arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie...

70
Tener persona Sur l’i I dentité et l’identification i dentification dans les sociétés d’Ancien Régime Alessandro Buono Cet article vise à éclaircir les procédures d’identification et les pratiques de revendication de l’identité personnelle dans une société d’Ancien Régime. Elles seront contextualisées au sein de la culture juridique de leur époque, afin de restituer l’altérité des logiques qui présidaient à ces opérations dans une monarchie juridictionnelle à constitution corporative 1 . Mes réflexions s’appuieront principalement sur le cas de la Monarchie espagnole qui, entre le XV e et le XVIII e siècle, connut des flux migratoires massifs et m it au po int des systèmes d’enregistrement des personnes mobiles souvent considérés comme précurseurs du contrôle de l’immigration dans les États 1 * Cet article résulte de recherches financées par la Marie Skłodowska-Curie Individual Fellowship, que j’ai menées au Centre de recherches historiques – Laboratoire de démographie et d’histoire sociale de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (ci-après EHESS) de Paris. Je remercie les correcteurs anonymes et le comité de lecture des Annales HSS pour leurs critiques pertinentes et leurs commentaires utiles, et tout particulièrement Simona Cerutti, à laquelle je dois, comme toujours, des indications clairvoyantes. Pour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir António M. HESPANHA, Introduzione alla storia del diritto europeo, trad. par L. Apa et L. Santi, Bologne, Il Mulino, [1999] 2003 ; Luca MANNORI et Bernardo SORDI, Storia del diritto amministrativo, Bari, Laterza, 2004.

Transcript of arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie...

Page 1: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

Tener persona

Sur l’iIdentité et l’identification identification dans les sociétés d’Ancien Régime

Alessandro Buono

Cet article vise à éclaircir les procédures d’identification et les pratiques de revendication de

l’identité personnelle dans une société d’Ancien Régime. Elles seront contextualisées au sein

de la culture juridique de leur époque, afin de restituer l’altérité des logiques qui présidaient à

ces opérations dans une monarchie juridictionnelle à constitution corporative1.

Mes réflexions s’appuieront principalement sur le cas de la Monarchie espagnole qui, entre

le XVe et le XVIIIe siècle, connut des flux migratoires massifs et mit au point des systèmes

d’enregistrement des personnes mobiles souvent considérés comme précurseurs du contrôle

de l’immigration dans les États modernes. J’analyserai en particulier les sources produites par

les Juzgados de bienes de difuntos (Tribunaux des biens des défunts), chargés d’adjuger les

« héritages jacents », d’attribution incertaine, en vérifiant l’identité et la parenté des personnes

impliquées dans des successions à échelle intercontinentale2.1 Sur les droits de propriété à l’époque médiévale et moderne, voir Paolo GROSSI, Il dominio e le

cose. Percezioni medievali e moderne dei diritti reali, Milan, Giuffrè, 1992. Sur l’analogie entre les

droits sur les personnes et les droits sur les choses, voir Emanuele CONTE, Servi medievali.

Dinamiche del diritto comune, Rome, Viella, 1996 et Marta MADERO, La loi de la chair. Le droit

au corps du conjoint dans l’œuvre des canonistes (XII-XVe  siècle), Paris, Publications de la Sor-

bonne, 2015. Sur les actes de possession, voir Angelo TORRE, Il consumo di devozioni. Religione e

comunità nelle campagne dell’Ancien Régime, Venise, Marsilio, 1995 ; Osvaldo RAGGIO,

« Costruzione delle fonti e prova. Testimoniali, possesso e giurisdizione », Quaderni Storici, 91-1,

1996, p. 135-156 ; id., « Immagini e verità. Pratiche sociali, fatti giuridici e tecniche cartografiche »,

Quaderni Storici, 108-3, 2001, p. 843-876 ; Renata AGO, Economia barocca. Mercato e istituzioni

nella Roma del Seicento, Rome, Donzelli, 1998 ; Antonio STOPANI, « Parola di esperto.

Testimoniali e la prova per ‘fama’ in una disputa territoriale del XVIe secolo », Quaderni Storici,

142-1, 2012, p. 221-247. Voir également les essais réunis dans Emanuele CONTE et Marta

MADERO (dir.), Entre hecho y derecho. Tener, poseer, usar, en perspectiva histórica, Buenos Aires,

Manantial, 2010. En ce sens, je crois que les réflexions sur la whiteness (« blanchité ») comme pro-

priété peuvent être étendues, de manière plus générale, à l’identité : Cheryl I. HARRIS, « Whiteness

as Property », Harvard Law Review, 106-8, 1993, p. 1707-1791. L’analogie entre le statut personnel

et la propriété, entre la revendication des terres et la revendication de l’identité est étudiée par Bren-

na BHANDAR, Colonial Lives of Property: Law, Land, and Racial Regimes of Ownership, Durham,

Duke University Press, 2018.2 J’emprunte cette formule à Bartolomé CLAVERO, « La máscara de Boecio. Antropologías del suje-

to entre persona e individuo, teología y derecho », Quaderni fiorentini per la storia del pensiero

Alessandro Buono, 13/07/20,
Je préfère "sur l'identité et l’identification". Est-ce incorrect en français ?
Joséphine Sales, 17/03/20,
En note, l’ouvrage original en portugais est le suivant : Panorama histórico da cultura jurídica europeia, II ed. Lisboa, Publicações Europa-América, 1999. Il est cité ici dans sa version italienne.
Page 2: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

Au lieu d’interpréter la « preuve d’identité » de manière évolutionniste – comme si l’utilisa-

tion de la preuve testimoniale serait irrémédiablement vouée à disparaître devant l’avancée

des registres d’état civil et des logiques bureaucratiques de l’État moderne3 –, je chercherai à

comprendre sa production en partant de la constatation que, durant l’Ancien Régime, la per-

sonnalité juridique se concevait comme une possession, ce qui se manifestait dans la manière

de l’attester et de la revendiquer. Il s’agira de montrer que l’identité était détenue, comme tout

autre droit, à travers des actes de possession et non simplement grâce à un titre de propriété,

certifié par une trace écrite4. Les enregistrements de l’identité seront alors considérés comme

une façon de transcrire les actes de possession d’état, à savoir de possession d’une personnali-

té juridique conçue comme droit d’agir en justice (et non comme un attribut acquis à la nais-

sance) et traitée – comme tout droit dans une société fortement réicentrée – à l’égal d’une

chose qui est possédée et revendiquée activement par son usage, publiquement exercé et re-

connu5.

giuridico moderno, 39-1, 2010, p. 7-40.3 Sur le changement de paradigme, de l’identité à l’identification, voir Gérard NOIRIEL, « Introduc-

tion », in G. NOIRIEL (dir.), L’identification. Genèse d’un travail d’État, Paris, Belin, 2007, p. 3-26.

En général, sur la crise du concept d’identité dans les sciences sociales, voir Rogers BRUBAKER

et Frederick COOPER, « Beyond ‘Identity’ », Theory and Society, 29-1, 2000, p. 1-47 ; Francesco

REMOTTI, L’ossessione identitaria, Bari, Laterza, 2010.4 Pour une analyse pertinente du paradigme dominant, voir Edward HIGGS, Identifying the English:

A History of Personal Identification, 1500 to the Present, Londres, Continuum, 2011, p. 4 ; id., The

Information State in England: The Central Collection of Information on Citizens since 1500, Bas-

ingstoke, Palgrave Macmillan, 2004, p. 10-27. L’idée de l’immobilité de la société prémoderne a été

démentie de nombreuses fois : Jan LUCASSEN et Leo LUCASSEN, « The Mobility Transition Revis-

ited, 1500-1900: What the Case of Europe can offer to Global History », Journal of Global History,

4-3, 2009, p. 347-377 ; Jan LUCASSEN, Leo LUCASSEN et Patrick MANNING (dir.), Migration His-

tory in World History: Multidisciplinary Approaches, Leyde, Brill, 2010.5 Noiriel a commencé à s’intéresser à cette question dès la fin des années 1980 et ses travaux ont été

pionniers en la matière, en particulier : G. NOIRIEL (dir.), L’identification, op. cit. ; id., État, nation

et immigration. Vers une histoire du pouvoir, Paris, Belin, 2001. Sur l’identification biométrique,

voir Xavier CRETTIEZ et Pierre PIAZZA (dir.), Du papier à la biométrie. Identifier les individus, Pa-

ris, Presses de Sciences Po, 2006. Sur le retournement du XVIIIe siècle, voir Vincent DENIS, Une his-

toire de l’identité. France 1715-1815, Seyssel, Champ Vallon, 2008. Il n’est pas possible de citer

dans cet article toute la littérature sur le sujet, qui se trouve recensée dans la bibliographie exhaus-

tive d’Ibsen ABOUT et Vincent DENIS, Histoire de l’identification des personnes, Paris, La Décou-

verte, 2010.

Vincent, 10/07/20,
je supprimerai l’incide
Alessandro Buono, 13/07/20,
D'accord, si vous pensez que c'est mieux.
Vincent, 10/07/20,
c’est difficilement compréhensible pour des non-juristes
Page 3: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

J’avance donc que, dans les sociétés d’Ancien Régime, il faut continuellement produire la

preuve de sa propre identité, en raison non seulement de l’insuffisance des procédures bureau-

cratiques et des pratiques d’archivage des données, mais surtout d’une manière différente de

posséder la « chose-identité », d’une autre façon de tener persona (« tenir personne »)6 :

chaque enregistrement d’identité, qu’il soit écrit ou confié au témoignage oral, s’il n’était pas

accompagné d’une pratique de revendication cohérente et constante, se révélait en définitive

inefficace pour la défense des droits associés à la personnalité juridique.

Après un détour par l’historiographie qui s’est attachée, ces dernières années, à l’histoire des

procédures d’identification personnelle et une description des sources et de la procédure qui

forment l’objet de cette étude, je privilégierai certains cas – les plus aptes à rendre compte de

la richesse de la documentation en question7 – afin de proposer une interprétation originale

des procédures d’identification et de revendication de l’identité. Je me concentrerai en parti-

culier sur la preuve de parenté par possession d’état, sans la considérer comme résiduelle

– destinée à disparaître avec l’avancée des registres d’état civil –, en montrant au contraire

son importance sociale, à travers une lecture ethnographique des sources judiciaires. Enfin, je

m’interrogerai sur la manière dont les acteurs étaient amenés à revendiquer leur propre identi-

té et leurs liens de parenté en cas de mobilité et d’absence. En effet, le manque de coprésen-

cel’absence physique mettait en danger ces pratiques de possession de la « chose-identité »,

non seulement en raison de l’incapacité des institutions à gérer l’identification à distance,

mais également à cause de la nature intrinsèque de cette identité, qui risquait de se dissoudre

si elle n’était pas continuellement revendiquée et défendue par des échanges épistolaires, des

envois d’objets et d’argent ou par des actes montrés publiquement et reconnus par une au-

dience qualifiée pour les certifier.

Une étape vers la modernité ou une autre manière de posséder l’identité ?

Au tournant du XXIe siècle, les historiens sont passés d’un questionnement sur l’identité à une

interrogation sur les techniques et les pratiques concrètes d’identification personnelle8. Une

6 Anne LEFEBVRE-TEILLARD, Le nom. Droit et histoire, Paris, PUF, 1990.7 Bien que réduit désormais à une fonction subsidiaire et « souvent dénoncé comme absurde », le re-

cours aux témoins instrumentaires ne fut aboli en France qu’en 1924 : Gérard NOIRIEL, « L’identifi-

cation des citoyens. Naissance de l’état civil républicain », Genèses, 13, 1993, p. 3-28, ici p. 23.8 Outre les dizaines de procès consultés aux Archives d’État de Milan et de Venise (et qui ne sont

pas l’objet de cette étude), je m’attarderai ici sur la moitié des 230 procès du Juzgado de bienes

de difuntos que j’ai analysés. Conservés à l’Archivo General de Indias (ci-après AGI) à Séville (éga-

lement disponibles en version numérique sur le Portal de Archivos Españoles [ci-après PARES] :

pares.culturaydeporte.gob.es/inicio.html), ils proviennent des archives de la Casa de la Contrata-

Vincent, 10/07/20,
L’absence
Vincent, 10/07/20,
supprimer
Page 4: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

série de travaux, en premier lieu les actes du congrès dirigé par Jane Caplan et John Torpey

en 2001, suivis par la monographie du même Torpey, The Invention of the Passport, ont ani-

mé ce débat dans le monde anglo-saxon, où les travaux consacrés à la naissance de l’identifi-

cation biométrique et de la surveillance society (« société de surveillance ») furent nombreux9.

Souvent menées par des sociologues tout particulièrement intéressés par les formes de

contrôle du mouvement de personnes et de la criminalité, ces études ont surtout privilégié

le XIXe et le XXe siècle, en tenant pour acquises certaines narrations historiographiques clas-

siques. La tendance était de lire le développement des techniques identificatoires au regard

des conséquences de la Révolution industrielle : mobilité croissante, urbanisation massive,

anonymat social grandissant. Les sociétés prémodernes, au contraire, auraient été avant tout

sédentaires, fondées sur des relations de face à face et donc majoritairement indifférentes au

problème des techniques d’identification, assurées par l’interconnaissance et caractérisées par

l’informalité10.

L’historiographie européenne sur le sujet – principalement centrée sur les pratiques de police

et de contrôle migratoire – a éclairé les époques plus lointaines – l’on pense notamment au

livre de Valentin Groebner, Der Schein der Person, et aux projets de recherche qui adoptent

une perspective de longue durée, tels les travaux dirigés par Claudia Moatti et Wolfgang Kai-

ser11. Une des perspectives interprétatives qui a fortement influencé le débat fut avancée par

Gérard Noiriel et reprise explicitement par Ilsen About et Vincent Denis dans leur livre de

ción, datent de la deuxième moitié du XVIIe siècle et ont été sélectionnés au hasard.9 « Para que si fallecieren en las dichas Yndias se sepa donde viven los que le huvieren de eredar  »,

Ordenanzas Reales para la Casa de la Contratación de Sevilla, 1552, chap. 65 (Madrid, Archives

du Musée naval, Ms. 0012/005, source électronique disponible sur le site de la chaire d’histoire et

du patrimoine naval, Marine espagnole/université de Murcia, 2016 : catedranaval.com/2016/09/16/

ordenanzas-reales-para-la-casa-de-la-contratacion-de-sevilla/).10 « Con gran vigilancia […] por el riesgo que tiene la verdad en tan grande distancia. » Recopila-

ción de Leyes de los Reynos de las Indias, Liv. 2, Tit. 32, Loi XLIV, à Madrid, Por Iulian de Paredes,

1681.11 Jean-Pierre DEDIEU, « L’Inquisition et le droit. Analyse formelle de la procédure inquisitoriale en

cause de foi », Mélanges de la casa de Velázquez, 23, 1987, p. 227-251 ; María E. MARTÍNEZ, Ge-

nealogical Fictions: Limpieza de Sangre, Religion, and Gender in Colonial Mexico, Stanford, Stan-

ford University Press, 2008. Le modèle du « triangle vigilant » se révèle d’une grande utilité. Il a été

proposé par Arndt BRENDECKE, Imperio e información. Funciones del saber en el dominio colonial

español, trad. par G. Mársico, Madrid/Francfort-sur-le-Main, Iberoamericana/Vervuert, [2009]

2012 ; voir aussi id., « Attention and Vigilance as Subjects of Historiography: An Introductory Es-

say », Storia della Storiografia, 74-2, 2018, p. 17-27.

Joséphine Sales, 18/03/20,
En note, l’ouvrage original en allemand est le suivant : Valentin Groebner, Der Schein der Person. Steckbrief, Ausweis und Kontrolle im Europa des Mittelalters, Munich, Bech, 2004. Mais l’auteur l’ayant lu en italien et se référant à la traduction, cela a selon lui (et moi) plus de sens de citer cette version.
Alessandro Buono, 13/07/20,
Je voulais dire "continental", pour le mettre en contraste avec l'historiographie anglo-américaine.
Alessandro Buono, 13/07/20,
Je suis d'accord avec la nouvelle formulation.Je veux dire que (selon ces études) les techniques d'identification se sont développées principalement à la suite de tous ces processus qui ont eu lieu pendant la période 1750-1850
Page 5: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

synthèse sur l’Histoire de l’identification des personnes12. Selon ces auteurs, l’histoire de

l’identification serait marquée en particulier par une lente évolution qui, des sociétés « ‘tradi-

tionnelles’, sans écriture, fondées sur l’oralité et l’interconnaissance » et dans lesquelles

« l’identification des individus repose sur les relations de face à face et la mémoire du groupe

local et familial » mènerait à la société moderne où, « à l’inverse, plus les hommes sont mo-

biles, plus ils s’écartent du groupe local et familial et plus il devient impératif de recourir à

des techniques d’identification à distance qui s’appuient sur l’écrit »13. Cette interprétation

suit la même pente qu’une certaine histoire des institutions et du droit14 selon laquelle l’An-

cien Régime marque une étape dans l’évolution vers la modernité. Ce processus débuterait

avec des actes législatifs, comme – pour citer le cas français – l’ordonnance de Villers-Cotte-

rêts (10 août 1539) de François Ier, par laquelle la couronne impose la rédaction de registres

paroissiaux, destinés à conserver la preuve écrite de l’identité des personnes. Ainsi, à partir du

XVIe siècle, l’adage « lettres passent témoins » (l’écrit l’emporte sur le témoin) s’affirmerait

progressivement, bouleversant la hiérarchie des preuves médiévales15. Toutefois, limites tech-

niques et insuffisances bureaucratiques auraient condamné cet État moderne à rester dans une

phase embryonnaire et à subir encore longtemps la « tyrannie de l’oralité » en matière d’iden-

12 V. GROEBNER, Storia dell’identità personale e della sua certificazione, op. cit., p. 191-192 et

l’analyse de la legibility (« lisibilité ») de Bernhard SIEGERT, « Ficticious Identities: On the interro-

gatorios and registros de pasajeros a Indias in the Archivo General de Indias (Seville) »,

in W. NITSCH, M. CHIHAIA et A. TORRES (dir.), Ficciones de los medios en la periferia. Técnicas de

comunicación en la literatura hispanoamericana moderna, Cologne, Universität und

Stadtbibliothek Köln, 2008, p. 19-30, en particulier p. 20-21.13 Séville, AGI, Contratación, 567, N. 2, R. 4, 2v-3r, certificat de baptême de Juan Antonio de Pasto-

riza, 1er mars 1697.14 « Comunicádole en su tierra y comido en su cassa diferentes beces » … « en la escuela en la que

tubo Juan Antonio de Pastoriza », Séville, AGI, Contratación, 567, N. 2, R. 4, 6v, déposition de Die-

go Mariño Sotomayor, 17 juin 1697.15 Sur la causa (cause) des connaissances des témoins, voir Marta MADERO, « Façons de croire. Les

témoins et le juge dans l’œuvre juridique d’Alphonse X le Sage, roi de Castille », Annales HSS, 54-

1, 1999, p. 197-218 ; id., « Logiques des faits et pertinence des preuves : un procès castillan du

XIIIe siècle », in J. C. GARAVAGLIA et J.-F. SCHAUB (dir.), Lois, justice, coutume. Amérique et Eu-

rope latines (XVIe-XIXe  siècles), Paris, Éd. de l’EHESS, 2005, p. 15-28 ; Yves MAUSEN, Veritatis

adiutor. La procédure du témoignage dans le droit savant et la pratique française (XIIe-XIVe  siècles),

Milan, Giuffrè, 2006, p. 610-627 ; Alessandra BASSANI, Sapere e credere. La veritas del testimone

de auditu alieno dall’alto medioevo al diritto comune, Milan, Giuffrè, 2012 ; id., Udire e provare. Il

testimone de auditu alieno nel processo di diritto comune, Milan, Giuffrè, 2017.

Page 6: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

tité des personnes16. Dès lors, doit-on considérer l’Ancien Régime comme à une étape – im-

parfaite – vers l’affirmation de l’identification à distance « moderne » ?

Dans les pages qui suivent, j’essayerai de proposer une autre interprétation de ce processus.

Mes réflexions sont le fruit de recherches personnelles sur les procédures d’identification des

héritiers légitimes, lors des causes d’héritages jacents et vacants dans les États italiens et la

Monarchie espagnole de l’Ancien Régime17. En analysant les procès et les procédures de re-

connaissance lors de l’attribution des biens des défunts18, je me suis rendu compte que les

preuves d’identité et de parenté produites par les acteurs impliqués, ainsi que leur évaluation

par les magistratures concernées, ne correspondaient pas à l’image évolutionniste énoncée ci-

dessus.

J’analyserai principalement les sources produites par les Juzgados de bienes de difuntos,

chargés de vérifier l’identité et l’origine de ceux qui étaient morts dans les royaumes

des Indes sans avoir de successeurs sur place, ainsi que les revendications de leurs héritiers

présumés, restés dans la péninsule Ibérique. Le cas espagnol est particulièrement significatif,

en ce qu’il permet de mettre à l’épreuve le modèle qui caractérise les études sur l’identifica-

tion. On sait qu’avec l’augmentation de la mobilité à grande échelle qui a caractérisé le tour-

nant du XVIe siècle, des mécanismes de contrôle et d’enregistrement ont vite été conçus afin

de s’assurer que le Nouveau Monde ne soit pas accessible à des catégories jugées dangereuses

pour les intérêts autant religieux qu’économiques et commerciaux de la Couronne19. À l’in-16 « Por ser vezino y natural … y por la cercanía », Séville, AGI, Contratación, 567, N. 2, R. 4, 8v,

déposition de Domingo Pateiro, 17 juin 1697 : « Por ser vezino y natural » ; « y por la cercanía ».

« En conpañía de sus padres y hermanos y así lo bio el testigo tratar como a hijo », Séville, AGI,

Contratación, 567, N. 2, R. 4, 9v, déposition d’Antonio García, 17 juin 1697.17 Pour une synthèse, voir Florence DEMOULIN-AUZARY, Les actions d’état en droit romano-cano-

nique. Mariage et filiation (XIIe-XVe  siècles), Paris, LGDJ, 2004, p. 7-38.18 F. DEMOULIN-AUZARY, Les actions d’état…, op. cit., p. 271. Dans les territoires ibériques, ce

principe ne s’affirme même pas avec les codes civils du XIXe siècle : John GILISSEN, « La preuve en

Europe du XVIe au début du XIXe siècle. Rapport de synthèse », in La preuve, op. cit., vol. XVII, t. 2,

p. 755-833, ici p. 820-827.19 La citation est tirée du Dictionnaire italien latin et françois d’Annibale Antonini, qui connut de

nombreuses réimpressions au cours du XVIIIe siècle (entre autres, à Paris, en 1735, 1738, 1743 [édi-

tion citée ici] ; à Venise, en 1745 et en 1755 ; à Amsterdam et Leipzig, en 1760) : consulter les en-

trées « Mémoire » et « Lettre ». Si les actes publics sont des monumenta (conformément au droit

romain C.7.52.6, voir Jean-Philippe LEVY, La hiérarchie des preuves dans le droit savant du

Moyen Âge. Depuis la renaissance du droit romain jusqu’à la fin du XIVe siècle, Paris, Librairie du

Recueil Sirey, 1939, p. 12) comme le remarque Noiriel, encore lors du débat sur l’institution de

l’état civil (1792), « le terme ‘acte’ est […] quasiment synonyme d’action’, bien plus que de ‘docu-

Vincent, 10/07/20,
Les actions judiciaires (pour éviter la répétition, si on a mis procès juste avant)
Alessandro Buono, 13/07/20,
« Jacents et vacants » c’est correct
Clémence, 29/06/20,
Je ne vois pas ce terme dans le texte d’origine. Est-ce un ajout de l’auteur, ou faut-il le supprimer ?
Vincent, 10/07/20,
oui
Clémence, 08/07/20,
Procès ?
Page 7: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

verse, la « bonne mobilité » des premiers conquistadores, évangélisateurs et colons du Nou-

veau Monde, était protégée par toutes une série de mesures et, notamment, l’assurance depar

l’encadrement de la transmission des héritages, que la distance mettait en danger.

Ceux qui souhaitaient recevoir une licence pour prendre la route des Indes devaient se faire

enregistrer à Séville « de sorte que, s’ils devaient mourir dans lesdites Indes, nous sachions où

vivent ceux qui ont droit à leur héritage20 ». S’ils décédaient dans le Nouveau Monde, leurs

biens se trouvaient soumis à la juridiction privative des Juzgados, chargés de gérer les trans-

missions héréditaires de ces migrants qui, en possession d’une licence mais sans héritier dans

le royaume des Indes, laissaient dans la péninsule Ibérique des héritiers en droit de réclamer

légitimement leurs biens. Les bienes de difuntos (« biens des défunts ») étaient mis sous sé-

questre par les Juzgados, inventoriés et confiés à des administrateurs. Après une enquête por-

tant sur l’identité et les biens et le patrimoine du défunt dans les Indes, sur ses origines et la

possible existence d’héritiers en Espagne, les biens étaient vendus aux enchères et le produit

de la vente envoyé à Séville, où les prétendants à l’héritage étaient appelés à faire valoir leurs

droits devant la Real Audiencia y Casa de la Contratación de las Indias (Haute Cour et Mai-

son du Commerce des Indes)21. Cette première phase de la procédure, fort complexe en cas de

patrimoines importants, impliquait de nombreux acteurs (des institutions, des exécuteurs tes-

tamentaires, des débiteurs, des créditeurs, divers ayants droit, etc.) et durait parfois de nom-

breuses années. Dans le cadre de cette étude, je me concentrerai sur la deuxième seconde par-

tie de la procédure qui se déroulait dans la péninsule Ibérique à la Casa de la Contratación,

alors chargée d’examiner « avec une grande vigilance » les preuves produites par les préten-

dants à la succession « à cause du risque que court la vérité à de si grandes distances »22.

ment écrit’ et le mot ‘public’ évoque le groupe des citoyens-spectateurs, qui peuvent, le cas échéant,

témoigner de la vérité de l’acte » (G. NOIRIEL, « L’identification des citoyens », art. cit., p. 6).20 A. LEFEBVRE -TEILLARD , « Nomen, tractatus, fama », art. cit., p. 217-219.21 Sur la « capacité de certification des pratiques », je renvoie, de nouveau, à Cerutti, qui a traité de

cette question dans de nombreux travaux. Les canonistes qui conçoivent la théorie de la possession

d’état sous l’influence « du concept médiéval de saisine […] admettent très largement la possession

des choses incorporelles dans nombre de domaines » (A. LEFEBVRE-TEILLARD, « Nomen, tractatus,

fama… », art. cit., p. 208). Sur ce sujet, voir également : E. CONTE et M. MADERO  (dir.), Entre he-

cho y derecho, op. cit.les travaux déjà cités de Conte et Madero.22 Clavero l’a souligné dans diverses études : « Qui legitimam personam in iudiciis habent vel non,

quien tiene o no tiene persona conforme a derecho para actuar en sede judicial ; quien puede y quien

no puede calzarse legítimamente la máscara que da acceso a la justicia ; quien tiene o no tiene capa-

cidad al efecto. […] Jurídicamente la persona es entonces algo que se posee, no que se sea. Persona

es tener, no ser. La persona se inviste y se desviste, justo como la máscara » « Qui legitimam perso-

Vincent, 10/07/20,
Seconde ? (s’il n’y a pas une troisième phase)
Joséphine Sales, 17/03/20,
Pas de numéro de page pour le dernier article en note, car il s’agit d’une revue en ligne.
Alessandro Buono, 13/07/20,
oui mais il y a une répétition. On pourrait mettre des "prétendants" ou des "ayant droit"
Clémence Peyran, 30/06/20,
Est-ce que ce remplacement vous convient ?
Alessandro Buono, 13/07/20,
Oui, le terme est correct, je préférerais le garder.
Vincent, 10/07/20,
Est-ce le bon terme ? Peut-on supprimer ?
Alessandro Buono, 13/07/20,
J'ai vu que toutes les citations originales dans les notes ont été supprimées. Est-ce une règle générale des Annales ? Je comprends qu'elles alourdissent les notes ... bien que j'aurais aimé les garder
Alessandro Buono, 13/07/20,
par la tutelle
Page 8: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

Notons tout de suite un paradoxe. Alors que les pasajeros (passagers) avaient été enregistrés

avant leur départ, au moment de la concession de la licence, de façon à faciliter notamment la

recherche de leurs héritiers, ces données ne semblent pas avoir été ordinairement mobilisées

pour identifier d’éventuels ayants droit, même de façon accessoire23. Aux héritiers, au

contraire, il était demandé de produire des preuves sous forme de documents et de ce qu’on

appelait l’información, c’est-à-dire l’ensemble des interrogatoires des témoins appelés par les

parties à comparaître devant un magistrat. Lors de ces interrogatoires, les témoins venaient

confirmer la version fournie par la partie qui les appelait, en fournissant les causes qui justi-

fiaient qu’ils fussent informés de la véracité des liens de parenté des personnes qui récla-

maient la succession. Ces informaciones étaient recueillies sur le lieu d’origine des parties et

devant le juge ordinaire, ceci non seulement pour des raisons pratiques, les personnes aptes à

témoigner sur l’identité des parties se trouvant précisément dans ce lieu, mais aussi parce que

la procédure servait à mobiliser – sur le modèle inquisitoire et de la certification de la limpie-

za de sangre (« pureté de sang ») – la vigilance de la communauté, employée en ultime ins-

tance pour produire et certifier l’identité des personnes24. Les tentatives d’appropriation frau-

nam in iudiciis habent vel non, qui a ou n’a pas personne (persona) (persona ?)conformément au

droit pour agir en justice ; qui peut et qui ne peut pas légitimement porter le masque qui donne accès

à la justice ; qui a ou n’a pas capacité à cet effet. [...] Juridiquement, donc, la personne est quelque

chose qu’on a, et non qu’on est. La personne concerne l’avoir et non l’être. La personne se porte et

s’enlève, tout comme le masque » B. CLAVERO SALVADOR , « La máscara de Boecio », art. cit.,

p. 15.23 « Por tal nuestra hija la criamos y alimentamos y en tal possessión de nuestra hija siempre a ssido

tenida y comúnmente reputada entre toda la jente que los conoçieron y conoçen y tal a ssido y es la

pública boz y fama » Séville, AGI, Contratación, 470, N. 1, R. 1, 8r (je souligne).24 La sociologie contemporaine a montré que la famille se conçoit moins comme une institution so-

ciale que comme un ensemble de pratiques qui, dans un contexte donné, sont comprises et considé-

rées par les acteurs sociaux comme familiales et peuvent donc produire des liens de type familial.

Selon David Morgan, « the practices, including not merely what is done but also how it is done, de-

fine who counts as a family member, at least for the time that these practices are being followed »

(« les pratiques, qui comprennent non seulement ce qui est fait, mais aussi la manière de le faire, dé-

terminent qui fait partie de la famille, du moins tant que ces pratiques sont suivies »), David

H. J. MORGAN, Rethinking Family Practices, Basingstoke, Palgrave MacMillan, 2011, p. 6. De plus,

comme le souligne Janet Finch, « families need to be “displayed” as well as “done”. […] Display is

the process by which individuals, and groups of individuals, convey to each other and to relevant

audiences that certain of their actions do constitute “doing family things” and thereby confirm that

these relationships are “family” relationships » (« les familles ont besoin d’être ‘exposées’ en même

temps que ‘faites’. L’exposition est le processus par lequel des individus, et des groupes d’indivi-

Joséphine Sales, 18/03/20,
De même, l’auteur ayant lu l’ouvrage dans sa traduction espagnole, j’ai maintenu cette référence. L’originale est la suivante : Imperium und Empirie. Funktionen des Wissens in der spanischen Kolonialherrschaft, Cologne/Vienne, Böhlau Verlag, 2009.
Alessandro Buono, 13/07/20,
Je préfère la "vigilance" car l'accent sur le contrôle horizontal
Clémence Peyran, 30/06/20,
Surveillance ?
Alessandro Buono, 13/07/20,
D’accord
Vincent, 10/07/20,
Proposition de réécritureJe supprimerai la précision finale, qui tend à embrouiller plus qu’à clarifier
Page 9: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

duleuse de la part d’héritiers imposteurs auraient en effet rencontré une contestation efficace

sur le plan local parce que –  : « tout argent arrivant des Indes vers ces lieux [de la péninsule

Ibérique] entraîne beaucoup de bruit25 », selon les mots d’un procureur au cours de l’un des

procès que nous présenterons.

La défiance des administrations envers leurs propres enregistrements écrits, d’où dériverait la

« tyrannie du face à face », a souvent été interprétée comme symptomatique de l’inadéquation

bureaucratique qui caractérise l’Ancien Régime, typique d’un stade imparfait dans une longue

et difficultueuse évolution vers la modernité26. Mais l’analyse des cas de contestation d’identi-

dus, transmettent les uns aux autres, ainsi qu’au public pertinent, qu’une partie de leurs actions

constituent pleinement ‘faire des choses de famille’ et, par là, ils confirment que leurs relations sont

des relations ‘familiales’. » (Janet FINCH, « Displaying Families », Sociology, 1, 2007, p. 65-81, ici

p. 66). Sur le sujet, voir également Florence WEBER, Penser la parenté aujourd’hui. La force du

quotidien, Paris, Rue d’Ulm, 2013. Comme dans le cas de la production des « natifs » et de la « lo-

calité », la famille se produit et se défend par sa pratique : Arjun APPADURAI, Modernity at Large:

Cultural Dimensions of Globalization, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996, chap. 9 ;

et pour une de ses applications, voir Angelo TORRE, « ‘Faire communauté’. Confréries et localité

dans une vallée du Piémont (XVIIe-XVIIIe siècles) », Annales HSS, 62-1, 2007, p. 101-135.25 « Criar tratar y nombrar y alimentar llamandole hija y ella a ellos padres y en tal opinión repu-

taçión an ssido y son avidos y tenidos pública y comúnmente sin que en ninguna manera aya cossa

en contrario. » Séville, AGI, Contratación, 470, N. 1, R. 1, 10r, déposition de Diego Ximénez, 7 dé-

cembre 1615.26 Álvaro GUTIÉRREZ BERLINCHEZ, « Evolución histórica de la tutela jurisdiccional del derecho de

alimentos », Anuario mexicano de historia del derecho, 16, 2004, p. 143-176. Il est possible d’inter-

préter ces liens soi-disant naturels comme des liens de responsabilité et de solidarité institués par la

gestion commune d’un patrimonium, comme l’a montré Angela GROPPI, « Il diritto del sangue. Le

responsabilità familiari nei confronti delle vecchie e delle nuove generazioni (Roma, secoli XVIII-

XIX) », Quaderni Storici, 92-2, 1996, p. 305-333. Sur le droit commun d’Ancien Régime entendu

comme droit dérivé – où les devoirs théologiques et moraux, ainsi que les sentiments, se trans-

forment en obligations juridiques – et sur la place des émotions dans ce système, de nombreux au-

teurs se sont exprimés, parmi lesquels Bartolomé CLAVERO, Antidora. Antropología católica de la

economía moderna, Milan, Giuffrè, 1991 ; António M. HESPANHA, La Gracia del Derecho. Econo-

mía de la cultura en la edad moderna, trad. par A. Cañellas Haurie, Madrid, Centro de estudios

constitucionales, 1993 ; Carlos PETIT (dir.), Pasiones del Jurista. Amor, memoria, melancolía, ima-

ginación, Madrid, Centro de estudios constitucionales, 1997 ; Pedro A. ALMEIDA CARDIM,

« O poder dos afetos. Ordem amorosa e dinâmica política no Portugal de Antigo Regime », thèse de

doctorat, Universidade Nova de Lisboa, 2000. Que des faits anthropologiques puissent devenir des

présomptions juridiques capables d’engendrer des droits et des devoirs se trouve au cœur du proces-

sus de qualification qui amène les « raw facts » (faits bruts) à devenir des « facts-in-law » (faits juri-

diques), selon Max GLUCKMAN, « The Reasonable Man in Barotse Law », Order and Rebellion in

Page 10: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

té suggère une interprétation différente : la fragilité du statut des personnes dans l’Ancien Ré-

gime ne dérive pas tant d’enregistrements déficients que de la nécessité perpétuelle de réaffir-

mer, à travers des paroles et des gestes, la possession de son statut.

La possession de l’identité : pratiquer, montrer, revendiquer

Commençons par l’héritage jacent du Galicien Juan Antonio Pastoriza, un cas particulière-

ment intéressant par la variété des thèmes qu’il permet de traiter. Né en 1659, dans la paroisse

rurale de San Tomé de Piñeiro et venu à Cadix à dix-neuf ans, , Juan Antonio partit pour la

Nouvelle-Espagne à la fin des années 1680. Il mourut en mars 1697, peu après être retourné à

Cadix : ses biens, d’une valeur d’environ 12 200 reales de plata (réaux d’argent), furent trou-

vés dans une caisse du navire qui l’avait ramené en Espagne. Domingo et Gregorio Pastoriza

se déclarèrent parents du défunt et réclamèrent immédiatement son héritage devant la justice

ordinaire de Cadix27. Cependant, le père de Juan Antonio, Juan Pastoriza, contesta aussitôt

leur revendication et, muni du certificat de baptême et d’une déclaration rédigée par le curé de

sa paroisse, il se présenta devant le tribunal gaditan28. Afin de prouver qu’il était vraiment le

père et légitime héritier de Juan Antonio que ces documents désignaient, Juan présenta huit té-

moins, tous prétendant être Galiciens – résidant à Cadix ou à El Puerto de Santa María – et

nés à moins de 10 km de sa piève d’origine.

Les témoins devaient confirmer l’identité de Juan en vertu de la connaissance, de la fréquenta-

tion et parfois de l’amitié qu’ils déclaraient avoir. Par exemple, Gregorio Palmares, originaire

d’une paroisse du village de Cangas, disait connaître Juan Pastoriza « parce qu’il l’avait vu,

avait traité et communiqué avec lui dans la paroisse de San Tomé de Piñeiro, qui se trouve à

une demi-lieue de la terre du témoin29 ». De même, Diego Mariño Sotomayor, natif du village

de Marín (qui tient sous sa juridiction la paroisse de San Tomé), pouvait affirmer qu’il

connaissait Juan de Pastoriza parce qu’il avait « communiqué [avec lui] dans sa terre et mangé

Tribal Africa: Collected Essays with an autobiographical introduction, Londres, Cohen & West,

1963, p. 178-206.27 L’évaluation de la qualité des personnes et de la valeur de choses se déroule exactement de la

même manière : Monica MARTINAT, « Chi sa quale prezzo è giusto ? Moralisti a confronto sulla

stima dei beni in età moderna », Quaderni storici, 135-3, 2010, p. 825-856, et A. STOPANI, « Parola

di esperto », art. cit.28 « Muchos regalos [y] por tal su hija natural fue siempre habida y tenida y comúnmente reputa-

da ». Ce cas a été étudié par María B. GARCÍA LÓPEZ , « Los Autos de Bienes de Difuntos en In-

dias », Nuevo Mundo Mundos Nuevos, 30 mai 2010, journals.openedition.org/nuevomundo/59829,

ici § 78.29 Bernard DEROUET, « Parenté et marché foncier à l’époque moderne. Une réinterprétation », An-

nales HSS, 56-2, 2001, p. 337-368, ici p. 353.

Alessandro Buono, 13/07/20,
Comment vous preferez
Clémence Peyran, 30/06/20,
Penchons-nous donc d’abord sur
Page 11: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

chez lui plusieurs fois », avait grandi dans la paroisse où il vivait avec sa femme et fréquenté

l’« école où fut Juan Antonio »30, leur fils légitime.

Il s’agissait donc de vecinos (voisins ou soit citoyens d’une communauté locale)31, qui étaient

qualifiés pour témoigner devant le tribunal du lien de parenté unissant le père et son fils dé-

funt quand ils se trouvaient dans leur village natal32. Pedro de Soto, qui disait connaître la fa-

mille par « communication et amitié », savait bien que Juan Antonio était le fils légitime de

Juan Pastoriza et de María Dagraña, « et le témoin le vit être appelé et élevé comme tel33 ».

Domingo Pateiro, quant à lui, les connaissait depuis trente ans, « parce qu’il était vecino et

originaire » d’une paroisse située à une demi-lieue de leur communauté et qu’en raison de

30 « Per non abbandonar li suoi interessi, che pretende su l’eredità di suo Padre, e che sempre sia co-

nosciuto compadrone come gl’altri fratelli, si obliga dare, e contribuire […] e consignare in moneta

contante docati dodeci all’anno a P[adro]n Giacomo suo fratello Maggiore con patto però, e conven-

zione tra essi fratelli già fata, che, quando Iddio vorrà, vorrà tornar in sua casa detto Santo, e non

vorrà più servire fuora che sia ricevuto da P[adro]n Giacomo in sua casa, et accolto con amorevolez-

za, e trattato sia come compadrone di quel stato, forma, e modo in cui s’attrova nel punto che si

parte adesso di sua casa, [poiché] tal partenza di detto Santo è di cummun accordo, e genio, e senza

aver avuto mai tra loro distinzione, e controversia » Archives d’État de Venise, Ufficiali al Cattaver,

b. 239, « Convenzione e accordo privato tra i fratelli Santo e Giacomo Betini detti Mori, die 13 a

mensis Junij 1740 » (« Convention et accord privé entre les frères Santo et Giacomo Betini dits

Mori, 13e jour du mois de juin 1740 »). Le document se trouve dans un dossier du 17 juin 1791 inti-

tulé « Proclami a stampa, uno de’ quali concerne l’Eredità giacenti, l’altro le Robe rinvenute  »

(« Édits imprimés, l’une concernant les héritages jacents, l’autre les choses trouvées »). Qu’un tel

accord se trouve parmi les archives des Ufficiali al Cattaver amène à penser qu’il a servi de preuve

dans un procès de revendication héréditaire.31 A. LEFEBVRE-TEILLARD , « Nomen, tractatus, fama… », art. cit., ici p. 219.32 En ce sens, le concept de display (« exposition ») me semble d’un grand intérêt. Finch, qui l’a for-

gé, souligne qu’il est plus utile que celui de performance pour expliquer comment les pratiques fa-

miliales exercées à distance servent au maintien des relations familiales : J. FINCH, « Displaying Fa-

milies », art. cit. Sur l’application de ce concept au cas des familles trans-locales, voir par exemple

Julie SEYMOUR et Julie WALSH, « Displaying Families, Migrant Families and Community Connec-

tedness: The Application of an Emerging Concept in Family Life », Journal of Comparative Family

Studies, 44-6, 2013, p. 689-698.33 « Por aver avido personas desta villa que conoçieron a el dicho Francisco Martínez Flores en los

Reynos de las Yndias tratándole como paysano y el a ellos ». Séville, AGI, Contratación, 564, N. 1,

R. 2, bienes de difuntos, Francisco Martínez Flores, 212v, déposition de María de la Osa Navarro,

4 décembre 1693. « Muy de zerca en tanto grado que comían y dormían juntos », Séville, AGI, Con-

tratación, 564, N. 1, R. 2, bienes de difuntos, Francisco Martínez Flores, 234v : déposition d’Alonso

Guerra del Fato, vecino de Aracena, 14 novembre 1686.

Page 12: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

cette « proximité » (cercanía), il les fréquentait souvent. Comme Antonio García, il pouvait

affirmer que Juan Antonio était né d’un mariage légitime, puisqu’il l’avait connu « en compa-

gnie de ses parents et de ses frères, et [que] le témoin le vit être traité comme un fils »34. En

somme, les parents l’avaient « nommé », « élevé » et « traité » comme leur fils et en tant que

tel il avait été reconnu par de nombreux témoins, sans contestation au sein de la communauté.

Nous nous trouvons devant la trilogie classique de la preuve de parenté par possession d’état,

soit nomen, tractatus, fama, indices de la parenté établis par le droit canonique à partir du

XIIIe siècle35. Si la question a été étudiée en profondeur par les historiens et les historiennes du

droit, ce fut souvent selon une lecture évolutionniste : ce mode de preuve manifesterait la dif-

ficulté des autorités ecclésiastiques et laïques à assurer un enregistrement écrit des personnali-

tés juridiques qui aurait permis de s’affranchir, qui délierait libèrerait définitivement les indi-

vidus de ces formesl’obligation dea archaïque de reconnaissance sociale de l’identité.

La preuve de parenté par possession d’état, déjà connue en droit romain36, se développa au

XIIIe siècle sous l’action des canonistes, qui élaborèrent une théorie à laquelle adhérèrent les

34 Pensons, par exemple, à la nécessité pour les membres d’une communauté d’être représentés à

l’assemblée, de « tenere il fuoco acceso » (« garder le feu allumé ») ou de payer les impôts pour ne

pas être exclus de la citoyenneté locale : Simona CERUTTI, Robert DESCIMON et Maarten

PRAK (dir.), no spécial « Cittadinanze », Quaderni Storici, 89-2, 1995, ici p. 281-513. Sur le thème

de la représentation des absents, voir Francesca CHIESI ERMOTTI, « Les biens des émigrants. Trans-

mission et représentation dans des communautés de la Suisse italienne (XVIIe-XVIIIe siècles) »,

in A. BUONO et L. GABBIANI (dir.), no spécial « Sous tutelle. Biens sans maîtres et successions va-

cantes dans une perspective comparative (Europe, Amérique ibérique, Afrique du Nord, Moyen-

Orient et Asie orientale, XIIIe-XXe siècles) », L’Atelier du centre Centre de recherches historiques,

en cours de publication.35 Depuis l’article de Francesca Trivellato (Francesca TRIVELLATO, « Is There a Future for Italian

Microhistory in the Age of Global History? », California Italian Studies, 2-1, 2011), le débat sur la

possibilité d’adopter une approche microhistorique en histoire globale s’enrichit rapidement d’inter-

ventions et de propositions. La revue Quaderni Storici a accueilli une discussion sur ce thème à par-

tir de 2015. Y sont intervenus Christian De Vito, Guido Franzinetti, Dagmar Freist, Sigurður Gylfi

Magnússon, Osvaldo Raggio, István Szijártó et Angelo Torre. Pour un résumé critique de ce débat,

je renvoie à l’introduction du dossier « Micro-analyse et histoire globale », dirigé par Romain

BERTRAND et Guillaume CALAFAT (« La microhistoire globale. Affaire(s) à suivre », Annales HSS,

73-1, 2018, p. 3-18) et à Angelo TORRE, « Micro/macro : ¿ local/global ? El problema de la locali-

dad en una historia especializada », Historia crítica, 69, 2018, p. 37-67.36 « ‘Las cartas familiares’ son ‘respiración de ausentes […] el qual recrean entre las personas que

más se aman, como su retrato a la vista’ », cCité dans Fernando BOUZA, « Introducción. Escritura en

cartas », Cuadernos de Historia Moderna. Anejos, 4, 2005, p. 9-14, ici p. 10.

Alessandro Buono, 13/07/20,
D’accord
Vincent, 10/07/20,
Proposition d’allègement et de reformulation
Alessandro Buono, 13/07/20,
Moyen de preuve, mode de preuve …
Clémence, 06/07/20,
Mode, type, cette modalité ?
Alessandro Buono, 13/07/20,
Est-il nécessaire ?
Page 13: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

civilistes. Née dans un contexte de régulation du mariage, elle devint vite la principale moda-

lité de preuve de filiation légitime, surtout dans les cas de conflits de succession. Selon Anne

Lefebvre-Teillard « la fréquence des mariages clandestins et des concubinages » ainsi que

l’« absence […] d’état civil » l’auraient rendu nécessaire. Au fur et à mesure – en France à

partir des ordonnances de 1539, mais plus encore avec celles de 1667 et de 1736 –, l’« extrait

baptistaire » aurait joué « un rôle de plus en plus important dans l’administration de la

preuve », sans toutefois éliminer « la preuve par la possession d’état […] lorsque par exemple

les registres font défaut ou ont été perdus […] ou encore lorsque la légitimité d’un individu

est contestée »37. L’Ancien Régime ne serait donc pas entré de plein pied dans la modernité,

dans la mesure où, pour attester le statut des personnes, il fallait recourir à une « technique

probatoire de fortune, normalement vouée à disparaître avec la création d’un système organisé

37 Antonio García-Abásolo soutient que dans la moitié des 200 cas qu’il a étudiés, la correspondance

entre parents est explicitement mentionnée, tandis que Werner Stangl a constaté au cours d’un

échantillonnage que, dans au moins 10 % des cas, les lettres sont insérées dans le dossier des bienes

de difuntos : Antonio GARCÍA-ABÁSOLO, La Vida y la muerte en Indias. Cordobeses en América

(siglos XVI-XVIII), Cordoue, Monte de piedad y Caja de Ahorros de Córdoba, 1992, p. 60 ; Werner

STANGL, Zwischen Authentizität und Fiktion. Die private Korrespondenz spanischer Emigranten

aus Amerika, 1492-1824, Cologne, Böhlau Verlag, 2012, p. 49. Pour une reconstitution approfondie

de la littérature concernant les cartas privadas (« lettres privées »), après le célèbre travail d’En-

rique Otte, je renvoie toujours à Stangl : Enrique OTTE, Cartas privadas de emigrantes a Indias,

1540-1616, Séville, Consejería de Cultura, 1988 ; Werner STANGL, « Un cuarto de siglo con Cartas

privadas de emigrantes a Indias. Prácticas y perspectivas de ediciones de cartas transatlánticas en el

Imperio español », Anuario de Estudios Americanos, 70-2, 2013, p. 703-736. L’usage de la corres-

pondance comme preuve de parenté existe également dans les procédures de concession de la li-

cence pour le passage aux Indes et dans les « expedientes de vida maridable » (« instances de vie

conjugale ») : G. SALINERO, « Sous le régime des licences royales », op. cit. ; Amelia ALMORZA

HIDALGO et Reyes ROJAS GARCÍA, « Los expedientes de vida maridable del archivo general de in-

dias : análisis de un estudio de caso », in J. VASSALLO et N. GARCÍA (dir.), América en la burocra-

cia de la monarquía española. Documentos para su estudio, Cordoue, Universidad Nacional de

Córdoba/Brujas, 2015, p. 111-130. Cet usage est ancien de longue durée : il est attesté autant dans la

Rome antique (Claudia MOATTI, « Reconnaissance et identification des personnes dans la Rome an-

tique », in G. NOIRIEL, L’identification, op. cit., p. 27-55, ici p. 43) qu’au XXe siècle : après la Se-

conde Guerre mondiale, les familles des soldats italiens morts ou disparus joignaient leur correspon-

dance aux demandes de pension et de médaille de valeur militaire, comme en témoignent les cen-

taines de lettres conservées aux Archives du Comando Militare Esercito « Lombardia » – Centro

Documentale di Milano, ex Distretto Militare (« Commandement militaire Armée ‘Lombardie’ –

Centre de documentation de Milan, ex-District militaire »).

Page 14: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

d’état civil », selon le principe lettres passent témoins38. Les sources semblent cependant sug-

gérer une interprétation différente.

Dans la France des Lumières de la fin du XVIIIe siècle, lors de l’affaire Hurot jugée devant

le Châtelet, la harangue prononcée ne pourrait être plus explicite :

Le titre de sa naissance est l’acte de baptême : mais ce titre serait insuffisant par lui-même, s’il

n’était pas accompagné d’une possession conforme à ce qu’il contient. En effet, l’acte de bap-

tême apprend bien aux contemporains d’un homme, ou à la postérité, que, le jour de sa date, il a

été baptisé un enfant ; il leur apprend même les noms de cet enfant, et les noms du père et de la

mère qui ont été déclarés être les siens ; mais la découverte de ce fait ne prouve pas que celui

qui réclame les noms et les qualités dont il est parlé dans cet acte, soit véritablement l’individu

qui fut alors présenté au baptême ; il faut encore que le nom qu’il a porté jusque-là, le traite-

ment qu’il a éprouvé dans sa famille et dans la société, l’opinion publique de ceux avec lesquels

il a vécu, établissent entre lui et ce monument de sa naissance, une relation qui en rende l’appli-

cation invariable. C’est ce que les jurisconsultes de tous les temps ont désigné par ces mots qui

caractérisent la véritable possession d’état, nomen, tractatus, fama39.

38 L’anthropologie des écritures ordinaires a montré que la correspondance pouvait susciter la co-

présence physique des acteurs impliqués dans l’échange, grâce à un « usage oral de l’écriture » (Pa-

trick WILLIAMS, « L’écriture entre l’oral et l’écrit. Six scènes de la vie tsigane en France »,

in D. FABRE (dir.), Par écrit, op. cit., p. 59-78, ici p. 65-66). La littérature sur le sujet est très éten-

due. À part les travaux déjà cités, les ouvrages dirigés par Fabre, l’analyse de Stangl, le numéro spé-

cial de Quadernos de Historia Moderna de 2005 dirigé par Bouza, voir les numéros des Cahiers du

GRHIS consacrés à la correspondance : Daniel-Odon HUREL (dir.), « Correspondance et sociabili-

té » ; id. (dir.), « Regards sur la correspondance » ; Anne-Marie SOHN (dir.), « La correspondance,

un document pour l’Histoire », Les Cahiers du GRHIS, respectivement no 1, 5 et 12, en 1994, 1996

et 2002 ; ainsi que Mireille BOSSIS et Charles A. PORTER (dir.), L’épistolarité à travers les siècles.

Geste de communication et/ou d’écriture, Stuttgart, Steiner, 1990 ; Roger CHARTIER (dir.), La cor-

respondance. Les usages de la lettre au XIXe siècle, Paris, Fayard, 1991 ; Mireille BOSSIS (dir.), La

lettre à la croisée de l’individuel et du social, Paris, Kimé, 1994 ; Adriana CHEMELLO (dir.), Alla

lettera. Teorie e pratiche epistolari dai greci al Novecento, Milan, Guerini studio, 1998 ; Regina

SCHULTE et Xenia VON TIPPELSKIRCH (dir.), Reading, Interpreting, and Historicizing: Letters

as Historical Sources, Fiesole, European University Institute, 2004.39 Sur l’interaction entre vox viva et vox mortua, voir également Y. MAUSEN, Veritatis Adiutor,

op. cit., p. 709 et suivantes. L’association entre discours et image se retrouve dans les conceptions

des juristes comme dans celle des théologiens : Brigitte BEDOS-REZAK, When Ego was Imago: Si-

gns of Identity in the Middle Ages, Leyde, Brill, 2011, p. 166-167.

Alessandro Buono, 13/07/20,
Merci !Il est nécessaire de le signaler dans la note… en fait, la citation de Lefebvre-Teillard est différente.
Clémence, 06/07/20,
J’ai vérifié cette citation en ligne avec Répertoire universel et raisonné de jurisprudence, vol. 17,De Philippe Antoine Merlin (M.)
Alessandro Buono, 13/07/20,
oui, ça suffit. c'était seulement pour souligner qu'il n'était plus une citation de Lefebvre-Teillard
Clémence, 06/07/20,
Est-ce nécessaire de citer ici F. Demoulin-Auzary ? Note suffisante ?
Page 15: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

L’acte de baptême est un monumento, « un titre qui donne le droit de jouissance de quelque

chose, ou l’instrument avec lequel on justifie une prétention (Lat. instrumentum, monumen-

tum)40 », mais seul, sans la possession de cette « chose » qu’il faut prouver, il ne suffit pas pour

valider une prétention. La même notion apparaît dans la septième édition de la Collection des

décisions nouvelles et de notions relatives à la jurisprudence actuelle (1771) de Jean-Baptiste

Denisart  : « On nomme possession d’état la notoriété qui résulte d’une suite non interrompue

d’actes faits par la même personne en une certaine quantité. » En 1758, lors de l’affaire Simo-

net, M. de Saint Fargeau expliquait encore dans sa plaidoirie que la possession d’état « ap-

prend aux autres, […] nous apprend à nous-mêmes qui nous sommes, soit par le personnage

qu’elle nous impose, soit par l’habitude de nous connaître et d’être reconnu au nom que nous

avons reçu en naissant41 »42.

Nous pourrions multiplier les exemples43. En tout état de cause, il semble nécessaire d’examiner

les racines médiévales de cette manière de concevoir le statut, en observant comment ce droit à

incarner un « personnage », dont parlaient les avocats, était défendu par la répétition d’actions

qualifiantes44. La persona comptait à part entière parmi les res incorporales (« choses incorpo-

relles ») qui devaient être revendiquées par des actes de possession. Le concept de personne, à

l’époque médiévale et au début des temps modernes, n’avait pas perdu, dans le champ juridique,

son ancienne signification de masque théâtral45. Des formules comme personam habere ou per-40 « El dicho papel fue hescripto por alguna mujer común a quien ubiese comunicado en Yndias

donde estubo tiempo de diez años por ser el modo que las mugeres de aquel Reino se comunican y

tratan honbres hescriven a ellos », Séville, AGI, Contratación, 567, N. 2, R. 4, 12v, pétition de Joa-

chin de Arau, 19 juin 1697.41 « Le dijo al testigo el dicho Juan Antonio de Pastoriza diferentes beces que benía para pasar a su

tierra donde se quería casar con la mas pobre Guerfana que allase », Séville, AGI, Contratación, 567,

N. 2, R. 4, 13r, déposition de Francisco Rubiños, 19 juin 1697.42 « El testigo a experimentado en los Reinos de las Yndias y particularmente en el de Nueva España

adonde a nabegado muchas beces discurre y tiene por cierto que el dicho papel sería hescripto por

alguna muger con quien tubiese algún debertimiento al dicho Juan Antonio de Pastoriza pues el

modo de como está hescripto es como las mugeres comunes de aquel Reino dibierten los honbres y

los aruinan con semejantes palabras como las que contiene el papel sávelo el testigo por aver experi-

mentado lo mismo en aquel Rreino donde es muy común lo rreferido y por público y notorio entre

las Personas que nabegan. » Séville, AGI, Contratación, 567, N. 2, R. 4, 13v, déposition d’Antonio

Lodero, 19 juin 1697.43 A. STOPANI, « Parola di esperto », art. cit., p. 221 ; Y. MAUSEN, Veritatis Adiutor, op. cit., p. 618.44 Séville, AGI, Contratación, 564, N. 1, R. 2, bienes de difuntos, Francisco Martínez Flores, 120r,

requête de Blas García, 25 juin 1693.45 « Chi la piglia dal padre, chi da l’avo et chi dal luoco, come occorre », Cité dans Raul MERZARIO,

« La buona memoria. Il ricordo familiare attraverso la parola e il gesto », Quaderni Storici, 51-3,

Page 16: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

sonam non habere montrent que, dans le langage juridique, ’il prenait le sens de capacité (ou

non) à revêtir un rôle en justice46. La personnalité juridique s’assimilait ainsi à un masque

qu’on détenait  : son usage attestait sa possession et permettait donc d’agir en justice conformé-

ment à un état déterminé47.

C’est fort à propos que, dans la pétition présentée le 7 décembre 1615, Doña Jerónima Monte,

vecina de Séville, dit de sa fille Isabel, issue de l’union avec son mari Gaspar de Gaya : « Nous

l’avons élevée et nourrie comme notre fille et en telle possession de notre fille elle a toujours été

tenue et communément réputée parmi tous les gens qui les connurent et les connaissent et telle a

été et est la voix et renommée publique.48 » La possession d’un statut n’allait pas sans la dé-

monstration continuelle de celui-ci à travers l’exercice des trois éléments que sont le nomen (se

qualifier et être qualifié comme parent), le tractatus (se comporter et être traité comme tel) et la

fama (la notoriété publique, sans interruption ni contestation de ces faits). Au sein de ce trip-

tyque, le tractatus constituait la condition décisive49.

L’analyse des procès des Juzgados de bienes de difuntos montre clairement que la démonstra-

tion efficace des liens de parenté exigeait de mobiliser un ensemble de preuves qui attestaient de

la continuité et de la publicité des « pratiques familiales », devant une audience capable de les

identifier en tant que telles50. Pour être « considérés communément et publiquement comme des

1982, p. 1001-1026, ici p. 1020. Sur la nature changeante des noms, voir Gregorio SALINERO et Isa-

bel TESTÓN NÚÑEZ (dir.), Un juego de engaños. Movilidad, nombres y apellidos en los siglos XV

a XVIII, Madrid, Casa de Velázquez, 2010.46 « Ydentitdad del difuntto sobre cuia herenzia se litiga ». Séville, AGI, Contratación, 564, N. 1,

R. 2, bienes de difuntos, Francisco Martínez Flores, 166r.47 « Le preguntava muchas vezes por su padre y hermanos y sobrinos que tenía en esta villa  » Sé-

ville, AGI, Contratación, 564, N. 1, R. 2, bienes de difuntos, Francisco Martínez Flores, 234v, té-

moignage d’Alonso Guerra del Fato, 14 novembre 1686.48 « Tubo notiçias ziertas en aquel tiempo que el dicho Francisco Martínez Flores después que se

avía echo clérigo escrivía a los dichos Alonso Sánchez Gregorio y Florentina Gómez sus padres y

que les ynbiava plata y después de sus padres muertos a sus Hermanas Ana Martínez y Cathalina

Martínez de Flores en las armadas que venían del Perú y tanbién tubo notiçia la testigo de por públi -

co que el dicho Francisco Martínez Flores le escrevía a Alonso Sánchez Gregorio su Hermano »,

Séville, AGI, Contratación, 564, N. 1, R. 2, bienes de difuntos, Francisco Martínez Flores, 211v, dé-

position de María de la Ossa (alias Osa) Navarro, 4 décembre 1693.49 Séville, AGI, Contratación, 564, N. 1, R. 2, bienes de difuntos, Francisco Martínez Flores, 157r,

pétition Juan Joseph Moreno, 21 janvier 1694. Le recours aux vecinos en qualité d’experts est égale-

ment décrit dans W. STANGL, Zwischen Authentizität und Fiktion, op. cit., p. 75-78.50 « Falsas », Séville, AGI, Contratación, 564, N. 1, R. 2, bienes de difuntos, Francisco Martínez Flo-

res, 166r.

Joséphine Sales, 18/03/20,
De même, en note, le livre est cité dans sa version italienne. L’original : Repräsentation. Studien zur Wort- und Begriffsgeschichte von der Antike bis ins 19. Jahrhundert, Berlin, Duncker und Humblot, 1974.
Page 17: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

parents », les personnes devaient se comporter comme tels, sans contestation au sein de la com-

munauté. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que les témoins appelés lors des procès d’héritages ja-

cents déclarent – comme le fit Diego Ximénez, dans le cas de l’héritage de Gaspar de Gaya, ha-

bitant de Manille, mort, selon les dires, à Canton51 – qu’ils avaient vu des parents « élever,

traiter, nommer et nourrir [leur fille] en l’appelant fille et elle les appelant parents, et l’opinion

et la réputation les ont tenus et les tiennent pour tels, publiquement et communément 52 », sans

qu’il y eût contestation.

Le comportement (non contesté) devenait une présomption reconnue par les tribunaux et s’inté-

grait avec cohérence dans la culture juridique castillane alors en place, bien représentée par les

Siete Partidas (1265), une compilation datant de l’époque d’Alphonse X le Sage, source du

droit dans les Indes durant toute la période coloniale :

La manière dont les parents doivent élever leurs enfants et leur donner ce dont ils ont besoin,

même s’ils ne le veulent pas, est la suivante : ils doivent donner de quoi manger, boire, se vêtir

et se chausser, et un lieu où habiter et toutes les autres choses dont ils ont besoin, sans les-

quelles les hommes ne peuvent vivre53.

Pitié et amour naturel d’un côté, lois humaines et divines de l’autre obligeaient les parents à

élever leurs enfants en leur fournissant le nécessaire54. En répondant aux attentes sociales, les

parents créaient des présomptions légales de parenté capables de se cristalliser en renommée

publique55.

51 Ce cas a déjà été analysé par Stangl, mais je crois qu’à la lumière de notre réflexion, il peut être

compris de manière inédite : W. STANGL, Zwischen Authentizität und Fiktion, op. cit., p. 72-79.

Stangl a examiné la copie numérique (PARES) du procès qui se trouve dans l’Archivo Histórico Na-

cional (« Archives historiques nationales », Madrid, ci-après AHN), InquisiciónInquisition, 1733,

exp. 12, « Proceso de fe de Francisco Alberto » (procès de foi de Francisco Alberto), 1664, d’où je

tirerai les citations que sa reconstitution n’inclut pas.52 Madrid, AHN, InquisiciónInquisition, 1733, exp. 12, 57r.53 W. STANGL, Zwischen Authentizität und Fiktion, op. cit., p. 75 n. 234.54 « Dixo este Reo como era casado y con hijos, dando a entender […] que dexava su muger preñada

y muy mala de un fluxo de sangre y desauçiada según le havía escrito un hijo suio, siendo todo tan

gran mentira […] fue sembrando el embuste […] para que luego fuera mas creída la nueba que fin-

jió de la muerte de dicha su muger Isabel Planavia. » Madrid, AHN, InquisiciónInquisition, 1733,

exp. 12, 73v.55 « Demonstración de dichas cartas » ; « dicho Reo dixo a una persona havía tenido un pliego de

cartas de su cassa o de sus hijos las quales mostró a dicha una persona estando en cierta mesilla de

la plaça y estavan en lengua toscana y dicho reo le iba leiendo una que dixo ser de su hijo Honorato

Joséphine Sales, 18/03/20,
En note, l’auteur préférerait ne pas traduire les termes juridiques anglais qui n’ont pas d’équivalent dans une autre langue. Cependant, pour « raw facts » il propose « faits bruts » et pour « facts in the law » « faits juridiques ».
Alessandro Buono, 13/07/20,
Si je comprends la question, dans le texte d'origine, "suivante" est suivie d'une virgule. Mais peut-être vaut-il mieux laisser ":" car pour une lecture moderne c'est plus clair
Clémence, 06/07/20,
?
Alessandro Buono, 13/07/20,
Oui, une collection de lois…C’est le terme approprié pour parler de « code » avant la Révolution
Clémence, 09/07/20,
Un corpus législatif ?
Page 18: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

À la manière dont le savoir éthico-théologique et juridique arrivait à formuler la solution la plus

probablement juste en s’appuyant sur le consensus de la communis opinio, l’identité des per-

sonnes sujettes à des versions contradictoires était confiée au consensus des communautés

concernées, des experts capables de qualifier les comportements des personnes en question en

adéquation avec les attentes imposées par le rôle qu’ils remplissaient56. La communauté des ré-

sidents légitimes (les vecinos) était ainsi appelée à témoigner, en cas d’enquête, par les parties

qui devaient prouver leur parenté et certifier leur identité. Mais la nature performative des liens

familiaux obligeait à les entretenir sans interruption, par des gestes continuels toujours répétés

de possession de la personnalité juridique, que la distance pouvait fragiliser. En effet, comment

continuer à se traiter en parents en cas d’absence d’une des parties ?

Assurer la présence des absents : envoi d’argent et échange d’objets

Reprenons le cas de Juan Antonio Pastoriza. Les témoins appelés par son père non seulement

les avaient vus, lui et son fils, « se traiter comme des parents » quand Juan Antonio vivait en-

core en Galice, mais, plus important, affirmaient également qu’ils avaient assisté à la conti-

nuation de leurs pratiques familiales à distance. Un des témoins, Gregorio Palmares, rapporta

aux juges gaditans un événement notable. Il avait rencontré Juan Antonio à Cadix et celui-ci,

avant de partir pour les Indes, sachant que Gregorio retournait en Galice, lui avait confié de

l’argent à remettre à son père. À son tour, Juan Pastoriza avait confié des chemises à Grego-

rio, destinées à son fils :

Étant ledit [Juan Antonio Pastoriza] sur le point de s’absenter pour les Indes, il remit au témoin

dix pesos afin qu’il les donnât à son Père, profitant de l’occasion que le témoin se rendît à leur

terre, et effectivement le témoin les porta et les remit au dit Juan de Pastoriza, qui remit au té-

moin des chemises pour son fils qui les lui porta 57.

escrita en tres o quatro planas y en ella leía ser muerta su primera muger y que havía muerto de un

fluxo de sangre provenido de un parto. » Madrid, AHN, InquisiciónInquisition, 1733, exp. 12, 74r

e 75v.56 « Las pasiones y emociones tenían su sitio », dDans Javier BARRIENTOS GRANDÓN, « Lágrimas

de mujer. Una nota sobre el llanto en el Sistema del Derecho Común », in O. CONDORELLI (dir.),

Panta Rei. Studi dedicati a Manlio Bellomo, Rome, Il Cigno, 2004, p. 191-212, ici p. 193 : « las pa-

siones y emociones tenían su sitio ».57 Archives d’État de Milan, Finanze parte antica (« Finances partie ancienne »), cart. 674, eredità

vacanti (« héritages vacants »), fasc. 1, Bonifacio et Giulio Litta, 1618 : déposition d’Antonio Tiz-

zoni, fils du défunt JosephGiuseppe, habitant de Cassano Magnago, juridiction de Gallarate,

22 mars 1616.

Page 19: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

L’absence n’avait donc pas entraîné la rupture du lien, que réaffirmaient efficacement les

échanges d’argent et d’objets. Que ces échanges eussent activement impliqué des vecinos (ou

que, du moins, ceux-ci fussent disposés à l’affirmer) permettait, même des dizaines d’années

plus tard, d’entretenir la mémoire de ces pratiques familiales maintenues à distance. Le cas de

Juan Antonio Pastoriza n’est qu’une histoire parmi tant d’autres : parmi les dossiers des bienes

de difuntos, les témoignages tournent souvent autour de la question des dons et des remises

d’argent, actions opérées par et sur des objets qui valident les présomptions de parenté et justi-

fient donc les revendications des parties. Ainsi d’Inés de Torres qui, souhaitant prouver que

Baltasar Tercero était son père, produisit des témoins qui confirmèrent que Baltasar l’avait tou-

jours reconnue comme fille naturelle et que, même lorsqu’il s’était absenté pour les Indes, il

n’avait cessé de la traiter comme telle, en lui écrivant et en lui envoyant de « nombreux ca-

deaux » ; de la sorte, « comme sa fille naturelle elle fut toujours eue et tenue et communément

réputée58 ». De la même manière, les nièces de Juan Gómez Castellanos parvinrent à prouver

leur lien de parenté, quatre décennies après la mort de leur oncle, grâce aux nombreux témoins

qui affirmèrent que celui-ci envoyait à son frère Pedro des sommes d’argent depuis le Pérou où

il était avecindado (établi comme membre d’une communauté locale)59.

La préservation des liens familiaux à distance par une contribution constante à l’économie do-

mestique se trouve au centre du principe de «  localité » dont parle Bernard Derouet à propos

de la France d’Ancien Régime :

58 Les actions raisonnables révèlent la nature des choses et, si elles se répètent, elles créent des cou-

tumes qui ont force de loi, comme le décrit Samuel Carter à la fin du XVIIe siècle, dans une splen-

dide définition de la coutume : « For a Custom taketh beginning and groweth to perfection in this

manner. When a reasonable Act once done is found to be good, and beneficial to the People, and

agreeable to their nature and disposition, then do they use it and practise it again and again, and so

by often iteration and multiplication of the Act, it becomes a Custom ; and being continued without

interruption time out of mind, it obtaineth the force of a Law ». (« Parce qu’une coutume s’ins-

taure et arrive à la perfection de cette manière. Quand un acte raisonnable, une fois accompli, est

jugé bon, bénéfique pour le peuple et agréable à sa nature et sa disposition, alors si le peuple en a

l’usage et la pratique, encore et encore, de manière fréquente, répétée et multiple, cet acte devient

une coutume ; et étant poursuivi sans interruption, depuis toujours, il acquiert la force d’une loi »

(cité dans Edward P. THOMPSON, Customs in common, Londres, Penguin Books, 1993, p. 97). Sans

être cités explicitement, ces mots trouvent leur écho dans les raisonnements sur le reasonable man

(« l’homme raisonnable ») de Gluckman, mentionné plus haut, qui confrontait son champ de re-

cherche africain avec les cours britanniques de common law.59 Jean DE CORAS, Arrest memorable du Parlement de Tolose, Lyon, éd. par A. Vincent, 1561, An-

notation XCV, p. 106.

Alessandro Buono, 14/07/20,
c'est une traduction littérale. Je souhaite mettre en évidence les verbes utilisés : avoir et tenir (en espagnol «haber» et «tener»)
Clémence, 06/07/20,
Est-ce que la traduction est correcte ? => fu sempre avuta e tenuta
Alessandro Buono, 14/07/20,
Alessandro Buono, 14/07/20,
répétition de "parmi" : entre ?
Page 20: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

Les droits d’une personne, soit au sein de sa famille d’origine, soit au sein de la communauté lo-

cale, sont éminemment liés au fait que cette personne est restée ou non sur place, «  au pays »,

qu’elle fait encore partie ou non de la société locale et peut en être considérée comme un

membre à part entière qui y demeure, y exerce son activité et y trouve ses moyens d’existence60.

La possibilité d’accéder à une succession fait partie de ces droits dépendants de l’appartenance

locale et familiale. Que les personnes en déplacement fussent conscientes du principe énoncé

par Derouet semble pleinement démontré par un accord singulier, stipulé à l’écrit par deux

frères devant le curé de leur village ainsi que deux témoins, que j’ai trouvé cette fois à Venise,

mais dans un contexte tout à fait similaire (c’est-à-dire parmi les archives des Ufficiali al Catta-

ver, soit la magistrature qui, dans la République sérénissime, s’occupait de l’acquisition des

biens sans maître)61. Santo Betini, sur le point de partir pour « aller offrir ses services à l’étran-

ger », convint de l’accord suivant avec son frère aîné Giacomo :

Afin de ne pas abandonner ses intérêts, sa prétention à l’héritage de son père et à être reconnu

comme copropriétaire avec ses frères, il s’engage à donner, et contribuer […] et livrer en ar-

60 A. TORRE , Il consumo di devozioni, op. cit. ; Marta MADERO , « Penser la physique du pouvoir. La

possession de la juridiction dans les commentaires d’Innocent  IV et d’Antonio de Budrio à la décré-

tale Dilectus », Clio@Thémis, 11, 2016. La question des frontières a été analysée par Stopani : An-

tonio STOPANI , La production des frontières. État et communautés en Toscane, XVI e -XVIII e   siècles,

Rome, École Française de Rome, 2008. Dans le cadre colonial, elle a une longue tradition et a sus-

cité un intérêt renouvelé depuis les années 1990 : F. MORALES PADRÓN , « Descubrimiento y toma

de posesión », Anuario de estudios americanos, 12 , 1955, p. 321-380 ; Patricia SEED , Ceremonies

of Possession in Europe’s Conquest of the New World, 1492-1640, Cambridge, Cambridge Univer-

sity Press, 1995 ; Stephen GREENBLATT , Marvelous Possessions: The Wonder of the New World,

Chicago, The University of Chicago Press, 1991 ; Tamar HERZOG , Frontiers of Possession: Spain

and Portugal in Europe and the Americas, Cambridge, Harvard University Press, 2015 ;

B. BHANDAR , Colonial Lives of Property, op. cit. ; Allan GREER , Property and Dispossession: Na-

tives, Empires and Land in Early Modern North America, Cambridge, Cambridge University Press,

2018.61 O. RAGGIO, « Costruzione delle fonti e prova », art. cit., p. 151-152. Sur la « formation de

l’usage », Alain COTTEREAU, « Justice et injustice ordinaire sur les lieux de travail d’après les au-

diences prud’homales (1806-1866) », Le Mouvement social, 141, 1987, p. 25-59 ; A. LEFEBVRE-

TEILLARD, « Nomen, tractatus, fama… », art. cit., p. 218. En traitant de l’attestation des droits sur la

terre et le bétail, Darío Barriera a révélé la « tensión existente entre lo que podemos denominar

pruebas de derecho y pruebas de fuerzas » (« tension existante entre ce que nous pouvons appeler

des preuves légales et des preuves de force » : Darío BARRIERA, Abrir puertas a la tierra. Microa-

nálisis de la construcción de un espacio político, Santa Fe, 1573-1640, Santa Fe, Museo Histórico

Provincial de Santa Fe, 2013, ici p. 376-377.

Page 21: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

gent comptant douze ducats par an au maître Giacomo, son frère aîné, cependant selon le pacte

et la convention déjà établie entre eux, quand Dieu voudra et que ledit Santo décidera de reve-

nir chez lui et de ne plus offrir ses services à l’étranger, il sera reçu par le maître Giacomo, ac-

cueilli avec affection et traité comme copropriétaire selon l’état, la forme et la manière dont il

jouit maintenant, au moment de quitter sa maison, [puisque] ce départ dudit Santo vient d’une

envie et d’un accord communs, sans qu’il y ait jamais eu entre eux division ni controverse62.

Pour être maintenu, le statut de cohéritier dépendait donc d’actions comme la contribution au

patrimoine commun par des transferts d’argent. L’établissement d’un contrat devant les autori-

tés ecclésiastiques de la communauté et des témoins permettait d’assurer un consensus local au-

tour de la possession de l’état de cohéritier qui, de toute évidence, se trouvait mis en danger par

l’absence63. La trace, par écrit et dans la mémoire des résidents, de ces actes de possession

d’état avait une valeur probatoire d’autant plus forte que des liens manifestes s’étaient mainte-

nus en dépit de l’éloignementpar la manifestation publique de la volonté de maintenir les liens.

De cette manière, l’absence de la personne en déplacementl’absence des personnesa longue ab-

sence du défunt, susceptible de remettre en question la transmission de la propriété, se trouvait

efficacement contrebalancée par la démonstration publique de la volonté de réaffirmer la pa-

renté.

La production d’un document écrit (comme le contrat que nous avons vu) ou de preuves maté-

rielles (tels l’envoi d’argent et l’échange de dons) ne doit donc pas être interprétée à la lumière

de l’opposition binaire entre, d’une part, société traditionnelle/immobile de l’identification en

face à face et, d’autre part, société moderne/mobile de l’identification à distance. Elle mérite

plutôt d’être considérée sous l’angle de la culture de la possession qui caractérise l’Ancien Ré-

gime, pour laquelle tenir personne est le résultat « d’une suite non interrompue d’actes faits par

la même personne en une certaine quantité64 » (et non de l’enregistrement de l’identité abs-

62 B. BHANDAR , Colonial Lives of Property, op. cit., p. 81 : « The contradictory and uneven imposi-

tion of a system of title by registration in different settler colonial contexts challenges a develop-

mental narrative of property law, in which possession as the basis of ownership has slowly been dis-

placed by a system of title by registration » (« L’imposition contradictoire et inégale, dans différents

contextes de colonie de peuplement, d’un système d’enregistrement des titres remet en question un

récit évolutionniste de la loi de propriété, selon lequel la possession, en tant que fondement de la

propriété, a été lentement remplacée par ce système. »63 De ce point de vue, le travail d’Allan Greer est éclairant : A. GREER, Property and Dispossession,

op. cit.64 Pour une critique de ce paradigme, voir A. BRENDECKE, Imperio e información, op. cit. Les tra-

vaux de Carmen B. Loza montrent de manière éclatante comment les enregistrements du début de

l’époque moderne ne peuvent être vus simplement comme l’expression de l’État moderne

Alessandro Buono, 14/07/20,
Je ne comprends pas dans quel sens vous me dites que la citation est incorrecte.C'est la même citation qui apparaît plus haut à la p. 17 n. 41, et qui correspond en fait à la Collection de Denisart (1771) cité par Lefebre-TeillardJ'ai pris cette citation d'Anne Lefebvre-Teillard, voici la note 48 p. 219 :«La 1e édition de Denisart (par l'auteur lui-même) date de 1754 ... Voici ce qu'on peut lire dans la 7e édition de 1771 (revue et corrigée par Desaint et Varicourt): «On nomme possession d'état la notoriété qui résulte d'une suite non interrompue d'actes faits par la même personne en une certaine quantité.En matière de filiation, il faut la reconnaissance du père et celle de la mère, des relations avec la famille de l'un et de l'autre; une suite de traitements reçus en qualité d'enfant légitime, pour qu'on puisse dire avoir une possession d'état». Si vous préférez je cite directement la Collection.
Vincent, 10/07/20,
En fait, cette expression (citée de façon fautive) vient d’un recueil de jurisprudence de 1771 (et sans doute avant) de Denizart : Collection De Décisions Nouvelles Et De Notions Relatives A La ..., Volume 3 : p.703 : https://books.google.fr/books?id=fe9QAAAAcAAJ&pg=PA703&lpg=PA703&dq=d%E2%80%99une+suite+non+interrompue+d%E2%80%99actes+faits+par+la+m%C3%AAme+personne+en+une+certaine+quantit%C3%A9&source=bl&ots=De-A3nRdC9&sig=ACfU3U2bAYxx_nNj94-f78sUSTg8896wwQ&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwiE-fGt3cLqAhVShRoKHT-WBY4Q6AEwAHoECAkQAQ#v=onepage&q=d%E2%80%99une%20suite%20non%20interrompue%20d%E2%80%99actes%20faits%20par%20la%20m%C3%AAme%20personne%20en%20une%20certaine%20quantit%C3%A9&f=falseElle apparait un peu différemment un peu plus tard (« et en une certaine qualité ») https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5656729k/f185.item.r=%22une%20suite%20non%20interrompue%22%20+ 1772 : Le grand vocabulaire françois, Volume 23
Alessandro Buono, 14/07/20,
Ici je parlais en général
Vincent, 10/07/20,
L’éloignement du défunt
Alessandro Buono, 14/07/20,
En effet, la phrase est moins alambiqué… Je suis toutefois intéressé par le fait que la question de la "volonté" demeure
Vincent, 10/07/20,
Je m’éloigne du texte pour clarifier : à valider ou non par Alessandro !
Page 22: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

traite, una tantum, dans un état civil). D’une certaine manière, le problème de la distance met-

tait en crise le principe de la localité quantitativement plus que qualitativement. Les pratiques

familiales ici décrites peuvent très bien être interprétées comme des techniques de production

d’appartenance corporative, comparables aux techniques que les anthropologues et les histo-

riens ont étudiées sous le nom de production de localité65. Si l’absence constituait certainement

un grave obstacle à l’accomplissement de ces pratiques chargées de certifier la possession

d’état, les liens locaux pouvaient se maintenir même à distance – dès lors que l’absent était ca-

pable d’assurer sa présence par des actions qui le représentaient sur le plan local et étaient effi -

cacement montrées et reconnues comme telles par ceux qui seraient appelés, ensuite, à produire

et certifier l’appartenance66.

De la même manière que Santo Betini acceptait l’obligation de payer une sorte d’impôt annuel

pour conserver l’« héritage de son père » et ne pas perdre le droit à être reconnu « coproprié-

taire » de ses biens, les vecinos du village de Fregenal de la Sierra (Estrémadure espagnol) af-

firmaient que «  leur » concitoyen Francisco Martínez Flores – dont nous analyserons bientôt

plus en détail le cas de contestation d’identité – avait montré qu’il voulaitmanifesté son désirsa

volonté de maintenir son appartenance à sa famille et à sa communauté, quand il se trouvait

dans les Indes, parce qu’il envoyait de l’argent à ses sœurs, et avait continué à participer à la

vie rituelle de son village par ses dons à l’église paroissiale. María Ramos assure qu’« elle sait

et vit [Francisco Martínez Flores] envoyer des souliers bordés de fil d’or et un pantalon en toile

pour un Enfant Jésus de l’église de Sainte-Anne, qui sort toujours avec elle lors des processions,

émergent : Carmen B. LOZA, « De la classification des Indiens à sa réfutation en justice (Yucay,

Andes péruviennes, 1493-1574) », Histoire & Mesure, 3-4, 1997, p. 361-386. Cooper a souligné que

la question de l’identification des personnes était au centre du paradigme de la modernité : Frederick

COOPER, Colonialism in Question: Theory, Knowledge, History, Berkeley, University of California

Press, 2005, p. 113-149. Ce n’est pas par hasard que les critiques les plus efficaces des grandes nar-

rations de la modernisation viennent des chercheurs africains et asiatiques, comme le montrent les

essais réunis dans K. BRECKENRIDGE et S. SZRETER (dir.), Registration and Recognition, op. cit.

Ces deux œuvres critiquent fortement l’œuvre influente de James Scott. J’ai essayé de réfléchir à

ces questions dans Alessandro BUONO, « Identificazione e registrazione dell’identità. Una proposta

metodologica », Mediterranea. Ricerche storiche, 30, 2014, p. 107-120.65 C’est la thèse, convaincante en tout point, d’A. BRENDECKE, Imperio e información, op. cit. ; à ce

propos, je me permets de renvoyer à mon article : Alessandro BUONO, « Il ‘triangolo vigilante’. Un

modello per la storia della relazione tra sapere e dominio in antico regime (a proposito di Imperium

und Empirie di Brendecke) », Quaderni storici, 159-3, 2018, p. 837-850.66 Par exemple, la limpieza de sangre devait être continuellement attestée, même si elle avait déjà

été prouvée par le passé, comme le montre M. E. MARTÍNEZ, Genealogical Fictions, op. cit.

Alessandro Buono, 14/07/20,
Sainte Anna est portée en procession avec cet enfant Jésus … Je ne sais pas si c’est comprensible…
Alessandro Buono, 14/07/20,
Je prefere utiliser le concept de « volonté »
Page 23: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

et cela elle le sait pour l’avoir vu et être vrai67 ». Cependant, les vecinos d’Aracena, en Anda-

lousie, affirmaient que «  leur » Francisco Martínez Flores avait agi de même. De plus, comme

le racontait María de  la Osa Navarro, dans leur cas, il était possible de dire que Francisco

Martínez Flores était hijo (fils) de leur communauté « puisqu’il y avait eu des personnes de ce

village qui connurent ledit Francisco Martínez Flores dans le royaume des Indes et le traitèrent

comme compatriote un habitant de leur village, comme il le fit avec eux » – ainsicomme fut le

cas d’, par exemple Alonso Guerra del Fato, qui avait été traité « avec une telle proximité

qu’ils mangeaient et dormaient ensemble »68.

Il paraissait possible de maintenir à distance l’appartenance à la famille et au lieu – ou, pour le

dire dans les termes des avocats l’époque, de «  jouir et faire usage des droits dérivant de la

naissance » (gozar de la naturaleza)69 – grâce à des pratiques réaffirmant en permanence la

continuité de ces liens. Pour conserver son identité, le membre absent d’une communauté devait

affronter des questions spatiales (par exemple, la nécessité de participer aux ressources lo-

cales : biens familiaux ou associés aux rites communautaires, fiscalité, participation aux assem-

blées, etc.)70 et temporels temporelle (par la répétition continue des actes d’appartenance : le

paiement de la «  taxe familiale » de la famille Betini, l’échange de la correspondance, etc.). Ces

actions pouvaient se dérouler in absentia ou en d’autres lieux, situés même à des dizaines de

milliers de miles, mais ils devaient reproduire, depuis l’autre partie du monde, la localité de

l’appartenance – comme lorsque des habitants d’un même village d’Andalousie se traitaient

67 J’emprunte cette formule à Bartolomé CLAVERO, « La máscara de Boecio. Antropologías del suje-

to entre persona e individuo, teología y derecho », Quaderni fiorentini per la storia del pensiero

giuridico moderno, 39-1, 2010, p. 7-40.68 Pour une analyse pertinente du paradigme dominant, voir Edward HIGGS, Identifying the English:

A History of Personal Identification, 1500 to the Present, Londres, Continuum, 2011, p. 4 ; id., The

Information State in England: The Central Collection of Information on Citizens since 1500, Bas-

ingstoke, Palgrave Macmillan, 2004, p. 10-27. L’idée de l’immobilité de la société prémoderne a été

démentie de nombreuses fois : Jan LUCASSEN et Leo LUCASSEN, « The Mobility Transition Revis-

ited, 1500-1900: What the Case of Europe can offer to Global History », Journal of Global History,

4-3, 2009, p. 347-377 ; Jan LUCASSEN, Leo LUCASSEN et Patrick MANNING (dir.), Migration His-

tory in World History: Multidisciplinary Approaches, Leyde, Brill, 2010.69 Anne LEFEBVRE-TEILLARD, Le nom. Droit et histoire, Paris, PUF, 1990.70 Outre les dizaines de procès consultés aux Archives d’État de Milan et de Venise (et qui ne sont

pas l’objet de cette étude), je m’attarderai ici sur la moitié des 230 procès du Juzgado de bienes

de difuntos que j’ai analysés. Conservés à l’Archivo General de Indias (ci-après AGI) à Séville (éga-

lement disponibles en version numérique sur le Portal de Archivos Españoles [ci-après PARES] :

pares.culturaydeporte.gob.es/inicio.html), ils proviennent des archives de la Casa de la Contrata-

ción, datent de la deuxième moitié du XVIIe siècle et ont été sélectionnés au hasard.

Alessandro Buono, 14/07/20,
Temporelles ?
Vincent, 10/07/20,
J’allège
Vincent, 10/07/20,
Proposition de reformulation
Alessandro Buono, 14/07/20,
En espagnol «paisano» … habitant du même « pais » (village, hameau)
Alessandro Buono, 14/07/20,
En espagnol «paisano» … habitant du même « pais » (village, hameau)
Page 24: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

mutuellement como paysanos (comme des villageois) au Pérou71. Les connexions globales pou-

vaient ainsi être revendiquées sur les lieux d’origine comme desLa mobilité globale n’était donc

pas contradictoire avec les pratiques d’appartenance locale72. Le risque principal venait, non de

l’éloignement, mais de la discontinuité, qu’il fallait neutraliser par des actions se déployant

dans l’espace et le temps – selon l’opposition entre présence et absence, et entre répétition et

cessation de l’action.

L’échange épistolaire et l’entretien de l’identité

Estado, selon le Diccionario de Autoriades, désigne :

L’être actuel et conditionnel dans lequel se trouve et est considérée une certaine chose. Vient du

latin status. En latin, Conditio, Habitus […] les choses de cette vie ne savent pas s’arrêter dans

un état […] [Un état est] ce que possède [tiene] ou professe chacun […] comme l’état de Céli-

bataire, d’Époux, de Veuf, d’Ecclésiastique, de Religieux, etc.73.

Comment alors posséder un état, au sens de « rester à un endroit » (physique et social), sans

être physiquement présent ? Comment faire pour répéter à distance ces actions de fréquentation

et de communication avec des parents et des voisins ? À l’envoi d’argent, d’objets et de ca-

deaux, un autre moyen s’ajoutait pour assurer sur place la présence des absents : la correspon-

dance. « Les lettres familiales » – remarquait l’auteur d’un important manuel d’écriture épisto-

laire au début du XVIIe siècle – sont la « souffle des absents […], qu’elles recréent entre les per-

71 « Con gran vigilancia […] por el riesgo que tiene la verdad en tan grande distancia. » Recopila-

ción de Leyes de los Reynos de las Indias, Liv. 2, Tit. 32, Loi XLIV, à Madrid, Por Iulian de Paredes,

1681.72 V. GROEBNER, Storia dell’identità personale e della sua certificazione, op. cit., p. 191-192 et

l’analyse de la legibility (« lisibilité ») de Bernhard SIEGERT, « Ficticious Identities: On the interro-

gatorios and registros de pasajeros a Indias in the Archivo General de Indias (Seville) »,

in W. NITSCH, M. CHIHAIA et A. TORRES (dir.), Ficciones de los medios en la periferia. Técnicas de

comunicación en la literatura hispanoamericana moderna, Cologne, Universität und

Stadtbibliothek Köln, 2008, p. 19-30, en particulier p. 20-21.73 « Comunicádole en su tierra y comido en su cassa diferentes beces » … « en la escuela en la que

tubo Juan Antonio de Pastoriza », Séville, AGI, Contratación, 567, N. 2, R. 4, 6v, déposition de Die-

go Mariño Sotomayor, 17 juin 1697.

Alessandro Buono, 14/07/20,
J'ai essayé de reformuler
Vincent, 10/07/20,
Proposition de reformulation
Alessandro Buono, 14/07/20,
Je voulais dire que le fait que ces migrants entretiennent des liens, bien qu'ils se déplacent dans un espace potentiellement mondial, peut effectivement être revendiqué par leurs proches qui restent immobiles.En ce sens, même dans une société face à face, les pratiques locales peuvent être reproduites à l'échelle globale ...
Vincent, 10/07/20,
Je ne comprend pas bien (notamment « sur les lieux d’origine) : Peut-on dire plus simplement : Les connexions globales n’étaient donc pas contradictoires avec les pratiques d’appartenance locale
Alessandro Buono, 14/07/20,
Voir dessus : villageois, compatriotes
Page 25: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

sonnes qui s’aiment le plus, comme le portrait fait avec la vue »74. Elles servaient à stimuler

l’ouïe, la vue et possiblement d’autres sens chez les parents et les vecinos.

Repartons des témoignages. Alançaro Velázquez fut l’un des témoins présentés par les nièces de

Juan Gómez Castellanos, le marchand déjà cité originaire du petit village d’Estrémadure,

Baños de Montemayor, et mort en 1642 à Carrión de Velasco (dans la province de Huaura, au

Pérou). Aux vecinos de Baños, comme Alançaro, l’on demanda de confirmer que Juan, dont

l’héritage se trouvait à Séville, était réellement le frère de Pedro Gómez Castellanos, presque

quarante ans après la mort des deux protagonistes : en effet, les nièces de Juan n’avaient été in-

formées de cet héritage jacent qu’en 1680. Les témoins confirmèrent que Juan pourvoyait éco-

nomiquement aux besoins de sa famille, à la fois « parce qu’ils avaient connu et connaissaient »

les personnes en question, et « parce qu’ils avaient vu les lettres que [Juan] envoya à son frère

[Pedro] pour l’informer du moyen de lui faire parvenir des pièces de huit réaux »75. La citation

de la correspondance dans les causes concernant les bienes de difuntos est très fréquente76  : elle

survient dans le cas de Juan Antonio Pastoriza, sur lequel nous nous sommes arrêtés, comme

dans celui de l’héritage d’Antonio de Araujo – mort à Veracruz, au Mexique, en 1701 –, où un

des témoins appelés par le frère et cohéritier dit explicitement avoir connaissance de leur lien

de parenté parce qu’«  il avait des lettres de sa mère77 ».

74 « Por ser vezino y natural … y por la cercanía », Séville, AGI, Contratación, 567, N. 2, R. 4, 8v,

déposition de Domingo Pateiro, 17 juin 1697 : « Por ser vezino y natural » ; « y por la cercanía ».

« En conpañía de sus padres y hermanos y así lo bio el testigo tratar como a hijo », Séville, AGI,

Contratación, 567, N. 2, R. 4, 9v, déposition d’Antonio García, 17 juin 1697.75 F. DEMOULIN-AUZARY, Les actions d’état…, op. cit., p. 271. Dans les territoires ibériques, ce

principe ne s’affirme même pas avec les codes civils du XIXe siècle : John GILISSEN, « La preuve en

Europe du XVIe au début du XIXe siècle. Rapport de synthèse », in La preuve, op. cit., vol. XVII, t. 2,

p. 755-833, ici p. 820-827.76 A. LEFEBVRE-TEILLARD, « Nomen, tractatus, fama », art. cit., p. 217-219.77 Clavero l’a souligné dans diverses études : « Qui legitimam personam in iudiciis habent vel non,

quien tiene o no tiene persona conforme a derecho para actuar en sede judicial ; quien puede y quien

no puede calzarse legítimamente la máscara que da acceso a la justicia ; quien tiene o no tiene capa-

cidad al efecto. […] Jurídicamente la persona es entonces algo que se posee, no que se sea. Persona

es tener, no ser. La persona se inviste y se desviste, justo como la máscara » « Qui legitimam perso-

nam in iudiciis habent vel non, qui a ou n’a pas personne (persona) (persona ?)conformément au

droit pour agir en justice ; qui peut et qui ne peut pas légitimement porter le masque qui donne accès

à la justice ; qui a ou n’a pas capacité à cet effet. [...] Juridiquement, donc, la personne est quelque

chose qu’on a, et non qu’on est. La personne concerne l’avoir et non l’être. La personne se porte et

s’enlève, tout comme le masque » B. CLAVERO SALVADOR, « La máscara de Boecio », art. cit.,

p. 15.

Page 26: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

Un trait caractéristique de parenté était le nomen –  le fait de s’adresser publiquement l’un à

l’autre en tant que parents et d’entretenir une comunicación continue (dans le double sens de

conversation et de mise en commun des ressources). Cette communication, manifestée par l’en-

voi d’argent, se maintenait également à distance par la correspondance : les voisins qui avaient

entendu (par l’ouïe) des personnes s’appeler en parents dans leur village natal étaient mainte-

nant appelés à témoigner du maintien d’une communication directe (par la vue). Il serait donc

réducteur de considérer une lettre au sein d’une procédure de reconnaissance héréditaire

comme une simple preuve matérielle, ou de supposer que sa valeur résidât uniquement dans sa

qualité de trace écrite. La correspondance relevait plutôt d’une pratique familiale montrée à un

public de témoins aptes à la reconnaître comme telle : elle s’apparentait à un acte de possession

d’état, la lettre étant le support de la voix du parent et la réaffirmation de sa présence. La pra-

tique épistolaire, identifiée et approuvée par un ensemble d’experts locaux, se révèle alors d’une

grande force dans l’affirmation des droits d’appartenance78. La lettre d’un parent fait entendre

par la vue la voix de l’absent et le représente sous une forme que la culture théologico-juridique

médiévale et moderne qualifierait de representatio identitatis (représentation par identifica-

tion)79. Comme le portrait, elle suscite une image qui présentifie l’absent : en tant que vox mor-

78 La sociologie contemporaine a montré que la famille se conçoit moins comme une institution so-

ciale que comme un ensemble de pratiques qui, dans un contexte donné, sont comprises et considé-

rées par les acteurs sociaux comme familiales et peuvent donc produire des liens de type familial.

Selon David Morgan, « the practices, including not merely what is done but also how it is done, de-

fine who counts as a family member, at least for the time that these practices are being followed »

(« les pratiques, qui comprennent non seulement ce qui est fait, mais aussi la manière de le faire, dé-

terminent qui fait partie de la famille, du moins tant que ces pratiques sont suivies »), David

H. J. MORGAN, Rethinking Family Practices, Basingstoke, Palgrave MacMillan, 2011, p. 6. De plus,

comme le souligne Janet Finch, « families need to be “displayed” as well as “done”. […] Display is

the process by which individuals, and groups of individuals, convey to each other and to relevant

audiences that certain of their actions do constitute “doing family things” and thereby confirm that

these relationships are “family” relationships » (« les familles ont besoin d’être ‘exposées’ en même

temps que ‘faites’. L’exposition est le processus par lequel des individus, et des groupes d’indivi-

dus, transmettent les uns aux autres, ainsi qu’au public pertinent, qu’une partie de leurs actions

constituent pleinement ‘faire des choses de famille’ et, par là, ils confirment que leurs relations sont

des relations ‘familiales’. » (Janet FINCH, « Displaying Families », Sociology, 1, 2007, p. 65-81, ici

p. 66). Sur le sujet, voir également Florence WEBER, Penser la parenté aujourd’hui. La force du

quotidien, Paris, Rue d’Ulm, 2013. Comme dans le cas de la production des « natifs » et de la « lo-

calité », la famille se produit et se défend par sa pratique : Arjun APPADURAI, Modernity at Large:

Cultural Dimensions of Globalization, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996, chap. 9 ;

et pour une de ses applications, voir Angelo TORRE, « ‘Faire communauté’. Confréries et localité

dans une vallée du Piémont (XVIIe-XVIIIe siècles) », Annales HSS, 62-1, 2007, p. 101-135.

Vincent, 10/07/20,
Proposition d’allègement
Page 27: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

tua (voix morte) inscrite sur un support physique, la lettre évoque dans le contexte d’origine la

vox viva (voix vive) prononcée à distance par le parent80.

La présence d’une seule lettre suffisait à fonder une présomption de parenté susceptible de

mettre en doute les revendications d’un héritier. Cela arriva dans le cas de Juan Antonio Pasto-

riza : son père, Juan, dut non seulement se défendre de ses deux soi-disant parents, mais aussi

réfuter les éventuels droits d’une femme indienne, dont la voix émergeait d’une lettre trouvée

parmi les affaires du défunt. Le défenseur de l’héritage jacent, Antonio de Herrera, nommé par

la justice ordinaire de Cadix pour défendre l’intégrité des biens du défunt des appropriations in-

dues, à la vue d’un papel (papier) rédigé par une femme et retrouvé dans la caisse contenant les

biens du défunt, émit l’hypothèse que celui-ci se fût marié dans les Indes et, en se fondant sur

cet indice, refusa de remettre les biens à Juan Pastoriza81.

79 Álvaro GUTIÉRREZ BERLINCHEZ, « Evolución histórica de la tutela jurisdiccional del derecho de

alimentos », Anuario mexicano de historia del derecho, 16, 2004, p. 143-176. Il est possible d’inter-

préter ces liens soi-disant naturels comme des liens de responsabilité et de solidarité institués par la

gestion commune d’un patrimonium, comme l’a montré Angela GROPPI, « Il diritto del sangue. Le

responsabilità familiari nei confronti delle vecchie e delle nuove generazioni (Roma, secoli XVIII-

XIX) », Quaderni Storici, 92-2, 1996, p. 305-333. Sur le droit commun d’Ancien Régime entendu

comme droit dérivé – où les devoirs théologiques et moraux, ainsi que les sentiments, se trans-

forment en obligations juridiques – et sur la place des émotions dans ce système, de nombreux au-

teurs se sont exprimés, parmi lesquels Bartolomé CLAVERO, Antidora. Antropología católica de la

economía moderna, Milan, Giuffrè, 1991 ; António M. HESPANHA, La Gracia del Derecho. Econo-

mía de la cultura en la edad moderna, trad. par A. Cañellas Haurie, Madrid, Centro de estudios

constitucionales, 1993 ; Carlos PETIT (dir.), Pasiones del Jurista. Amor, memoria, melancolía, ima-

ginación, Madrid, Centro de estudios constitucionales, 1997 ; Pedro A. ALMEIDA CARDIM,

« O poder dos afetos. Ordem amorosa e dinâmica política no Portugal de Antigo Regime », thèse de

doctorat, Universidade Nova de Lisboa, 2000. Que des faits anthropologiques puissent devenir des

présomptions juridiques capables d’engendrer des droits et des devoirs se trouve au cœur du proces-

sus de qualification qui amène les « raw facts » (faits bruts) à devenir des « facts-in-law » (faits juri-

diques), selon Max GLUCKMAN, « The Reasonable Man in Barotse Law », Order and Rebellion in

Tribal Africa: Collected Essays with an autobiographical introduction, Londres, Cohen & West,

1963, p. 178-206.80 « Muchos regalos [y] por tal su hija natural fue siempre habida y tenida y comúnmente reputa-

da ». Ce cas a été étudié par María B. GARCÍA LÓPEZ, « Los Autos de Bienes de Difuntos en In-

dias », Nuevo Mundo Mundos Nuevos, 30 mai 2010, journals.openedition.org/nuevomundo/59829,

ici § 78.81 « Per non abbandonar li suoi interessi, che pretende su l’eredità di suo Padre, e che sempre sia co-

nosciuto compadrone come gl’altri fratelli, si obliga dare, e contribuire […] e consignare in moneta

contante docati dodeci all’anno a P[adro]n Giacomo suo fratello Maggiore con patto però, e conven-

Alessandro Buono, 14/07/20,
Le défunt
Page 28: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

Pour dissiper un tel doute, le procurateur de Juan, Joachin de Arau, fut contraint de recourir à

trois témoins supplémentaires : trois vecinos de Cadix, marins de la Carrera de Indias (la Route

des Indes), dont les témoignages (et il n’est pas extravagant de penser qu’ils furent savamment

orchestrées) visaient tous à discréditer la source de la vox mortua inscrite sur ce morceau de

papier. Le procurateur Arau s’était empressé de soutenir que :

ledit billet fut écrit par quelque femme commune avec laquelle il [Juan Antonio] entra en com-

munication dans les Indes, où il resta pour dix ans, puisque c’est la manière dont les femmes de

ce royaume communiquent et traitent avec les hommes et leur écrivent82.

Les témoins furent appelés à confirmer cette version des faits. Le choix s’était arrêté, sans

grande surprise, sur trois Gaditans affirmant avoir entrepris la traversée pour le Mexique et

rencontré Juan Antonio durant le voyage et qui déclaraient, surtout, être «  familiers » de la

Nouvelle-Espagne. Il était important qu’ils eussent une expérience du royaume, en particulier

des femmes indiennes : comme les marchands, grâce à leur connaissance des styles et des

usages courants, devaient donner la communis aestimatio (estimation commune) de la valeur

des marchandises et des salaires83, ces marins semblaient compétents pour évaluer la teneur

zione tra essi fratelli già fata, che, quando Iddio vorrà, vorrà tornar in sua casa detto Santo, e non

vorrà più servire fuora che sia ricevuto da P[adro]n Giacomo in sua casa, et accolto con amorevolez-

za, e trattato sia come compadrone di quel stato, forma, e modo in cui s’attrova nel punto che si

parte adesso di sua casa, [poiché] tal partenza di detto Santo è di cummun accordo, e genio, e senza

aver avuto mai tra loro distinzione, e controversia » Archives d’État de Venise, Ufficiali al Cattaver,

b. 239, « Convenzione e accordo privato tra i fratelli Santo e Giacomo Betini detti Mori, die 13 a

mensis Junij 1740 » (« Convention et accord privé entre les frères Santo et Giacomo Betini dits

Mori, 13e jour du mois de juin 1740 »). Le document se trouve dans un dossier du 17 juin 1791 inti-

tulé « Proclami a stampa, uno de’ quali concerne l’Eredità giacenti, l’altro le Robe rinvenute  »

(« Édits imprimés, l’une concernant les héritages jacents, l’autre les choses trouvées »). Qu’un tel

accord se trouve parmi les archives des Ufficiali al Cattaver amène à penser qu’il a servi de preuve

dans un procès de revendication héréditaire.82 En ce sens, le concept de display (« exposition ») me semble d’un grand intérêt. Finch, qui l’a for-

gé, souligne qu’il est plus utile que celui de performance pour expliquer comment les pratiques fa-

miliales exercées à distance servent au maintien des relations familiales : J. FINCH, « Displaying Fa-

milies », art. cit. Sur l’application de ce concept au cas des familles trans-locales, voir par exemple

Julie SEYMOUR et Julie WALSH, « Displaying Families, Migrant Families and Community Connec-

tedness: The Application of an Emerging Concept in Family Life », Journal of Comparative Family

Studies, 44-6, 2013, p. 689-698.83 Pensons, par exemple, à la nécessité pour les membres d’une communauté d’être représentés à

l’assemblée, de « tenere il fuoco acceso » (« garder le feu allumé ») ou de payer les impôts pour ne

pas être exclus de la citoyenneté locale : Simona CERUTTI, Robert DESCIMON et Maarten

Alessandro Buono, 14/07/20,
Procureur ?
Clémence Peyran, 07/07/20,
Est-ce le bon terme ? => procuratore
Page 29: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

qualité des «  femmes communes » indiennes. Francisco Rubiños annonça qu’il connaissait le de

cujus depuis la moitié des années 1680 et avait accompli avec lui le voyage d’aller. Dix ans plus

tard, il l’avait rencontré lors du voyage decheminde la traversée de retour et il se rappelait bien

que Juan Antonio lui avait confié « à plusieurs reprises qu’il revenait pour aller sur sa terre, où

il avait l’intention d’épouser la plus pauvre des orphelines qu’il aurait trouvées84 ». Les trois

marins répétèrent cette histoire, qu’ils disaient avoir entendue racontée par « plusieurs des vil-

lageois85 » (diferentes paisanos suios).

Une autre de leurs expertises comptait encore plus devant le tribunal. Antonio Lodero, marin de

55 ans, considéra ainsi le papel incriminé :

Le témoin est un expert des royaumes des Indes, et particulièrement de la Nouvelle-Espagne où

il a navigué de nombreuses fois, il affirme et soutient être vrai que ledit billet est rédigé par une

PRAK (dir.), no spécial « Cittadinanze », Quaderni Storici, 89-2, 1995, ici p. 281-513. Sur le thème

de la représentation des absents, voir Francesca CHIESI ERMOTTI, « Les biens des émigrants. Trans-

mission et représentation dans des communautés de la Suisse italienne (XVIIe-XVIIIe siècles) »,

in A. BUONO et L. GABBIANI (dir.), no spécial « Sous tutelle. Biens sans maîtres et successions va-

cantes dans une perspective comparative (Europe, Amérique ibérique, Afrique du Nord, Moyen-

Orient et Asie orientale, XIIIe-XXe siècles) », L’Atelier du centre Centre de recherches historiques,

en cours de publication.84 « ‘Las cartas familiares’ son ‘respiración de ausentes […] el qual recrean entre las personas que

más se aman, como su retrato a la vista’ », cCité dans Fernando BOUZA, « Introducción. Escritura en

cartas », Cuadernos de Historia Moderna. Anejos, 4, 2005, p. 9-14, ici p. 10.85 L’anthropologie des écritures ordinaires a montré que la correspondance pouvait susciter la co-

présence physique des acteurs impliqués dans l’échange, grâce à un « usage oral de l’écriture » (Pa-

trick WILLIAMS, « L’écriture entre l’oral et l’écrit. Six scènes de la vie tsigane en France »,

in D. FABRE (dir.), Par écrit, op. cit., p. 59-78, ici p. 65-66). La littérature sur le sujet est très éten-

due. À part les travaux déjà cités, les ouvrages dirigés par Fabre, l’analyse de Stangl, le numéro spé-

cial de Quadernos de Historia Moderna de 2005 dirigé par Bouza, voir les numéros des Cahiers du

GRHIS consacrés à la correspondance : Daniel-Odon HUREL (dir.), « Correspondance et sociabili-

té » ; id. (dir.), « Regards sur la correspondance » ; Anne-Marie SOHN (dir.), « La correspondance,

un document pour l’Histoire », Les Cahiers du GRHIS, respectivement no 1, 5 et 12, en 1994, 1996

et 2002 ; ainsi que Mireille BOSSIS et Charles A. PORTER (dir.), L’épistolarité à travers les siècles.

Geste de communication et/ou d’écriture, Stuttgart, Steiner, 1990 ; Roger CHARTIER (dir.), La cor-

respondance. Les usages de la lettre au XIXe siècle, Paris, Fayard, 1991 ; Mireille BOSSIS (dir.), La

lettre à la croisée de l’individuel et du social, Paris, Kimé, 1994 ; Adriana CHEMELLO (dir.), Alla

lettera. Teorie e pratiche epistolari dai greci al Novecento, Milan, Guerini studio, 1998  ; Regina

SCHULTE et Xenia VON TIPPELSKIRCH (dir.), Reading, Interpreting, and Historicizing: Letters as

Historical Sources, Fiesole, European University Institute, 2004.

Alessandro Buono, 14/07/20,
Je suis un peu insatisfait de la traduction de "paysanos" avec "villageois" ou « compatriote ». en effet, je pense que paysano se trouve entre « villageois » et « compatriote »…C'est pourquoi il serait souhaitable de laisser la langue d'origine dans les notes ... mais comme je l'ai dit je comprends les nécessités éditoriaux
Alessandro Buono, 14/07/20,
Le « feu », celui des biens de qui il s'agit Je ne sais pas, mais je crois que l'expression existe aussi en françaishttps://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/de_cujus/22489
Clémence Peyran, 07/07/20,
Pourriez-vous proposer une traduction entre parenthèses ?
Clémence Peyran, 07/07/20,
Terme juridique à conserver ou remplacer par qualité ? => qualità
Page 30: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

femme avec laquelle ledit Juan Antonio de Pastoriza a pris plaisir, puisqu’il est écrit à la ma-

nière des femmes communes de ce Royaume qui corrompent et ruinent les hommes avec des pa-

roles comme celles qui sont contenues dans ce billet. Le témoin le sait pour l’avoir expérimenté

dans ce royaume, où de tels faits sont très communs et publics et notoires parmi les hommes qui

naviguent86.

Par leur expérience personnelle dudes « royaumes des Indes » et des mujeres comunes ainsi

que par la notoriété de ces informations dans leur milieu, les marins se montraient des témoins

qualifiés, capables de discréditer la parole écrite d’une femme, qui plus est «  indienne » et

maintenant désignée comme prostituée. Le dernier témoin, Antonio Decanba, un jeune homme

de 27 ans, ajouta au stéréotype de genre une stigmatisation raciale :

D’après la manière dont il est écrit, et par la connaissance que ce témoin a des femmes

des Indes, et particulièrement des communes, il soutient être vrai que ledit billet est écrit par

une quelconque noire ou mulâtre de mauvaise fréquentation, qu’il est rédigé de la façon dont

elles ont l’habitude de parler et d’écrire aux jeunes hommes, et le témoin l’a expérimenté quand

il a eu l’occasion de se rendre dans les Indes, raison pour laquelle il le sait87.

Le témoin expert, comme l’a souligné avec à-propos Antonio Stopani, « plus qu’il n’illustre la

fama […], l’incarne » : il ne lui est pas demandé une connaissance externe et objective, mais,

au contraire, une participation active aux processus qu’il décrit88.

À l’inverse, l’absence de correspondance pouvait prouver l’illégitimité d’une revendication. Un

cas déjà esquissé nous le montre : celui de l’héritage de Francisco Martínez Flores, prêtre reli-

86 « El dicho papel fue hescripto por alguna mujer común a quien ubiese comunicado en Yndias

donde estubo tiempo de diez años por ser el modo que las mugeres de aquel Reino se comunican y

tratan honbres hescriven a ellos », Séville, AGI, Contratación, 567, N. 2, R. 4, 12v, pétition de Joa-

chin de Arau, 19 juin 1697.87 « El testigo a experimentado en los Reinos de las Yndias y particularmente en el de Nueva España

adonde a nabegado muchas beces discurre y tiene por cierto que el dicho papel sería hescripto por

alguna muger con quien tubiese algún debertimiento al dicho Juan Antonio de Pastoriza pues el

modo de como está hescripto es como las mugeres comunes de aquel Reino dibierten los honbres y

los aruinan con semejantes palabras como las que contiene el papel sávelo el testigo por aver experi-

mentado lo mismo en aquel Rreino donde es muy común lo rreferido y por público y notorio entre

las Personas que nabegan. » Séville, AGI, Contratación, 567, N. 2, R. 4, 13v, déposition d’Antonio

Lodero, 19 juin 1697.88 Séville, AGI, Contratación, 564, N. 1, R. 2, bienes de difuntos, Francisco Martínez Flores, 120r,

requête de Blas García, 25 juin 1693.

Page 31: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

gieux assassiné (probablement par une de ses esclaves, aidée d’un complice) le 9 août 1682,

dans l’Asiento de Minas de Caylloma, à Arequipa, au Pérou. Entre la fin des années 1680 et le

début des années 1690, deux familles différentes se présentèrent à Séville pour réclamer la suc-

cession, ce qui entraîna une lutte légale dont l’enjeu était, encore une fois, de prouver la pré -

sence ou l’absence de contacts entre le défunt et ses parents, restés dans la péninsule Ibérique.

L’identité du défunt, jugée être, en 1686, celle de Francisco Martínez Flores originaire

d’Aracena (Andalousie) et oncle de Thomas de Valladares89, se trouva mise en doute en 1691

par un certain Blas García, qui revendiqua cet héritage en faveur de sa sœur et de lui-même,

en déclarant que le mort était en réalité Francisco Martínez Macho Flores, leur oncle natif du

village de Fregenal de la Sierra en Estrémadure. Pour contester les informations données par

la partie adverse, la stratégie du requérant se fondait en grande partie sur une enquête menée

au Pérou, lors de laquelle les témoins chargés d’identifier le défunt affirmèrent qu’il était

originaire d’Estrémadure, en se trompant sur la localisation de la ville d’Aracena. Selon Blas

García, Fregenal de la Sierra étant en Estrémadure, le défunt devait être identifié comme son

oncle, et non celui de la partie adverse, dont les origines étaient andalouses. D’autre part,

l’usage fort variable des noms de famille d’une génération à l’autre – voire d’un

notairescripteur à l’autre – rendait extrêmement difficile d’assurer, par de seuls registres

paroissiaux, l’identité des personnes et leurs relations de parenté. Le procureur de Blas García

eut ainsi beau jeu de soutenir que leur adversaire, Thomas de Valladeres, si l’on se référait à

l’arbre généalogique reconstitué à travers les extraits des registres paroissiaux produits en

cour, ne pouvait en aucun cas être relié de manière certaine au Francisco Martínez Flores dont

traitait le procès90.

Figure 1 - Arbre généalogique de Thomas de Valladares

89 « Ydentitdad del difuntto sobre cuia herenzia se litiga ». Séville, AGI, Contratación, 564, N. 1,

R. 2, bienes de difuntos, Francisco Martínez Flores, 166r.90 « Tubo notiçias ziertas en aquel tiempo que el dicho Francisco Martínez Flores después que se

avía echo clérigo escrivía a los dichos Alonso Sánchez Gregorio y Florentina Gómez sus padres y

que les ynbiava plata y después de sus padres muertos a sus Hermanas Ana Martínez y Cathalina

Martínez de Flores en las armadas que venían del Perú y tanbién tubo notiçia la testigo de por públi -

co que el dicho Francisco Martínez Flores le escrevía a Alonso Sánchez Gregorio su Hermano »,

Séville, AGI, Contratación, 564, N. 1, R. 2, bienes de difuntos, Francisco Martínez Flores, 211v, dé-

position de María de la Ossa (alias Osa) Navarro, 4 décembre 1693.

Clémence Peyran, 13/07/20,
Pouvez-vous nous fournir le document Word original de cette figure (fichier à part) ?
Vincent, 10/07/20,
Proposition de reformulationOn peut mettre aussi : voire d’un scripteur à l’autre
Page 32: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

Note : reconstitution à partir de la documentation fournie par l’información recueillie à Aracena

(Andalousie).

Comme le soulignait à juste titre le procureur de Blas García, les registres mentionnaient « un

certain Francisco, fils d’Alonso Sánchez Gregorio et Florentina Gómez, dont les noms de fa-

mille ne ressemblent en rien à ceux […] du défunt91 ». En somme, il était facile de contester la

preuve écrite de l’identité, que cautionnait la première sentence qui reconnaissait Thomas

de Valladares comme héritier, en rappelant, (et c’était un fait connu dans l’Europe de ce

temps, ) que les noms changeaient en continu. Comme Ainsi que le résumait un témoin aux

émissaires diocésains lors des processetti matrimoniali (enquêtes conduites par l’autorité épis-

copale afin de vérifier que les futurs conjoints étaient en condition de se marier canonique-

ment) : la « parenté », il y a « qui la prend du père, qui du grand-père et qui du lieu, comme ça

vient »92. À première vue, que le Francisco de l’opposition (défunt originaire du village de

Fregenal de la Sierra) fût le fils de Francisco Hernández Macho et de María Rodríguez ne

semblait pas présenter un obstacle à l’identification du défunt avec cette personne qui, bien

des années auparavant, avait quitté Fregenal de la Sierra. Les témoins appelés par Blas García

confirmaient que cette famille « avait le nom de Flores et en usait » et que « leur fils l’utilisa

aussi ». Cependant, ayant été « élevé dans la maison du licenciado Juan Martínes Liaño

Flores, son oncle, vicaire du village de Fregenal »93, il avait dû ajouter Martínez à ses noms.

La variabilité de ses noms (Hernández Macho Flores, Martínez Macho, Martínez Macho

91 « Falsas », Séville, AGI, Contratación, 564, N. 1, R. 2, bienes de difuntos, Francisco Martínez Flo-

res, 166r.92 Madrid, AHN, InquisiciónInquisition, 1733, exp. 12, 57r.93 « Dixo este Reo como era casado y con hijos, dando a entender […] que dexava su muger preñada

y muy mala de un fluxo de sangre y desauçiada según le havía escrito un hijo suio, siendo todo tan

gran mentira […] fue sembrando el embuste […] para que luego fuera mas creída la nueba que fin-

jió de la muerte de dicha su muger Isabel Planavia. » Madrid, AHN, InquisiciónInquisition, 1733,

exp. 12, 73v.

Page 33: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

Flores) selon les dépositions de ces témoins ne semblait même pas déranger ceux qui cher-

chaient à déterminer l’« identité (ydentidad) du défunt dont on débattait l’héritage94 ».

Afin de défendre l’identité de son oncle contre cette contestation, Thomas de Valladeres pou-

vait cependant faire valoir les pratiques familiales effectuées par Francisco et montrées au

sein de leur communauté. Son procureur remarqua que les témoins de Blas García ne parlaient

que génériquement d’un Francisco qui, plusieurs décennies auparavant, s’était rendu dans

les Indes, sans montrer la continuité entre ce personnage et celui qui avait été assassiné là-bas.

Interrogés sur le fait que les témoignages recueillis dans les Indes parlaient d’un Francisco

originaire d’Aracena, ils répondaient avec des formules évasives ou pis encore, affirmaient

carrément que s’il n’avait pas voulu dire qu’il était de Fregenal, « ce devait être parce que le

susdit était parti dégoûté de la maison de son oncle ou de ses parents, et il ne voulait pas qu’ils

sussent où il se trouvait95 ».

Au contraire, les témoins produits par Valladares exposaient avoir rencontré Francisco Mari-

nez Flores au Pérou, que celui-ci les avait accueillis et reconnus comme des habitants de son

village, et « demandait souvent des nouvelles de son père et de ses frères et de ses neveux

qu’il avait dans ce village » d’Aracena96. Tous les témoins, indiqua le procureur, déclaraient

94 « Las pasiones y emociones tenían su sitio », dDans Javier BARRIENTOS GRANDÓN, « Lágrimas

de mujer. Una nota sobre el llanto en el Sistema del Derecho Común », in O. CONDORELLI (dir.),

Panta Rei. Studi dedicati a Manlio Bellomo, Rome, Il Cigno, 2004, p. 191-212, ici p. 193 : « las pa-

siones y emociones tenían su sitio ».95 Les actions raisonnables révèlent la nature des choses et, si elles se répètent, elles créent des cou-

tumes qui ont force de loi, comme le décrit Samuel Carter à la fin du XVIIe siècle, dans une splen-

dide définition de la coutume : « For a Custom taketh beginning and groweth to perfection in this

manner. When a reasonable Act once done is found to be good, and beneficial to the People, and

agreeable to their nature and disposition, then do they use it and practise it again and again, and so

by often iteration and multiplication of the Act, it becomes a Custom ; and being continued without

interruption time out of mind, it obtaineth the force of a Law ». (« Parce qu’une coutume s’instaure

et arrive à la perfection de cette manière. Quand un acte raisonnable, une fois accompli, est jugé

bon, bénéfique pour le peuple et agréable à sa nature et sa disposition, alors si le peuple en a l’usage

et la pratique, encore et encore, de manière fréquente, répétée et multiple, cet acte devient une cou-

tume ; et étant poursuivi sans interruption, depuis toujours, il acquiert la force d’une loi » (cité dans

Edward P. THOMPSON, Customs in common, Londres, Penguin Books, 1993, p. 97). Sans être cités

explicitement, ces mots trouvent leur écho dans les raisonnements sur le reasonable man

(« l’homme raisonnable ») de Gluckman, mentionné plus haut, qui confrontait son champ de re-

cherche africain avec les cours britanniques de common law.96 A. TORRE, Il consumo di devozioni, op. cit. ; Marta MADERO, « Penser la physique du pouvoir. La

possession de la juridiction dans les commentaires d’Innocent IV et d’Antonio de Budrio à la décré-

Alessandro Buono, 14/07/20,
Voir toujours la question du « paysano »
Page 34: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

unanimement « avoir vu la communication avec ses proches par l’intermédiaire de lettres de

l’un et de l’autre côté97 ». María de la Osa Navarro, âgée de 76 ans et vecina d’Aracena, rap-

porta ainsi devant la cour avoir eu :

l’information certaine à cette époque, que ledit Francisco Martínez Flores, après être devenu

clerc, écrivait aux ditsauxdits Alonso Sánchez Gregorio et Florentina Gómez, ses parents, et il

leur envoyait de l’argent et, après la mort de ses parents, il le fit avec ses sœurs, Ana Martínez

et Cathalina Martínez de Flores, grâce aux flottes qui venaient du Pérou, et de plus la témoin a

eu l’information, qui est de renommée publique, que le diteledit Francisco Martínez Flores

écrivait à son frère Alonso Sánchez Gregorio98.

tale Dilectus », Clio@Thémis, 11, 2016. La question des frontières a été analysée par Stopani : An-

tonio STOPANI, La production des frontières. État et communautés en Toscane, XVIe-XVIIIe  siècles,

Rome, École Française de Rome, 2008. Dans le cadre colonial, elle a une longue tradition et a sus-

cité un intérêt renouvelé depuis les années 1990 : F. MORALES PADRÓN, « Descubrimiento y toma

de posesión », Anuario de estudios americanos, 12, 1955, p. 321-380 ; Patricia SEED, Ceremonies

of Possession in Europe’s Conquest of the New World, 1492-1640, Cambridge, Cambridge Univer-

sity Press, 1995 ; Stephen GREENBLATT, Marvelous Possessions: The Wonder of the New World,

Chicago, The University of Chicago Press, 1991 ; Tamar HERZOG, Frontiers of Possession: Spain

and Portugal in Europe and the Americas, Cambridge, Harvard University Press, 2015 ;

B. BHANDAR, Colonial Lives of Property, op. cit. ; Allan GREER, Property and Dispossession: Na-

tives, Empires and Land in Early Modern North America, Cambridge, Cambridge University Press,

2018.97 B. BHANDAR, Colonial Lives of Property, op. cit., p. 81 : « The contradictory and uneven imposi-

tion of a system of title by registration in different settler colonial contexts challenges a develop-

mental narrative of property law, in which possession as the basis of ownership has slowly been dis-

placed by a system of title by registration » (« L’imposition contradictoire et inégale, dans différents

contextes de colonie de peuplement, d’un système d’enregistrement des titres remet en question un

récit évolutionniste de la loi de propriété, selon lequel la possession, en tant que fondement de la

propriété, a été lentement remplacée par ce système. »98 Pour une critique de ce paradigme, voir A. BRENDECKE, Imperio e información, op. cit. Les tra-

vaux de Carmen B. Loza montrent de manière éclatante comment les enregistrements du début de

l’époque moderne ne peuvent être vus simplement comme l’expression de l’État moderne

émergent : Carmen B. LOZA, « De la classification des Indiens à sa réfutation en justice (Yucay,

Andes péruviennes, 1493-1574) », Histoire & Mesure, 3-4, 1997, p. 361-386. Cooper a souligné que

la question de l’identification des personnes était au centre du paradigme de la modernité : Frederick

COOPER, Colonialism in Question: Theory, Knowledge, History, Berkeley, University of California

Press, 2005, p. 113-149. Ce n’est pas par hasard que les critiques les plus efficaces des grandes nar-

rations de la modernisation viennent des chercheurs africains et asiatiques, comme le montrent les

essais réunis dans K. BRECKENRIDGE et S. SZRETER (dir.), Registration and Recognition, op. cit.

Ces deux œuvres critiquent fortement l’œuvre influente de James Scott. J’ai essayé de réfléchir à

Alessandro Buono, 14/07/20,
Correct, Francisco écrivait a ses parents, à son frère et à ses soeurs
Clémence Peyran, 07/07/20,
?
Alessandro Buono, 14/07/20,
Información, dans le sens de connaissance d’un donné
Clémence Peyran, 07/07/20,
?
Page 35: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

Un autre vecino d’Aracena, un parent nommé Juan Martínez Granado, se rappelait que son

père avait joué un rôle dans cet échange épistolaire, en rapportant :

des lettres de Séville, à diverses occasions, qu’il disait provenir des Indes, dudit Francisco

Martínez Flores pour son père, et qu’il [Francisco] lui envoyait de l’argent par les navires qui

venaient desdits Royaumes, et qu’après la mort dudit Alonso Sánchez Gregorio et de sa femme,

arrivèrent des lettres dudit Francisco Martínez Flores à son frère et ses sœurs, Alonso Sánchez

Gregorio et Ana Martínez Flores et Cathalina Flores99.

Des décennies après leur envoi, Thomas de Valladares avait réussi à produire deux lettres auto-

graphes de Francisco Martínez Flores devant le tribunal. Les vecinos d’Aracena s’exprimèrent

en qualité d’experts sur leur véracité, chargés de reconnaître leur calligraphie et de confirmer

leur contenu100. Thomas de Valladares fournit également la lettre d’un autre vecino, écrite cette

fois à Cuzco, qui informait de la mort de Francisco Martínez Flores, parmi les « nouvelles de

quelques compatriotes qui se trouvent ici, dans ces Royaumes101 ». La concordance, l’interdé-

pendance et le renforcement mutuel de la documentation écrite et des témoignages oraux assu-

raient le succès de la revendication des droits  : ces indices visaient à prouver la possession in-

interrompue, publiquement reconnue et incontestée de cette chose incorporelle qu’était l’état

personnel. Au contraire, le parti de Blas García n’était parvenu à présenter aucune missive at-

testant la volonté du défunt de rester lié à sa famille et à son village. Son procureur avait beau

ces questions dans Alessandro BUONO, « Identificazione e registrazione dell’identità. Una proposta

metodologica », Mediterranea. Ricerche storiche, 30, 2014, p. 107-120.99 Par exemple, la limpieza de sangre devait être continuellement attestée, même si elle avait déjà

été prouvée par le passé, comme le montre M. E. MARTÍNEZ, Genealogical Fictions, op. cit.100 Pour une analyse pertinente du paradigme dominant, voir Edward HIGGS, Identifying the Eng-

lish: A History of Personal Identification, 1500  to the Present, Londres, Continuum, 2011, p. 4 ; id.,

The Information State in England: The Central Collection of Information on Citizens since 1500,

Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2004, p. 10-27. L’idée de l’immobilité de la société prémoderne

a été démentie de nombreuses fois : Jan LUCASSEN et Leo LUCASSEN, « The Mobility Transition Re-

visited, 1500-1900: What the Case of Europe can offer to Global History », Journal of Global His-

tory, 4-3, 2009, p. 347-377 ; Jan LUCASSEN, Leo LUCASSEN et Patrick MANNING (dir.), Migration

History in World History: Multidisciplinary Approaches, Leyde, Brill, 2010.101 Outre les dizaines de procès consultés aux Archives d’État de Milan et de Venise (et qui ne sont

pas l’objet de cette étude), je m’attarderai ici sur la moitié des 230 procès du Juzgado de bienes

de difuntos que j’ai analysés. Conservés à l’Archivo General de Indias (ci-après AGI) à Séville (éga-

lement disponibles en version numérique sur le Portal de Archivos Españoles [ci-après PARES] :

pares.culturaydeporte.gob.es/inicio.html), ils proviennent des archives de la Casa de la Contrata-

ción, datent de la deuxième moitié du XVIIe siècle et ont été sélectionnés au hasard.

Alessandro Buono, 14/07/20,
paysanos
Page 36: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

dire que les lettres présentées par la partie adverse étaient «  fausses102 », cela ne changeait rien

au fait que lui avançait ses affirmations « sans lettres103 », comme ne manqua pas de le remar-

quer le procureur de Thomas de Valladares.

Les (fausses) lettres et les (fausses) larmes d’un (faux) veuf

Et si ces lettres avaient vraiment été fausses ? Même si tel avait été le cas, cela n’aurait pas

suffi à gagner le procès sans des témoins prêts à assurer que ces documents avaient été ac-

compagnés par une série de comportements qui en confirmaient la véracité. Nous le verrons

avec le dernier cas étudié, celui d’un imposteur dans la ville de Mexico au milieu du

XVIIe siècle.

Il s’agit de Francisco Alberto, un Génois accusé de bigamie devant le tribunal de

l’Inquisition de la ville de Mexico, au début des années 1660104. L’affaire peut se résumer

comme suit : Francisco Alberto, originaire de la côte ligure, partit de Gênes en décembre 1657

pour prendre la route de Séville et, de là, celle des Amériques, laissant en Italie une femme

enceinte et une douzaine d’enfants. Arrivé en Nouvelle-Espagne, il s’établit dans la ville de

Mexico. Par ses fréquentations, il rencontra une certaine Ana de Mata et considéra la

possibilité de refonder une famille en Amérique. Il ne serait pas simple de se procurer une

licence des autorités ecclésiastiques : au Mexique, où se trouvait une importante communauté

génoise, on savait que Francisco avait laissé une femme en Italie105. Pour obtenir l’autorisation

102 V. GROEBNER, Storia dell’identità personale e della sua certificazione, op. cit., p. 191-192 et

l’analyse de la legibility (« lisibilité ») de Bernhard SIEGERT, « Ficticious Identities: On the interro-

gatorios and registros de pasajeros a Indias in the Archivo General de Indias (Seville) »,

in W. NITSCH, M. CHIHAIA et A. TORRES (dir.), Ficciones de los medios en la periferia. Técnicas de

comunicación en la literatura hispanoamericana moderna, Cologne, Universität und

Stadtbibliothek Köln, 2008, p. 19-30, en particulier p. 20-21.103 « Comunicádole en su tierra y comido en su cassa diferentes beces » … « en la escuela en la que

tubo Juan Antonio de Pastoriza », Séville, AGI, Contratación, 567, N. 2, R. 4, 6v, déposition de Die-

go Mariño Sotomayor, 17 juin 1697.104 « Por ser vezino y natural … y por la cercanía », Séville, AGI, Contratación, 567, N. 2, R. 4, 8v,

déposition de Domingo Pateiro, 17 juin 1697 : « Por ser vezino y natural » ; « y por la cercanía ».

« En conpañía de sus padres y hermanos y así lo bio el testigo tratar como a hijo », Séville, AGI,

Contratación, 567, N. 2, R. 4, 9v, déposition d’Antonio García, 17 juin 1697.105 F. DEMOULIN-AUZARY, Les actions d’état…, op. cit., p. 271. Dans les territoires ibériques, ce

principe ne s’affirme même pas avec les codes civils du XIXe siècle : John GILISSEN, « La preuve en

Europe du XVIe au début du XIXe siècle. Rapport de synthèse », in La preuve, op. cit., vol. XVII, t. 2,

p. 755-833, ici p. 820-827.

Alessandro Buono, 14/07/20,
Dans la note : Faut-il traduire le fonds d'archives?AHN, Inquisición
Page 37: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

de contracter un nouveau mariage, il n’avait donc d’autre choix que de prouver que son état

avait changé, que de conjoint, il était devenu veuf. Voyons comment il chercha à s’approprier,

par une stratégie délibérée de dissémination de preuves, un faux statut personnel.

Exposant son cas aux inquisiteurs, Francisco prétendit qu’entre la fin de 1658 et le début

de 1659, il reçut de son fils Onorato trois lettres, qui l’informaient de la mort de sa femme,

survenue quinze jours après avoir donné naissance à son dernier fils, au printemps 1658.

Grâce à cette correspondance, il obtint un document public, rédigé par un notaire venu à son

étal de marchandises, qui certifiait son nouvel état de veuf : une déclaration sous serment où il

affirmait savoir avec certitude que sa femme était décédée106. Les lettres lui servirent ensuite à

demander à divers religieux leur « conseil, pour savoir si, en vertu de celles-ci, il pouvait se

remarier avec ladite Ana de Mata107 ». Bien qu’au début leurs avis ne concordassent pas, tout

de même – selon ce qu’il avança – certains religieux affirmèrent qu’il aurait pu le faire. Ce

qu’il fit, en effet.

Ironiquement, ce furent d’autres lettres qui créèrent des ennuis à Francisco. En 1661,

dans le port de Veracruz, arriva un Espagnol qui, parmi d’autres choses, portait de Cadix des

missives à son adresse. Le messager s’étonna fort en apprenant que Francisco s’était remarié

dans la ville de Mexico, le sachant encore marié : une des lettres qu’il lui portait venait

d’ailleurs de sa femme108.

106 A. LEFEBVRE-TEILLARD, « Nomen, tractatus, fama », art. cit., p. 217-219.107 Clavero l’a souligné dans diverses études : « Qui legitimam personam in iudiciis habent vel non,

quien tiene o no tiene persona conforme a derecho para actuar en sede judicial ; quien puede y quien

no puede calzarse legítimamente la máscara que da acceso a la justicia ; quien tiene o no tiene capa-

cidad al efecto. […] Jurídicamente la persona es entonces algo que se posee, no que se sea. Persona

es tener, no ser. La persona se inviste y se desviste, justo como la máscara » « Qui legitimam perso-

nam in iudiciis habent vel non, qui a ou n’a pas personne (persona) (persona ?)conformément au

droit pour agir en justice ; qui peut et qui ne peut pas légitimement porter le masque qui donne accès

à la justice ; qui a ou n’a pas capacité à cet effet. [...] Juridiquement, donc, la personne est quelque

chose qu’on a, et non qu’on est. La personne concerne l’avoir et non l’être. La personne se porte et

s’enlève, tout comme le masque » B. CLAVERO SALVADOR, « La máscara de Boecio », art. cit.,

p. 15.108 La sociologie contemporaine a montré que la famille se conçoit moins comme une institution so-

ciale que comme un ensemble de pratiques qui, dans un contexte donné, sont comprises et considé-

rées par les acteurs sociaux comme familiales et peuvent donc produire des liens de type familial.

Selon David Morgan, « the practices, including not merely what is done but also how it is done, de-

fine who counts as a family member, at least for the time that these practices are being followed »

(« les pratiques, qui comprennent non seulement ce qui est fait, mais aussi la manière de le faire, dé-

terminent qui fait partie de la famille, du moins tant que ces pratiques sont suivies »), David

Page 38: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

Cependant, Francisco ne s’appuya pas purement et simplement sur une falsification de

correspondance pour s’approprier un statut qui ne lui appartenait pas. Faute d’être

accompagnée d’une série d’actes publics la confirmant, une preuve écrite ne pouvait

apparemment suffire à revendiquer les droits associés à une nouvelle identité. Francisco se

dépêcha de procéder à toute une série de mises en scène – avant, pendant et après l’arrivée

présumée des lettres – afin de rendre crédible sa fausse correspondance. Il était conscient que

la nouvelle écrite de la mort de sa femme ne suffirait pas à le démettre de son statut public de

conjoint. Le tribunal ecclésiastique le précisait : « pour contracter un second mariage, une

information doit d’abord prouver physiquement et réellement la mort du conjoint109 ». Il ne

H. J. MORGAN, Rethinking Family Practices, Basingstoke, Palgrave MacMillan, 2011, p. 6. De plus,

comme le souligne Janet Finch, « families need to be “displayed” as well as “done”. […] Display is

the process by which individuals, and groups of individuals, convey to each other and to relevant

audiences that certain of their actions do constitute “doing family things” and thereby confirm that

these relationships are “family” relationships » (« les familles ont besoin d’être ‘exposées’ en même

temps que ‘faites’. L’exposition est le processus par lequel des individus, et des groupes d’indivi-

dus, transmettent les uns aux autres, ainsi qu’au public pertinent, qu’une partie de leurs actions

constituent pleinement ‘faire des choses de famille’ et, par là, ils confirment que leurs relations sont

des relations ‘familiales’. » (Janet FINCH, « Displaying Families », Sociology, 1, 2007, p. 65-81, ici

p. 66). Sur le sujet, voir également Florence WEBER, Penser la parenté aujourd’hui. La force du

quotidien, Paris, Rue d’Ulm, 2013. Comme dans le cas de la production des « natifs » et de la « lo-

calité », la famille se produit et se défend par sa pratique : Arjun APPADURAI, Modernity at Large:

Cultural Dimensions of Globalization, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996, chap. 9 ;

et pour une de ses applications, voir Angelo TORRE, « ‘Faire communauté’. Confréries et localité

dans une vallée du Piémont (XVIIe-XVIIIe siècles) », Annales HSS, 62-1, 2007, p. 101-135.109 Álvaro GUTIÉRREZ BERLINCHEZ, « Evolución histórica de la tutela jurisdiccional del derecho de

alimentos », Anuario mexicano de historia del derecho, 16, 2004, p. 143-176. Il est possible d’inter-

préter ces liens soi-disant naturels comme des liens de responsabilité et de solidarité institués par la

gestion commune d’un patrimonium, comme l’a montré Angela GROPPI, « Il diritto del sangue. Le

responsabilità familiari nei confronti delle vecchie e delle nuove generazioni (Roma, secoli XVIII-

XIX) », Quaderni Storici, 92-2, 1996, p. 305-333. Sur le droit commun d’Ancien Régime entendu

comme droit dérivé – où les devoirs théologiques et moraux, ainsi que les sentiments, se trans-

forment en obligations juridiques – et sur la place des émotions dans ce système, de nombreux au-

teurs se sont exprimés, parmi lesquels Bartolomé CLAVERO, Antidora. Antropología católica de la

economía moderna, Milan, Giuffrè, 1991 ; António M. HESPANHA, La Gracia del Derecho. Econo-

mía de la cultura en la edad moderna, trad. par A. Cañellas Haurie, Madrid, Centro de estudios

constitucionales, 1993 ; Carlos PETIT (dir.), Pasiones del Jurista. Amor, memoria, melancolía, ima-

ginación, Madrid, Centro de estudios constitucionales, 1997 ; Pedro A. ALMEIDA CARDIM,

« O poder dos afetos. Ordem amorosa e dinâmica política no Portugal de Antigo Regime », thèse de

doctorat, Universidade Nova de Lisboa, 2000. Que des faits anthropologiques puissent devenir des

Alessandro Buono, 14/07/20,
Perdonnez ma façon tordue d'écrire ...
Vincent, 10/07/20,
Je simplifie : à débattre
Page 39: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

pouvait donc se contenter de la « sécurité morale » (seguridad moral) qu’offrait une

information obtenue épistolairement. Il fallait créer une communis opinio autour de la mort de

sa femme, ce à quoi Francisco s’attela dès son arrivée à Mexico.

Il s’empressa tout d’abord de répandre la rumeur de la maladie de sa femme :

Un jour […] ledit accusé raconta qu’il était marié et avait des enfants, donnant à entendre […]

qu’il laissait sa femme enceinte et très malade d’un flux de sang et condamnée d’après ce que

lui avait écrit un de ses fils, tout cela étant un grand mensonge [et] en semant la menterie […]

afin de donner plus tard plus de crédit à la nouvelle feinte de la mort de sa ditesaditesa femme

Isabel Planavia110.

En toute occasion, il ne manquait d’affirmer qu’à cause de ces nouvelles, il se doutait que sa

femme était morte, ajoutant qu’il ne pouvait dormir la nuit, tourmenté dans ses songes par le dé-

cès de sa femme. Il s’était ensuite hâté, accompagné d’un témoin, de « consulter un Astrologue,

pour savoir si la mort de sa femme était vraie […] et ledit Astrologue avait répondu qu’elle

présomptions juridiques capables d’engendrer des droits et des devoirs se trouve au cœur du proces-

sus de qualification qui amène les « raw facts » (faits bruts) à devenir des « facts-in-law » (faits juri-

diques), selon Max GLUCKMAN, « The Reasonable Man in Barotse Law », Order and Rebellion in

Tribal Africa: Collected Essays with an autobiographical introduction, Londres, Cohen & West,

1963, p. 178-206.110 « Muchos regalos [y] por tal su hija natural fue siempre habida y tenida y comúnmente reputa-

da ». Ce cas a été étudié par María B. GARCÍA LÓPEZ, « Los Autos de Bienes de Difuntos en In-

dias », Nuevo Mundo Mundos Nuevos, 30 mai 2010, journals.openedition.org/nuevomundo/59829,

ici § 78.

Alessandro Buono, 14/07/20,
Par son décès [pour éviter la répétition de « sa femme »]
Clémence, 08/07/20,
?
Page 40: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

l’était […] et que sa femme était morte d’un flux de sang111 », oracle qu’il s’appliqua ensuite à

raconter en long et en large.

De sorte que quand la prophétie se vérifia avec l’arrivée des fausses lettres, la situation ne sem-

bla pas si étrange à toutes les personnes auxquelles il avait « montré lesdites lettres ». Comme

le procès permit de le reconstituer, il ne manquait aucune occasion de faire voir ces écrits à

ceux qui se rendaient à la mesilla (la petite table) qu’il avait installée sur la place :

Il dit à une personne qu’il avait reçu un pli de lettres, provenant de sa maison et de ses enfants,

qu’il montra à ladite personne en se tenant à un des étals de la place, et ils étaient de langue

toscane, et ledit accusé lui lut une des lettres, de trois ou quatre pages, qu’il disait venir de son

fils Honorato, et il lisait que sa première femme était morte et qu’elle l’était à cause d’un flux de

sang, à la suite de l’accouchement112.

Mais la mise en scène la plus intéressante fut orchestrée avec l’aide d’un complice. Francisco

se fit remettre le pli par « un certain noir », qui alla s’enquérir dans le voisinage d’où se trou-

vait la maison du Génois et, de la sorte, répandit la nouvelle de l’arrivée des lettres. Ensuite,

111 « Per non abbandonar li suoi interessi, che pretende su l’eredità di suo Padre, e che sempre sia

conosciuto compadrone come gl’altri fratelli, si obliga dare, e contribuire […] e consignare in mo-

neta contante docati dodeci all’anno a P[adro]n Giacomo suo fratello Maggiore con patto però, e

convenzione tra essi fratelli già fata, che, quando Iddio vorrà, vorrà tornar in sua casa detto Santo, e

non vorrà più servire fuora che sia ricevuto da P[adro]n Giacomo in sua casa, et accolto con amore-

volezza, e trattato sia come compadrone di quel stato, forma, e modo in cui s’attrova nel punto che

si parte adesso di sua casa, [poiché] tal partenza di detto Santo è di cummun accordo, e genio, e sen-

za aver avuto mai tra loro distinzione, e controversia » Archives d’État de Venise, Ufficiali al Catta-

ver, b. 239, « Convenzione e accordo privato tra i fratelli Santo e Giacomo Betini detti Mori, die

13 a mensis Junij 1740 » (« Convention et accord privé entre les frères Santo et Giacomo Betini dits

Mori, 13e jour du mois de juin 1740 »). Le document se trouve dans un dossier du 17 juin 1791 inti-

tulé « Proclami a stampa, uno de’ quali concerne l’Eredità giacenti, l’altro le Robe rinvenute  »

(« Édits imprimés, l’une concernant les héritages jacents, l’autre les choses trouvées »). Qu’un tel

accord se trouve parmi les archives des Ufficiali al Cattaver amène à penser qu’il a servi de preuve

dans un procès de revendication héréditaire.112 En ce sens, le concept de display (« exposition ») me semble d’un grand intérêt. Finch, qui l’a

forgé, souligne qu’il est plus utile que celui de performance pour expliquer comment les pratiques

familiales exercées à distance servent au maintien des relations familiales : J. FINCH, « Displaying

Families », art. cit. Sur l’application de ce concept au cas des familles trans-locales, voir par

exemple Julie SEYMOUR et Julie WALSH, « Displaying Families, Migrant Families and Community

Connectedness: The Application of an Emerging Concept in Family Life », Journal of Comparative

Family Studies, 44-6, 2013, p. 689-698.

Page 41: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

« pour rendre plus vraisemblables ces lettres fausses et frauduleuses », Francisco s’entoura de

témoins qui assistèrent à la délivrance et à l’ouverture des lettresmissives, scène que les docu-

ments du procès décrivent ainsi  :

Et lui ayant été indiqué la maison dudit coupable […] ce noir alla le chercher. Et peu après […]

le coupable s’est précipité vers la maison, avec dans sa main ce pli et en compagnie dudit noir,

à qui il donna un peso et celui-ci partit. Et après ledit coupable s’assit et se mit à lire les lettres,

pendant que ladite personne […] était présente, laquelle remarqua que, pendant qu’il lisait, le-

dit coupable pleurait en disant que sa femme était morte, et fermant les lettres il partit à toute

hâte113.

Cette mise en scène visait à impliquer des témoins qui, selon l’intention de l’imposteur, de-

vraient ensuite non seulement confirmer l’authenticité de ces documents, mais aussi rapporter

sa réaction. La lecture publique de la lettre, les pleurs du mari qui apprend la mort de sa femme

et s’éloigne dévasté, deviendraient ainsi des indices dont serait déduite la véracité des informa-

tions écrites.

Dans le système de droit commun, « les passions et les émotions avaient leur place »114

et les larmes constituaient un critère de vérité, l’expression d’une veritas rerum (vérité des

choses) inscrite dans le corps des individus115. Les émotions exprimées publiquement

113 Pensons, par exemple, à la nécessité pour les membres d’une communauté d’être représentés à

l’assemblée, de « tenere il fuoco acceso » (« garder le feu allumé ») ou de payer les impôts pour ne

pas être exclus de la citoyenneté locale : Simona CERUTTI, Robert DESCIMON et Maarten

PRAK (dir.), no spécial « Cittadinanze », Quaderni Storici, 89-2, 1995, ici p. 281-513. Sur le thème

de la représentation des absents, voir Francesca CHIESI ERMOTTI, « Les biens des émigrants. Trans-

mission et représentation dans des communautés de la Suisse italienne (XVIIe-XVIIIe siècles) »,

in A. BUONO et L. GABBIANI (dir.), no spécial « Sous tutelle. Biens sans maîtres et successions va-

cantes dans une perspective comparative (Europe, Amérique ibérique, Afrique du Nord, Moyen-

Orient et Asie orientale, XIIIe-XXe siècles) », L’Atelier du centre Centre de recherches historiques,

en cours de publication.114 « ‘Las cartas familiares’ son ‘respiración de ausentes […] el qual recrean entre las personas que

más se aman, como su retrato a la vista’ », cCité dans Fernando BOUZA, « Introducción. Escritura en

cartas », Cuadernos de Historia Moderna. Anejos, 4, 2005, p. 9-14, ici p. 10.115 L’anthropologie des écritures ordinaires a montré que la correspondance pouvait susciter la co-

présence physique des acteurs impliqués dans l’échange, grâce à un « usage oral de l’écriture » (Pa-

trick WILLIAMS, « L’écriture entre l’oral et l’écrit. Six scènes de la vie tsigane en France »,

in D. FABRE (dir.), Par écrit, op. cit., p. 59-78, ici p. 65-66). La littérature sur le sujet est très éten-

due. À part les travaux déjà cités, les ouvrages dirigés par Fabre, l’analyse de Stangl, le numéro spé-

Alessandro Buono, 14/07/20,
oui
Clémence Peyran, 13/07/20,
Pourquoi citer de nouveau et traduire encore cette citation en note ? Peut-on supprimer la traduction en note ?
Page 42: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

prouvaient, par exemple, l’authenticité d’un mariage, comme dans le cas de Paola Castelli et

Giulio Litta, accusés de vivre en concubinage par la « renommée publique », dans l’État de

Milan au début du XVIIe siècle. Leurs enfants, dénoncés par un délateur anonyme pour

occupation illégitime de l’héritage paternel, pouvaient faire valoir en leur faveur qu’« au

moment où ledit signor monsieur Giulio mourait et [que le prêtre] lui donnait l’extrême-

onction dans la maison de ce même signor monsieur Giulio, elle [Paola] criait et pleurait en

disant ‘oh mon mari, oh mon mari’ »116. Là encore, le lien de parenté n’était pas seulement

énoncé mais s’accompagnait également d’actions et d’émotions qui en attestaient la véracité.

De même, en 1609, un tribunal sicilien condamnait une femme pour le meurtre de son mari,

en s’appuyant sur le fait inverse : elle n’avait pas pleuré au moment de la mort de l’époux117.

Les mises en scène variées de Francisco Alberto semblent donc avoir eu pour but

véritable de former l’opinion publique dont parlent les avocats et les témoins des procès

étudiés. Un mari aurait dû raisonnablement se comporter ainsi à la nouvelle de la mort de sa

cial de Quadernos de Historia Moderna de 2005 dirigé par Bouza, voir les numéros des Cahiers du

GRHIS consacrés à la correspondance : Daniel-Odon HUREL (dir.), « Correspondance et sociabili-

té » ; id. (dir.), « Regards sur la correspondance » ; Anne-Marie SOHN (dir.), « La correspondance,

un document pour l’Histoire », Les Cahiers du GRHIS, respectivement no 1, 5 et 12, en 1994, 1996

et 2002 ; ainsi que Mireille BOSSIS et Charles A. PORTER (dir.), L’épistolarité à travers les siècles.

Geste de communication et/ou d’écriture, Stuttgart, Steiner, 1990 ; Roger CHARTIER (dir.), La cor-

respondance. Les usages de la lettre au XIXe siècle, Paris, Fayard, 1991 ; Mireille BOSSIS (dir.), La

lettre à la croisée de l’individuel et du social, Paris, Kimé, 1994 ; Adriana CHEMELLO (dir.), Alla

lettera. Teorie e pratiche epistolari dai greci al Novecento, Milan, Guerini studio, 1998  ; Regina

SCHULTE et Xenia VON TIPPELSKIRCH (dir.), Reading, Interpreting, and Historicizing: Letters as

Historical Sources, Fiesole, European University Institute, 2004.116 « El dicho papel fue hescripto por alguna mujer común a quien ubiese comunicado en Yndias

donde estubo tiempo de diez años por ser el modo que las mugeres de aquel Reino se comunican y

tratan honbres hescriven a ellos », Séville, AGI, Contratación, 567, N. 2, R. 4, 12v, pétition de Joa-

chin de Arau, 19 juin 1697.117 « El testigo a experimentado en los Reinos de las Yndias y particularmente en el de Nueva Espa-

ña adonde a nabegado muchas beces discurre y tiene por cierto que el dicho papel sería hescripto

por alguna muger con quien tubiese algún debertimiento al dicho Juan Antonio de Pastoriza pues el

modo de como está hescripto es como las mugeres comunes de aquel Reino dibierten los honbres y

los aruinan con semejantes palabras como las que contiene el papel sávelo el testigo por aver experi-

mentado lo mismo en aquel Rreino donde es muy común lo rreferido y por público y notorio entre

las Personas que nabegan. » Séville, AGI, Contratación, 567, N. 2, R. 4, 13v, déposition d’Antonio

Lodero, 19 juin 1697.

Vincent, 10/07/20,
Proposition de reformulation
Page 43: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

femme118, car, selon les Saintes Écritures, l’amour conjugal créait une communication

(communicatio) (communication) et une union telles que la perte d’un époux entraînait une

« peine temporelle » dont la douleur intérieure se manifestait extérieurement par des paroles

et des larmes. Celles-ci « témoignaient » des sentiments et des liens les plus profonds119. Les

lettres que Francisco exhibait continuellement en public s’inséraient dans un ensemble

d’actions, faites de paroles et de gestes, qui représentaient la parenté. Quoique fictives, elles

s’étaient montrées efficaces – Francisco s’était remarié –, même si ce fut pour une courte

durée.

Le rôle déterminant des actions dans la constitution du statut des personnes et l’analogie

entre possession des choses et possession de l’identité ne sauraient être mieux décrits que par

les propos de Jean de Coras qui, réfléchissant au cas mémorable de Martin Guerre, remarqua :

La couleur, et opinion de mariage, quant à faire les enfans legitimes, ha la mesmes vertu, et les

mesmes effectz, que le iuste vray, et parfaict mariage : comme aussi nous disons, qu’une vraye

possession d’une terre, ou d’autre, chose s’acquiert bien, et iustement, iaçoit que le bail, de

ceste chose, et moyen de l’acquisition, ne soit veritable, aint fainct, et imaginaire120.

Les processus menant à la possession d’une identité, d’une propriété et d’une juridiction étaient

en tout point comparables : «  la vraie propriété »121 passait par l’usage et la répétition d’ac-

tions opérées sur les objets ; le détention de la dignitas122 se fondait sur l’exercice de la juridic-

tion ; enfin, la personnalité, en tant que chose incorporelle, était créée par des pratiques d’ap-

propriation exécutées et reconnues publiquement. Regardée sous ce jour, même la transcription

des changements de statut dans les registres paroissiaux semble se référer davantage à la lo-

118 Séville, AGI, Contratación, 564, N. 1, R. 2, bienes de difuntos, Francisco Martínez Flores, 120r,

requête de Blas García, 25 juin 1693.119 « Ydentitdad del difuntto sobre cuia herenzia se litiga ». Séville, AGI, Contratación, 564, N. 1,

R. 2, bienes de difuntos, Francisco Martínez Flores, 166r.120 « Tubo notiçias ziertas en aquel tiempo que el dicho Francisco Martínez Flores después que se

avía echo clérigo escrivía a los dichos Alonso Sánchez Gregorio y Florentina Gómez sus padres y

que les ynbiava plata y después de sus padres muertos a sus Hermanas Ana Martínez y Cathalina

Martínez de Flores en las armadas que venían del Perú y tanbién tubo notiçia la testigo de por públi -

co que el dicho Francisco Martínez Flores le escrevía a Alonso Sánchez Gregorio su Hermano »,

Séville, AGI, Contratación, 564, N. 1, R. 2, bienes de difuntos, Francisco Martínez Flores, 211v, dé-

position de María de la Ossa (alias Osa) Navarro, 4 décembre 1693.121 « Falsas », Séville, AGI, Contratación, 564, N. 1, R. 2, bienes de difuntos, Francisco Martínez

Flores, 166r.122 Madrid, AHN, InquisiciónInquisition, 1733, exp. 12, 57r.

Alessandro Buono, 14/07/20,
Je parle d '"appropriation" parce que la personnalité, en tant que "chose", est possédée lorsqu'on s’en approprie
Vincent, 10/07/20,
Je ne comprends pas :je propose : Des pratiques de reconnaissance exécutée en public
Alessandro Buono, 14/07/20,
Comment signaler que les conclusions générales de l'article commencent ici ? laissant juste un espace entre les paragraphes ?
Alessandro Buono, 14/07/20,
Mieux comme ça ?
Clémence, 08/07/20,
Accord avec « un communicatio » plutôt qu’avec « communication » ?
Joséphine Sales, 18/03/20,
L’auteur préconise de ne pas traduire en note le terme « common law » qui n’a pas d’équivalent sur le continent.
Page 44: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

gique des « documents d’état passager », dont parle Claudia Moatti au sujet de la Rome an-

tique, qu’à celle de l’abstraction bureaucratique d’un état civil moderne123. Comme dans la

constitution de la preuve de juridiction ou de propriété, «  les événements mémorables fonc-

tionnent comme des lieux de la mémoire collective, et la transcription de leurs narrations les

transforme en ‘instruments’ ». Cependant ceux-ci restent contestables si une continuelle « pra-

tique de la possessio corporalis (possession physique) » ne les accompagne pas124. Même les

actes de baptême étaient conçus comme des titres d’identité confirmés par des actions qui en

prouvaient la possession.

L’analyse des sources met donc en doute la rupture épistémologique qui existerait entre la

culture de l’oralité et celle de l’écrit125  ; elle remet aussi en cause la narration évolutionniste se-

lon laquelle les logiques communautaires et coutumières de possession d’état s’effacerait natu-

rellement devant la logique de l’enregistrement des bureaucraties étatiques et ecclésiastiques.

Les observations de Brenna Bhandar sur le droit de propriété fondé sur un « système de titre

123 « Dixo este Reo como era casado y con hijos, dando a entender […] que dexava su muger preña-

da y muy mala de un fluxo de sangre y desauçiada según le havía escrito un hijo suio, siendo todo

tan gran mentira […] fue sembrando el embuste […] para que luego fuera mas creída la nueba que

finjió de la muerte de dicha su muger Isabel Planavia. » Madrid, AHN, InquisiciónInquisition, 1733,

exp. 12, 73v.124 « Las pasiones y emociones tenían su sitio », dDans Javier BARRIENTOS GRANDÓN, « Lágrimas

de mujer. Una nota sobre el llanto en el Sistema del Derecho Común », in O. CONDORELLI (dir.),

Panta Rei. Studi dedicati a Manlio Bellomo, Rome, Il Cigno, 2004, p. 191-212, ici p. 193 : « las pa-

siones y emociones tenían su sitio ».125 Les actions raisonnables révèlent la nature des choses et, si elles se répètent, elles créent des cou-

tumes qui ont force de loi, comme le décrit Samuel Carter à la fin du XVIIe siècle, dans une splen-

dide définition de la coutume : « For a Custom taketh beginning and groweth to perfection in this

manner. When a reasonable Act once done is found to be good, and beneficial to the People, and

agreeable to their nature and disposition, then do they use it and practise it again and again, and so

by often iteration and multiplication of the Act, it becomes a Custom ; and being continued without

interruption time out of mind, it obtaineth the force of a Law ». (« Parce qu’une coutume s’instaure

et arrive à la perfection de cette manière. Quand un acte raisonnable, une fois accompli, est jugé

bon, bénéfique pour le peuple et agréable à sa nature et sa disposition, alors si le peuple en a l’usage

et la pratique, encore et encore, de manière fréquente, répétée et multiple, cet acte devient une cou-

tume ; et étant poursuivi sans interruption, depuis toujours, il acquiert la force d’une loi » (cité dans

Edward P. THOMPSON, Customs in common, Londres, Penguin Books, 1993, p. 97). Sans être cités

explicitement, ces mots trouvent leur écho dans les raisonnements sur le reasonable man

(« l’homme raisonnable ») de Gluckman, mentionné plus haut, qui confrontait son champ de re-

cherche africain avec les cours britanniques de common law.

Page 45: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

par enregistrement » (system of title by registration126) peuvent d’ailleurs être appliquées au do-

maine de l’enregistrement et de la démonstration de l’identité personnelle, possession d’état et

possession de propriété étant étroitement liées127. Les supposées logiques modernes et prémo-

dernes coexistent alors et se combinent, comme les sources le montrent128.

Que penser, alors, de la masse des données réunies par les institutions laïques et ecclésiastiques

durant cette période, considérée à juste titre comme l’âge d’or des listes129 ? On pourrait suppo-

ser qu’à la collecte des données devait succéder leur exploitation rationnelle à des fins de gou-126 A. TORRE, Il consumo di devozioni, op. cit. ; Marta MADERO, « Penser la physique du pouvoir.

La possession de la juridiction dans les commentaires d’Innocent IV et d’Antonio de Budrio à la dé-

crétale Dilectus », Clio@Thémis, 11, 2016. La question des frontières a été analysée par Stopani :

Antonio STOPANI, La production des frontières. État et communautés en Toscane, XVIe-XVIIIe  siècles,

Rome, École Française de Rome, 2008. Dans le cadre colonial, elle a une longue tradition et a sus-

cité un intérêt renouvelé depuis les années 1990 : F. MORALES PADRÓN, « Descubrimiento y toma

de posesión », Anuario de estudios americanos, 12, 1955, p. 321-380 ; Patricia SEED, Ceremonies

of Possession in Europe’s Conquest of the New World, 1492-1640, Cambridge, Cambridge Univer-

sity Press, 1995 ; Stephen GREENBLATT, Marvelous Possessions: The Wonder of the New World,

Chicago, The University of Chicago Press, 1991 ; Tamar HERZOG, Frontiers of Possession: Spain

and Portugal in Europe and the Americas, Cambridge, Harvard University Press, 2015 ;

B. BHANDAR, Colonial Lives of Property, op. cit. ; Allan GREER, Property and Dispossession: Na-

tives, Empires and Land in Early Modern North America, Cambridge, Cambridge University Press,

2018.127 B. BHANDAR, Colonial Lives of Property, op. cit., p. 81 : « The contradictory and uneven imposi-

tion of a system of title by registration in different settler colonial contexts challenges a develop-

mental narrative of property law, in which possession as the basis of ownership has slowly been dis-

placed by a system of title by registration » (« L’imposition contradictoire et inégale, dans différents

contextes de colonie de peuplement, d’un système d’enregistrement des titres remet en question un

récit évolutionniste de la loi de propriété, selon lequel la possession, en tant que fondement de la

propriété, a été lentement remplacée par ce système. »128 Pour une critique de ce paradigme, voir A. BRENDECKE, Imperio e información, op. cit. Les tra-

vaux de Carmen B. Loza montrent de manière éclatante comment les enregistrements du début de

l’époque moderne ne peuvent être vus simplement comme l’expression de l’État moderne

émergent : Carmen B. LOZA, « De la classification des Indiens à sa réfutation en justice (Yucay,

Andes péruviennes, 1493-1574) », Histoire & Mesure, 3-4, 1997, p. 361-386. Cooper a souligné que

la question de l’identification des personnes était au centre du paradigme de la modernité : Frederick

COOPER, Colonialism in Question: Theory, Knowledge, History, Berkeley, University of California

Press, 2005, p. 113-149. Ce n’est pas par hasard que les critiques les plus efficaces des grandes nar-

rations de la modernisation viennent des chercheurs africains et asiatiques, comme le montrent les

essais réunis dans K. BRECKENRIDGE et S. SZRETER (dir.), Registration and Recognition, op. cit.

Ces deux œuvres critiquent fortement l’œuvre influente de James Scott. J’ai essayé de réfléchir à

Page 46: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

vernance – selon une conception de la relation entre savoir et pouvoir où la simple production

de savoir génère déjà, en soi, du pouvoir. De ce point de vue, l’enregistrement et la fixation de

l’identité des personnes seraient emblématiques de la volonté de savoir de l’État moderne nais-

sant et d’une tentative de réduction de la complexité sociale par la bureaucratie de l’écrit130. Ce-

pendant, ces institutionslieux, qui détenaient une masse de données considérable sur l’identité

des personnes (comme la Casa de la Contratación au sujet des pasajeros a Indias), ne les utili-

saient pas forcément131. Bien qu’en théorie tous les passagers aient été enregistrés à leur départ,

pour obtenir leur licence et permettre la désignation de leurs héritiers s’ils mouraient au loin

sans successeurs, ces registres ne semblent pas avoir été mobilisés lorsque les biens des défunts

arrivaient à Séville (par exemple, en cas de contestation, ou pour vérifier les informations re-

cueillies dans les Indes). Aux héritiers, même s’ils disposaient d’une documentation écrite tirée

des registres paroissiaux, il était toujours demandé de produire des témoignages oraux.

Cela ne signifie pas que la Monarchie espagnole ne s’intéressait pas au contrôle de l’émigra-

tion, à la régulation des successions et à la gouvernance de la population. Cela nous incite plu-

tôt à comprendre ces institutions, et le contrôle qu’elles cherchèrent à établir, en se référant non

au modèle de la surveillance du Panopticon de Jeremy Bentham (un regard qui surveille du

centre vers la périphérie), mais à celui de l’Inquisition médiévale (un contrôle horizontal où les

acteurs se trouvent en même temps observateurs et observés, et instaurent un dialogue adressé,

ces questions dans Alessandro BUONO, « Identificazione e registrazione dell’identità. Una proposta

metodologica », Mediterranea. Ricerche storiche, 30, 2014, p. 107-120.129 Par exemple, la limpieza de sangre devait être continuellement attestée, même si elle avait déjà

été prouvée par le passé, comme le montre M. E. MARTÍNEZ, Genealogical Fictions, op. cit.130 Pour une analyse pertinente du paradigme dominant, voir Edward HIGGS, Identifying the Eng-

lish: A History of Personal Identification, 1500  to the Present, Londres, Continuum, 2011, p. 4 ; id.,

The Information State in England: The Central Collection of Information on Citizens since 1500,

Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2004, p. 10-27. L’idée de l’immobilité de la société prémoderne

a été démentie de nombreuses fois : Jan LUCASSEN et Leo LUCASSEN, « The Mobility Transition Re-

visited, 1500-1900: What the Case of Europe can offer to Global History », Journal of Global His-

tory, 4-3, 2009, p. 347-377 ; Jan LUCASSEN, Leo LUCASSEN et Patrick MANNING (dir.), Migration

History in World History: Multidisciplinary Approaches, Leyde, Brill, 2010.131 Outre les dizaines de procès consultés aux Archives d’État de Milan et de Venise (et qui ne sont

pas l’objet de cette étude), je m’attarderai ici sur la moitié des 230 procès du Juzgado de bienes

de difuntos que j’ai analysés. Conservés à l’Archivo General de Indias (ci-après AGI) à Séville (éga-

lement disponibles en version numérique sur le Portal de Archivos Españoles [ci-après PARES] :

pares.culturaydeporte.gob.es/inicio.html), ils proviennent des archives de la Casa de la Contrata-

ción, datent de la deuxième moitié du XVIIe siècle et ont été sélectionnés au hasard.

Alessandro Buono, 14/07/20,
La trouvaille (peut-on dire comme ça ?)
Alessandro Buono, 14/07/20,
bureaucratie de l’écriture (peut-on dire comme ça ?)
Clémence, 08/07/20,
L’institutionnalisation ?
Page 47: arpi.unipi.it · Web viewPour une définition des logiques propres à une monarchie juridictionnelle montrant combien elles diffèrent de l’État administratif contemporain, voir

de bas en haut, à un roi justicier qui récompense les justes et punit la malhonnêteté)132. Ces ins-

titutions produisent alors, en accord avec leur nature, une documentation qui n’appartient pas

tant au type administratif, où les données sont réunies en vue d’une exploitation statistique,

qu’au type juridictionnel133.

Dans les sociétés de l’époque moderneAncien Régime, l’identité, comme la propriété, au lieu de

se fonder sur un système de «  title by registration », insérait l’enregistrement au sein de toute

une série d’autres preuves, afin d’attester la possession continue d’un état qui n’était jamais ac-

quis une fois pour toutes134. Cette culture de la possession, caractérisée par la capacité des ac-

tions à modifier le statut des personnes et des choses135, perdura jusqu’au XVIII e  siècle : l’identi-

té était encore une chose dont la possession s’affirmait par « une suite ininterrompue d’actes »

lui donnant sa notoriété publique et sans laquelle elle risquait de ne plus pouvoir être revendi-

quée.

Alessandro Buono

Università di Pisa

[email protected]

Traduction de Joséphine Sales

132 V. GROEBNER, Storia dell’identità personale e della sua certificazione, op. cit., p. 191-192 et

l’analyse de la legibility (« lisibilité ») de Bernhard SIEGERT, « Ficticious Identities: On the interro-

gatorios and registros de pasajeros a Indias in the Archivo General de Indias (Seville) »,

in W. NITSCH, M. CHIHAIA et A. TORRES (dir.), Ficciones de los medios en la periferia. Técnicas de

comunicación en la literatura hispanoamericana moderna, Cologne, Universität und

Stadtbibliothek Köln, 2008, p. 19-30, en particulier p. 20-21.133 « Comunicádole en su tierra y comido en su cassa diferentes beces » … « en la escuela en la que

tubo Juan Antonio de Pastoriza », Séville, AGI, Contratación, 567, N. 2, R. 4, 6v, déposition de Die-

go Mariño Sotomayor, 17 juin 1697.134 « Por ser vezino y natural … y por la cercanía », Séville, AGI, Contratación, 567, N. 2, R. 4, 8v,

déposition de Domingo Pateiro, 17 juin 1697 : « Por ser vezino y natural » ; « y por la cercanía ».

« En conpañía de sus padres y hermanos y así lo bio el testigo tratar como a hijo », Séville, AGI,

Contratación, 567, N. 2, R. 4, 9v, déposition d’Antonio García, 17 juin 1697.135 F. DEMOULIN-AUZARY, Les actions d’état…, op. cit., p. 271. Dans les territoires ibériques, ce

principe ne s’affirme même pas avec les codes civils du XIXe siècle : John GILISSEN, « La preuve en

Europe du XVIe au début du XIXe siècle. Rapport de synthèse », in La preuve, op. cit., vol. XVII, t. 2,

p. 755-833, ici p. 820-827.

Vincent, 10/07/20,
Proposition de reformulation
Joséphine Sales, 18/03/20,
Citation récurrente dans l’article. L’auteur préfère ne pas répéter sa référence évidente, et sinon la mettre en italique sans guillemets.
Alessandro Buono, 14/07/20,
Non, merci…
Clémence, 08/07/20,
Supprimer ?