Aristote - Les sensibles communs aristotéliciens sont ils ......2 « Les sensibles communs (tôn...

21
Aristote - Les sensibles communs aristotéliciens sont ils des ''perçus'' communs ? - 1

Transcript of Aristote - Les sensibles communs aristotéliciens sont ils ......2 « Les sensibles communs (tôn...

Page 1: Aristote - Les sensibles communs aristotéliciens sont ils ......2 « Les sensibles communs (tôn koinôn) nous sont donnés (echomen) [d'emblée] (èdè) dans une perception commune

Aristote

- Les sensibles communs aristotéliciens sont ils des''perçus'' communs ? -

1

Page 2: Aristote - Les sensibles communs aristotéliciens sont ils ......2 « Les sensibles communs (tôn koinôn) nous sont donnés (echomen) [d'emblée] (èdè) dans une perception commune

Introduction

Dans le traité De l'âme, Aristote passe en revue et théorise les principales

facultés psychiques possédées par les êtres vivants. Loin d'être un simple catalogue,

l'ouvrage propose une analyse dynamique du principe de vie qu'est l'âme, en tant que

celle-ci admet plusieurs types, qui se découvrent de plus en plus complexes à mesure

que l'on prend pour objet des êtres vivants de plus en plus organisés. Au fur et à

mesure de cette analyse, Aristote met en évidence la manière dont, au sein du vivant,

les facultés se combinent sur le mode de la série, la possession de chaque faculté de

degré supérieur impliquant nécessairement la possession de toutes les facultés des

degrés inférieurs. Ainsi, l'animal possède la sensation (aisthèsis) mais partage

également avec la plante la faculté nutritive (nutrition et reproduction), qui est

absolument nécessaire à sa survie.

C'est dans le cadre de cette étude circonstanciée de l'âme comme principe pluriel

de la diversité vivante, qu'Aristote élabore une théorie de la sensation (principalement

de 416b à 427a), cette dernière faculté lui permettant en effet de penser la spécificité

et l'unité du règne animal, en tant que ce dernier regroupe l'ensemble des êtres

vivants possédant a minima le sens du toucher1, tout en lui offrant la possibilité de

rendre également compte de la grande diversité d'animaux que l'on observe en son

sein. En effet, ce degré minimum de la sensation, que constitue le toucher, peut-être

augmenté, à condition de posséder les organes nécessaires, d'autres modalités

sensorielles, jusqu'à quatre supplémentaires : le goût, l'odorat, l'ouïe et la vue, qui

viennent enrichir la sensation de nouvelles potentialités perceptives, ou encore faire

intervenir, dans l'acte de sentir, le concours de la mémoire, ou du désir, le tout

complexifiant largement le processus sensoriel.

La compréhension de l'animalité suppose donc la compréhension de la

sensation, en tant que cette dernière est précisément la faculté par laquelle tout

1 « L'animal (to zôion) est constitué primitivement (prôtôs) par la sensation (dia tèn aisthèsin). La preuve en est qu'aux

êtres privés de mouvement (ta mè kinoumena) et de motricité selon le lieux (mèd'allattonta topon), mais doués de

sensation (echonta d'aisthèsin), nous donnons le nom d'animaux (zôia legomen) et non pas seulement de vivants (ou zèn

monon). - La fonction sensorielle primaire (aisthèseôs prôton) qui appartient (huparchei) à tous les animaux (pasin) est

le toucher (haphè). » Aristote, De l'âme, texte établi par A. Jannone, traduction de E. Barbotin, collection des universités

de France, Les Belles Lettres, Paris, quatrième tirage de 2009, livre II, chapitre 2, 413b, p.33.

2

Page 3: Aristote - Les sensibles communs aristotéliciens sont ils ......2 « Les sensibles communs (tôn koinôn) nous sont donnés (echomen) [d'emblée] (èdè) dans une perception commune

animal est animal. Aussi, quiconque se propose de rendre compte de la théorie

aristotélicienne de la sensation ne se borne jamais, même si telle est son intention, à

simplement éclairer une certaine partie de l'épistémologie du Stagirite. Toutes les

interprétations que l'on peut faire au sujet de cette faculté et de son exercice, toutes

les conclusions auxquelles on peut aboutir, portent toujours leur lot d'implications

biologiques ou plus précisément zoologiques. Car on l'aura bien compris, analyser le

concept de sensation chez Aristote, c'est aussi immédiatement entrer dans l'analyse de

celui d'animal.

Ainsi, pour nous qui nous intéresserons, dans le cadre de la présente étude, à

l'une des fonctions de ce qu'Aristote nomme le ''sens commun'' ou koinè aisthèsis, celle

en vertu de laquelle ce ''sens'' est capable d'assurer l'appréhension sensorielle des

''sensibles communs'' ou koina2 (mouvement, repos, nombre, figure, grandeur)3, l'enjeu

est double. Il s'agira tout d'abord de comprendre le mode d'appréhension de ces

sensibles communs par la sensation. Ces derniers constituent-ils des données

sensorielles aussi immédiates et simples qu'une couleur, qu'un son, qu'une saveur,

qu'une image ou encore qu'une sensation tactile, ou bien leur appréhension se fait-elle

à travers un processus sensoriel plus complexe ? C'est en ce sens qu'il convient de

comprendre la question à laquelle nous tenterons de répondre au cours de notre

développement, à savoir : les sensibles communs aristotéliciens sont-ils des ''perçus''

communs ? ''Perçu'' faisant référence ici à un mode d'appréhension sensorielle plus

complexe que celui par lequel certaines qualités sont simplement senties

immédiatement ou quasi-immédiatement dans un acte simple. En outre, par le biais

de cette étude, nous pourrons également ouvrir notre travail sur la biologie

aristotélicienne, pour les raisons alléguées plus haut, en tirant les conséquences

zoologiques qui s'imposent, à partir des éléments relatifs à la théorie de la sensation

du Stagirite que nous aurons mis à jour.

2 « Les sensibles communs (tôn koinôn) nous sont donnés (echomen) [d'emblée] (èdè) dans une perception commune

(aisthèsin koinèn). » Ibid, livre III, chapitre 1, 425a, p.68, petit ajout à la traduction de Barbotin indiqué entre crochets.

3 « Les « sensibles communs » (koina) sont le mouvement (kinèsis), le repos (èremia), le nombre (arithmos), la figure

(schèma), la grandeur (megethos). » Ibid., livre II, chapitre 6, 418a, p.47.

3

Page 4: Aristote - Les sensibles communs aristotéliciens sont ils ......2 « Les sensibles communs (tôn koinôn) nous sont donnés (echomen) [d'emblée] (èdè) dans une perception commune

Entrée en matière – Typologie aristotélicienne des sensibles

Dans le traité de l'âme, au chapitre 6 du livre II, Aristote recense trois espèces

de sensibles, ou trois types d'objets sensoriels que la sensation (aisthèsis), prise comme

un tout, est capable d'appréhender4. Or, parmi ces trois espèces de sensibles, le

Stagirite distingue deux catégories : « deux d'entre elles, dirons-nous, sont sensibles

(aisthanesthai) par soi (kath'auta), l'autre est sensible par accident (kata

sumbebèkos) »5. Que signifie exactement cette distinction ?

I - Les sensibles par accident

Le terme ''accident'' (sumbebèkos), est expliqué par le philosophe grec au livre Δ

de la Métaphysique de la manière suivante : « Accident se dit de ce qui appartient à un

être et peut en être affirmé avec vérité, mais n'est pourtant ni nécessaire ni

constant »6. À partir de cette formule, on comprend qu'un objet sensible par accident,

c'est un objet que l'on peut appréhender avec justesse si l'on exerce correctement notre

faculté sensorielle, bien que sa présence et sa nature nous soient révélées sur un mode

contingent, c'est à dire d'une manière qui pourrait être autre qu'elle n'est (contingence

du processus), et qui ne donne pas accès à cet objet de manière certaine, ce à quoi nous

accédons pouvant tout aussi bien être la manifestation d'un autre objet (contingence

du rapport à l'objet).

Aristote exemplifie ainsi l'appréhension d'un sensible par accident en décrivant

la manière dont on perçoit un individu donné :

« On parlera de sensible (aisthèton) « par accident » (kata sumbebèkos) si, par exemple, ce

« blanc » (to leukon) est le fils de Diarès (Diarous huios) : c'est en effet par accident (kata

sumbebèkos) que celui-ci est perçu (aisthanetai), car il est accidentel (sumbebèke) au « blanc »

(tôi leukôi) d'être uni à tel objet senti (touto hou aisthanetai)7.

Le fils de Diarès est ici perçu, du fait que la couleur blanche que l'on voit est

interprétée par la faculté sensorielle comme un signe de sa présence : comme couleur

4 « « Le sensible » (to aisthèton) comporte trois espèces (trichôs). » Ibid., livre II, chapitre 6, 418a, p.46.

5 Ibid.

6 Aristote, Métaphysique, tome 1 (livres Α a Ζ), texte traduit par Jules Tricot, collection bibliothèque des textes

philosophiques, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2000, livre Δ, §30, 1025a, p.221.

7 Aristote, De l'âme, Op. Cit., livre II, chapitre 6, 418a, p.47.

4

Page 5: Aristote - Les sensibles communs aristotéliciens sont ils ......2 « Les sensibles communs (tôn koinôn) nous sont donnés (echomen) [d'emblée] (èdè) dans une perception commune

de sa peau. Or, comme le souligne Aristote, il est accidentel au blanc d'être la couleur

de la peau du fils de Diarès, il peut tout aussi bien être la couleur d'un mur, d'un ours

polaire, d'un livre, d'une tasse, etc... La vision de la couleur blanche n'implique donc

pas nécessairement celle de Diarès. De plus, la présence du fils de Diarès pourrait tout

aussi bien nous être signifiée par un son ou encore par une odeur, respectivement

interprétés comme son de sa voix et comme son odeur, plutôt que par une couleur.

On retrouve donc ici les deux éléments caractéristiques de l'appréhension des

sensibles par accident, que nous avions mis à jour à partir de l'explicitation du terme

''accident'' par Aristote, à savoir : la contingence du processus (on peut percevoir un

sensible par accident à travers plusieurs types d'actes sensoriels : vision, audition,

olfaction, exercice du toucher, du goût, ou à travers le concours simultané de plusieurs

de ces types d'actes, ce qui arrive d'ailleurs le plus souvent) et la contingence du

rapport à l'objet (le signe d'un sensible par accident que constitue une couleur, un son,

une odeur, une sensation tactile ou une saveur peut toujours aussi être le signe d'un

autre objet).

Du fait du deuxième aspect de cette contingence (contingence du rapport à

l'objet), l'appréhension des sensibles communs peut donc être source d'erreurs, comme

le souligne Aristote, lorsqu'il explique que si les sens se trompent parfois, « ce n'est pas

(ouk apatatai) sur la couleur (hoti chrôma) ou le son (oud'hoti psophos), mais sur la

nature (ti) ou l'emplacement (pou) de l'objet coloré (to kechrôsmenon), sur la nature

(ti) ou l'emplacement (pou) de l'objet sonore (to psophoun) »8. En effet, la vision d'une

couleur ou l'audition d'un son sont des certitudes, mais l'interprétation de cette

couleur ou de ce son, par laquelle ces données sensorielles deviennent les signes d'un

sensible par accident, d'une certaine nature et présent dans un certain lieu, est

faillible. Ainsi, on peut prendre l'ensemble des données visuelles, qui constituent

l'apparence de Jean, pour celle de Paul (erreur sur la nature de l'objet - ti) ou

reconnaître avec justesse la voix de Charlotte dans la montagne, mais croire, du fait

d'un écho, que la jeune femme est toute proche alors qu'en fait elle se trouve à un bon

kilomètre (erreur sur l'emplacement de l'objet – pou).

La contingence du processus et la contingence du rapport à l'objet, sont donc

8 Ibid.

5

Page 6: Aristote - Les sensibles communs aristotéliciens sont ils ......2 « Les sensibles communs (tôn koinôn) nous sont donnés (echomen) [d'emblée] (èdè) dans une perception commune

bien les deux caractéristiques fondamentales du mode d'appréhension sensorielle des

sensibles par accident. D'après notre propre nomenclature ce mode d'appréhension est

bien plutôt une forme de perception que de simple sensation, au sens d'une saisie

sensorielle immédiate ou quasi-immédiate à travers un acte simple. En effet, du fait

de la contingence du rapport entre les données sensorielles simples (couleurs, sons,

odeurs, sensations tactiles, saveurs) et les sensibles par accident, la mise en branle

d'un processus interprétatif de ces données simples est nécessaire pour percevoir les

sensibles par accident, processus qui est parfois source d'erreurs quand à la nature ou

à la localisation de ces derniers, comme nous l'avons vu.

Mais qu'en est-il des des deux autres espèces de sensibles, qu'Aristote range

dans la catégorie des sensibles par soi (kath'auto) ?

6

Page 7: Aristote - Les sensibles communs aristotéliciens sont ils ......2 « Les sensibles communs (tôn koinôn) nous sont donnés (echomen) [d'emblée] (èdè) dans une perception commune

II – Les sensibles par soi

A - Les sensibles propres (idia)

Au sein de la catégorie des sensibles par soi, Aristote admet deux espèces

distinctes de sensibles, qu'il distingue en écrivant que :

« L'une est propre (idion) à chaque sens (hekastès aisthèseôs), l'autre est commune (koinon) à

tous (pasôn). »9

Intéressons nous d'abord aux sensibles propres (idia), qui constituent l'espèce de

sensibles par soi la moins complexe et dont il nous faut de toute manière rendre

compte si l'on veut comprendre par la suite ce qui caractérise les sensibles communs.

La description que donne Aristote de ces sensibles est plutôt simple et claire,

d'autant qu'elle fait écho à un type d'expériences sensorielles des plus basiques et des

plus communs :

« J'appelle « sensible propre » (idion) celui qui ne peut être perçu (mè endechetai

aisthanesthai) par un autre sens (heterai aisthèsei) et qui ne laisse aucune possibilité d'erreur

(mè endechetai apatèthènai) : tels pour la vue (opsis) la couleur (chrômatos), pour l'ouïe

(akoè) le son (psophou), pour le goût (geusis) la saveur (chumou). »10

Les sensibles propres correspondent ainsi aux qualités sensibles les plus simples

(couleurs, sons, odeurs, saveurs, sensations tactiles, etc...), celles d'un même type étant

exclusivement sensibles par et pour un seul des cinq sens. En effet, seule la vue est

capable de sentir les couleurs, l'ouïe le son, l'olfaction les odeurs, le goût les saveurs, le

toucher le chaud, le froid, le mou, le dur, le sec et l'humide11. De plus, ces sensibles

propres se donnent sans médiation dans un acte de la faculté sensorielle, qui n'est

source d'aucune ambiguïté, ni d'aucune erreur, et qui produit une représentation

sensorielle absolument claire à elle-même. Et de fait, lorsque je vois du rouge, même si

ce rouge n'appartient pas à l'objet auquel je crois qu'il appartient, même si en réalité

cet objet n'est pas rouge mais vert, il reste néanmoins vrai que je vois du rouge et que

9 Ibid., livre II, chapitre 6, 418a, p.46.

10 Ibid.

11 Aristote remarque que, contrairement aux autres sens qui ne sont capables d'appréhender qu'un seul type de sensibles

propres, « le toucher (haphè), lui, a pour objets plusieurs qualités différentes (pleious diaphoras). » Ibid., livre II,

chapitre 6, 418a, p.47.

7

Page 8: Aristote - Les sensibles communs aristotéliciens sont ils ......2 « Les sensibles communs (tôn koinôn) nous sont donnés (echomen) [d'emblée] (èdè) dans une perception commune

ce rouge m'est immédiatement donné tel quel.

Ainsi, contrairement à l'appréhension des sensibles par accident, la sensation

des sensibles propres n'admet aucune contingence : ni dans le processus, puisqu'il n'y

a nécessairement qu'un seul sens capable d'appréhender tel ou tel sensible propre, ni

dans le rapport à l'objet, puisque le sensible propre que je sens ne peut-être autre qu'il

est senti. Le mode d'appréhension sensorielle des sensibles propres apparaît donc à

l'exact opposé du mode d'appréhension des sensibles par accident, qui admettait à la

fois de la contingence dans le processus (le fils de Diarès pouvant être vu, et/ou

entendu, et/ou senti, et/ou goûté, et/ou touché) et dans le rapport à l'objet (puisque des

signes identiques, peuvent être la manifestation de sensibles par accidents différents,

par exemple un même parfum senti à deux moments différents, pourra d'abord être le

signe de la présence de Claude et ensuite celui de la présence de Marcus, les deux

hommes ayant la même eau de toilette).

C'est pour cette raison que les sensibles propres sont dits par Aristote sensibles

par soi (kath'auto), expression qui s'oppose à ce qui est par accident (kata

sumbebèkos), c'est à dire, comme nous l'avons vu, à ce qui est précisément contingent

et non-constant. En ce qui concerne les sensibles propres, il n'est donc pas question de

parler de perception, comme pour les sensibles par accident, qui ne peuvent être saisis

qu'à travers un processus d'interprétation des données sensorielles. Ici, on a affaire à

un acte de la sensation bien plus simple, qui est à l'origine d'une représentation

sensorielle bien plus immédiate et intuitive.

B - Les sensibles communs (koina)

Parmi les trois espèces de sensibles admises par Aristote, reste donc à rendre

compte de la nature et du mode d'appréhension de la seconde espèce de sensibles par

soi, c'est à dire des sensibles communs (koina). Comme nous allons le voir, le statut de

ces derniers est particulièrement complexe et ambiguë.

Comme nous l'avions annoncé dès notre introduction, Aristote recense cinq

sensibles communs (il ajoute parfois l'unité12 mais on peut considérer qu'il s'agit d'un

cas particulier du nombre) :

12 Ibid., livre III, chapitre 1, 425a, p.68, par exemple.

8

Page 9: Aristote - Les sensibles communs aristotéliciens sont ils ......2 « Les sensibles communs (tôn koinôn) nous sont donnés (echomen) [d'emblée] (èdè) dans une perception commune

« les « sensibles communs » (koina) sont le mouvement (kinèsis), le repos (èremia), le nombre

(arithmos), la figure (schèma), la grandeur (megethos). »13

On a ici affaire à des objets sensibles qui ne sont pas des qualités propres à un sens

comme les sensibles propres (idia), puisque comme le souligne immédiatement le

Stagirite :

« les sensibles de cette deuxième sorte (ta toiauta) ne sont propres (idia) à aucun sens

(oudemias) mais communs (koina) à tous (pasais). »

Autrement dit, chaque sens est capable d'appréhender à la fois le mouvement, le

repos, le nombre, la figure et la grandeur. En effet, lorsqu'un homme passe devant

nous, son mouvement peut se manifester par la modification d'intensité d'une odeur,

son parfum étant plus subtil lorsqu'il est loin, de plus en plus intense à mesure qu'il se

rapproche, puis à nouveau de plus en plus léger à mesure qu'il s'éloigne. Mais ce

mouvement local peut également prendre la forme, pour l'observateur, d'une

modification de l'étendue d'un amas de couleurs, l'ensemble coloré qui manifeste

l'homme à la vue devenant de plus en plus grand jusqu'à ce qu'il passe à notre

hauteur, puis de plus en plus petit, jusqu'à ce qu'il disparaisse à l'horizon. Une

modification dans l'intensité d'un son peut également nous indiquer un déplacement

de ce genre, si l'homme sifflote tout le long de son trajet par exemple et que son air se

fait mieux entendre à mesure qu'il s'approche et moins bien à mesure qu'il s'éloigne.

Ces sensibles ne sont donc bien « propres à aucun sens mais communs à tous », d'où

leur dénomination, puisque chaque sens particulier est capable d'appréhender chacun

des sensibles communs.

Là où les choses se compliquent, c'est lorsque Aristote tente de préciser le mode

d'appréhension de ces sensibles. En effet, le Stagirite nous livre des développements

embrouillées, qui semblent parfois aller jusqu'à remettre en cause certaines

affirmations précédentes. Ainsi, au livre III du traité De l'âme, le philosophe grec,

alors qu'il tente de démontrer qu'il n'existe pas de sixième sens dont la fonction serait

d'appréhender les sensibles communs, explique que :

« Il est impossible aussi que les sensibles communs (tôn koinôn) relèvent d'un organe

13 Ibid., livre II, chapitre 6, 418a, p.47.

9

Page 10: Aristote - Les sensibles communs aristotéliciens sont ils ......2 « Les sensibles communs (tôn koinôn) nous sont donnés (echomen) [d'emblée] (èdè) dans une perception commune

(aisthètèrion) particulier (idion) - je veux dire ces qualités que chaque sens (hekastèi aisthèsei)

nous fait percevoir (aisthanometha) par accident (kata sumbebèkos) : mouvement (kinèseôs),

repos (staseôs), figure (schèmatos), grandeur (megethous), nombre (arithmou), unité

(henos). »14

Alors qu'il affirmait précédemment15 que les sensibles communs (koina)

appartenaient, comme les sensibles propres (idia), à la catégorie des sensibles par soi

(kath'auta), ils sont ici décrits comme étant sentis « par accident (kata sumbebèkos) ».

Aristote aurait-il donc changé d'avis entre le livre II et le livre III, ou bien ce « par

accident » n'est pas ici à comprendre comme s'opposant frontalement au caractère de

sensible par soi des sensibles communs, mais plutôt comme une manière de préciser

leur statut particulier ?

La première option paraît peu probable puisque quelques lignes plus loin,

Aristote réaffirme le caractère non accidentel des sensibles communs :

« Les sensibles communs (tôn koinôn) nous sont donnés (echomen) [d'emblée] (èdè) dans une

perception commune (aisthèsin koinèn) et qui n'est pas accidentelle (ou kata sumbebèkos). »16

Aussi, il semble bien que la contradiction ne soit qu'apparente. Que veut donc signifier

Aristote quand il parle du caractère accidentel de la sensation des sensibles communs

qui sont pourtant des sensibles par soi ?

Si l'on compare les deux derniers passages que nous venons de citer, on

remarque que ce qui est décrit comme accidentel dans le premier extrait, c'est

l'appréhension des sensibles communs par « chaque sens » (hekastèi aisthèsei), tandis

que ce qui est décrit comme non accidentel dans le second extrait, c'est l'appréhension

de ces même sensibles par le sens commun cette fois (aisthèsin koinèn, traduit par

« perception commune » dans le passage cité). Ainsi, ce que nous explique le Stagirite,

14 Ibid., livre III, chapitre 1, 425a, p.68. Nous avons mis en gras l'expression par accident et rejeté la correction de

Jannone et Barbotin qui, embarrassés par ce passage ont ajouté un <ou> au texte grec devant kata sumbebèkos, en

suivant la leçon de Torstrik, qui est loin de faire l'unanimité chez les commentateurs. Chez eux, la traduction devient

donc « ces qualités que chaque sens nous fait percevoir non par accident », ce qui est une manière un peu facile de

résorber la contradiction. Nous préférons substituer à cette méthode un travail d'interprétation qui prenne au sérieux le

texte manuscrit qui nous est parvenu.

15 Ibid., livre II, chapitre 6, 418a, p.46, passages cités plus haut.

16 Ibid., livre III, chapitre 1, 425a, p.68.

10

Page 11: Aristote - Les sensibles communs aristotéliciens sont ils ......2 « Les sensibles communs (tôn koinôn) nous sont donnés (echomen) [d'emblée] (èdè) dans une perception commune

c'est qu'il y a bien un aspect accidentel dans l'appréhension des sensibles communs,

mais que malgré cet aspect, les sensibles communs n'en restent pas moins sensibles

par soi.

En effet, si l'on reprend la distinction que nous avons précédemment introduite,

on peut dire que l'appréhension des sensibles commun se caractérise, d'un côté, par

une contingence de processus, puisque n'importe quel sens peut saisir les sensibles

communs (d'où son aspect accidentel), mais de l'autre, par une nécessité dans le

rapport à l'objet. En effet, c'est en tant que chaque sens est aussi sens commun, ici

faculté de saisir malgré sa particularité, les mêmes qualités que les autres sens, qu'il

appréhende les sensibles communs. Qu'importe donc que ce soit la vue, l’ouïe, l'odorat,

le goût ou le toucher qui s'exerce, puisque tous perçoivent un seul et même mouvement

particulier, un seul et même nombre, etc... Il n'y a pas, comme pour les sensibles par

accident à interpréter correctement des données sensorielles simples afin

d'appréhender l'objet dont ces dernières sont les signes, ici les sensibles communs sont

« donnés (echomen) [d'emblée] (èdè) dans une perception commune (aisthèsin koinèn)

et qui n'est pas accidentelle (ou kata sumbebèkos) » et dont chaque sens particulier

n'est que le véhicule contingent.

C - Rapport entre sensation des propres (idia) et sensation des communs (koina)

Voilà donc levée une première difficulté. Reste à présent la tâche difficile de

préciser le rapport que conçoit Aristote entre sensation particulière (celle des sensibles

propres ou idia) et sensation commune (celle des sensibles communs ou koina). En

effet, nous avons vu que les sensibles communs étaient appréhendés à l'identique par

tous les sens particuliers, mais de quelle manière faut-il comprendre exactement ce

processus ? Est-ce à même la sensation des sensibles propres perçus par les différents

sens que sont automatiquement dégagés et appréhendés aussi les sensibles communs

(comme nous l'avons supposé dans notre exemple de l'homme qui passe devant nous et

dont le mouvement est perçu à même des variations dans la sensation de certains

sensibles propres) ou bien la sensation commune s'exerce t-elle à l'occasion de la mise

en branle des sens particuliers mais indépendamment de toute sensation propre, c'est

à dire que le mouvement ne serait pas senti à même la couleur vue mais en marge de

cette couleur (auquel cas les sensibles communs seraient « donnés d'emblée » dans un

11

Page 12: Aristote - Les sensibles communs aristotéliciens sont ils ......2 « Les sensibles communs (tôn koinôn) nous sont donnés (echomen) [d'emblée] (èdè) dans une perception commune

sens fort, de manière aussi immédiate que les sensibles propres) ?

Le passage suivant, dont l'argumentation est assez complexe et peu claire a

semblé décisif à de nombreux commentateurs pour comprendre le processus par lequel

sont appréhendés les sensibles communs, son interprétation étant grandement

débattue17 :

« Il est impossible aussi que les sensibles communs (tôn koinôn) relèvent d'un organe

(aisthètèrion) particulier (idion). (...) Toutes ces déterminations (tauta panta), en effet, c'est

par un mouvement (kinèsei) que nous les percevons (aisthanometha) : ainsi l'étendue (hoion

megethos) est perçue par un mouvement (kinèsei), par suite aussi la figure (hôste to schèma),

qui est, en effet, une grandeur (megethos) déterminée ; la chose en repos (to èremoun) est

perçue par la privation de mouvement (tôi mè kineisthai) ; le nombre (ho arithmos) par la

négation (tèi apophasei) du continu (tou sunechous) et par les sensibles propres (tois idiois),

puisque chaque sens (hekastè) perçoit (aisthanetai) une qualité sensible déterminée (hen

aisthèsis). Par suite il est manifestement impossible (adunaton) que l'une quelconque de ces

qualités – tel le mouvement (hoion kinèseôs) – soit l'objet d'un sens spécifique (idian

aisthèsin) ; sinon il en serait comme de notre perception effective (aisthanometha) du doux

(to gluku) par la vue (tèi opsei) : cela se produit (tugchanomen) du fait que, percevant parfois

(echontes) ensemble (amphoin) l'un et l'autre sensible (aisthèsin), nous les reconnaissons

(anagnôrizomen) grâce à cette même perception lorsqu'ils interfèrent (sumpesôsin). Dans le

cas contraire nous n'aurions aucune perception des sensibles communs, si ce n'est par

accident (oudamôs an all'è kata sumbebèkos aisthanoimetha) : c'est ainsi que du fils de Cléon

(oion ton Kleônos huion) nous percevons non pas qu'il est bien fils de Cléon (ouch hoti Kleônos

huios), mais qu'il est blanc (all'hoti leukos) ; et l'objet blanc (toutôi), c'est par accident

(sumbebèken) qu'il se trouve être fils de Cléon (huiôi Kleônos einai). Mais en fait les sensibles

communs (tôn koinôn) nous sont donnés (echomen) [d'emblée] (èdè) dans une perception

commune (aisthèsin koinèn) et qui n'est pas accidentelle (ou kata sumbebèkos) ; il n'y a donc

pas pour eux de sens particulier (ouk ar'estin idia), sans quoi nous ne pourrions les percevoir

(oudamôs an èisthanometha) d'aucune autre façon que celle dont nous avons dit percevoir

(horan) le fils de Cléon (ton Kleônos huion). »18

17 Pour une présentation du débat concernant l'interprétation du passage qui suit, on consultera l'article de Danielle

Lories, « Des sensibles communs dans le « De Anima » d'Aristote », dans Revue philosophique de Louvain, publiée par

l'Institut supérieur de philosophie de l'Université catholique de Louvain, quatrième série, tome 89, n°83, 1991, p.401 à

420, Louvain-la-Neuve.

18 Aristote, De l’âme, Op.Cit., livre III, chapitre 1, 425a, p.68-69. Nous avons mis les deux expressions en gras.

12

Page 13: Aristote - Les sensibles communs aristotéliciens sont ils ......2 « Les sensibles communs (tôn koinôn) nous sont donnés (echomen) [d'emblée] (èdè) dans une perception commune

Or, nous allons tenter de montrer que ce passage ne nous renseigne en fait en rien sur

la manière dont Aristote conçoit exactement le processus d'appréhension des sensibles

communs.

Ce qui a principalement fait couler l'encre des commentateurs dans ce passage,

et été à l'origine d'interprétations divergentes quand à l'appréhension des sensibles

communs, c'est l'idée que semble défendre Aristote selon laquelle les sensibles

communs seraient saisis « par un mouvement (kinèsei) ». Or, si l'on prend en compte la

totalité de l'argumentation et que l'on replace ce passage dans son contexte, on peut

douter que telle soit véritablement la position du Stagirite.

En effet, il est ici question de prouver l'impossibilité pour les sensibles communs

de relever d'un sens ou « organe (aisthètèrion) particulier (idion) ». Pour ce faire,

Aristote va supposer un sens particulier capable de percevoir le mouvement comme

son sensible propre, ce qui n'est pas dit clairement au début du passage mais rendu

manifeste par la conclusion du premier mouvement argumentatif : « Par suite il est

manifestement impossible (adunaton) que l'une quelconque de ces qualités – tel le

mouvement (hoion kinèseôs) – soit l'objet d'un sens spécifique (idian aisthèsin) ».

Supposant que le mouvement est l'objet propre d'un sens spécifique, le Stagirite se

demande alors si les autres sensibles communs pourraient être perçus à partir du

mouvement et comment. C'est l'objet du premier mouvement de l'argumentation.

Ainsi, l'étendue ou grandeur (« megethos ») serait perçue à travers le mouvement, de

même la figure (« schèma ») en tant qu'elle peut-être envisagée comme une certaine

forme de grandeur, et le repos (« èremia ») en tant qu'il est absence de mouvement.

L'hypothèse montre déjà ses limites lorsqu'il s'agit de faire découler la perception du

nombre (arithmos) à partir de celle du mouvement. En effet, le nombre pourrait être

appréhendé à travers la négation de ce continu qu'est le mouvement, mais uniquement

avec le concours de la perception de certains sensibles propres, seuls à même d'y

introduire de la discontinuité.

Or, dans le deuxième mouvement de l'argumentation, Aristote rejette cette

hypothèse comme étant insatisfaisante. En effet, si les sensibles communs étaient

effectivement perçus à partir de la sensation du mouvement, ce dernier étant le

sensible propre d'un sens spécifique, cela signifierait que les sensibles communs ne

13

Page 14: Aristote - Les sensibles communs aristotéliciens sont ils ......2 « Les sensibles communs (tôn koinôn) nous sont donnés (echomen) [d'emblée] (èdè) dans une perception commune

seraient pas sensibles par soi mais par accident. Le mouvement serait en effet le signe

de la grandeur, de la figure, du repos et du nombre, signe qu'il faudrait interpréter

correctement, comme lorsque nous percevons le « doux (to gluku) par la vue (tèi

opsei) », du fait que nous avons souvent fait l'expérience que tel objet de telle couleur a

aussi la propriété d'être doux lorsque nous le mangeons et que le souvenir de cette

expérience, stockée dans notre mémoire, peut être sollicité dans l'acte perceptif et nous

permettre de reconnaître, avec une certaine marge d'erreur, les objets doux rien qu'en

les voyant. Ou encore comme lorsque nous percevons le fils de Cléon en voyant du

blanc et en interprétant ce blanc comme étant la couleur de la peau de ce dernier.

Mais les sensibles communs ne sont pas perçus par accident, comme le fils de

Diarès, de Cléon, ou le doux par la vue, ils sont perçus par soi, comme cela avait déjà

été posé au livre II. L'hypothèse de départ (que les sensibles communs seraient perçus

à travers le mouvement, lui-même senti par un sens spécifique comme son propre)

conduit à des conséquences absurdes, c'est donc qu'elle est fausse et doit-être

abandonnée :

« Mais en fait les sensibles communs (tôn koinôn) nous sont donnés (echomen) [d'emblée]

(èdè) dans une perception commune (aisthèsin koinèn) et qui n'est pas accidentelle (ou kata

sumbebèkos) ; il n'y a donc pas pour eux de sens particulier (ouk ar'estin idia), sans quoi nous

ne pourrions les percevoir (oudamôs an èisthanometha) d'aucune autre façon que celle dont

nous avons dit percevoir (horan) le fils de Cléon (ton Kleônos huion). »19

L'idée que les sensibles communs seraient perçus par un mouvement n'est donc pas

pertinente pour comprendre le processus par lequel ces derniers sont appréhendés. En

effet l'étude du raisonnement complet, au sein duquel cette idée apparaît, nous montre

qu'elle constitue une simple hypothèse, dont Aristote montre l'inanité et qu'il

abandonne.

Un passage bien plus pertinent, à notre avis, pour mieux comprendre le

processus d'appréhension des sensibles communs et, à travers lui, le rapport entre la

sensation des communs et celle des propres est celui qui vient clore le chapitre 1 du

livre III du traité De l'âme. En effet, se demandant pourquoi nous avons plusieurs

sens et non pas un seul, Aristote avance la réponse suivante :

19 Ibid.

14

Page 15: Aristote - Les sensibles communs aristotéliciens sont ils ......2 « Les sensibles communs (tôn koinôn) nous sont donnés (echomen) [d'emblée] (èdè) dans une perception commune

« Ne serait-ce pas pour que ne passent pas inaperçus les sensibles dérivés (akolouthounta) et

communs (koina), tels le mouvement (hoion kinèsis), la grandeur (megethos), le nombre

(arithmos) ? Si en effet la vue (hè opsis) était notre seul sens (monè) et qu'elle eut pour objet

le blanc (leukou), les sensibles communs nous échapperaient (elanthanen) plus facilement

(mallon) : nous croirions (edokei) que tous ces sensibles se confondent (tauton einai panta) du

fait que couleur et grandeur vont de pair (dia to akolouthein allèlois hama chrôma kai

megethos). Mais en réalité, puisqu'un autre sensible propre contient lui aussi les sensibles

communs (en heterôi aisthètôi ta koina huparchei), il appert que chacun de ceux-ci est une

qualité spécifique (allo ti hekaston autôn). »20

Les sensibles communs sont ici décrits comme étant contenus dans les sensibles

propres, leur appréhension ne peut donc se concevoir qu'à même celle des sensibles

propres et non indépendamment d'elle. Ainsi, ce sont bien les couleurs, les sons, les

odeurs, les sensations tactiles et les saveurs qui nous donnent accès au mouvement, au

repos, à la figure, à la grandeur et au nombre, en tant que ces sensibles communs

constituent des propriétés ''livrées avec'' les sensibles propres. En effet, toute chose

visible, sonore, olfactive, tactile et sapide est également une chose en mouvement ou

en repos (qui est à comprendre plutôt comme le degré zéro du mouvement que comme

un autre sensible commun à part entière), ayant une certaine figure, une certaine

grandeur et un certain nombre. Aussi, toute sensation d'un propre et immédiatement

aussi sensation des sensibles communs : lorsqu'on perçoit une ou plusieurs couleurs

(nombre), c'est toujours en tant que chacune est délimitée par une certaine figure, a

une certaine grandeur (en tant que chacune occupe une certaine portion d'espace), et

est immobile ou mouvante.

Ainsi, les sensibles communs constituent des qualités à ce point fondues avec les

sensibles propres, à ce point inhérentes à eux, que si l'on avait que le sens de la vue,

explique Aristote, on croirait que couleur et grandeur, par exemple, sont une seule et

même chose, autrement dit que la grandeur ferait partie intégrante de la couleur elle-

même. Et c'est seulement grâce à une variation des modalités sensorielles, en faisant

appel aux autres sens spécifiques et en constatant, par exemple, que la grandeur est

également perceptible à même une sensation tactile (si l'on caresse plusieurs surfaces,

différenciées par leurs textures propres, on se rend compte que certaines sont plus

20 Ibid., livre III, chapitre 1, 425b, p.69. Nous avons mis l'expression en gras.

15

Page 16: Aristote - Les sensibles communs aristotéliciens sont ils ......2 « Les sensibles communs (tôn koinôn) nous sont donnés (echomen) [d'emblée] (èdè) dans une perception commune

étendues que d'autres), que les sensibles communs apparaissent comme des propriétés

distinctes, qui ne se réduisent pas à l'un ou à l'autre des sensibles propres et qui sont

différentes les unes des des autres.

L'appréhension des sensibles communs se comprend donc finalement sur deux

modes distincts, mais qui s'articulent l'un à l'autre dans une forme de dépendance et

de complémentarité. D'une part, la sensation d'un sensible propre particulier est

toujours aussi immédiatement, sensation de sensibles communs particuliers : telle

couleur vue ayant telle figure, telle grandeur, tel nombre et tel mouvement (ou repos).

Dans ce premier mode d'appréhension, les sensibles communs ne sont pas sentis

distinctement du sensible propre qui les contient, mais comme fondus en lui et lui

étant constitutifs. D'autre part, la variation du mode d'appréhension sensoriel d'un

même objet (par exemple le fait de voir puis de toucher une assiette), nous permet

d'appréhender les mêmes sensibles communs particuliers que ceux sentis par un seul

sens particulier (ici la vue à elle seule nous aurait permis d'appréhender la figure, la

grandeur, le nombre et l'immobilité de l'assiette, de même que le toucher à lui seul),

mais cette fois, en tant que ces sensibles communs particuliers sont des qualités

distinctes des sensibles propres particuliers qui les portent (c'est à dire, dans notre

exemple, distincts de la couleur de l'assiette que l'on voit et de sa dureté que l'on

touche). Ce second mode d'appréhension, s'il est dépendant du premier (puisqu'il

suppose la sensation d'au moins deux sensibles propres particuliers de types différents

pour pouvoir s'exercer), lui est également complémentaire : c'est seulement grâce à lui

que la sensation apparaît capable de saisir les sensibles communs en tant que tels,

c'est à dire comme des objets sensoriels à part entière et non plus comme de simples

modalités des sensibles propres.

Il est à noter que sans ce second mode d'appréhension, il serait impossible pour

l'intellect humain (nous) de thématiser la figure, la grandeur, le nombre et le

mouvement en général (et donc de faire de la géométrie, de l'arithmétique et de la

physique). Car c'est seulement en identifiant, au niveau sensoriel, que telle couleur ou

tout autre sensible propre particulier, est distinct de sa figure, de sa grandeur, de son

nombre, et de son mouvement, et que les sensibles communs particuliers sont distincts

entre eux, qu'il est ensuite possible de penser la figure, la grandeur, le nombre et le

mouvement en général, grâce à un procédé d'abstraction opéré par l'intellect à partir

16

Page 17: Aristote - Les sensibles communs aristotéliciens sont ils ......2 « Les sensibles communs (tôn koinôn) nous sont donnés (echomen) [d'emblée] (èdè) dans une perception commune

d'expériences sensorielles toujours particulières. C'est bien parce que l'intellect trouve

les sensibles communs déjà séparés des sensibles propres particuliers dans les

représentations sensorielles, qu'il est capable de concevoir comme séparées les entités

générales correspondantes et de les thématiser indépendamment les unes des autres.

Ainsi, après avoir mis à jour les mécanismes sensoriels permettant

d'appréhender les sensibles communs, nous sommes désormais capables d'apporter

une réponse nuancée à la question que nous nous étions posée au début de ce travail, à

savoir : les sensibles communs aristotéliciens sont-ils des ''perçus'' communs ? En effet,

nous avons mis en lumière l'existence, chez Aristote, de deux modes d'appréhension

des sensibles communs, articulés en série : l'un s'exerçant à même la sensation d'un

sensible propre donné et l'autre à travers la variation des modalités sensorielles, c'est-

à-dire en comparant plusieurs espèces différentes de sensations de sensibles propres

(visuelles, audibles, olfactives, tactiles, sapides). Le premier mode permet de sentir les

figures, les grandeurs, les nombres et les mouvements non pas comme tels, mais en

tant que modalités d'un sensible propre, indistinctes de ce dernier. Quand au second

(qui suppose le premier), il permet de saisir pleinement les sensibles communs, c'est-à-

dire comme des qualités distinctes d'un sensible propre donné et distinctes entre-elles.

Or, en ce qui concerne le premier mode, il est évident que les sensibles communs

sont simplement sentis immédiatement, dans un acte simple de la faculté sensorielle,

puisqu'ils se donnent comme étant inhérents aux sensibles propres, indistincts d'eux

et appréhendés dans le même temps, dans le même acte. En revanche, le second mode

est bien plutôt du côté de la perception. En effet, saisir les sensibles communs comme

des qualités à part entière, distinctes des couleurs, des sons, des odeurs, des

sensations tactiles et des goûts, implique un processus de comparaison, permettant de

confronter des représentations sensorielles simples issues de sens différents, couplé à

un processus d'abstraction, capable d'extraire des sensibles communs particuliers

(telle figure, tel mouvement, tel nombre, telle grandeur) de ces différentes

représentations sensorielles, les révélant comme des qualités à part entière,

indépendantes d'un sensible commun particulier, puisque communes à plusieurs.

17

Page 18: Aristote - Les sensibles communs aristotéliciens sont ils ......2 « Les sensibles communs (tôn koinôn) nous sont donnés (echomen) [d'emblée] (èdè) dans une perception commune

Conclusion

Au fil de cette étude, nous avons pu nous rendre compte de la complexité et de

la diversité des processus qu'Aristote regroupe sous le terme grec d'aisthèsis, qui, bien

que traduit le plus souvent par ''sensation'' en français, englobe aussi bien des modes

d'appréhension sensorielle immédiats et simple, comme celui par lequel sont perçus

les sensibles propres, que des processus sensoriels relevant plus rigoureusement de la

perception, en tant qu'ils consistent en une exploitation de données sensorielles

obtenues plus immédiatement.

Les sensibles communs, auxquels nous nous sommes tout particulièrement

intéressés, se sont révélés être les témoins privilégiés de cette diversité des opérations

effectuées par l'aisthèsis. En effet, ces sensibles peuvent être sentis immédiatement et

dans un acte simple, auquel cas ils ne sont pas distingués des sensibles propres avec

lesquels ils se donnent d'emblée, mais ils peuvent être également perçus comme des

qualités distinctes, grâce à l'action combinée d'un processus de comparaison et d'un

processus d'abstraction, grâce auxquels sont traitées et exploitées des données

sensorielles plus simples et immédiates.

Comme nous l'avions annoncé en introduction, ce que nous avons mis à jour

concernant les divers modes de fonctionnement de l'aisthèsis, n'est pas sans

implications quand à la manière de concevoir l'animal aristotélicien. En effet, il est

manifeste que les processus sensoriels les plus complexes ne sont pas à la portée de

tous les animaux. L'aisthèsis au comble de ses potentialités, qui est décrite dans le

traité De l'âme et qui sert de modèle pour comprendre les processus sensoriels en

général, est celle d'un être humain type (comme le montrent les exemples où sont

perçus le fils de Diarès ou de Cléon), elle ne se retrouve pas sous une forme identique

chez les autres animaux. La perception des sensibles par accident paraît difficile à

concevoir chez un animal qui ne posséderait qu'un seul sens21, beaucoup plus sujette à

l'erreur chez un animal qui n'en aurait que deux ou trois que chez un animal qui en

21 Aristote explique en effet que nous percevons les sensibles par accident « lorsque les perceptions de plusieurs sens se

rencontrent (hama genètai hè aisthèsis) sur le même objet (epi tou autou) : telle la bile (cholè) perçue comme amère

(mikra) et jaune (xanthè). » Ibid., livre III, chapitre 1, 425b, p.69. Il semble donc que le processus interprétatif grâce

auquel nous percevons les sensibles par accidents à travers les sensibles propres, ces derniers étant traités comme des

manifestations des sensibles par accidents, nécessite pour fonctionner plusieurs modalités sensorielles différentes.

18

Page 19: Aristote - Les sensibles communs aristotéliciens sont ils ......2 « Les sensibles communs (tôn koinôn) nous sont donnés (echomen) [d'emblée] (èdè) dans une perception commune

aurait cinq et s'exerçant plus ou moins efficacement en fonction de la capacité

mémorielle des animaux (en effet, l'accumulation d'expériences sensorielles dans la

mémoire permet d'associer beaucoup plus rapidement et avec une plus petite marge

d'erreur les bons sensibles propres aux bons sensibles par accidents). De la même

manière, la perception des sensibles communs comme qualités spécifiques, n'est pas à

la portée d'un animal qui n'aurait qu'un seul sens parce qu'il ne serait pas capable de

faire varier ses modes d'appréhension sensorielle. De plus, elle sera d'avantage

performante chez des animaux possédant plus de sens différents ou possédant certains

sens plutôt que d'autres, notamment la vue qu'Aristote considère comme le sens le

plus performant pour percevoir les sensibles communs, du fait sans doute que tous les

corps sont colorés et donc visibles, mais pas forcément audibles, odorables, tactiles et

sapides (une étoile par exemple, du fait de son éloignement ne peut-être perçue par un

terrien que grâce à la vue)22.

L'étude de l'aisthèsis aristotélicienne nous montre ainsi dans quelle mesure

chaque espèce animale se caractérise par une vie sensorielle propre, la complexité de

cette dernière dépendant de son niveau d'organisation biologique. Mais elle nous

apprend également qu'il existe un fond commun sensoriel commun à toutes les

espèces, qui comprend bien sûr la capacité de sentir les sensibles propres tactiles

(puisque, comme nous l'avons dit en introduction, tous les animaux possèdent, a

minima, le sens du toucher) mais aussi la capacité de sentir les sensibles communs (et

non de les percevoir) en tant que ceux-ci sont donnés avec les sensibles propres, fondus

avec eux, dans un même acte sensoriel.

Ainsi, les sensibles communs apparaissent comme un lieu d'observation

privilégié de la pensée aristotélicienne du vivant, toute entière construite autour de

l'idée d'une différenciation par degré. En effet, chacun à leur niveau, la limace et le

scientifique (physicien, arithméticien ou géomètre) appréhendent les mêmes figures,

les mêmes grandeurs, les mêmes mouvements, les mêmes nombres, la première se

servant de ces sensations pour trouver sa nourriture et échapper aux prédateurs et le

22 Aristote, parlant de la vue, dit en effet que « grâce à elle surtout (dia tautès malista), les propriétés communes (ta

koina) sont perçues (aisthanesthai). » Aristote, Petits traités d'histoire naturelle, « De la sensation et des sensibles »,

texte établi et traduit par René Mugnier, collection des universités de France, Les Belles Lettres, Paris, quatrième

tirage de 2010, chapitre 1, 437a, p.23.

19

Page 20: Aristote - Les sensibles communs aristotéliciens sont ils ......2 « Les sensibles communs (tôn koinôn) nous sont donnés (echomen) [d'emblée] (èdè) dans une perception commune

second pouvant également user de ces perceptions pour parfaire sa connaissance du

monde.

20

Page 21: Aristote - Les sensibles communs aristotéliciens sont ils ......2 « Les sensibles communs (tôn koinôn) nous sont donnés (echomen) [d'emblée] (èdè) dans une perception commune

Bibliographie

Œuvres de référence

- Aristote, De l'âme, texte établi par A. Jannone, traduction de E. Barbotin,

collection des universités de France, Les Belles Lettres, Paris, quatrième tirage de

2009.

- Aristote, Métaphysique, tome 1 (livres Α a Ζ), texte traduit par Jules Tricot,

collection bibliothèque des textes philosophiques, Librairie Philosophique J. Vrin,

Paris, 2000.

- Aristote, Petits traités d'histoire naturelle, « De la sensation et des sensibles »,

texte établi et traduit par René Mugnier, collection des universités de France, Les

Belles Lettres, Paris, quatrième tirage de 2010.

Littérature secondaire

- Deborah K. W. Modrak, Aristotle : The Power of Perception, University of Chicago

Press, Chicago, 1987.

- Jacques Brunschwig, « En quel sens le sens commun est-il commun ? », dans

Corps et Âme, sur le De Anima d'Aristote, études réunies par Cristina Viano sous la

direction de Gilbert Romeyer Dherbey, bibliothèque d'histoire de la philosophie,

librairie philosophique J.Vrin, Paris, 1996, p.189 à 218.

- Danielle Lories, « Des sensibles communs dans le « De Anima » d'Aristote », dans

Revue philosophique de Louvain, publiée par l'Institut supérieur de philosophie de

l'Université catholique de Louvain, quatrième série, tome 89, n°83, 1991, p.401 à

420, Louvain-la-Neuve.

21