Araujo y Martuccelli - Individu Et Néolibéralisme

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    INDIVIDU ET NÉOLIBÉRALISME :REFLEXIONS A PARTIR DE L’EXPERIENCE

    CHILIENNE1

     Kathya A RAUJO*, Danilo M ARTUCCELLI **

    I. CHILI : LA MISE EN ŒUVRE DU MODÈLE NÉOLIBÉRAL

    À partir de 1973, la société chilienne a été le théâtre d’une expérimenta-tion politique qui, à la suite d’un coup d’État, a fait d’elle d’abord un labo-ratoire, puis un modèle de réussite néolibéral. Le projet des militaires, detoute évidence, fut autre chose qu’un simple changement de gouvernement.En effet, le coup d’État d’Augusto Pinochet n’a pas seulement mis un terme

    à la première expérience démocratique et socialiste de l’Amérique latine –celle de Salvador Allende et du gouvernement de l’Unidad Popular (1971-1973). Il a mis en œuvre une nouvelle matrice politique faisant transiter lepays d’un modèle centré autour de l’État vers un autre, articulé autour dumarché2, et donnant forme à une nouvelle matrice sociétale et de moder-

    Problèmes d’Amérique latine, n° 88, Été 2013

    * Universidad Academia Humanismo Cristiano** Université Paris Descartes, CERLIS-CNRS1. Cet article s’inscrit dans le cadre des projets de recherche Fondecyt n°1085006

    et n°1110733.2. M.Góngora, Ensayo histórico sobre la noción de Estado en Chile en los siglos

     XIX y XX , Santiago, Ediciones de la Ciudad, 1981, M.-A.Garretón, La sociedad en que viv(re)mos, Santiago, LOM, 2000; E.Tironi, El sueño chileno, Santiago, Taurus,2005.

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    nisation3. En tout cas, le Chili fut un des premiers pays au monde à mettreen pratique un ensemble de mesures économiques qui allaient devenir, plustard, un modèle (privatisation, libéralisation économique, dérégulation,subsidiarité de l’État, ouverture à la concurrence internationale, flexibilitésalariale...).

    L’histoire, cependant, n’a pas été linéaire. D’abord, le modèle mis enœuvre en 1973 par les Chicago’s Boys chiliens a dû subir, comme le dernierministre d’économie de Pinochet l’a reconnu, d’importants correctifs à lasuite de la sévère crise qui se déclenche dans le pays dans la première moi-tié des années quatre-vingt4. Mais surtout, le modèle a connu une secondeinflexion pendant les vingt ans de gouvernements de la Concertación (1990-2010). Les quatre gouvernements de cette coalition de centre-gauche, à tra-

     vers notamment l’alliance entre démocrates-chrétiens et socialistes, aconsolidé ce que certains ont dénommé comme le « miracle chilien ».

    Bien entendu, la nature et la profondeur de l’inflexion introduite dansle modèle néolibéral, en 1990 est l’objet de vives polémiques au Chili pourune raison simple: il y va non seulement de la nature du modèle désormaisen place mais surtout de la légitimité de l’idée d’une nouvelle page inaugu-rée avec la démocratie5. Cependant, même les partisans de l’inflexion re-connaissent l’existence d’une certaine continuité, repérable au niveau des

    politiques publiques, où l’idée du rôle subsidiaire de l’État s’est plus oumoins définitivement imposée, et avec elle, la tendance à favoriser des po-litiques sociales ponctuelles destinées à lutter essentiellement contre lagrande pauvreté. Des programmes qui ne doivent pas supposer une troplourde charge fiscale afin de ne pas entraver la compétitivité économiquedu pays, ni alimenter ce que certains appellent la dépendance des pauvresenvers les aides publiques6.

    Les résultats positifs de l’expérimentation ont été largement plébiscités.Le Chili a connu une croissance économique significative à partir de la fin

    des années 1980. Elle lui a permis pratiquement de doubler le revenu par

    3. C.Cousiño, E.Valenzuela, Politización y monetarización en América Latina.Santiago, Cuadernos del Instituto de sociología de la Universidad Católica de Chile,1994 ; E.Boeninger, Democracia en Chile, Santiago, Editorial Andrés Bello, 1997 ;C.Toloza, E.Lahera (eds.), Chile en los noventa, Santiago, Dolmen Ediciones, 1998 ;A.Mascareño, Diferenciación y contingencia en América Latina, Santiago, EdicionesUniversidad Alberto Hurtado, 2010.

    4. H.Büchi, La transformación económica de Chile, Santiago, Aguilar Ediciones,2008.

    5. Pour ne donner que deux visions opposées: celle de l’économiste Ffrench Da- vies qui insiste sur la rupture produite en 1990 et celle du sociologue Moulian quisouligne plutôt la profonde unité entre les deux périodes. Cf. R.Ffrench-Davis, Chile

     entre el neoliberalismo y el crecimiento con equidad, Santiago, J.C.Sáez Editor, 2008 ;T.Moulián, Chile actuel : anatomía de un mito, Santiago, LOM, 1997.

    6. Pour un débat sur ces différentes positions, cf. la deuxième partie, El Chile que viene, Santiago, Ediciones UDP, 2009.

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    tête d’habitant entre 1990 et 2006, de dépasser le seuil de 15.000 dollarsannuel de PIB par habitant dans les années 2010, et malgré la persistanced’importantes inégalités sociales, elle a fait de lui le pays de l’Amérique la-

    tine ayant le plus faible pourcentage des personnes vivant sous le seuil depauvreté. Bien entendu, le sentiment d’amélioration personnelle diffèreselon les groupes sociaux, et on a constaté ces dernières années, l’accrois-sement d’un sentiment d’incertitude face au futur. Mais globalement, lesindividus ont le sentiment que leur situation personnelle s’est nettementaméliorée ces dernières décennies : 60 % de chiliens pensent que leursconditions de vie sont bien meilleures que celles de leurs parents7.

    Ces aspects, sans doute positifs, sont contrebalancés par les défis que lepays n’a pas toujours su relever. En effet, malgré la diversification des ex-portations et l’augmentation importante de leur volume, le pays reste lar-gement dépendant du cuivre (qui représente toujours la moitié desexportations du pays) et l’économie chilienne, malgré l’augmentation de la

     valeur agrégée dans ses exportations, est très loin d’être une économie del’information8. Il est même, comme certains critiques ont pu l’avancer, unexemple de la re-primarisation des économies dans la région. Bref, près dequarante ans après le début de l’expérimentation néolibérale, le pays, aufond, est toujours à la quête d’un modèle de développement susceptible delui assurer une croissance soutenue et une insertion durable dans l’écono-

    mie mondiale.Mais ce n’est pas la réussite ou les limites du modèle qui nous intéressent.

    La question que nous voulons soulever est de savoir si la mise en place de cemodèle, dans le pays qui en fut le premier laboratoire au niveau mondial,confirme ou non la thèse de l’existence d’un Individu néolibéral. Pour répon-dre, nous nous appuierons sur une enquête menée entre 2008 et 2010, danstrois villes chiliennes (Santiago, Concepción et Valparaiso), à partir de 96 en-tretiens semi-directifs approfondis, auprès d’individus, hommes et femmes,appartenant aux secteurs populaires et aux couches moyennes et moyennes

    supérieures9

    . Afin d’apporter une réponse à cette question, nous procéderonsen trois étapes. En tout premier lieu, nous préciserons ce qu’il faut compren-dre par la notion d’individu néolibéral ; ensuite nous montrerons à partir denos résultats d’enquête le caractère toujours controversé de son existence ;enfin, nous conclurons en proposant une inflexion de la question posée.

    7. F.Torche, G.Wormald, « Chile, entre la adscripción y el logro », in R.Franco,A.León, R.Atria (coord.), Estratificación y movilidad social en América Latina, San-tiago, LOM, 2007, pp.339-387.

    8. M.Castells, Globalización, desarrollo y democracia: Chile en el contexto mundial,Santiago, F.C.E., 2005.

    9. Pour une présentation exhaustive de cette enquête et de ses résultats, cf.K.Araujo, D.Martuccelli, Desafíos comunes.Retrato de la sociedad chilena y sus in-

     dividuos, Santiago, LOM Ediciones, 2012, 2 tomes. Nous avons choisi, pour desraisons d’espace, de ne pas allonger cette article avec des citations des personnesinterrogées, mais, comme l’enquête publiée le montre, l’ensemble de nos résultatss’appuie sur du matériel empirique.

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    II. LE PROJET DE L’INDIVIDU NÉOLIBÉRAL

    Comment faut-il interpréter la thèse de la construction d’un individu

    néolibéral ? Pour la comprendre, il faut partir des grands principes du pro- jet politique instauré après le coup d’État de 1973. Ce projet a visé non seu-lement à transformer radicalement les règles du jeu politique ou l’axe del’économie, mais également à produire un type d’individualité en accordavec les exigences de ce modèle. De façon schématique, il est possible deprésenter ce projet au travers de cinq grandes caractéristiques.

    1. Le projet de l’individu néolibéral est inséparable d’une stratégie forte-ment répressive au départ10, hautement dissuasive de l’action collective en-suite. Cette stratégie a engendré une peur qui, même si elle n’a jamais

    empêché vraiment l’existence de résistances et même de mobilisationscontre la dictature, a cependant alimenté un désintérêt pour les affairespolitiques et une privatisation des acteurs sociaux. Cette peur a été entre-tenue par la répression politique mais également par un ensemble de trans-formations normatives et légales rendant de plus en plus difficile l’actioncollective – et en tout premier lieu dans le monde du travail. En bref, auChili le modèle, étant donné sa genèse sociale, a été inséparable d’une vo-lonté répressive en direction des mobilisations sociales et d’un projet derétablissement de l’ordre par la voie de l’autoritarisme11.

    2. En deuxième lieu, le projet de l’individu néolibéral a visé à restaurercertaines valeurs morales, plus ou moins traditionnelles, souvent sous forteemprise religieuse, instaurant la famille, à côté du marché, comme un desgrands piliers du modèle12. À la base de la voie chilienne vers le néolibéra-lisme, on trouve la volonté explicite d’associer l’ordre social, la tradition etl’autoritarisme13. La famille est censée être le point d’articulation entrel’économie et la religion14.

    3. En troisième lieu, le principe de la concurrence généralisée à tous lesniveaux de la vie sociale se trouve au cœur de l’individu néolibéral – cequ’est censé faire de la réussite personnelle et méritocratique le nouveau

    10. A.Touraine, Vie et mort du Chili populaire, Paris, Seuil, 1973.11. C.Hunneus, El régimen de Pinochet, Santiago, Ed. Sudamericana, 2000.12. K.Araujo, « Estado, sujeto y sexualidad en el Chile post dictatorial », Noma-

     días, n°9, 2009, pp.11-39.13. J.J.Brunner, América Latina: cultura y modernidad, México, Editorial Gri-

     jalbo, 1992, pp.333-403.14. M.A.Thumala, Riqueza y piedad, Santiago, Debate, 2007; O.Grau et al., Dis-

     curso, género y poder , Santiago, Universidad Arcis/LOM Ediciones, 1997. Richarda bien souligné la continuité existant à ce niveau entre la dictature et la période dela Concertación : sous la dictature, la famille fut associée à la Patrie et le maintiende l’ordre. Avec la démocratie, on assiste à une hyperbole de la famille afin de ren-forcer les liens communautaires. Cf. N.Richard,  Residuos y metáforas, Santiago,Editorial Cuarto Propio, 1998, pp.200-201.

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    pilier de la justice. Cet aspect, en lien avec le versant antipopulaire du mo-dèle néo-libéral a pris pour cible un ensemble de politiques sociales ou d’ac-quis sociaux, jugés responsables d’un ensemble de blocages sociaux et de

    privilèges corporatistes portant atteinte à la rentabilité du capital. Globa-lement, il s’est agi d’une réhabilitation de l’effort personnel, du mérite etdes récompenses individuelles, mettant en cause d’anciens principes de so-lidarité au profit de la concurrence.

    4. En quatrième lieu, grâce à un mélange particulier de valeurs conser- vatrices et d’attitudes favorables au marché, le projet de l’individu néolibé-ral intronise l’idée d’acteurs fortement responsabilisés de leur destinpersonnel (apparition des systèmes de retraites par capitalisation, assu-rances santé privées, exaltation de l’initiative individuelle…). La figureidéologique centrale est alors celle de nouveaux individus censés avant toutse comporter comme des propriétaires de différentes formes de capitalqu’ils doivent entretenir et d’enrichir (études, achat des biens, réseaux…)afin de réussir au milieu de la concurrence généralisée. L’individualismepossessif du XVIIe serait ainsi remplacé par l’individualisme concurrentieldu néolibéralisme15.

    5. Enfin, le projet de l’individu néolibéral est lié à un nouveau modèlede réalisation personnelle et d’intégration sociale, qui doit se mesurer endernière instance en termes monétaires, en lien étroit avec l’expansioncontinue de la consommation – véritable nouvelle figure de l’inclusion so-ciale. Les individus sont à terme davantage conçus comme des clients oude consommateurs que comme des citoyens ou des travailleurs.

    Notre question de départ se précise : ces cinq grands traits ont-ils vrai-ment donné forme à un Individu néolibéral dans la société chilienne ?Comme on le verra, s’il est indéniable que la société chilienne a connu unetransformation structurelle, elle n’entraîne pas nécessairement le règne del’individu néolibéral. L’idée d’un passage immédiat de l’un à l’autre est

    étrangement défendue à la fois par les partisans les plus farouches et parles critiques les plus radicaux du modèle, une attitude visible autant au ni- veau des discours politiques que des fictions littéraires16 Or, l’articulationentre ces deux niveaux est nettement plus complexe : l’installation du mo-dèle n’a jamais été linéaire, son installation a connu maintes résistances,engendré des tensions inédites, a connu des limites significatives. C’est ceque nous essaierons de montrer à partir de notre enquête.

    15. Pour une vision, à partir de ces termes, du sujet néolibéral, cf. R.Martin, TheFinancialization of Daily Life, Philadelphie, Temple University Press, 2002; P.Dardot,C.Laval, La nouvelle raison du monde, Paris, La Découverte, 2009 ; pour le Chili,J.Rojas Hernández, « La sociedad neoliberal », Sociedad Hoy, n°10, 2006, pp.41-72.

    16. N.Richard, op.cit.

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    III. L’INDIVIDU NÉOLIBÉRAL À L’ÉPREUVE DES FAITS

    On l’aura compris, le modèle néolibéral n’est pas seulement un ensemble

    des mesures économiques (même si celles-ci lui sont congénitales) maisun projet politique global – en fait, un véritable projet de société. Si le cor-pus doctrinaire du néolibéralisme n’est pas exempt de tensions internes,l’articulation de ces principes est censé être à la racine d’une nouvelle ra-tionalité politique, et derrière elle, de l’apparition d’une nouvelle individua-lité. C’est lors de leur application que chacun de ces principes va connaître,comme notre enquête nous permet de l’établir, des issues différentes quidéfigurent le visage et l’emprise du modèle.

    1. De la dépolitisation à de nouvelles interpellations de l’autorité Au Chili, le modèle néolibéral est difficilement dissociable de la volonté

    répressive du régime militaire et de sa volonté de limiter la forte mobilisationsociale du début des années soixante-dix afin d’imposer une restauration del’autorité. La restauration conservatrice néolibérale, et l’autoritarisme quilui était à l’origine associé, est sans doute parvenue à désactiver, au moinsdans un premier moment, grâce à la répression et à la torture, la mobilisa-tion politique et à rétablir le sens du rôle historique d’une élite économico-politique17. Cette vision a eu tendance à se prolonger, une fois effectuée la

    transition vers la démocratie, puisque les premiers gouvernements de laConcertación ont coexisté avec différentes enclaves autoritaires et avec lemaintien d’un rôle de véto pour les Forces Armées18, puisqu’aussi, les gou-

     vernements de la Concertación ont eu un rapport ambivalent à l’action col-lective cherchant souvent à la fois à la désactiver pratiquement tout enfaisant l’éloge de la citoyenneté retrouvée19.

    Cependant, et malgré cette volonté affichée, non seulement la dépoliti-sation n’a jamais été totale – comme en attestent les mobilisations au toutdébut des années 1980, la campagne du Non contre le plébiscite de 1988,

    sans négliger bien sûr l’apparition de ce que certains dénomment commela naissance d’un nouveau cycle de protestation au Chili à partir de la se-conde moitié des années 2000. Certes, dans ce panorama, certaines formesd’action collective traditionnelle, comme l’activité du mouvement syndical,ont fortement décliné (dans ce cas particulier tant en termes de taux desyndicalisation que de grèves)20, mais d’autres acteurs sociaux pobladores,étudiants, minorités se sont fortement affirmés.

    17. G.Salazar, J.Pinto, Historia contemporánea de Chile, t-2, Santiago, LOM, 1999.18. M.-A.Garretón, op.cit.19. G.Delamaza, “Los movimientos sociales en la democratización de Chile”, in

    P.Drake, I.Jaksic (eds.),  El modelo chileno, Santiago, LOM, 1999, pp.337-405;C.Ramos, La transformación de la empresa chilena, Santiago, Editorial UniversidadAlberto Hurtado, 2009.

    20. P.W.Drake, “El movimiento obrero en Chile: de la Unidad Popular a la Con-certación”, Revista de Ciencia Política, vol.XXIII, n°2, 2003, pp.148-158; pour desévolutions plus récentes, cf. D.López, Subocontratación y conflictos laborales: un

     creciente descontento en el trabajo, Santiago, Universidad Central, 2008.

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    De manière encore plus significative, l’idéologie mobilisée par le modèlenéolibéral a secrété en elle-même de nouvelles formes d’interpellations dé-mocratiques. En effet, la valorisation de l’individu à l’encontre des idéolo-

    gies « collectivistes », s’est prolongée par une série de transformationsstructurelles (comme les expériences urbaines ou l’expansion de l’éduca-tion), qui a conduit à l’affirmation d’une aspiration égalitaire qui, commeailleurs en Amérique latine, questionne de façon ordinaire l’exercice del’autoritarisme dans la vie sociale21.

    Il est impossible de négliger la force de ce mouvement. L’autorité étaitexercée dans le cadre d’une société dans laquelle les hiérarchies tendaientà se naturaliser, et où l’égalité, allègrement bafouée dans les usines, maisaussi au sein des familles ou de l’espace public, se devait avant tout de serevendiquer au travers des actions collectives (comme en atteste la forcede la mobilisation sociale dans les années qui ont précédé le coup d’Etat).Le rétablissement de l’autoritarisme et de l’ordre social étaient censés cloreà tout jamais ces demandes. Or, paradoxalement, on assiste à une multi-plication des demandes d’égalité et à une contestation généralisée de l’au-toritarisme.

    Sur ce point, les personnes interrogées ont été unanimes. En quelquesdécennies, c’est une exigence d’égalité qui se serait imposée, en fait l’aspi-ration d’établir des relations plus horizontales et moins verticales, danstous les liens sociaux. Cette demande est clairement exprimée tant dans letravail que dans les liens entre genres ou les générations. Les membres dessecteurs populaires l’énoncent fortement, et notamment les femmes, quiexigent de l’horizontalité entre les classes sociales mais aussi vis-à-vis deleurs partenaires masculins. Elle est présente aussi, mais cette fois-cicomme une crainte, parmi bien des membres des couches moyennes su-périeures, sous la forme du passage de la dénonciation du roto au flaite. Leglissement des mots témoigne du sentiment de faire face à de nouveauxdéfis populaires qu’il est impossible, comme jadis, de mépriser au nom du

    bon goût – la disqualification traditionnelle du  roto populaire –,puisqu’« ils » (ceux « d’’en bas ») ne demandent plus à faire partie du« monde » (de ceux « d’en haut »), mais imposent, à travers une conflic-tualité sociale et culturelle plus ouverte et assumée, leurs « mauvaises »manières – celles du flaite.

    Résultat: l’égalité doit être active autant dans les relations verticales (parexemple, dans le cadre d’une relation contractuelle de travail entre un em-ployé et un employeur) que dans des relations proprement horizontales(entre genres, générations ou citoyens). Or, cette nouvelle demande cultu-

    relle met systématiquement à mal les rémanences d’anciennes formes d’au-toritarisme – comme le mouvement des lycéens, puis étudiant, a pu l’enattester depuis 2006, mais également les mouvements des minoritéssexuelles.

    21. B.Sorj, D.Martuccelli, El desafío latinoamericano, Buenos Aires, Siglo XXI,2008.

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    L’autoritarisme est désormais la cible de critiques d’autant plus fortesqu’elles parcourent l’ensemble des rapports sociaux. Autrement dit, der-rière le recours avorté à l’autoritarisme, le modèle n’a nullement réglé les

    problèmes d’autorité. Au contraire, il leur a donné une acuité toute nou- velle.

    2. De la valeur-famille à l’explosion du travail-sans-fin

    Comme dans d’autres pays où le modèle néolibéral a été franchementassumé, le travail occupe indéniablement au Chili une place centrale. Ellene se traduit plus, bien entendu, par une forte une conscience ouvrière ouun renforcement des identités professionnelles, mais plutôt par le renfor-cement culturel d’une des contraintes majeures de la société capitaliste. Sidans toute société capitaliste, les individus sont contraints de vendre leurforce de travail pour assurer le maintien de leurs familles, cette coercitionse redouble, dans l’univers néolibéral, d’une injonction de responsabilisa-tion. Il faut que l’individu se sente partout et toujours, non seulement res-ponsable de ce qu’il fait, mais de tout ce qui lui arrive. Cette inflexion estparticulièrement bien repérable au niveau du travail où il est possible derepérer un projet de mobilisation généralisée de la main d’œuvre disponi-ble.

    Le résultat est pourtant, ici aussi, complexe. Si d’un côté, la société chi-lienne est effectivement un des pays où le nombre d’heures de travail estparmi le plus élevé au monde22, de l’autre côté, et en l’absence de contre-poids institutionnels, on assiste à un envahissement de la vie personnelleet sociale par la logique du travail-sans-fin. L’importance du volume detemps consacré au travail (ce à quoi vient s’ajouter en moyenne 2,2 heuresde transport par jour pour les habitants de Santiago)23, déséquilibre forte-ment les vies personnelles24. Les individus sont contraints d’accorder l’es-sentiel de leurs temps au travail-sans-fin ; et ils ont exprimé, de façon

    massive dans nos entretiens, le sentiment de ne pas accorder suffisammentde temps à la vie familiale (qui reste, cependant, le temps social le plus lé-

    22. Entre 1997 et 2005, par exemple, le Chili a occupé 4 fois la première positiondans le classement international du pays connaissant le plus d’heures travailléespar semaine. Cf. M.Echeverría, « Jornada laboral y calidad de vida social », in J.En-signia (éd.), Mitos y realidades en el mercado laboral en Chile, Santiago, FriedrichEbert Sitftung, 2005, pp.83-92.

    23. INE, Encuesta experimental sobre el uso del tiempo en el Gran Santiago, San-tiago, INE, 2008.

    24. Pour une typologie de différentes stratégies individuelles d’articulation destemps sociaux, cf. C.Catalán, « Consumo y segmentación: algunas consideracionesconceptuales y empíricas », in El arte de clasificar a los chilenos, Santiago, EdicionesUDP, 2009, pp 37-60. Pour des expériences des femmes ou des employés du com-merce, cf. PNUD, Informe Desarrollo Humano en Chile,  La manera de hacer las

     cosas, Santiago, PNUD, 2009, pp.66-73 et pp.131-152.

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    gitime au pays). La conséquence en est la quasi-disparition du tempsconsacré à la vie associative et sociale (qui devient de facto la principale

     variable d’ajustement entre le travail et la famille). Enfin, le temps libre,

    très peu légitime, ne peut qu’être revendiqué que sous forme d’une frustra-tion hautement personnalisée.

    Le déséquilibre entre les différents domaines d’activité, fait que les indi- vidus éprouvent le sentiment de faire face à une désorganisation structu-relle de la vie sociale. Il est alors tentant d’associer ce processus àl’émergence d’un individu amputé, cantonné aux seuls domaines du travailet de la famille, contraint de renoncer, bien que dans des proportions di-

     verses, soit à sa vie sociale, soit à la participation civique, soit à ses pra-tiques religieuses. Certains, bien entendu, y verront une logique de contrôleet de dépolitisation, fort efficace, de la population.

    Cependant, ce serait aller un peu vite en besogne. Après tout, il n’est pasnécessaire de remonter jusqu’aux pages du Manifeste Communiste pour serappeler à quel point le travail, porté hier par la bourgeoisie, aujourd’huipar les entreprises néolibérales, est susceptible d’envahir et de déstructurerla vie familiale. C’est juste. Mais ce n’est que partiellement vrai. Si le lienentre le modèle néolibéral et le capitalisme, un mode de production orientéavant tout vers le profit, n’est plus à démontrer, réduire le premier au se-cond est un raccourci gênant. En effet, aux Etats-Unis comme au Chili, enpassant par la Grande-Bretagne, le néo-libéralisme a été associé, sinon vrai-ment à une contre-révolution, au moins à une restauration conservatrice.Une restauration politique organisée, avec des variantes nationales, autourde la valeur-famille, de la tradition et de la religion.

    Or, c’est en tenant compte de cette double face du projet néolibéral quel’on constate l’émergence d’une profonde contradiction. En tout cas, les in-dividus témoignent d’une vive conscience de l’absence de tout équilibre ins-titutionnel entre les différents domaines de leurs vies, et en son absence ils

    dénoncent un travail qui ampute leur vie, conspirant alors contre ce quiest par ailleurs présenté comme un des piliers du modèle – la famille.Certes, elle reste largement plébiscitée dans le pays25. Mais elle est de factosubordonnée aux exigences débordantes du travail, ce qui suscite d’ailleurs,et c’est important de le rappeler, de fortes critiques au « modèle » de la partdes conservateurs. Dans nos entretiens, les mises en cause du modèle néo-libéral sont particulièrement fortes lorsqu’elles sont énoncées par des per-sonnes s’auto-désignant comme proches de la tradition, chrétienspratiquants ou électeurs de droite.

    25. Dans un sondage de 2006, la famille occupait le premier rang de préoccupa-tion et de valeur des Chiliens, devant la santé et le travail. Cf. UDP, Segunda encuestanacional de opinión pública, Santiago, Universidad Diego Portales, 2006.

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    Le modèle a en fait de la peine à concilier les deux piliers. En fait, noussommes devant une contradiction qui s’explique par un vide institutionnel.Le néolibéralisme, qui a pourtant une politique de valeurs explicite en di-

    rection de la famille, de la tradition ou de la religion, n’a pas eu, vraiment,dans les faits une politique institutionnelle conséquente en la matière26.Bien entendu, les partisans du modèle se posent en garants intransigeantsde la famille et s’opposent farouchement à toute tentative de légalisation,même partielle, de l’avortement. Cependant, et au-delà de ces grandes croi-sades axiologiques, le modèle a de la peine à protéger dans les faits l’équi-libre entre le travail et la famille. Certes, la famille au Chili, comme ailleursen Amérique latine, continue à être un support matériel et symbolique es-sentiel des individus, autant au niveau de la sociabilité qu’en cas de diffi-

    culté économique. Du coup, elle est, en elle-même, un lieu de tensionsignificative entre une logique de réciprocités et de dettes intrafamilialesd’un côté, et des aspirations plus individuelles et d’indépendance de l’autre.Le modèle néolibéral, en intronisant la figure de l’individu concurrent eten répandant la logique du travail-sans-fin, déstabilise en profondeur la fa-mille et les valeurs familiales au Chili.

    Encore une fois, une lecture superficielle pourrait en conclure que lemodèle, même s’il porte plusieurs logiques, ne les hiérarchise pas moins,ce qui rendrait compte du primat de la logique du travail-sans-fin sur la

    logique familiale. Mais ce serait encore une fois ignorer la place toute par-ticulière qui revient aux valeurs morales dans la production de l’Individunéolibéral.

     3. De l’exaltation du mérite à la consolidation d’une nouvelle expériencede l’injustice

    Le néo-libéralisme est le plus souvent allé de pair avec un discours ma-nagérial promettant la juste récompense de l’effort. Pour cela, un peu par-

    tout, et sous des modalités différentes, se sont mises en place des politiquesindividualisées de revenus, mais surtout, tout un ensemble de dispositifs,autant rhétoriques que pratiques, disant assurer, grâce à l’évaluation pé-riodique des salariés, une récompense différentielle des uns et des autresen fonction de leurs efforts respectifs. Le triomphe de cette philosophie,bien visible, par exemple au niveau du système personnalisé des pensions,ou encore, dans les différenciations – et les inégalités – observables dans lesystème de santé entre le secteur public et les mutuelles privées aurait du-rablement touché les bases de la solidarité sociale.

    26. Bien sûr, il est possible de voir dans cette tension, la résultante de l’actiondes politiques menées depuis vingt ans (1990-2010) par la Concertation, parfoisanimées, même timidement, par un plus grand libéralisme culturel.

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    Pourtant, et encore une fois, il ne faut pas se hâter de conclure. Si la vo-lonté politique de ces mesures ne fait pas de doute, les résultats en sont ce-pendant moins unilatéraux. S’il est peut-être discutable d’affirmer que le

    pays connaît des formes de nostalgie communautaire27, en revanche, il estcertain que bien des modes d’implication civique contestent une analysesi caricaturale. Non seulement la jeunesse s’active dans des programmessolidaires, mais, et même affaiblie, la solidarité est active parmi les mem-bres de secteurs populaires. D’autre part, cet appel à l’effort personnel, s’ila effectivement pris racine dans la société chilienne, n’a pas eu, cependant,les effets initialement escomptés.

    Le discours du mérite et de l’effort est certes fortement repris par biendes individus interrogés. Mais ils ne le font pas dans le sens attendu par leprojet de l’Individu néolibéral. Ils le mobilisent afin de donner forme à unsentiment d’injustice qui trouve son épicentre, non plus, comme jadis, au-tour des inégalités entre les classes, mais autour des limites ressentiesquant à la reconnaissance du mérite. De leur mérite. Les individus inter-rogés ressentent un vif sentiment d’injustice, en fait, de non-reconnaissancede leurs mérites et de leurs efforts, et ce d’autant plus que cette situationmet à mal un des piliers idéologiques du modèle néolibéral. Un processusde déception, voire d’amertume, se répand ainsi chez les femmes, face àleurs difficultés à faire carrière ou chez tous ceux qui s’attendaient, à la

    suite de la croissance économique, à une plus rapide expansion des reve-nus, voire à une réduction des inégalités28. Ce sentiment d’injustice est par-ticulièrement fort chez ceux qui, dans les deux dernières décennies, ontfait des études supérieures ou ont suivi une formation continue et qui ju-gent que leurs efforts n’ont pas été récompensé. Ce sentiment est d’autantplus accentué (ce qui expriment bien les mouvements lycéens et étudiantsdepuis quelques années), que le Chili est le pays de l’OCDE où l’éducationest la plus chère au monde : en 2010, le pays y consacrait jusqu’à 22 % duPIB per capita et les droits d’inscriptions, si on tient compte des revenus,sont eux aussi parmi les plus élevés au monde29.

    27. PNUD, Informe Desarrollo Humano en Chile, Nosotros los chilenos: un des- afío cultural, Santiago, PNUD, 2002; J.Bengoa, La comunidad reclamada, Santiago,Catalonia, 2006 ; Eugenio Tironi, op.cit.

    28. En 2011, le Chili a un coefficient de Gini de 0,55 – loin des pays les plus éga-litaires de l’Amérique, l’Uruguay (0,45) ou le Costa Rica (0,47). Rappelons que dansle coefficient Gini, 1, signifie la concentration de la richesse dans une seule per-sonne, et 0 une distribution parfaitement équitable de la richesse entre tous les ci-toyens. Plus significatif encore, la résultat d’une étude du Latinobarómetro,toujours de 2011, qui constate que seulement 6 % des Chiliens pensent que dansleur pays la distribution des revenus était juste ou très juste (la plus bas du conti-nent).

    29. A.Mayol, El derrumbe del modelo, Santiago, LOM Ediciones, 2012, pp.117-118.

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    Un mot résume alors ce malaise: le  pituto. Le piston. La prise deconscience qu’en dépit de l’affirmation idéologique ayant fait de la concur-rence généralisée le cœur du modèle néo-libéral, la société chilienne reste

    toujours une société où les carrières se font grâce aux réseaux et auxcontacts. La tradition du compradrazgo ou de l’« amitié » ne sont pas, bienentendu nouvelles – et elles ont toujours fait partie des stratégies des classesmoyennes. Mais ces pratiques se lestent aujourd’hui de significations nou-

     velles30. Elles apparaissent comme des blocages du « passé », d’autant plusinsupportables qu’ils viennent contrarier, souvent à partir de pratiquestransgressives31, le principe de libre concurrence qui est censé légitimer lemodèle en place. Certes, cette demande, en tant que telle, ne « condamne »pas le modèle, et la nécessité de plus de concurrence a pu ainsi être propo-

    sée par certains comme une correction possible

    32

    . Mais dans les entretiens,pour l’heure, ce qui prime est un sentiment de frustration. Soyons-clairs :le mérite est toujours plus ou moins justement récompensé dans une so-ciété, mais le fait d’avoir fait de sa rétribution équitable un des principesde légitimation du modèle, suscite une désaffection particulière. Les pro-messes non tenues par le « modèle » lui reviennent en boomerang33.

    4. De la remise en question des acquis sociaux à une inconsistance po- sitionnelle généralisée

    Le modèle néolibéral est indissociable d’une autre stratégie de rupture« avec le passé » qui s’est souvent traduite par une mise en question desacquis sociaux. Sous des modalités idéologiques différentes, elle fut mêmeune des grandes justifications des ruptures produites dans les années 1970et au tout début des années 1980. Le coût exponentiel de l’État-providenceen Europe, du modèle national-populaire en Amérique latine ou même,dans la variante chinoise, l’inefficacité de l’administration communiste sedevaient d’être corrigés grâce au recours renouvelé au marché34.

    Cependant, sur ce point précis, l’expérience chilienne permet d’accentuerun aspect parfois minimisé dans d’autres expériences nationales. Le pro-

    30. L.Adler Lomnitz, A.Melnick, Chile Middle’s Class, London, Lynne Rienner Pu-blishers, 1991, pp.93-106 ; E.Barozet, “El valor histórico del pituto: clase media,integración y diferenciación social en Chile”,  Revista de Sociología, n°20, 2006,pp.69-96.

    31. K.Araujo, Habitar lo social, Santiago, LOM, 2009; K.Araujo (ed.), ¿Se acata pero no se cumple?, Santiago, LOM, 2009.

    32. E.Engel, P.Navia, Que gane el más mejor , Santiago, Debate, 2006.33. J.Núñez, Ni Gonzáles ni Tapia: clasismo versus meritocracia en Chile, San-

    tiago, Departamento de Economía de la Universidad de Chile, 2004; J.Núñez, L.Mi-randa, “La movilidad intergeneracional del ingreso y la educación en Chile”, in El

     arte de clasificar a los chilenos, Santiago, Ediciones UDP, 2009, pp.83-101.34. D.Harvey, A Brief History of Neoliberalism, Oxford, Oxford University Press,

    2007.

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    cessus de questionnement des acquis sociaux, s’il a souvent trouvé dans ledomaine économique son fer de lance, n’est compréhensible qu’à l’intérieurd’un phénomène bien plus large. En effet, dans l’expérience chilienne, cette

    expérimentation politique a répandu un sentiment généralisé d’inconsis-tance positionnelle, une inquiétude multiforme, plurielle dans ses sources,transmettant une atmosphère permanente d’instabilité dans tout le corpssocial35. Cette inconsistance, comme notre enquête nous a permis de lecomprendre, prend des formes différentes selon les couches sociales, maisn’en reste pas moins commune à la plupart des acteurs.

    En réalité, quatre grandes sources de déstabilisation sont repérables auChili. La première, bien entendu, est proprement économique et peut êtrelargement associée avec le démantèlement des protections sociales et sur-tout à la flexibilité du travail36. Cette situation, notons-le, comme d’ailleursdans certains pays anglo-saxons, concerne tout autant les secteurs popu-laires que les couches moyennes, voire des cadres dirigeants.

    La seconde source de déstabilisation est de nature proprement politique.Malgré les presque 25 ans de régime démocratique, les traces du coupd’État sont toujours présents dans les mémoires des personnes interrogées,mais surtout, quarante ans après le coup d’État, le pays reste profondémentdivisé37 – même si l’alternance politique de 2010, avec l’arrivée de la Alianzaet un gouvernement de droite, a quelque peu minimisé cet aspect. Au mo-ment de notre enquête (2008-2010), le sentiment que la division politiquepouvait entraîner des conséquences pour les positions sociales était encore

     vif. À tout moment, disaient les interviewés, les trajectoires personnellespouvaient être déstabilisées par des changements politiques (licenciements,abus…). Cette peur repérable est notamment le fait, soulignons-le, desmembres de couches moyennes supérieures.

    La troisième source est de nature urbaine. Elle concerne surtout les sec-teurs populaires, et alimente un appel sécuritaire souvent associé politi-

    quement avec un appel à l’ordre. Ce dernier, de nature plutôt autoritaire etculturelle, et également présent dans certaines franges des couchesmoyennes. Cette peur est inséparable, bien sûr, de la détérioration urbainedu quartier, notamment dans les classes populaires à la suite de l’expansionde la violence et du trafic de drogues, mais elle est aussi alimentée par despolitiques immobilières qui, en durcissant la ségrégation de la ville et laséparation des couches sociales, facilite l’expansion d’un sentiment de mé-fiance entre individus en raison de la méconnaissance réciproque et de l’ab-sence de partage de l’espace public38.

    35. Sur ce point, cf. K.Araujo, D.Martuccelli, « Positional Inconsistency: a newconcept in social stratification », CEPAL Review, n°103, April 2011, pp.153-165.

    36. A.Soto (éd.), Flexibilidad laboral y subjetividades, Santiago, LOM Ediciones,2008; C.Ramos, op.cit.

    37. C.Hunneus, Chile, un país dividido, Santiago, Catalonia, 2003.38. C. de Mattos et al., Santiago en la globalización : ¿una nueva ciudad?, San-

    tiago, Ediciones Sur, 2005.

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    Enfin, la quatrième source de déstabilisation, moins homogène que lesprécédentes, n’est autre que les accidents de la vie personnelle. En fait, cedont il est question dans les entretiens est le sentiment de la facilité avec

    laquelle un événement ordinaire de l’existence (maladie, séparation, licen-ciement...) peut se transformer en une source durable et profonde de dé-stabilisation sociale. Cette source d’inquiétude n’entraîne pas forcémentles mêmes conséquences dans tous les groupes sociaux, mais elle est pré-sente chez la plupart des individus interrogés, en tant qu’anxiété diffuseparmi les couches moyennes, en tant qu’expérience concrète et vécue parmiles classes populaires.

    La mise en question des acquis sociaux et la transition vers un autre mo-dèle social, à cause de la manière violente dont bien de ces politiques furentmis en œuvre, ont donné lieu à la généralisation d’une inquiétude qui, nonseulement dépasse les seules réalités économiques, faisant de la peur uneexpérience multiforme dans le pays39 mais qui touche, surtout, des groupessociaux qui, à l’origine, se devaient d’être épargnés par le modèle.

    En conséquence, nous sommes bien au-delà, et d’une simple remise enquestion des acquis sociaux, et même d’une pure déstabilisation des « sta-bles ». À l’ombre du modèle néolibéral, c’est toute la société qui est par-courue par une inquiétude positionnelle inédite. Sous diverses modalités,y compris par la mémoire de la peur politique ou la conscience de la divi-sion, elle alimente un sentiment de méfiance interpersonnelle bien plusélevé que dans d’autres pays de la région40. Lequel, est-il nécessaire de ledire, conspire alors contre l’importance de la morale et de la confiance si

     vantée par les partisans du modèle néolibéral. Mais aussi, à son tour, metun autre de ses piliers, la famille, à rude épreuve puisque face à cet ensem-ble d’inconsistances, elle devient un lieu-refuge qui risque d’être déstabili-sée par la multiplication d’attentes et de demandes que les individusentretiennent à son égard41.

    5. De l’euphorie de la liberté de choix à la méfiance envers la consom- mation

    Au Chili comme ailleurs, le triomphe de l’Individu néolibéral a été asso-cié au règne du marché et de la consommation. La liberté de choix, assuréepar le marché, et prônée par Milton et Rose Friedman, devait devenir l’ho-

    39. PNUD, Informe Desarrollo Humano en Chile, Las paradojas de la moderni- zación, Santiago, PNUD, 1998.

    40. F.Márquez, “Cultura y movilidad en los años noventa: Santiago, Buenos Airesy Montevideo”, in R.Franco, A.León, R.Atria (coord.),  Estratificación y movilidad

     social en América Latina, Santiago, LOM, 2007, pp.389-405.41. J.S.Valenzuela, E.Tironi, T.R.Scully (eds.), El eslabón perdido, Santiago, Tau-

    rus, 2006; X.Valdés, La vida en común, Santiago, LOM Ediciones, 2007.

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    rizon de l’action publique42. Dans un livre qui a connu un fort retentisse-ment politique et médiatique au Chili, Tomás Moulian s’est fait le porte-parole critique de cette thèse : le pays aurait succombé aux diktats de la

    consommation43. Le citoyen se serait dégradé en client ; la culture civiqueaurait succombé au consumérisme. Au vu de notre matériel, la conclusionest là aussi plus complexe.

    Bien entendu, la généralisation de l’accès à certaines formes de consom-mation a été un des grands facteurs d’adhésion, y compris tacite, des indi- vidus au modèle. Des biens et des marchandises qui, jusqu’à un passérécent, étaient le seul apanage des couches moyennes et supérieures, trans-mettent, lorsqu’ils arrivent à être obtenus par les membres des secteurs po-pulaires, un sentiment d’inclusion symbolique qu’il est impossible deminimiser44. Rien n’en atteste mieux que le fait qu’entre 60 et 80 % des chi-liens considèrent aujourd’hui qu’ils font partie des classes moyennes45.

    Mais la consommation n’a pas eu seulement cet effet d’aubaine pour lemodèle. En fait, sur ce point précis, il est possible de repérer deux discourssur la consommation. Le premier discours ne s’installe véritablement quedans les années 1990, paradoxalement avec l’arrivée de la démocratie.Connaissant de très forts taux de croissance, les chiliens sont envahis parune euphorie de consommation : les dépenses s’envolent, en partie grâce àune augmentation des revenus et à une réorientation plus sociale des poli-tiques publiques, mais surtout grâce à de nouvelles pratiques d’accès aucrédit qui facilitent l’endettement des ménages (une pratique elle-mêmeencouragée par les montants financiers à disposition des Fonds de pen-sions)46. C’est à la fin de cette période d’euphorie, en 1997, que Moulianpublie son livre, et qu’un débat important sur la nature de la modernitéchilienne s’ouvre dans le pays. La consommation y est vue alors comme laclé de voûte du système.

    Mais la suite s’est avérée moins enivrante. Les crises de la fin des années

    1990 secouent fortement le pays, qui, tout en renouant avec la croissance,ne retrouvera plus dans les années 2000 les taux de croissance de jadis47.

    42. M. et R.Friedman, Liberté de choix, Paris, P.Belfond, 1980.43. T.Moulián, op.cit.; pour une version renouvelée de cette thèse, A.Mayol, No

     al lucro, Santiago, Debate, 2012.44. N.García Canclini, Consumidores y ciudadanos, México, Grijalbo, 1995. A ce

    sujet, cf. pour le Chili, J.Stillerman, “Social dimensions of shopping in Santiago,Chile”, Consumers, Commodities & Consumption: a newsletter of the ConsumersStudies Research Network, Vol.6, n°2, 2005, in https://netfiles.uiuc.edu/dtcook/www/CCCnewsletter/6-2/stillerman.html.

    45. F.Torche, G.Wormald, op.cit.46. Un aspect bien reflété par la très forte expansion des cartes de crédits dans

    la période 1997-2005, cf. L.Morales, A.Yáñez, La bancarización en Chile, Santiago,SBIF, 2006.

    47. Ce n’est qu’après 2010 que le Chili a de nouveau connu de forts taux de crois-sance du PIB annuel.

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    Mais surtout, l’euphorie consommatrice tourne court. Le surendettementdevient une plaie sociale. Entretien après entretien, le thème revient inlas-sablement dans nos témoignages. Si bien des individus reconnaissent tou-

     jours leur plaisir à consommer et lui accordent même un rôle d’inclusionsymbolique, la consommation est aussi perçue comme une menace poten-tielle. Un chant des sirènes auquel il faut savoir résister. En fait, le mot esttrop fort. Il ne s’agit que d’une réticence qui résulte d’un apprentissage col-lectif effectué, par expérience interposée, à la fois contre les consignes mar-chandes qui ont allégrement exposé les individus aux excès de lasurconsommation et contre l’absence des mises en garde institutionnellescontre les risques.

    Si les expériences de surendettement n’ont pas cessé tout au long desannées 2000, elles n’en ont pas moins des raisons différentes, si l’on suitnos entretiens. Celles des années 1990 sont mises à l’actif de l’euphorie ;celles des années 2000 sont présentées comme le fruit d’un déséquilibredes revenus survenus à la suite d’un problème de santé ou d’un licencie-ment. En tout cas, l’endettement est plus grand parmi les individus à plusfaibles revenus48. Non seulement la consommation n’est plus une valeur,mais elle est plutôt convoquée comme un risque contre lequel il faut savoiraffirmer les vraies valeurs – notamment la famille. À sa façon, elle rappellealors, par ses excès, une autre facette de l’instabilité du « modèle ». Les ci-

    toyens, en dépit de ce que prône le projet de l’Individu néolibéral, ne se ré-duisent pas à de purs clients.

    IV. EN DEÇÀ DE L’INDIVIDU NÉOLIBÉRAL : L’HYPER-ACTEUR RELATIONNEL

    Quelles conclusions peut-on tirer des ces éléments? Le modèle néolibéralest-il parvenu à engendrer un Individu néolibéral ? Et si oui, dans quelstermes faut-il comprendre sa nature et surtout sa viabilité future ?

    En tout premier lieu, il est indéniable que le modèle néolibéral a été unecontre-offensive politique globale. Au Chili, berceau de l’expérimentation,sa mise en œuvre s’est appuyée sur un bing-bang politico-économique portépar un projet institutionnel de transformation général des rapports sociaux.D’où la tentation, au Chili comme ailleurs, de conclure, au vu de cette pro-duction idéologique, à l’apparition d’un Individu néolibéral. Or, ces ana-lyses, sans doute justes au niveau de la production doctrinaire, ne décriventque très partiellement, comme notre enquête le montre, les expériences ef-fectives des individus. Autrement dit, et en ce qui concerne le Chili actuel,il faut conclure, en accord avec bien d’autres travaux, que l’idéologie do-

    minante est avant tout l’idéologie de la classe dirigeante49, et que sa fonc-

    48. PNUD, Informe Desarrollo Humano en Chile,  El poder ¿para qué y para quién?, Santiago, PNUD, 2004, p.36.

    49. N.Abercrombie, S.Hill, B.S.Turner, The Dominant Ideology Thesis, London,George Allen and Unwin, 1980.

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    tion primaire est de fédérer et de transmettre à ses membres une viveconscience de leurs intérêts communs de classe. En revanche, et ici aussien accord avec tant de recherches empiriques, cette idéologie ne pénètre

    guère la conscience des dominés50. Au Chili, les citoyens sont très loin d’êtrede purs individus néolibéraux.

    Faut-il alors parler, dans une analyse sans doute plus subtile et dyna-mique, de la mise en œuvre d’une hégémonie néolibérale qui, malgré saforce, s’est révélée incapable de suturer tous les discours présents dans lasociété ? Ici aussi la réponse doit être négative. Ce qui frappe dans l’expé-rience chilienne contemporaine est, toute proportion gardée, les vides re-pérables dans l’engrenage institutionnel mis en œuvre par le régime.L’hégémonie néolibérale s’est plutôt dissoute dans un conglomérat hétéro-gène de tensions. Accentué par le jeu des conflits sociaux, le processus adonné forme à une série de problèmes qui ont fini par transformer le projetidéologique initial en une condition sociale et politique, nouvelle dans sonavatar, mais contradictoire dans ses expressions.

    Autrement dit, si le néolibéralisme est une idéologie (un corpus doctri-naire mobilisé à bon escient par un groupe spécifique d’acteurs), il n’estcependant ni au fondement de la conscience de la plupart des individus,ni véritablement une hégémonie institutionnelle. En vérité, le néolibéra-lisme a plutôt renforcé, sur de nouvelles bases, et au travers de nouvellestensions, une situation fréquente en Amérique latine – celle d’individus quidoivent faire face aux défis de la vie sociale avec de faibles protections ins-titutionnelles51. Certes, la condition historique et politique contemporaine,à la suite de l’affaissement des formes de participation collectives précé-dentes, accorde une centralité toute nouvelle à l’individu. C’est à lui de ré-soudre les défis auxquels la société l’expose, confronté à des institutionsqui ne génèrent, au mieux, que des ressources ambivalentes. Le résultatest donc profondément paradoxal : si l’affirmation des individus est sansaucun doute une réalité dans la société chilienne actuelle, elle n’est pas, ce-

    pendant, le résultat du triomphe de l’individu néolibéral. Au contrairemême, les individus qui émergent des cendres du modèle néolibéral sonttout sauf le fruit de ce projet. Les individus ont été contraints d’apprendreà se protéger des institutions, de leurs manques et de leurs prescriptionsimpossibles ou contradictoires. Les stratégies des acteurs sont irréductiblesau modèle de l’Individu néolibéral.

    En fait, l’expérience actuelle des individus au Chili doit être réarticuléeavec ce qui, sur la longue durée, est la grande caractéristique des individusen Amérique latine. Sans nullement méconnaître le rôle des institutions

    (en tout premier lieu le droit), les individus se perçoivent et ont été large-ment perçus historiquement en tant qu’« agents empiriques » parfois lar-

    50. J.C.Scott, Domination and the Arts of Resistance, New Haven & London, YaleUniversity, 1990.

    51. D.Martuccelli, ¿Existen individuos en el Sur?, Santiago, LOM, 2010.

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    gement indépendants des institutions52. Les individus devaient résoudre àleur niveau, et avec leurs ressources, des problèmes gérés ailleurs par lesinstitutions. Cette situation renvoie sans doute en partie au traditionnel

    décalage entre les capacités individuelles et les modèles institutionnels enAmérique latine. Mais pour bien comprendre le processus à l’œuvre, il fautdépasser cette analyse. Ce dont il est question, c’est du sentiment qu’ontles individus qu’ils doivent trouver des réponses par eux-mêmes aux défisde la vie sociale.

    À la confrontation à des défis sociaux pris en charge par les institutions,s’oppose une autre forme de confrontation ressentie comme étant bienplus solitaire53. Les ressources et les supports individuels doivent être pro-duits (ou en tout cas activement soutenus et recréés) par les individus eux-mêmes54. Il ne s’agit pourtant pas d’affirmer une plus grande résilience desindividus, mais de comprendre leurs réactions à la lumière d’une situationdans laquelle ils sont à la fois moins soumis à des injonctions institution-nelles et davantage contraints à une prise en charge individualisée des défissociaux. Dans ce contexte, la société chilienne n’assiste pas à l’affirmationd’un Individu néolibéral mais à celle d’un hyper-acteur relationnel. Pourexister comme individu, l’individu doit faire face à de nombreux imprévus :non-assistance institutionnelle, pratiques clientélistes qui entravent son in-dépendance, emprise de la tradition… Il doit à la fois affirmer, souvent de

    manière agonique, son individualité et en même temps développer un en-semble de stratégies relationnelles en direction de la famille ou par laconstitution de réseaux et de loyautés diverses, afin de parvenir à se pré-munir contre l’inconsistance des positions sociales.

    La véritable réussite du néolibéralisme au Chili est d’avoir su adosserune représentation idéologique au processus structurel d’existence des in-dividus dans le pays. Cependant, associer cette réalité structurelle, à la

    52. Évitons tout malentendu : en Amérique latine, comme ailleurs, les institu-tions existent (en tant que grandes façons de faire, de penser, de sentir), mais lamobilisation de la notion d’institution, dans la thèse de l’individualisme institution-nel – et dans le projet politique de l’Homme néolibéral – est plus précise : l’institu-tion désigne un nombre limité de grandes principes légitimes, incorporés danscertaines organisations sociales, et donnant forme à un véritable programme ins-titutionnel.

    53. F.Robles, El desaliento inesperado de la modernidad, Santiago, RIL Editores,2000. Pour d’autres cela se traduirait par le primat de l’intégration sociale sur l’in-tégration systémique, cf. N.Lechner (comp.), Cultura política y democratización,Buenos Aires, CLACSO, 1987.

    54. Cette situation éloigne d’emblée globalement l’expérience latino-américainede situations où les insuffisances des supports institutionnels entraînent nécessai-rement l’apparition d’individus par défaut ou soumis à la corrosion de leur carac-tère. Cf. R.Castel,  La métamorphose de la question sociale, Paris, Fayard, 1995 ;R.Sennett, The Corrosion of Character , New York, W.W.Norton, 1998. En Amériquelatine, le cas argentin a été parfois interprété dans ce sens.

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     Individu et néolibéralisme : réflexions à partir de l’expérience chilienne 21

    montée ou au triomphe idéologique du néo-libéralisme est une erreur d’in-terprétation. Non seulement parce que ce processus s’enracine dans unehistoire de longue haleine mais surtout parce que les facteurs structurels

    qui participent à son avènement ne peuvent aucunement se limiter à la ver-sion qu’en aura donné le néolibéralisme. L’affirmation des individus en tantqu’hyper-acteurs relationnels, advient dans un pays où l’individualisme estune tradition culturelle, pour le moins fragile, sinon absente, mais elle seprésente surtout, dans les entretiens, comme le fruit de stratégies « par lebas » : le résultat d’une myriade des compétences pratiques que les indivi-dus sont contraints de déployer dans la vie sociale.