Après la défaite électorale de la droite Le socialisme est-il ......Monique Canto-Sperber, Marcel...

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Alain Finkielkraut : Les juifs face à la religion de l’humanité Pierre Nora : Mémoire et identité juives dans la France contemporaine Paul Thibaud : La question juive et la crise française Après la défaite électorale de la droite Éric Dupin, Marcel Gauchet, Frédéric Lazorthes, René Rémond Jean Daniel : Les prisons de la pensée théologique numéro 131 septembre - octobre 2004 Le socialisme est-il soluble dans le libéralisme ? Monique Canto-Sperber, Marcel Gauchet, Lucien Jaume, Jean-Pierre Le Goff Y a t-il un bon usage de Carl Schmitt ? Catherine Colliot-Thélène, Giuseppe Duso, Jean-François Kervégan, Philippe Raynaud Nathalie Heinich : Lorsque le sexe paraît Cyrille Duvert : À propos des débats sur l’homoparentalité Extrait de la publication

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  • Alain Finkielkraut : Les juifs face à la religion de l’humanitéPierre Nora : Mémoire et identité juives dans la France contemporainePaul Thibaud : La question juive et la crise française

    Après la défaite électorale de la droiteÉric Dupin, Marcel Gauchet, Frédéric Lazorthes, René Rémond

    Jean Daniel : Les prisons de la pensée théologique

    numéro 131 septembre - octobre 2004

    Le socialisme est-il soluble dans le libéralisme ?Monique Canto-Sperber, Marcel Gauchet, Lucien Jaume, Jean-Pierre Le Goff

    Y a t-il un bon usage de Carl Schmitt ?Catherine Colliot-Thélène, Giuseppe Duso, Jean-François Kervégan, Philippe Raynaud

    Nathalie Heinich : Lorsque le sexe paraîtCyrille Duvert : À propos des débats sur l’homoparentalité

    Extrait de la publication

  • septembre-octobre 2004 numéro 131Directeur: Pierre Nora

    LES JUIFS, LA FRANCE

    4 Jean Daniel : Les prisons de la pensée théologique. Entretien.13 Alain Finkielkraut : Les juifs face à la religion de l’humanité.20 Pierre Nora : Mémoire et identité juives dans la France contemporaine. Les grands

    déterminants. 35 Paul Thibaud : La question juive et la crise française.

    APRÈS LA DÉFAITE ÉLECTORALE DE LA DROITE

    55 Un nouveau rapport de force. Marcel Gauchet, René Rémond : un échange.66 Éric Dupin : Un printemps électoral sous le signe du cynisme.72 Frédéric Lazorthes : La droite et la crise du gouvernement national.

    LE SOCIALISME EST-IL SOLUBLE DANS LE LIBÉRALISME ? SUR LES RÈGLES DE LA LIBERTÉ DE MONIQUE CANTO-SPERBER

    87 Marcel Gauchet : Le socialisme en redéfinition.95 Lucien Jaume : Mais les règles du social ?

    101 Jean-Pierre Le Goff : La difficile réconciliation du socialisme et de la démocratie. 109 Monique Canto-Sperber : Pourquoi les démocrates ne veulent-ils pas être libéraux ?

    Libéralisme, socialisme et démocratie.

    Y A-T-IL UN BON USAGE DE CARL SCHMITT ?

    128 Catherine Colliot-Thélène : Carl Schmitt à l’index ? 138 Giuseppe Duso : Pourquoi Carl Schmitt ?147 Jean-François Kervégan : Questions sur Carl Schmitt.160 Philippe Raynaud : Que faire de Carl Schmitt ?

    LA QUESTION SEXUELLE

    169 Nathalie Heinich : Lorsque le sexe paraît. De quelques confusions dans des débatsbrûlants.

    179 Cyrille Duvert : Le droit jetable ? À propos des débats sur l’homoparentalité.

    CT/Sommaire 24/01/05 16:14 Page 1

    Extrait de la publication

  • Les juifs,

    la France

    Nous arrivons au moment d’une complète

    reconsidération de la condition juive. Ses

    termes se sont entièrement transformés. La

    seconde Intifada a joué comme un accéléra-

    teur. L’image d’Israël dans le monde en a été

    profondément changée. C’en est fini de

    la période de fondation et de l’image d’un

    peuple victime se donnant héroïquement un

    État envers et contre tout. On a vu surgir un

    antisémitisme d’un type nouveau. Parallèle-

    ment, l’identité juive s’est redéfinie, en fonc-

    tion à la fois de la mémoire de la Shoah, de

    la relation avec Israël, puis de cette adversité

    inédite. Le chemin parcouru est particulière-

    ment sensible en France où ces données

    générales se sont traduites par de vives

    alarmes et une interpellation de la Répu-

    blique. Ce sont ces différentes évolutions

    qu’envisagent les réflexions rassemblées ici,

    sans prétention à l’exhaustivité.

    Jean Daniel a appelé l’attention, dans un

    livre important, La Prison juive, sur la manière

    dont l’histoire récente avait recréé une iden-

    tité juive obligée, et une identité implicite-

    ment religieuse, qui plus est. Nous revenons

    avec lui sur cette insistance des catégories

    théologiques dans l’existence profane.

    La nouvelle judéophobie» est clairement

    liée au conflit israélo-palestinien. À côté de

    cette source aisément identifiable, n’y en a-

    t-il pas une autre plus discrète, mais à l’action

    plus générale? C’est la question que pose

    Alain Finkielkraut. Que peut représenter la

    singularité juive au regard de l’universalisme

    humanitaire et post-national d’aujourd’hui?

    Paul Thibaud et Pierre Nora réexaminent,

    enfin, chacun sous leur angle, l’intrication de

    la question juive et de la question française.

    Ils en retracent les étapes et ils en scrutent

    l’état actuel. L’ampleur des déplacements et

    l’acuité des interrogations ouvertes par le

    présent, tant du côté juif que du côté fran-

    çais, ne sont pas à confondre, montrent-ils,

    avec le divorce que se complaisent à dénon-

    cer les prophètes du malheur.

    CT/Chap. 1 24/01/05 16:00 Page 3

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  • Les prisons de la pensée théologique

    Entretien avec Jean Daniel

    Le Débat. – Vous abordez, dans La Prisonjuive, une question qu’on pourrait presque diretraditionnelle, une question soulevée par degrands dissidents depuis Spinoza : que veut direêtre juif quand on ne croit ni à l’Élection, ni àl’Alliance, ni même à Dieu ? Mais le momenthistorique donne à cette question une actualitétrès forte, entre la mémoire de la Shoah et l’évo-lution d’Israël depuis 1967. La réponse que vouslui donnez prend un caractère polémique àl’heure où la figure de la victime par excellenceacquiert les traits de l’oppresseur. Peut-êtrepourriez-vous commencer par préciser le sens àla fois littéral et métaphorique que vous donnezà ce terme lourd de « prison ».

    Jean Daniel. – Mon propos n’est pas, en effet,de conserver à l’être juif son statut de victimearchétypale. Il est de souligner une dimensionnouvelle du tragique de sa condition. D’autrepart, toutes les communautés structurées ont unedouble vocation, à la fois protectrice et carcé-rale. À l’origine, c’est le cas de la prison, puisque

    l’institution a été conçue pour mettre les délin-quants à l’abri des supplices de la rue et a fini parse réduire uniquement à un lieu d’enferme-ment. Les communautés religieuses ont souventcommencé par être des refuges ou des ordres dechevalerie réservés à quelques-uns. Elles s’expo-sent à devenir communautaristes d’une partlorsqu’elles excluent et d’autre part lorsqu’ellesculpabilisent ceux qui prétendent les déserter.C’est le cas, entre autres, de la communauté juiveoù il est quasi impossible d’entrer et dont on faittout pour vous empêcher de sortir. Là, noussommes bien en présence d’une prison.

    En second lieu, j’estime qu’il y a incarcéra-tion, soit volontaire soit subie, dans le judéocen-trisme commun à la fois à la pensée juive et à lapensée antisémite. Pour toutes les deux, la clé detous les problèmes du monde se trouve soit dansla finalité persécutrice des non-juifs, soit dans lecomportement des juifs. Tous les « centrismes »sont des prisons intellectuelles. Le judéocen-trisme est l’un des plus fermés.

    Jean Daniel est directeur du Nouvel Observateur. Il vientde publier La Prison juive (Paris, Odile Jacob, 2004).

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    Le Débat. – Mais quel est le passage de cesdeux constats aux rapports que le juif, notammentincroyant, est supposé entretenir – malgré luiselon vos thèses – avec l’Élection et l’Alliance ?

    Jean Daniel. – Ce passage est imposé parla force insolite d’un refus répandu. Le refusopposé par les incroyants à tout examen desdeux concepts. Ces incroyants n’entendent pasrejeter mais ignorer. Ils s’impatientent volontiersque l’on prétende les encombrer d’une préoccu-pation étrangère. Je fais tous les ans une visite aumaître, en la personne de Claude Lévi-Strauss. Iln’a jamais désapprouvé mes démarches intellec-tuelles. Sur chacun de mes livres, il a bien voulum’adresser une lettre attentive. Je lui ai envoyéma Prison. Il m’a remercié par une lettre où ils’excuse, après avoir loué mon élévation d’es-prit, de ne pas vouloir commenter des sujetsqu’il rejette, dont il ignore tout et qui suscitentchez lui une allergie. Et il ajoute qu’il faut toutde même croire, quelque part et plus ou moins, àl’Élection pour en parler. J’ai été décontenancé.Car, de mon point de vue, c’est exactement lecontraire. Je me préoccupe de la manière insi-dieuse et efficace dont un Dieu auquel on necroit pas parvient à imposer ses appartenances.Comment alors Claude Lévi-Strauss, ce grandesprit, pour lequel je ne suis pas un inconnu,peut-il m’opposer un refus que la démarche demon livre est précisément d’analyser ? Je com-mence mon propos, en effet, en précisant que leconcept d’Élection m’est étranger. Et que je visen dehors de l’Alliance. Bref, tout ce qu’il consi-dère, lui, comme une entrée en matière théolo-gique va être pour moi une sorte de découvertepuisque je dis que le problème juif est en passede théologisation générale et le problème israé-lien en passe de théologisation négative. C’estdans la référence implicite et obligée du judaïsmeà la transcendance que je découvre la prison. Un

    lieu où les incroyants comme les croyants, etsurtout les incroyants, vont se trouver incarcérésdans une condamnation à la théologisation.Quelles que soient leurs références, quelle quesoit leur attitude, ils vont être forcés à chaqueinstant de s’arrimer, de s’adosser à une expli-cation disons transcendantale, disons biblique,historico-biblique, avec le piège, qui est un autrebarreau de la prison, qu’est le tricotage entrel’histoire et le mythe.

    Un juif est au minimum un homme quiest solidaire des autres juifs. Cette solidarité,c’est une connivence compassionnelle avec unpersécuté qui vous ressemble. Cette connivenceconduit à s’interroger en commun sur le sens dela pérennité d’une persécution qui s’acharne surun seul peuple comme s’il était choisi, poursouffrir comme s’il était Élu. D’où l’irruptionsoudaine du concept d’Élection qui incite, la plu-part du temps, à accepter l’intervention de laprovidence dans la geste d’un peuple. Dans laBible, ce tricotage est extrêmement savant. Celivre joue un rôle déterminant. C’est de ce livreque Ben Gourion me dira, lors de mon premiervoyage en Israël, quand je lui pose la question desavoir s’il croit en Dieu : « Je crois à l’œuvre, jene m’interroge pas sur son créateur » – il avaitune énorme bible sur son bureau. Cela voulaitdire : « Je refuse de m’interroger. » Je n’avais pascompris sur l’instant tout ce dont cette réflexionétait porteuse. Ce refus même témoignait de laconscience d’un danger, celui du retour d’unetranscendance possible dans l’interprétation del’histoire. Ce sera l’équivoque de l’émancipationnationale juive. Le Livre va être supposé symbo-liser les aspirations de tout un peuple. Pourtantle sionisme regardait dans une autre direction.On l’a oublié car le sionisme est un mouvementd’émancipation qui va être perçu comme un mouve-ment de colonisation. J’y reviendrai. Mais cette

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    émancipation telle qu’elle va naître, surtout chezles juifs d’Europe centrale, se voulait une éman-cipation totale. Elle ambitionnait d’échapper aurecours à la pensée théologique et même à l’his-torique transcendantal. Elle a constitué la der-nière tentative de sortir de la prison.

    La première ayant eu lieu, après la destruc-tion du second Temple, avec la résignation pro-clamée à l’exil babylonien ; la deuxième avecl’organisation de communautés tolérées et pros-pères dans l’Empire ottoman et l’Empire austro-hongrois ; la troisième dans la fin du XIXe et lecommencement du XXe siècle par la solutionde l’assimilation. Solution culpabilisée et inter-dite depuis la Shoah. Permettez-moi de soulignerau passage que cette solution, l’assimilation,est souvent présentée comme l’une des plusgrandes fautes des juifs dans l’Histoire au pointqu’on pourrait comprendre qu’elle a été puniecomme un péché. En fait, on a très bien pu consi-dérer – certains le font encore – qu’il s’agissaitd’une véritable et passionnante libération del’individu hors de sa communauté mais non deson identité. Il pouvait donc y avoir un individujuif, et c’était vrai depuis les Lumières. Cela,jusqu’à ces années récentes où il s’est trouvé quedes penseurs absolutistes, parfois disciples deBenny Lévy, en arrivent à accuser rétroactive-ment les Lumières de ce « forfait ». Ces penseursveulent en somme que le juif « d’ignorance oude reniement » réintègre en somme la prisond’où il s’était échappé, même et semble-t-il sur-tout si ce sont des incroyants. La liste des grandspenseurs et créateurs juifs ainsi condamnésserait trop longue.

    Sur l’ambition du sionisme, EmmanuelLevinas écrit dans Difficile liberté un texte trèsbeau mais en même temps très édifiant : « Eneffet, source des grandes religions monothéistesauxquelles le monde doit autant qu’à la Grèce et

    à la Rome antique, le judaïsme appartient à l’ac-tualité vivante en plus de son apport en conceptset en livres par des hommes et des femmes qui,pionniers des grandes entreprises et victimes desgrandes convulsions de l’histoire, se rattachent enligne droite et ininterrompue au peuple de l’Histoiresainte. La tentative de ressusciter un État en Pales-tine et de retrouver des inspirations créatrices deportée universelle d’autrefois ne se conçoit pas endehors de la Bible » (C’est moi qui souligne).Ainsi, pour l’un des plus grands esprits de notretemps, les pensées et les créations des juifs dansle monde viennent tout droit d’une « Histoiresainte », osons le mot, d’une Révélation. D’autrepart, la tentative de ressusciter un État a pourfonction de retrouver le message universel, maisles conditions et le prix de cette tentative ne sontpas fixés. Emmanuel Levinas s’interrogera plustard sur la possibilité de renouer avec l’universelsi l’on n’a pas l’accord des voisins.

    Sur l’incontournable problème de l’opportu-nité de réenraciner, deux mille ans après, enPalestine l’universalité supposée claire du mes-sage biblique, celui dont l’expérience m’a leplus frappé est Leo Strauss. Je ne suis pas par-ticulièrement familier de son œuvre, mais jeconnais son parcours. Tous ses parents sontultra-orthodoxes. Il se sent opprimé non parl’antisémitisme, mais par les pesanteurs de lareligion dans laquelle on l’enferme. Au dehors,il y a l’antisémitisme, mais la communauté derefuge, de repli ou de défense est encore plusirrespirable. Pour lui, l’émancipation va consis-ter à sortir de sa famille et de l’orthodoxie danslaquelle il a été élevé, mais en quoi faisant ?Curieusement, en participant de façon intenseà un mouvement sioniste. Le sionisme, à cemoment-là, c’est la mesure de l’émancipationpar rapport à la religion – le mouvement inversede celui auquel on s’attendait aujourd’hui.

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    Leo Strauss donc, à ce premier stade, prendconscience que l’émancipation passe, sinon parl’athéisme, du moins par une laïcisation ducomportement, de l’attitude, mais aussi par unprojet de regroupement. À ce moment-là, il sesent tout de même faire partie d’un peuple. Iln’est pas tenté par l’assimilation, comme tant deses contemporains allemands ou autrichiens. Iln’est pas tenté par la dissolution dans l’État et lasociété extérieure qu’il considère comme anti-sémites. Il attend du regroupement des juifs uneautonomie de comportement en dehors de Dieu.

    À un deuxième stade de sa pensée, il se dit :oui, mais pour se regrouper, il faudrait tout demême que ce ne soit plus dans un ghetto, il fau-drait que ce soit à l’extérieur et, après tout,pourquoi ne serait-ce pas une nation, et mêmeun État ? Le sentiment de l’État commence ànaître. Leo Strauss n’exclut pas, et c’est celaqui m’intéresse, que le message biblique pour-rait n’être que l’injonction à former des commu-nautés dévotes – « de prêtres et de témoins ».Mais au-delà de ces communautés dévotes, il luisemble inévitable de penser à un État. Il parti-cipe à tous les débats sur la recherche du lieu decet État à l’époque où le jeune mouvement sio-niste hésite entre plusieurs destinations.

    Et, en troisième lieu, il se dit que, tout demême, s’il est très difficile de ne pas aller enPalestine, il est aussi difficile de ne pas se deman-der pourquoi c’est en Palestine qu’il faut aller.Comment inciter à un regroupement national quin’aurait de sens que négatif, celui de la sépa-ration ? Il en arrive malgré lui à la conclusionqu’on ne peut éviter de recourir à une religion àlaquelle on n’est pas obligé de croire mais qui varemplir le rôle ailleurs joué par la tradition. Dansquelle mesure est-ce une tradition historique ? Ila le bon sens et le courage, dans son milieu, dereconnaître que l’histoire n’est pas l’histoire, que

    l’histoire est tricotée de mythes, qu’elle impliquedes falsifications et même que le Dieu qui a dési-gné le pays vers lequel il faut aller n’est pas unDieu tout à fait juste.

    Ce que je trouve révélateur, c’est l’itinérairede quelqu’un, avant la Shoah, qui pense le projetjuif, qui essaie de se libérer de la religion etqui y revient par une sorte de nécessité plus forteque lui.

    Le Débat. – Votre livre peut se lire commel’anti-Sartre, sans rien de polémique dans la for-mule. Réflexions sur la question juive cinquanteans exactement après – le livre est paru en 1954.Sartre, c’est le moment de la disqualificationdéfinitive de l’antisémitisme. La prison juive,pour lui, c’est le regard de l’antisémite quienferme le juif dans une différence fantasma-gorique. Beaucoup de chemin a été parcourudepuis lors. Comme vous l’écrivez, « le regardcompassionnel sur les juifs a radicalementchangé ». Supposons acquise l’extinction del’antisémite, tel en tout cas que Sartre pouvait ledécrire, la question juive demeure. Elle se refor-mule en d’autres termes…

    J. D. – Je dirais même que Sartre contribue àla reposer. Sa démarche se retourne à un momentdonné. La disqualification sartrienne de l’anti-sémitisme, que j’ai vécue comme une réelle déli-vrance, peut aboutir à une essentialisation del’antisémite – lequel a plus d’épaisseur existen-tielle et même ontologique que le juif. Il n’y apas de raison, en effet, que disparaisse le regardde l’antisémite, et dans ce cas le fait pour le juifde savoir que son existence dépend de ce regardfinit par constituer une prison. Sartre commencepar être libérateur. Pour les hommes de magénération, c’est absolument irrécusable. Il fautlire les Souvenirs de Simone Veil sur ce sujet.Sartre libère en procurant une cause extérieureau doute fondamental du juif sur les caractéris-

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    tiques qu’on lui prête. Si le regard de l’antisé-mite disparaît, la liberté pour le juif de se choisirrevient. Mais si ce regard est à nouveau présenté,après la Shoah, comme éternel, alors la démarchede Sartre conduit à fabriquer un antisémite éter-nel. Ce cheminement pervers va rudement aggra-ver la condition carcérale.

    Le Débat. – Ce qui est intéressant, c’est cemouvement post-sartrien par lequel la prisonjuive se reconstitue hors du regard de l’anti-sémite. Par quels chemins ? Il y en a deux quisont évidents. La Shoah qui, d’un côté, achèvede rendre l’antisémitisme insoutenable, mais, del’autre côté, crée pour les survivants une solida-rité énigmatique et indéfectible avec les victimes.On ne peut pas ne pas assumer la mémoire etl’héritage d’un événement dont les dimensionsposent de manière quasi immédiate un problèmede théologie négative…

    J. D. – C’est cet aspect des choses qui a sus-cité le plus profond malaise chez un certainnombre de lecteurs de mon livre. Si l’on tientpour acquis que la Shoah a été une rupture civi-lisationnelle, si l’on tient pour acquis qu’il fallaitlui conférer une sorte d’unicité – raison pourlaquelle on lui a donné un nom particulier –, sil’on se dit que sans la Shoah il y a mille chosesqui n’existeraient pas – il n’y aurait pas eu d’Étatd’Israël, il n’y aurait pas eu le procès Eichmann,il n’y aurait pas eu de condamnation absolue del’assimilation –, alors on est invinciblementramené vers une forme de pensée théologique.La providentialisation de la Shoah est au cœur detous les problèmes. La grande question est desavoir si on peut la réinscrire dans l’histoire, ousi elle se situe par-delà le bien et le mal – ou « endeçà du bien et du mal », comme disait PrimoLevi, qui avait peur de Nietzsche. Sans quoi ilfaudrait conclure que le Dieu qui a fait le déluge,qui a détruit Sodome et Gomorrhe, qui a préci-

    pité l’Exode, qui a permis les persécutions, atrouvé sa manifestation la plus souveraine dansun acte qui, d’un côté, sanctionne et, de l’autrecôté, ouvre une porte royale à Israël. C’est ce quevont penser un certain nombre de juifs, maisaussi un certain nombre de chrétiens. Dans sesCahiers, Claudel a des propos incroyables à cesujet, que cite souvent Levinas. Claudel dit aupeuple d’Israël – il le tutoie : tu vois comment tuas été choisi, il ne s’agit pas de lanterner, tu voisce qui te reste à faire. Il faut que tu réalises cequ’on t’a demandé. Vous êtes assez nombreuxcomme survivants pour faire ce que Dieu vous ademandé de faire.

    Le Débat. – Autrement dit, tout concourt àpersuader les juifs qui pourraient ou voudraientl’oublier qu’ils ne sont pas des hommes commeles autres, même si cette différence est une pro-motion de l’universel.

    J. D. – Au départ, Israël a prétendu devenirun État comme les autres. Mais à partir dumoment où il a choisi de s’enraciner en Pales-tine, il a été conduit à devenir le dépositaire dela mémoire d’un peuple qui n’est pas comme lesautres. L’impasse était inévitable, dans la mesureoù Israël a réalisé qu’il n’aurait pas été lui-mêmesans la Shoah. Or la Shoah ne pouvait être enaucune façon un événement banalisateur, endépit de l’expression de Hannah Arendt sur labanalité du mal. On peut à la rigueur s’imposerun tel regard sur les acteurs du génocide. Maisles victimes n’arrivent pas à le percevoir commeinscrit dans l’histoire de la barbarie humaine. Ilest paru au moins dix livres qui s’intitulaient :Penser après Auschwitz, La Poésie après Auschwitz,Faire de la musique après Auschwitz, etc. Il n’ya rien eu de pareil après le Cambodge ou aprèsle Rwanda. Il n’y a pas eu de livre, que je sache,pour se demander : « Comment peut-on vivreaprès la traite des Noirs ? » C’est la première fois

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    et la seule fois que les gens se posent la questiond’une survie de l’esprit et de la possibilité d’unediversion après cette rupture civilisationnelle.Et tout contribue, en dépit de l’attitude desincroyants et à cause d’eux, à faire de cet événe-ment quelque chose qui échappe à la raison et,ajoute Levinas, qui doit lui échapper. Qu’est-cequi peut lui échapper ? Renan allait jusqu’à direque la divinité de l’homme échappait à Dieu etn’impliquait pas son existence. Ce n’est pas ceque font les juifs incroyants. Ils ne croient nulle-ment, eux, à une « divinité » de l’homme. Maisils acceptent que quelque chose leur échappe.Spinoza a résolu le problème en substituant àDieu une nature toute-puissante.

    Le Débat. – En somme, l’événement de laShoah qui aurait dû définitivement lever l’exclu-sion des juifs provoque au contraire l’impossibi-lité pour eux de se confondre jamais avec le sortcommun par mémoire solidaire avec les victimes.La normalisation s’est renversée en marginalisa-tion. Première voie, donc, de cette reconstitutionde la « prison juive ». Et puis, deuxième voie,l’État qui aurait dû faire d’Israël une nationcomme les autres s’est révélé dans la durée unÉtat pas comme les autres…

    J. D. – C’est encore plus complexe. Israël estdepuis 1948 un pays légal mais refusé. Et il abesoin d’être accepté pour être légitime. Lanécessité de conquérir cette légitimité par la forcele conduit à se comporter comme n’importe quelÉtat colonial. Ou comme n’importe quel État. Dans sa région, Israël est devenu la pre-mière puissance. Encore une fois, le problèmea commencé avec le recours à une légitimitéhistorique et justicière. Surtout avec le procèsEichmann…

    Le Débat. – Pour vous, c’est le déclenche-ment décisif ?

    J. D. – Incontestablement. C’est, sur le

    moment même du procès, la réaction de HannahArendt. Elle convient avec Jaspers que l’Étatd’Israël n’avait pas forcément qualité à confis-quer le pouvoir de juger Eichmann. Mais dansune correspondance avec Gershom Scholem, elleconcède que personne d’autre ne pouvait avoircette qualité. Après cette décision inaugurale deprendre seuls en main le destin de la mémoirejuive, les Israéliens vont être conduits à pro-videntialiser leurs victoires sur leurs voisins.L’habituelle magie historique de la victoire varevêtir progressivement une dimension reli-gieuse. L’État n’est pas théocratique mais il sethéologise.

    Auparavant, je voudrais revenir un peu enarrière. Il ne faut pas sous-estimer la dimensionpositive du malheur, si j’ose dire. Pour les gens,ce n’est pas seulement une malédiction. Dans lasouffrance il y a une injonction à conserver cettedifférence, à la magnifier et donc à ne pas la fuir.Les juifs sont partagés. Les uns disent qu’ilscombattent pour ne pas subir passivement unnouveau génocide et les autres qu’ils combattentpour qu’un nouveau génocide n’ait pas lieu. Le « plus jamais ça » a deux sens différents.

    Le Débat. – C’est ce qu’on appelle le tragiqueet qu’on retrouve à propos de l’État d’Israël. Il acommencé par magnifiquement remplir la mis-sion qui en était attendue. Il a réduit à rien lesvieux préjugés sur l’incapacité politique et mili-taire des juifs. De ce point de vue, c’est une réus-site historique exceptionnelle. Et puis il a fini parramener la singularité juive. Il l’a imposée auxjuifs de la Diaspora qui avaient fait le choix dene pas adhérer au projet sioniste, et qui se sonttrouvés assignés à une solidarité obligatoire avecIsraël.

    J. D. – De même qu’on a providentialisé lemalheur de la Shoah, on a providentialisé lesvictoires. À partir de 1967, les victoires ne sont

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    plus seulement le fruit de la valeur des jeunessabras. On se dit que cette victoire, quelque part,en haut lieu, était voulue. Ce n’est pas spéciale-ment ceux qui ont remporté la victoire qui sou-tiennent ce genre de thèse. Le déplacement versles États-Unis de la centralité juive commence àcette époque. Il ne va pas cesser de se développer,et c’est un immense événement. On commence àdécouvrir que la première cité juive, dans tous lesdomaines, n’est ni Tel Aviv ni Jérusalem, maisbien New York. Le Débat a publié une passion-nante étude sur la façon dont les Américainsont adopté la Shoah. Jamais les intérêts israé-liens et américains ne se sont à ce point confon-dus. D’autant qu’il y a en ce moment, dans cesdeux nations, un messianisme démocratique pré-senté comme justifiant toutes les expéditionspréemptives pour garantir la sécurité de l’Étatsanctifié.

    Mais revenons à notre développement précé-dent. À partir du moment où les incroyants eux-mêmes concèdent qu’ils sont forcés d’avoir desraisons théologiques pour s’installer en Israël ;que ces raisons expliquent l’inconditionnalité deleur attachement, alors tout le monde est ren-voyé au Livre. Et ce sont les textes sacrés, invo-qués ici et là, qui vont souligner la dimension laplus évidente de la condition carcérale. Car lestextes disent en même temps les choses essen-tielles et leur contraire, depuis le début. Celacommence avec un peuple qui n’est pas encorené et auquel on promet une nation. C’est la des-cendance d’Abraham. Ensuite, avec Moïse, onva indiquer à ce peuple quelle est son identité.Elle est juridique. C’est la loi. À partir de là, laforce identitaire de ces textes législatifs est sigrande que s’en écarter c’est nier l’existencede Dieu. Or dans les Dix Commandements setrouvent des prescriptions qui sont bel et bienincompatibles avec la constitution d’un État.

    Dieu, dans le même chemin, dans le même élanet avec des interlocuteurs à peine différentsà quelques générations près, va octroyer unenation étrangère, appartenant à un peuple qu’iln’a pas consulté, à un peuple qui n’existe pasencore et va ensuite lui enjoindre d’observer descommandements qui sont incompatibles avecl’État. On ne peut pas en sortir, sauf si l’on resteune communauté de prêtres et de témoins. Dèsque Josué fait la guerre, l’un des dix Comman-dements mosaïques est trahi. Les seuls fidèlesqui vont vivre selon la loi ce sont les petitescommunautés qui entre le XVIIIe et le XIXe sièclevont venir en Israël, en Terre sainte, dans le lieuqui a été indiqué, mais pour vivre selon le ritedes peuples et des témoins.

    Le Débat. – Dans la ligne de ce que vousdites, n’y a-t-il pas un barreau supplémentairequi est ajouté à la prison avec la création d’unÉtat laïc et sioniste à la fois ? Le sionisme laïcn’est-il pas en effet une contradiction dans lestermes, puisque le sionisme véhiculait de manièreinvisible une inspiration tirée du judaïsme ? N’yavait-il pas dans le tréfonds de la laïcité socialistedes bâtisseurs de gauche non religieux d’Israëlquelque chose qui les ramenait, quoi qu’ils enaient, au judaïsme ?

    J. D. – Ce que vous dites a le don d’exaspé-rer au dernier degré les Israéliens incroyants. Ilsentendent s’en tenir à l’existence d’un peuplejuif qui certes a des références religieuses, commeles autres, mais qui est d’abord un peuple et, à cetitre, fondé à se donner une nation.

    Parmi les choses qui m’ont frappé dans meslectures et qui m’ont confirmé dans l’autorisa-tion que je me suis donnée d’employer ce mot de« prison », il y a l’embarras des plus grands juifsdès qu’il s’agit de définir l’Élection. PrenezMartin Buber, Levinas, Leibowitz. Tous disent :attention, ce serait un non-sens que de nous

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    croire supérieurs. L’Élection est une injonctionà l’excellence. L’Élection n’est pas donnée, ellese mérite. Bref, ils vont passer leur temps àdétruire ce que contient l’Élection. À force denous dire l’Élection, ce n’est pas cela, ce n’estplus rien. En réalité, ils augmentent la force del’injonction à être un peuple de prêtres et detémoins. Dans la mesure où ce serait un clubd’aristocrates, au sens platonicien du mot, com-ment ces meilleurs des meilleurs pourraient-ilsfaire une guerre ?

    Les mêmes grands intellectuels juifs ont dit,après bien d’autres, Freud, Einstein, Ben Gou-rion : la seule légitimité d’Israël sera obtenue parl’accord de ses voisins. Comment peut-on vivreavec des phrases aussi répétées, aussi assumées,aussi pensées et aussi peu en phase avec les évé-nements ? Plus j’y pense, plus c’est une énigmepour moi. L’accès à la nationalité devrait êtrel’accès à la communauté internationale ; elle aconduit Israël à s’exceptionnaliser du concertdes nations, à s’imposer au mépris de l’accord deses voisins et à s’enfermer dans le contraire dece pourquoi la nation paraissait faite.

    Le Débat. – Et au travers de ce renversement,les juifs ont été condamnés de nouveau à êtrejuifs !

    J. D. – C’est cela la prison. Pour les croyants,cette assignation est une soumission volontaire– une « soumission émerveillée » comme disentles musulmans. Pour les autres, il reste à donnerun statut à la « saveur de la différence », commel’on a pu dire.

    Certains intellectuels ont retourné la hainede soi, ce qu’on appelle la haine de soi depuisLessing, l’intériorisation de toutes les accusa-tions dont les juifs faisaient l’objet. Ils en sontvenus à haïr la part d’eux-mêmes qui pouvait nepas vouloir être juif. C’est le contraire de l’an-cienne identification à la haine des autres ! Et

    comme tous ces gens sont des universitairesfrançais, formés par la France, connaissant lesuccès en France, le spectacle est très curieux. Ilest tellement différent de celui que j’ai connudans mes jeunes années que j’en suis abasourdi.

    Le Débat. - Le concept de haine de soi estinstrumentalisé dans tous les domaines et partous les polémistes.

    Jean Daniel. – Il fut un temps où des juifs enquête d’assimilation ont fini, comme les Noirs,les colonisés, les prolétaires et les bourgeois, àmépriser en eux-mêmes tout ce qui pouvait leurrappeler le regard d’autrui. Le regard de ceuxchez qui ils voulaient se faire admettre et qu’ilsvoulaient imiter. Les juifs plus que les autres ?C’est ce que le protestant Lessing a décrit dansson drame Nathan le sage et le demi-juif Proustdans le personnage de Bloch. Mais n’y a-t-il pasde haine de soi dans Julien Sorel lorsqu’il redoutede garder certaines manières de son père char-pentier ? Le fait de sortir, de vouloir sortir de sacondition n’implique-t-il pas que l’on refuse etfinit par haïr cette condition ? Romain Gary haiten lui-même d’abord ce qu’il hérite de sa mère etqui l’empêche d’accéder à la société de sonchoix. Puis il prend en horreur tout ce qui, enlui-même, a rejeté sa mère. La honte des siensest une forme de haine de soi. Où est la spécifi-cité juive ? Une obscure et secrète culpabilité ?À quoi un Karl Popper répond que la négation desoi n’est pas la haine de soi et qu’il revient auxaccusateurs de définir le « soi » qu’ils veulentimposer. En tout cas, nous assistons depuis laShoah et les victoires d’Israël à un phénomèneinverse. Des juifs en arrivent parfois à haïr eneux tout ce qui peut ressembler aux autres. Unefurie de la différence les conduit à mutiler lescomposantes de leur identité en privilégiant cellequi les singularise le plus.

    Le Débat. – Cette exceptionnalité juive est

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    renforcée par la solidarité imposée avec l’Étatd’Israël et avec une alliance, qui n’a rien debiblique, celle-là, avec un autre pays exception-nel, qui sont les États-Unis.

    J. D. – Dès que l’on parle politique, celadevient essentiel. C’est la rencontre de paysmarqués par la théologie de l’Élection, qui seveulent singuliers pour être mieux universels. LaFrance n’est pas sans présenter des points com-muns avec eux de ce point de vue. Il y a unesorte de triangle Israël, États-Unis, France.

    Le Débat. – Cette relation triangulaire n’estpeut-être pas sans expliquer beaucoup de chosesdans les attitudes françaises et dans le rapportde la communauté juive à la France. La relationqui s’est établie maintenant entre Israël et lesÉtats-Unis rendra difficile de retrouver l’état degrâce entre la France et Israël dont certains ontla nostalgie.

    J. D. – Rappeler qu’il y a eu un état de grâceentre la France et Israël, c’est déjà être à contre-courant. Il est de bon ton de parler de ce genred’« état » comme de parenthèses accidentellesentre les deux pays. Toute l’intelligentsia fran-çaise a été passionnément pro-israélienne pen-

    dant quarante ans. Personne n’aurait pu arracherà Mauriac, Maritain, Sartre, Camus et Malrauxla moindre réserve sur l’épopée israélienne. Lapossibilité de retrouver de pareils sentimentspasse avant tout par le rétablissement de la paixau Proche-Orient. Les États-Unis ne pourrontpas toujours accepter qu’Israël s’oppose à cerétablissement. Il n’est pas exclu que dans l’in-tervalle l’aggravation du désastre irakien et lanécessité d’envoyer d’autres troupes provoqueindirectement des réactions antisémites.

    Le Débat. – Comment échapper à cette théo-logisation insidieuse ? N’est-il pas possible delaisser sa part de mystère historique à la condi-tion juive, par rapport à nos catégories ordinairesd’explication, sans retomber pour autant dansdes interprétations théologiques ou crypto-théologiques ?

    J. D. – Je ne puis que vous livrer ma moraleprovisoire qui va vous paraître bien prosaïque : ilfaut faire comme si le mystère n’existait pas,comme si la prison n’existait pas. Je pense dansmon intime que ma raison ne suffit pas à l’expli-quer, mais je me conduis comme si elle pouvaitle faire.

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  • Alain Finkielkraut

    Les juifs face à la religion de l’humanité

    « Je suis homme, disait l’humaniste ancien,et rien de ce qui est humain ne m’est étranger. »Alors même que la technique banalise cettemaxime immémoriale en mettant, par la télépré-sence, le lointain à portée de main, l’humanistecontemporain semble étranger ou indifférent àtout ce qui est humain, sauf la souffrance pales-tinienne. La Palestine le tourmente, l’obsède,l’obnubile et s’il lui arrive de s’en laisser distraire,c’est pour des malheurs et des batailles qu’ilpeut, d’une manière ou d’une autre, par un liende ressemblance ou de causalité, rattacher à cethéâtre fondamental. « Universalité de la causepalestinienne 1 », écrit Étienne Balibar.

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    D’où vient ce privilège extraordinaire, cettefixation sans équivalent et sans précédent ? Pour-quoi le keffieh est-il devenu l’emblème planétairede toutes les rébellions ? Pourquoi les Palesti-niens et non les Tchétchènes, les Tibétains, les

    Bosniaques, les Tutsis, les Noirs du Soudan outant d’autres peuples martyrs ? Dans une lettre,au demeurant plus affligée que vindicative, unecorrespondante m’a mis sur la voie de la réponse :« Comment un peuple intelligent et sensible quia connu la souffrance, qui sait ce que d’êtrelaminé signifie, peut-il infliger à d’autres hommesnullement responsables de ce qu’il a subi cin-quante ans d’exactions, de meurtres, de spolia-tions ? » Une nation persécutée qui, depuis undemi-siècle déjà, persécute à son tour : cettedatation et cette accusation sont éloquentes.C’est la Shoah qui fait des territoires occupéspar Israël le lieu du crime. C’est le traumatismede la destruction des juifs d’Europe qui nourritinépuisablement la commisération internatio-nale envers les souffrances des Palestiniens. Ilfaut même que la mémoire de l’humanité post-hitlérienne se caractérise par la radiation de tout

    Alain Finkielkraut a récemment publié Au nom de l’Autre.Réflexions sur l’antisémitisme qui vient (Paris, Gallimard,2003).

    1. Étienne Balibar, « Universalité de la cause palesti-nienne », Le Monde diplomatique, mai 2004, pp. 26, 27.

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    ce qui n’est pas Auschwitz pour que ma corres-pondante, catastrophée, fasse aussi naturelle-ment remonter le scandale de l’Occupation nonà la guerre des Six-Jours, mais à la création del’État juif. « Cinquante ans d’exactions », affirme-t-elle comme tant d’autres, comme, par exemple,cet auditeur en colère de France Inter qui, le21 juin 2001, laissait sur le répondeur de l’émis-sion « Là-bas si j’y suis » le message suivant :« Qu’est-ce que c’est que ce pouvoir mortifèrequi se complaît dans les assassinats d’enfants etles mutilations, qui justifie l’inacceptable avecune outrecuidance criminelle et qui a l’infâmearrogance de nous taxer de racistes quand onose timidement protester contre cette conduiteindigne ? Qu’est-ce que c’est que ces hypocritesqui manient avec tant de virtuosité le bouclier del’antisémitisme quand on veut juste leur rappe-ler que, depuis cinquante ans, ils reproduisent àdose homéopathique l’horrible injustice dont ilsont souffert ? » Cinquante ans, c’est, à peu près,l’âge d’Israël. Entre la mort du petit MohamedAldurra et le visage épouvanté de l’enfant dughetto de Varsovie, il n’y a rien. Tout a disparu.L’histoire s’est effacée. Le grand coup de balaidu devoir de mémoire a fait place nette : « Uneinsupportable autoroute mémorielle, écrit AlainBrossat, conduit directement d’Auschwitz à Jéru-salem en passant par Deir Yassin, Hébron, Bey-routh et Chatila 2. » Rien ne fait plus clairementapparaître le rapport entre l’universalité de lacause palestinienne et le génocide des juifs quele tracé vertigineusement rectiligne de cette auto-route et la définition corrélative du sionisme aupouvoir par la conversion du « capital victimaire »en « capital de puissance et de violence ».

    Définition gratifiante : si l’extermination desjuifs se perpétue dans l’oppression des Pales-tiniens, cela veut dire que les culpabilisateurspatentés du monde sont eux-mêmes misérable-

    ment coupables. Et si ceux qui faisaient hontepar leur silence comme par leurs récits se com-portent honteusement, il n’y a plus de faute àconfesser ni, par conséquent, de raison de rougir.Si l’œil qui regarde Caïn est encore celui deCaïn, alors la mauvaise conscience est sans objetet Caïn peut dormir sur ses deux oreilles. Bref, lepalestinisme fournirait à une humanité fatiguéed’avoir toujours à présenter des excuses pour lamort dans le délaissement de six millions de juifsl’occasion inespérée de se décharger du poidsde la repentance. L’indignation gourmande, lahargne jubilatoire et le vocabulaire, comme parhasard, économique de certaines apostrophesdonnent du crédit à cette explication. Il mesemble pourtant qu’on ne peut en rester là : leszélateurs les plus assidus et les plus exclusifs dela cause palestinienne, en effet, ne sont pas duparti de Caïn, mais du parti d’Abel. Ils n’ont rienà expier. Aussi loin qu’ils remontent, ils ont tou-jours été mariés avec l’innocence. Et c’est fortsde leur dégoût pour l’Europe fasciste, collabora-tionniste ou coloniale qu’ils défendent aujour-d’hui ceux qu’ils appellent « les victimes desvictimes ». La destitution de l’État juif va de pair,dans leur esprit, avec la dénonciation des vieuxdémons. Convaincus qu’une civilisation quioublie son passé est condamnée à le revivre, ceshumanistes vigilants n’ont que la Shoah à labouche. « Souviens-toi d’Auschwitz, disent-ils,afin qu’Auschwitz ne se reproduise jamais. » Ilsdisent cela sentencieusement et sans cesse, ils ledisent partout, ils le disent même aux enfants desécoles et les juifs, longtemps bercés par l’impec-cable formule, découvrent soudain dans la stu-peur et l’effroi qu’un tout autre scénario est àl’œuvre : non plus le retour, favorisé par l’oubli,

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    2. Alain Brossat, L’Écriture du désastre. Le XXe siècle etles camps, Paris, Albin Michel, 1996, p. 324. (C’est moi quisouligne.)

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    du préjugé et de l’intolérance, mais le retourne-ment de la mémoire. Les trois mots magiques :« Plus jamais ça ! » ont cessé de sanctuariser leurspremiers bénéficiaires ; ils les accusent, aucontraire, et les exposent à la vengeance despeuples. Comme dans toutes les tragédies, lafatalité s’abat sur eux par le biais du traitementcensé la vaincre. Rien n’aura plus implacable-ment contribué à faire advenir la chose redoutéeque les efforts déployés, jour après jour, pourl’empêcher de se produire.

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    Dans son éloge funèbre de l’intellectuelpalestinien Edward Saïd, Tzvetan Todorov, quia beaucoup réfléchi sur les camps de concentra-tion, cite avec tendresse ces propos renversants :« Je suis le dernier intellectuel juif. Vous n’enconnaissez aucun autre. Tous vos autres intel-lectuels juifs sont maintenant des bourgeois res-pectables. Depuis Amos Oz jusqu’à ces gens auxÉtats-Unis. Je suis donc le dernier. Le seul véri-table disciple d’Adorno. Pour le dire autrement :je suis un Palestinien juif 3 ». Le juif, c’étaitl’Autre, l’intouchable survivant de la haine fana-tique et de l’anéantissement méthodique del’Autre. Mais maintenant qu’à son tour le juif aun Autre, le vrai juif, c’est l’Autre du juif réel.Drôle de temps, donc, pour ce dernier : il était àl’affût, sur le qui-vive, impatient d’en découdre,prêt à terrasser l’hydre de l’antisémitisme, résoluà ne plus courber l’échine et à mettre hors d’étatde nuire tous ceux qui s’aviseraient de le traiterde « sale juif ! ». Ce qu’il n’avait pas prévu, ce quile déconcerte et le désarme, c’est l’émergenced’un grief non pas bestial mais moral, non pasvil et vautré dans sa vilenie mais vertueux, phi-lanthropique, droit dans ses bottes, sûr de salégitimité, imbu de bonté et de mémoire, pétri

    de sollicitude. Ce qu’il n’avait pas prévu, c’estd’avoir à répondre, devant la justice des anges,du crime d’abandon de poste et de passage àl’ennemi. Ce qui le stupéfie, ce qui le laisse pan-tois, c’est de ne plus être invectivé comme traîtreparce que juif, mais comme traître à la judéité. Cequi le rend malade, c’est d’être d’un seul tenant,stigmatisé et déproprié, expulsé de lui-même parl’aversion montante contre Israël. Il s’attendait àtout sauf à se voir décerner par la mémoire auxaguets l’insultante appellation de « sale pas juif ! »et à entendre derrière les cris de haine, ce sloganvéritablement infernal : « À bas les juifs, plusjuifs du tout ! » Il en viendrait presque à regretterle bon vieux temps d’avant le devoir de mémoire :les juifs respiraient mieux dans une France, dansune Europe, dans un monde qui ne pensaient pasbeaucoup à ce qui n’avait pas encore reçu lenom de Shoah que sur la planète où ce souveniret cette référence sont devenus obsessionnels.

    L’obsession, en effet, est récente. Dans unarticle sur la réception enthousiaste réservée parle public allemand au livre-réquisitoire de DanielGoldhagen, Les Bourreaux volontaires de Hitler,François Furet écrivait très justement : « Laconversion radicale que l’opinion allemande aopérée en deux ou trois générations des passionsnationalistes au culte de l’universalisme démo-cratique la porte à condamner avec une intransi-geance extrême l’épisode nazi, et avec lui tout cequi, dans le passé du pays, peut être considérécomme l’ayant préparé. Loin de s’être estompéavec le temps, le crime d’Auschwitz a au contrairepris toujours plus de relief, comme accompagne-ment négatif de la conscience démocratique etincarnation du mal où conduit cette négation 4. »

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    3. Edward Saïd, cité dans Tzvetan Todorov, « Portraitpartial d’Edward Saïd », Esprit, mai 2004, p. 33.

    4. François Furet, « Goldhagen : un livre séduisant parses défauts », Commentaire, printemps 1997, p. 199.

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    Si traumatisme d’Auschwitz il y a, autrement dit,c’est un traumatisme à retardement. Les nationsmeurtries étaient hantées par la guerre ; la Shoah– volonté d’en finir avec l’idée même d’huma-nité commune – est devenue le repoussoir de ladémocratie. Pour que la Shoah éclipse la guerre,il a fallu que le sentiment démocratique érode etdévalorise les frontières des nations. Nous ysommes. Pas de confusion, donc : ce que notreépoque oppose, sous le beau nom de démocra-tie, au mal absolu de l’hitlérisme, ce n’est pasle théâtre politique de la pluralité humaine, cen’est pas la scène où s’échangent des arguments,ce n’est pas un monde ouvert à la multiplicitédes perspectives, ce n’est pas non plus la res-ponsabilité partagée pour la chose publique oul’élaboration en commun du sens. C’est le sensunique de l’Histoire, la sortie progressive de l’âgeobscur des séparations et des exclusions, l’in-domptable dynamique de l’égalité, l’abolitiongraduelle de toutes les barrières, la dissolution detoutes les hiérarchies, le brouillage de toutes lesdistinctions et le nivellement de tout ce qui faisaitautorité par l’évidence du semblable et le droituniversel à la dignité. Avec le refus d’Auschwitzpour principe suprême et pour constante justi-fication, cette démocratie-là va de l’avant. Elleignore l’ignorance et la modestie. Elle ne tremblepas, elle fonce. Elle n’interroge pas, elle suitla flèche. Nulle énigme n’entame son assurance.Nulle perplexité, nulle hésitation, nulle nostalgiene freinent sa course triomphale. Ce n’est plusun régime, c’est un bolide.

    Du véhicule lancé à vive allure vers la recon-naissance de l’homme par l’homme et le pot-pourri mondial des identités, il est fortementrecommandé de ne jamais descendre, fût-cepour se dégourdir les jambes ou l’esprit. Le jourde l’épreuve de philosophie du baccalauréat,une présentatrice du journal télévisé de la chaîne

    LCI, notait, sans dissimuler son mécontente-ment : « Aucun sujet cette année sur la religion,la tolérance ou les différences, qui avaient pour-tant marqué l’actualité. » Dans un horizon des-siné par le processus démocratique, il n’y a pasde place pour l’intemporel, le contemporain estroi. À l’ère des droits de l’homme, toute réflexionqui ne porte pas sur les droits de l‘homme estune atteinte intolérable aux droits de l’homme.

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    Gageons que cette surveillante générale dela démocratie aurait été comblée si, avec tout cequi se passe, les candidats de la session 2004 dubac avaient planché sur une page du journald’Anne Frank ou sur un texte de Primo Levi.Plus se développe, en effet, le sentiment d’huma-nité et plus le déni d’humanité dont les juifs ontété victimes accapare l’esprit public. Mais lesjuifs ne sont pas seulement des hommes aux-quels on a refusé les droits de l’homme les plusélémentaires. Ils sont juifs aussi. Et c’est là,avant même tout agissement délictueux, que lebât blesse. Ce prédicat n’est-il pas porteur d’ex-clusion et d’intolérance ? N’introduit-il pas unecésure, c’est-à-dire, horresco referens, une discri-mination entre des hommes et d’autres hommes ?La même religion de l’humanité qui voit dans lejuif frappé comme juif le symbole de l’innocencedéclare l’État juif coupable d’être juif.

    Pour Étienne Balibar, c’est précisément cettedéfinition comme État juif qui « fragilise la légi-timité d’Israël aux yeux d’une grande partie dumonde » et rien n’est plus mérité car non seu-lement l’État ainsi particularisé « ne cesse des’étendre au détriment des Palestiniens, mais àl’intérieur même de ses frontières, il leur imposeune condition de citoyens de seconde zone, pri-vés d’un grand nombre de droits, et exclus de

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    l’égalité symbolique avec les Israéliens dans lapossession de la terre commune 5 ». Même sonde cloche, même remontée de l’incrimination àla source juive d’Israël chez Monique Chemillier-Gendreau : « Camper sur l’idée d’un État juif […],c’est poursuivre l’édification d’une société d’apar-theid et c’est accepter, au nom de la réciprocité,que partout de par le monde se construisent aussides États “purs”, cette folie qui côtoie toujoursl’extermination et parfois la met en œuvre 6. »

    Tout oppose l’historien libéral Tony Judt àcette juriste et à ce philosophe progressistes. Toutsauf l’historicisme conquérant et l’enthousiasmepour la marche démocratique de l’humanité versle mélange, la fluidité, l’indistinction finale.« Dans un monde où les nations et les hommesse mêlent de plus en plus et où les mariagesmixtes se multiplient ; où les obstacles culturelset nationaux à la communication se sont presqueeffondrés ; où nous sommes toujours plus nom-breux à avoir des identités électives multipleset où nous nous sentirions affreusement gênéss’il nous fallait répondre à une seule d’entre elles– dans ce monde, déclare Tony Judt, Israël estvéritablement un anachronisme 7. » Et cet ana-chronisme n’est pas la trace inoffensive, le restefolklorique ou l’émouvant vestige d’une époquedisparue. C’est, selon l’auteur de Un passéimparfait : les intellectuels en France 1944-1956,la survivance redoutable d’un État qui utilise descritères ethnico-religieux pour désigner et classerses citoyens.

    C’est bien pourtant l’existence de tels cri-tères et leur combinaison avec l’idée que tous leshommes ont un droit égal à la gestion des affairescommunes qui conduit un nombre croissantd’Israéliens à penser que les frontières de leur Étatne doivent pas coïncider avec celles de la Bible.Le mot « juif » n’est pas pour eux l’étendard de laségrégation et de la conquête. Ils se réfèrent, au

    contraire, à la double exigence sioniste qu’Israëldemeure un État où les Juifs soient majoritaireset les non-Juifs citoyens pour réclamer, malgréles attentats et contre leurs extrémistes, uncompromis territorial avec les Palestiniens. MaisTony Judt, Monique Chemillier-Gendreau etÉtienne Balibar ne se laissent pas fléchir par lerenoncement à la Judée de ces juifs qui placentl’égalité avec l’identité au fondement du vivre-ensemble. On ne peut être à la fois juif et démo-cratique, tranchent-ils à l’unisson. Entre ces deuxfidélités, il faut choisir. Les amis du genre humainne sauraient se satisfaire d’une paix qui sépareles peuples. C’est l’étreinte bi-, multi- ou post-nationale qu’ils appellent de leurs vœux poureffacer la tache, pour corriger l’injustice, pourréparer l’offense à l’universel que représententl’être-juif d’Israël et même l’être-juif tout court.Ces clercs laïques opposent ainsi la figure éthiquedu juif persécuté au juif ethnique, comme autre-fois la chrétienté, le juif selon l’esprit au juif char-nel. La pieuse remémoration de l’un alimenteaujourd’hui l’exécration de l’autre. Et les Juifsen leur perfide obstination ont, une nouvelle fois,maille à partir avec le sens de l’histoire.

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    Mais, comme j’ai pu le constater lors dela célébration du soixantième anniversaire duDébarquement, ils ne sont pas les seuls. Auterme de cette belle cérémonie où s’exprimaientavec solennité, mais aussi avec délicatesse, lagratitude envers des vétérans anglais et améri-

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    5. Étienne Balibar, « Universalité de la cause palesti-nienne », art. cité, p. 27.

    6. Monique Chemillier-Gendreau, « Le retour des Pales-tiniens en exil et le droit international », in Le Droit au retour,textes réunis et présentés par Farouk Mardam-Bey et EliasSanbar, Sinbad-Actes Sud, 2002, pp. 314, 315.

    7. Tony Judt, « Israël : l’alternative », Le Débat, n° 128,janvier-février 2004.

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    cains que l’on ne reverra plus, Patricia Kaas estapparue et a chanté à pleine voix l’Hymne àl’amour d’Édith Piaf :

    « Le ciel bleu sur nous peut s’effondrerEt la terre peut bien s’écroulerPeu m’importe si tu m’aimesJe me fous du monde entierTant qu’l’amour inond’ra mes matinsTant que mon corps frémira sous tes mainsPeu m’importe les problèmesMon amour puisque je t’aime […]

    Je renierais ma patrieJe renierais mes amisSi tu me le demandaisOn peut bien rire de moiJe ferais n’importe quoiSi tu me le demandais […] »Il y a quelque chose d’envoûtant dans ce jus-

    qu’au-boutisme acosmique et sacrificiel de lapassion amoureuse. Et le charme opère même surles plus sages. Car ce qui nous constitue, nousautres individus modernes, ce n’est pas seule-ment le souci de notre propre conservation, l’as-piration bourgeoise à la sécurité et au bien-être ;c’est aussi l’amour, et l’amour de l’amour. Homosentimentalis, en nous, s’insurge contre le morneaffairement d’homo œconomicus, et se livre par-fois à des extravagances. Nous ne sommes pasun, mais deux, et même trois : depuis l’hymne audésir entonné par la musique rock, homo sexualisse montre en pleine lumière. N’ayant plus peurdu jour, il tient la dragée haute aux deux autreset milite sans complexes pour la satisfaction deses besoins et le respect de ses droits.

    Mais précisément, l’action à laquelle PatriciaKaas était supposée rendre hommage ne relèved’aucun de ces trois protagonistes. Elle n’était,cette action, ni bourgeoise, ni bohème, ni éper-due. Des hommes venus de loin, isolationnistes

    comme tout le monde, ont pris le risque demourir pour ce qui ne les regardait pas. Tant leurimportait le monde qu’ils ont imposé silenceà leurs intérêts et à leurs inclinations. À contre-courant d’un psychisme tendu vers l’exclusivitéde ses affections et de ses convoitises, ils ontrépondu à l’appel de l’Europe occupée parce queleur patrie l’exigeait d’eux. C’est aussi simple etaussi impénétrable que cela.

    Jeter l’Hymne à l’amour à la face des vété-rans, c’était donc une énorme gaffe et même unaffront. Mais cette gaffe est restée inaperçue.Tous les médias étaient présents : aucun n’arelevé l’affront. L’incongruité, pourtant stridente,n’a choqué personne. Le scandale est passécomme une lettre à la poste. Ce qui veut dire quel’oubli a pris les commandes de la mémoireet qu’on ne sait plus célébrer ce qu’on célèbre.Car ce « on », c’est l’individu démocratique, indé-pendant, volatil, sans dette envers le passé, sanségard pour l’avenir, sans autre fil à la patte queceux qu’il noue lui-même, allégé par les droitsde l’homme du carcan de l’origine, du donné, dunon-choisi, relevé de toute obligation envers cequi le transcende, libre comme Édith Piaf etcomme les Rolling Stones de s’abandonner à sespenchants, à ses engouements, à ses calculs, à sesfolies, à ses coups de cœur, porté, enfin, à voirdans l’Histoire le chemin hérissé d’obstacles etjonché de cadavres qui mène jusqu’à lui. L’adieupathétique aux vétérans fut donc aussi un adieuétourdi à l’humanité dont ils étaient dépositaires.

    G

    Tout est-il consommé ? Le devoir de mémoireest-il voué au contresens et au ridicule ? Avec lesaccage ou l’escamotage de la part de l’humainrebelle à la grande antithèse de la discriminationet des droits de l’homme, l’humanisme a-t-il dit

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    de l’humanité

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    son dernier mot ? Peut-être pas. Mais on nepourra sauver les meubles et les Juifs qu’en met-tant désormais la même audace, la même déter-mination à désacraliser l’idéologie démocratiquequ’à dissiper naguère les sortilèges de l’idéologiecommuniste. Ce ne sera pas chose facile. Carl’idéologie régnante joue sur du velours en jouantsur les mots. Elle remplace l’incertitude du débatdémocratique par le monisme péremptoire de laquerelle entre l’anachronique et le sympathique,et elle dénonce comme des ennemis jurés de ladémocratie tous les récalcitrants, tous les oppo-sants, tous ceux qui peinent à se rallier aupanache de l’Histoire. Cette histoire, par sur-croît, n’est pas un mirage. Elle a bel et bien lieu,

    et sa vague nous emporte invinciblement. Alorsque l’idéologie communiste mentait et pouvaitêtre confrontée à ses échecs, l’idéologie démo-cratique accompagne le mouvement réel de lasociété et ne cesse d’engranger les victoires.

    G

    Sans doute n’est-il pas nécessaire d’espérerpour entreprendre. Mais il est dur d’entreprendrequand tout est fait pour vous convaincre qu’au-cune entreprise jamais n’arrêtera le bulldozer dela démocratie pénitente.

    Alain Finkielkraut.

    Alain FinkielkrautFace à la religion

    de l’humanité

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    Extrait de la publication

  • Pierre Nora

    Mémoire et identité juivesdans la France contemporaine

    Les grands déterminants

    Il y a trente ou quarante ans, on ne parlaitguère, en France, de mémoire et d’identité juives– et pas davantage de mémoire ou d’identiténationales. Aujourd’hui, les unes et les autressont devenues omniprésentes. Les deux phéno-mènes sont étroitement liés, et même imbriquésl’un dans l’autre.

    En travaillant sur la mémoire nationale fran-çaise, il m’était apparu évident qu’en son sein lamémoire et l’identité juives avaient acquis uneautonomie et une positivité spécifiques qui per-mettaient de parler d’elles en termes généraux,en dépit de la diversité des expériences indivi-duelles. Il fallait même aller plus loin : cettemémoire constituait un modèle, aux deux sens dumot : d’une part, un système clos, qui avait salogique propre, et, d’autre part, un cas d’écolequi possédait, à sa façon, une valeur exemplaire.

    Grand sujet, qu’une abondante littératurea déjà abordé ou traité dans plusieurs de sesaspects, mais pas dans son ensemble. Son étudeapprofondie mènerait très loin dans l’intelli-

    gence du modèle national français, comme dansla crise du modèle traditionnel et son actuellemétamorphose. Ma seule ambition, ici, est d’enesquisser les grands traits.

    La question juivedans la question française

    Il est impossible, pour commencer, de ne pasrappeler en toile de fond les raisons majeures quiont fait des juifs, en France, une caisse de réso-nance particulièrement sensible ou, si l’on pré-fère, qui ont surdéterminé la « question juive ».Il y en a trois principales.

    La première est l’importance historique capi-tale, tant pour la France en général que pour les

    Pierre Nora est directeur du Débat.

    Texte remanié d’une conférence prononcée à l’Universitéde Tel-Aviv, le 16 mai 2004, dans le cadre du forum « France-Israël : regards croisés » organisé par Élie Barnavi et PierreCohen-Tanugi.

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    Extrait de la publication

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  • La politique française dans le débat

    Numéro 110 Jacques Julliard : Gauche : du progressisme social au libéralisme moral Alain-Gérard Slama : Les deux droites

    Numéro 121 Marcel Gauchet, René Rémond : Après la bataille : la droite, la gauche, les institutionsLa campagne présidentielle à travers les livres : Bénédicte Delorme-Montini, Max Gallo,

    Hervé Juvin

    Numéro 123 Stéphane Courtois, Marcel Gauchet, Krzysztof Pamian, Bernard Poulet, Philippe Raynaud : L’énigme trotskiste

    Numéro 124 Où va la gauche française ? Jean-Pierre Le Goff, Paul Thibaud, Henri Weber Zaki Laïdi : Le social-mondialisme

    Numéro 126 Jean-Pierre Le Goff : Hypothèses pour comprendre Ie chaos ambiant Marcel Gauchet, René Rémond : La droite, la gauche, un an après Où va la gauche frangaise ? II : Jean-Pierre Le Goff, Paul Thibaud, Henri Weber Hervé Juvin : Argent public, société et démocratie

    Numéro 127 Philippe Portier : Les trois âges de la sécurité : Didier Peyrat : Société, liberté, sécurité Maurice Barbier : Laïcité : questions à propos d'une loi centenaire Marc Lazar : Le discours de la gauche extrême. Vieilles passions et nouveaux défis

    Numéro 129 Emmanuel Devaud : La France qui vaAndré Ropert : Réflexions sur la conjoncture politique française Philippe d'iribarne : Du rapport à I'autre. Les singularités françaises dans I'intégration des immigrés

    ISSN 0246-2346

    Extrait de la publication

    SommaireLES JUIFS, LA FRANCE Jean Daniel : Les prisons de la pensée théologique. Entretien.Alain Finkielkraut : Les juifs face à la religion de l’humanité.Pierre Nora : Mémoire et identité juives dans la France contemporaine. Les grands déterminants.