Architecture Numérique

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Dossier réalisé par Antoine Picon et Alireza Razavi Une société .d'inforrnation Outil et esthétique Simulation et matérialité Structure, performance et complexité Ornement et signification La ville numértique « l'alliance du contrôle et de l'imprévisibilité » Entretien avec l'architecte américain Preston Scott Cohen La tour Phare de Morphosis à la Défense Les points de vue du maître d'ouvrage et du chef de projet La Fondation Louis-Vuitton pour la création de Frank Gehry Entretien avec l'équipe de la maîtrise d'œuvre /\ 6e gauche à droite: maison Folie de Lars Spuybroek à Lille, © EC Activité et intensité des téléphones cellulaires pendant le concert de Madonna au stade olympique de Rome en 2008, à trois kilomètres du Vatican, © SENSeabie City Laboratory, Projet de l'OMA pour le nouvel aéroport international de Djeddah, Arabie Saoudite, © DR, Au même titre que le Mouvement moderne, lorsque celui-ci dépassait le dogme pour s'imposer comme culture, l'impact des technologies numériques sur l'architecture ne se limite plus aujourd'hui à la généralisation de l'ordinateur dans les agences d'architecture. Il s'agit d'une mutation de beaucoup plus grande ampleur qui peut s'assimiler à un véritable choc culturel. Celui-ci remet en cause aussi bien la façon de prati- quer l'architecture que sa définition disciplinaire et la façon dont elle s'insère dans la ville, une ville elle aussi en cours de transformation sous l'effet des technologies de l'information et de la communication. L'architecte Alireza Razavi et l'architecte historien Antoine Picon, auteur d'un récent ouvrage remarquable sur ces ques- tions*, nous font mieux comprendre cette série d'ébranle- ments. Pour savoir comment s'effectue le passage de la théo- rie à la pratique, ils sont également allés interroger l'archi- tecte Preston Scott Cohen et les équipes de maîtrise d'œuvre de Frank Gehry et Morphosis. * Culture numérique et architecture : une introduction, Bâle, Birkhâuser, 2010, Antoine Picon est architecte, ingénieur, historien et chercheur à l'École nationale des ponts et chaussées, Il enseigne également à la Graduate 5chool of Design d'Harvard, D'ARCHITECTURES 197 - FÉVRIER 11 31

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Dossier architecture numérique D'architecture

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Dossier réalisé par Antoine Picon et Alireza Razavi

Une société .d'inforrnation

Outil et esthétique

Simulation et matérialité

Structure, performance et complexité

Ornement et signification

La ville numértique

« l'alliance du contrôle et de l'imprévisibilité »Entretien avec l'architecte américain Preston Scott Cohen

La tour Phare de Morphosis à la DéfenseLes points de vue du maître d'ouvrage et du chef de projet

La Fondation Louis-Vuitton pour la création de Frank GehryEntretien avec l'équipe de la maîtrise d'œuvre

/\ 6e gauche à droite: maison Folie de Lars Spuybroek à Lille, © ECActivité et intensité des téléphones cellulaires pendant le concert de Madonna

au stade olympique de Rome en 2008, à trois kilomètres du Vatican,© SENSeabie City Laboratory,

Projet de l'OMA pour le nouvel aéroport international de Djeddah, Arabie Saoudite, © DR,

Au même titre que le Mouvement moderne, lorsque celui-cidépassait le dogme pour s'imposer comme culture, l'impactdes technologies numériques sur l'architecture ne se limiteplus aujourd'hui à la généralisation de l'ordinateur dans lesagences d'architecture. Il s'agit d'une mutation de beaucoupplus grande ampleur qui peut s'assimiler à un véritable chocculturel. Celui-ci remet en cause aussi bien la façon de prati-quer l'architecture que sa définition disciplinaire et la façondont elle s'insère dans la ville, une ville elle aussi en cours detransformation sous l'effet des technologies de l'informationet de la communication.L'architecte Alireza Razavi et l'architecte historien AntoinePicon, auteur d'un récent ouvrage remarquable sur ces ques-tions*, nous font mieux comprendre cette série d'ébranle-ments. Pour savoir comment s'effectue le passage de la théo-rie à la pratique, ils sont également allés interroger l'archi-tecte Preston Scott Cohen et les équipes de maîtrise d'œuvrede Frank Gehry et Morphosis.

* Culture numérique et architecture : une introduction, Bâle, Birkhâuser, 2010,Antoine Picon est architecte, ingénieur, historien et chercheur à l'École nationale des ponts et chaussées,Il enseigne également à la Graduate 5chool of Design d'Harvard,

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DOSSIER > ARCHITECTURE NUMÉRIQUE: CULTURE ET STRATÉGIES OPÉRATOIRES

Une société d'informationLa mise en route, depuis septembre 2010,de la .USCYBERCOM (United States CyberCommand) a illustré le formidable impact dela sphère virtuelle sur le monde matériel.Cette incarnation des technologies propre à lasociété d'information rappelle l'ampleur de latransformation sociétale intervenue ces vingt

.demières années. Défini comme le cinquièmedomaine par l'État-major américain (après laterre, la mer, l'air et l'espace), l'espace cyberné-tique est devenu un enjeu central pour lesarmées et les États mais, au-delà de son impor-tance stratégique, la société dite d'informationest un bouleversement affectant la totalité desrapports sociaux, des comportements, des sen-sibilités culturelles et techniques. I'ensemblede ces techniques initiées depuis la fin duXIX' siècle a culminé à l'ère nucléaire avec lanécessité d'une décentralisation complète desmoyens de communication, préoccupationmilitaire dans un premier temps, puis civileavec l'avènement d'Internet.

Ce qui distingue

aujourd'hui

la technique est

sa tendance

à s'inscrire dans

le prolongement de

l'homme même.

Le rapport de l'homme à l'outil n'est pasrécent (il existe par et grâce à celui-ci) mais cequi distingue aujourd'hui la technique est satendance à s'inscrire dans le prolongement del'homme même. Si l'objet était autrefoisconsidéré comme contrôlable et maîtrisé (lamachine que l'on allume, la communicationque l'on demande), le propre de la techniquecontemporaine (et de sa culture) est de voirl'émergence de flux et de continuité. La

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société d'information n'est plus un simpledéplacement de données à vitesse plus oumoins variable, mais un espace distinct, auxcomplexités inhérentes et évolutives, auvolume continu et hétérogène.La réflexion architecturale au début duXX' siècle a reconnu dans l'avènement de lamachine le vecteur de son émancipation. Enoffrant une esthétique machiniste débarrasséed'avatars nostalgiques, les propositions radi-cales des constructivistes ou des futuristesouvraient la possibilité d'une pratique sou-cieuse de l'évolution de la société. D'essenceobjective, la Machine devenait le véhiculecommun aux sensibilités avant-gardistes. Àl'instar de la révolution industrielle, les tech-nologies d'information allaient générer uneculture et des comportements distincts,propres à une nouvelle génération.

En architecture, au-delà de l'adoption de l'or-dinateur depuis une vingtaine d'années, lasociété d'information se manifeste à traversune culture numérique originale qUIprend la relève des mouvementsmoderne et postmoderne. Lesconséquences de ce transfert detechnologies exogènes à ]'archi-tecture. (machine de calculs,logiciels destinés aux industriesautomobile, aéronavale ou cinéma-tographique) rappellent par bien desaspects l'avènement de la Renaissance.I'un des aspects fondamentaux de celle-ci résidait dans la nouvelle' représenta-tion de l'espace à travers le dessin en pers-pective (le choix du ou des points de fuite,la nécessaire composition des plans horizon-taux et verticaux couplée à la redécouverte desordres classiques), établissant un nouvel ordreafin de comprendre et organiser l'espacearchitectural et urbain en fonction de codes'qui allaient par la suite constituer les fonde-ments de l'académisme.

Les architectes du siècle dernier parvenaient às'éloigner de ce modèle classique en cher-chant à comprendre la forme comme le pro-duit d'une fonction que celle-ci était appeléeà exercer. La révolution numérique a, ces der-nières années, étendu cette recherche en com-prenant la forme comme étant également ledérivé d'une performance. La notion de per-formance peut être comprise aussi bien

comme répondant aux impératifs physiquesdu bâtiment (gravité, climat, énergie...) <r~comme la dimension sensorielle et cogni . _des espaces générés. En cela, la culture nume-rique en architecture reste en apparent co ;:dans ses ambitions fondatrices. S'agis -d'un outil de précision qui tendrait à reje:~toute. forme de subjectivité, elle demeureailleurs rattachée à une démarche formqui peine bien souvent à s'affranchir de la z. -

cination exercée par ses capacités toujograndissantes. Elle rend ainsi difficileposition critique car elle oppose performsensitive et performance technique, pas l _

jours préoccupées l'une par j'autre .•

> Peter Eisenman, Emory Centerfor the Arts (1991). Isométrie partielledu projet, l'un des premiers conçusen 3D sur le logiciel Form Z.

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DOSSIER > ARCHITECTURE NUMÉRIQUE: CULTURE ET STRATÉGIES OPÉRATOIRES

Une société d'informationLa mise en route, depuis septembre 2010,de la .USCYBERCOM (United States CyberCommand) a illustré le formidable impact dela sphère virtuelle sur le monde matériel.Cette incarnation des technologies propre à lasociété d'information rappelle l'ampleur de latransformation sociétale intervenue ces vingt

.demières années. Défini comme le cinquièmedomaine par l'État-major américain (après laterre, la mer, l'air et l'espace), l'espace cyberné-tique est devenu un enjeu central pour lesarmées et les États mais, au-delà de son impor-tance stratégique, la société dite d'informationest un bouleversement affectant la totalité desrapports sociaux, des comportements, des sen-sibilités culturelles et techniques. I'ensemblede ces techniques initiées depuis la fin duXIX' siècle a culminé à l'ère nucléaire avec lanécessité d'une décentralisation complète desmoyens de communication, préoccupationmilitaire dans un premier temps, puis civileavec l'avènement d'Internet.

Ce qui distingue

aujourd'hui

la technique est

sa tendance

à s'inscrire dans

le prolongement de

l'homme même.

Le rapport de l'homme à l'outil n'est pasrécent (il existe par et grâce à celui-ci) mais cequi distingue aujourd'hui la technique est satendance à s'inscrire dans le prolongement del'homme même. Si l'objet était autrefoisconsidéré comme contrôlable et maîtrisé (lamachine que l'on allume, la communicationque l'on demande), le propre de la techniquecontemporaine (et de sa culture) est de voirl'émergence de flux et de continuité. La

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société d'information n'est plus un simpledéplacement de données à vitesse plus oumoins variable, mais un espace distinct, auxcomplexités inhérentes et évolutives, auvolume continu et hétérogène.La réflexion architecturale au début duXX' siècle a reconnu dans l'avènement de lamachine le vecteur de son émancipation. Enoffrant une esthétique machiniste débarrasséed'avatars nostalgiques, les propositions radi-cales des constructivistes ou des futuristesouvraient la possibilité d'une pratique sou-cieuse de l'évolution de la société. D'essenceobjective, la Machine devenait le véhiculecommun aux sensibilités avant-gardistes. Àl'instar de la révolution industrielle, les tech-nologies d'information allaient générer uneculture et des comportements distincts,propres à une nouvelle génération.

En architecture, au-delà de l'adoption de l'or-dinateur depuis une vingtaine d'années, lasociété d'information se manifeste à traversune culture numérique originale qUIprend la relève des mouvementsmoderne et postmoderne. Lesconséquences de ce transfert detechnologies exogènes à ]'archi-tecture. (machine de calculs,logiciels destinés aux industriesautomobile, aéronavale ou cinéma-tographique) rappellent par bien desaspects l'avènement de la Renaissance.I'un des aspects fondamentaux de celle-ci résidait dans la nouvelle' représenta-tion de l'espace à travers le dessin en pers-pective (le choix du ou des points de fuite,la nécessaire composition des plans horizon-taux et verticaux couplée à la redécouverte desordres classiques), établissant un nouvel ordreafin de comprendre et organiser l'espacearchitectural et urbain en fonction de codes'qui allaient par la suite constituer les fonde-ments de l'académisme.

Les architectes du siècle dernier parvenaient às'éloigner de ce modèle classique en cher-chant à comprendre la forme comme le pro-duit d'une fonction que celle-ci était appeléeà exercer. La révolution numérique a, ces der-nières années, étendu cette recherche en com-prenant la forme comme étant également ledérivé d'une performance. La notion de per-formance peut être comprise aussi bien

comme répondant aux impératifs physiquesdu bâtiment (gravité, climat, énergie...) <r~comme la dimension sensorielle et cogni . _des espaces générés. En cela, la culture nume-rique en architecture reste en apparent co ;:dans ses ambitions fondatrices. S'agis -d'un outil de précision qui tendrait à reje:~toute. forme de subjectivité, elle demeureailleurs rattachée à une démarche formqui peine bien souvent à s'affranchir de la z. -

cination exercée par ses capacités toujograndissantes. Elle rend ainsi difficileposition critique car elle oppose performsensitive et performance technique, pas l _

jours préoccupées l'une par j'autre .•

> Peter Eisenman, Emory Centerfor the Arts (1991). Isométrie partielledu projet, l'un des premiers conçusen 3D sur le logiciel Form Z.

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Outil et esthétiqueLa notion d'architecture numérique est vasteet l'usage de l'ordinateur ne sous-entend biensûr pas une appartenance à la culture numé-rique du projet architectural dans le cadreidentifié par cet article. Aussi notre réflexionporte-t-elle plus précisément sur les démar-ches qui cherchent à tracer les contours d'unesphère où l'expérimentation du langage archi-tectural, par le biais d'une certaine cultureet de l'usage d'outils, tend à définir la posi-tion critique de l'architecture dans la sociétécontemporaine.On ne saurait prétendre à une notion d'ob-jectivité formelle de l'architecture numé-rique : l'usage de logiciels de modélisation neprédispose pas à un style, une forme particu-lière. Pourtant, depuis que la Machine est évo-quée dans la création (Fritz Lang, FernandLéger,Rodchenko, Le Corbusier ...), une esthé-tique distincte s'en dégage. La performancequantitative immédiate de la Machine de l'èreindustrielle devenait le songe motivant une

Machine à habiter, efficace, pratique,moderne. Si les associations plastiques

coulaient de source pour le moder-nisme (aidées par l'avènement du

béton armé), les références à latechnologie contemporaine

doivent relever le défid'aborder son para-

doxe même: sonomniprésence et

son immaté-rialité.

Lun des foyers originels de la culture pré-numérique en architecture se situe dans letravail de Peter Eisenman: en s'appuyantsur une somme théorique élaborée, il abor-dait le projet architectural à travers un pro-

[évolution

de l'esthétique, . .

numerIque SUIt

également et

invariablemen t

les capacités. . ,mtnnseques

des logiciels.cessus que l'on pourrait qualifier de séquen-tiel. Ses démarches automatisaient une sériede décisions (transposition de trames, déca-lages selon les trois axes, homothéties ...)donnant naissance à des enveloppes' auxgéométr.ies séquentielles « déconstruites »,

restées manuelles jusqu'à l'introduction dulogiciel Form Z, qui allait inaugurer la tran-sition entre pratique traditionnelle et numé-rique. Le projet du Centre artistique del'université d'Emory à Atlanta (1991)a peut-être matérialisé pour la première fois ce rap-prochement. Cette méthode de processusiprocess based) caractérise encore à bien deségards tout un pan de la culture numériqueen architecture, à savoir la recherche d'uneobjectivité techno-conceptuelle reposant surl'usage de diagrammes, d'algorithmes ou descripts. Chez Eisenman, les critères pro-grammant ces commandes restaient absolu-ment poétiques puisqu'il ne s'agissait pasd'utiliser l'ordinateur pour une modélisa-tion contrôlée mais de voir la forme archi-tecturale naître par le biais d'un ensembled'automatismes. Il faudra attendre la fin desannées 1990 pour voir l'émergence de

paramètres organisationnels plus pe. -nents, comme les flux piétons, automoprogrammatiques.

Mais l'évolution de l'esthétique numéri __suit également et invariablement les cape-cités intrinsèques des logiciels de modê , -tion. Des premières surfaces transparent -l'usage du script aujourd'hui : cha __=méthode de modélisation combinée à .sensibilité du moment a pu donner nais-sance à une typologie formelle bien .-;;.-tincte. I'exernple du terminal portuaire :::.=Yokohama (FOA, 1995) contraste avec _=stade olympique de Pékin (Herzog & è.=Meuron, 2003) : l'un cherchait à cris .. : ~la nature diffuse et topographique de l'es-pace numérique, l'autre à inaugurer (dixplus tard) une nouvelle culture tectoni ueSi le premier voyait dans sa réalisation nedilution de son ambition initiale, le secondparvenait - en se préoccupant très tôt e samatérialité - à offrir un bâtiment don- -perception de l'échelle était renverséeun brouillage des codes traditionnels, ta -en offrant un objet familier.En cooptant les outils de la société d'infor-mation, il devenait possible pour les ar . -tectes d'aller chercher au-delà du cham-d'exercice classique des éléments auxq ~-identifier une démarche avant-gardiste, a:.

même titre que le Mouvement moderneavait trouvé dans l'ère machiniste naissantedu début du :XX' siècle une iconographie ;;.laquelle s'associer. Mais ce rapprochemrepose sur une ambiguïté: si la technologie,dans un premier temps, permet à l'hommede s'affranchir des contraintes de son envi-ronnement naturel (association progres-sive), l'architecture numérique revêtirai-alors à son tour une aura d'améliorarioasociale. Or l'association au monde de '-machine (aile d'avion hier, logiciel d'anima-tion aujourd'hui) est restée, au début, _association formelle et non fonctionn .E

ou performative. Ainsi, ce n'est que dep .:-le début des années 2000 qu'il est possi .ed'observer des logiques opératives cher-chant, à la fois dans la géométrie et les pro-cédés de rationalisa tion, les bases d unenouvelle architecture: par exemple 2médiathèque de Sendai, réalisée par To.Ito, proposait en 2001 une alternative zl'organisation espace/structure classique.

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Simulation et matérialité

Dans un premier temps, et confondant sansdoute l'outil avec l'objectif, la conviction estapparue que la modélisation virtuelle étaitune métaphore de matérialité suffisammentcrédiBle pour abandoimer toute réflexionde faisabilité afin de rester concentré sur laproduction d'images. Les premiers « blobs »,

en offrant une vision spatiale exclusivementéthérée, installaient une culture architectu-rale limitée, à savoir l'exclusion de toutepréoccupation matérielle et constructiveafin de ne pas fragiliser la radicalité (sou-vent autoproclamée) de la propositionnumérique. La séduction de l'image digitaledevenait difficile à transcrire dans le monderéel : elle perdait instantanément toute qua-lité de légèreté dès lors qu'elle cherchait unesolution constructive.

Le long processus de transformation du pro-jet de concours pour le terminal portuairede Yokohama en solution constructive illus-trait bien le phénomène de cette premièregénération de projets, au même titre que leprojet de l'église coréenne de Brooklyn parGreg Lynn (ancien collaborateur de PeterEisenman), Michael McInturf et DougGarofalo. Mais tout comme les allégoriesspatiales de prisons imaginaires de Piranèse,l'imagerie numérique en architecture ouvraitces premières années un champ de possibili-tés et établissait un} domaine de définitiondu nouveau médium, rendant la déclarationde Marshall McLuhan plus que jamais perti-nente : « The medium is the message. »

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Aujourd'hui, les démarches s'inscrivent dansla plupart des cas dans une culture construc-tive plus rigoureuse. Ainsi, et comme nous leverrons plus loin, la recherche d'une expres-sion structurelle est devenue depuis plusieursannées un leitmotiv central. La convergencedes outils de conception et de calculs, lanumérisation d'une partie de la chaîne defabric~tion ont autorisé peu à peu des possi-bilités constructives nouvelles et rentables,inaugurant ces dernières années une transitionentre une architecture de surface et uneexpression tectonique du projet numérique.Par ailleurs, l'avènement du prototypagerapide et la baisse de son coût ont indénia-blement poussé la production. numérique versune certaine matérialité. D'apparence anodi-ne, la fabrication automatisée de maquettes

Projet de bâtiment pour un parc à thème imaginépar Sarah Heame sous la direction de Greg LynnetWalt Disney Imagineering, 2010.UCLA suprastudio.

physiques a exercé une influence significativesur le processus créatif numérique, l'orientantà intégrer davantage les contraintes physiques.

La pratique numérique révolutionne notreculture matérielle en cela qu'elle bouleversejusqu'à notre intuition constructive. La diffu-sion et la sophistication des logiciels de cal-culs par éléments finis, combinées au déve-loppement du script, permettent d'étudier unnombre impressionnant de solutions dans undélai très réduit. [avènement des logicielsBIM (Building Information Model), qui auto-risent un partage de données en temps réel surun même modèle informatique, des logicielsde modélisation et de calculs intégrés commeCATIA ou Digital Project, permettent nonseulement un échange d'un type nouveau

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La recherche

d'une expression

structurelle

est devenue un

leitmotiv central.

entre architectes et ingénieurs, mais ils rendentégalement possibles la gestion et la rationali-sation de géométries extrêmement complexes.

Ce souci dé '"matérialité s'inscrit aujourd'huiau cœur des préoccupations écologiques. Et làaussi une certaine ambiguïté existeentre l'usagedes machines comme outils de précision,capables d'offrir des solutions de traitementd'air, d'économies de matériaux, et le faitqu'elles proposent des métaphores (ornemen-tales ou structurelles) de nature, illustrées par lamultitude des projets au caractère néovégétal.S'agissant davantage d'une volonté stylistiqueassociative que d'une démarche à proprementparler écologique, le recours à la thématiquealéatoire et végétale couvre un large éventail :du simple artifice décoratif de façade à larecherche d'une science structurelle évolutive.

Mais pour certains, l'intégration des outils deconception numérique a posé les bases d'unintérêt renouvelé pour l'expression de la struc-ture. [expression de la structure (c'est-à-direlavolonté de voir la structure participer àl'intention architecturale et à sa définition)revêt aujourd'hui une opportunité architectu-rale nouvelle. Symbole de ce renouvellement,la personne de l'ingénieur s'est trouvée sousun nouvel éclairage (médiatique), comme l'aillustré la notoriété récente de Cecil Balmond.[ère numérique en architecture semble, ensurface au moins, proposer une relation nou-velle entre architecte et ingénieur par l'inter-médiaire d'outils communs .• >

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> ARCHITECTURE NUMÉRIQUE CULTURE ET STRATÉGIES OPÉRATOIRES

OMA (R. Koolhaas + F.Denis), projet pour l'aéroport international de Djeddah, Arabie Saoudite, 2005. La référence explicite à l'architecture arabe traditionnelle montre que l'ornementcontemporain relève encore d'une dimension symbolique.

Lessor des technologies numériques a été fré-quemment associé à un « retour de l'orne-ment », Lordinateur permet en effet de défi-nir et de jouer avec des associations demotifs, de textures et de couleurs qui possè-dent un caractère fortement ornemental. Cesjeux distinguent aujourd'hui des pratiquesarchitecturales aussi différentes que celles deHerzog & de Meuron, Farshid Moussavi ouencore Lars Spuybroek.

La notion de retour tend toutefois à éclipserl'existence de différences fondamentales entrela tradition ornementale héritée de laRenaissance et ce qu'on appelle ornementaujourd'hui. Lornement traditionnel étaitd'abord localisé en certains points de lafaçade dont il venait souligner les articula-tions principales. Lornement constituait trèslittéralement une sorte d'addition susceptibled'être retranchée, si nécessaire, du corps del'édifice. Il obéissait du même coup à cettelogique du « supplément » admirablementanalysée par le philosophe Jacques Derridadans certains écrits comme La Dissémination.C'est dans la mesure où il semblait posséderune certaine gratuité que l'ornement se révé-lait en effet essentiel, à la façon d'une parurevenant révéler, mieux encore que les linéa-ments de la construction, la portée profondede l'édifice. Lornement se confondait dumême coup avec une sorte d'apparaître del'architecture, comme si par son intermédiairela construction acquérait un visage. Il ren-voyait de surcroît à u~ ensemble de significa-tions allant de l'analogie entre le vocabulairedes ordres et les parties du corps humain auxdivers registres d'une symbolique empruntant

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aussi bien à l'Antiquité gréco-romaine qu'à desmotifs plus modernes, européens et extraeuropéens, de l'iconographie chrétienne aux« chinoiseries» des Lumières et du XIX' siècle.Dans de nombreux projets contemporains,l'ornement - ou ce qui en tient lieu - sembles'être affranchi définitivement de cetensemble de déterminations. Au lieu d'êtrelocalisé, il tend tout d'abord à couvrir despans entiers, voire la totalité, de la façade. Lesspirales du magasin John Lewis de Leicester,conçu par Farshid Moussavi et AlejandroZaera Polo, se déploient ainsi sur l'ensembledu bâtiment, pans certains cas, c'est la paroielle-même, par son animation générale, sa tex-ture et sa couleur, qui peut s'assimiler à unesorte d'ornement géant. C'est par exemple lecas de la façade de la maison Folie de LarsSpuybroek à Lille. La dialectique du supplé-ment, qui devient essentiel dans la mesure oùil est possible d'imaginer que l'on puisse s'enpasser, se trouve du même coup mise à mal.Lornement n'est pius gratuit mais nécessaire,à la façon d'un principe ordonnateur parfoisplus puissant que la structure elle-même.Dans certains cas extrêmes, on peut aller

jusqu'à se demander si la structure ne tendpas à devenir ornementale. La question sepose ainsi à propos de la structure conçue parl'ingénieur Cecil Balmond pour le stadeolympique de Pékin de Herzog & de Meuron.

La rupture peut-être la plus troublanteconcerne le refus de nombreux concepteursd'attribuer à l'ornement une quelconquesignification, refus théorisé par FarshidMoussavi et Michael Kubo dans leur livreparu en 2006, The Function if Ornament, lafonction de l'ornement. Pour les tenants decette position, il s'agit de ne pas retomberdans les errements du Postmodernisme, dansla recherche d'une signification qui seraitextérieure au projet d'architecture considéréen lui-même. Au lieu d'emprunter des frag-ments d'ordonnance à l'histoire, ou encore àla culture populaire, ces architectes veulentproduire des émotions strictement architectu-rales. Il entre à coup sûr une part d'utopiedans un tel projet et il est frappant de consta-ter que l'évacuation des références extérieuresn'est jamais totale. Le projet de terminal del'Office for Metropolitan Architecture pour

Maison Folie (2004). Ancienne filature du quartier de Wazemmesà Lille, réhabilitée par Lars Spuybroek-Nox Architects.

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mique, quelque peu hypnotique, qui n'est passans évoquer l'art cinétique et optique desannées 1950-1960. Chez les plus théoriciensdes architectes numériques, cette quête ren-voie au projet de brouiller la distinctionentre le sujet qui regarde et l'objet qui estobservé, comme si sujet et objet architecturalétaient appelés à se rencontrer au sein d'uncontinuum spatial et sensoriel. La philoso-phie de Gilles Deleuze se voit fréquemmentinvoquée à ce propos. Par-delà cette référencephilosophique, l'architecture tente probable-ment de répondre aux nouvelles attentesd'une société où flux d'informations et flotsde sensations viennent remettre en causetoute une série de seuils et de limites. • >

le nouvel aéroport de Djeddah en ArabieSaoudite de 2007 évoque irrésistiblement l'ar-chitecture arabe traditionnelle. Tout se passecomme si le symbolique revenait dans denombreux projets emblématiques de l'archi-tecture numérique contemporaine, à la façond'une sorte de refoulé freudien.

À l'ère numérique, l'ornement n'en est pasmoins porteur de nouvelles attentes commele désir de conférer à l'architecture unedimension tactile, ainsi qu'un caractère ryth-

T' ,Lornement n est

plus gratuit,

mais necessaire,

tel' un prInCIpe

ordonnateur par-

fois plus puissant

que la structure

elle-même.

La dimension individuelle rencontre résquestions. architecturales sur au moinsdeux plans. Le premier tient à l'importan-ce croissante des prariques de sQ.r\TeilIam::eet de contrôle. !:@ssoJ'des technologies derin.f@llma'ti\l)~et"" lit g-6~Unieatione0Yt%ide a:v& tth:ë 'en pfifss"'ancedeCes pratiques qqj 'liittrpe.lI(l fafchitectute,ne serait-ce q1J'en raison de la tentationd'imaginer les Ilouveaux: panoptiques del'ère numérique. Mais la rencontre avecla dimension ip.dividuèlle de la vie urbainecontemporaine s'~t, plutôt opérée pourt'instapt sur UTI ,.-autre plan, celui del'impottàB:ce p$:i'è' . la. recherlfhe de laS~sllti~ti; et d@ U: ~Ga:ri:ùère trèstactile de j'otn r,Q:~~querenvoieclairement au prb.je{de s'adresser aux sensdes individus en ~eche~chant, OD l'a vu,une continuité d'un nouveau type entresujet et objet arcpitehtural. À cet êgard, iln'est paS fortuit ~ql;1e le:; restaurants et lesboutiques de; lux;e~oustitul1nt des liëuxd~eJW"éri~~Eltatl6n:.pri,viMg-iés pour lesèQ~GÇptCfl;lf$ !il'l'\~ •••

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accompagneet intensifie

événementiel

38 D'ARCHITECTURE~197 - FÉVRIER 11

CULTURE

La géographie des communications en Grande-Bretagne. Ce diagramme illustre la plus forte

intensité (80 %) des liens, tels que mesurés parle temps de communications total.

entre différentes régions du pays. Lopacitéde chaque lien est proportionnelle à la durée totale

des appels entre deux régions et les diversescouleurs représentent les régions identifiées

par une analyse d'optimisationdu réseau modulaire.

Manchester

London

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« L'alliance du contrôle et de l'imprévisibilité })Entretien avec l'architecte américain Preston Scott Cohen

Après s'être fait connaître par des projets théo-riques faisant un usage intensif de la géométrieprojective, l'architecte Preston Scott Cohens'est vu confier toute une série de projetsculturels importants, du musée d'Art de Tel-Avivau Performing Arts Center de Nankin, enChine. Cet essor s'est accompagné de l'intro-duction de l'ordinateur que l'architecte consi-dère comme un moyen d'étendre la gammede ses investigations géométriques.

- 'TOINE PICON : EN QUOI 1:0RDINATEUR A-T-IL MODIFIÉ VOTRE

- TIQUE?

reston Scott Cohen: La capacité de l'ordi-nateur à produire des formes à la fois rigou-reusement définies, contrôlées de près etimprévisibles, a donné une impulsion nou-.elle aux recherches fondées sur la géomé-

ie projective que j'avais entamées depuis.ongtemps. L'ordinateur permet d'étendrezie manière spectaculaire le registre des-:mes produites par cette géométrie. Il

en en intensifier les enjeux à la fois--eoriques et pratiques.

AP : I:IMPRÉVISIBILlTÉ POSSÈDE-T-ELLE POUR VOUS UNE VALEUR

POSITIVE?

PSC : J'ai dit que les règles et le contrôleétaient essentiels. Mais j'ai insisté sur l'alliancedu contrôle et de l'imprévisibilité.' Ce que jeveux dire, c'est que la géométrie représenteun moyen de découvrir des formes que l'onne peut ni anticiper ni imaginer à l'avance,mais qui sont néanmoins produites au moyende règles, comme par exemple les lignes cour-bes obtenues à l'intersection de surfacescomplexes. La possibilité de permuter cesintersections et de les contrôler à l'aide de tan-gences spécifiques m'intéresse énormément.Effectivement, l'imprévisibilité en tant quetelle m'intéresse beaucoup moins. Ce sont lalutte contre le hasard! le combat que requierttoute détermination géométrique, l'obstina-tion à forcer les surfaces à se comportercomme on le souhaite qui me motivent. Lagéométrie est bien entendu dépendanted'axiomes contre lesquels on ne saurait aller.Mais on peut faire entrer les entités géomé-triques dans des relations qui définissent les

formes d'une 'façon particulière, produisantdes rapports d'imbrication complexes entreles parties et le tout.

AP : QUELLE EST VOTRE POSITION À I:ÉGARD DE CE QU'ON QUALI-

FIE FRÉQUEMMENT DE « RETOUR DE 1:0RNEMENT » ? LA CONCEP-

TION PARAMÉTRIQUE NE PEUT-ELLE PAS AMENER À FAIRE DE LA

FORME QUELQUE CHOSE D'ORNEMENTAL?

PSC : En fait, je ne suis pas vraiment inté-ressé par la question de l'ornement. Pas dutout. Ce qui m'intrigue, c'est le comporte-ment des formes, des figures à la fois •••

Musée d'art de Taiyuan. Décomposition >à plat des panneaux de façade.

D'ARCHITECTURES 197 - FÉVRIER 11 39

Page 11: Architecture Numérique

DOSSIER

droites constitue une source de tension. Etpar-delà cette tension, j'apprécie la façondont la tectonique se marie avec un princi-pe proche de l'anamorphose afin que le pro-blème trouve une solution. La diminutionprogressive de la taille des facettes n'est passeulement une conséquence du principed'anamorphose. Elle obéit également à desconsidérations de mise en œuvre. Une mul-titude de motifs se rencontrent de la sorte.Si la synthèse de ces différents paramètres,si le but à atteindre et les effets produitsen l'atteignant ont quelque chose d'orne-mental, au sens où ils donnent à avoir unordre profond qui resterait caché autre-ment, alors je suppose qu'on peut qualifierune telle démarche d'ornementale. Maisl'objectif premier reste l'organisation géné-rale du bâtiment, les parcours, les anamor-phoses qui les accélèrent ou les ralentissent.La conception paramétrique, c'est encoreautre chose. Elle permet un recalibragecontinu et en quelque sorte élastique detoutes les relations qui définissent la formeet assurent sa cohérence .

> ARCHITECTURE NUMÉRIQUE CULTURE ET STRATÉGIES OPÉRATOIRES

« Ce qui,.. ,

m intngue, c est

le comportement

des formes,

des figures

à la fois belles

et difficiles ... »

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40 D'ARCHITECTURES 197 - FÉVRIER 11

• •• belles et difficiles - et aussi la synthèseentre ces figures et des types architecturauxqui sont porteurs de contraintes, se tradui-sant en termes de proportions, de relationsentre les volumes et de séquences spatiales.Si j'ai fini par recourir à des motifs géomé-triques comme les facettes quadrangulairesdes façades du musée de Tel-Aviv,c'est pourdes raisons très différentes de celles que vousinvoquez à travers la question ornementale.Ces motifs géométriques représentent unmoyen de résoudre différents problèmes :par exemple la nécessité de traduire des sur-faces courbes en unités planes susceptiblesd'être construites d'une certaine façon.Bien sûr, je m'intéresse également à la façondont les contraintes de la géométrie, cellesde la construction et de l'économie débou-chent sur une synthèse entre la courbured'un paraboloïde hyperbolique et une cer"'taine condition oblique. La tension entre lacourbure implicite et l'obliquité me sembleune idée puissante, d'une fécondité inépui-sable. Limpression de rugosité inhérente à latraduction de courbes en segments de lignes

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Page 12: Architecture Numérique

AP : VOUS VENEZ D'ËVOQUER ~EXISTENCE D'UN ORDRE CACHÉ. DE

QUELLE NATURE EST-IL, MATHËMATIQUE OU PROGRAMMATIQUE,

LIÉ A LA GËOMÉTRIE OU A CE QUE VOUS APPELEZ LE TYPE?

PSC : Aux deux, bien évidemment, à la syn-thèse entre l'art et la vie. L'art naît de la ten-sion entre la géométrie et la typologie, de ladialectique entre la dissonance et l'harmo-nie. Mais il y a probablement quelquechose d'autre dans l'affaire. Il yale désir defaire des bâtiments qui repoussent un peules limites imposées par leur programme,sans pour autant tomber dans unereformulation critiquable du programme,reformulation qui serait dictée par l'egode l'architecte et son désir de faire preuved'une virtuosité absolue.Ordre visible/ordre caché : cela a aussi àvoir avec la façon dont la synthèse descontraintes doit apparaître, à la fois commele résultat de déterminations sociales géné-rales et comme un tour de force qui se révè-le au terme d'un examen architectural etgéométrique plus approfondi. _

< Musée d'art de Taiyuan. Nomenclature des élémentsde façade.> En haut: musée d'art de Tel-Aviv. Vue informatiquede la rampe centrale.Ci-contre: musée d'art de Taiyuan. Panélisation de la façade.

« La tensionentre la courbure

impliciteet l'obliquité me

semble une idée.

puissante,

d'une féconditéinépuisable. »

D'ARCHITECTURES 197 - FÉVRIER 11

Page 13: Architecture Numérique

SS E > ARCHITECTURE NUMÉRIQUE CULTURE ET STRATÉGIES OPÉRATOiRES

La tour Phare de Morphosis à la DéfenseLes points de vue du maître d'ouvrage et du chef de projet• ENTRETIEN AVEC

ANTOINE HABlllAT,UNIBAll-RODAMCO

En tant que directeur du pôle Développementbureaux France, Antoine Habillat a suivi de prèsles étapes constitutives de la tour Phare depuisle lancement du concours. Il reste impliqué dansles phases de développement du projet lauréat,celui de l'agence californienne Morphosismenée par Thom Mayne.

ALiREZA RAZAVI : LE PROJET LAUR~AT DE MORPHOSIS POUR LA

TOUR PHARE TIENT UNE PLACE À PART DANS LA TYPOlOGIE FOR·

MELLE ET STRUCTURELLE DES TOURS. POURRIEZ·VOUS NOUS EN

BROSSER LES GRANDES LIGNES ET NOUS DIRE COMMENT IL A

S~DUIT LE JURY?

Antoine Habillat : Ce bâtiment se distinguepar une géométrie d'enveloppe organique etune structure en homothétie directe avec lapeau, externe. À presque 300 mètres de hau-teur, il relève un grand défi technique, saconception et sa réalisation reposant entière-ment sur un usage poussé d'outils numé-riques. Mais il inaugure aussi une nouvellephase dans la typologie des tours en propo-sant une forme qui n'est ni entièrement uneextrusion, ni une variation répétitive.Cette géométrie, rendue possible par l'usaged'outils de modélisation, apporte une per-ception de complexité apparente, qu'il s'agitensuite de comprendre, de décomposer etde rationaliser en vue de la construction. Iln'existe pas, à ce niveau de complexité, beau-coup de références de projets construits fai-sant un usage intégré et homogénéisé entre..les différents interlocuteurs du bâtiment.Trouver une plateforme commune et compa-tible a été notre première étape.

« Le numérique ne

doit pas devenir

"un P9usse"au crime »

.! D'ARCHITECTURES 197 - FÉVRIER 11

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Gf~çade sud d~r Phare.~:'. ~endu; L'AutreImage.'. , "

AR: LA NOyVEAUTÉ GÉOMITRIQUEAJOU~ EN SA FAVEUR. MAISA·

T·IL ÉT~ POUR VOUS, MAÎTRE D'OUVRAGE, UN~ SOURCE D'H~SITA·

TION FACE À LA N~CESSITÉ DE S'ENGAGER DANS UN PROJET DONT

LA CONSTRUCTION NE POUVAIT QUE DÉPENDRE DE PROCESSUS

NUMÉRIQUES RADICALEMENT NOUVEAUX?

AH : Nous nous étions assurés, en amont duprojet, une compétence technique pousséeavec la présence à nos côtés de SetecTPI, afind'être en mesure de comprendre la faisabilitédes différents projets soumis, dès la phaseconcours. Cette compétence nous a assuréune certaine sérénité dans nos choix, enévitant de voir dans une géométrie complexeun frein ou une fascination.Nous avons' beaucoup échangé avec laFondation Louis-Vuitton (puisqu'il s'agit dedeux architectes californiens et de projets rele-vant d'un vocabulaire posant des défis simi-laires) afin de comprendre quelle serait lameilleure façon de rapprocher la cultureconstructive française et un certain mode

opératoire américain. rune des difficultés aété de trouver une parfaite compatibilité entreles différentes plateformes de modélisation etde calculs car il n'existe pas à ce jour une syn-thèse éprouvée et diffusée dans les entreprises.Mais pour ce projet et pour bien d'autres, lesintérêts du numérique restent évidents. Despossibilités de visualisation aux nombreusesétapes de rationalisation des parties constitu-tives, en passant par le travail sur un modèle3D unique pour tous les intervenants du pro-jet (structure, thermique, fluide, flux piétons,éclairage...): la culture numérique autorisenon seulement la compréhension du projetmais également sa dédramatisation, sa démys-tification. Rappelons que nos outils tradi-tionnels ne sont pas adaptés pour la mise enœuvre d'un tel projet.

AR : QUEL EST VOTRE SENTIMENT EN TANT QUE MAÎTRE

D'OUVRAGE SUR L'IMPACT DU NUMÉRIQUE DANS LA CULTURE ET

Page 14: Architecture Numérique

LA CONCEPTION ARCHITECTURALES? LOUTIL PROCURE-T-IL UNE

LIBERTÉ NOUVELLE ET. SE FAISANT, CONFINE·T·IL LA CRÉATION

DANS UN CHAMP DÉTERMINÉ?

AH : J'ai personnellement posé la question àThom Mayne afin de comprendre s'il conser-vait une distance critique vis-à-vis des outilsde conception (lui qui les utilise par per-sonne interposée), si sa liberté créatrice luivenait de l'outil ou bien si celle-ci lui four-nissait simplement un moyen d'expressionplus pointu, sans entraver ses idées. [expé-rience de Mayne, architecte de soixante-sixans, lui apporte la confiance nécessaire pourvoir dans le numérique un formidable acces-soire de conception sans perdre pour autantsa prérogative d'architecte, afin de restermaître du processus créatif dans une libertéqui caractérise son travail depuis toujours.Si le numérique a autorisé la naissance de laforme architecturale de la tour Phare, celle-cin'en reste pas moins le fruit d'une maturationarchitecturale et d'une somme d'expériencespropres à un architecte. Ces mêmes outilsnous permettent de comprendre lesvecteurs decomplexité des projets, de modéliser la consom-mation du bâtiment, de lisser les surfaces afinde rationaliser les éléments de la peau, desbrise-soleil,et bien sûr de mettre en oeuvre unprocessus industriel rationnel qui puisserépondre à la chaîne critique de construction.

AR: L:ÉVOCATION D'UN PROJET À LA GÉOMÉTRIE COMPLEXE EST·

ELLE SYNONYME POUR LE MAÎTRE D'OUVRAGE D'UN BUDGET

DIFFICILE À CONTR6LER ?

AH : Il existe indéniablement un « facteurpeur)} face au projet numérique, face à une 3Dimpressionnante qui voit bondir les estimatifspréliminaires. Mais en invitant les entreprises àentrer dans le détail du projet et en rappelantpar ailleurs les concepteurs à rester dans unerigueur constructive, il est possible d'installerune confiance mutuelle pour voir les projets se -caler au calendrier et aux budgets.

AR : EXISTE·HL UN RISQUE DE SURENCHÈRE FORMELLE DONT LE

NUMÉRIQUE SERAIT LE VECTEUR?

AH : Le numérique ne doit pas devenir un« pousse au crime », Il ne peut pas devenir leguide unique de l'architecte ou représenterune expression unique. En ce qui concernenotre concours, nous avions clairementdemandé aux équipes d'innover dans laforme architecturale, nous souhaitions qu'unprojet significatif voie lejour car nous avionsconscience que le quartier de la Défense étaitprêt à accueillir un bâtiment remarquable, duniveau du Cnit ou de l'Arche.•

• ENTRETIEN AVECMATT GRADY,CHEF DE PROJET,AGENCE MORPHOSIS

L'architecte Matt Grady mène l'équipe de projetde la tour Phare depuis les bureaux parisiens deMorphosis. Il en a supervisé les phases de déve-loppement jusqu'à l'actuel dossier de consulta-tion des entreprises en vue d'un démarrage duchantier en 2011. Il témoigne de la mobilisationd'un éventail d'outils importants, analogues etnumériques, vers la rationalisation des géomé-tries du projet. tout en respectant le caractèreinnovant du concours.

ALiREZA RAZAVI : LE PROJET DE LA TOUR PHARE A CELA DE PARTI·

CULIER QU'IL A ÉTÉ EN GRANDE PARTIE CONÇU NUMÉRIQUEMENT.

S'AGISSAIT-IL D'UNE VOLONTÉ D'ABORDER LE PROCESSUS CRÉATIF

VIA LE FILTRE NUMÉRIQUE OU BIEN D'UN CHOIX PRATIQUE FACE À

UN CAHIER DES CHARGES COMPLEXE?

Grand hall, partie de maquetteen cours d'étude.

Matt Grady : En nous appuyant dès ledépart sur l'outil numérique, nous voulionspenser ce projet dans une totalité géomé-trique; être toujours capable de le considé-rer dans l'ensemble de ses aspects plutôt quede se référer alternativement à des partiesdistinctes en plans, coupes et élévations.Les documents 2D sont ainsi extraits dumodèle tridimensionnel afin d'apporterponctuellement des réponses à des questionsdifférentes de celles que posent les docu-ments étudiés en 3D, cette démarche restantpour nous toujours complémentaire desautres outils traditionnels.Nous sommes convaincus que l'outil numé-rique offre des capacités que les méthodesclassiques de visualisation et de modélisationne possèdent pas, mais il permet surtoutde pouvoir intégrer un nombre considérablede contraintes paramétrables. Rappelons quele cahier des charges imposait une série •••

D'ARCHITECTURES 197 - FÉVRIER 11

Page 15: Architecture Numérique

DOSSIER > ARCHITECTURE NUMÉRIQUE CULTURE ET STRATÉGIES OPÉRATOIRES

APD

• •• de règles très strictes à respecter; le « lis-sage » de ces contraintes grâce au numériqueest possible, mais quasi impossible avec lesméthodes conventionnelles. Je pense ici plusparticulièrement à l'identification des dimen-sions maximales d'écartement de panneauxbrise-soleil, à l'optimisation et à la réductiondu nombre de panneaux uniques ou bien à lapanélisation des parements sur formes géo-métriques simplifiées.

AR : DANS QUELLE MESURE PEUT-ON DIRE QUE l:ENVELOPPE GÉO·

MÉTRIQUE DE LA TOUR EST UNE RÉSULTANTE D'UNE CULTURE

NUMÉRIQUE DU PROJET?

MG : Thom Mayne cherchait avant tout uneréponse spécifique au site, à l'échelle non seu-lement de la Défense mais également de laville de Paris. Si l'on regarde l'organisation dela tour dans le détail, il est possible decomprendre comment se mettent en placeles différents éléments du bâtiment, en fonc-tion d'abord d'une échelle immédiate (lesvoies ferrées au niveau inférieur) l'accès pié-tons, la hauteur des immeubles voisins, lecouloir de vue imposé), puis de repères plusimportants comme le Cnit, la Grande Arche,qui constituent des références géométriquesfortes, auxquelles il souhaitait répondre.La grande quantité de maquettes d'études

44 D'ARCHITECTURES 197 - FÉVRIER 11

Rationalisation de la géométriedes brise-soleil pour obtenir lemaximum d'éléments similaires. Optimisé

(rendue possible par le prototypage rapide)illustre bien cette volonté de chercher un lis-sage de t~us ces paramètres dans. notre pro-position finale, plutôt que de se reposer surune série.'de décisions arbitraires liées àl'usage de l'ordinateur. C'est donc davantagede la traduction d'un organigramme pro-grammatique que la forme finale est née.

AR : IL ME SEMBLE QUE CE PROCESSUS SE POURSUIT AUJOURD'HUI

AVEC LA RATIONALISATION DE LA STRUCTURE, DE LENVELOPPE,

DES BRISE-SOLEIL ..

MG : Oui, la forme actuelle est véritable-ment le fruit ou la conséquence des étapes detransformation et d'adaptation du projet auprogramme. Plus en amont en phaseconcours, la séquence de maquettes illustreparfaitement les évolutions du parti.Mais cette transformation de la forme pouraboutir au projet final répondait également àla prise en compte de contraintes physiquestelles que l'orientation du soleil et la force duvent. Dans tous ces processus de transforma-tion et d'évolution, notre capacité à paramé-trer les éléments constitutifs du bâtiment apermis la recherche de solutions et de syn-thèses avec un degré de précision très élevé.Par exemple, l'identification des différentesgéométries des panneaux brise-soleil, leur

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« Il Y a

une tendance, .a sous-estimer

l'échelle ou à

perdre la percep-

tion de l'humain,

lorsque le travail

reste exclusivement,

centre sur

la machine. »

Page 16: Architecture Numérique

> Angles de rotationdes menuiseries verticaleset horizontales.

< Ci-contre, à gauche: versionsde maquettes d'étude.

20 familles d'angles verticaux

orientation individuelle et les coursives d'ac-cès ont nécessité la mise au point de logicielsgérant simultanément toutes les contraintes,afin de proposer des variantes géométriquescompatibles avec l'enveloppe du bâtiment.

AR: QUELLES ONT ÉTÉ LES CONTRAINTES LIÉES À mSAGE DU TOUT

NUMÉRIQUE DANS CE PROCESSUS?

MG : Lune des particularités de l'usaged'outils numériques tient à la perception deséchelles et de l'expérience d'un corps humaindans l'espace. Il est fondamental de pouvoirtoujours se rattacher à une échelle connuepour comprendre le projet; il Y a donc une--tendance à sous-estimer l'échelle ou à toutsimplement perdre la perception de l'hu-main, lorsque le travail reste exclusivementcentré sur la machine (matière, proportion,expérience, lumière, odeur, etc.).I'autre spécificité de l'usage du numériquereste le travail sur l'architecture depuis l'exté-rieur : c'est un point fondamental. Le bâti-ment, principalement dans les phases initialesdu projet, est surtout considéré du dehors,comme un objet fermé qu'on manipule depuisl'extérieur sur écran, }au détriment d'uneconception depuis l'espace intérieur, avec uneprojection du corps humain dans l'espace.Une contrainte supplémentaire concerne la

16 familles d'angles horizontaux

capacité des autres consultants et intervenantsà travailler aussi intelligemment avec lesoutils numériques; sans cette capacité entreéquipes de travailler sur une seule et mêmeplateforme 3D, les efficacités seraient perdues.

AR : EN TERME DE LANGAGE. COMMENT SE SITUE CE PROJET DANS

LA UGNÉE DES PROJETS DE MORPHOSIS ?

MG : Comme tout architecte; notre langageévolue au fil des projets. Le Federal Buildingde San Francisco et le nouveau bâtiment de laCooper Union à New York constituent desétapes importantes en préalable au projet dela tour Phare, car ils ont permis une transi-tion vers une réflexion prenant davantage encompte l'utilisation du numérique commeune partie active du développement du pro-jet. C'est ainsi que nous avons cherché avecPhare à incorporer très rapidement une tramestructurelle dans le modèle; il ne s'agissaitpas pour nous de construire un modèle 3Den totale liberté et ensuite de chercher à yappliquer une technique constructive. Larchi-tecture numérique autorisant une grandeliberté, l'autodiscipline est vitale pour ne pasperdre sa crédibilité. La pratique numérique atendance à voir l'architecte mettre de côté saculture constructive et considérer l'image 3Dcomme un succédané de réalité.

« Larchi tecture,numerIque.

autorisant

une grande liberté,

l'autodiscipline

est vi tale pour

ne pas perdre

sa crédibilité. »

AR: IL ME SEMBLE QUE, DEPUIS LA PHASE CONCOURS. LE BÂTIMENT

A ÉNORMÉMENT GAGNÉ EN FORCE. SON EXPRESSION EST PLUS

CLAIRE, SA GÉOMÉTRIE PLUS RAFFINÉE.

MG : Oui, la force du bâtiment, me semble-t-il aujourd'hui, est sa rationalité, son côté« crédible » par rapport aux promesses duconcours. Il cherche à prendre en compte leplus grand nombre de paramètres et à les tra-duire en espaces architecturaux, en systèmes,en stratégies d'organisation réelle et faisable.Cette phase d'optimisation est indispensable;la forme initiale n'est pas sacro-sainte, mais seprête aux transformations nécessaires afin des'adapter au budget, à un processus industrielet à un calendrier de réalisation.Peut-être que la grande tentation du numé-rique se réduit à l'idée de MarshallMcLuhan : « Le médium est le message. ,.Autrement dit, l'outil numérique constitueen soi un contexte technique et culturelpropre à suggérer, et parfois à imposer, uneperception différente de l'espace. Il existeindéniablement un ensemble de réflexesentourant l'utilisation des divers modesde représentation et c'est sans doute parun usage varié des méthodes et des outils deconception dont la profession dispose quele piège d'une architecture unidimension-nelle peut être évité. •

D'ARCHITECTURES 197 - FÉVRIER 11 ':5

Page 17: Architecture Numérique

> ARCHITECTURE Nl:IMÉRIQUE CULTURE ET STRATÉGIES OPÉRATOIRESDOSSIER

Modélisation 3D de la façade sud.

La Fondation Louis-Vuitton pour la créatioEntretien avec l'équipe de la maîtrise d' œuvre

Le bâtiment de la Fondation Louis-Vuitton pourla création, dessiné par l'architecte Frank Gehry,sort de terre dans son site du bois de Boulogne,à l'ouest de Paris. Projet très complexe, il n'au-rait pu voir le jour sans l'accord et l'appui de laVille de Paris, du Pavillon de l'Arsenal et duministère de la Culture, en synergie avec laFondation Louis-Vuitton. Il a par ailleurs néces-sité la constitution d'une importante équipe demaîtrise d'œuvre pluridisciplinaire dont cer-tains représentants répondent ici à nos ques-tions : Christian Reyne (directeur de l'ImmobilierLouis-Vuitton, directeur délégué de la Fonda-tion Louis-Vuitton), Bernard Vaudeville (ingé-nieur, TESS*) et Marc Chalaux (ingénieur, RFR).

AR : NOUS NOUS RENCONTRONS ICI SUR LE CHANTIER DE LA

FONDATION OÙ SONT RÉUNIES.fOUTES LES ÉQUIPES CONCERNÉES

PAR LA PHASE TRAVAUX DU PROJET. RAPPELONS QUE CELLES-CI

AVAIENT DÉJÀ ÉTÉ REGROUPÉES DÈS LA PHASE CONCEPTION.

QU'EST-CE QUI A MOTIVÉ CEnE DÉCISION?

46 D'ARCHITECTURES 197 - FÉVRIER 11

Christian Reyne : Dès juillet 2007, toutes leséquipes de maîtrise d'œu';'re et les équipes de

support ont été réunies. Nous avions compris

très tôt que le projet allait nécessiter un arc de

réflexion commun, de nombreuses interfacesentre les intervenants de la maîtrise d'œuvre,et que la seule façon de ne pas compromettreune compréhension commune du projet étaitde réunir les équipes.Il était évident dès le départ que le bâtiment

allait exiger la création et la mise en œuvrede méthodes originales relevant non seule-

ment de Frank Gehry et de son agence maiségalement .des bureaux d'études TESS etRFR, Setec et du support technique de l'ar-chitecte, Gehry Technology.

AR : lAUTRE PARTICULARITÉ A ÉTÉ DE TRAVAILLER NUMÉRIQUE-

MENT SUR UNE PLATEFORME UNIQUE, LE LOGICIEL DIGITAL PROJECT

CR : La pratique était courante chez Gehry

Partners. Il était convenu dès le départ que

nous allions travailler sur une plateformeunique et les équipes ont commencé leur fo::--mation très tôt. Il ny avait aucune raisoc

pour nous de remettre en cause l'usage -_

logiciel puisqu'il avait déjà été testé à plusieuz

reprises par Gehry sur d'autres bâtiments.

Bernard Vaudeville : J'ai le souvenir du rep:=-sentant de Gehry, au début du projet, 11

confirmant qu'un bâtiment de cette nature -

pouvait être réalisé qu'avec raide d'un 0-

numérique spécifique, qu'aucune plateforrztraditionnelle ne pouvait intégrer son nivez,

de complexité et permettre la synthèse ;:diverses équipes travaillant sur le projet.Marc Chalaux : On pourrait même posequestion en amont, à savoir si la conced'un tel bâtiment serait possible sansrecours aux logiciels spécialisés. La réserait clairement non. Mais cela ne rer;

pas à dire que le numérique est ici "'exclusif, puisqu'il autorise paradoxalemezc

Page 18: Architecture Numérique

rank O, Gehry

production d'une quantité beaucoup plusimportante de maquettes physiques, qui sontensuite digitalisées et réintroduites dans lemodèle informatique. Cette technique rendle travail sur la maquette plus spontané et lesmaquettes d'études ont été très nombreuses ;la forme est née de ces étapes d'adaptationet de manipulations entre le programme, laforme et le modèle 3D. Bien sûr, le travailde Gehry Partners repose d'abord sur le des-sin et la maquette, cette familiarité avecl'objet physique est donc acquise chez lui.BV : Pour nous, le processus consiste à tra-duire ces formes pour les rendre compatiblesavec des méthodes industrielles de fabrica-tion, sans perdre l'intention architecturale.Prenons l'exemple des verrières: elles présen-tent des courbures partout variables ; il eutété impensable de concevoir chaque pièceindividuellement. Un processus industriel adonc été développé et adapté au bâtiment, ce

« La conception d'un tel bâtiment

n'aurait pas été possible sans le

recours aux logiciels spécialisés»

qui a pu être réalisé en rationalisant lesformes. On a ainsi évité la facettisation desformes courbes. La règle industrielle a étéconvertie en une règle géométrique, appliquéeaux verrières. I'outil numérique a permis

-- d'optimiser la panélisation des verrières aumoyen de vitrages cylindriques et de limiterles divergences au niveau des joints. Le travaila donc consisté à établir un seuil de toléranceafin de contenter le processus industriel touten respectant la forme architecturale.MC : Durant toute l'élaboration du projet,nous mettons au point les règles pour expli-quer le projet aux entreprises et lui donnertoute sa cohérence, règles constructives,mathématiques, géométriques.

AR : L:AVÈNEMENT DES MAQUETTES STÉRÉO LITHOGRAPHIÉES

A DONNÉ L'ILLUSION QUE SI L'ON POUVAIT FABRIQUER

UNE MAQU,ETTE, ON POUVAIT LA CONSTRUIRE. C'EST UNE

VISION RÉDUCTRICE DE LA RÉALITÉ.

Modélisation 3D. Vue générale de l'ensemble des verrières.

BV : Le travail sur la rationalisation n'est pasimposé à l'architecte sur la base d'une ortho-doxie structurelle mais bien évidemmentafin de voir la proposition formelle évoluervers la faisabilité industrielle et budgétaire.Les formes qui seront construites ici neseront pas directement issues de la maquette.Il existe tout un ensemble de logiques mises.en place dans la structure, dans le calepinagedes verres, certaines logiques complexes, par-fois difficiles à percevoir.Malgré ces logiques, on s'aperçoit que danscertains cas, il est difficile de construire.Certains matériaux ont leurs propres règlesdont il faut tenir compte de manière spéci-fique. Lexposition « Architectures non stan-dard" [au Centre Pompidou] a pu donnerl'illusion que n'importe quelle modélisationétait constructible, que la liberté formellepouvait enfin se déployer sans l'entrave desingénieurs à l'ancienne! C'est illusoire. • ••

D'ARCHITECTURES 197 - FÉVRIER 11

Page 19: Architecture Numérique

~UMÉRIQUE

Page 20: Architecture Numérique

• •• On ne peut construire une structuresans la maîtriser intellectuellement, il fautêtre capable de décrire une structure. Lamodélisation d'une structure avec ses chargesne suffit pas. Pour pouvoir donner un véri-table avis sur la stabilité, il faut schématiserintellectuellement ; on ne peut pas déléguerla stabilité à l'informatique.

AR : FACE À UN PROJET QUE LON SAIT COMPLEXE, LE MAÎTRE D'OU-

VRAGE PREND-IL DES DISPOSITIONS PARTICULIÈRES ?

CR : Larchitecte connaissait nos attentes etnous connaissions ses réalisations. Nousavons entamé très tôt des conversationsavec des intervenants au fait de sesméthodes, nous étions donc préparés à untravail complexe pour voir le projet se réali-ser mais la véritable découverte a été deconstater qu'il fallait, pour le comprendre,un lent et long processus de maturation dela part de l'ensemble des équipes.Un processus long afin d'assimiler lescomplexités, partager des, solutions et menerles études nécessaires. Là où nous avionsprévu un mois de délai, nous sommes passésà six mois, parfois davantage.

« Pour pouvoir donner

un véritable avis sur

la stabilité, il faut

schématiser

intellectuellement ,on ne peut pas déléguer

la stabilité

à l'informatique. »

AR: t:USAGE DU NUMÉRIQUE PRÉJUGE-T-ILSELONVOUS D'UN LAN-

GAGE ARCHITECTURAL? .

BV : Peut-êtr~ que oui. J'observe parexemple qu'au sein de nos équipes, cer-taines personnes sont beaucoup plus àl'aise en ·3D qu'en 2D, beaucoup plus àl'aise avec la machine qu'avec-la main oumême qu'en 2D sur les machines. Voici uneanecdote intéressante: nous nous sommesposé la question de savoir s'il fallait pource projet imprimer sur papier des plansen 2D ! J'ai personnellement insisté pourque cela se fasse.MC : La possibilité de produire aujourd'huiune grande quantité de simulations, contretrois ou quatre séries de calculs à la mainauparavant, revient également à dire quel'exploration et le raffinement des formespeuvent être poussés beaucoup plus loin,notamment grâce aux logiciels paramé-triques. En cela, l'outil numérique a égale-ment apporté une nouvelle façon d'analyserles structures, en s'appuyant directement surles modèles construits par l'architecte et enpermettant de calculer les structures dansleur globalité, sans avoir à les recouper.

AR: PENSEZ-VOUS QU'IL POURRA S'EFFECTUER UN TRANSFERT n--3MOYENS ET DES MÉTHODES MIS EN ŒUVRE ICI VERS LE MO DE

BÂTIMENT?

MC : Oui, absolument. Par exemple, pour lesprocédés de fabrication de verre et des pan-neaux de Ductal'", nous introduisons aujour-d'hui des moyens nouveaux. Tous les aspectsd'études structurelles, feu, maintenance ...de grands projets comme celui-ci, commeBeaubourg en son temps, permettent d'ap-prendre, de bousculer les pratiques, d'étab .;de nouvelles méthodes et d'avoir ainsiimpact sur l'industrie dans son ensemble. _

" TechniquejExplorationjStructurejSurface (TE.SSest un bureau d'études fondé par BernarcVaudeville, Matt King et Tom Gray.

< Prototype à l'échelle 1 avec revêtement en Ductal®,structure secondaire et verrière.

/\ Détail de la structure des verrières.

D'ARCHITECTURES 197 - FÉVRIER 11