Arnaud Vareille, "Octave Mirbeau et la médecine"
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7/27/2019 Arnaud Vareille, "Octave Mirbeau et la mdecine"
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OCTAVE MIRBEAU
ET LA MDECINE
par Arnaud Vareille
Socit Octave Mirbeau
Angers
2013
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FAIRE SCANDALE
Dans son essai sur Flaubert, Albert Thibaudet crit que cest avec lui, aprs lui et
daprs lui que lesprit mdical, les ncessits et les dformations mdicales sont
incorpores la littrature1 , et rappelle combien lhpital dans lequel il passa ses
premires annes eut une influence profonde et durable sur son uvre, notamment en
raison de la facilit avec laquelle le jeune Flaubert pouvait contempler les cadavres aligns
dans lamphithtre de lHtel-Dieu, Rouen. La jeunesse de Mirbeau a, elle aussi, t
marque par la mdecine. Plus modestement que le pre de son illustre prdcesseur,
mdecin-chef, le sien nest quofficier de sant et compense le manque de prestige et de
lgitimit attach ce titre (le mme que celui de Charles Bovary) par une fatuit
inversement proportionnelle son talent. Enfant, Mirbeau entend donc souvent parler
dactes mdicaux ; il assiste aussi parfois quelques scnes traumatisantes lorsquil
accompagne son pre dans ses visites de mdecin de campagne. Alfred Bansard des Bois,
le premier ami, a la primeur de ces rcits scabreux, que le futur crivain se plat lui faire
dans ses lettres2. Sa prvention contre les mdecins date de ce premier contact brutal avec
la chose mdicale, comme il lcrit son confident, le 20 fvrier 1867 : [] javais
constat plusieurs fois que je ntais pas fait pour la lancette et le bistouri. Du reste, je
trouve quil faut avoir lme attache dans le corps avec de gros boulons dacier pour
corcher les gens vifs et les raccourcir quelquefois dune jambe ou dun bras ;
bienheureux quand ce nest pas de la tte3. Il ne manquera pas, plus tard, de dnoncer en
la personne des praticiens de vritables bouchers ou des criminels qui signorent. Luvre
abonde en exemples de la sorte, quil sagisse de contes comme Le Tronc (Le Journal,
5 janvier 1896), qui raconte lhistoire pitoyable dun pauvre diable amput de ses quatre
membres par dignobles mdecins militaires, ou de romans, limage du Calvaire, dont le
chapitre II fait le portait dun chirurgien des armes en monstre froid.
Paralllement lcriture de fiction, Mirbeau mne une carrire de journaliste. Bien
1 Albert Thibaudet, Gustave Flaubert, Gallimard, Tel , 1982, p. 11.2 Voir sa lettre du 1er juillet 1869, o il voque avec humour, malgr lhorreur de la chose, une
dlicate opration dablation de la verge laquelle il a assist, in Correspondance gnrale, dition tablie,prsente et annote par Pierre Michel, avec laide de Jean-Franois Nivet, Lausanne, Lge dHomme, t. 1,
2002, pp. 142-143.3Ibid., p. 70.
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que sans concession avec lordre social, ses rcits se refusent au dogmatisme et laissent le
sens de luvre en suspens. En revanche, la chronique est pour lauteur une tribune o
faire valoir ses partis pris grand renfort daudace, de provocation et de virulence.
Linfluence de la presse est alors considrable et la chronique sy taille la part belle. Genretrs souple, elle rpond toutefois quelques rgles dont la connivence du journaliste avec
son lectorat nest pas la moindre ; elle est au diapason des valeurs de la grande presse :
divertir le public et le conforter dans ses prjugs. Par son intransigeance, Mirbeau fait
rapidement figure dexception dans le monde des publicistes, et apparat, selon Remy de
Gourmont, comme le chef des Justes par qui sera sauve la presse maudite . Il y
poursuit, en effet, un but prcis : faire scandale.
Aussi, lorsquen 1901 lie Faure lui fait visiter Bictre, Mirbeau, fort mu par lespectacle qui soffre lui, publie dans Le Journal deux articles polmiques contre les
mdecins afin den dnoncer lincurie et la suffisance. Six ans plus tard, ce sont cinq
chroniques successives que le romancier fera paratre dansLe Matin, sous le titre gnrique
de Mdecins du jour (avec une variante pour la dernire, intitule Mdecins
daujourdhui), afin de rvler, de nouveau, au public les agissements criminels de la
Facult de Mdecine. Car le mdecin de lpoque a un pouvoir de nuisance qui dpasse de
trs loin celui des hritiers de Diafoirus4. Enorgueilli par lessor du positivisme, qui va
rapidement dgnrer en scientisme, le praticien moderne sest assur une emprise
nouvelle sur la socit. Il est dsormais un des prescripteurs de la morale, celui qui, par le
biais de ltude physiologique, dcrte la sant ou laffection du sujet, en souligne les
symptmes de vitalit ou ceux de dcrpitude. Le scandale provoqu par la srie Mdecins
du journest pas le premier mettre au crdit de Mirbeau. Il a dj bouscul les artistes
dramatiques et suscit un bel affolement mdiatique lors de laffaire du Comdien
dclenche par son article du 26 octobre 1882, paru dans le Figaro ; il sest attir plusieurs
duels pour la franchise de sa prose et une surveillance troite de la part de la police lors des
annes 1890 pour avoir clairement affich son anarchisme dans des articles comme La
grve des lecteurs (Le Figaro, 28 novembre 1888), ou apport son soutien quelques
illustres figures du mouvement, tel Jean Grave lors de son procs en 1894. Cest, une fois
encore, la police qui va ragir la campagne darticles de 1907 en ouvrant une enqute sur
4 Jarry rappelait dans La Morale murale laura de superstition dans laquelle baignait, au dbut duXXe sicle encore, la figure du praticien : Les mdecins sont les nouveaux prtres qui bnficient encore
un peu de temps, et peut-tre longtemps auprs de la foule, car elle adore quon lui fasse peur du prestigedtre dtenteurs de mystres ,La Plume, 1er mars 1903, p. 319.
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un prtendu complot destin dstabiliser la Facult de Mdecine 5. Car le scandale a ses
vertus. Alors que le dbat sur les questions fondamentales de socit est confisqu par tous
ceux qui ont intrt ce que rien ne change, le scandale le porte sur la place publique,
dvoile les coulisses du pouvoir, fait tomber les masques.Pour parvenir ses fins, Mirbeau a recours de multiples procds. Il va tout
dabord, dans Les Pres Coupe-Toujours , mimer le srieux de lenquteur naturaliste
confront au milieu tudi en voquant, de manire symptomatique, les documents
humains que peut recler la presse mdicale, quil cite abondamment avec la distance
ncessaire lobservateur scientifique, ou bien encore en recueillant, dans Mdecins du
jour, les confidences dun interne sur le microcosme de la Facult. La littrature a
emprunt, par lintermdiaire de Zola, les mthodes de la science mdicale pour dcrire lecorps social. Le propos de Mirbeau est bien de retourner contre la mdecine les armes
quelle a fournies la littrature dans la seconde moiti du XIX sicle, afin de la soumettre
son tour une analyse sans concession de ses pratiques. Le journaliste insiste donc sur la
dimension testimoniale de son enqute : il ne ferait que transcrire ce quil a vu ou entendu.
Mais le scandale ne peut surgir dun tel programme. Mirbeau fait alors du Mirbeau
et la neutralit apparente cde le pas la verve du polmiste. Ironiques, satiriques, presque
diffamatoires (il regrette de ne pouvoir, lgalement, citer de noms dans certains cas), les
chroniques harclent leur cible. Leur auteur se paie mme le luxe de quelques allusions
ses propres textes. Lapparition du docteur Triceps, figure mirbellienne sil en est, dans
Propos gais , est la plus emblmatique cet gard. Avec lirruption de cette rfrence
dans lespace de la chronique, se produit une collusion entre rgimes fictionnel et factuel,
qui dcuple la porte des rvlations dans la mesure o ce brouillage favorise toutes les
extrapolations fantasmatiques du lecteur. Le caractre outrancier de certains portraits de
mdecins qui ne dpareraient pas dans la collection de la Melle Bistouri de Baudelaire,
rvant de la visite dun petit interne avec sa trousse et son tablier, [] avec un peu de
sang dessus ! nest pas sans voquer les spectacles du Grand-Guignol, et notamment le
thtre mdical dAndr de Lorde et Alfred Binet6. Mirbeau utilise tous les registres et
5 Voir Pierre Michel et Jean-Franois Nivet, Octave Mirbeau, limprcateur au cur fidle, Paris,Librairie Sguier, 1990, p. 796.
6 Il est frappant, par exemple, de noter la similitude dinspiration entre les articles de Mirbeau et ledrame en un acte de Johanns Gravier et A. Lebert, Le Chirurgien de service (premire reprsentation le 23novembre 1905), ainsi quavec la comdie en un acte dElie de Bassan, Les Oprations du professeur Verdier(reprsente le 16 mai 1907). Voir, propos du thtre mdical au Grand-Guignol, la prface dAgns
Pierron Le Grand-Guignol. Le Thtre des peurs de la Belle poque, Paris, Robert Laffont, Bouquins ,1995 (pp. XIX XXIV, notamment). Si Mirbeau a pu tre sensible la veine de ces auteurs, on sait que ceux-
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confirme lefficacit polmique de son style, compos dun savant mlange de rfrences
lactualit et dimaginaire. Et puisque la mdecine touche la vie, il ne se prive pas de
convoquer les ressources dun puissant pathos en dcrivant, avec force dtails complaisants
et plusieurs figures dinsistance, lagonie de petits malades.Mirbeau bouscule ainsi le lecteur dans ses habitudes confortables, lapostrophe, lui
demande de participer la rvlation des turpitudes mises en lumire. Le dialogue,
vritable ou fictif, se noue galement avec des dtracteurs, ou des sympathisants, ainsi
quen tmoigne, de textes en textes, lcho des ractions diverses suscites par les articles.
Toutefois, le chroniqueur ne se contente pas de cder la facilit car la presse a un pouvoir
exorbitant quil entend bien ne pas laisser aux seules mains des esprits conservateurs. Pour
tre la hauteur des enjeux et mettre en cause les vritables responsables, il tend sacritique dautres institutions, comme lAcadmie Franaise ou lAcadmie des Beaux-
Arts, par exemple. Bien quil paraisse fort loign de la question mdicale, lart fait lobjet
de plusieurs allusions, ne serait-ce que pour rappeler combien sont solidaires lengagement
pour la vrit et celui pour la dfense de la beaut. Sil se laisse aller une prolixit
lgante7 , destine sattirer la bienveillance du lectorat, Mirbeau use aussi de rfrences
culturelles plus conflictuelles, car contemporaines ou synonymes dune modernit toujours
problmatique. Ainsi les audaces attaches aux noms de Salom, Monet, Renoir, Czanne,
ou encore, Morrow ou Poe, maillent-elles des chroniques consacres au conformisme de
lpoque.
La campagne de Mirbeau contre les mdecins a, bien entendu, une dimension
politique. Au milieu de son entreprise de dmolition, pour paraphraser Bloy, le polmiste
indique, dabord, quelques raisons desprer. Il nuance alors ses jugements et, aprs avoir
attaqu nommment plusieurs mdecins, il rend hommage au dvouement des personnels
dans les hpitaux. Mais cest pour mieux faire contraster ensuite leur abngation avec la
scandaleuse indiffrence dinstitutions criminelles si troitement aristocratiques, si
lchement anachroniques, qui dorment dans la graisse rancie de leurs prjugs .
Lattaque des corps constitus se fait donc au nom du combat contre toutes les
entraves lindividuation, cet panouissement des talents de chacun induisant un progrs
pour tous. Briand, qui abdique ses principes au nom du ralisme politique, en est le parfait
ci le lui ont bien rendu puisque, en 1922, Andr de Lorde ralisa, en collaboration avec Pierre Chane, uneadaptation duJardin des Supplices pour la scne du thtre des peurs .
7 [] art de dployer beaucoup de mots, didiomatismes et de culturismes pour peudides , Marc Angenot, 1889, un tat du discours social, Le Prambule, coll. LUnivers des discours ,1989, p. 145.
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contre-exemple. Contre la sclrose des esprits que favorisent la mdiocrit gnrale et la
reproduction sociale (explicitement dnonce dans Examens et concours bien avant
que Pierre Bourdieu ne la thorise), Mirbeau prend les mdecins comme prtexte afin
dinviter ses contemporains mditer sur le spectacle quotidien de la comdiehumaine . En anarchiste consquent, il dfend le mrite individuel non pour favoriser
lavnement des ploutocrates et des oligarques sur les ruines de ltat, mais dans
lintention de prcipiter la disparition de tous les teignoirs (selon le mot de Stendhal,
quil admire), qui, la Belle poque, se sont affubls du faux-nez de la dmocratie pour se
perptuer.
Arnaud VAREILLE
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LAssiette au beurre, n 187, 9 octobre 1904
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OCTAVE MIRBEAU
Caricature chilienne du docteur Brouardel
Articles sur la mdecine
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Brouardel et Boisleux
Dans une maison aimable o, lautre soir, nous dnions, la conversation,
commence gaiement sur le voyage de M. Flix Faure en Russie 8, dvia trs vite sur la
Duse9, de la Duse sur lamour, de lamour sur le docteur Boisleux 10. Cest quil y avait,
parmi les convives, un mdecin. Il y a toujours un mdecin parmi les convives, comme,
dans les foules parisiennes, il y a toujours un Chinois. Et un mdecin, seul, pouvait se
souvenir encore de ce drame, dj oubli11.
Quelle horreur ! scria une jeune femme, Et comment se fait-il quun tel
misrable ait t condamn une peine si courte et si douce ?
Le mdecin rpliqua vivement
Horreur, en effet !... Mais pas dans le sens o vous lentendez, madame... Jai
connu Boisleux... Ctait, je vous assure, un gyncologue distingu, un trs habile
oprateur et, de plus ne vous rcriez pas un brave homme !... Il na pas su se dfendre,
voil tout !... En dehors de son mtier, o il excellait, jamais je nai vu quelquun daussi
gauche, daussi timide que lui... Ctait un point tel que cet homme, trs intelligent,
paraissait, dans les circonstances ordinaires de la vie, un parfait imbcile. Il ne pouvait
soutenir aucune discussion. Aussi, ne venait-il jamais aux runions de notre Socit, et
nous envoyait-il des communications crites, lesquelles taient, toujours, dun grand
intrt... Au procs, durant ces heures mortelles de laudience, son attitude dcras le
perdit, car elle fut, non seulement pour les juges, mais pour tout le monde, un aveu12. Il
8 Ce voyage a eu lieu du 18 au 31 aot 1897, dans le cadre de lalliance franco-russe, dnonce parMirbeau.
9 La grande actrice italienne Eleonora Duse (1858-1924) est venue en France en 1897 et y a remport
un trs grand succs. Elle est linterprte favorite de Gabriele dAnnunzio, avec qui elle entretient une liaisontumultueuse depuis 1895. Le 27 juin prcdent, dans un article du Journal intitul Propos de table etdt , Mirbeau a voqu les reprsentations donnes par la Duse et regrett quelle nait jou que despices ridicules ou surannes telles que La Dame aux camlias.
10 Le docteur Charles Boisleux, 40 ans, est un gyncologue, qui a soutenu sa thse de mdecine en1886 et qui grait une clinique sise rue des Archives. Il tait accus davoir pratiqu, son domicile
personnel, au 58 rue de lArcade, un curetage-avortement sur une demoiselle Thomson, dcde le 26novembre 1896 des suites dune pritonite.
11 La condamnation du docteur Boisleux cinq ans de rclusion, par les Assises de la Seine, remonte plus de quatre mois dj (fin mars 1897).
12 Il en est all de mme dAlfred Dreyfus. Dans une instruction mene uniquement charge, quelque soit le comportement du suspect, tout se retourne contre lui et est abusivement interprt comme un aveu.En loccurrence, une circonstance au moins aurait d jouer en faveur de Boisleux : il tait assist par un jeune
mdecin amricain en stage, ce qui implique quil navait aucunement conscience de commettre un crimesanctionn par la loi.
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tait ananti, ce que nous appelons, nous autres, sidr... Sil et conserv la moindre
parcelle de prsence desprit, soyez sre, madame, que M, Brouardel13 nen et pas eu
aussi facilement raison. Dailleurs, notre cher doyen ne se ft pas frott un Boisleux
dcid se dfendre... car je connais aussi le paroissien... Vous direz tout ce que vous voudrez.... Boisleux nen a pas moins tu une
femme !
Erreur de diagnostic trs fcheuse14 !... Oui... Crime ?... Non.... Boisleux tait
incapable dune mauvaise action... Il tait mme gnreux et dsintress15... Oh ! je sais...
sa cause ne fut point populaire... On ne voulut rien entendre de tout ce qui devait plaider en
sa faveur... Toutes les circonstances, toutes les concidences, grce auxquelles, en les
altrant, on pouvait obtenir une condamnation inique, furent exploites avec une vritablecruaut... Habilement prpare par le ministre public, et surtout par M. Brouardel,
lopinion considra ce malheureux comme un horrible assassin, quelque chose comme un
Jack lventreur16... Eh bien ! savez-vous quelle tait la moyenne de la mortalit sa
clinique ?...Elle tait de 16 % les dbats lont prouv tandis que, dans les hpitaux, elle
est de 33 et mme de 37 %... Et, tenez... Tout dernirement, la Charit, le docteur X... a
pratiqu le curetage sur une femme enceinte de trois mois... La-t-on poursuivi, pour stre
tromp, comme Boisleux ?... Ah ! sil fallait poursuivre tous les mdecins, tous les
professeurs, mme les plus minents et les plus glorieux, qui se sont tromps et se
trompent, chaque jour, dans leurs diagnostics, mais notre Facult et notre Acadmie de
mdecine seraient vite dsertes... et, au lieu de faire des oprations et de dicter des
ordonnances, nos illustres praticiens tresseraient des chaussons de lisire et rempailleraient
13 Paul Brouardel (1837-1906), professeur de mdecine lgale, est alors doyen de la facult demdecine de Paris et membre de lAcadmie de mdecine depuis 1887 ; il va prochainement tre nommgrand-officier de la Lgion dHonneur.
14 Boisleux tait accus davoir pratiqu le curetage alors quil ne pouvait pas ne pas avoir constat lagrossesse de la jeune femme : autrement dit, davoir procd un avortement en toute connaissance de cause.Cest en voulant retirer les dbris du ftus quil a malencontreusement perfor lutrus, ce qui a entran une
pritonite.15 On accusait Boisleux de ntre motiv que par lappt du gain, circonstance aggravante.16 Dans un article qui paratra le 5 janvier 1902 dans Le Journal, Propos gais , Mirbeau dnoncera
les chirurgiens qui exercent leur profession la manire de Vacher et de Jack lventreur, mais sansdanger, et fera dire lun dentre eux : La mort des uns, cest la vie des autres . Jack lventreur (Jackthe Ripper) est le surnom donn un tueur en srie non identifi, qui avait tu sauvagement, en les gorgeant
et les viscrant, cinq prostitues londoniennes, dans le quartier de Whitechapel, entre le 31 aot et le 9novembre 1888.
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des chaises Poissy, comme de simples notaires infidles17... Voulez-vous mon opinion sur
Boisleux ? Cest un martyr !
a, par exemple !...
Oui, un martyr,,. et le martyr de M. le doyen Brouardel, ce qui, mon avis, est lecomble du martyre.
Comment cela ?
M. le doyen Brouardel il serait peut-tre temps de le proclamer tout haut
constitue un danger public par lnorme, exorbitant, effrayant pouvoir dont il est investi et
quil nexerce pas toujours avec la mesure et la modration quil faudrait... Car, enfin, pour
faire couper le cou un homme ou simplement ruiner sa vie, il prononce des affirmations
qui ne sont, le plus souvent, que des hypothses... Et il sappuie sur des loisphysiologiques, changeantes comme des thories, phmres comme des modes et qui,
lanne daprs, sont remplaces par des lois contraires... Encore, sil se contentait de ce
que peut lui donner dapproximatif cette science incertaine, obscure et capricieuse quest la
mdecine !... Mais non !... Je lai suivi dans des affaires retentissantes... Ce nest plus un
savant, cest un accusateur public... Ce nest plus un mdecin, cest un juge !... Il a cette
folie, ou plutt cette perversion, si caractrise du juge, qui consiste ne voir, partout, que
des crimes !... Loin de temprer les excs de la justice, il les exalte et les justifie, en leur
apportant la conscration de la science... Prudent, dailleurs, avec les forts, il est sans piti
avec les faibles18. Dans les affaires civiles, o lon a recours ses lumires dexpert, il a
presque toujours cette malchance de donner raison aux riches... Mais la justice ny perd
rien, car il se rattrape sur les pauvres, copieusement. Pour Boisleux, cest un autre sentiment
qui le fit agir... Mais je ne puis admettre un instant que notre cher doyen ait cru
srieusement sa culpabilit !...
Ho ! ho !
Remarquez dabord son acharnement insolite contre Boisleux... Non seulement,
par des affirmations arbitraires et antiscientifiques, il dclare Boisleux coupable davoir
sciemment, pratiqu, sur Mlle Thomson, un avortement... mais encore, il veut carter de ce
malheureux la possibilit dune circonstance attnuante, dune excuse, dune sympathie...
Et leffondrement de laccus lui rend cette manuvre facile, Il nadmet pas que Boisleux
17 Mirbeau a consacr deux chroniques ceux quil appelle les dilettantes de la chirurgie , LesPres Coupe-toujours et Propos gais (parus dans Le Journalle 15 dcembre 1901 et le 5 janvier 1902,voir plus loin). Quant aux notaires infidles , ils sont une figure oblige de nombre de ses contes et
romans, notammentDingo.18 Cest prcisment ce que Mirbeau ne cesse de dire des magistrats.
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soit un travailleur, un oprateur adroit... il lui refuse, premptoirement, lhonneur davoir
dcouvert un procd opratoire remarquable, qui sappelle llytrotomie
interligamentaire. Lisez, dans le compte rendu du procs, cette partie de la dposition de
M. Brouardel !... Elle est incroyable !... Ce procd nest pas de Boisleux ! , dclare-t-il, sans donner une preuve de cette trop facile ngation, sans nommer le praticien qui,
selon M, Brouardel, on devrait cette pratique !... Il serait par trop insolent quun chirurgien,
qui nest ni dun hpital, ni dune acadmie, se permt de dcouvrir quoi que ce soit !... Le
docteur Delineau a beau rfuter, point par point, les thories scabreuses de M. le doyen... il
a beau affirmer que ce procd est bien de Boisleux et la preuve, cest qu ltranger,
en Allemagne19, en Angleterre, on dit communment le procd de Boisleux ; cest que,
le docteur Berlin, de Nice, qui a publi, sous la direction de M. Auvard, accoucheur deshpitaux de Paris, un manuel de thrapeutique gyncologique20, consacre, au moins, vingt
pages la description logieuse du procd Boisleux M. Brouardel ne veut rien
savoir, rien entendre, rien admettre ! Il importe M. Brouardel que Boisleux ne soit mme
pas considr comme un chirurgien de quelque valeur, mais bien comme une sorte de
rebouteux, ignorant, brutal, capable de tout pour de largent !... Et savez-vous pourquoi ?
Expliquez ! encouragea quelquun dentre nous, avec un sourire sceptique.
Mon Dieu ! poursuivit le jeune mdecin, rien nest plus simple... Cest lenfance
de la psychologie !... M. le doyen Brouardel, dont lnumration des titres officiels, des
fonctions honorifiques et rtribues ne saurait tenir, en petit texte, dans une page in-folio...
M. Brouardel qui, on sen souvient, arrta si comiquement la peste bubonique Bougival...
M. Brouardel, enfin, nest pas aim de ses collgues... M. Brouardel souffre beaucoup de
cette hostilit latente, courtoise, mais indniable... Rappelez-vous le beau charivari qui
laccueillit, lAcadmie de mdecine, aprs son second voyage de Bournemouth, si
trangement diffrent du premier !... Je sais bien que le bon Cornlius Herz est un terrible
jouteur, moins facile terroriser que Boisleux, et quil a plus dune pierre dans son sac21 !...
Incision du vagin. Le mmoire de Boisleux surLlytrotomie interligamentaire a paru Paris en1892. En 1891, Boisleux avait galement publi une brochure tmoignant de sa comptence de gyncologue,
De l'Asepsie et de l'antisepsie dans les oprations gyncologiques19 Cest en Allemagne, Leipzig, qua paru, en 1896, chez Breitkopf & Hrtel, une brochure du Dr
Boisleux : Von der chronischen und akuten Pelviperitonitis und deren Behandlung, traduction dun mmoireparu en franais en 1894,De la pelvipritonite chronique et aigu et leur traitement.
20 Ce trs gros Manuel de thrapeutique gyncologique a paru en 1894 chez Rueff. Cestlobsttricien Alfred Auvard, n en 1855, qui a assur la direction de cette publication en sept volumes. Le DrBerlin, pour sa part, tait charg du quatrime volume, intitul Oprations.
21 Cornelius Herz, affairiste et matre-chanteur, ami du baron de Reinach et pourvoyeur de fonds de
Georges Clemenceau pour son journal La Justice, a jou un rle minent dans le scandale de Panama.Condamn cinq ans de prison et 3 000 francs d'amende, il sest rfugi Bournemouth, o il mourra au
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Mais quoi bon tre une autorit scientifique aussi considrable que M, Brouardel, quoi
bon taler une infaillibilit tyrannique, si lon doit prendre, aussi allgrement, les lanternes
qui clairent le seuil de Cornelius Herz pour des vessies malades ?... Durant quelques mois,
la suite de cette quipe, la situation de M. Brouardel sembla compromise, et de latentequelle avait t jusque l, lhostilit de ses confrres devint avre et publique... Cest
dans ces conditions que survint laffaire Boisleux. M. Brouardel naurait-il pas compris,
tout de suite, le parti quil pouvait en tirer et ne se serait-il pas dit : tort ou raison,
lopinion est fort surexcite contre les grands mdecins... On les accuse de toutes les
erreurs, voire de tous les crimes... les campagnes les plus violentes sorganisent contre les
hpitaux... On dnonce les chirurgiens... on fait la statistique funbre de toutes les femmes
qui succombent, injustement, sous leur couteau !...Voyons !... cette haine, ces suspicions,ces dnonciations, ne serait-ce pas une admirable occasion de les dtourner habilement sur
les petits mdecins, ces pels, les praticiens pauvres, ces galeux, dinnocenter lHpital, la
Facult, lAcadmie, et de rentrer, ainsi, en grce auprs de mes collgues, reconnaissants
de leur avoir rendu un pareil service ! Cest une question que je me pose et que je vous
pose !...
Il y eut un silence, non de gne, mais dennui...
Oui ! oui ! reprit le jeune mdecin... Je sais bien... Rpondre un tel point
dinterrogation... pntrer, sans autre lumire que celle de lhypothse, dans les cavernes de
lme... expliquer les raisons secrtes qui mnent la conduite dun homme, quand ce nest
pas un expert officiel !... cest scabreux !... Et lon risque de se tromper !... Mais, pourtant,
le pauvre Boisleux a pay durement son erreur et sa vie est perdue22 !... Que voulez~vous
quil fasse dsormais ?...,
Mais cela nous tait devenu indiffrent... Sur la table, il y avait des fleurs
charmantes et des viandes savoureuses ; autour de la table, il y avait des femmes dont les
paules nues, les bras souples comme des lianes, les sourires de pch, nous loignaient de
dbut du mois de juillet 1898. La France avait en vain demand son extradition, refuse par lAngleterre pourdes raisons mdicales, du moins officiellement : il tait suppos tre diabtique et souffrir de la vessie, dole jeu de mots. Deux minents mdecins, Charcot et Brouardel, avaient t envoys en Angleterre pourlexaminer en juin 1896, et, dups par ce grand comdien, avaient imprudemment attest de son mauvais tatde sant et de son incapacit se dplacer. Voir Jean-Yves Mollier, Le Scandale de Panama, Fayard, 1991, p.
429.22 Boisleux publiera cependant, en 1911, une tude surLa Mthode respiratoire.
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toute la distance de la volupt et du bonheur, de ces cauchemars chirurgicaux 23, et de
Boisleux martyr, et de Brouardel bourreau...
Au diable ! criai~je, vous avez, mon cher, des conversations vraiment stupides et
glaantes !... Si nous parlions un peu de ladultre ! Oui ! oui ! applaudirent les femmes.
Oui ! oui ! exhalrent les orchides et les vins.
Oui ! oui ! susurrrent les sauces dans les plats...
Et ainsi fut fait !...
Le Journal, 25 juillet 1897
* * *
Les Pres Coupe-Toujours
Je ne nie pas les bienfaits de la chirurgie ; ils sont indniables. Mais je suis un peu
effray par les chirurgiens, du moins par beaucoup de chirurgiens. La plupart du temps, les
chirurgiens sont dhabiles ouvriers et dingnieux dcoupeurs. Ils ne sont que cela. Ilstravaillent la chair humaine, comme le menuisier le bois, et lorfvre, lor. Ils nont pas ou
presque pas de culture mdicale, dducation scientifique. Ils ont eu cette proccupation
dassouplir leur main, mais pas celle de meubler leur cerveau. Ce qui souvent, dans bien
des cas, rend leur intervention dangereuse. Et, lorsque, par surcrot, ils nont pas la
conscience trs nette, trs prcise, des responsabilits terribles quils assument, alors ce
sont de vritables assassins, des assassins tolrs et respects.
Je me souviendrai, toute ma vie, dune fin de dner o les convives parlaient, tour de
rle, sur la beaut. On parle toujours sur la beaut, aprs boire. Chacun donnait sa
dfinition. Un chirurgien renomm pour son audace et pour son habilet, dailleurs, dit
ceci24:
23 Lexpression apparaissait dj en 1888, dans la premire page de LAbb Jules : [...] mes sibeaux rves d'oiseaux bleus et de fes merveilleuses se transformaient en un cauchemar chirurgical, o le
pus ruisselait, o s'entassaient les membres coups [...] 24 Le dner est une scne topique chez Mirbeau, dans la mesure o elle favorise lintroduction
danecdotes dans le texte. On en trouve de nombreux exemples dans ses chroniques comme dans ses romans.Quant au mdecin ou au chirurgien, sa prsence est rituellen ainsi que Mirbeau le soulignait dans Brouardel
et Boileux , paru dans Le Journal du 25 juillet 1897 (voir plus haut) : Cest quil y avait parmi lesconvives, un mdecin. Il y a toujours un mdecin parmi les convives [] .
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La beaut, pour moi, cest un ventre de femme, ouvert, tout sanglant, avec des
pinces dedans. Il ny a rien de plus beau.
Et il se frotta les mains bruyamment, et je vis sur son visage lexpression de joie
sincre, denthousiasme mme, sur quoi on ne pouvait pas se mprendre. Jai dj cont, jecrois, cette anecdote sinistre25. Je ne cesserai de la rappeler, car elle projette une lumire
clatante sur la mentalit de cet homme, une mentalit de vritable, de complet assassin,
avec cette aggravation ou cette supriorit sur les assassins professionnels quil est, lui,
thoriquement, esthtiquement, philosophiquement, cest--dire consciemment, un
assassin.
Par contre, on a cit aussi, cette parodie dun illustre professeur de Facult qui avait
coutume, ses leons, de recommander ses lves : Quand vous faites une opration, faites-la bien vite, joyeusement.
Par ce joyeusement, il entendait, celui-l, que loprateur doit se pntrer de cette ide
grave et joyeuse quen tailladant des chairs et en sciant des os, il sauve autrui de la
maladie, de la douleur, de la mort. Parole admirable et qui fait aimer celui-l qui la
prononce.
Il marrive souvent de lire des journaux de mdecine. Cest une lecture savoureuse et
que je recommande tous ceux-l qui recherchent les motions psychologiques violentes.
Il est rare, parmi dexcellentes et instructives choses, de ny point glaner les documents
humains les plus extraordinaires et les plus imprvus. Souvent, ils sont dun tragique
vous glacer la moelle ; quelquefois dun comique vous tordre de rire. Dans la Gazette des
hpitaux de septembre 1901, larticle : Bulletin et Actualits, je lis, avec une stupfaction
profonde, ceci que net point dsavou Molire, et quil regrettera, toute sa mort, de
navoir point connu :
la suite de diffrentes observations, les conclusions suivantes ont t votes :
LAcadmie de mdecine, dans le but de faire diminuer le nombre des aveugles, pense
quil est inutile dadresser aux sages-femmes une circulaire recommandant un traitement
prophylactique dtermin
Voil pour le comique. On ne peut gure le dpasser.
25 Dans le Frontispice duJardin des supplices (1899), un jeune homme attribue ces propos sonpre, le docteur Trpan.
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Au point de vue tragique, rien ne vaut, ni les terreurs de lAmricain Morrow 26, ni les
imaginations compliques dEdgar Poe, comme cet article que je lus, tout dernirement,
dans laPresse mdicale, parue le 9 novembre 1901.
Larticle est intitul : Deux cas de mort par rachicocanisation ; et il est sign par ledocteur Legneu, agrg, chirurgien des hpitaux. La rachicocanisation, comme cet
effroyable nologisme lindique, est un mode danesthsie, au moyen de linjection
lombaire de la cocane.
Il faut tenir compte au docteur Legneu des aveux complets sans restriction par quoi il
commence, hroquement, son article Il ne cherche pas quivoquer attnuer la
gravit de son acte Il crit avec beaucoup de sang-froid, beaucoup de calme, ceci, que je
reproduis textuellement :
Je ne veux pas rouvrir la discussion sur la rachicocanisation ; mais, dans ces derniers
temps, jai eu dplorer la mort, par cocane, et cest un devoir imprieux pour moi
dapporter la communication que jai faite la Socit de chirurgie ce regrettable
complment.
Deux de mes malades sont morts, tout de suite, quelques minutes aprs linjection, sur
la table de lopration. Il ne sagit donc plus de morts tardives, secondaires, pour
lexplication desquelles on pouvait, en toute conscience, admettre ou discuter la part de la
maladie en cours. Les morts immdiates que jai eues ne laissent aucun doute sur
linfluence de la cocane chez ces malades.
Voil donc une dclaration nette, prcise, lugubrement loyale, et qui ne laisse aucune
place lambigut Le docteur Legneu continue :
Et cependant, il y ny eut incriminer aucune faute, ni du ct de linjection, ni du
ct de la dose. Linjection fut faite, une fois, par un de mes internes, en ma prsence ; une
autre fois par M. Frdel, chef de clinique, dans le troisime ou le quatrime espace
lombaire, suivant la technique que jai expose ici ; linjection fut pousse lentement, la
dose infrieure ou gale deux centigrammes. Et la substance utilise tait bien de la
26 William Chambers Morrow (1854-1923), romancier et nouvelliste amricain.La Revue Blanchepublia plusieurs de ses contes, avant de faire paratre, en 1901, une traduction de son uvre la plus clbre,
Le Singe, lIdiot et autres Gens (The Ape, the Idiot and Other People, 1897), recueil de nouvelles macabressalu par Apollinaire et Jarry, notamment.
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cocane, une cocane non altre. Je lai fait analyser, elle tait intacte et, dailleurs, avant
comme aprs, la mme solution ma donn les bons rsultats que je vous ai signals
autrefois.
Du ct des malades, il y a, cependant des circonstances attnuantes.
Ainsi, dans cette partie-l, par un trange retournement des choses, ce sont les victimes
qui lon donne des circonstances attnuantes. Seulement, on les tue tout de mme Ce
sont des circonstances attnuantes purement honorifiques
Ici, le docteur Legneu dcrit minutieusement ltat de son malade. tat fcheux,
dailleurs. Ce brave homme tait sujet aux tourdissements, aux accs apoplectiformes. Le
cur fonctionnait mal ; les artres taient athromateuses. Je fis part de mes craintes mes lves, confesse le docteur, mais nous trouvions aussi que le cas tait bien mauvais
pour la cocane. A tort, je le reconnais, je me dcidai pour cette dernire, et joprai le
malade le 1 aot.
Dtails techniques sur les prparatifs de lopration : On prpare le champ
opratoire, pendant que je finis de me laver les mains. Il se lavait les mains, dj !... Il se
lavait les mains avant !
Et voici maintenant lopration, telle que la conte le docteur Legneu :
Je commence, dit-il, lopration environ 10 12 minutes aprs linjection ; le malade
est tranquille, ne dit rien, ne sent rien Tout coup, pendant que jouvrais larticulation
et vacuais les caillots qui la remplissaient, le malade se plaint dtouffer : il demande
sasseoir et pousse quelques gmissements. On lassied ; sa tte est agite de quelques
mouvements convulsifs ; il retombe sur le lit, la face noire Il tait mort !... Ceci se
passait trois quatre minutes aprs le dbut de lopration, soit un quart dheure aprs
linjection
Le docteur et t heureux de pratiquer lautopsie du cadavre Car ce nest pas le tout
que de tuer les gens encore est-il utile de savoir comment on les tue. Malheureusement,
cette joie si cordiale, si techniquement cordiale, lui fut refuse. Et il dut se contenter des
seuls renseignements cliniques , cest--dire de savoir ce fait peu important, que le malade
ft mort !
Ici se placent quelques commentaires moraux que je me reprocherais, toute ma vie, de
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ne pas reproduire, car ils sont trs beaux.
Malgr la peine quon prouve toujours, crit le docteur Legneu, quand on perd un
malade danesthsie sur la table dopration, je ne puis dire que ce cas mait beaucouptroubl Nous tions si pntrs de la gravit des circonstances, nous avions tant discut
lavance le pour et le contre de ces deux modes danesthsie, chloroforme ou cocane,
que le rsultat ntait pas fait pour nous surprendre Je me reconnus coupable de navoir
pas saisi que lathronie, la congestion crbrale, chez ce malade, constituaient une
contre-indication la rachicocanisation Je men voulais de ne pas avoir endormi ce
malade au chloroforme, et je pensais, en fin de compte, que javais plus de torts que la
cocane
cruelles beauts du remords ! Que pensez-vous quil arriva, aprs un tel accident ?
Je continuai donc, rsume logiquement le docteur Legneu, comme par le pass,
utiliser les injections de cocane Et, sur ces entrefaites, un second accident vint troubler
nouveau la srie de mes oprations
Et il ajoute froidement :
Celle-ci ma proccup davantage
Jaffaiblirais, je pense, la porte de ces rcits et de ces dclarations si je les entourais
dun commentaire quelconque. Il est bon, cependant, de dire ceci : ces choses se passaient,
quelques semaines aprs une mouvante sance, o en pleine Acadmie de mdecine, le
professeur Recluser, qui fut un des propagateurs de lanesthsie par la cocane, venait de
confesser tous les dangers de cette mthode et suppliait ses confrres de labandonner,
comme il avait fait lui-mme
Le Journal, 15 dcembre 1901
er Paul Reclus (1847-1914) : professeur de clinique chirurgicale la Facult de Paris.
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* * *
Propos gais
Je parlais, lautre jour, des chirurgiens Quelques personnes mont reproch de
navoir pas t assez svre, dautres de lavoir trop t ; parmi ces derniers, le docteur
Legneu, dont je nai fait, pourtant, que reproduire la prose. Si quelquun sest montr
svre, impitoyable contre le docteur Legneu, cest bien le docteur Legneu lui-mme. Je
ny pouvais rien. Et si je suis peu familier avec les choses de la chirurgie, comme il le
prtend, cest de sa faute. tout prendre, il est possible que cet honorable chirurgien soit
un excellent chirurgien, mais cest un bien mauvais crivain.
Cela ne veut pas dire quil ny ait point de bons chirurgiens. Dieu me garde de cette
impit. Jen connais dadmirables, de grande science et de grande conscience 27, et plus
que de toute autre amiti, je suis fier dtre leur ami. Bien comprise, il nest pas de
profession plus mouvante, plus noble, que celle de chirurgien, puisquelle na pour but
que de dlivrer lhomme de cette chose hassable, abominable entre toutes : la
souffrance Tout le monde na point lhrosme catholique de M. Paul Bourget, qui va
chercher dans la souffrance, comme jadis, dans ladultre, la joie de vivre
Lautre jour, me rpondant dans un journal, le docteur Doyen 28, involontairement, je
veux le croire, traduisait, de faon tout italienne29, mes sentiments lgard de ce vieux
praticien dont je rapportais, en franais, les paroles restes fameuses : Cito, tuto,
jucunde30 M. Doyen voulait, disait-il, me donnait une leon de latin. Il et mieux fait, je
pense, de prendre une leon de franais, car je mtais trs clairement exprim, et il ny
avait pas douter une seconde, de ladmiration que javais de ce professeur, respect parmi
les plus respects.
27 Allusion Rabelais, mdecin sil en fut, et la doctrine de Salomon voque par Gargantua, auchapitre VII dePantagruel: Science, sans conscience, nest que ruine de lme .
28 Clbre chirurgien, trs mondain. Mirbeau en fera lune de ses Ttes de Turc dans le numrospcial de LAssiette au Beurre, du 31 mai 1902, rdig par ses soins et illustr par Lopold Braun. Il yreprochera notamment au praticien son got pour la rclame et sa boulimie doprations.
29 Mirbeau fait rfrence la fameuse maxime italienne relative la traduction : Traduttore,traditore (Traducteur, tratre).
30 Devise dEsculape, qui dfinit les trois modalits de laction du mdecin : Tuto, cito,jucunde (Sans danger, rapidement, agrablement). En rptant, dans larticle prcdent, le conseil dun
professeur ses tudiants ( Quand vous faites une opration, faites-l vite, joyeusement), Mirbeau lavoque de manire tronque.
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Mais il ny a pas, non plus, que des chirurgiens admirables. M. Doyen est le premier
le reconnatre et les stigmatiser durement Il y en a dautres, malheureusement, dautres
qui exercent leur profession la manire de Vacher31 et de Jack lEventreur, mais sans
danger Jai souvent entendu excuser les folles audaces et les plus innommablescharcuteries, par lamour exagr du mtier Mais certains assassins ont aussi cet amour-
l Si grand que soit lamour professionnel, il ne doit pas aller jusqu amener sur les
visages, ces sourires de joie macabre, comme jen ai surpris aux lvres de certains
chirurgiens.
Mon Dieu ! me dira-t-on, il y a dans toutes les professions des imbciles et des
malfaiteurs
Sans doute Il y a de mauvais peintres, de mauvais cordonniers, de dplorablesnotaires Ce sont de fcheux individus, dont on naime point les tableaux, les bottes et les
fuites ltranger32 Mais leur malfaisance de peintres, de cordonniers ou de notaires, ne
va pas jusqu tuer les gens Cest pourquoi lon a raison dtre plus svre pour les
chirurgiens, dont lignorance, les erreurs, linconscience ont ceci de redoutable,
dirrmdiable quelles se paient, non seulement avec de fortes sommes dargent, dabord,
mais avec la vie, ensuite Et quand on est mort, cest pour longtemps, dit le proverbe.
Le docteur Doyen connat-il ce chirurgien qui, venant de pratiquer, sur une jeune femme,
une laparotomie33trs complique, eut lide rjouissante et soudaine que cette femme ft
aussi atteinte dune maladie du pylore Et comme elle tait bien tale, toute sanglante,
sur la table dopration, lorganisme encore sous linfluence profonde du chloroforme :
Bah !... dit-il faut voir a Jai le temps.
De mme quil lui avait ouvert le ventre, il se mit lui ouvrir lestomac, cito, tuto,
jucunde. La malade navait rien. Un pylore intact, parfait, superbe !...
Cest curieux !... dit-il je me suis tromp Et pourtant le diable memporte
jaurais pari tout ce quon aurait voulu
31 Joseph Vacher, surnomm lventreur du Sud-Est , a commis, en France, une srie de viols etde crimes avec mutilations sur des adolescents des deux sexes, la fin des annes 1890. Condamn mort enoctobre 1898, il est excut le 31 dcembre 1898.
32 Les notaires sont lune des cibles favorites de Mirbeau. Leurs escroqueries seront, de nouveau, unleitmotiv deDingo, roman de 1913, dans lequel les notaires successifs dun petit village grugent la populationet senfuient avec les conomies des habitants, qui, chaque fois pourtant, renouvellent aveuglment leurconfiance envers le nouveau venu. Mirbeau rgle au passage, encore et toujours, ses comptes avec sa famille
puisque, si son pre tait mdecin, la plupart de ses aeux officiaient dans le notariat. Il dut lui-mme, surinjonction paternelle, suivre un temps la voie familiale Rmalard, dans la caverneuse tude de MatreRobbe, ainsi quil la dsigne dans une lettre du 20 fvrier 1867, adresse son ami denfance Alferd Bansard
des Bois.33 Ouverture de labdomen par large incision.
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Et il se mit la recoudre avec une hroque tranquillit34
Cest ce mme chirurgien, habile bonhomme dailleurs, et bon vivant ah ! quel bon
vivant ! qui a une manie vraiment peu banale la manie de la trpanation Il ne peut
voir quelquun sans lui proposer aussitt de lui ouvrir le crne Au moins comme a on est fix tout de suite et lon ne travaille pas
laveuglette ! dit-il avec un rire jovial.
Un jour, je me trouvais dans une maison dner avec lui Il ny a pas un meilleur
convive, et plus gai et sachant mieux raconter une anecdote Cest une joie, que cet
excellent homme Aprs le repas, au fumoir, je me plaignis dune nvralgie qui me faisait
souffrir depuis le matin.
Voulez-vous que je voie a ?... me dit-il Cinq minutes Cric crac !... a nestrien !...
Il plaisantait, je le veux bien Mais plaisantait-il vritablement ?... Ah ! son regard !...
M. le docteur Doyen connat-il aussi cet autre chirurgien, dont on me racontait, tout
dernirement, les nombreuses prouesses ?... Je regrette vivement que la loi ne me permette
pas de le nommer, puisquelle ne me permet pas de faire la preuve de ce dont je laccuse
Celui-l ne travaille pas dans les Acadmies, ni dans les journaux de chirurgie cots et
respectables mais il est nanmoins assez connu dans un certain monde On lemploie,
et il semploie, toutes sortes de besognes. Aussi la-t-on dcor, il y a trois ou quatre ans,
pour services exceptionnels Exceptionnels Jamais le mot ne fut plus juste Gros,
avec un masque rabelaisien, il respire la joie et la tranquillit morale Il aime le vin, les
petites femmes, les tableaux Et voici ce quil fait :
Ce brave homme possde une clinique, o il ouvre les ventres, pour six cents francs
tarif connu La modicit de ce prix lui a valu une clientle nombreuse et peu choisie
une clientle de ventres modestes35, qui ne peuvent se confier au bistouri des grands
chirurgiens On lui amne un malade Si cest une femme, il exige que le mari assiste
lopration, et rciproquement
Parce que moi, dit-il, avec emphase et bonhomie je ne travaille pas dans les
34 Cette anecdote est la version dveloppe de celle que Mirbeau a dj donne, en 1899, dans le Frontispice duJardin des supplices. Elle concerne galement le docteur Trpan (voir la note 2 de larticle
prcdent). Cette irruption, encore voile, de limaginaire mirbellien dans la chronique amorce la chute, quimle ostensiblement la ralit et la fiction.
35 Dans un article de 1896, intitul LHpital et recueilli dansLe Chemin de Velours (Mercure deFrance, 1928), Remy de Gourmont crivait, aprs avoir voqu le ventre des filles publiques barr dunelarge couture : Il ne faut demander aux mdecins que le respect de la chair pauvre et sans dfense .
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caves je travaille au grand jour au grand jour, morbleu !...
La malade est allonge sur la table dopration endormie Le docteur commence
Un coup de bistouri et le ventre est ouvert !...
Vous voyez, dit-il au mari le ventre est ouvert !... Maintenant, si vous voulez queje fasse lopration, cest quinze cents francs en plus
Mais, rpond le mari, constern vous maviez dit six cents francs
Pour le ventre pour le ventre, sacristi !... Mais pour lopration Ah ! vous ne
voudriez pas !
On discute Les manches retrousses, le couteau la main, le docteur gesticule
Le ventre Le ventre seulement Ne loublions pas
La plupart du temps on sarrange pour cinq cents, pour mille francs quelquefois pourdeux cents Souvent, on ne sarrange pas du tout car, les six cents francs, ctait tout ce
quil y avait dans la maison.
Alors, il ny a rien de fait !... dit le docteur
Et il recoud la patiente, qui sera opre par un autre, ou qui mourra au petit
bonheur !...
Cette histoire, que je fus mme de vrifier plus tard, me fut conte par mon vieil ami
Triceps36 Elle avait le don de lenchanter
Et comme je protestais contre sa gaiet :
Quest-ce que tu veux me dit-il cest la vie !
Cest la mort.
Eh bien ! la mort des uns cest la vie des autres Ainsi, moi, tiens tu me
connais Je suis bon garon sensible. charitable et tout !... Oui Eh bien ! mon
vieux jai trouv un nouveau pansement pour les escarres Il est patant !... Il est
patant en ceci quil emporte tout mme le malade !... Ah ! ah ! ah ! quest-ce que tu
veux ?... cest la vie !... Hier encore ce pansement je lai expriment sur un
professeur dhistoire Eh bien !... il est dans lhistoire, lheure quil est, ce brave
professeur !... Cest la vie !... Ah ! sil fallait faire attention tous les insectes quon
crase !...
Ce brave Triceps !... Je voudrais bien savoir si le docteur Doyen le connat aussi, celui-
36 Personnage rcurrent chez Mirbeau. Il tait dj le mdecin de la farce intitule LEpidmie(1898) et celui du romanLes Vingt-et-un jours dun neurasthnique, qui vient de paratre six mois plus tt, le15 aot 1901. Il se caractrise par une bonhomie cynique.
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l !...37
Le Journal, 6 janvier 1902
* * *
Le docteur Doyen, par Delannoy, Les Hommes du jour, 1 janvier 1909
37 Unpost-scriptum fait suite larticle dansLe Journal. Nous ne le reproduisons pas ici, car il traitedart et non de mdecine.
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Mdecins du jour
I
Ils ne soignent plus mais ils professent
Une sance lhpital
Jai suivi, voici quelques jours, la visite dun clbre mdecin, dans un des grands
hpitaux de Paris.
Ah ! cet hpital !... La tte men tourne et le cur men lve encore ! Aprs tout,
pourquoi ne pas le nommer, cest Beaujoner.
Le concierge mavait dit :
Le couloir, droite Traversez deux cours un autre couloir Ensuite, prenez
gauche L, vous demanderez, h !Je crus que je marchais dans une ville morte. Des murs noirs ; un carrelage ingalement
bossu, o la poussire saccumulait dans les creux ; des cours trs sales, trs mornes,
encombres de pltras ; des appentis crouls ; et l, quelques arbres chtifs qui ignorent
le printemps et qui poussent, on ne sait comment, entre des pavs ; pas de verdures, pas de
fleurs. Une lumire dune affreuse tristesse, une lumire malade, dort au fond de ces cours
quenferme le quadrilatre des btiments, o les fentres sont plus sombres, les vitres plus
encrasses, plus opaques que les vieilles pierres ronges des faades. Une prison metparu moins sinistre. Cela ressemblait dnormes magasins abandonns, une usine aprs
lincendie38.
Dans les couloirs, je croisai trois ou quatre pauvres diables, en bonnet de coton, en
capote bleutre, qui, appuys sur une canne et toussotant, se promenaient tout petits pas.
er Situ dans le 8e arrondissement de Paris, ltablissement, fond en 1784 par Nicolas Beaujon, futdabord un orphelinat et ne devint un hpital quen 1795.
38 La description reprend les caractristiques de lhpital psychiatrique visit par le narrateur auchapitre III des Vingt et un Jours dun neurasthnique (1901).
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Jen vis dautres, dans les cours, assis sur des bancs, grelottant, paules hottues39, genoux
serrs, qui prenaient lair et respiraient la vie la bouche dun caniveau. On et dit quils
avaient t oublis l, comme des paquets, dans la hte dun dmnagement. Quand je
passai devant eux, ils neurent la curiosit ni la force de lever la tte.Je trouvai le matre dans son laboratoire. Il nouait, mthodiquement, par-dessus son
veston, un tablier de toile bise. Une toque noire, un peu incline sur loreille, coiffait sa
respectable calvitie. Il parlait de Salom40. Avec beaucoup dindignation, il protestait contre
une exhibition aussi immorale . Des baisers sur la bouche dune tte coupe ! Ah ! ah !
Pouah !... Spectacle ignoble offert des dgnrs du monde par des dgnrs de la
musique et de la littrature : il pronona mme le mot de dlinquants.
Regrettons Cyrano, messieurs, et Corneille dont la forte vertu etc.41
Nous tions l une vingtaine de personnes : internes, lves prfrs, amis, trois dames,
pas trs jolies, qui tudiaient la mdecine. Ctait fort imposant. Et je pensais, non sans
orgueil, combien, dans un instant, les malades allaient tre rassurs par tant de braves gens
runis en cortge, pour les soulager et pour les gurir.
*
* *
La premire salle o nous entrmes doit contenir rglementairement vingt-quatre lits.
Cest du moins ce que mapprit une inscription rpte sur les murs. Jen comptai
quarante-neuf. Ils se touchaient. Nul espace libre entre eux. Ctait comme un immense
drap blanc o les ttes renverses, les mentons levs faisaient leffet de petites taches
noires, brunes ou jaunes, quelques-unes trs rouges, quelques-unes, aussi, plus ples que le
drap. On avait beaucoup de peine sen approcher.
Sur un regard que jadressai linterne :
Ah ! oui fit celui-ci en souriant ironiquement. Le cube dair, nest-ce pas ? Le
39 Adjectif qualificatif non attest et cr partir du verbe hotter : porter avec une hotte (Littr). Ce nologisme est une trace de lcriture artiste laquelle sacrifie souvent Mirbeau.
40 Richard Strauss vient de mettre en musique la figure de Salom, daprs luvre dOscar Wilde(1893). Ladaptation du livret a t ralise par Hedwig Lachmann et lopra cr le 9dcembre1905, auHofoperde Dresde. La cration franaise en langue originale a eu lieu Paris, le 8 mai 1907, au Thtre duChtelet. la suite de la reprsentation, Mirbeau a crit tout le bien quil pensait de luvre et durapprochement franco-allemand quelle occasionnait (voir ses Chroniques musicales, Sguier/Archambaud,2001, pp. 237-245).
41 Mirbeau napprcie gure Rostand et se mfie de lhrosme cornlien. Les deux rfrencesservent de repoussoirs luvre prcite, illustration de lart vritable, selon lui.
http://fr.wikipedia.org/wiki/9_d%C3%A9cembre%20%5C%5C%209%20d%C3%A9cembrehttp://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9cembre%20%5C%5C%20D%C3%A9cembrehttp://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9cembre%20%5C%5C%20D%C3%A9cembrehttp://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9cembre%20%5C%5C%20D%C3%A9cembrehttp://fr.wikipedia.org/wiki/1905_en_musique_classique%20%5C%5C%201905%20en%20musique%20classiquehttp://fr.wikipedia.org/wiki/Semperoper%20%5C%5C%20Semperoperhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Semperoper%20%5C%5C%20Semperoperhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Dresde%20%5C%5C%20Dresdehttp://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9cembre%20%5C%5C%20D%C3%A9cembrehttp://fr.wikipedia.org/wiki/1905_en_musique_classique%20%5C%5C%201905%20en%20musique%20classiquehttp://fr.wikipedia.org/wiki/Semperoper%20%5C%5C%20Semperoperhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Dresde%20%5C%5C%20Dresdehttp://fr.wikipedia.org/wiki/9_d%C3%A9cembre%20%5C%5C%209%20d%C3%A9cembre -
7/27/2019 Arnaud Vareille, "Octave Mirbeau et la mdecine"
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fameux cube dair ? Eh bien ! voil Ici, il en est des rglements comme partout De la
thorie, mon cher
Des infirmiers nous prcdaient qui dplaaient, comme ils pouvaient, les lits serrs,
faisaient virer les malades ainsi que des meubles dans un grenier encombr. Je crus unmoment quon allait les empiler les uns sur les autres, les mettre en rayons de bibliothque,
afin dtablir un passage, un dgagement.
De nouveau, jexprimai ma surprise.
Je demandai :
Mais cest toujours comme a, me rpondit-il. Du premier au dernier mois de
lanne Nous navons jamais assez de place Lencombrement est tel que, pour
hospitaliser des cas plus graves, les cas urgents qui nous arrivent, je suis oblig decongdier les malades qui nont que 38 de temprature Oui, enfin 38, 383
Cest--dire que vous les envoyez dans un autre hpital ?
Vous tes inou !... Un autre hpital !... Mais dans les autres hpitaux, mon cher,
cest pareil !
Alors ?... O vont-ils ?...
Linterne hocha la tte, fit un geste vague qui exprimait peut-tre de limpuissance,
peut-tre de la fatalit :
Quest-ce que vous voulez ?...
Mais cest affreux ! mcriai-je.
Sans doute Heureusement, on finit par se blaser un peu Sans a !...
Tous avaient lair de braves gens. Je me rendis compte que ce que je voyais l, ce
ntait la faute ni des mdecins, ni des internes, ni du personnel de lhpital, ni de
lAssistance publique ; que ce ntait ni la faute de personne, que ctait la faute de tout le
monde. De cet abandon honteux o est laisse ladministration la plus sacre, il ne fallait
accuser que leffroyable gabegie lectorale, gabegie anonyme par o, de Lille Marseille
et de Bordeaux Belfort, coule, ruisselle, sans cesse et sans profit pour aucun, lor inutile
des budgets42
Nous tions engags la file indienne, dans ltroite range pratique par les infirmiers
entre les lits. En passant, on saccrochait aux couvertures, aux matelas. Par une maladresse
dont je rougis trs fort, jappuyai un peu lourdement ma main sur le ventre dun malade,
42 Mirbeau exprime ici la mfiance que sa sensibilit anarchiste lui a toujours inspire envers lesystme parlementaire, juste bon, selon lui, confisquer lgitimement les moyens de dcision au bnficedopportunistes et de dmagogues, grims en individus soucieux du bien public.
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qui poussa un cri de douleur.
Allons ! allons ! fit linterne. Comme tu es douillet, maintenant !
Douillet ! douillet !... Je voudrais vous y voir !... Ah ! vrai.
Lexpression de sa figure se calma instantanment. Il ajouta avec presque de la gaiet : Enfin, tout de mme, monsieur linterne, je me fais vieux ici vous savez ?... Et
puis, votre fait je ne peux plus, je ne peux plus !...
Ses grands yeux caves mmurent. Au-dessous du sinus maxillaire, ses joues se
creusaient profondment. Il avait une barbe de quinze jours, qui poussait trs noire, et, par
la chemise entrouverte rejoignait la pilosit du thorax dcharn. La fivre, sur ses lvres
sches, soulevait de petites cloques brles et blanchtres
Qua-t-il ? demandai-je, quand nous nous fmes un peu loigns. On ne sait pas trop, rpondit linterne. Une typhlo-colite aigu, peut-tre, peut-tre
autre chose. Il est perdu a, on le sait
Aprs un petit silence :
On va le transporter, ce soir, dans le service de la chirurgie Jai besoin de son
lit
*
* *
Lillustre professeur stationnait successivement au chevet des malades. Quelquefois, il
leur adressait la parole, le plus souvent, il ne leur disait rien. Il tait, devant eux, impassible
et froid, comme devant des pices anatomiques. Il les examinait avec une attention rapide
et concentre Au-dessus de quelques lits salignaient, sur une planchette, des fioles
contenant de lurine. Il les prenait, les exposait une vive lumire, les regardait, les
secouait :
Ah ! ah ! faisait-il, simplement.
Ou bien, sur un autre ton :
Oh ! oh !
Puis, le dos tourn au malade, une main sur ses hanches, lautre se livrant des gestes
lents et pondrs, les jambes croises sous le tablier de toile bise, la toque un peu plus
penche sur loreille, il parlait avec abondance. Sa suite lcoutait religieusement. Un flot
de mots scientifiques sortaient de sa bouche, qui sen allaient rouler de lpouvante, par
toute la salle, comme la vague roule des galets sur une grve. Il dcrivait la maladie
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minutieusement, son closion, son volution, sa terminaison probable, sans le moindre
souci du patient qui, lui aussi, coutait avidement, des grimaces aux lvres, ces paroles
dautant plus terribles quil ne les comprenait point. De temps en temps, le matre invitait
un lve, un confrre contrler, par un bref examen, cest--dire admirer le diagnostic silonguement dcrit. Et de toutes les couchettes les regards taient tendus vers lui, regards de
terreur, despoir aussi, pauvres regards affols, o sexprimaient, dans une fixit tragique,
tout linfini de la douleur et de lillusion, et tout limmense dsir de vivre, et toute
laffreuse peur de mourir.
*
* *
Nous allmes ainsi de salle en salle. Mme encombrement, mme dcor sinistre,
mmes discours, mmes regards. Le professeur ne sarrtait pas aux lits des malades en
agonie. Pourquoi faire ?
Dans la dernire salle, en dcouvrant un malade, il dit :
Ah ! messieurs, voici un cas trs curieux, excessivement curieux Jappelle tout
particulirement votre attention
Je navais pu approcher aussi prs que jeusse voulu du professeur, et je nentendais
pas toujours trs bien ce quil disait. Pourtant, je crus comprendre que le cas en question
tait surtout curieux par une certaine qualit de la douleur. Il parat que cette douleur
venait contrarier formellement toutes les lois jusquici vrifies de la psychologie
exprimentale. Ctait passionnant. Pour tayer dun exemple sa dmonstration, qui fut
longue, et, maffirma linterne, trs remarquable, il pesait du pouce, trs fortement, et aux
moments les plus opportuns, sur la partie douloureuse. Alors le pauvre diable
soubresautait ; on voyait passer sur tout son corps comme une vague de souffrance. Mais,
ne voulant pas crier, ne voulant pas hurler, il se dchirait les lvres avec ses dents. Une
sueur paisse, gluante, collait ses cheveux, poissait sa barbe Et son regard ! Oh ! ce
regard de crucifi, comment pourrai-je jamais loublier ?...
Tout entier sa leon, lillustre professeur exigea que chacun de la suite vint appuyer
du pouce sur la douleur et quil en vrifit les correspondances et les rpercussions
extraordinaires. Tous dfilrent, tous appuyrent. Le dernier qui vint tait un tout jeune
homme, trs petit, avec une courte barbe blonde, taille en pointe, un front norme, et dj
chauve. Il se fit un visage souriant, et, comme sil flicitait le matre davoir, en quelque
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sorte, invent une souffrance nouvelle, il dit :
En effet, cher matre, en effet Extrmement curieux !... Trs amusant !
Par malheur, lhomme tait vanoui.
La visite termine, pendant que le professeur, toujours professant, se lavait les mains, jedemandai linterne :
Expliquez-moi une chose qui me tourmente et qui mintrigue Le docteur a
beaucoup et fort loquemment parl sur les malades De leur traitement, pas un mot, pas
un seul mot
Linterne me regarda avec stupfaction :
Mais naturellement, mon cher Comment ? Vous en tes encore l ?... On ne traite
pas les malades aujourdhui. Ce nest plus la mme chose. Finie, la thrapeutique !... Maisoui, voyons !... Le mdecin, le vrai mdecin moderne, ce nest plus un mdecin Cest un
savant, mon cher. La mdecine et la science, a fait deux choses, et qui sexcluent !...
Tenez
Il fut interrompu par le professeur qui lappelait.
Venez donc me voir aprs le service Je vous expliquerai, dit-il.
Et il me quitta.
Le Matin, 29 mai 1907
* * *
Mdecins du jour
II
Hcatombe denfants : la facult se porte bien
Lhistoire romaine et la peinture acadmique franaise nous apprennent que rien
nlve lesprit comme de mditer sur les ruines.
Jamais dcor plus favorable que lhpital Beaujon ne stait offert mes mditations.
Pourtant, en attendant le retour de mon ami linterne, laffreux aspect de ces murs entre
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lesquels je marchais, le dgot tragique de ces salles o javais pass sattnurent peu
peu. Cest que me revenait lesprit le souvenir dune autre visite toute rcente que javais
faite un autre hpital, lhpital des Enfants-Malades43, auprs duquel, maintenant que jen
voquais lpouvante, Beaujon mapparaissait comme un palais ferique.En allant aux Enfants-Malades, je mtais dit :
Certes, je sais ce que cest que ladministration. Je connais son inertie, son incurie,
ses traditions misonistes, son gaspillage effrn de largent, son mpris, ou plutt son
indiffrence, pour la vie humaine. Je sais aussi quelle ne fait pas toujours ce quelle
voudrait. Il ne faut donc pas mattendre de trs beaux spectacles. Mais, l-bas o je vais,
il sagit de lenfant. Lintrt national, dfaut de la pit administrative, commande quon
ait pour lenfant des soins exceptionnels, quon lentoure dune protection vigilante ettendre. Si, dans notre socit imprvoyante et dure lhomme, il reste encore un effort, un
scrupule, un souci de lavenir, un respect de la vie continue, ce doit tre pour lenfant, car
en le perdant, on perd tout
Or, ce que je vis lhpital des Enfants-Malades, voici.
*
* *
Je fus tout dabord frapp par son aspect riant. De lespace, de la lumire, de larges
pelouses, des bouquets darbres. Accroupi devant une plate-bande, un jardinier plantait des
fleurs. Quelques pavillons taient neufs. Les autres btiments semblaient bien vieux, mais
leurs faades, soigneusement blanchies, navaient dans la perspective rien qui minquitt.
En men approchant les fentres aux rectangles affaisss me parurent pourtant sournoises
et mchantes.
Du premier service o je fus introduit, rien dire ou peu de choses. En France qui est
un des pays les plus malpropres et les plus routiniers de lEurope44, il ne faut pas se
montrer trop difficile. Ce que je vis tait convenable, ou peu prs. Jappris que, fatigu de
ses incessantes et vaines rclamations, le mdecin titulaire du service avait pris sa charge
43 LHpital des Enfants-Malades, premier tablissement pdiatrique au monde, ouvre ses portes en1802, Vaugirard, dans lancienne Maison de lEnfant-Jsus.
44 Le jugement est fond en raison puisque Mirbeau a effectu, en 1905, un tour dEurope enautomobile.La 628-E8, rcit qui paratra en novembre 1907 chez Fasquelle, retrace les tapes essentielles de
ce voyage travers la Belgique, les Pays-Bas et lAllemagne. Le romancier y soulignera la propret et lamodernit de ce dernier pays pour les opposer linsalubrit des villages franais.
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la rfection de ces salles. Il avait fait ce quil avait pu ; de lillusion surtout, et cest
beaucoup. Ici et l, quelques plantes vertes ; des jouets sur les lits ; des couleurs claires
partout Cela rassure les visiteurs et rconforte lesprit des petits malades. Sous le gai
badigeon, on nen voyait pas moins la vtust des murs, le tassement et les fissures duplafond, linsalubrit des parquets. lentre des salles, il y avait des boxes disolement
qui nisolent rien et do la contagion peut aller o elle veut, comme elle veut. Que ces
boxes nisolent pas, cela est indiffrent ladministration. Quils aient lair disoler, cest
tout ce quon leur demande. De la porte, les rglements sont saufs.
Je trouvai bien rudimentaires, tout fait indignes de la Ville de Paris, les installations
annexes : tuves, laboratoire, laiterie, salle de bains, chambre de photographie et de
radiographie, etc. la rigueur, on pouvait sen servir, avec de la patience, de lingniositet du dvouement. Heureusement, ce nest pas ce qui manque ici.
Allons, allons, me disais-je en mexcitant lindulgence Ce nest pas trop mal !
Je traversai les pavillons de la diphtrie, de la scarlatine, de la rougeole, pavillons
presque neufs, bien installs, trop encombrs. Mais, en ces temps dpidmies,
lencombrement est invitable.
Allons, allons, me disais-je encore, cest trs bien !...
Pourtant, dans le pavillon de la rougeole, jassistai lagonie dun bel enfant de douze
ans. Il venait du service des coquelucheux, o naturellement il avait contract une trs
grave rougeole et, avec la rougeole, une broncho-pneumonie infectieuse, contre laquelle,
hlas ! on ne pouvait rien. Ses yeux taient dj hagards ; ses petites mains se crispaient sur
le drap. Il touffait, il dlirait. Ctait un enfant trs beau, extrmement robuste, bti pour
vivre toute une longue et forte vie dhomme. Et il mourait ! Et il avait fallu lhpital pour
que la mort ait raison de ce corps de petit hercule !
*
* *
Le service des coquelucheux est situ au troisime tage dun trs vieux btiment.
Lescalier qui y mne est sombre et ftide. La rampe de fer, mal peinte, glue aux doigts.
Les marches en sont uses, quelques-unes entirement pourries. Toutes sortes de tarires
ont creus dans le bois des trous o la boue des chaussures et les germes morbides que le
vent apporte du dehors saccumulent et fermentent. Sur les murs, anciennement peints en
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brun, les dgels successifs ont fix les traces multiples de leurs rigoles deau, les fantaisies
sinueuses de leurs salets. Lenduit tombe par plaques. Le salptre y soulve de grosses
cloques par o suinte sans cesse une matire blanchtre, comme le pus suinte dune plaie
infecte. Et lodeur de tout cela est terrible. Ce nest plus lodeur de lhpital, cest lodeurde la misre, lodeur de la contagion, lodeur du crime aussi. Vritablement, joubliais que
jtais dans un hpital. Il me semblait que jaccompagnais quelquun qui va oprer une
rafle dans un bouge.
Les salles, troites et trs basses elles ne mesurent que deux mtres soixante-cinq
centimtres de hauteur taient bondes. Lits contre lits ; souffles contre souffles ; morts
contre mourants. La premire observation que je fis fut que la disposition des fentres ne
permettait pas de renouveler laration de ces mornes soupentes, o la lumire se faitlivide, o latmosphre est pesante et empoisonne. Jy respirais difficilement, jy respirais
comme dans les cavernes du Mtropolitain45 Je vis que de grosses poutres traversaient le
plafond ; je vis que des lzardes souvraient dans les murs Un petit venait de mourir ;
prs du cadavre, encore chaud, un autre petit rlait. Je nentendais que des souffles touffs
ou sifflant. Des toux dchirantes soulevaient, sous le drap, de pauvres petites poitrines
condamnes.
On me dit :
Ah ! monsieur ! Cest une piti !... Ils nous arrivent, la plupart du temps, avec des
coqueluches simples Huit jours, quinze jours la campagne, et ce serait fini !... Ici, la
maladie se complique tout de suite Ou bien cest la rougeole je me rappelai le bel
enfant qui agonisait cest la scarlatine, cest la diphtrie, toute sorte de mauvaises fivres
quils attrapent car tout est infest ici et dont ils meurent car la virulence de ces
infections est extraordinaire Et voyez, monsieur !...
On me dsignait le plafond, les murs.
Voyez !... Ces pauvres petits malades nont pas seulement la moiti de lair quil
faudrait des enfants bien portants
Je demandai :
Combien en meurt-il ?
Vingt-quatre pour cent, monsieur, me fut-il rpondu.
Et aprs un silence :
Bien entendu, nous ne comptons pas tous nos autres contagieux qui sen vont
45 Inaugur en 1900.
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mourir dans les autres services !
*
* *
Par des escaliers pareillement ignobles, entre des murs galement sordides, nous
montmes ensuite la crche.
L non plus, on ne sest pas donn la peine de dissimuler. L, cest le crime et cest
lassassinat, toujours !...
Pas de salles de bains la crche. Trois baignoires portatives, en fonte maille, et dont
lmail est parti, laissant nu les rugosits infectes de la fonte. Et cest tout.Pas de chauffage la crche. Lhiver, on allume un pole microscopique qui narrive
jamais rpandre dans les salles la chaleur rglementaire. Aussi, par les journes froides,
dans la crainte des pneumonies, on ne baigne pas les enfants la crche.
Plus de nourrices la crche. Leurs enfants sy contaminaient et mouraient comme les
autres.
Plus de visiteurs charitables la crche. Les mdecins en interdisent laccs, par peur
de la contagion. Car la contagion court de lits en lits, comme sur des fils lectriques, et la
mort est au bout. On apporte cette crche des bbs dont beaucoup sont sains et beaux, et,
aprs quelques jours, malgr les soins dun personnel de femmes admirables, ce nest plus
que de petits cadavres quon jette sur les dalles de lamphithtre, comme des paquets de
viande sur des tals de boucherie Il faut que vous sachiez, que vous rptiez partout que,
dans cette crche maudite, la mortalit slve un chiffre effrayant de soixante-dix pour
cent !
Ah ! limpression dhorreur et de colre que jai ressentie l, je voudrais la
communiquer aux mres, je voudrais leur dire, je voudrais leur crier :
Nenvoyez jamais vos enfants la crche des Enfants-Malades Tuez-les plutt !
*
* *
cinquante mtres de l slve un admirable pavillon. Il est tout neuf. Il reluit. Il est
bti en briques vernisses, multicolores, perc de larges baies par o lair, la lumire
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entrent grandes ondes de vie et de joie. Des arbres lentourent. Des fleurs ornent ses
abords gays. Cest l que stale, que triomphe notre glorieuse Facult.
Pour se construire ce palais, la Facult a bien pris largent destin aux malades ; elle a
bien pris le meilleur emplacement dans les vastes terrains de lhpital ; elle a bien pris unpeu de lair, un peu de la lumire quil fallait au pavillon de la rougeole Mais la Facult
a le droit de tout prendre Et que les petits agonisants qui meurent dans ces taudis
empoisonns se rjouissent ! Et que se rjouissent aussi les petits cadavres quon empile,
comme les volailles au march, sur les tables de dissection labri de la contagion, dans
ce merveilleux amphithtre o jamais personne dailleurs ne vient suivre un enseignement
inutile et dcri, bien douillettement chauffe, dans ses salles spacieuses, toujours dsertes,
la Facult est heureuse La Facult se porte bien !
Le Matin, 16 juin 1907
* * *
Mdecins du jour
III
Professeurs qui nenseignent pas. Mdecins qui ne soignent pas.
Mon ami linterne vint me retrouver. Jtais fort surexcit. Je lui en expliquai un peu
fbrilement la raison. Il me dit, en mentranant, par un ddale de couloirs, dans une
chambre :
Sans doute, ce que vous avez vu Beaujon et aux Enfants-Malades, ce que vous
pouvez voir, chaque jour, dans tous les hpitaux de Paris, est effrayant. Cela effraie surtout
par le pittoresque violent qui sen dgage. Mais ce nest pas le plus effrayant, croyez-moi.
Lhpital nest quun des effets du mal ; ce nen est pas la cause. La cause est ailleurs
Elle est principalement dans lenseignement mdical Elle est, pour tout dire, dans la
Facult, dans les pouvoirs exorbitants que sattribue la Facult, soutenue, protge par le
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gouvernement, par tous les gouvernements quils soient conservateurs ou
rvolutionnaires qui se succdent en France. En France, les gouvernements changent : les
institutions ne changent jamais. Elles datent, pour la plupart, de Louis XIV. Quelques-unes,
les plus modernes, de Napolon. Il nen est pas une qui date de nous. Il sest accompli deschoses immenses ; lEurope sest forme en grandes nations ; lAmrique, lAustralie,
lAsie, mme la noire Afrique ont pris ou repris leur place dans le monde. Nos institutions
lignorent ou elles sen moquent. Elles demeurent, refusant obstinment de sadapter aux
ncessits de notre existence largie. Que des institutions puissent durer aussi longtemps
sans voluer, alors que la vie volue sans cesse, cest ce que, pour les condamner, on en
peut dire de plus caractristique. Et pourtant, cest, chez nous, la raison la plus forte que
nous avons de les maintenir. Quand je contemple M. Maujan46
, qui est le symbole du pluspur radical-socialisme, je me dis que la Rvolution la grande na, au fond, touch
rien. Elle na touch qu des noms, qu des mots. La guillotine, qui versa tant de sang
inutile, na mme pas touch aux ttes quelle trancha.
*
* *
Une fois install dans sa petite chambre, aprs avoir bourr sa pipe, mon ami interne
reprit :
Le public peut, sil en a le got, voir ce qui se passe lhpital. Il ignore tout de ce
qui se cuisine la Facult. Je vais vous le dire sommairement Dabord, mon cher, nous
navons pas rellement denseignement mdical. Ce que nous avons, cen est la parodie
Je me rappellerai toujours le soupir de soulagement que poussa un de nos matres quand il
fut nomm professeur Comme on le flicitait : Enfin, scria-t-il, en saffalant dans un
fauteuil, je vais donc pouvoir me reposer ! Et il fit comme il avait dit. Il ntait plus tout
jeune, la vrit, avait une femme riche, aimait fort la musique. Ce fut pour lui loccasion
de se consacrer dsormais, et presque exclusivement, sa passion. Je pourrais vous citer le
cas vraiment prodigieux de celui qui, le jour mme de sa nomination, demanda et obtint un
cong qui, sans interruption, dure depuis seize ans. Celui-l voyage. Il est archologue, je
pense, moins quil ne soit conomiste, ou peut-tre danseur. Nous y avons gagn quils
46 Adolphe Maujan (1853-1914), dput de la Seine deux reprises, vient dtre rlu, le 20 mai1906, pour un nouveau mandat. Il sige dans le groupe de la Gauche radicale socialiste.
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ne nous assomment pas de leurs leons, si parfaitement oiseuses. Cest quelque chose, et
cela vaut bien les quinze mille francs annuels que nous leur payons. Malheureusement, il
en est qui prennent leurs fonctions au srieux, et qui svissent. Je sais bien que nous ne
sommes pas tenus de les couter, et cette libert, nous en usons dans une large mesure. part Robin, Dieulafoy, Pozzi47 dont les cours sont suivis par un public nombreux, les autres
professeurs professent dans le dsert. Pour remplir leurs vastes amphithtres, ils nont
jamais que le personnel de leurs services et les infortuns stagiaires. Les plus hauts
bonnets sen adjoignent jusqu quarante. Mais cela ne fait illusion personne. On ne
vient pas leurs cours, on ny vient pas pour cette seule raison quon ny apprend rien. Les
seuls cours suivis bien quils soient mis lindex sont ceux des professeurs libres. Il est
instructif, par exemple, de comparer les cours dHuchard48
, Necker49
, et ceux deLandouzy50, Lannec51. tudiants, professeurs, mdecins de province, praticiens trangers
accourent en foule autour dHuchard, tandis que le pauvre Landouzy se morfond toujours
parmi ses seuls stagiaires, dont beaucoup, ny tenant plus, sendorment ou bien dsertent.
Cest que le premier, en six leons nourries, fortes, claires et concises, vous fait un
magistral expos thorique et thrapeutique, des maladies du cur, tandis que le second se
perd, toute une longue anne, dans les brouillards de la mdecine gnrale avec citations et
digressions littraires, qui nont dailleurs aucun rapport avec la littrature, pas plus
quavec la mdecine. Il faut le dire. Sauf en de trs rares exceptions, la Facult est
infiniment mdiocre et absolument strile. On la connat bien ltranger, o depuis
longtemps, elle a perdu tout prestige. Les grandes dcouvertes ont toujours t faites par
des professeurs libres. Lannec52, qui dcouvrit lauscultation, nappartint point la
Facult. Claude Bernard, qui rvolutionna la physiologie ; Pasteur, qui nous devons toute
47 Albert Robin (1847-1928), membre de lAcadmie de mdecine, spcialiste renomm delestomac. Ami de Mirbeau, dont il est le mdecin traitant depuis plusieurs annes, il sera le ddicataire de
Dingo (1913). Mdecin la mode, il avait dj eu les honneurs de la littrature avec Villiers de LIsle-Adam,qui lui avait ddi Une entrevue Solesmes , lune de sesHistoires insolites (1888), et avec Jean Lorrain,qui fit de mme en 1900 avec Le Possd , un des Contes dun buveur dther. Georges Dieulafoy (1839-1911), professeur de pathologie interne la Facult de Mdecine de Paris. Samuel Pozzi (1846-1918),chirurgien de lhpital Broca Paris, pionnier de la gyncologie et ami de Mirbeau ; il est un des modles dudocteur Cottard dansLaRecherche du temps perdu et le pre de la potesse Catherine Pozzi.
48 Henri Huchard (1844-1910), mdecin clinicien franais. Membre de lAcadmie de mdecine etspcialiste rput des affections cardiaques, il a publi un Trait clinique des maladies de cur.
49 Hpital fond en 1778, par Madame Necker, mre de Madame de Stal et pouse de JacquesNecker, ministre de Louis XVI. Il est consacr la mdecine et la chirurgie de l'adulte. Il ne fusionneraavec lhpital des Enfants-Malades quen 1920.
50 Louis Landouzy (1845-1917), membre de l'Acadmie de Mdecine. Spcialiste de la tuberculose,il est aussi clbre pour ses mondanits.
51 Ancien hospice cr au XVIIe sicle pour les ncessiteux puis rserv aux femmes en 1801, avantde devenir un hpital gnraliste, Lannec tait sis Paris, au 42 de la rue de Svres.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Madame_de_Sta%C3%ABl%20%5C%5C%20Madame%20de%20Sta%C3%ABlhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Madame_de_Sta%C3%ABl%20%5C%5C%20Madame%20de%20Sta%C3%ABlhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Necker%20%5C%5C%20Jacques%20Neckerhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Necker%20%5C%5C%20Jacques%20Neckerhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_XVI_de_France%20%5C%5C%20Louis%20XVI%20de%20Francehttp://fr.wikipedia.org/wiki/Acad%C3%A9mie_de_m%C3%A9decine%20%5C%5C%20Acad%C3%A9mie%20de%20m%C3%A9decinehttp://fr.wikipedia.org/wiki/Acad%C3%A9mie_de_m%C3%A9decine%20%5C%5C%20Acad%C3%A9mie%20de%20m%C3%A9decinehttp://fr.wikipedia.org/wiki/Madame_de_Sta%C3%ABl%20%5C%5C%20Madame%20de%20Sta%C3%ABlhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Necker%20%5C%5C%20Jacques%20Neckerhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Necker%20%5C%5C%20Jacques%20Neckerhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_XVI_de_France%20%5C%5C%20Louis%20XVI%20de%20Francehttp://fr.wikipedia.org/wiki/Acad%C3%A9mie_de_m%C3%A9decine%20%5C%5C%20Acad%C3%A9mie%20de%20m%C3%A9decine -
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lorientation de la science moderne, non plus. Huchard, bien des fois, a confess qu la
Facult il net point men bien supposer quil les et entrepris ses considrables
travaux. Alors, on se demande quoi peut bien servir la Facult ?
Eh ! mon Dieu ! rpondis-je, comme lAcadmie franaise, comme lcole desBeaux-Arts, elle sert sattribuer des honneurs, des privilges, des profits, au dtriment
des autres. Elle permet ses membres de recruter, par leur situation officielle, qui en
impose toujours aux snobs, une clientle de malades qui les enrichisse, par les concours
truqus qui sont chaque fois un marchandage et un scandale, une clientle de mdecins qui
maintienne et continue la toute-puissance de la caste, sacharne dconsidrer, touffer
leffort libre, et de toutes les choses de la mdecine, fasse leur chose exclusive, leur
proprit intangible. Voil Vous y tes !... approuva mon ami linterne.
*
* *
Il ralluma sa pipe, et il continua :
Vous savez que la thrapeutique est la science du traitement des maladies, ou, mieux
car la maladie est individuelle des malades. En ralit, la thrapeutique, cest toute la
mdecine, tant, en quelque sorte, la synthse des sciences qui concourent faire ce que,
dans la pratique courante, comme dans lacception idale du mot, nous appelons un
mdecin. Eh bien ! la Facult, on nen veut plus entendre parler. la Facult, on nest
pas un mdecin, on est un professeur. Mdecin y est devenu synonyme dapothicaire
Toutes les plaisanteries, vous les entendez dici, nest-ce pas ?... Mdecin ?... Mais cest la
plus grave injure, la plus impardonnable offense que vous puissiez adresser un membre
de la Facult. Soigner et gurir les malades ?... Fi donc !... Chose ridicule, presque
honteuse ; tare irrmdiable. M. le professeur Bouchard53, qui a la politesse acadmique,
qualifie cela dun mot charmant : Cest un vain crmonial, crit-il. Soigner et gurir
les malades, cela nest bon que pour ces vulgaires praticiens, bonimenteurs de la foire,
charlatans moliresques qui pratiquent ainsi que le disait dj Voltaire54 cette bonne
52 Ren-Thophile-Marie-Hyacinthe Lannec (1781-1826), mdecin, nomm en 1816 lhpitalNecker. Il inventa le stthoscope.
53 Charles Bouchard (1837-1915), professeur titulaire de la chaire de pathologie gnrale, membrede lAcadmie de Mdecine et de lAcadmie des Sciences.
54 Dans ses Epigrammes (1760), Voltaire crivait : Un mdecin, c'est quelqu'un qui verse desdrogues qu'il connat peu dans un corps qu'il connat moins .
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7/27/2019 Arnaud Vareille, "Octave Mirbeau et la mdecine"
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farce dintroduire dans un corps que lon connat peu des mdicaments que lon ne connat
pas du tout. Puis, comme il ne suffit pas de railler ses ennemis, quil faut les dshonorer, si
lon peut, la Facult nhsite pas accuser les thrapeutes de former, avec les pharmaciens,
une sorte dassociation de malfaiteurs, pour la mise en exploitation de drogues inutiles, leplus souvent, dangereuses quelquefois Le mot dordre, la Facult de mdecine, cest de
nier la mdecine. On y repousse avec horreur la thrapeutique. On y fait galement de la
pathologie dans lespace Un malade, mon cher, mais ce nest rien un