie, est présente. Mnemosyne n’est rien moins qu’un système de recherche, une exposition de l’intrication, comme le formule Didi-Huberman30, entre nature et culture, entre corps et symbole, entre patrimoine passé survivant et présent : il vise avant tout à déchiffrer ce qui lie, et fait en cela écho aux travaux de Bruno et de Camillo. Une différence capitale vient cependant s’introduire entre les recherches hermétiques et la pensée warburgienne : l’image n’est plus là pour sa portée symbolique, car son regard se porte sur la portée symbolique elle-même, l’interroge ; Mnemosyne présente des images d’images. Le lien central entre elles, que ce système se propose de mettre en lumière, est celui formulé par Warburg dans l’Introduction à l’Atlas de « l’inaliénable patrimoine héréditaire [qui] se trouve mobilisé sur le mode mnémonique », celui du « vieux fonds d’engrammes31 phobiques [qui] intègre dans sa langue gestuelle tout l’éventail des émotions humaines, depuis la prostration méditative jusqu’au cannibalisme sanguinaire ». Bien qu’il se présente à plusieurs reprises dans l’Introduction comme la modeste tentative d’un inventaire des survivances de l’Antiquité qui ont marqué le style de la Renaissance, la formidable portée de l’Atlas fait à l’évidence qu’il dépasse son postulat de départ. En cherchant à explorer l’« immense matériau documentaire qu’offrent [...] les images formées par l’homme », par leur mise en regard comme jamais elle n’avait été établie, il renoue avec l’intuition sous-jacente dans la constitution des anciens cabinets de curiosités qu’une compréhension des enjeux fondamentaux de la culture passe par l’accumulation d’images, et opère son basculement au service d’une recherche scientifique.

28 Giordano Bruno, De Umbris. 29 Cette idée est formulée par Bertrand Levergeois dans son ouvrage sur Giordano Bruno 30 Georges Didi-Huberman, L’Image survivante, histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg 31 Ce terme, issu des neurosciences et très récent au moment de son utilisation par Warburg, renvoie à l’empreinte biologique laissée dans la mémoire par un stimulus, sorte d’« écriture » cérébrale

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« Evolution régressive » et système de connaissance — Il est essentiel d’avoir à l’esprit pour situer le propos de l’Atlas que, dans le contexte où prend place la réflexion de Warburg, les théories darwiniennes sur l’évolution sont fraîchement intégrées ou en phase de l’être32 – le principe de la sélection naturelle est alors encore très débattu – et qu’elles marquent de manière décisive le chercheur qui, dès 1888, trouve dans L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux une base de travail enthousiasmante, chose surprenante de la part d’un étudiant en histoire de l’art du XIXe siècle. A travers l’étude du Laocoon, Warburg s’était déjà penché avant son voyage chez les Hopis sur la question du lien entre l’homme et l’animal, et nourrissait l’intuition, appelée à devenir la base du Rituel du serpent puis de Mnemosyne, d’un rapport intime entre animalité ancestrale et création artistique, qui deviendra sa clé d’analyse des styles de la Renaissance italienne. Le propos fondamental du Bilderatlas, en se focalisant sur ces « engrammes phobiques », traces mémorielles laissées par la nature dans le cerveau humain depuis les temps reculés du paganisme et de l’animisme, s’étend implicitement à la biologie et se nourrit des théories du darwinisme : Warburg cherche à « illustrer ce processus que l’on pourrait décrire comme une tentative pour assimiler, à travers la représentation du mouvement vivant, un fonds de valeurs expressives préformées »33. Ces valeurs sont dérivées des pathosformeln, les « formules de pathos » évoquées dans le travail de Warburg à partir des années 1905-1906 et qui sont les manifestations typologiques au travers desquelles s’exprime la résurgence du patrimoine ancestral : la lutte, la marche, la course, la danse, la préhension34... Toute l’organisation des planches de l’Atlas est basée sur ces valeurs ; ce sont elles qui régissent la classification thématique des images en regard. Mais, comme le souligne Didi-Huberman, l’intérêt de Warburg pour les ouvrages de Darwin, et l’inspiration qu’il trouve dans L’Expression des émotion chez l’homme et les animaux, ne le mènent nullement à construire une théorie du « progrès » ; au contraire, elle le conforte dans l’idée qu’il y a un phénomène de régression fondamental à l’œuvre dans l’avancée du style à la Renaissance. C’est sur ce point essentiel que Warburg se marginalise très tôt de l’histoire de l’art contemporaine, encore largement empreinte du classicisme de Winckelmann, et influencée par le positivisme (auquel Cassirer s’intéresse alors beaucoup plus que Warburg) : riche de cette idée d’une évolution régressive, le concepteur de Mnemosyne voit les formules de pathos sous l’angle de la survivance du primitif et non d’une harmonie issue du haut degré d’avancement d’une civilisation. En cela, Warburg représente, après Nietzsche dont la Naissance de la Tragédie constitue pour lui une influence majeure et vient donner comme base à son travail la dichotomie antique entre apollinien et dionysiaque, un opposant farouche à la théorie positiviste d’une linéarité de l’histoire. Cette idée de continuité cyclique de la progression historique est alors présente depuis le XVIIIe siècle et les écrits de Giambattista Vico, qui sont introduits et traduits en Europe hors de l’Italie au XIXe, et connaît un certain écho dans la pensée de Tito Vignoli, dont l’ouvrage

32 De l’origine des espèces est paru en 1859, L’expression des émotions chez l’homme et les animaux en 1872 33 A. Warburg, Introduction à l’Atlas Mnemosyne 34 Celles ci sont citées par Warburg dans l’Introduction

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Mythes et Sciences intéressera pourtant beaucoup Warburg ; elle est basée sur le fait que l’histoire évolue de manière linéaire, par phases successives, en effectuant une boucle de la barbarie à la civilisation. Or cette idée est inacceptable dans le projet warburgien qui envisage la création artistique d’une époque en dialogue permanent, de manière absolument heurtée, avec la mémoire ancestrale35. L’art ne peut s’étudier selon lui par la simple évolution du style, mais forme une somme organique : il est la cristallisation d’un ensemble, du patrimoine culturel et mémoriel, balançant entre « la quiétude contemplative et la fureur orgiaque »36, entre Apollon et Dionysos. C’est sur la base de cette anti-linéarité que se bâtit le système de connaissance d’un ordre nouveau que constitue le projet du Bilderatlas, lui même se présentant comme un tout organique, une véritable cartographie de la mémoire et de l’imaginaire humain. Warburg ne fut pas qu’un collectionneur d’images. Ses liens avec le collectionnisme, au delà de ceux plus fondamentaux tissés par l’Atlas, se retrouvent évidemment dans sa démesurée bibliothèque, devenue la bibliothèque de l’Institut Warburg (transféré à Londres durant la guerre), dont on ne traitera pas ici mais qui constitue également un exemple magistral de système de connaissance par sa classification très particulière, à l’image des intrications des recherches du savant. Véritable structure labyrinthique selon Cassirer, qui craignait d’en rester le « prisonnier » pendant des années, il semblerait qu’elle soit construite sur le modèle d’un autel Hopi, où se célèbre le culte du serpent37. Autre lien remarquable, et certainement significatif dans le cadre de notre propos : le chercheur a rassemblé à la suite de ses voyages une collection d’objets indiens des tribus pueblos dans les années 1895-1896, qui est commentée par Benedetta Cestelli Guidi à la fin de l’édition du Rituel du Serpent par Philippe-Alain Michaud chez Macula. Cette collection, comportant près de cent vingt objets rituels comme quotidiens produits par les indiens, est probablement une des premières collections ethnographiques de ce type, témoignant d’un insert égal pour les objet de culte et pour les ustensiles quotidiens. Pensée par Warburg dans l’optique scientifique d’apporter une documentation directe sur la culture et les rites pueblos, elle forme d’une certaine manière un pas vers la reconsidération du patrimoine immatériel qui s’opérera quelque temps plus tard dans le domaine de l’anthropologie, avec Marcel Mauss puis Lévi-Strauss, et que l’on voit seulement émerger de nos jours dans le milieu muséal : une fois de plus, Warburg était visionnaire.

De l’aura magique de la sapienza à la notion d’imaginaire collectif — Il nous reste à expliciter ce qui fondamentalement sépare, tout en les rapprochant, les systèmes imaginaires de Bruno et Camillo de celui de l’Atlas de Warburg.

35 Ce propos a été largement développé par Silvia Feretti dans sa conférence « Pathosformel et mythe du progrès dans l’œuvre de Warburg » donnée au colloque sur Warburg le 19 novembre 2010 à l’ENSBA 36 A. Warburg, Introduction à l’Atlas Mnemosyne 37 Ce rapprochement a été démontré par Kurt Forster et est cité par Jospeh Leo Koerner dans son introduction au Rituel du Serpent

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La différence dépasse en apparence celle de la portée symbolique des images précédemment énoncée ; ou plutôt, cette différence manifeste pourrait découler d’une autre bien plus grande, touchant à l’objectif premier des systèmes en question. Il nous faut, pour saisir le glissement qui s’opère entre ces deux traductions de l’idée antique d’établir un système de connaissance, venir analyser plus en détail les sources de l’objectif qu’elles nourrissent : la recherche épistémologique. C’est en analysant les formes de fantasme ou de volonté qui régissent cet objectif en ces deux points de l’histoire (seconde moitié du XVIe siècle et début du XXe siècle) que peuvent nous apparaître plus clairement les différences – essentiellement terminologiques, culturelles et historiques – comme le caractère profondément semblable de ces recherches autour de l’idée de collection immatérielle. On a parlé plus haut du caractère « magique », pour l’esprit de la Renaissance, des systèmes mnémoniques comme ceux mis en œuvre dans le Théâtre de Camillo (il nous faut ici nuancer ce caractère dans le cas des travaux de Bruno, dont, comme on l’a vu, le rapport à la magie s’établit avec distance et au service du savoir et non de la révélation mystique – il s’agira donc essentiellement dans cette partie du système plus spécifiquement hermétique de Camillo, bien que les similitudes soient grandes avec les systèmes bruniens) ; L’usage du terme, bien qu’induisant à la Renaissance une portée beaucoup moins limitée que nous ne l’entendons aujourd’hui, est justifié par le processus par lequel le spectateur du système en perçoit les effets : dans l’Idea del Theatro, et ce fidèlement à la tradition hermetico-cabalistique, cet effet est immédiat, puisque la connaissance n’emprunte pas les voies habituelles de la perception mais bien une sorte de raccourci, par lequel « un seul coup d’œil »38 suffit au spectateur pour tout percevoir. Il est nécessaire pour appréhender sans confusion l’idée de magie présente dans l’esprit des penseurs du XVe et du XVIe siècle s’inscrivant dans la tradition de Ficin (et à travers lui dans la tradition du Corpus Hermeticus) de considérer le lien qu’elle entretient avec le sentiment religieux, qui n’en est pas encore violemment séparé par la Contre-Réforme, et avec l’épistémologie. Les textes de la tradition hermétique dont Ficin avait été le traducteur étaient alors considérés par tous comme écrits par un sage antique égyptien, Hermès Trismégiste, et étaient perçus, comme l’a relevé Frances Yates, comme des « livres sacrés, exprimant une sagesse très reculée, antérieure à Platon » et dans laquelle on pouvait voir « des prophéties païennes sur la venue du christianisme »39. Associée aux ars memoriae qui avaient été largement évoqués par les pères de l’Eglise et donc la théologie s’était nourrie, cette tradition donnait naissance à un ésotérisme parfaitement compatible avec une forme d’humanisme et de quête religieuse, parfaitement compatible avec une foi en la connaissance et la science. C’est dans ce contexte spirituel que s’explique l’installation du fantasme d’une connaissance universelle, d’une sapienza divine digne de Salomon : Yates montre que dans le Pimandre, récit de la création présent au début du Corpus, l’homme, en étant créé à l’image de Dieu, reçoit en même temps le pouvoir créateur de la divinité. Formidable substrat pour la recherche d’érudition et d’inventio des savants de la Renaissance, l’idée se met ainsi en place que la part divine de l’homme restée en lui, occultée, peut devenir accessible par certaines techniques (auxquelles sont associées très souvent les mnémotechniques) :

38 Giulio Camillo, L’Idea del Theatro 39 F. Yates, l’Art de la mémoire

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« L’esprit de l’homme est un reflet de la mens divine et il a en lui tous les pouvoirs des Sept Gouverneurs. Quand il entre dans le corps, il ne perd pas sa divinité et il peut retrouver sa nature divine intacte, grâce à l’expérience religieuse hermétique dans laquelle lui sont révélées la lumière et la vie divine qui existent à l’intérieur de sa propre mens. »40

La quête de connaissance est donc souvent difficile à démêler, aux temps de Camillo, de la recherche formulée de cette sapienza d’ordre divin. Cependant, chez Bruno, une nuance intéressante est à noter, qui nous emmène vers Warburg : malgré l’importance accordée à la magie, notamment dans ses derniers écrits, il insiste avec une fermeté apparemment sincère lors de son procès sur le fait que l’étude de la magie a toujours revêtu pour lui un caractère philosophique, et non directement pratique41 : « quant aux livres de conjurations et autres semblables, je les ai toujours méprisés », « j’ai toujours raisonné en philosophe, et selon la lumière naturelle » ; en réalité, Bruno différencie deux magies, et en cela échappe à la confusion spirituelle qui est l’apanage de beaucoup d’hermétiques et de Camillo : il existe bien pour lui une véritable magie, en tant qu’elle peut être une science pour faire avancer la connaissance, pour déchiffrer les mécanismes de l’univers, mais dont les effets ne sont en aucun cas instantanés. Ce qui reste certain, c’est qu’il existe déjà chez Camillo comme chez Bruno une compréhension, après les antiques, du passage nécessaire du progrès de la connaissance par le contact intime avec la mémoire : ce progrès a pris un sens nouveau par rapport aux ars memoriae, il dépasse sa dimension pratique, rhétorique, pour toucher à la possibilité offerte de décrypter l’univers par le biais des causes et non des effets. Or c’est bien là également le but premier de Mnemosyne, établir un moyen d’analyser la culture par le biais de ses causes premières, fondamentales : les résurgences d’images inscrites dans une mémoire transcendant l’individu. On pourrait en définitive considérer que c’est avant tout la terminologie, dans l’esprit des chercheurs, qui a alors changée, sans pour autant déplacer vraiment la portée de ces systèmes : Warburg vient avec l’Atlas resituer dans le domaine du scientifique – tel qu’il se définit et commence à s’élargir en ces temps de transition de siècle, avec la formation de nouvelles sciences humaines, anthropologie, psychologie – la quête de connaissance par le système d’images, en venant placer sur le site de l’ancienne confusion entre magie, spirituel et savoir les notions nouvelles de mémoire collective et d’imaginaire collectif. La porte ouverte sur ce patrimoine infini serait alors la nouvelle sapienza, la nouvelle clé des causes du monde de la culture humaine ; car s’il y a bien un seul glissement essentiel qui s’opère entre le Théâtre de la Mémoire et Mnemosyne, c’est celui de l’échelle divine à l’échelle humaine. Avec l’Atlas, Warburg amorce à son tour le projet d’un système universel de lecture de l’humain, via l’incommensurable « matériau documentaire » des images qu’il a formé : un musée imaginaire, comme le formulera Malraux, atemporel, transcendant l’histoire.

40 Ibid. 41 Idée développée dans les notes du De Vinculis de Danielle Sonnier et Boris Donné, éd. Allia

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Pistes conclusives — On aura donc vu comment, en deux points marquant de l’histoire du collectionnisme, l’idée de faire avancer la connaissance des hommes par le biais d’un système imaginaire mobilisant la mémoire a pu faire partie intégrante du projet de collection au sens large. Depuis l’héritage antique des ars memoriae et leur assimilation par la tradition hermétique, plusieurs savants ont au fil du XVe et du XVIe siècle guidé les influences de cette pensée sur l’idée même de collectionnisme, occasionnant ainsi une réflexion sur l’organisation d’une collection mais aussi sur sa nature, envisageable comme purement psychique durant le siècle de Camillo et de Quiccheberg, comme cosa mentale, conception mise à mal par les XVIIIe et XIXe siècles et reprenant aujourd’hui son souffle au travers de la reconsidération du « patrimoine immatériel ». De la réappropriation des systèmes élémentaires et astrologiques antiques par Lulle et Bruno, dans l’optique de détenir les clés d’action sur l’univers, et dont l’écho se fait dans le studiolo de François Ier de Médicis, au projet démesuré et laissé inachevé du Théâtre de la mémoire de Camillo, le culte de l’érudition s’axe à la Renaissance sur l’idéal de la sapienza salomonienne. La mens humaine contient selon la doctrine hermétique sa part de mens divine et peut, au sens propre, la découvrir : l’épistémologie en reste profondément marquée, et les systèmes mnémoniques sont principalement mis au service de cette quête de clairvoyance souvent empreinte de mysticisme. C’est avec les recherches de Warburg, et le formidable système d’images que forme l’Atlas Mnemosyne, à l’ambition d’une véritable cartographie des strates de la mémoire humaine, que s’opère un basculement de focalisation dans l’objectif du système de connaissance et dans son rapport à la notion de collection : la quête d’une érudition « magique », d’une obscure sapience divine, se fait avec Warburg quête de la compréhension de l’homme et de sa culture, et s’enrichit des perspectives nouvelles ouvertes par les champs de l’anthropologie et de la psychologie. La clé de lecture de l’univers devient clé de lecture de la civilisation et de l’esprit humain, et cette clé est l’infinie Mnemosyne, la mémoire drainant dans ses conduits le flot de l’imaginaire collectif. Avec elle, l’Atlas inaugure le projet d’un musée imaginaire universel, dépassant de loin les limites de l’histoire de l’art – un système mnémonique d’une nouvelle essence, extra-symbolique, un système de mémoire au sens propre. Enfin, dans la perspective d’une étude plus poussée, nous pourrions voir comment le musée, dans son essence première, a pu se faire simultanément le sanctuaire et la forge de cette mémoire ; à l’image des musae enfantées par Mnémosyne, la mémoire mère privilégiant l’idée d’un patrimoine constituant un tout organique a laissé la place au fil de l’histoire à la fragmentation et à la classification des collections que l’on connaît aujourd’hui. Mais ce processus a marginalisé peu à peu, jusqu’à le déconsidérer dans le milieu institutionnel, le « patrimoine immatériel » qu’est précisément ce fonds issu de la mémoire collective et producteur d’images pensantes, dont la richesse était pourtant intégrée au projet initial de musée énoncé par Quiccheberg en 1565.

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Les traces de systèmes de mémoire explorant ce patrimoine, dans la sillage de l’Atlas Mnemosyne, n’ont pas disparues. On les retrouve par exemple dans l’anthologie visuelle géante du cinéma que constituent les Histoires du Cinéma de Godard, ou dans les travaux impressionnants de montage de films d’archives de Chris Marker ; Le fond de l’air est rouge et Le Tombeau d’Alexandre ont eux aussi été les Mnemosyne de leurs temps. Car ne l’oublions pas, comme le formule Joseph Leo Koerner, « dans son délire comme dans son empathie, la tâche inachevée de Warburg reste la nôtre. »

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Annexes .

Giordano Bruno, système mnémonique du De Umbris, reconstitué par Frances Yates

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Plan du Théâtre de la Mémoire de Giulio Camillo présenté dans l’Art de la Mémoire

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Planches du projet du Bilderatlas Mnemosyne réalisées avant la mort de Warburg en 1929