Arnaud Vareille, "Octave Mirbeau et la médecine"

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    OCTAVE MIRBEAU

    ET LA MDECINE

    par Arnaud Vareille

    Socit Octave Mirbeau

    Angers

    2013

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    FAIRE SCANDALE

    Dans son essai sur Flaubert, Albert Thibaudet crit que cest avec lui, aprs lui et

    daprs lui que lesprit mdical, les ncessits et les dformations mdicales sont

    incorpores la littrature1 , et rappelle combien lhpital dans lequel il passa ses

    premires annes eut une influence profonde et durable sur son uvre, notamment en

    raison de la facilit avec laquelle le jeune Flaubert pouvait contempler les cadavres aligns

    dans lamphithtre de lHtel-Dieu, Rouen. La jeunesse de Mirbeau a, elle aussi, t

    marque par la mdecine. Plus modestement que le pre de son illustre prdcesseur,

    mdecin-chef, le sien nest quofficier de sant et compense le manque de prestige et de

    lgitimit attach ce titre (le mme que celui de Charles Bovary) par une fatuit

    inversement proportionnelle son talent. Enfant, Mirbeau entend donc souvent parler

    dactes mdicaux ; il assiste aussi parfois quelques scnes traumatisantes lorsquil

    accompagne son pre dans ses visites de mdecin de campagne. Alfred Bansard des Bois,

    le premier ami, a la primeur de ces rcits scabreux, que le futur crivain se plat lui faire

    dans ses lettres2. Sa prvention contre les mdecins date de ce premier contact brutal avec

    la chose mdicale, comme il lcrit son confident, le 20 fvrier 1867 : [] javais

    constat plusieurs fois que je ntais pas fait pour la lancette et le bistouri. Du reste, je

    trouve quil faut avoir lme attache dans le corps avec de gros boulons dacier pour

    corcher les gens vifs et les raccourcir quelquefois dune jambe ou dun bras ;

    bienheureux quand ce nest pas de la tte3. Il ne manquera pas, plus tard, de dnoncer en

    la personne des praticiens de vritables bouchers ou des criminels qui signorent. Luvre

    abonde en exemples de la sorte, quil sagisse de contes comme Le Tronc (Le Journal,

    5 janvier 1896), qui raconte lhistoire pitoyable dun pauvre diable amput de ses quatre

    membres par dignobles mdecins militaires, ou de romans, limage du Calvaire, dont le

    chapitre II fait le portait dun chirurgien des armes en monstre froid.

    Paralllement lcriture de fiction, Mirbeau mne une carrire de journaliste. Bien

    1 Albert Thibaudet, Gustave Flaubert, Gallimard, Tel , 1982, p. 11.2 Voir sa lettre du 1er juillet 1869, o il voque avec humour, malgr lhorreur de la chose, une

    dlicate opration dablation de la verge laquelle il a assist, in Correspondance gnrale, dition tablie,prsente et annote par Pierre Michel, avec laide de Jean-Franois Nivet, Lausanne, Lge dHomme, t. 1,

    2002, pp. 142-143.3Ibid., p. 70.

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    que sans concession avec lordre social, ses rcits se refusent au dogmatisme et laissent le

    sens de luvre en suspens. En revanche, la chronique est pour lauteur une tribune o

    faire valoir ses partis pris grand renfort daudace, de provocation et de virulence.

    Linfluence de la presse est alors considrable et la chronique sy taille la part belle. Genretrs souple, elle rpond toutefois quelques rgles dont la connivence du journaliste avec

    son lectorat nest pas la moindre ; elle est au diapason des valeurs de la grande presse :

    divertir le public et le conforter dans ses prjugs. Par son intransigeance, Mirbeau fait

    rapidement figure dexception dans le monde des publicistes, et apparat, selon Remy de

    Gourmont, comme le chef des Justes par qui sera sauve la presse maudite . Il y

    poursuit, en effet, un but prcis : faire scandale.

    Aussi, lorsquen 1901 lie Faure lui fait visiter Bictre, Mirbeau, fort mu par lespectacle qui soffre lui, publie dans Le Journal deux articles polmiques contre les

    mdecins afin den dnoncer lincurie et la suffisance. Six ans plus tard, ce sont cinq

    chroniques successives que le romancier fera paratre dansLe Matin, sous le titre gnrique

    de Mdecins du jour (avec une variante pour la dernire, intitule Mdecins

    daujourdhui), afin de rvler, de nouveau, au public les agissements criminels de la

    Facult de Mdecine. Car le mdecin de lpoque a un pouvoir de nuisance qui dpasse de

    trs loin celui des hritiers de Diafoirus4. Enorgueilli par lessor du positivisme, qui va

    rapidement dgnrer en scientisme, le praticien moderne sest assur une emprise

    nouvelle sur la socit. Il est dsormais un des prescripteurs de la morale, celui qui, par le

    biais de ltude physiologique, dcrte la sant ou laffection du sujet, en souligne les

    symptmes de vitalit ou ceux de dcrpitude. Le scandale provoqu par la srie Mdecins

    du journest pas le premier mettre au crdit de Mirbeau. Il a dj bouscul les artistes

    dramatiques et suscit un bel affolement mdiatique lors de laffaire du Comdien

    dclenche par son article du 26 octobre 1882, paru dans le Figaro ; il sest attir plusieurs

    duels pour la franchise de sa prose et une surveillance troite de la part de la police lors des

    annes 1890 pour avoir clairement affich son anarchisme dans des articles comme La

    grve des lecteurs (Le Figaro, 28 novembre 1888), ou apport son soutien quelques

    illustres figures du mouvement, tel Jean Grave lors de son procs en 1894. Cest, une fois

    encore, la police qui va ragir la campagne darticles de 1907 en ouvrant une enqute sur

    4 Jarry rappelait dans La Morale murale laura de superstition dans laquelle baignait, au dbut duXXe sicle encore, la figure du praticien : Les mdecins sont les nouveaux prtres qui bnficient encore

    un peu de temps, et peut-tre longtemps auprs de la foule, car elle adore quon lui fasse peur du prestigedtre dtenteurs de mystres ,La Plume, 1er mars 1903, p. 319.

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    un prtendu complot destin dstabiliser la Facult de Mdecine 5. Car le scandale a ses

    vertus. Alors que le dbat sur les questions fondamentales de socit est confisqu par tous

    ceux qui ont intrt ce que rien ne change, le scandale le porte sur la place publique,

    dvoile les coulisses du pouvoir, fait tomber les masques.Pour parvenir ses fins, Mirbeau a recours de multiples procds. Il va tout

    dabord, dans Les Pres Coupe-Toujours , mimer le srieux de lenquteur naturaliste

    confront au milieu tudi en voquant, de manire symptomatique, les documents

    humains que peut recler la presse mdicale, quil cite abondamment avec la distance

    ncessaire lobservateur scientifique, ou bien encore en recueillant, dans Mdecins du

    jour, les confidences dun interne sur le microcosme de la Facult. La littrature a

    emprunt, par lintermdiaire de Zola, les mthodes de la science mdicale pour dcrire lecorps social. Le propos de Mirbeau est bien de retourner contre la mdecine les armes

    quelle a fournies la littrature dans la seconde moiti du XIX sicle, afin de la soumettre

    son tour une analyse sans concession de ses pratiques. Le journaliste insiste donc sur la

    dimension testimoniale de son enqute : il ne ferait que transcrire ce quil a vu ou entendu.

    Mais le scandale ne peut surgir dun tel programme. Mirbeau fait alors du Mirbeau

    et la neutralit apparente cde le pas la verve du polmiste. Ironiques, satiriques, presque

    diffamatoires (il regrette de ne pouvoir, lgalement, citer de noms dans certains cas), les

    chroniques harclent leur cible. Leur auteur se paie mme le luxe de quelques allusions

    ses propres textes. Lapparition du docteur Triceps, figure mirbellienne sil en est, dans

    Propos gais , est la plus emblmatique cet gard. Avec lirruption de cette rfrence

    dans lespace de la chronique, se produit une collusion entre rgimes fictionnel et factuel,

    qui dcuple la porte des rvlations dans la mesure o ce brouillage favorise toutes les

    extrapolations fantasmatiques du lecteur. Le caractre outrancier de certains portraits de

    mdecins qui ne dpareraient pas dans la collection de la Melle Bistouri de Baudelaire,

    rvant de la visite dun petit interne avec sa trousse et son tablier, [] avec un peu de

    sang dessus ! nest pas sans voquer les spectacles du Grand-Guignol, et notamment le

    thtre mdical dAndr de Lorde et Alfred Binet6. Mirbeau utilise tous les registres et

    5 Voir Pierre Michel et Jean-Franois Nivet, Octave Mirbeau, limprcateur au cur fidle, Paris,Librairie Sguier, 1990, p. 796.

    6 Il est frappant, par exemple, de noter la similitude dinspiration entre les articles de Mirbeau et ledrame en un acte de Johanns Gravier et A. Lebert, Le Chirurgien de service (premire reprsentation le 23novembre 1905), ainsi quavec la comdie en un acte dElie de Bassan, Les Oprations du professeur Verdier(reprsente le 16 mai 1907). Voir, propos du thtre mdical au Grand-Guignol, la prface dAgns

    Pierron Le Grand-Guignol. Le Thtre des peurs de la Belle poque, Paris, Robert Laffont, Bouquins ,1995 (pp. XIX XXIV, notamment). Si Mirbeau a pu tre sensible la veine de ces auteurs, on sait que ceux-

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    confirme lefficacit polmique de son style, compos dun savant mlange de rfrences

    lactualit et dimaginaire. Et puisque la mdecine touche la vie, il ne se prive pas de

    convoquer les ressources dun puissant pathos en dcrivant, avec force dtails complaisants

    et plusieurs figures dinsistance, lagonie de petits malades.Mirbeau bouscule ainsi le lecteur dans ses habitudes confortables, lapostrophe, lui

    demande de participer la rvlation des turpitudes mises en lumire. Le dialogue,

    vritable ou fictif, se noue galement avec des dtracteurs, ou des sympathisants, ainsi

    quen tmoigne, de textes en textes, lcho des ractions diverses suscites par les articles.

    Toutefois, le chroniqueur ne se contente pas de cder la facilit car la presse a un pouvoir

    exorbitant quil entend bien ne pas laisser aux seules mains des esprits conservateurs. Pour

    tre la hauteur des enjeux et mettre en cause les vritables responsables, il tend sacritique dautres institutions, comme lAcadmie Franaise ou lAcadmie des Beaux-

    Arts, par exemple. Bien quil paraisse fort loign de la question mdicale, lart fait lobjet

    de plusieurs allusions, ne serait-ce que pour rappeler combien sont solidaires lengagement

    pour la vrit et celui pour la dfense de la beaut. Sil se laisse aller une prolixit

    lgante7 , destine sattirer la bienveillance du lectorat, Mirbeau use aussi de rfrences

    culturelles plus conflictuelles, car contemporaines ou synonymes dune modernit toujours

    problmatique. Ainsi les audaces attaches aux noms de Salom, Monet, Renoir, Czanne,

    ou encore, Morrow ou Poe, maillent-elles des chroniques consacres au conformisme de

    lpoque.

    La campagne de Mirbeau contre les mdecins a, bien entendu, une dimension

    politique. Au milieu de son entreprise de dmolition, pour paraphraser Bloy, le polmiste

    indique, dabord, quelques raisons desprer. Il nuance alors ses jugements et, aprs avoir

    attaqu nommment plusieurs mdecins, il rend hommage au dvouement des personnels

    dans les hpitaux. Mais cest pour mieux faire contraster ensuite leur abngation avec la

    scandaleuse indiffrence dinstitutions criminelles si troitement aristocratiques, si

    lchement anachroniques, qui dorment dans la graisse rancie de leurs prjugs .

    Lattaque des corps constitus se fait donc au nom du combat contre toutes les

    entraves lindividuation, cet panouissement des talents de chacun induisant un progrs

    pour tous. Briand, qui abdique ses principes au nom du ralisme politique, en est le parfait

    ci le lui ont bien rendu puisque, en 1922, Andr de Lorde ralisa, en collaboration avec Pierre Chane, uneadaptation duJardin des Supplices pour la scne du thtre des peurs .

    7 [] art de dployer beaucoup de mots, didiomatismes et de culturismes pour peudides , Marc Angenot, 1889, un tat du discours social, Le Prambule, coll. LUnivers des discours ,1989, p. 145.

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    contre-exemple. Contre la sclrose des esprits que favorisent la mdiocrit gnrale et la

    reproduction sociale (explicitement dnonce dans Examens et concours bien avant

    que Pierre Bourdieu ne la thorise), Mirbeau prend les mdecins comme prtexte afin

    dinviter ses contemporains mditer sur le spectacle quotidien de la comdiehumaine . En anarchiste consquent, il dfend le mrite individuel non pour favoriser

    lavnement des ploutocrates et des oligarques sur les ruines de ltat, mais dans

    lintention de prcipiter la disparition de tous les teignoirs (selon le mot de Stendhal,

    quil admire), qui, la Belle poque, se sont affubls du faux-nez de la dmocratie pour se

    perptuer.

    Arnaud VAREILLE

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    LAssiette au beurre, n 187, 9 octobre 1904

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    OCTAVE MIRBEAU

    Caricature chilienne du docteur Brouardel

    Articles sur la mdecine

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    Brouardel et Boisleux

    Dans une maison aimable o, lautre soir, nous dnions, la conversation,

    commence gaiement sur le voyage de M. Flix Faure en Russie 8, dvia trs vite sur la

    Duse9, de la Duse sur lamour, de lamour sur le docteur Boisleux 10. Cest quil y avait,

    parmi les convives, un mdecin. Il y a toujours un mdecin parmi les convives, comme,

    dans les foules parisiennes, il y a toujours un Chinois. Et un mdecin, seul, pouvait se

    souvenir encore de ce drame, dj oubli11.

    Quelle horreur ! scria une jeune femme, Et comment se fait-il quun tel

    misrable ait t condamn une peine si courte et si douce ?

    Le mdecin rpliqua vivement

    Horreur, en effet !... Mais pas dans le sens o vous lentendez, madame... Jai

    connu Boisleux... Ctait, je vous assure, un gyncologue distingu, un trs habile

    oprateur et, de plus ne vous rcriez pas un brave homme !... Il na pas su se dfendre,

    voil tout !... En dehors de son mtier, o il excellait, jamais je nai vu quelquun daussi

    gauche, daussi timide que lui... Ctait un point tel que cet homme, trs intelligent,

    paraissait, dans les circonstances ordinaires de la vie, un parfait imbcile. Il ne pouvait

    soutenir aucune discussion. Aussi, ne venait-il jamais aux runions de notre Socit, et

    nous envoyait-il des communications crites, lesquelles taient, toujours, dun grand

    intrt... Au procs, durant ces heures mortelles de laudience, son attitude dcras le

    perdit, car elle fut, non seulement pour les juges, mais pour tout le monde, un aveu12. Il

    8 Ce voyage a eu lieu du 18 au 31 aot 1897, dans le cadre de lalliance franco-russe, dnonce parMirbeau.

    9 La grande actrice italienne Eleonora Duse (1858-1924) est venue en France en 1897 et y a remport

    un trs grand succs. Elle est linterprte favorite de Gabriele dAnnunzio, avec qui elle entretient une liaisontumultueuse depuis 1895. Le 27 juin prcdent, dans un article du Journal intitul Propos de table etdt , Mirbeau a voqu les reprsentations donnes par la Duse et regrett quelle nait jou que despices ridicules ou surannes telles que La Dame aux camlias.

    10 Le docteur Charles Boisleux, 40 ans, est un gyncologue, qui a soutenu sa thse de mdecine en1886 et qui grait une clinique sise rue des Archives. Il tait accus davoir pratiqu, son domicile

    personnel, au 58 rue de lArcade, un curetage-avortement sur une demoiselle Thomson, dcde le 26novembre 1896 des suites dune pritonite.

    11 La condamnation du docteur Boisleux cinq ans de rclusion, par les Assises de la Seine, remonte plus de quatre mois dj (fin mars 1897).

    12 Il en est all de mme dAlfred Dreyfus. Dans une instruction mene uniquement charge, quelque soit le comportement du suspect, tout se retourne contre lui et est abusivement interprt comme un aveu.En loccurrence, une circonstance au moins aurait d jouer en faveur de Boisleux : il tait assist par un jeune

    mdecin amricain en stage, ce qui implique quil navait aucunement conscience de commettre un crimesanctionn par la loi.

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    tait ananti, ce que nous appelons, nous autres, sidr... Sil et conserv la moindre

    parcelle de prsence desprit, soyez sre, madame, que M, Brouardel13 nen et pas eu

    aussi facilement raison. Dailleurs, notre cher doyen ne se ft pas frott un Boisleux

    dcid se dfendre... car je connais aussi le paroissien... Vous direz tout ce que vous voudrez.... Boisleux nen a pas moins tu une

    femme !

    Erreur de diagnostic trs fcheuse14 !... Oui... Crime ?... Non.... Boisleux tait

    incapable dune mauvaise action... Il tait mme gnreux et dsintress15... Oh ! je sais...

    sa cause ne fut point populaire... On ne voulut rien entendre de tout ce qui devait plaider en

    sa faveur... Toutes les circonstances, toutes les concidences, grce auxquelles, en les

    altrant, on pouvait obtenir une condamnation inique, furent exploites avec une vritablecruaut... Habilement prpare par le ministre public, et surtout par M. Brouardel,

    lopinion considra ce malheureux comme un horrible assassin, quelque chose comme un

    Jack lventreur16... Eh bien ! savez-vous quelle tait la moyenne de la mortalit sa

    clinique ?...Elle tait de 16 % les dbats lont prouv tandis que, dans les hpitaux, elle

    est de 33 et mme de 37 %... Et, tenez... Tout dernirement, la Charit, le docteur X... a

    pratiqu le curetage sur une femme enceinte de trois mois... La-t-on poursuivi, pour stre

    tromp, comme Boisleux ?... Ah ! sil fallait poursuivre tous les mdecins, tous les

    professeurs, mme les plus minents et les plus glorieux, qui se sont tromps et se

    trompent, chaque jour, dans leurs diagnostics, mais notre Facult et notre Acadmie de

    mdecine seraient vite dsertes... et, au lieu de faire des oprations et de dicter des

    ordonnances, nos illustres praticiens tresseraient des chaussons de lisire et rempailleraient

    13 Paul Brouardel (1837-1906), professeur de mdecine lgale, est alors doyen de la facult demdecine de Paris et membre de lAcadmie de mdecine depuis 1887 ; il va prochainement tre nommgrand-officier de la Lgion dHonneur.

    14 Boisleux tait accus davoir pratiqu le curetage alors quil ne pouvait pas ne pas avoir constat lagrossesse de la jeune femme : autrement dit, davoir procd un avortement en toute connaissance de cause.Cest en voulant retirer les dbris du ftus quil a malencontreusement perfor lutrus, ce qui a entran une

    pritonite.15 On accusait Boisleux de ntre motiv que par lappt du gain, circonstance aggravante.16 Dans un article qui paratra le 5 janvier 1902 dans Le Journal, Propos gais , Mirbeau dnoncera

    les chirurgiens qui exercent leur profession la manire de Vacher et de Jack lventreur, mais sansdanger, et fera dire lun dentre eux : La mort des uns, cest la vie des autres . Jack lventreur (Jackthe Ripper) est le surnom donn un tueur en srie non identifi, qui avait tu sauvagement, en les gorgeant

    et les viscrant, cinq prostitues londoniennes, dans le quartier de Whitechapel, entre le 31 aot et le 9novembre 1888.

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    des chaises Poissy, comme de simples notaires infidles17... Voulez-vous mon opinion sur

    Boisleux ? Cest un martyr !

    a, par exemple !...

    Oui, un martyr,,. et le martyr de M. le doyen Brouardel, ce qui, mon avis, est lecomble du martyre.

    Comment cela ?

    M. le doyen Brouardel il serait peut-tre temps de le proclamer tout haut

    constitue un danger public par lnorme, exorbitant, effrayant pouvoir dont il est investi et

    quil nexerce pas toujours avec la mesure et la modration quil faudrait... Car, enfin, pour

    faire couper le cou un homme ou simplement ruiner sa vie, il prononce des affirmations

    qui ne sont, le plus souvent, que des hypothses... Et il sappuie sur des loisphysiologiques, changeantes comme des thories, phmres comme des modes et qui,

    lanne daprs, sont remplaces par des lois contraires... Encore, sil se contentait de ce

    que peut lui donner dapproximatif cette science incertaine, obscure et capricieuse quest la

    mdecine !... Mais non !... Je lai suivi dans des affaires retentissantes... Ce nest plus un

    savant, cest un accusateur public... Ce nest plus un mdecin, cest un juge !... Il a cette

    folie, ou plutt cette perversion, si caractrise du juge, qui consiste ne voir, partout, que

    des crimes !... Loin de temprer les excs de la justice, il les exalte et les justifie, en leur

    apportant la conscration de la science... Prudent, dailleurs, avec les forts, il est sans piti

    avec les faibles18. Dans les affaires civiles, o lon a recours ses lumires dexpert, il a

    presque toujours cette malchance de donner raison aux riches... Mais la justice ny perd

    rien, car il se rattrape sur les pauvres, copieusement. Pour Boisleux, cest un autre sentiment

    qui le fit agir... Mais je ne puis admettre un instant que notre cher doyen ait cru

    srieusement sa culpabilit !...

    Ho ! ho !

    Remarquez dabord son acharnement insolite contre Boisleux... Non seulement,

    par des affirmations arbitraires et antiscientifiques, il dclare Boisleux coupable davoir

    sciemment, pratiqu, sur Mlle Thomson, un avortement... mais encore, il veut carter de ce

    malheureux la possibilit dune circonstance attnuante, dune excuse, dune sympathie...

    Et leffondrement de laccus lui rend cette manuvre facile, Il nadmet pas que Boisleux

    17 Mirbeau a consacr deux chroniques ceux quil appelle les dilettantes de la chirurgie , LesPres Coupe-toujours et Propos gais (parus dans Le Journalle 15 dcembre 1901 et le 5 janvier 1902,voir plus loin). Quant aux notaires infidles , ils sont une figure oblige de nombre de ses contes et

    romans, notammentDingo.18 Cest prcisment ce que Mirbeau ne cesse de dire des magistrats.

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    soit un travailleur, un oprateur adroit... il lui refuse, premptoirement, lhonneur davoir

    dcouvert un procd opratoire remarquable, qui sappelle llytrotomie

    interligamentaire. Lisez, dans le compte rendu du procs, cette partie de la dposition de

    M. Brouardel !... Elle est incroyable !... Ce procd nest pas de Boisleux ! , dclare-t-il, sans donner une preuve de cette trop facile ngation, sans nommer le praticien qui,

    selon M, Brouardel, on devrait cette pratique !... Il serait par trop insolent quun chirurgien,

    qui nest ni dun hpital, ni dune acadmie, se permt de dcouvrir quoi que ce soit !... Le

    docteur Delineau a beau rfuter, point par point, les thories scabreuses de M. le doyen... il

    a beau affirmer que ce procd est bien de Boisleux et la preuve, cest qu ltranger,

    en Allemagne19, en Angleterre, on dit communment le procd de Boisleux ; cest que,

    le docteur Berlin, de Nice, qui a publi, sous la direction de M. Auvard, accoucheur deshpitaux de Paris, un manuel de thrapeutique gyncologique20, consacre, au moins, vingt

    pages la description logieuse du procd Boisleux M. Brouardel ne veut rien

    savoir, rien entendre, rien admettre ! Il importe M. Brouardel que Boisleux ne soit mme

    pas considr comme un chirurgien de quelque valeur, mais bien comme une sorte de

    rebouteux, ignorant, brutal, capable de tout pour de largent !... Et savez-vous pourquoi ?

    Expliquez ! encouragea quelquun dentre nous, avec un sourire sceptique.

    Mon Dieu ! poursuivit le jeune mdecin, rien nest plus simple... Cest lenfance

    de la psychologie !... M. le doyen Brouardel, dont lnumration des titres officiels, des

    fonctions honorifiques et rtribues ne saurait tenir, en petit texte, dans une page in-folio...

    M. Brouardel qui, on sen souvient, arrta si comiquement la peste bubonique Bougival...

    M. Brouardel, enfin, nest pas aim de ses collgues... M. Brouardel souffre beaucoup de

    cette hostilit latente, courtoise, mais indniable... Rappelez-vous le beau charivari qui

    laccueillit, lAcadmie de mdecine, aprs son second voyage de Bournemouth, si

    trangement diffrent du premier !... Je sais bien que le bon Cornlius Herz est un terrible

    jouteur, moins facile terroriser que Boisleux, et quil a plus dune pierre dans son sac21 !...

    Incision du vagin. Le mmoire de Boisleux surLlytrotomie interligamentaire a paru Paris en1892. En 1891, Boisleux avait galement publi une brochure tmoignant de sa comptence de gyncologue,

    De l'Asepsie et de l'antisepsie dans les oprations gyncologiques19 Cest en Allemagne, Leipzig, qua paru, en 1896, chez Breitkopf & Hrtel, une brochure du Dr

    Boisleux : Von der chronischen und akuten Pelviperitonitis und deren Behandlung, traduction dun mmoireparu en franais en 1894,De la pelvipritonite chronique et aigu et leur traitement.

    20 Ce trs gros Manuel de thrapeutique gyncologique a paru en 1894 chez Rueff. Cestlobsttricien Alfred Auvard, n en 1855, qui a assur la direction de cette publication en sept volumes. Le DrBerlin, pour sa part, tait charg du quatrime volume, intitul Oprations.

    21 Cornelius Herz, affairiste et matre-chanteur, ami du baron de Reinach et pourvoyeur de fonds de

    Georges Clemenceau pour son journal La Justice, a jou un rle minent dans le scandale de Panama.Condamn cinq ans de prison et 3 000 francs d'amende, il sest rfugi Bournemouth, o il mourra au

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    Mais quoi bon tre une autorit scientifique aussi considrable que M, Brouardel, quoi

    bon taler une infaillibilit tyrannique, si lon doit prendre, aussi allgrement, les lanternes

    qui clairent le seuil de Cornelius Herz pour des vessies malades ?... Durant quelques mois,

    la suite de cette quipe, la situation de M. Brouardel sembla compromise, et de latentequelle avait t jusque l, lhostilit de ses confrres devint avre et publique... Cest

    dans ces conditions que survint laffaire Boisleux. M. Brouardel naurait-il pas compris,

    tout de suite, le parti quil pouvait en tirer et ne se serait-il pas dit : tort ou raison,

    lopinion est fort surexcite contre les grands mdecins... On les accuse de toutes les

    erreurs, voire de tous les crimes... les campagnes les plus violentes sorganisent contre les

    hpitaux... On dnonce les chirurgiens... on fait la statistique funbre de toutes les femmes

    qui succombent, injustement, sous leur couteau !...Voyons !... cette haine, ces suspicions,ces dnonciations, ne serait-ce pas une admirable occasion de les dtourner habilement sur

    les petits mdecins, ces pels, les praticiens pauvres, ces galeux, dinnocenter lHpital, la

    Facult, lAcadmie, et de rentrer, ainsi, en grce auprs de mes collgues, reconnaissants

    de leur avoir rendu un pareil service ! Cest une question que je me pose et que je vous

    pose !...

    Il y eut un silence, non de gne, mais dennui...

    Oui ! oui ! reprit le jeune mdecin... Je sais bien... Rpondre un tel point

    dinterrogation... pntrer, sans autre lumire que celle de lhypothse, dans les cavernes de

    lme... expliquer les raisons secrtes qui mnent la conduite dun homme, quand ce nest

    pas un expert officiel !... cest scabreux !... Et lon risque de se tromper !... Mais, pourtant,

    le pauvre Boisleux a pay durement son erreur et sa vie est perdue22 !... Que voulez~vous

    quil fasse dsormais ?...,

    Mais cela nous tait devenu indiffrent... Sur la table, il y avait des fleurs

    charmantes et des viandes savoureuses ; autour de la table, il y avait des femmes dont les

    paules nues, les bras souples comme des lianes, les sourires de pch, nous loignaient de

    dbut du mois de juillet 1898. La France avait en vain demand son extradition, refuse par lAngleterre pourdes raisons mdicales, du moins officiellement : il tait suppos tre diabtique et souffrir de la vessie, dole jeu de mots. Deux minents mdecins, Charcot et Brouardel, avaient t envoys en Angleterre pourlexaminer en juin 1896, et, dups par ce grand comdien, avaient imprudemment attest de son mauvais tatde sant et de son incapacit se dplacer. Voir Jean-Yves Mollier, Le Scandale de Panama, Fayard, 1991, p.

    429.22 Boisleux publiera cependant, en 1911, une tude surLa Mthode respiratoire.

  • 7/27/2019 Arnaud Vareille, "Octave Mirbeau et la mdecine"

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    toute la distance de la volupt et du bonheur, de ces cauchemars chirurgicaux 23, et de

    Boisleux martyr, et de Brouardel bourreau...

    Au diable ! criai~je, vous avez, mon cher, des conversations vraiment stupides et

    glaantes !... Si nous parlions un peu de ladultre ! Oui ! oui ! applaudirent les femmes.

    Oui ! oui ! exhalrent les orchides et les vins.

    Oui ! oui ! susurrrent les sauces dans les plats...

    Et ainsi fut fait !...

    Le Journal, 25 juillet 1897

    * * *

    Les Pres Coupe-Toujours

    Je ne nie pas les bienfaits de la chirurgie ; ils sont indniables. Mais je suis un peu

    effray par les chirurgiens, du moins par beaucoup de chirurgiens. La plupart du temps, les

    chirurgiens sont dhabiles ouvriers et dingnieux dcoupeurs. Ils ne sont que cela. Ilstravaillent la chair humaine, comme le menuisier le bois, et lorfvre, lor. Ils nont pas ou

    presque pas de culture mdicale, dducation scientifique. Ils ont eu cette proccupation

    dassouplir leur main, mais pas celle de meubler leur cerveau. Ce qui souvent, dans bien

    des cas, rend leur intervention dangereuse. Et, lorsque, par surcrot, ils nont pas la

    conscience trs nette, trs prcise, des responsabilits terribles quils assument, alors ce

    sont de vritables assassins, des assassins tolrs et respects.

    Je me souviendrai, toute ma vie, dune fin de dner o les convives parlaient, tour de

    rle, sur la beaut. On parle toujours sur la beaut, aprs boire. Chacun donnait sa

    dfinition. Un chirurgien renomm pour son audace et pour son habilet, dailleurs, dit

    ceci24:

    23 Lexpression apparaissait dj en 1888, dans la premire page de LAbb Jules : [...] mes sibeaux rves d'oiseaux bleus et de fes merveilleuses se transformaient en un cauchemar chirurgical, o le

    pus ruisselait, o s'entassaient les membres coups [...] 24 Le dner est une scne topique chez Mirbeau, dans la mesure o elle favorise lintroduction

    danecdotes dans le texte. On en trouve de nombreux exemples dans ses chroniques comme dans ses romans.Quant au mdecin ou au chirurgien, sa prsence est rituellen ainsi que Mirbeau le soulignait dans Brouardel

    et Boileux , paru dans Le Journal du 25 juillet 1897 (voir plus haut) : Cest quil y avait parmi lesconvives, un mdecin. Il y a toujours un mdecin parmi les convives [] .

  • 7/27/2019 Arnaud Vareille, "Octave Mirbeau et la mdecine"

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    La beaut, pour moi, cest un ventre de femme, ouvert, tout sanglant, avec des

    pinces dedans. Il ny a rien de plus beau.

    Et il se frotta les mains bruyamment, et je vis sur son visage lexpression de joie

    sincre, denthousiasme mme, sur quoi on ne pouvait pas se mprendre. Jai dj cont, jecrois, cette anecdote sinistre25. Je ne cesserai de la rappeler, car elle projette une lumire

    clatante sur la mentalit de cet homme, une mentalit de vritable, de complet assassin,

    avec cette aggravation ou cette supriorit sur les assassins professionnels quil est, lui,

    thoriquement, esthtiquement, philosophiquement, cest--dire consciemment, un

    assassin.

    Par contre, on a cit aussi, cette parodie dun illustre professeur de Facult qui avait

    coutume, ses leons, de recommander ses lves : Quand vous faites une opration, faites-la bien vite, joyeusement.

    Par ce joyeusement, il entendait, celui-l, que loprateur doit se pntrer de cette ide

    grave et joyeuse quen tailladant des chairs et en sciant des os, il sauve autrui de la

    maladie, de la douleur, de la mort. Parole admirable et qui fait aimer celui-l qui la

    prononce.

    Il marrive souvent de lire des journaux de mdecine. Cest une lecture savoureuse et

    que je recommande tous ceux-l qui recherchent les motions psychologiques violentes.

    Il est rare, parmi dexcellentes et instructives choses, de ny point glaner les documents

    humains les plus extraordinaires et les plus imprvus. Souvent, ils sont dun tragique

    vous glacer la moelle ; quelquefois dun comique vous tordre de rire. Dans la Gazette des

    hpitaux de septembre 1901, larticle : Bulletin et Actualits, je lis, avec une stupfaction

    profonde, ceci que net point dsavou Molire, et quil regrettera, toute sa mort, de

    navoir point connu :

    la suite de diffrentes observations, les conclusions suivantes ont t votes :

    LAcadmie de mdecine, dans le but de faire diminuer le nombre des aveugles, pense

    quil est inutile dadresser aux sages-femmes une circulaire recommandant un traitement

    prophylactique dtermin

    Voil pour le comique. On ne peut gure le dpasser.

    25 Dans le Frontispice duJardin des supplices (1899), un jeune homme attribue ces propos sonpre, le docteur Trpan.

  • 7/27/2019 Arnaud Vareille, "Octave Mirbeau et la mdecine"

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    Au point de vue tragique, rien ne vaut, ni les terreurs de lAmricain Morrow 26, ni les

    imaginations compliques dEdgar Poe, comme cet article que je lus, tout dernirement,

    dans laPresse mdicale, parue le 9 novembre 1901.

    Larticle est intitul : Deux cas de mort par rachicocanisation ; et il est sign par ledocteur Legneu, agrg, chirurgien des hpitaux. La rachicocanisation, comme cet

    effroyable nologisme lindique, est un mode danesthsie, au moyen de linjection

    lombaire de la cocane.

    Il faut tenir compte au docteur Legneu des aveux complets sans restriction par quoi il

    commence, hroquement, son article Il ne cherche pas quivoquer attnuer la

    gravit de son acte Il crit avec beaucoup de sang-froid, beaucoup de calme, ceci, que je

    reproduis textuellement :

    Je ne veux pas rouvrir la discussion sur la rachicocanisation ; mais, dans ces derniers

    temps, jai eu dplorer la mort, par cocane, et cest un devoir imprieux pour moi

    dapporter la communication que jai faite la Socit de chirurgie ce regrettable

    complment.

    Deux de mes malades sont morts, tout de suite, quelques minutes aprs linjection, sur

    la table de lopration. Il ne sagit donc plus de morts tardives, secondaires, pour

    lexplication desquelles on pouvait, en toute conscience, admettre ou discuter la part de la

    maladie en cours. Les morts immdiates que jai eues ne laissent aucun doute sur

    linfluence de la cocane chez ces malades.

    Voil donc une dclaration nette, prcise, lugubrement loyale, et qui ne laisse aucune

    place lambigut Le docteur Legneu continue :

    Et cependant, il y ny eut incriminer aucune faute, ni du ct de linjection, ni du

    ct de la dose. Linjection fut faite, une fois, par un de mes internes, en ma prsence ; une

    autre fois par M. Frdel, chef de clinique, dans le troisime ou le quatrime espace

    lombaire, suivant la technique que jai expose ici ; linjection fut pousse lentement, la

    dose infrieure ou gale deux centigrammes. Et la substance utilise tait bien de la

    26 William Chambers Morrow (1854-1923), romancier et nouvelliste amricain.La Revue Blanchepublia plusieurs de ses contes, avant de faire paratre, en 1901, une traduction de son uvre la plus clbre,

    Le Singe, lIdiot et autres Gens (The Ape, the Idiot and Other People, 1897), recueil de nouvelles macabressalu par Apollinaire et Jarry, notamment.

  • 7/27/2019 Arnaud Vareille, "Octave Mirbeau et la mdecine"

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    cocane, une cocane non altre. Je lai fait analyser, elle tait intacte et, dailleurs, avant

    comme aprs, la mme solution ma donn les bons rsultats que je vous ai signals

    autrefois.

    Du ct des malades, il y a, cependant des circonstances attnuantes.

    Ainsi, dans cette partie-l, par un trange retournement des choses, ce sont les victimes

    qui lon donne des circonstances attnuantes. Seulement, on les tue tout de mme Ce

    sont des circonstances attnuantes purement honorifiques

    Ici, le docteur Legneu dcrit minutieusement ltat de son malade. tat fcheux,

    dailleurs. Ce brave homme tait sujet aux tourdissements, aux accs apoplectiformes. Le

    cur fonctionnait mal ; les artres taient athromateuses. Je fis part de mes craintes mes lves, confesse le docteur, mais nous trouvions aussi que le cas tait bien mauvais

    pour la cocane. A tort, je le reconnais, je me dcidai pour cette dernire, et joprai le

    malade le 1 aot.

    Dtails techniques sur les prparatifs de lopration : On prpare le champ

    opratoire, pendant que je finis de me laver les mains. Il se lavait les mains, dj !... Il se

    lavait les mains avant !

    Et voici maintenant lopration, telle que la conte le docteur Legneu :

    Je commence, dit-il, lopration environ 10 12 minutes aprs linjection ; le malade

    est tranquille, ne dit rien, ne sent rien Tout coup, pendant que jouvrais larticulation

    et vacuais les caillots qui la remplissaient, le malade se plaint dtouffer : il demande

    sasseoir et pousse quelques gmissements. On lassied ; sa tte est agite de quelques

    mouvements convulsifs ; il retombe sur le lit, la face noire Il tait mort !... Ceci se

    passait trois quatre minutes aprs le dbut de lopration, soit un quart dheure aprs

    linjection

    Le docteur et t heureux de pratiquer lautopsie du cadavre Car ce nest pas le tout

    que de tuer les gens encore est-il utile de savoir comment on les tue. Malheureusement,

    cette joie si cordiale, si techniquement cordiale, lui fut refuse. Et il dut se contenter des

    seuls renseignements cliniques , cest--dire de savoir ce fait peu important, que le malade

    ft mort !

    Ici se placent quelques commentaires moraux que je me reprocherais, toute ma vie, de

  • 7/27/2019 Arnaud Vareille, "Octave Mirbeau et la mdecine"

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    ne pas reproduire, car ils sont trs beaux.

    Malgr la peine quon prouve toujours, crit le docteur Legneu, quand on perd un

    malade danesthsie sur la table dopration, je ne puis dire que ce cas mait beaucouptroubl Nous tions si pntrs de la gravit des circonstances, nous avions tant discut

    lavance le pour et le contre de ces deux modes danesthsie, chloroforme ou cocane,

    que le rsultat ntait pas fait pour nous surprendre Je me reconnus coupable de navoir

    pas saisi que lathronie, la congestion crbrale, chez ce malade, constituaient une

    contre-indication la rachicocanisation Je men voulais de ne pas avoir endormi ce

    malade au chloroforme, et je pensais, en fin de compte, que javais plus de torts que la

    cocane

    cruelles beauts du remords ! Que pensez-vous quil arriva, aprs un tel accident ?

    Je continuai donc, rsume logiquement le docteur Legneu, comme par le pass,

    utiliser les injections de cocane Et, sur ces entrefaites, un second accident vint troubler

    nouveau la srie de mes oprations

    Et il ajoute froidement :

    Celle-ci ma proccup davantage

    Jaffaiblirais, je pense, la porte de ces rcits et de ces dclarations si je les entourais

    dun commentaire quelconque. Il est bon, cependant, de dire ceci : ces choses se passaient,

    quelques semaines aprs une mouvante sance, o en pleine Acadmie de mdecine, le

    professeur Recluser, qui fut un des propagateurs de lanesthsie par la cocane, venait de

    confesser tous les dangers de cette mthode et suppliait ses confrres de labandonner,

    comme il avait fait lui-mme

    Le Journal, 15 dcembre 1901

    er Paul Reclus (1847-1914) : professeur de clinique chirurgicale la Facult de Paris.

  • 7/27/2019 Arnaud Vareille, "Octave Mirbeau et la mdecine"

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    * * *

    Propos gais

    Je parlais, lautre jour, des chirurgiens Quelques personnes mont reproch de

    navoir pas t assez svre, dautres de lavoir trop t ; parmi ces derniers, le docteur

    Legneu, dont je nai fait, pourtant, que reproduire la prose. Si quelquun sest montr

    svre, impitoyable contre le docteur Legneu, cest bien le docteur Legneu lui-mme. Je

    ny pouvais rien. Et si je suis peu familier avec les choses de la chirurgie, comme il le

    prtend, cest de sa faute. tout prendre, il est possible que cet honorable chirurgien soit

    un excellent chirurgien, mais cest un bien mauvais crivain.

    Cela ne veut pas dire quil ny ait point de bons chirurgiens. Dieu me garde de cette

    impit. Jen connais dadmirables, de grande science et de grande conscience 27, et plus

    que de toute autre amiti, je suis fier dtre leur ami. Bien comprise, il nest pas de

    profession plus mouvante, plus noble, que celle de chirurgien, puisquelle na pour but

    que de dlivrer lhomme de cette chose hassable, abominable entre toutes : la

    souffrance Tout le monde na point lhrosme catholique de M. Paul Bourget, qui va

    chercher dans la souffrance, comme jadis, dans ladultre, la joie de vivre

    Lautre jour, me rpondant dans un journal, le docteur Doyen 28, involontairement, je

    veux le croire, traduisait, de faon tout italienne29, mes sentiments lgard de ce vieux

    praticien dont je rapportais, en franais, les paroles restes fameuses : Cito, tuto,

    jucunde30 M. Doyen voulait, disait-il, me donnait une leon de latin. Il et mieux fait, je

    pense, de prendre une leon de franais, car je mtais trs clairement exprim, et il ny

    avait pas douter une seconde, de ladmiration que javais de ce professeur, respect parmi

    les plus respects.

    27 Allusion Rabelais, mdecin sil en fut, et la doctrine de Salomon voque par Gargantua, auchapitre VII dePantagruel: Science, sans conscience, nest que ruine de lme .

    28 Clbre chirurgien, trs mondain. Mirbeau en fera lune de ses Ttes de Turc dans le numrospcial de LAssiette au Beurre, du 31 mai 1902, rdig par ses soins et illustr par Lopold Braun. Il yreprochera notamment au praticien son got pour la rclame et sa boulimie doprations.

    29 Mirbeau fait rfrence la fameuse maxime italienne relative la traduction : Traduttore,traditore (Traducteur, tratre).

    30 Devise dEsculape, qui dfinit les trois modalits de laction du mdecin : Tuto, cito,jucunde (Sans danger, rapidement, agrablement). En rptant, dans larticle prcdent, le conseil dun

    professeur ses tudiants ( Quand vous faites une opration, faites-l vite, joyeusement), Mirbeau lavoque de manire tronque.

  • 7/27/2019 Arnaud Vareille, "Octave Mirbeau et la mdecine"

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    Mais il ny a pas, non plus, que des chirurgiens admirables. M. Doyen est le premier

    le reconnatre et les stigmatiser durement Il y en a dautres, malheureusement, dautres

    qui exercent leur profession la manire de Vacher31 et de Jack lEventreur, mais sans

    danger Jai souvent entendu excuser les folles audaces et les plus innommablescharcuteries, par lamour exagr du mtier Mais certains assassins ont aussi cet amour-

    l Si grand que soit lamour professionnel, il ne doit pas aller jusqu amener sur les

    visages, ces sourires de joie macabre, comme jen ai surpris aux lvres de certains

    chirurgiens.

    Mon Dieu ! me dira-t-on, il y a dans toutes les professions des imbciles et des

    malfaiteurs

    Sans doute Il y a de mauvais peintres, de mauvais cordonniers, de dplorablesnotaires Ce sont de fcheux individus, dont on naime point les tableaux, les bottes et les

    fuites ltranger32 Mais leur malfaisance de peintres, de cordonniers ou de notaires, ne

    va pas jusqu tuer les gens Cest pourquoi lon a raison dtre plus svre pour les

    chirurgiens, dont lignorance, les erreurs, linconscience ont ceci de redoutable,

    dirrmdiable quelles se paient, non seulement avec de fortes sommes dargent, dabord,

    mais avec la vie, ensuite Et quand on est mort, cest pour longtemps, dit le proverbe.

    Le docteur Doyen connat-il ce chirurgien qui, venant de pratiquer, sur une jeune femme,

    une laparotomie33trs complique, eut lide rjouissante et soudaine que cette femme ft

    aussi atteinte dune maladie du pylore Et comme elle tait bien tale, toute sanglante,

    sur la table dopration, lorganisme encore sous linfluence profonde du chloroforme :

    Bah !... dit-il faut voir a Jai le temps.

    De mme quil lui avait ouvert le ventre, il se mit lui ouvrir lestomac, cito, tuto,

    jucunde. La malade navait rien. Un pylore intact, parfait, superbe !...

    Cest curieux !... dit-il je me suis tromp Et pourtant le diable memporte

    jaurais pari tout ce quon aurait voulu

    31 Joseph Vacher, surnomm lventreur du Sud-Est , a commis, en France, une srie de viols etde crimes avec mutilations sur des adolescents des deux sexes, la fin des annes 1890. Condamn mort enoctobre 1898, il est excut le 31 dcembre 1898.

    32 Les notaires sont lune des cibles favorites de Mirbeau. Leurs escroqueries seront, de nouveau, unleitmotiv deDingo, roman de 1913, dans lequel les notaires successifs dun petit village grugent la populationet senfuient avec les conomies des habitants, qui, chaque fois pourtant, renouvellent aveuglment leurconfiance envers le nouveau venu. Mirbeau rgle au passage, encore et toujours, ses comptes avec sa famille

    puisque, si son pre tait mdecin, la plupart de ses aeux officiaient dans le notariat. Il dut lui-mme, surinjonction paternelle, suivre un temps la voie familiale Rmalard, dans la caverneuse tude de MatreRobbe, ainsi quil la dsigne dans une lettre du 20 fvrier 1867, adresse son ami denfance Alferd Bansard

    des Bois.33 Ouverture de labdomen par large incision.

  • 7/27/2019 Arnaud Vareille, "Octave Mirbeau et la mdecine"

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    Et il se mit la recoudre avec une hroque tranquillit34

    Cest ce mme chirurgien, habile bonhomme dailleurs, et bon vivant ah ! quel bon

    vivant ! qui a une manie vraiment peu banale la manie de la trpanation Il ne peut

    voir quelquun sans lui proposer aussitt de lui ouvrir le crne Au moins comme a on est fix tout de suite et lon ne travaille pas

    laveuglette ! dit-il avec un rire jovial.

    Un jour, je me trouvais dans une maison dner avec lui Il ny a pas un meilleur

    convive, et plus gai et sachant mieux raconter une anecdote Cest une joie, que cet

    excellent homme Aprs le repas, au fumoir, je me plaignis dune nvralgie qui me faisait

    souffrir depuis le matin.

    Voulez-vous que je voie a ?... me dit-il Cinq minutes Cric crac !... a nestrien !...

    Il plaisantait, je le veux bien Mais plaisantait-il vritablement ?... Ah ! son regard !...

    M. le docteur Doyen connat-il aussi cet autre chirurgien, dont on me racontait, tout

    dernirement, les nombreuses prouesses ?... Je regrette vivement que la loi ne me permette

    pas de le nommer, puisquelle ne me permet pas de faire la preuve de ce dont je laccuse

    Celui-l ne travaille pas dans les Acadmies, ni dans les journaux de chirurgie cots et

    respectables mais il est nanmoins assez connu dans un certain monde On lemploie,

    et il semploie, toutes sortes de besognes. Aussi la-t-on dcor, il y a trois ou quatre ans,

    pour services exceptionnels Exceptionnels Jamais le mot ne fut plus juste Gros,

    avec un masque rabelaisien, il respire la joie et la tranquillit morale Il aime le vin, les

    petites femmes, les tableaux Et voici ce quil fait :

    Ce brave homme possde une clinique, o il ouvre les ventres, pour six cents francs

    tarif connu La modicit de ce prix lui a valu une clientle nombreuse et peu choisie

    une clientle de ventres modestes35, qui ne peuvent se confier au bistouri des grands

    chirurgiens On lui amne un malade Si cest une femme, il exige que le mari assiste

    lopration, et rciproquement

    Parce que moi, dit-il, avec emphase et bonhomie je ne travaille pas dans les

    34 Cette anecdote est la version dveloppe de celle que Mirbeau a dj donne, en 1899, dans le Frontispice duJardin des supplices. Elle concerne galement le docteur Trpan (voir la note 2 de larticle

    prcdent). Cette irruption, encore voile, de limaginaire mirbellien dans la chronique amorce la chute, quimle ostensiblement la ralit et la fiction.

    35 Dans un article de 1896, intitul LHpital et recueilli dansLe Chemin de Velours (Mercure deFrance, 1928), Remy de Gourmont crivait, aprs avoir voqu le ventre des filles publiques barr dunelarge couture : Il ne faut demander aux mdecins que le respect de la chair pauvre et sans dfense .

  • 7/27/2019 Arnaud Vareille, "Octave Mirbeau et la mdecine"

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    caves je travaille au grand jour au grand jour, morbleu !...

    La malade est allonge sur la table dopration endormie Le docteur commence

    Un coup de bistouri et le ventre est ouvert !...

    Vous voyez, dit-il au mari le ventre est ouvert !... Maintenant, si vous voulez queje fasse lopration, cest quinze cents francs en plus

    Mais, rpond le mari, constern vous maviez dit six cents francs

    Pour le ventre pour le ventre, sacristi !... Mais pour lopration Ah ! vous ne

    voudriez pas !

    On discute Les manches retrousses, le couteau la main, le docteur gesticule

    Le ventre Le ventre seulement Ne loublions pas

    La plupart du temps on sarrange pour cinq cents, pour mille francs quelquefois pourdeux cents Souvent, on ne sarrange pas du tout car, les six cents francs, ctait tout ce

    quil y avait dans la maison.

    Alors, il ny a rien de fait !... dit le docteur

    Et il recoud la patiente, qui sera opre par un autre, ou qui mourra au petit

    bonheur !...

    Cette histoire, que je fus mme de vrifier plus tard, me fut conte par mon vieil ami

    Triceps36 Elle avait le don de lenchanter

    Et comme je protestais contre sa gaiet :

    Quest-ce que tu veux me dit-il cest la vie !

    Cest la mort.

    Eh bien ! la mort des uns cest la vie des autres Ainsi, moi, tiens tu me

    connais Je suis bon garon sensible. charitable et tout !... Oui Eh bien ! mon

    vieux jai trouv un nouveau pansement pour les escarres Il est patant !... Il est

    patant en ceci quil emporte tout mme le malade !... Ah ! ah ! ah ! quest-ce que tu

    veux ?... cest la vie !... Hier encore ce pansement je lai expriment sur un

    professeur dhistoire Eh bien !... il est dans lhistoire, lheure quil est, ce brave

    professeur !... Cest la vie !... Ah ! sil fallait faire attention tous les insectes quon

    crase !...

    Ce brave Triceps !... Je voudrais bien savoir si le docteur Doyen le connat aussi, celui-

    36 Personnage rcurrent chez Mirbeau. Il tait dj le mdecin de la farce intitule LEpidmie(1898) et celui du romanLes Vingt-et-un jours dun neurasthnique, qui vient de paratre six mois plus tt, le15 aot 1901. Il se caractrise par une bonhomie cynique.

  • 7/27/2019 Arnaud Vareille, "Octave Mirbeau et la mdecine"

    23/49

    l !...37

    Le Journal, 6 janvier 1902

    * * *

    Le docteur Doyen, par Delannoy, Les Hommes du jour, 1 janvier 1909

    37 Unpost-scriptum fait suite larticle dansLe Journal. Nous ne le reproduisons pas ici, car il traitedart et non de mdecine.

  • 7/27/2019 Arnaud Vareille, "Octave Mirbeau et la mdecine"

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    Mdecins du jour

    I

    Ils ne soignent plus mais ils professent

    Une sance lhpital

    Jai suivi, voici quelques jours, la visite dun clbre mdecin, dans un des grands

    hpitaux de Paris.

    Ah ! cet hpital !... La tte men tourne et le cur men lve encore ! Aprs tout,

    pourquoi ne pas le nommer, cest Beaujoner.

    Le concierge mavait dit :

    Le couloir, droite Traversez deux cours un autre couloir Ensuite, prenez

    gauche L, vous demanderez, h !Je crus que je marchais dans une ville morte. Des murs noirs ; un carrelage ingalement

    bossu, o la poussire saccumulait dans les creux ; des cours trs sales, trs mornes,

    encombres de pltras ; des appentis crouls ; et l, quelques arbres chtifs qui ignorent

    le printemps et qui poussent, on ne sait comment, entre des pavs ; pas de verdures, pas de

    fleurs. Une lumire dune affreuse tristesse, une lumire malade, dort au fond de ces cours

    quenferme le quadrilatre des btiments, o les fentres sont plus sombres, les vitres plus

    encrasses, plus opaques que les vieilles pierres ronges des faades. Une prison metparu moins sinistre. Cela ressemblait dnormes magasins abandonns, une usine aprs

    lincendie38.

    Dans les couloirs, je croisai trois ou quatre pauvres diables, en bonnet de coton, en

    capote bleutre, qui, appuys sur une canne et toussotant, se promenaient tout petits pas.

    er Situ dans le 8e arrondissement de Paris, ltablissement, fond en 1784 par Nicolas Beaujon, futdabord un orphelinat et ne devint un hpital quen 1795.

    38 La description reprend les caractristiques de lhpital psychiatrique visit par le narrateur auchapitre III des Vingt et un Jours dun neurasthnique (1901).

  • 7/27/2019 Arnaud Vareille, "Octave Mirbeau et la mdecine"

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    Jen vis dautres, dans les cours, assis sur des bancs, grelottant, paules hottues39, genoux

    serrs, qui prenaient lair et respiraient la vie la bouche dun caniveau. On et dit quils

    avaient t oublis l, comme des paquets, dans la hte dun dmnagement. Quand je

    passai devant eux, ils neurent la curiosit ni la force de lever la tte.Je trouvai le matre dans son laboratoire. Il nouait, mthodiquement, par-dessus son

    veston, un tablier de toile bise. Une toque noire, un peu incline sur loreille, coiffait sa

    respectable calvitie. Il parlait de Salom40. Avec beaucoup dindignation, il protestait contre

    une exhibition aussi immorale . Des baisers sur la bouche dune tte coupe ! Ah ! ah !

    Pouah !... Spectacle ignoble offert des dgnrs du monde par des dgnrs de la

    musique et de la littrature : il pronona mme le mot de dlinquants.

    Regrettons Cyrano, messieurs, et Corneille dont la forte vertu etc.41

    Nous tions l une vingtaine de personnes : internes, lves prfrs, amis, trois dames,

    pas trs jolies, qui tudiaient la mdecine. Ctait fort imposant. Et je pensais, non sans

    orgueil, combien, dans un instant, les malades allaient tre rassurs par tant de braves gens

    runis en cortge, pour les soulager et pour les gurir.

    *

    * *

    La premire salle o nous entrmes doit contenir rglementairement vingt-quatre lits.

    Cest du moins ce que mapprit une inscription rpte sur les murs. Jen comptai

    quarante-neuf. Ils se touchaient. Nul espace libre entre eux. Ctait comme un immense

    drap blanc o les ttes renverses, les mentons levs faisaient leffet de petites taches

    noires, brunes ou jaunes, quelques-unes trs rouges, quelques-unes, aussi, plus ples que le

    drap. On avait beaucoup de peine sen approcher.

    Sur un regard que jadressai linterne :

    Ah ! oui fit celui-ci en souriant ironiquement. Le cube dair, nest-ce pas ? Le

    39 Adjectif qualificatif non attest et cr partir du verbe hotter : porter avec une hotte (Littr). Ce nologisme est une trace de lcriture artiste laquelle sacrifie souvent Mirbeau.

    40 Richard Strauss vient de mettre en musique la figure de Salom, daprs luvre dOscar Wilde(1893). Ladaptation du livret a t ralise par Hedwig Lachmann et lopra cr le 9dcembre1905, auHofoperde Dresde. La cration franaise en langue originale a eu lieu Paris, le 8 mai 1907, au Thtre duChtelet. la suite de la reprsentation, Mirbeau a crit tout le bien quil pensait de luvre et durapprochement franco-allemand quelle occasionnait (voir ses Chroniques musicales, Sguier/Archambaud,2001, pp. 237-245).

    41 Mirbeau napprcie gure Rostand et se mfie de lhrosme cornlien. Les deux rfrencesservent de repoussoirs luvre prcite, illustration de lart vritable, selon lui.

    http://fr.wikipedia.org/wiki/9_d%C3%A9cembre%20%5C%5C%209%20d%C3%A9cembrehttp://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9cembre%20%5C%5C%20D%C3%A9cembrehttp://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9cembre%20%5C%5C%20D%C3%A9cembrehttp://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9cembre%20%5C%5C%20D%C3%A9cembrehttp://fr.wikipedia.org/wiki/1905_en_musique_classique%20%5C%5C%201905%20en%20musique%20classiquehttp://fr.wikipedia.org/wiki/Semperoper%20%5C%5C%20Semperoperhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Semperoper%20%5C%5C%20Semperoperhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Dresde%20%5C%5C%20Dresdehttp://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9cembre%20%5C%5C%20D%C3%A9cembrehttp://fr.wikipedia.org/wiki/1905_en_musique_classique%20%5C%5C%201905%20en%20musique%20classiquehttp://fr.wikipedia.org/wiki/Semperoper%20%5C%5C%20Semperoperhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Dresde%20%5C%5C%20Dresdehttp://fr.wikipedia.org/wiki/9_d%C3%A9cembre%20%5C%5C%209%20d%C3%A9cembre
  • 7/27/2019 Arnaud Vareille, "Octave Mirbeau et la mdecine"

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    fameux cube dair ? Eh bien ! voil Ici, il en est des rglements comme partout De la

    thorie, mon cher

    Des infirmiers nous prcdaient qui dplaaient, comme ils pouvaient, les lits serrs,

    faisaient virer les malades ainsi que des meubles dans un grenier encombr. Je crus unmoment quon allait les empiler les uns sur les autres, les mettre en rayons de bibliothque,

    afin dtablir un passage, un dgagement.

    De nouveau, jexprimai ma surprise.

    Je demandai :

    Mais cest toujours comme a, me rpondit-il. Du premier au dernier mois de

    lanne Nous navons jamais assez de place Lencombrement est tel que, pour

    hospitaliser des cas plus graves, les cas urgents qui nous arrivent, je suis oblig decongdier les malades qui nont que 38 de temprature Oui, enfin 38, 383

    Cest--dire que vous les envoyez dans un autre hpital ?

    Vous tes inou !... Un autre hpital !... Mais dans les autres hpitaux, mon cher,

    cest pareil !

    Alors ?... O vont-ils ?...

    Linterne hocha la tte, fit un geste vague qui exprimait peut-tre de limpuissance,

    peut-tre de la fatalit :

    Quest-ce que vous voulez ?...

    Mais cest affreux ! mcriai-je.

    Sans doute Heureusement, on finit par se blaser un peu Sans a !...

    Tous avaient lair de braves gens. Je me rendis compte que ce que je voyais l, ce

    ntait la faute ni des mdecins, ni des internes, ni du personnel de lhpital, ni de

    lAssistance publique ; que ce ntait ni la faute de personne, que ctait la faute de tout le

    monde. De cet abandon honteux o est laisse ladministration la plus sacre, il ne fallait

    accuser que leffroyable gabegie lectorale, gabegie anonyme par o, de Lille Marseille

    et de Bordeaux Belfort, coule, ruisselle, sans cesse et sans profit pour aucun, lor inutile

    des budgets42

    Nous tions engags la file indienne, dans ltroite range pratique par les infirmiers

    entre les lits. En passant, on saccrochait aux couvertures, aux matelas. Par une maladresse

    dont je rougis trs fort, jappuyai un peu lourdement ma main sur le ventre dun malade,

    42 Mirbeau exprime ici la mfiance que sa sensibilit anarchiste lui a toujours inspire envers lesystme parlementaire, juste bon, selon lui, confisquer lgitimement les moyens de dcision au bnficedopportunistes et de dmagogues, grims en individus soucieux du bien public.

  • 7/27/2019 Arnaud Vareille, "Octave Mirbeau et la mdecine"

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    qui poussa un cri de douleur.

    Allons ! allons ! fit linterne. Comme tu es douillet, maintenant !

    Douillet ! douillet !... Je voudrais vous y voir !... Ah ! vrai.

    Lexpression de sa figure se calma instantanment. Il ajouta avec presque de la gaiet : Enfin, tout de mme, monsieur linterne, je me fais vieux ici vous savez ?... Et

    puis, votre fait je ne peux plus, je ne peux plus !...

    Ses grands yeux caves mmurent. Au-dessous du sinus maxillaire, ses joues se

    creusaient profondment. Il avait une barbe de quinze jours, qui poussait trs noire, et, par

    la chemise entrouverte rejoignait la pilosit du thorax dcharn. La fivre, sur ses lvres

    sches, soulevait de petites cloques brles et blanchtres

    Qua-t-il ? demandai-je, quand nous nous fmes un peu loigns. On ne sait pas trop, rpondit linterne. Une typhlo-colite aigu, peut-tre, peut-tre

    autre chose. Il est perdu a, on le sait

    Aprs un petit silence :

    On va le transporter, ce soir, dans le service de la chirurgie Jai besoin de son

    lit

    *

    * *

    Lillustre professeur stationnait successivement au chevet des malades. Quelquefois, il

    leur adressait la parole, le plus souvent, il ne leur disait rien. Il tait, devant eux, impassible

    et froid, comme devant des pices anatomiques. Il les examinait avec une attention rapide

    et concentre Au-dessus de quelques lits salignaient, sur une planchette, des fioles

    contenant de lurine. Il les prenait, les exposait une vive lumire, les regardait, les

    secouait :

    Ah ! ah ! faisait-il, simplement.

    Ou bien, sur un autre ton :

    Oh ! oh !

    Puis, le dos tourn au malade, une main sur ses hanches, lautre se livrant des gestes

    lents et pondrs, les jambes croises sous le tablier de toile bise, la toque un peu plus

    penche sur loreille, il parlait avec abondance. Sa suite lcoutait religieusement. Un flot

    de mots scientifiques sortaient de sa bouche, qui sen allaient rouler de lpouvante, par

    toute la salle, comme la vague roule des galets sur une grve. Il dcrivait la maladie

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    minutieusement, son closion, son volution, sa terminaison probable, sans le moindre

    souci du patient qui, lui aussi, coutait avidement, des grimaces aux lvres, ces paroles

    dautant plus terribles quil ne les comprenait point. De temps en temps, le matre invitait

    un lve, un confrre contrler, par un bref examen, cest--dire admirer le diagnostic silonguement dcrit. Et de toutes les couchettes les regards taient tendus vers lui, regards de

    terreur, despoir aussi, pauvres regards affols, o sexprimaient, dans une fixit tragique,

    tout linfini de la douleur et de lillusion, et tout limmense dsir de vivre, et toute

    laffreuse peur de mourir.

    *

    * *

    Nous allmes ainsi de salle en salle. Mme encombrement, mme dcor sinistre,

    mmes discours, mmes regards. Le professeur ne sarrtait pas aux lits des malades en

    agonie. Pourquoi faire ?

    Dans la dernire salle, en dcouvrant un malade, il dit :

    Ah ! messieurs, voici un cas trs curieux, excessivement curieux Jappelle tout

    particulirement votre attention

    Je navais pu approcher aussi prs que jeusse voulu du professeur, et je nentendais

    pas toujours trs bien ce quil disait. Pourtant, je crus comprendre que le cas en question

    tait surtout curieux par une certaine qualit de la douleur. Il parat que cette douleur

    venait contrarier formellement toutes les lois jusquici vrifies de la psychologie

    exprimentale. Ctait passionnant. Pour tayer dun exemple sa dmonstration, qui fut

    longue, et, maffirma linterne, trs remarquable, il pesait du pouce, trs fortement, et aux

    moments les plus opportuns, sur la partie douloureuse. Alors le pauvre diable

    soubresautait ; on voyait passer sur tout son corps comme une vague de souffrance. Mais,

    ne voulant pas crier, ne voulant pas hurler, il se dchirait les lvres avec ses dents. Une

    sueur paisse, gluante, collait ses cheveux, poissait sa barbe Et son regard ! Oh ! ce

    regard de crucifi, comment pourrai-je jamais loublier ?...

    Tout entier sa leon, lillustre professeur exigea que chacun de la suite vint appuyer

    du pouce sur la douleur et quil en vrifit les correspondances et les rpercussions

    extraordinaires. Tous dfilrent, tous appuyrent. Le dernier qui vint tait un tout jeune

    homme, trs petit, avec une courte barbe blonde, taille en pointe, un front norme, et dj

    chauve. Il se fit un visage souriant, et, comme sil flicitait le matre davoir, en quelque

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    sorte, invent une souffrance nouvelle, il dit :

    En effet, cher matre, en effet Extrmement curieux !... Trs amusant !

    Par malheur, lhomme tait vanoui.

    La visite termine, pendant que le professeur, toujours professant, se lavait les mains, jedemandai linterne :

    Expliquez-moi une chose qui me tourmente et qui mintrigue Le docteur a

    beaucoup et fort loquemment parl sur les malades De leur traitement, pas un mot, pas

    un seul mot

    Linterne me regarda avec stupfaction :

    Mais naturellement, mon cher Comment ? Vous en tes encore l ?... On ne traite

    pas les malades aujourdhui. Ce nest plus la mme chose. Finie, la thrapeutique !... Maisoui, voyons !... Le mdecin, le vrai mdecin moderne, ce nest plus un mdecin Cest un

    savant, mon cher. La mdecine et la science, a fait deux choses, et qui sexcluent !...

    Tenez

    Il fut interrompu par le professeur qui lappelait.

    Venez donc me voir aprs le service Je vous expliquerai, dit-il.

    Et il me quitta.

    Le Matin, 29 mai 1907

    * * *

    Mdecins du jour

    II

    Hcatombe denfants : la facult se porte bien

    Lhistoire romaine et la peinture acadmique franaise nous apprennent que rien

    nlve lesprit comme de mditer sur les ruines.

    Jamais dcor plus favorable que lhpital Beaujon ne stait offert mes mditations.

    Pourtant, en attendant le retour de mon ami linterne, laffreux aspect de ces murs entre

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    lesquels je marchais, le dgot tragique de ces salles o javais pass sattnurent peu

    peu. Cest que me revenait lesprit le souvenir dune autre visite toute rcente que javais

    faite un autre hpital, lhpital des Enfants-Malades43, auprs duquel, maintenant que jen

    voquais lpouvante, Beaujon mapparaissait comme un palais ferique.En allant aux Enfants-Malades, je mtais dit :

    Certes, je sais ce que cest que ladministration. Je connais son inertie, son incurie,

    ses traditions misonistes, son gaspillage effrn de largent, son mpris, ou plutt son

    indiffrence, pour la vie humaine. Je sais aussi quelle ne fait pas toujours ce quelle

    voudrait. Il ne faut donc pas mattendre de trs beaux spectacles. Mais, l-bas o je vais,

    il sagit de lenfant. Lintrt national, dfaut de la pit administrative, commande quon

    ait pour lenfant des soins exceptionnels, quon lentoure dune protection vigilante ettendre. Si, dans notre socit imprvoyante et dure lhomme, il reste encore un effort, un

    scrupule, un souci de lavenir, un respect de la vie continue, ce doit tre pour lenfant, car

    en le perdant, on perd tout

    Or, ce que je vis lhpital des Enfants-Malades, voici.

    *

    * *

    Je fus tout dabord frapp par son aspect riant. De lespace, de la lumire, de larges

    pelouses, des bouquets darbres. Accroupi devant une plate-bande, un jardinier plantait des

    fleurs. Quelques pavillons taient neufs. Les autres btiments semblaient bien vieux, mais

    leurs faades, soigneusement blanchies, navaient dans la perspective rien qui minquitt.

    En men approchant les fentres aux rectangles affaisss me parurent pourtant sournoises

    et mchantes.

    Du premier service o je fus introduit, rien dire ou peu de choses. En France qui est

    un des pays les plus malpropres et les plus routiniers de lEurope44, il ne faut pas se

    montrer trop difficile. Ce que je vis tait convenable, ou peu prs. Jappris que, fatigu de

    ses incessantes et vaines rclamations, le mdecin titulaire du service avait pris sa charge

    43 LHpital des Enfants-Malades, premier tablissement pdiatrique au monde, ouvre ses portes en1802, Vaugirard, dans lancienne Maison de lEnfant-Jsus.

    44 Le jugement est fond en raison puisque Mirbeau a effectu, en 1905, un tour dEurope enautomobile.La 628-E8, rcit qui paratra en novembre 1907 chez Fasquelle, retrace les tapes essentielles de

    ce voyage travers la Belgique, les Pays-Bas et lAllemagne. Le romancier y soulignera la propret et lamodernit de ce dernier pays pour les opposer linsalubrit des villages franais.

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    la rfection de ces salles. Il avait fait ce quil avait pu ; de lillusion surtout, et cest

    beaucoup. Ici et l, quelques plantes vertes ; des jouets sur les lits ; des couleurs claires

    partout Cela rassure les visiteurs et rconforte lesprit des petits malades. Sous le gai

    badigeon, on nen voyait pas moins la vtust des murs, le tassement et les fissures duplafond, linsalubrit des parquets. lentre des salles, il y avait des boxes disolement

    qui nisolent rien et do la contagion peut aller o elle veut, comme elle veut. Que ces

    boxes nisolent pas, cela est indiffrent ladministration. Quils aient lair disoler, cest

    tout ce quon leur demande. De la porte, les rglements sont saufs.

    Je trouvai bien rudimentaires, tout fait indignes de la Ville de Paris, les installations

    annexes : tuves, laboratoire, laiterie, salle de bains, chambre de photographie et de

    radiographie, etc. la rigueur, on pouvait sen servir, avec de la patience, de lingniositet du dvouement. Heureusement, ce nest pas ce qui manque ici.

    Allons, allons, me disais-je en mexcitant lindulgence Ce nest pas trop mal !

    Je traversai les pavillons de la diphtrie, de la scarlatine, de la rougeole, pavillons

    presque neufs, bien installs, trop encombrs. Mais, en ces temps dpidmies,

    lencombrement est invitable.

    Allons, allons, me disais-je encore, cest trs bien !...

    Pourtant, dans le pavillon de la rougeole, jassistai lagonie dun bel enfant de douze

    ans. Il venait du service des coquelucheux, o naturellement il avait contract une trs

    grave rougeole et, avec la rougeole, une broncho-pneumonie infectieuse, contre laquelle,

    hlas ! on ne pouvait rien. Ses yeux taient dj hagards ; ses petites mains se crispaient sur

    le drap. Il touffait, il dlirait. Ctait un enfant trs beau, extrmement robuste, bti pour

    vivre toute une longue et forte vie dhomme. Et il mourait ! Et il avait fallu lhpital pour

    que la mort ait raison de ce corps de petit hercule !

    *

    * *

    Le service des coquelucheux est situ au troisime tage dun trs vieux btiment.

    Lescalier qui y mne est sombre et ftide. La rampe de fer, mal peinte, glue aux doigts.

    Les marches en sont uses, quelques-unes entirement pourries. Toutes sortes de tarires

    ont creus dans le bois des trous o la boue des chaussures et les germes morbides que le

    vent apporte du dehors saccumulent et fermentent. Sur les murs, anciennement peints en

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    brun, les dgels successifs ont fix les traces multiples de leurs rigoles deau, les fantaisies

    sinueuses de leurs salets. Lenduit tombe par plaques. Le salptre y soulve de grosses

    cloques par o suinte sans cesse une matire blanchtre, comme le pus suinte dune plaie

    infecte. Et lodeur de tout cela est terrible. Ce nest plus lodeur de lhpital, cest lodeurde la misre, lodeur de la contagion, lodeur du crime aussi. Vritablement, joubliais que

    jtais dans un hpital. Il me semblait que jaccompagnais quelquun qui va oprer une

    rafle dans un bouge.

    Les salles, troites et trs basses elles ne mesurent que deux mtres soixante-cinq

    centimtres de hauteur taient bondes. Lits contre lits ; souffles contre souffles ; morts

    contre mourants. La premire observation que je fis fut que la disposition des fentres ne

    permettait pas de renouveler laration de ces mornes soupentes, o la lumire se faitlivide, o latmosphre est pesante et empoisonne. Jy respirais difficilement, jy respirais

    comme dans les cavernes du Mtropolitain45 Je vis que de grosses poutres traversaient le

    plafond ; je vis que des lzardes souvraient dans les murs Un petit venait de mourir ;

    prs du cadavre, encore chaud, un autre petit rlait. Je nentendais que des souffles touffs

    ou sifflant. Des toux dchirantes soulevaient, sous le drap, de pauvres petites poitrines

    condamnes.

    On me dit :

    Ah ! monsieur ! Cest une piti !... Ils nous arrivent, la plupart du temps, avec des

    coqueluches simples Huit jours, quinze jours la campagne, et ce serait fini !... Ici, la

    maladie se complique tout de suite Ou bien cest la rougeole je me rappelai le bel

    enfant qui agonisait cest la scarlatine, cest la diphtrie, toute sorte de mauvaises fivres

    quils attrapent car tout est infest ici et dont ils meurent car la virulence de ces

    infections est extraordinaire Et voyez, monsieur !...

    On me dsignait le plafond, les murs.

    Voyez !... Ces pauvres petits malades nont pas seulement la moiti de lair quil

    faudrait des enfants bien portants

    Je demandai :

    Combien en meurt-il ?

    Vingt-quatre pour cent, monsieur, me fut-il rpondu.

    Et aprs un silence :

    Bien entendu, nous ne comptons pas tous nos autres contagieux qui sen vont

    45 Inaugur en 1900.

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    mourir dans les autres services !

    *

    * *

    Par des escaliers pareillement ignobles, entre des murs galement sordides, nous

    montmes ensuite la crche.

    L non plus, on ne sest pas donn la peine de dissimuler. L, cest le crime et cest

    lassassinat, toujours !...

    Pas de salles de bains la crche. Trois baignoires portatives, en fonte maille, et dont

    lmail est parti, laissant nu les rugosits infectes de la fonte. Et cest tout.Pas de chauffage la crche. Lhiver, on allume un pole microscopique qui narrive

    jamais rpandre dans les salles la chaleur rglementaire. Aussi, par les journes froides,

    dans la crainte des pneumonies, on ne baigne pas les enfants la crche.

    Plus de nourrices la crche. Leurs enfants sy contaminaient et mouraient comme les

    autres.

    Plus de visiteurs charitables la crche. Les mdecins en interdisent laccs, par peur

    de la contagion. Car la contagion court de lits en lits, comme sur des fils lectriques, et la

    mort est au bout. On apporte cette crche des bbs dont beaucoup sont sains et beaux, et,

    aprs quelques jours, malgr les soins dun personnel de femmes admirables, ce nest plus

    que de petits cadavres quon jette sur les dalles de lamphithtre, comme des paquets de

    viande sur des tals de boucherie Il faut que vous sachiez, que vous rptiez partout que,

    dans cette crche maudite, la mortalit slve un chiffre effrayant de soixante-dix pour

    cent !

    Ah ! limpression dhorreur et de colre que jai ressentie l, je voudrais la

    communiquer aux mres, je voudrais leur dire, je voudrais leur crier :

    Nenvoyez jamais vos enfants la crche des Enfants-Malades Tuez-les plutt !

    *

    * *

    cinquante mtres de l slve un admirable pavillon. Il est tout neuf. Il reluit. Il est

    bti en briques vernisses, multicolores, perc de larges baies par o lair, la lumire

  • 7/27/2019 Arnaud Vareille, "Octave Mirbeau et la mdecine"

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    entrent grandes ondes de vie et de joie. Des arbres lentourent. Des fleurs ornent ses

    abords gays. Cest l que stale, que triomphe notre glorieuse Facult.

    Pour se construire ce palais, la Facult a bien pris largent destin aux malades ; elle a

    bien pris le meilleur emplacement dans les vastes terrains de lhpital ; elle a bien pris unpeu de lair, un peu de la lumire quil fallait au pavillon de la rougeole Mais la Facult

    a le droit de tout prendre Et que les petits agonisants qui meurent dans ces taudis

    empoisonns se rjouissent ! Et que se rjouissent aussi les petits cadavres quon empile,

    comme les volailles au march, sur les tables de dissection labri de la contagion, dans

    ce merveilleux amphithtre o jamais personne dailleurs ne vient suivre un enseignement

    inutile et dcri, bien douillettement chauffe, dans ses salles spacieuses, toujours dsertes,

    la Facult est heureuse La Facult se porte bien !

    Le Matin, 16 juin 1907

    * * *

    Mdecins du jour

    III

    Professeurs qui nenseignent pas. Mdecins qui ne soignent pas.

    Mon ami linterne vint me retrouver. Jtais fort surexcit. Je lui en expliquai un peu

    fbrilement la raison. Il me dit, en mentranant, par un ddale de couloirs, dans une

    chambre :

    Sans doute, ce que vous avez vu Beaujon et aux Enfants-Malades, ce que vous

    pouvez voir, chaque jour, dans tous les hpitaux de Paris, est effrayant. Cela effraie surtout

    par le pittoresque violent qui sen dgage. Mais ce nest pas le plus effrayant, croyez-moi.

    Lhpital nest quun des effets du mal ; ce nen est pas la cause. La cause est ailleurs

    Elle est principalement dans lenseignement mdical Elle est, pour tout dire, dans la

    Facult, dans les pouvoirs exorbitants que sattribue la Facult, soutenue, protge par le

  • 7/27/2019 Arnaud Vareille, "Octave Mirbeau et la mdecine"

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    gouvernement, par tous les gouvernements quils soient conservateurs ou

    rvolutionnaires qui se succdent en France. En France, les gouvernements changent : les

    institutions ne changent jamais. Elles datent, pour la plupart, de Louis XIV. Quelques-unes,

    les plus modernes, de Napolon. Il nen est pas une qui date de nous. Il sest accompli deschoses immenses ; lEurope sest forme en grandes nations ; lAmrique, lAustralie,

    lAsie, mme la noire Afrique ont pris ou repris leur place dans le monde. Nos institutions

    lignorent ou elles sen moquent. Elles demeurent, refusant obstinment de sadapter aux

    ncessits de notre existence largie. Que des institutions puissent durer aussi longtemps

    sans voluer, alors que la vie volue sans cesse, cest ce que, pour les condamner, on en

    peut dire de plus caractristique. Et pourtant, cest, chez nous, la raison la plus forte que

    nous avons de les maintenir. Quand je contemple M. Maujan46

    , qui est le symbole du pluspur radical-socialisme, je me dis que la Rvolution la grande na, au fond, touch

    rien. Elle na touch qu des noms, qu des mots. La guillotine, qui versa tant de sang

    inutile, na mme pas touch aux ttes quelle trancha.

    *

    * *

    Une fois install dans sa petite chambre, aprs avoir bourr sa pipe, mon ami interne

    reprit :

    Le public peut, sil en a le got, voir ce qui se passe lhpital. Il ignore tout de ce

    qui se cuisine la Facult. Je vais vous le dire sommairement Dabord, mon cher, nous

    navons pas rellement denseignement mdical. Ce que nous avons, cen est la parodie

    Je me rappellerai toujours le soupir de soulagement que poussa un de nos matres quand il

    fut nomm professeur Comme on le flicitait : Enfin, scria-t-il, en saffalant dans un

    fauteuil, je vais donc pouvoir me reposer ! Et il fit comme il avait dit. Il ntait plus tout

    jeune, la vrit, avait une femme riche, aimait fort la musique. Ce fut pour lui loccasion

    de se consacrer dsormais, et presque exclusivement, sa passion. Je pourrais vous citer le

    cas vraiment prodigieux de celui qui, le jour mme de sa nomination, demanda et obtint un

    cong qui, sans interruption, dure depuis seize ans. Celui-l voyage. Il est archologue, je

    pense, moins quil ne soit conomiste, ou peut-tre danseur. Nous y avons gagn quils

    46 Adolphe Maujan (1853-1914), dput de la Seine deux reprises, vient dtre rlu, le 20 mai1906, pour un nouveau mandat. Il sige dans le groupe de la Gauche radicale socialiste.

  • 7/27/2019 Arnaud Vareille, "Octave Mirbeau et la mdecine"

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    ne nous assomment pas de leurs leons, si parfaitement oiseuses. Cest quelque chose, et

    cela vaut bien les quinze mille francs annuels que nous leur payons. Malheureusement, il

    en est qui prennent leurs fonctions au srieux, et qui svissent. Je sais bien que nous ne

    sommes pas tenus de les couter, et cette libert, nous en usons dans une large mesure. part Robin, Dieulafoy, Pozzi47 dont les cours sont suivis par un public nombreux, les autres

    professeurs professent dans le dsert. Pour remplir leurs vastes amphithtres, ils nont

    jamais que le personnel de leurs services et les infortuns stagiaires. Les plus hauts

    bonnets sen adjoignent jusqu quarante. Mais cela ne fait illusion personne. On ne

    vient pas leurs cours, on ny vient pas pour cette seule raison quon ny apprend rien. Les

    seuls cours suivis bien quils soient mis lindex sont ceux des professeurs libres. Il est

    instructif, par exemple, de comparer les cours dHuchard48

    , Necker49

    , et ceux deLandouzy50, Lannec51. tudiants, professeurs, mdecins de province, praticiens trangers

    accourent en foule autour dHuchard, tandis que le pauvre Landouzy se morfond toujours

    parmi ses seuls stagiaires, dont beaucoup, ny tenant plus, sendorment ou bien dsertent.

    Cest que le premier, en six leons nourries, fortes, claires et concises, vous fait un

    magistral expos thorique et thrapeutique, des maladies du cur, tandis que le second se

    perd, toute une longue anne, dans les brouillards de la mdecine gnrale avec citations et

    digressions littraires, qui nont dailleurs aucun rapport avec la littrature, pas plus

    quavec la mdecine. Il faut le dire. Sauf en de trs rares exceptions, la Facult est

    infiniment mdiocre et absolument strile. On la connat bien ltranger, o depuis

    longtemps, elle a perdu tout prestige. Les grandes dcouvertes ont toujours t faites par

    des professeurs libres. Lannec52, qui dcouvrit lauscultation, nappartint point la

    Facult. Claude Bernard, qui rvolutionna la physiologie ; Pasteur, qui nous devons toute

    47 Albert Robin (1847-1928), membre de lAcadmie de mdecine, spcialiste renomm delestomac. Ami de Mirbeau, dont il est le mdecin traitant depuis plusieurs annes, il sera le ddicataire de

    Dingo (1913). Mdecin la mode, il avait dj eu les honneurs de la littrature avec Villiers de LIsle-Adam,qui lui avait ddi Une entrevue Solesmes , lune de sesHistoires insolites (1888), et avec Jean Lorrain,qui fit de mme en 1900 avec Le Possd , un des Contes dun buveur dther. Georges Dieulafoy (1839-1911), professeur de pathologie interne la Facult de Mdecine de Paris. Samuel Pozzi (1846-1918),chirurgien de lhpital Broca Paris, pionnier de la gyncologie et ami de Mirbeau ; il est un des modles dudocteur Cottard dansLaRecherche du temps perdu et le pre de la potesse Catherine Pozzi.

    48 Henri Huchard (1844-1910), mdecin clinicien franais. Membre de lAcadmie de mdecine etspcialiste rput des affections cardiaques, il a publi un Trait clinique des maladies de cur.

    49 Hpital fond en 1778, par Madame Necker, mre de Madame de Stal et pouse de JacquesNecker, ministre de Louis XVI. Il est consacr la mdecine et la chirurgie de l'adulte. Il ne fusionneraavec lhpital des Enfants-Malades quen 1920.

    50 Louis Landouzy (1845-1917), membre de l'Acadmie de Mdecine. Spcialiste de la tuberculose,il est aussi clbre pour ses mondanits.

    51 Ancien hospice cr au XVIIe sicle pour les ncessiteux puis rserv aux femmes en 1801, avantde devenir un hpital gnraliste, Lannec tait sis Paris, au 42 de la rue de Svres.

    http://fr.wikipedia.org/wiki/Madame_de_Sta%C3%ABl%20%5C%5C%20Madame%20de%20Sta%C3%ABlhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Madame_de_Sta%C3%ABl%20%5C%5C%20Madame%20de%20Sta%C3%ABlhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Necker%20%5C%5C%20Jacques%20Neckerhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Necker%20%5C%5C%20Jacques%20Neckerhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_XVI_de_France%20%5C%5C%20Louis%20XVI%20de%20Francehttp://fr.wikipedia.org/wiki/Acad%C3%A9mie_de_m%C3%A9decine%20%5C%5C%20Acad%C3%A9mie%20de%20m%C3%A9decinehttp://fr.wikipedia.org/wiki/Acad%C3%A9mie_de_m%C3%A9decine%20%5C%5C%20Acad%C3%A9mie%20de%20m%C3%A9decinehttp://fr.wikipedia.org/wiki/Madame_de_Sta%C3%ABl%20%5C%5C%20Madame%20de%20Sta%C3%ABlhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Necker%20%5C%5C%20Jacques%20Neckerhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Necker%20%5C%5C%20Jacques%20Neckerhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_XVI_de_France%20%5C%5C%20Louis%20XVI%20de%20Francehttp://fr.wikipedia.org/wiki/Acad%C3%A9mie_de_m%C3%A9decine%20%5C%5C%20Acad%C3%A9mie%20de%20m%C3%A9decine
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    lorientation de la science moderne, non plus. Huchard, bien des fois, a confess qu la

    Facult il net point men bien supposer quil les et entrepris ses considrables

    travaux. Alors, on se demande quoi peut bien servir la Facult ?

    Eh ! mon Dieu ! rpondis-je, comme lAcadmie franaise, comme lcole desBeaux-Arts, elle sert sattribuer des honneurs, des privilges, des profits, au dtriment

    des autres. Elle permet ses membres de recruter, par leur situation officielle, qui en

    impose toujours aux snobs, une clientle de malades qui les enrichisse, par les concours

    truqus qui sont chaque fois un marchandage et un scandale, une clientle de mdecins qui

    maintienne et continue la toute-puissance de la caste, sacharne dconsidrer, touffer

    leffort libre, et de toutes les choses de la mdecine, fasse leur chose exclusive, leur

    proprit intangible. Voil Vous y tes !... approuva mon ami linterne.

    *

    * *

    Il ralluma sa pipe, et il continua :

    Vous savez que la thrapeutique est la science du traitement des maladies, ou, mieux

    car la maladie est individuelle des malades. En ralit, la thrapeutique, cest toute la

    mdecine, tant, en quelque sorte, la synthse des sciences qui concourent faire ce que,

    dans la pratique courante, comme dans lacception idale du mot, nous appelons un

    mdecin. Eh bien ! la Facult, on nen veut plus entendre parler. la Facult, on nest

    pas un mdecin, on est un professeur. Mdecin y est devenu synonyme dapothicaire

    Toutes les plaisanteries, vous les entendez dici, nest-ce pas ?... Mdecin ?... Mais cest la

    plus grave injure, la plus impardonnable offense que vous puissiez adresser un membre

    de la Facult. Soigner et gurir les malades ?... Fi donc !... Chose ridicule, presque

    honteuse ; tare irrmdiable. M. le professeur Bouchard53, qui a la politesse acadmique,

    qualifie cela dun mot charmant : Cest un vain crmonial, crit-il. Soigner et gurir

    les malades, cela nest bon que pour ces vulgaires praticiens, bonimenteurs de la foire,

    charlatans moliresques qui pratiquent ainsi que le disait dj Voltaire54 cette bonne

    52 Ren-Thophile-Marie-Hyacinthe Lannec (1781-1826), mdecin, nomm en 1816 lhpitalNecker. Il inventa le stthoscope.

    53 Charles Bouchard (1837-1915), professeur titulaire de la chaire de pathologie gnrale, membrede lAcadmie de Mdecine et de lAcadmie des Sciences.

    54 Dans ses Epigrammes (1760), Voltaire crivait : Un mdecin, c'est quelqu'un qui verse desdrogues qu'il connat peu dans un corps qu'il connat moins .

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    farce dintroduire dans un corps que lon connat peu des mdicaments que lon ne connat

    pas du tout. Puis, comme il ne suffit pas de railler ses ennemis, quil faut les dshonorer, si

    lon peut, la Facult nhsite pas accuser les thrapeutes de former, avec les pharmaciens,

    une sorte dassociation de malfaiteurs, pour la mise en exploitation de drogues inutiles, leplus souvent, dangereuses quelquefois Le mot dordre, la Facult de mdecine, cest de

    nier la mdecine. On y repousse avec horreur la thrapeutique. On y fait galement de la

    pathologie dans lespace Un malade, mon cher, mais ce nest rien un