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2 | Grande travers ée Vendredi 13 mars 2015 0123 Thésée, le Minotaure et Achille racontent notre époque dans trois ouvrages récents : un roman burlesque, le glaçant monologue d’un violeur et une prose incantatoire à la tonalité poétique Les héros antiques reprennent du service florence bouchy « “Qu’est-ce que ça fait de par- tager la vie du plus beau des héros grecs ?” Parlant, Thésée prenait la pose du catcheur – pectoraux, biceps, abdos, fessiers : tous à bloc bandés. » Comme tous les autres personnages d’Ariane dans le Labyrinthe, Thésée est évoqué sur le mode burlesque. Il évolue dans une cité athénienne transposée à l’époque contemporaine, gangrenée par les déficits et le « manque de liquidi- tés », à la recherche de pantins pou- vant, en pleine « société du spectacle », remédier à « la pénurie d’offre héroïque locale ». Car les héros sont fatigués. Thésée lui- même, sous la coupe d’une attachée de presse qui ne souhaite pas le moins du monde « sauver la Grèce de ses mal- heurs et malédictions, mais tirer profit d’hommes au pouvoir », erre d’hôtels de représentants de commerce en « res- toroutes ». Pasiphaé, la femme de Minos, se désole de « correspondre si bien au poncif de l’épouse délaissée, à qui rien ne manque sur le plan matériel et qui s’abîme dans l’alcool ». Ariane, l’aînée du roi Minos, craint surtout « de puer » dans le Labyrinthe. Quant à sa sœur, Phèdre, décrite chez Racine par le vers célèbre que Roland Barthes consi- dérait comme le plus beau de la langue française, « la fille de Minos et de Pasi- phaé », elle a, chez Philippe Bollondi, « tout de la petite salope à la mode anti- que ». Et si le Minotaure est bien, aux yeux des Athéniennes qui en tremblent tout en l’admirant, ce monstre n’obéis- sant à « aucun code ni carcan », mais prenant « son désir pour seule loi », on le décrit en fait « à tête de taureau sans l’avoir jamais vu ». Du même mythe, Marie-Hélène Poi- tras tire des effets et une tonalité radi- calement opposés dans son premier roman, Soudain le Minotaure, d’abord paru au Québec en 2002, et aujourd’hui en France. Comme elle l’explique dans la postface ajoutée pour l’édition fran- çaise, pour écrire l’histoire de ce violeur en série, « un personnage du sexe op- posé crédible, psychopathe épileptique de surcroît », il lui fallait éviter « de démoniser [s]on personnage », se garder « de le suivre de loin comme on observe un requin dans un aquarium » : « il n’y avait qu’une seule avenue possible : le recours à la première personne. N’ayant dès lors d’autre choix que d’épouser la pensée de ce personnage, ajoute-t-elle, de me ficher en lui (…) j’entraînerais le lecteur avec nous puisque le fait de dire “je”, de le dire, provoque, malgré soi, un glissement en l’autre ». Dans cette pers- pective, il y a fort à parier que le recours au mythe (le violeur se nomme Mino Torrès, et la victime qui l’obsède, parce qu’elle lui a échappé, Ariane) constitue le dernier rempart contre l’identifica- tion totale, et dangereuse, au violeur. « L’inépuisable richesse sémantique et figurée des récits que nous identifions comme mythiques, écrit Claude Calame dans Qu’est-ce que la mythologie grec- que ? (lire ci-contre), les versions multi- ples des mythes grecs nous entraînent dans des mondes de création fiction- nelle qui invitent à de constantes réin- terprétations, et à de puissantes recréa- tions. » Avec ce paradoxe, ajoute-t-il que « plus la polysémie d’un mythe le soumet à la recréation, plus sa portée pragmatique semble forte. (…) La forme poétique et esthétique (…) transforme en parole efficace une intrigue narrative avec ses protagonistes ». Ce qui est vrai des différentes versions des mythes dans l’Antiquité trouve encore aisé- Thésée évolue dans une cité athénienne transposée à l’époque contemporaine, gangrenée par les déficits et le « manque de liquidités » Extraits « “Je te rappelle que Minotaure est un coup inespéré, le plus gros depuis que je suis à mon compte et que nous travaillons ensemble. Sa légende remonte à loin et le Royaume a su jusqu’à aujourd’hui l’entretenir assez pour que le trône de Minos ne soit pas menacé. – Ils n’ont pas besoin de moi alors. (…) Je me suis renseignée et le Royaume manque de liquidités. Minotaure est un bon produit, mais qui nécessite une reviviscence. Tu leur apportes ça, mais attention, pas n’importe comment. (…)” » ariane dans le labyrinthe, pages 28-29 « Violer était devenu trop facile au Guatemala. Désormais, j’étais un agresseur de calibre intermédiaire et je voulais un peu plus de défi. J’avais entendu dire que les filles du Canada étaient libres, qu’elles allaient à l’université, qu’elles faisaient de la politique, écrivaient des livres, qu’elles faisaient comme les hommes, quoi. Je voulais flétrir une fille blanche libérée, insoumise, intellectuelle et belle. Je lui ferais sa fête et elle verrait bien ce que la nature ordonne. » soudain le minotaure, page 37 « En l’écoutant, je pense au Styx évidem- ment, mais je me dis, surtout, qu’ouvrir c’est comprendre. Sentir l’enfer sous ses pieds, c’est aussi sentir toute proche la baignade de la compréhension. Je le laisse errer dans son propre cauchemar. Je l’écoute de loin, j’ai froid, l’eau chaude, je la veux sur la peau. En marchant je revois Thétis, sa mère, le plongeant dans le fleuve de l’enfer pour l’immortaliser. Ce geste est tout et son contraire, le rendre immortel, et le garder enfant. » achille, page 22 0123 Vendredi 13 mars 2015 Grande traversée | 3 Ariane dans le labyrinthe, de Philippe Bollondi, Le Nouvel Attila, 256 p., 19 . Confronté à un problème de liquidités, le royaume de Minos fait appel à Thésée dans l’espoir de relancer l’attractivité du labyrinthe payant qui a rempli les caisses de la Crète. Bien décidés à arnaquer Thésée, Minos et son conseiller, Dédale, lui promettent Ariane en mariage s’il réussit à tuer le monstre. Reprise parodique du mythe du Minotaure, Ariane dans le labyrinthe est une version fort réjouissante de l’épisode, actualisée, détournée, mais finalement conforme à l’esprit des récits mythologiques. Soudain le Minotaure, de Marie-Hélène Poitras, Phébus, 128 p., 13 . Construit en deux parties, présentées dans l’ordre inverse de leur écriture, le premier roman de Marie-Hélène Poitras fait se succéder le récit d’un violeur, incapable de maîtriser ses pulsions et ne le souhaitant même pas, et le récit de sa victime, Ariane sauvée du viol, mais non de la violence physique, par son coloca- taire. Ce récit souvent difficile dans sa première partie, où le lecteur doit adop- ter le point de vue du violeur, échappe néanmoins au sordide le plus complet en se référant au modèle mythologique. Achille, de Marie Richeux, Sabine Wespieser, 138 p., 15 . Alors que Marie contemple sur son ordinateur des images de Thétis, la mère du héros grec, Achille frappe justement à sa porte. C’est l’occasion pour elle d’entamer avec les deux personnages un dialogue poétique, rêverie à partir de leurs noms et de leur légende, qui la nourrissent et la transforment. « Je suis assise près d’Achille, écrit-elle, j’aiguise mon écoute. Il y a longtemps que je t’aime et tu sens comme un poème que j’ai appris avant de naître. Alors récite-le. » ment confirmation dans ses occurren- ces contemporaines, qu’il s’agisse d’un roman burlesque, voire carnavalesque, autour du Minotaure chez Philippe Bollondi, ou d’un monologue de vio- leur, autorisé par la reprise de ce même mythe chez Marie-Hélène Poitras. Marie Richeux, quant à elle, puise dans l’ensemble des versions du mythe d’Achille pour convoquer le héros dans son salon, et sa mère Thétis dans sa salle de bains. D’une prose à la tonalité poétique, elle interroge l’un et l’autre, laisse résonner leurs accents de vérité au cœur de sa propre écriture, et lit en creux dans leurs propos ce que notre époque, ce que sa vie, peuvent encore entrevoir et revivifier dans ces noms glorieux. Achille est un texte incantatoire, para- doxalement proféré sur le mode mi- neur, comme en sourdine. Le lien entre la narratrice et le héros s’établit, malgré les circonstances improbables de leur rencontre, de la manière la plus banale qui soit : « Salut Achille. – Salut Marie. » Et peu à peu, la parole banale, de conve- nance, fait advenir les choses. Non seu- lement parce que le héros grec et sa mère prennent corps dans l’apparte- ment de la jeune femme, mais surtout parce qu’ils se chargent de toutes les fonctions, connotations, espoirs, contenus dans leurs noms. Disant « Achille », Marie retrouve cet homme qu’elle cherche à travers ce nom, « condamné à tenir la promesse de son extrême vulnérabilité, et [qui] ne la con- naissait pas ». Celui, écrit-elle, qui « possède le poème en intraveineuse et, par ce récit, me possède moi ». A l’issue de cette nuit hallucinée, Marie « dispose de l’ombre portée du héros » capable pour toujours « de lui rappeler tout ce qui dans son nom [la] brûle ». Disant « Thétis », elle retrouve une figure de mère, sa mère peut-être, quoique « la provenance de la phrase [soit] floue, comme tu vois, la parole est toujours venue de plus loin, mais les mots je les sais distinctement et par cœur, et je les répète : “Hier, comme aujourd’hui, comme hier, comme toujours, je frémis encore au parfum de ma mère” ». S’identifiant au Minotaure, lequel représente symboliquement ce que Mino Torrès, dans Soudain le Mino- taure, se sent être, un homme dominé par ses pulsions, un homme enfermé dans le labyrinthe de son inconscient bestial, le violeur en série attaque les jeunes filles, comme si elles devaient lui être sacrifiées, comme si leur viol et parfois leur meurtre n’étaient qu’un ri- tuel cathartique, une représentation théâtrale, une tragédie, rappelant aux humains leur soumission au destin et purgeant leurs passions délétères et leurs tentations de la démesure. « Le viol est un jeu, explique Torrès. Il faut trouver les bons joueurs, sinon tout clo- che. C’est un jeu de rôle : un jour on fait son épicerie, le lendemain on suit une fille, on l’attache et on la consomme. On la menace avec une arme, on la viole et on retourne chez soi en se dépêchant pour ne pas manquer “Les Simpson” à la télé, dans vingt minutes. » Pourtant, concède-t-il, « j’étais presque soulagé qu’on m’arrête. Je crois que j’aurais con- tinué à violer à un rythme fou. Les victi- mes m’apaisaient, je courais éperdu- ment vers elles, elles me hantaient puis m’abandonnaient, il fallait tout repren- dre, comme dans un théâtre répété à l’infini ». Rien d’aussi tragique et sordide dans le roman de Philippe Bollondi. Ce qui n’empêche pas Ariane dans le Labyrin- the de revisiter le mythe, sans le réduire à un simple prétexte à bouffonnerie. L’écrivain reprend lui aussi plusieurs versions de l’histoire, réinvente parfois les liens de parenté entre les personna- ges, et multiplie les clins d’œil à l’actua- lité : crise grecque, couple de stars adoptant « au fil des caprices et des sai- sons, des enfants de toutes origines avec, semblait-il, l’esprit du collection- neur », mode des conférences rémuné- Marie Richeux puise dans l’ensemble des versions du mythe d’Achille pour convoquer le héros dans son salon, et sa mère Thétis dans sa salle de bains ALE+ALE Mythologie buissonnière Pour l’helléniste Claude Calame, les « fables païennes » que nous connaissons sont une invention moderne. Enquête pour restituer la singularité de ces récits pluriels et mouvants au désordre fécond vincent azoulay P ublié directement en collection de poche, le nouveau livre de Claude Calame porte un titre délibérément décalé : le lecteur n’y trouvera nullement un ma- nuel de mythologie grecque, mais plutôt une forme de réquisi- toire contre une discipline aux fondements scientifiques mal assurés ! Malgré une étymologie qui fleure bon l’Antiquité, la « my- thologie » est en effet une invention de l’époque moderne, dont la vocation initiale était de marquer l’écart entre les « fables païennes » et la Révélation chré- tienne. Mais le péché originel de la mythologie réside surtout dans la façon même dont elle a construit l’objet de son enquête : en compilant les différentes ver- sions d’un même « mythe » pour les soumettre ensuite à l’analyse, la mythologie tend à produire une intrigue linéaire à partir d’un ensemble foisonnant de récits pluriels, partiels et souvent dis- cordants. Car les Grecs n’avaient pas l’ha- bitude de raconter un cycle my- thique en entier – du début à la fin d’un conflit ou de la naissance à la mort d’un héros –, mais se concentraient volontiers sur un épisode particulier, qu’ils drama- tisaient dans une forme toujours singulière : avant que Plutarque ne lui consacre une biographie en bonne et due forme, au II e siè- cle de notre ère, l’histoire de Thé- sée n’avait ainsi été évoquée que par bribes, les prosateurs et les poètes s’attachant tantôt à son parcours héroïque entre Trézène et Athènes, tantôt à son combat acharné contre le Minotaure, tan- tôt à son rôle dans la fondation politique de la cité d’Athènes (le synœcisme), tantôt à sa lutte vic- torieuse contre les centaures, aux côtés des Lapithes. Mieux encore, ces mythes « en morceaux » ne correspondaient nullement à un système d’énon- cés figés de manière irrévocable. Bien au contraire, ils étaient sans cesse transformés et réarrangés selon les besoins du moment et les attentes des spectateurs, quitte à entrer en contradiction avec les versions précédentes de la même histoire. C’est ce qui explique que Zeus soit né, selon les versions, tantôt en Crète, tantôt en Arcadie ; qu’Ulysse meure tantôt sur le trône d’Itha- que, tantôt en exil ; ou qu’Iphigé- nie, généralement considérée comme la fille d’Agamemnon et de Clytemnestre, soit parfois présentée comme celle d’Hélène et de Thésée ! Les mythes grecs ne respectaient donc nullement le principe de non-contradiction et fonctionnaient comme des traditions en perpétuelle muta- tion. Déroutantes à nos yeux, ces contradictions ne l’étaient pas pour les Grecs : les mythes étaient en effet mobilisés à l’oc- casion de « performances » sin- gulières – un chant rituel lors d’une fête religieuse, un récit lors d’un banquet, un discours lors d’une assemblée, une repré- sentation figurée sur un vase – et n’avaient pas vocation à devenir parole d’évangile. Dans ce livre-somme qui recueille les fruits d’une démar- che longuement mûrie, Claude Calame propose d’aborder ces récits polymorphes en se focali- sant toujours sur une version singulière. Combinant approche linguistique et anthropologique, il souligne combien l’interprète doit s’attacher non seulement à décrypter l’épisode lui-même (l’énoncé), mais aussi à le repla- cer dans le contexte élargi de l’œuvre et, au-delà, dans la situa- tion de communication créée avec le public (l’énonciation). Revenons à Thésée. Plutôt que d’essayer de rendre compte de toute sa trajectoire, l’enjeu sera alors de comprendre pourquoi, au début du V e siècle avant J.-C., Bacchylide choisit de présenter le héros athénien comme le fils du dieu Poséidon, et non d’Egée. Le poème met ainsi en scène un groupe de jeunes filles en train de chanter en l’honneur de Thé- sée, revenu du fond des mers : c’est en écho direct avec les cir- constances concrètes de l’exécu- tion du poème, chanté par un chœur de jeunes gens à l’occa- sion d’une fête en l’honneur d’Apollon à Délos. Et le lieu de la performance ne doit ici rien au hasard : depuis 478 avant J.-C., Athènes a pris la tête d’une ligue militaire, dont le centre se trouve précisément sur l’île sa- crée de Délos. Alors que la cité s’affirme désormais comme la principale puissance maritime du monde grec, la filiation poséi- donienne de Thésée vient étayer les prétentions d’Athènes sur la mer Egée. Ce n’est là qu’un exemple des enquêtes poussées auxquelles Claude Calame invite le lecteur dans un ouvrage à haute teneur théorique et d’un style exigeant par son souci de précision lin- guistique. De la figure de Belléro- phon invoquée dans l’Iliade à la mort d’Héraclès mise en scène par Sophocle, en passant par l’utilisation de la belle Hélène dans l’enquête historique d’Hé- rodote, l’auteur parvient à cha- que fois à faire résonner toute la singularité de ces récits, semant un désordre fécond dans une discipline prompte à transfor- mer une jungle luxuriante en un sage jardin à la française. p qu’est-ce que la mythologie grecque ?, de Claude Calame, Folio « Essais », 736 p., 10,20 . rées données aux quatre coins du monde, sur le thème « L’exploit aujourd’hui » pour Thésée… Mais aussi comiquement médiocres, parfois même pitoyables, que soient ses per- sonnages, ils sont emportés dans la lo- gique d’un roman aux vertus aussi ini- tiatiques que l’expérience du labyrin- the, qui se trouve en son cœur. Si le sens du mythe n’est pas trahi, la forme d’écriture en renouvelle l’efficacité avec brio. Regardant le monde contempo- rain avec les lunettes du mythe, le ro- mancier propose au lecteur de recon- naître que « l’expérience du Labyrinthe [peut] être douloureuse, [elle n’est] néanmoins pas vaine, car elle (…) oblig[e] à voir le monde tel qu’il est : complexe, incohérent et, surtout, non conforme à ses rêves de petite fille ». Qu’ils gardent des mythes leur vio- lence et leur noirceur, ou qu’ils se nour- rissent gaiement et s’abreuvent poéti- quement à leur source, ces trois écri- vains contemporains, dont deux publient là leur premier roman, sur- montent héroïquement le poids de leurs modèles. Et trouvent leur voix parmi les échos qu’ont laissés en eux, et en nous, les récits mythologiques. p Les Grecs réarrangeaient sans cesse les mythes selon les besoins du moment et les attentes des spectateurs

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2 | Grande traversée Vendredi 13 mars 20150123

Thésée, le Minotaure et Achille racontent notre époque dans trois ouvrages récents : un roman burlesque, le glaçant monologue d’un violeur et une prose incantatoire à la tonalité poétique

Les héros antiques reprennent du serviceflorence bouchy

«“Qu’est-ce que ça fait de par-tager la vie du plus beau deshéros grecs ?” Parlant, Théséeprenait la pose du catcheur– pectoraux, biceps, abdos,fessiers : tous à bloc bandés. »

Comme tous les autres personnagesd’Ariane dans le Labyrinthe, Thésée estévoqué sur le mode burlesque. Il évoluedans une cité athénienne transposéeà l’époque contemporaine, gangrenéepar les déficits et le « manque de liquidi-tés », à la recherche de pantins pou-vant, en pleine « société du spectacle »,remédier à « la pénurie d’offre héroïquelocale ».

Car les héros sont fatigués. Thésée lui-même, sous la coupe d’une attachée depresse qui ne souhaite pas le moins dumonde « sauver la Grèce de ses mal-heurs et malédictions, mais tirer profitd’hommes au pouvoir », erre d’hôtelsde représentants de commerce en « res-toroutes ». Pasiphaé, la femme deMinos, se désole de « correspondre sibien au poncif de l’épouse délaissée, àqui rien ne manque sur le plan matérielet qui s’abîme dans l’alcool ». Ariane,l’aînée du roi Minos, craint surtout « depuer » dans le Labyrinthe. Quant à sasœur, Phèdre, décrite chez Racine par levers célèbre que Roland Barthes consi-dérait comme le plus beau de la languefrançaise, « la fille de Minos et de Pasi-phaé », elle a, chez Philippe Bollondi,« tout de la petite salope à la mode anti-que ». Et si le Minotaure est bien, auxyeux des Athéniennes qui en tremblenttout en l’admirant, ce monstre n’obéis-sant à « aucun code ni carcan », mais prenant « son désir pour seule loi », onle décrit en fait « à tête de taureau sansl’avoir jamais vu ».

Du même mythe, Marie-Hélène Poi-tras tire des effets et une tonalité radi-calement opposés dans son premierroman, Soudain le Minotaure, d’abordparu au Québec en 2002, et aujourd’huien France. Comme elle l’explique dansla postface ajoutée pour l’édition fran-

çaise, pour écrire l’histoire de ce violeuren série, « un personnage du sexe op-posé crédible, psychopathe épileptiquede surcroît », il lui fallait éviter « dedémoniser [s]on personnage », se garder

« de le suivre de loin comme on observeun requin dans un aquarium » : « il n’yavait qu’une seule avenue possible : lerecours à la première personne. N’ayantdès lors d’autre choix que d’épouser la

pensée de ce personnage, ajoute-t-elle,de me ficher en lui (…) j’entraînerais lelecteur avec nous puisque le fait de dire“je”, de le dire, provoque, malgré soi, unglissement en l’autre ». Dans cette pers-

pective, il y a fort à parier que le recoursau mythe (le violeur se nomme MinoTorrès, et la victime qui l’obsède, parcequ’elle lui a échappé, Ariane) constitue le dernier rempart contre l’identifica-tion totale, et dangereuse, au violeur.

« L’inépuisable richesse sémantique etfigurée des récits que nous identifionscomme mythiques, écrit Claude Calamedans Qu’est-ce que la mythologie grec-que ? (lire ci-contre), les versions multi-ples des mythes grecs nous entraînentdans des mondes de création fiction-nelle qui invitent à de constantes réin-terprétations, et à de puissantes recréa-tions. » Avec ce paradoxe, ajoute-t-ilque « plus la polysémie d’un mythe lesoumet à la recréation, plus sa portéepragmatique semble forte. (…) La formepoétique et esthétique (…) transforme enparole efficace une intrigue narrativeavec ses protagonistes ». Ce qui est vraides différentes versions des mythesdans l’Antiquité trouve encore aisé-

Thésée évolue dans une cité athénienne transposée à l’époque contemporaine, gangrenée par les déficits et le « manque de liquidités »

Extraits« “Je te rappelle que Minotaure est un coup inespéré, le plus gros depuis que je suis à mon compte et que nous travaillons ensemble. Sa légende remonte à loin et le Royaume a su jusqu’à aujourd’hui l’entretenir assez pour que le trône de Minos ne soit pas menacé.– Ils n’ont pas besoin de moi alors.– (…) Je me suis renseignée et le Royaume manque de liquidités. Minotaure est un bon produit, mais qui nécessite une reviviscence. Tu leur apportes ça, mais attention, pas n’importe comment. (…)” »

ariane dans le labyrinthe, pages 28-29

« Violer était devenu trop facile au Guatemala. Désormais, j’étais un agresseur de calibre intermédiaire et je voulais un peu plus de défi. J’avais entendu dire que les filles du Canada étaient libres, qu’elles allaient à l’université, qu’elles faisaient de la politique, écrivaient des livres, qu’elles faisaient comme les hommes, quoi. Je voulais flétrir une fille blanche libérée, insoumise, intellectuelle et belle. Je lui ferais sa fête et elle verrait bien ce que la nature ordonne. »

soudain le minotaure, page 37

« En l’écoutant, je pense au Styx évidem-ment, mais je me dis, surtout, qu’ouvrir c’est comprendre. Sentir l’enfer sous ses pieds, c’est aussi sentir toute proche la baignade de la compréhension. Je le laisse errer dans son propre cauchemar. Je l’écoute de loin, j’ai froid, l’eau chaude, je la veux sur la peau.En marchant je revois Thétis, sa mère, le plongeant dans le fleuve de l’enfer pour l’immortaliser. Ce geste est tout et son contraire, le rendre immortel, et le garder enfant. »

achille, page 22

0123Vendredi 13 mars 2015 Grande traversée | 3

Ariane dans le labyrinthe,de Philippe Bollondi,Le Nouvel Attila, 256 p., 19 €.Confronté à un problème de liquidités, le royaume de Minos fait appel à Thésée dans l’espoir de relancer l’attractivité du labyrinthe payant qui a rempli les caisses de la Crète. Bien décidés à arnaquer Thésée, Minos et son conseiller, Dédale, lui promettent Ariane en mariage s’il réussit à tuer le monstre. Reprise parodique du mythe du Minotaure, Ariane dans le labyrinthe est une version fort réjouissante de l’épisode, actualisée, détournée, mais finalement conforme à l’esprit des récits mythologiques.

Soudain le Minotaure,de Marie-Hélène Poitras,Phébus, 128 p., 13 €.Construit en deux parties, présentées dans l’ordre inverse de leur écriture, le premier roman de Marie-Hélène Poitras fait se succéder le récit d’un violeur, incapable de maîtriser ses pulsions et ne le souhaitant même pas, et le récit de sa victime, Ariane sauvée du viol, mais non de la violence physique, par son coloca-taire. Ce récit souvent difficile dans sa première partie, où le lecteur doit adop-ter le point de vue du violeur, échappe néanmoins au sordide le plus complet en se référant au modèle mythologique.

Achille,de Marie Richeux,Sabine Wespieser, 138 p., 15 €.Alors que Marie contemple sur son ordinateur des images de Thétis, la mère du héros grec, Achille frappe justement à sa porte. C’est l’occasion pour elle d’entamer avec les deux personnages un dialogue poétique, rêverie à partir de leurs noms et de leur légende, qui la nourrissent et la transforment. « Je suis assise près d’Achille, écrit-elle, j’aiguise mon écoute. Il y a longtemps que je t’aime et tu sens comme un poème que j’ai appris avant de naître. Alors récite-le. »

ment confirmation dans ses occurren-ces contemporaines, qu’il s’agisse d’unroman burlesque, voire carnavalesque,autour du Minotaure chez PhilippeBollondi, ou d’un monologue de vio-leur, autorisé par la reprise de ce mêmemythe chez Marie-Hélène Poitras.Marie Richeux, quant à elle, puise dansl’ensemble des versions du mythed’Achille pour convoquer le héros dansson salon, et sa mère Thétis dans sasalle de bains. D’une prose à la tonalitépoétique, elle interroge l’un et l’autre,laisse résonner leurs accents de véritéau cœur de sa propre écriture, et lit encreux dans leurs propos ce que notreépoque, ce que sa vie, peuvent encoreentrevoir et revivifier dans ces nomsglorieux.

Achille est un texte incantatoire, para-doxalement proféré sur le mode mi-neur, comme en sourdine. Le lien entrela narratrice et le héros s’établit, malgréles circonstances improbables de leur

rencontre, de la manière la plus banalequi soit : « Salut Achille. – Salut Marie. »Et peu à peu, la parole banale, de conve-nance, fait advenir les choses. Non seu-lement parce que le héros grec et samère prennent corps dans l’apparte-ment de la jeune femme, mais surtoutparce qu’ils se chargent de toutesles fonctions, connotations, espoirs,contenus dans leurs noms. Disant« Achille », Marie retrouve cet hommequ’elle cherche à travers ce nom,« condamné à tenir la promesse de sonextrême vulnérabilité, et [qui] ne la con-naissait pas ». Celui, écrit-elle, qui« possède le poème en intraveineuse et,par ce récit, me possède moi ».

A l’issue de cette nuit hallucinée,Marie « dispose de l’ombre portée duhéros » capable pour toujours « de luirappeler tout ce qui dans son nom [la]brûle ». Disant « Thétis », elle retrouve une figure de mère, sa mère peut-être,quoique « la provenance de la phrase[soit] floue, comme tu vois, la parole esttoujours venue de plus loin, mais les motsje les sais distinctement et par cœur, et jeles répète : “Hier, comme aujourd’hui,comme hier, comme toujours, je frémisencore au parfum de ma mère” ».

S’identifiant au Minotaure, lequelreprésente symboliquement ce queMino Torrès, dans Soudain le Mino-taure, se sent être, un homme dominépar ses pulsions, un homme enfermédans le labyrinthe de son inconscientbestial, le violeur en série attaque les

jeunes filles, comme si elles devaient lui être sacrifiées, comme si leur viol etparfois leur meurtre n’étaient qu’un ri-tuel cathartique, une représentationthéâtrale, une tragédie, rappelant auxhumains leur soumission au destin etpurgeant leurs passions délétères etleurs tentations de la démesure. « Leviol est un jeu, explique Torrès. Il fauttrouver les bons joueurs, sinon tout clo-che. C’est un jeu de rôle : un jour on faitson épicerie, le lendemain on suit unefille, on l’attache et on la consomme. Onla menace avec une arme, on la viole eton retourne chez soi en se dépêchantpour ne pas manquer “Les Simpson” à latélé, dans vingt minutes. » Pourtant,concède-t-il, « j’étais presque soulagéqu’on m’arrête. Je crois que j’aurais con-tinué à violer à un rythme fou. Les victi-mes m’apaisaient, je courais éperdu-ment vers elles, elles me hantaient puism’abandonnaient, il fallait tout repren-dre, comme dans un théâtre répété àl’infini ».

Rien d’aussi tragique et sordide dansle roman de Philippe Bollondi. Ce quin’empêche pas Ariane dans le Labyrin-the de revisiter le mythe, sans le réduireà un simple prétexte à bouffonnerie.L’écrivain reprend lui aussi plusieursversions de l’histoire, réinvente parfoisles liens de parenté entre les personna-ges, et multiplie les clins d’œil à l’actua-lité : crise grecque, couple de starsadoptant « au fil des caprices et des sai-sons, des enfants de toutes originesavec, semblait-il, l’esprit du collection-neur », mode des conférences rémuné-

Marie Richeux puise dans l’ensemble des versions du mythe d’Achille pour convoquer le héros dans son salon, et sa mère Thétis dans sa salle de bains

ALE+ALE

Mythologie buissonnièrePour l’helléniste Claude Calame, les « fables païennes » que nous connaissons sont une invention moderne. Enquête pour restituer la singularité de ces récits pluriels et mouvants au désordre fécond

vincent azoulay

Publié directement encollection de poche, lenouveau livre de ClaudeCalame porte un titre

délibérément décalé : le lecteurn’y trouvera nullement un ma-nuel de mythologie grecque, mais plutôt une forme de réquisi-toire contre une discipline aux fondements scientifiques mal assurés !

Malgré une étymologie quifleure bon l’Antiquité, la « my-thologie » est en effet une invention de l’époque moderne, dont la vocation initiale était demarquer l’écart entre les « fables païennes » et la Révélation chré-tienne. Mais le péché originel dela mythologie réside surtout dans la façon même dont elle a construit l’objet de son enquête : en compilant les différentes ver-sions d’un même « mythe » pour les soumettre ensuite à l’analyse,la mythologie tend à produireune intrigue linéaire à partir d’unensemble foisonnant de récits pluriels, partiels et souvent dis-cordants.

Car les Grecs n’avaient pas l’ha-bitude de raconter un cycle my-thique en entier – du début à lafin d’un conflit ou de la naissanceà la mort d’un héros –, mais se concentraient volontiers sur unépisode particulier, qu’ils drama-tisaient dans une forme toujourssingulière : avant que Plutarque ne lui consacre une biographie en bonne et due forme, au IIe siè-cle de notre ère, l’histoire de Thé-sée n’avait ainsi été évoquée que par bribes, les prosateurs et les poètes s’attachant tantôt à son parcours héroïque entre Trézène et Athènes, tantôt à son combat acharné contre le Minotaure, tan-tôt à son rôle dans la fondationpolitique de la cité d’Athènes (lesynœcisme), tantôt à sa lutte vic-torieuse contre les centaures,aux côtés des Lapithes.

Mieux encore, ces mythes « enmorceaux » ne correspondaientnullement à un système d’énon-cés figés de manière irrévocable.Bien au contraire, ils étaient sanscesse transformés et réarrangésselon les besoins du moment etles attentes des spectateurs,quitte à entrer en contradictionavec les versions précédentes dela même histoire. C’est ce quiexplique que Zeus soit né, selonles versions, tantôt en Crète, tantôt en Arcadie ; qu’Ulysse meure tantôt sur le trône d’Itha-que, tantôt en exil ; ou qu’Iphigé-nie, généralement considéréecomme la fille d’Agamemnon etde Clytemnestre, soit parfois

présentée comme celle d’Hélèneet de Thésée ! Les mythes grecsne respectaient donc nullementle principe de non-contradictionet fonctionnaient comme des traditions en perpétuelle muta-tion. Déroutantes à nos yeux, cescontradictions ne l’étaient paspour les Grecs : les mythesétaient en effet mobilisés à l’oc-casion de « performances » sin-gulières – un chant rituel lorsd’une fête religieuse, un récitlors d’un banquet, un discourslors d’une assemblée, une repré-sentation figurée sur un vase – etn’avaient pas vocation à devenirparole d’évangile.

Dans ce livre-somme quirecueille les fruits d’une démar-che longuement mûrie, ClaudeCalame propose d’aborder cesrécits polymorphes en se focali-sant toujours sur une versionsingulière. Combinant approche linguistique et anthropologique,

il souligne combien l’interprètedoit s’attacher non seulement àdécrypter l’épisode lui-même(l’énoncé), mais aussi à le repla-cer dans le contexte élargi de l’œuvre et, au-delà, dans la situa-tion de communication créée avec le public (l’énonciation).

Revenons à Thésée. Plutôt qued’essayer de rendre compte detoute sa trajectoire, l’enjeu seraalors de comprendre pourquoi, au début du Ve siècle avant J.-C.,Bacchylide choisit de présenter le héros athénien comme le filsdu dieu Poséidon, et non d’Egée.Le poème met ainsi en scène ungroupe de jeunes filles en trainde chanter en l’honneur de Thé-sée, revenu du fond des mers :c’est en écho direct avec les cir-constances concrètes de l’exécu-tion du poème, chanté par unchœur de jeunes gens à l’occa-sion d’une fête en l’honneurd’Apollon à Délos. Et le lieu de laperformance ne doit ici rien auhasard : depuis 478 avant J.-C., Athènes a pris la tête d’une liguemilitaire, dont le centre setrouve précisément sur l’île sa-crée de Délos. Alors que la cités’affirme désormais comme laprincipale puissance maritimedu monde grec, la filiation poséi-donienne de Thésée vient étayerles prétentions d’Athènes sur lamer Egée.

Ce n’est là qu’un exemple desenquêtes poussées auxquellesClaude Calame invite le lecteurdans un ouvrage à haute teneurthéorique et d’un style exigeantpar son souci de précision lin-guistique. De la figure de Belléro-phon invoquée dans l’Iliade à lamort d’Héraclès mise en scènepar Sophocle, en passant par l’utilisation de la belle Hélène dans l’enquête historique d’Hé-rodote, l’auteur parvient à cha-que fois à faire résonner toute lasingularité de ces récits, semantun désordre fécond dans unediscipline prompte à transfor-mer une jungle luxuriante en unsage jardin à la française. p

qu’est-ce que la mythologie

grecque ?,

de Claude Calame,Folio « Essais », 736 p., 10,20 €.

rées données aux quatre coins dumonde, sur le thème « L’exploitaujourd’hui » pour Thésée… Mais aussicomiquement médiocres, parfoismême pitoyables, que soient ses per-sonnages, ils sont emportés dans la lo-gique d’un roman aux vertus aussi ini-tiatiques que l’expérience du labyrin-the, qui se trouve en son cœur. Si lesens du mythe n’est pas trahi, la forme

d’écriture en renouvelle l’efficacité avecbrio. Regardant le monde contempo-rain avec les lunettes du mythe, le ro-mancier propose au lecteur de recon-naître que « l’expérience du Labyrinthe[peut] être douloureuse, [elle n’est]néanmoins pas vaine, car elle (…)oblig[e] à voir le monde tel qu’il est :complexe, incohérent et, surtout, nonconforme à ses rêves de petite fille ».

Qu’ils gardent des mythes leur vio-lence et leur noirceur, ou qu’ils se nour-rissent gaiement et s’abreuvent poéti-quement à leur source, ces trois écri-vains contemporains, dont deuxpublient là leur premier roman, sur-montent héroïquement le poids deleurs modèles. Et trouvent leur voixparmi les échos qu’ont laissés en eux, eten nous, les récits mythologiques. p

Les Grecs réarrangeaient sans cesse les mythes selon les besoins du moment et les attentes des spectateurs