Après Le Nihilisme

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septembre 2003 [ a r k h a ï ] www.arkhai.com Numéro 8

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  • septembre 2003

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    Numro 8

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    Aprs le nihilismeDaniel Eisler

    Le paragraphe 125 du Gai Savoir de Nietzsche est une

    reprsentation symptomatique du nihilisme occidental contemporain. Il

    met en scne un forcen criant, qui veut lentendre, une lanterne allume

    la main, malgr la clart du jour, que Dieu est mort. Cette sentence

    marque lachvement et laboutissement de toute la mtaphysique

    occidentale. Elle ne signifie pas, comme on a souvent voulu linterprter,

    la simple position athiste de Nietzsche, ce qui en marginaliserait la

    porte, mais bien plutt, de manire gnrale lagonie de la dimension

    idale du monde, dans le sens platonicien. Cette dimension, considre

    depuis lAntiquit comme la vritable ralit, le noyau universel et ternel

    du monde, face au chatoiement changeant de lapparence sensible, lance,

    avec le fou de Nietzsche, son dernier soupir. Lolympe cleste seffondre,

    laissant la place un champ de ruine.

    Ainsi ce qui soutenait toutes les institutions culturelles, quelles

    soient morales, sociales ou religieuses, a t sap la base. En effet, la

    distinction entre le sensible et le suprasensible a permis la mise en place

    dune hirarchisation des valeurs. La vritable ralit, nous dit Platon,

    est la dimension des Ides suprasensibles ternelles. La valeur est ainsi

    lie la dimension de limmuable et de luniversel. Ne dit-on pas: ce qui

    compte, cest lessentiel: lessence, le noyau dur de toute ralit? Tout le

    reste ntant quaccidentel, superflu, superficiel? La science, dans ce sens,

    est en droite descendance de la mtaphysique, en affirmant que la vrit

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    Daniel Eisler

    du monde rside dans sa dimension formulable (dans son sens premier

    de mise en formule), l o il y a possibilit dtablir des lois fixes.

    Avec la liquidation dfinitive du sol stable et ferme de lIdel absolu,

    toute valeur, toute vrit et toute hirarchie deviennent relatives. Ainsi

    le forcen de questionner: Que faisions-nous lorsque nous dtachions

    cette terre de son soleil? Vers o se meut-elle prsent? Nest-ce pas

    loin de tous les soleils? Ne tombons-nous pas sans cesse? En avant, en

    arrire, de ct, de tous les cts? Y a-t-il encore un en-haut et un en-

    bas? Nerrons-nous pas comme travers un nant infini?

    Le nihilisme contemporain, tout en signifiant laboutissement de

    la trajectoire mtaphysique occidentale, et de ce fait marquant la fin dun

    systme dtermin de pense, va encore plus loin: il ne signifie pas le

    moment de passage dun systme de valeur un autre venir mais il

    dit la relativit et ainsi linvalidit de nimporte quel systme. Le forcen

    se demande avec angoisse: Quelles expiations, quels jeux sacrs nous

    faudra-t-il dsormais inventer? Plus aucun jeu ne peut succder la

    mort de Dieu. La situation semble dsespre. On se retourne vers le

    champ de ruines du pass, ruines dans lesquelles la sve vitale du sens

    ne circule dfinitivement plus, on observe hbt et dsarm le carnage.

    Face cette dsolation, le regard se dtourne, mais du ct de lhorizon

    plus aucune lumire ne se devine, seul se dessine la bance abyssale

    du nant. On remarque cette attitude dans les courants artistiques

    postmodernes. Citations et collages expriment la rfrence dsabuse

    aux fragments morts pars du pass.

    Je pense cependant que cette situation nest pas sans issue. Pour

    aborder ces chemins, il faut clairer encore plus profondment ce qui

    fonde et motive nos notions traditionnelles de valeur et de vrit. Ces

    notions sont des rponses la question du sens. Elles fixent des jalons

    qui nous permettent de projeter et de choisir notre cheminement. Il

    convient de remonter encore plus loin et de voir la situation de laquelle la

    question de sens a pris naissance. Le mythe de la gense nous en donne

    une expression symbolique. Aprs avoir got au fruit de larbre de la

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    Aprs le nihilisme

    connaissance, lHomme fut jet hors du Paradis. De par lacquisition de

    la connaissance, les premiers hommes se virent exclus de lHarmonie

    cosmique. La notion de connaissance est lie lide de transcendance.

    Connatre quelque chose, cest en crer une image, une reprsentation

    et cela ncessite den devenir extrieur. Par ce mouvement dek-sister,

    dexcder au monde, qui caractrise la transcendance et qui fonde la

    connaissance, lHomme est pro-jet au-del de la totalit de ltant. Le

    monde lui est devenu tranger. Cest dans cette ouverture, cette brisure

    que rside ce que lon nomme la libert, mais qui implique, en rendant

    lHomme extrieur au monde, et de ce fait lui fait perdre sa place dans

    lHarmonie cosmique, la responsabilit de trouver et de fonder par lui-

    mme le sens de son existence.

    Lin-quitude de cette situation poussa lHomme rechercher un

    rfrentiel stable et constant, permettant ltablissement de hirarchies

    absolues, ce qui laidera dans les choix quil aura faire pour lui-mme.

    Lide traditionnelle de valeur, reposant sur ltre vrai de ce qui est stable

    et constant, est ainsi une rponse la problmatique fondamentale de la

    condition humaine.

    Or maintenant tout ldifice scroule. On se retrouve dans la

    situation angoissante du dbut de lhumanit. Comment rpondre la

    question du sens, quel cheminement choisir?

    Quon ne puisse tablir une rponse dfinitive, absolue la

    question du sens ne veut pas dire quil ny ait pas de rponse. Que

    toutes vrits et que toutes hirarchisations de valeurs soient relatives

    ne signifie pas la fin de toutes vrits et de toutes valeurs. Ces notions

    doivent tre redfinies.

    Le sens fondamental de ce que nous faisons ne stablit pas par

    rapport au rfrentiel fixe de la valeur et de la vrit dans leur dfinition

    traditionnelle, il surgit autre part et cest en jugeant si notre action est

    dans le cadre du sens quon aura les critres pour juger de sa vrit et de

    sa valeur.

    On a dcrit ci-dessus la situation de lHomme jet-hors-du-monde.

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    Daniel Eisler

    De cette position, Il a deux attitudes possible: soit Il fait face au monde,

    soit Il lui tourne le dos.

    La tradition mtaphysique occidentale reprsente la deuxime

    alternative. En considrant lessence du monde comme un noyau

    absolu, universel et ternel, au niveau formel hautement achev, et

    ainsi rationnel, lHomme sest dtourn du monde en tant qualtrit,

    tranget pour lintgrer dans un systme stable. Les choses du

    monde ont t dtournes et incorpores un ordre stable, ce qui

    limine leur dimension ontologique dtranget. Depuis les dbuts de

    la mtaphysique, lattention est porte sur les tants, le non tant en

    tant que ntant pas ntant logiquement rien. La dialectique intervient

    entre des tants de degr diffrents. Lide de transcendance, dans cette

    optique, est compltement diffrente de ce que lon a tabli plus haut.

    Elle caractrise le rapport, ou plutt le non-rapport entre le sensible et le

    suprasensible. Ce changement est un dtournement et par l signifie un

    oubli du sens originaire de transcendance.

    Dans la philosophie prsocratique, cest encore le sens premier qui

    se dploie. On en a un bon exemple chez Parmnide dans sa fameuse

    sentence: Ltre est et le non-tre nest pas. Ce dire ne signifie pas

    simplement que ltre est, la deuxime partie de la phrase ntant que

    tautologique. Cette phrase fournit un cadre dialectique de pense entre

    le rien et ltre. Cest partir de Platon et les dbuts de la mtaphysique

    proprement dit que le sens de transcendance se voit dtourn. En

    dplaant la dialectique entre le nant et ltre vers une dialectique entre

    des tres infrieurs et des tres suprieurs, la question du nant est liquide.

    Il nest plus considr comme dimension active. Il nest rien au sens o

    il est le ngatif de ltant, le nihil negativum. Le nant est le lieu duquel les

    choses nous apparaissent dans leur tranget et ainsi nous apparaissant

    en tant quindfini et informe. Linforme, dans la tradition mtaphysique,

    est dvaloris et ni en tant que pure ngativit, il est loppos complet

    de Dieu lUn suprme, la forme pure. Llimination de lhorizon de la

    pense de linforme, dans le sens o ce terme est uniquement considr

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    Aprs le nihilisme

    comme ngation, absence dtre et particulirement de ltre suprme,

    et par l du nant comme lieu de transcendance, se trouve par exemple

    exprime dans la philosophie noplatonicienne de Plotin, qui conoit

    que tout tre est une sorte dmanation de lUn suprme et que son

    degr de perfection (de formation) dpend de sa distance par rapport

    la source.

    Dj dans la position mtaphysique, mais encore plus fortement

    dans sa descendance scientifique, cest ltant (considr comme donn

    davance), tel quil se propose qui devient le centre dinvestigation.

    LHomme, dans cette attitude, se soumet ltant donn, Il recherche

    lobjectivit. Cette tendance vise ne retenir des choses que ce qui

    correspond leur essence propre. Cette rduction eidtique est une

    soustraction de la chose ce qui lentoure, mais dabord une rduction

    rien que ltant lui-mme.. Or depuis Kant, paralllement

    lachvement de la mtaphysique, lide dobjectivit pure est srieuse-

    ment mise mal. Le sujet qui considre lobjet nest pas neutre.

    Lapprhension du monde est dtermine par les catgories a priori de la

    sensibilit et de lentendement. Husserl, avec sa notion dintentionnalit

    de la conscience, va encore plus loin, en disant que notre apprhension

    des choses nest jamais neutre, notre conscience regarde toujours avec

    une certaine intention, elle est toujours guide par un certain affect, ce

    qui dsobjectivise lobjet considr.

    Cette destitution de la science comme expression de lessence

    des choses na cependant pas entam son volution, car le programme

    dobjectivit de lvolution technico-scientifique ds son renouveau au

    16me sicle, saccompagne de la volont de matrise du monde. Bacon

    crit dans son Novum Organum: On ne peut vaincre la nature quen lui

    obissant. La science, dfaut dexprimer la nature propre et profonde

    des choses est devenue pragmatique. Ce fantasme de matrise totale de la

    Nature signifie lannihilation finale du monde en tant qutranget et son

    intgration dans un systme immuable. Notre conception de la libert

    va dans le mme sens puisquelle signifie lindpendance de lindividu,

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    Daniel Eisler

    cest--dire couper, de par la position de matre du monde, notre rapport

    de dpendance au monde.

    Nietzsche critique les fondements de la mtaphysique tradition-

    nelle et prne un changement. Il ne tire cependant pas toutes les

    conclusions de cette situation. La mort de la mtaphysique dans le

    nihilisme ne signifie pas seulement, on la dit, la mort dun systme

    particulier mais entrane avec elle toute possibilit de systmatisation. Or

    ce que propose Nietzsche, cest linversion complte des valeurs tablies

    de lancien systme. Quentend-t-il par l? Selon lui, linvention dun

    monde suprasensible, qui devient rfrentiel, est le fait dtres faibles,

    qui imposent aux tres forts, par la menace dun jugement dans lau-del,

    un systme moral, permettant leur survie. Ces considrations amnent

    Nietzsche une gnralisation de la question de ltablissement de

    nimporte quel systme hirarchis. Ce qui motive et anime chaque tre,

    pour Nietzsche, cest ce quil nomme la Volont de puissance, la fois

    continuation et dmarcation de lIde de Volont chez Schopenhauer.

    Il est crit dans laphorisme 693 de son ouvrage posthume La volont

    de Puissance: La volont de puissance est lessence la plus intime de

    ltre. Cette notion signifie lapptit de pouvoir, lpanouissement vital

    individuel. En proposant ce fondement pour remplacer les rfrentiels

    de la mtaphysique traditionnelle, Nietzsche nen reste pas moins attach

    une conception qui, pour tablir la nature de la valeur, cherche des

    fondations stables et immuables. Il va un degr de gnralit tellement

    lev que cela lui permet dintgrer son systme la relativit de tous

    les systmes particuliers. Chaque systme est en soi relatif, mais ce qui

    permet dtablir sa valeur, cest quil offre des conditions optimales ou

    non la conservation et laccroissement vital de ceux qui ltablissent.

    Le point de vue de la valeur est le point de vue de conditions de

    conservation et daccroissement portant sur des formations complexes

    dure relative de vie lintrieur du devenir (Aphorisme 715). Il

    remplace la mtaphysique du suprasensible par une mtaphysique natu-

    relle du vouloir vivre dominateur.

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    Aprs le nihilisme

    Avec cette position Nietzsche, bien quen liquidant les anciennes

    valeurs de la mtaphysique, conserve lide de valeur stable et immuable,

    en tablissant des critres issus de lessence suprme quest la volont de

    puissance. Ce faisant, il reste dans la premire attitude de lHomme face

    lextriorit en tant qualtrit et tranget.

    Lautre direction, le se-tourner-vers-le-monde, reste ouvert lalt-

    rit. Il peut sembler paradoxal que la tendance qui fait face au monde

    conserve la brisure de lextriorit, alors que lautre tendance, celle qui

    tourne le dos au monde, semble tablir un rapport avec les choses. Or,

    dans les deux, cas nous avons ltablissement dun rapport, mais lobjet

    nest pas de mme nature. Dans la premire tendance, les choses du

    monde sont considres comme donne lavance dans leur forme et

    leur achvement. Dans la deuxime tendance, par contre, les choses avec

    lesquelles on entre en contact sont indtermines, trangres. Ce type de

    rapport est un rapport originaire aux choses, louverture primordiale face

    lextriorit mystrieuse. Dans le premier cas, leffet de la rencontre

    sera la simple reconnaissance dune chose dtermine dans un systme

    donn. Dans le deuxime cas, la rencontre ouvre au questionnement

    et demande face linconnu la cration dune image. Cette image est

    originelle en tant que marquant notre prise de contact premire avec

    lextriorit. Elle devient ainsi le fruit de notre relation de communion,

    de mise en accord avec le monde, expression de la Stimmung. Dans

    la premire attitude, le rapport au monde est la simple reconnaissance

    dun tant connu. Cela dvalorise la particularit du contact vcu avec

    les choses. Notre vie ici-bas est dpeinte comme un chtiment ou au

    mieux un passage en attendant la dlivrance dun au-del paradisiaque.

    Or souvrir aux choses dans leur tranget, tablir un contact vivant avec

    elle, cest redonner valeur et sens notre existence terrestre.

    Lart de Paul Klee est une expression profonde de cette attitude.

    Cet artiste commence son texte confessions dun crateur avec la sen-

    tence qui synthtise magistralement cette position: Lart ne rend pas le

    visible, il rend visible. La transcendance vritable, cest le nant. Ce lieu

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    Daniel Eisler

    est celui de lextriorit duquel le monde, la totalit des tants, se propose

    en tant qualtrit, tranget. Du contact avec ce monde informe et

    indtermin parce qutranger, surgit, se forme une image du monde.

    Le monde indtermin est rendu visible, reoit un visage. Non pas un

    visage absolu mais la rvlation fulgurante de linstant de la Stimmung,

    de laccord fusionnel avec laltrit. Le point gris, indtermination pure,

    germe de tous les possibles, signifie laltrit trange. Il est lespace de la

    Stimmung.

    Cette faon de concevoir la cration, non pas comme limitation

    de quelque chose dexistant, ou de manire plus gnrale, comme rali-

    sation matrielle dune ide prexistante, mais de la considrer comme

    production et de mettre laccent sur lacte producteur, dont lobjet, la

    source du produit cr, ne reprsente rien de particulier, sorte de puit

    nbuleux sans forme et sans fond do merge la multitude infinie des

    tants particuliers, trouve ses fondements dans les bouleversements

    esthtiques du dbut du 19me sicle et notamment chez Goethe. En

    postulant que tous les tants ont leur source unique en lUn suprme

    et que cette source, en tant que non pas modle fixe mais dj en soi

    entrer en manifestation, na pas de forme acheve, Goethe rintroduit

    la question de la cration dans la dialectique forme-informe, tre-nant.

    Tant Goethe que Klee parlent daborder le monde originellement avec

    des yeux denfant. Klee note dans son journal: Heureux moment

    Oberhofen. Pas dintellect, pas dthos. Au-dessus de ce monde, pur

    contemplateur; ou bien simple enfant dans la totalit universelle. Le pre-

    mier instant non discordant de mon existence. Cette exprience est celle

    de la fusion, de laccordance avec laltrit: le moment de la Stimmung.

    Le caractre de cette position artistique, par rapport notamment lide

    dimitation objective du monde, sexprime dans la diffrenciation du

    symbolique et de lallgorique. Ces deux notions signifient lexpression

    dun objet (gnralement de nature spirituelle) par le biais dun autre objet

    qui le reprsente. Un des premiers lments distinctifs est que lallgorie

    renvoie une signification dtermine tandis que le symbole ouvre sur

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    Aprs le nihilisme

    une signification non-dterminable. Goethe crit La symbolique trans-

    forme le phnomne en Ide, lIde en image et de telle sorte que lIde

    reste toujours dans limage infiniment active et insaisissable et que,

    mme exprime dans toutes les langues, elle demeure inexprimable.

    Le concept et lallgorie manquent la ralit parce quil lenferment

    lintrieur de labsolu dun systme. Le symbole, par contre, est ouverture

    la ralit dans son altrit mystrieuse. On peut ainsi dire que le

    symbole renvoie bien quelque chose mais sans rduire quelque chose

    comme lallgorie. De plus, ce quoi lobjet symbolique renvoie, ne lui

    est pas, comme pour lallgorie, extrieur, mais en constitue la dimension

    originaire, sa source et son surgissement formatif. Il renvoie la matrice

    originelle active, source cratrice de toutes choses. Les symboles ne

    renvoient pas un code tabli une fois pour toutes, mais un imaginaire

    dont chaque bourgeon devenant feuille dirait la permanence. Chaque

    symbole renvoie son apparente diversit une matrice centrale qui serait

    celle de la cration, de la gense, de la qute de lorigine. Comme le

    bourgeon devenant feuille, chaque symbole dit le recommencement.

    La chose laquelle renvoie le symbole est la fois source et processus de

    mtamorphose, dans le sens goethen du terme. Lart de Goethe et de

    Klee est un art fondamentalement symbolique, en tant quouverture et

    embrassement de ltranget indfinissable de lextriorit et expression

    de cette rencontre.

    La principale difficult dans la cration, en tant que symbolique

    telle que nous lavons dfini plus haut, est de rester continuellement

    originel, cest--dire de recrer constamment un langage permettant

    lexpression exacte et directe du moment de la rencontre, et, par l, de

    faire table rase de toutes les cristallisations passes. Hlderlin dit, ce

    propos: Il importe avant tout qu cet instant le pote nadmette rien

    comme (pr-)donn, quil ne parte de rien de positif, que la nature et

    lart tels quil les connat par leon apprise il ne les parle pas avant,

    avant quune langue ne soit l pour lui, cest--dire avant que ce qui est

    maintenant inconnu et innommable dans son monde ne devienne connu

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    Daniel Eisler

    et nommable pour lui, pour avoir t compar et trouv concordant avec

    sa Stimmung.

    Le nihilisme contemporain, aboutissement et achvement de

    la trajectoire de la mtaphysique occidentale, signifie la fin de toute

    systmatisation absolutiste, de la croyance en une vrit et des valeurs

    universelles et ternelles. Cette situation nest cependant pas condamne

    chouer dans un anarchisme subjectiviste. Elle demande de redfinir

    les termes de valeur et de vrit en les fondant sur la question du sens.

    LHomme ne trouve son sens dans le monde quen acceptant son

    extriorit originaire et quen embrassant laltrit trangre quil a en

    face de lui, mise en accord avec lextriorit, fusion avec le monde en la

    Stimmung. De cette rencontre, surgissent des images du monde, sym-

    boles de lindicible profondeur de celui-ci, tmoin de lunit retrouve

    avec lAutre mystrieux. Cest dans ce type de rapport, qui est continuel-

    lement renouveler, que rside la vrit et la valeur, non plus une vrit

    absolue de laquelle serait labor un systme hirarchique de valeurs

    universels, mais une vrit et une valeur de sens car existentiellement

    signifiante pour ltre qui la vit.