Apprendre à lire La réconciliation du son, de la lettre et ...

15
Caractères, vol.1, 1. Juin 2000 6 Serge Terwagne ________________________________________________________ Apprendre à lire: La réconciliation du son, de la lettre et du sens _______________________________ Dans les méthodes d’apprentissage de la lecture, la polémique entre l’approche par le son et l’approche par le sens a traversé tout le vingtième siècle. Il existe de sérieuses raisons de penser que cette controverse puisse enfin connaître, en ce siècle naissant, son épilogue pratique et théorique. _______________________________ n matière d'apprentissage initial de la lecture, cela fait pratiquement un siècle que l'on est confronté à deux types d'approche qui se considèrent elles–mêmes comme diamétralement oppo- sées. D'un côté, nous trouvons les partisans d'une approche par le son, de l'autre, les partisans d'une approche par le sens. Si l'on omet la période «préhistorique» du tout début du siècle, on peut considérer que l'histoire de ce débat se divise en deux grandes périodes. a) Des années 1910–1920 aux années 60 Durant cette période, la controverse s'est exprimée surtout dans un conflit entre méthodologistes. Au Etats–Unis, les whole words methods (méthodes des mots entiers) – où il s'agit d'enseigner aux élèves à reconnaître les mots de manière purement visuelle, en tant qu’entités significatives – viennent s'opposer aux phonics, méthodes axées sur l'ancestral apprentissage des correspondances lettres– sons. En Europe, on trouve une contestation semblable des méthodes syllabiques , synthétiques 1 (axées sur l'apprentissage des correspondances) chez des pédagogues tels que Decroly en Belgique avec la méthode globale (Hamaïde, 1922), Jagger (1929) en Angleterre avec la sentence method et Freinet (1975) en France avec la méthode naturelle. Les arguments avancés en faveur de l'une ou l'autre approche sont à la fois d'ordre pragmatique: les défenseurs des méthodes classiques avancent généralement le fait qu'elles ont fait leurs preuves, tandis que leurs détracteurs s'efforcent de démontrer que les méthodes novatrices obtiennent de meilleurs résultats... d'ordre théorique a priori: telle méthode est jugée meilleure parce qu'elle s'intègre dans une conception générale de l'apprentissage. Pensons à la méthode globale de Decroly, sensée répondre adéquatement à sa psychologie des besoins. 2. Des années 60 aux années 90 La première époque se clôture symboliquement avec le livre de Jeanne Chall, Learning to read : The great Debate (1967), qui se présente comme une méta–analyse des recherches comparatives qui ont vu le jour entre 1910 et 1965. A l'issue de cette "analyse d'analyses", Chall conclut qu’il existe un avantage statistique en faveur des méthodes axées sur le son. On notera que ce livre paraît à une époque où la controverse est devenue une véritable polémique, et qu'il participe d'ailleurs lui–même à la polémique. C'est que dans tous les pays industrialisés vient de s'ouvrir l'ère de la démocratisation de l'enseignement secondaire. Or, on commen- 1 Appelées “analytiques” en Belgique. E

Transcript of Apprendre à lire La réconciliation du son, de la lettre et ...

Page 1: Apprendre à lire La réconciliation du son, de la lettre et ...

Caractères, vol.1, 1. Juin 2000

6Serge Terwagne ________________________________________________________

Apprendre à lire!:La réconciliation du son, de la lettre

et du sens

_______________________________

Dans les méthodes d’apprentissagede la lecture, la polémique entre

l’approche par le son et l’approchepar le sens a traversé tout levingtième siècle. Il existe de

sérieuses raisons de penser quecette controverse puisse enfin

connaître, en ce siècle naissant, sonépilogue pratique et théorique.

_______________________________

n matière d'apprentissage initial de lalecture, cela fait pratiquement unsiècle que l'on est confronté à deux

types d'approche qui se considèrentelles–mêmes comme diamétralement oppo-sées. D'un côté, nous trouvons les partisansd'une approche par le son, de l'autre, lespartisans d'une approche par le sens.

Si l'on omet la période «!préhistorique!»du tout début du siècle, on peut considérerque l'histoire de ce débat se divise en deuxgrandes périodes.

a) Des années 1910–1920 aux années 60

Durant cette période, la controverse s'estexprimée surtout dans un conflit entreméthodologistes.

Au Etats–Unis, les whole words methods(méthodes des mots entiers) – où il s'agitd'enseigner aux élèves à reconnaître les motsde manière purement visuelle, en tantqu’entités significatives – viennent s'opposeraux phonics, méthodes axées sur l'ancestralapprentissage des correspondances lettres–sons.

En Europe, on trouve une contestation

semblable des méthodes syl lab iques ,synthétiques1 (axées sur l'apprentissage descorrespondances) chez des pédagogues telsque Decroly en Belgique avec la méthodeglobale (Hamaïde, 1922), Jagger (1929) enAngleterre avec la sentence method et Freinet(1975) en France avec la méthode naturelle.

Les arguments avancés en faveur de l'uneou l'autre approche sont à la fois

– d'ordre pragmatique!: les défenseursdes méthodes classiques avancentgénéralement le fait qu'elles ont fait leurspreuves, tandis que leurs détracteurss'efforcent de démontrer que lesméthodes novatrices obtiennent demeilleurs résultats...– d'ordre théorique a priori!: tel leméthode est jugée meilleure parce qu'elles'intègre dans une conception générale del'apprentissage. Pensons à la méthodeglobale de Decroly, sensée répondreadéquatement à sa psychologie desbesoins.

2. Des années 60 aux années 90

La première époque se clôturesymboliquement avec le livre de JeanneChall, Learning to read : The great Debate(1967), qui se présente comme uneméta–analyse des recherches comparativesqui ont vu le jour entre 1910 et 1965. Al'issue de cette "analyse d'analyses", Challconclut qu’il existe un avantage statistiqueen faveur des méthodes axées sur le son.

On notera que ce livre paraît à uneépoque où la controverse est devenue unevéritable polémique, et qu'il participed'ailleurs lui–même à la polémique. C'estque dans tous les pays industrialisés vientde s'ouvrir l'ère de la démocratisation del'enseignement secondaire. Or, on commen- 1Appelées “analytiques” en Belgique.

E

Page 2: Apprendre à lire La réconciliation du son, de la lettre et ...

Caractères n°2 2/2000

7

ce à se rendre compte qu'on aura bien dumal à mener à bon port une quantité d'élèvesqui n'ont manifestement pas, au sortir duprimaire, un niveau de lecture suffisant. Àqui donc la faute si les élèves lisent de façonsi rudimentaire!?

Chall avance que c'est sans doute à causedes méthodes qui négligent l'apprentissagepar le son. Mais les preuves qu'elle apportesont peu concluantes. D'abord parce quel'avantage relevé en faveur des méthodesphonétiques est loin d'être spectaculaire.Ensuite parce que même si, aux Etats–Unis,les approches type "whole words" ontrecueilli un certain succès chez les praticiens,c'est loin d'être le cas pour leurs homologueseuropéens!: la pratique des méthodes dites«!actives!» (globale, naturelle) est toujoursrestée largement marginale. Il paraît doncdifficile de leur faire porter le chapeau vul’ampleur du désastre constaté.

Au lieu de clore la polémique, le livre deJ. Chall va plutôt l'exacerber. Point positif : ledébat va s'enrichir, s'affiner considérable-ment sur le plan théorique. L'ère qui s'ouvreainsi n'est plus celle des méthodologistes,mais des chercheurs et théoriciens –psycholinguistes, psychologues cognitivis-tes. Ce sont d'ailleurs les travaux produits àcette époque et dans son sillage que nousutiliserons quand il s'agira de clarifier lesthéories sous–jacentes aux positions enprésence – notamment, pour les positionsrationalistes, le livre de Frank Smith(Understanding Reading, 1971 - traduit sous letitre Devenir lecteur, 1986) qui aura uneinfluence considérable sur toute une série depraticiens novateurs2.

À l'heure actuelle, la controverse est loind'être éteinte. On trouve toujours despartisans des méthodes «!phonétiques!» etdes partisans des méthodes axées sur le sens(l'approche «!whole language - langageentier!» dans les pays anglosaxons etl'approche dite "fonctionnelle" en Belgique eten France, par exemple). Mais fait asseznouveau, cette façon "partisane" de faire dela science (et de la pédagogie) commence àlasser de nombreux chercheurs et praticiens.Ainsi, depuis quelques années, nombreuxont été les appels des responsables del’Association internationale pour la lecture 2 Citons, dans le monde francophone, les noms deFoucambert, Charmeux, Jolibert...

en faveur d’un dépassement de lacontroverse. L’un des premiers éditoriauxreprésentatifs de cette tendance portait untitre assez révélateur!: Do I have to give upphonics to be a whole language teacher!?(Glazer, 1995) Titre qu’on pourrait traduirepar!: Dois–je abandonner les sons si je veux fairede la fonctionnelle ? Et l'article de suggérerqu'il n'y a pas nécessaire incompatibilitéentre les deux approches. Précisons que dèsle début des années 90, diverses voixfrancophones s’étaient déjà exprimées sansambage dans le même sens, par exemple J.-M. Besse, G. Chauveau, E. Rogovas-Chaveau, E. et J. Fijalkow, notamment dansL’enfant apprenti lecteur (1992) ou A. Godeniret S. Terwagne dans Au pied de la lettre(1992).

Il existe bien, désormais, un ensemble depropositions didactiques précises en faveurd’une «!troisième voie!», des propositionsqui sont suffisamment validées par lesrésultats qu’elles permettent d’obtenir. On sereportera à cet égard aux différents articlesde ce numéro. Il reste que la compatibilité defait entre deux approches qui se sonttoujours exclues radicalement ne manquepas de poser des questions intéressantes surle plan théorique!: si notre «!troisième voie!»n’est pas une simple solution de compromis,mais un réel dépassement, c’est que les deuxthéories qui fondaient les pratiquesantagonistes sont tout simplement erronées,et qu’il convient d’élaborer une troisièmethéorie. C’est à quoi nous allons nousattacher ici, en tentant de repérer toutd’abord quels sont les défauts principauxdans les anciennes cuirasses. Cet examencritique devrait nous permettre de mieuxcomprendre pourquoi une approchesynergique par le son et par le sens peutconstituer une démarche didactiquecohérente, fondée non seulement enpratique, mais également en théorie.

Quels sont donc tout d’abord les ressortsde la vieille controverse, quelles sont,autrement dit, les théories qui fondent lespositions adoptées par les tenants du son etles tenants du sens!? Pour les premiers,l'apprentissage se jouerait au niveau dusensible – il s'agit donc d'une positionéminemment sensualiste, empiriste. Pour lesseconds, il se jouerait au niveau del'intelligible – c'est donc une positiontypiquement intellectualiste, rationaliste.

Page 3: Apprendre à lire La réconciliation du son, de la lettre et ...

Caractères n°2 2/2000

8

Les ressorts de la controverse

1. La position empiriste

Pour les tenants de cette position, onapprend nécessairement à lire

1°) en apprenant à identifier les lettres!;

2°) en apprenant le code des correspon-dances existant entre ces lettres ou groupesde lettres et les sons du langage oral (parexemple, CA = /ka/, D = /d/, EAU = /o/)…

3°) et en parvenant à assembler ces diffé-rents sons afin de retrouver les mots dulangage oral!: /ka/–/d/–/o/ donnera/kado/. Quand j'ai obtenu le mot dulangage oral correspondant (le son), jepourrais enfin comprendre quelque chose, lesens de ce que j'ai perçu.

Pour l’empirisme, le monde (et lelangage) est constitué d'éléments perceptifsqu'on apprend à identifier, puis à associer.Et les premières associations, les atomesperceptifs en lecture sont constitués par leslettres et leur association à des sons. Un bonlecteur serait d'abord quelqu'un quimaîtrise parfaitement, automatiquementces associations (association entre lettres etsons, association entre sons eux–mêmes) àforce d'expérience, d'exercices. Ce seraitquelqu'un chez qui le déchiffrage s'estautomatisé.

Comment les tenants de cette approcheexpliquent–ils les difficultés rencontréespar certains enfants dans leurapprentissage de la lecture!?

Dans le cadre d'une telle approche, le seulobstacle possible semble résider dansl'éventuelle incapacité à associer des lettreset des sons. Et c'est là, en effet, semble–t–il,une réelle difficulté pour de nombreuxenfants. Pourquoi!?

Selon l'hypothèse généralement retenuepar les empiristes, c'est parce que ces enfantsn'ont pas conscience que leur langage oralest constitué de sons... et si vous n'avez pas«!conscience!» que /tabl/ est constitué dedifférentes entités sonores telles que /t/ /a//b/ /l/, comment pourriez–vous associer lalettre T, par exemple, au son /t/!? La

plupart des problèmes viendraient d'unmanque de conscience phonémique (voirnotamment Morais, 1994).

Cette conscience phonémique n'a en effetrien de naturel!: le mécanisme du langage,dans son usage quotidien, masque le faitqu'il est constitué de sons!: nous n'écoutonspas les sons. Ceux–ci, en tant que"signifiants", ne sont que des élémentstransitoires qui nous permettent d'accéderau sens, au signifié, et c'est le sens que nousécoutons... À moins de ne pas être intéressépar le propos de quelqu'un ou d'écouterl'oeuvre d'un poète qui fait tout pour attirervotre attention sur le son, vous ne vousintéresserez que fort peu au signifiant, auxentités sonores qui véhiculent le sens. Riende surprenant, donc, que les enfants n'aientpas naturellement conscience que leurlangage soit constitué de sons. Ainsi, quandon demande à un enfant de 5 ans de dire un«!long mot!», il ne faut pas s'étonner qu'ilréponde «!train!» ou «!baguette!». C'estévidemment au signifié qu'il pense, alorsque la question évoquait le signifiant.

Comment permettre à l'enfant dedévelopper son attention, sa consciencephonémique!? Essentiellement, pour lesempiristes, en amenant les enfants àpratiquer des exercices de décomposition,d'analyse (segmentation) et de synthèse(fusion) des sons du langage, soit avant, soitpendant l'apprentissage de la lecture.

On remarquera que non seulement iln'est pas question ici de prendre en comptele SENS de ce qu'on lit, mais, qu'enquelque sorte, celui–ci peut constituer unobstacle à l'apprentissage, que c'est parceque les élèves semblent obnubilés par leSENS qu'ils ne seraient pas capables defaire attention au SON.

2. La position rationaliste

Pour les tenants de la positionrationaliste, notamment pour sonporte–parole le plus représentatif, F. Smith,l'apprentissage par déchiffrage peut êtreconsidéré comme une «!supercherie!». C’estque l'habileté d'un lecteur ne dépendrait pasde sa capacité à décoder, mais de sacompétence à faire du sens immédiatement àpartir des symboles écrits, et cela dès ledébut de l'apprentissage.

Page 4: Apprendre à lire La réconciliation du son, de la lettre et ...

Caractères n°2 2/2000

9

Une expérience réalisée par Snowling etFrith en 1981 met particulièrement bien enévidence ce phénomène.

2.1. EXPERIENCE DE SNOWLING ETFRITH (1981)

Soit une classe anglaise de fin depremière année (âge de 7:2 ans en moyenne).Ces enfants ont reçu un enseignement de lalecture selon une méthode classique(graphophonétique). On leur fait lireindividuellement, à haute voix, un textesimple de 26 mots, et on recueille les tempsde lecture. On constitue 2 groupes : les 33%plus rapides constituent le groupe des"meilleurs" lecteurs (vitesse moyenne : 130mots/min.), les 33% moins rapidesconstituent le groupe des "moins bons"lecteurs (vitesse moyenne: 33 mots/min.).Notons que si ces derniers élèves sontnettement plus lents, ils savent néanmoinslire le texte et répondre aussi bien que lespremiers au ques t ionna i re decompréhension qui suit la lecture.

On leur fait lire ensuite un texteéquivalent, mais qui ne respecte pasl'orthographe des mots, tout en restantdéchiffrable, autrement dit un texte du genresuivant!(en français):

Mament a doné une bouate rouje a Tom. Toml'a mize dan son buro...

On constate alors que la vitesse des«!meilleurs!» lecteurs tombe à 48 mots/minet celle des "moins bons", à 20 mots/min.

Type de texte meilleurs moins bonsOrthographe correcte 130 mots/m. 35 mots/m.Phonétique 48 mots/m. 20 mots/m.

Manifestement, l'apprentissage de lalecture comporte une composanteproprement orthographique, visuelle, quisemble intervenir très tôt dansl'apprentissage, et les meilleurs comme lesmoins bons y recourent. On voit aussicombien cette composante est importantedans l'accès à la lecture habile puisque le faitde ne pouvoir y recourir handicapespectaculairement les meilleurs lecteurs.

Mais en quoi consiste cette connaissanceproprement visuelle!? Cela signifie-t-il queles «!experts!» en lecture ont mémorisé laphotographie, l'image de toute une série de

mots!? S'il fallait retenir cette conception, onserait toujours, en fait, dans une logiquesensualiste!: au lieu que la signification soitattachée à une association de sons, elle leserait, directement, à un agrégat de lettres,sans passer par l'oral. Le «!sens!» au niveauduquel se jouerait l'apprentissage de lalecture ne serait plus le sens auditif, mais lesens visuel.

2.2. EXPERIENCE DE MC K. CATTELL

En fait, nous allons voir que la réflexionrationaliste est beaucoup plus sophistiquée.Elle se base sur un ensemble d'expériencesperceptives dont la toute première, sansdoute, est celle de Mc K. Cattell, qui date de1886.

Cette expérience consiste à présenter autachistoscope, ou du moins son ancêtre, lechronomètre à gravité, des éléments écritspendant une durée très rapide (quelquescentièmes de seconde). Pourquoi!? Lespublications d'Emile Javal (1878) venaient dedonner une description déjà relativementprécise des phénomènes physiologiques quiconcernent la lecture: tout lecteur, habilecomme malhabile, procède par fixationsd'environ 1/4 de seconde, puis par brusquessaccades d'environ 25 millièmes de seconde.Qu'est–ce qui différencie donc les lecteurshabiles et rapides des lecteurs malhabiles!?En fait, la différence réside dans l'ampleurdes informations que le lecteur peut traiterlors d'une seule fixation (ce qu'on appellel'empan), si bien que là où les bons lecteursne font que 3 ou 4 fixations par ligne,d'autres en font trois ou quatre fois plus !

Mais qu'est–ce qui permet à certainslecteurs de traiter davantage d'informationsque d'autres lors d'une fixation!? C'est laquestion à laquelle Cattell a tenté derépondre à travers les expériences suivantes.

Les observations de Cattell :

Quand on projette à des lecteurs, letemps d'une fixation, des ensembles delettres, ils ne peuvent guère percevoir que 4ou 5 lettres dès lors que ces lettres n'ontaucune relation entre elles (par exemple, unesuite de consonnes) ; ils percevront parcontre une dizaine de lettres si celles-ciforment des mots, et une vingtaine si cesmots forment des phrases.

Page 5: Apprendre à lire La réconciliation du son, de la lettre et ...

Caractères n°2 2/2000

10

X K V Q T R Q C S Q Z T L C V J K W M P B C Q

CH E V A U X C H I E N T R A I N B A T O N S

CH A R L E S A V A L A T R O I S P O M M E S

De cette expérience, il ressort en fait quela lecture n'est ni analytique, ni globale. Lalecture n'est pas constituée par la simplesomme de lettres reconnues une à une, ni demots reconnus un à un :

– si la lecture était "analytique", on nepercevrait jamais que 4 ou 5 lettres en unefixation, comme dans la première expérienceoù on ne peut rien faire d'autre ;– si la lecture était "globale", c'est–à–direfondée sur la reconnaissance d'images ou desilhouettes de mots, on ne percevrait jamaisque 2 mots en une fixation.

Notons, sur ce dernier point, qu'on adémontré depuis que l'effet "mot" fonctionneaussi – et presque aussi bien – quand onpropose aux lecteurs des mots composés decaractères différents, qui brisent l'imagehabituelle du mot!(pOmMeS ChEvAuX).Cette donnée confirme que l'avantage desmots sur un ensemble de lettres sans relationne provient pas de la "mémoire" d'imagesvisuelles et globales des mots.

Mais comment définir le processus delecture, si celui–ci n'est ni analytique, niglobal ? Une chose est sûre, c'est que le bonlecteur est quelqu'un qui sait utiliser dans saperception même des lettres sesconnaissances en matière d'organisation deslettres, en matière d'orthographe, desyntaxe, bref, qui sait se servir duCONTEXTE dans lequel les lettres sontplacées. Mais comment cela marche–t–il ?

2.3. THEORIE SELECTIVE DE SMITH

En 1971, dans Understanding Reading,Frank Smith énonce une théorie quiconnaîtra, nous l'avons dit, un grand succèsdans le monde pédagogique de la lecture.Smith constate que l'identification d'unelettre repose sur la saisie de traits pertinentspermettant de distinguer cette lettre desautres lettres (b par exemple est différenciéde q grâce à 2 traits pertinents : hampegauche vs hampe droite, hampe haute vshampe basse).

La première hypothèse de Smith, c'est que

toute identification d'un trait pertinentprend du temps. En supposant, par exemple,qu'il faille identifier 5 traits pertinents pouridentifier une lettre, autrement dit pour ladistinguer sûrement de toutes les autres, etqu'en 1/4 de seconde je ne puisse identifierque 20 traits pertinents... je ne pourrai doncjamais identifier que 4 lettres en une seulefixation.

Or – et c'est là la seconde hypothèse d eSmith – quand une lettre se trouve dans uncontexte, nous pouvons très bien nousdispenser d'identifier toute une série detraits pertinents.

Ainsi, dans l'exemple repris ci–dessous,nous identifions aisément les lettres commeétant, respectivement, J,O,U,E,T,S... alorsque nous ne disposons pas de tous les traitsnécessaires pour identifier chaque lettreisolément (il pourrait très bien s'agir deI,G,H,F,T,C...)3.

Pour revenir à l'hypothèse de SMITH : lelecteur habile serait donc celui qui estcapable, en se servant de sa connaissancedes contraintes contextuelles, desélectionner les traits qui lui sont justenécessaires pour identifier les lettres. C'estcette ECONOMIE dans les traits à identifierqui permettrait au bon lecteur d'identifierdavantage de lettres en une fixation.

Il s'ensuit, selon cette hypothèse, que plusle lecteur pourra bénéficier d'un contexteriche, plus il pourra faire des économiesdans sa perception de traits. C'est bien ce

3 Concernant cet exemple, on remarquera, pour lapetite histoire, qu'un certain maître Leclerc, ayantconstaté le fait, publiait dès 1843 une brochureintitulée: "Réduction possible de moitié de tous lesfrais d'impression" !

Page 6: Apprendre à lire La réconciliation du son, de la lettre et ...

Caractères n°2 2/2000

11

qui se passerait dans l'expérience de Cattell.

Cette hypothèse est–elle plausible!? Ya–t–il d'autres phénomènes qui, dans lalecture courante, semblent venir confirmercette hypothèse ?

Il est vrai qu’un lecteur peutmanifestement se dispenser de diversesinformations visuelles!: chacun a enmémoire l’exploit de son pharmaciencapable de lire avec aisance une ordonnancequ’on jugeait «!indéchiffrable!».

L'hypothèse de Smith supposeprécisément que le lecteur est à même de sedire, tout au long de sa lecture, "maintenant,j'ai assez d'indices pour trancher, je fais uneéconomie de traitement sur tel ou telélément!; cet élément-là, je n'ai même pasbesoin de le voir"4. C'est dire que, pourSmith, la perception est guidée par la raison,par l'intellect, qui sélectionne les stimulidont elle a juste besoin.

Constatons qu'en parfait rationaliste,Smith fait reposer son modèle sur uneopposition fondamentale!: informationsvisuelles/informations non visuelles ; le bonlecteur est celui qui a appris à utiliser unminimum d'informations visuelles, celles–cilui serviront simplement d'indices pourétayer son raisonnement, sa recherche dusens.

On retrouve ici aussi un des grandsparadoxes des thèses rationalistes!: alors queSmith considère qu'en quelque sorte "lire,c'est raisonner", il n'en déduit pas du toutqu'apprendre à lire, ce serait apprendre àraisonner, à chercher du sens. Non, carchercher du sens, cela, l'enfant saurait lefaire de façon innée. La seule chose qu'ilapprendrait en fait quand il apprend à lire,ce serait à appliquer à une nouvelle matièresa capacité innée de comprendre, deraisonner. Dès lors, pour apprendre à lire, ilsuffirait que l'apprenant se retrouve dansune situation où il peut exercer ses facultés.Bref, il suffit qu'il se retrouve dans un baind'écrits et dans une situation motivante (unesituation à laquelle il est disposé à donnerdu sens). On voit ici très clairementcomment s'articulent rationalisme, innéismeet romantisme. 4 Ce monologue intérieur est évidemment une image :le processus est censé être inconscient.

Dans le cadre d'une telle conception,comment peut-on expliquer les problèmesd’échecs en lecture !? Quel typed’OBSTACLE un enfant pourrait-ilrencontrer lors de son apprentissage ?

Il est assez simple de le déduire à partirde ce que nous venons de dire!: comme cetraitement visuel est un traitementessentiellement indiciel, où il s'agitd'apprendre à sélectionner les stimuli lesplus discriminatifs, l'apprentissage descorrespondances ne serait d'aucune utilitédans l'apprentissage de la lecture. Il s'agiraitmême d'un apprentissage qui peut êtrenuisible, puisqu'il attire l'attention del'apprenant sur des détails qui n'ont,visuellement, aucune pertinence, et qu'ilentraîne l'enfant à s'intéresser à une activitéqui, en soi, n'a pas de sens, puisque les sonsn'ont en eux–mêmes aucun sens. En fait, lelangage écrit et le langage oralconstitueraient deux "facultés" parallèles etdistinctes, exprimant chacune à leur façon(en surface) une même structure profonde (lesens). On est toujours bien là dans unelogique rationaliste, exprimée ici dans lelangage de Chomsky.

On notera la différence avec le modèleempiriste, pour lequel il existe une liaisondirecte entre oral et écrit, au travers decorrespondances réglées. Ici, pour passer del'écrit à l'oral (par exemple pour lire à hautevoix), il faut nécessairement passer par lesens, comme le fait un interprète qui traduitd'une langue dans une autre.

3. L'opposition des conceptions sur leplan de l'apprentissage : synthèse

1. Pour l'empirisme, l'essentiel est dansl'enseignement des correspondances grapho-phonétiques. Obstacle potentiel à l’appren-tissage!: le mouvement "naturel" vers le sensqui pourrait DISTRAIRE l'apprenant de lanécessaire ATTENTION aux sons

Structure superficielle(oral –SONS)

STRUCTURE PROFONDE(sens)

Structure superficielle(écrit – LETTRES)

Page 7: Apprendre à lire La réconciliation du son, de la lettre et ...

Caractères n°2 2/2000

12

(conscience phonémique).

2. Pour le rationalisme, le fondement del'apprentissage, c'est l'ATTENTION ausens... il faut la laisser se déployer, elle seretrouvera elle–même dans les INDICESadéquats, proprement visuels. Obstaclepotentiel à l’apprentissage!: le déchiffrage, lerecours aux sons, qui risque de DISTRAIREle lecteur de son mouvement naturel, decette recherche d'indices. C'est l'enseigne-ment du déchiffrage qui viendrait perturberl'apprentissage.

On voit donc mal comment, entre cesdeux théories, une réconciliation pourraitêtre possible. La «!réconciliation!» du son etdu sens ne pourra donc venir que de lacritique de ces théories et de l’élaborationd’une nouvelle théorie.

Au-delà des théoriestraditionnelles1. Au-delà de la position empiriste

Pour les empiristes, nous l’avons vu,l’apprenti-lecteur devrait d'abord apprendreà segmenter les sons du langage oral pourpouvoir maîtriser les correspondanceslettres–sons!; la maîtrise des correspon-dances doit lui permettre de récupérer lesens du message écrit après une fusion dessons obtenus lors du déchiffrage.

Il arrive cependant que notre apprenti-lecteur, même lorsqu’il parvient à pratiquersegmentation et fusion, ne réussisse pas àrécupérer le sens du message.

Voici, après 4 mois d'apprentissage, lesréactions de deux enfants devant le motbicyclette, illustré par l'image d'un vélo(Terwagne, 1993).

1/ Guillaume dit «!bi–si–kle–te!» (en API :/bisiklœtœ/). Quand on lui demande ce quecela veut dire, il répète «!bi–si–kle–te!» demanière hachée et ne fait aucune relationavec l’illustration. De multiples sollicitationsn’y font rien, bien que (la chose a étévérifiée) l’enfant connaisse parfaitement lemot bicyclette.

2/ Delphine lit immédiatement«!bicyclette !!». A la question de savoircomment elle a su lire le mot, l'enfantrépond : «!J'ai reconnu bi– et ça, c'est –ette,

comme dans chaussette!».

Guillaume n'a pas de problème dedissociation entre son et sens!; il sait parailleurs isoler les sons du langage, il saitmême, apparemment, les synthétiser, avecune petite erreur de décodage. Celle-ci rendsans doute plus difficile la reconnaissancedu mot «!bicyclette!», mais elle ne devraitpas constituer, normalement, un obstaclerédhibitoire!: Delphine y parvient bien, elle,malgré les lacunes de son propre décodage.On sait par ailleurs que de nombreuxapprentis lecteurs sont capables dedéchiffrer des phrases entières sans y riencomprendre. Quel est donc l’obstacle querencontre Guillaume et ces derniers élèves etqui n’est pas envisagé (ni envisageable) dansle cadre de la théorie empiriste!?

Selon nous, c’est en se tournant vers desrecherches linguistiques (vieilles de plus de70 ans!!) qu'on peut trouver l'explication laplus convaincante du phénomène. Dans lesannées 20, l'Ecole de Linguistique de Prague(Troubetskoy, Jakobson) invente, à côté de la«!phonétique!» (qui concerne l'étudematérielle des sons du langage), la«!phonologie!». Pourquoi cette distinctions'avère–t–elle nécessaire ? Les linguistes del'époque s'attachent à comprendre justementcomment le sens est lié aux sons dul a n g a g e (JAKOBSON, 1976). Et ilscomprennent alors qu'en fait le sens n'estpas, rigoureusement parlant, attaché, associéaux sons, mais naît de la différence entresons.

Soit les mots (oraux) suivants :

/vu / vy/ (vous–vu)/su / sy/ (sou–su)/bu / by/ (bout–bu)/ru / ry/ (roux–ru)/lu / ly/ (loup–lu)

En français, /u/ et /y/ sont des sonsdont la différence permet de différencier dusens. En japonais, par exemple, /u//y/ nepeuvent pas remplir pareille fonction, et onne pourrait y faire aucne différencesignificative entre /lu/ et /ly/. Ces sons quin'ont pas de sens en eux–mêmes, mais quipermettent des différences de sens, leslinguistes les appelleront des phonèmes, etla phonologie est la science qui étudiera lessystèmes phonologiques des langues. Enfrançais, /u/ (ou) et /y/ (u) sont des

Page 8: Apprendre à lire La réconciliation du son, de la lettre et ...

Caractères n°2 2/2000

13

phonèmes. Ce qu'ils ne sont pas en japonais.De même, /v/, /s/, /b/, /r/ et /l/ sont desphonèmes du français, parce qu'ilspermettent de faire des différences de sens.En japonais, /l/ et /r/ ne sont pas desphonèmes différents (pas plus que /b/ et/v/) : ils pourraient constituer au mieux desdifférences de prononciation, d'accent, desdifférences purement sonores.

Ceci nous montre que dans le langage, lamanière dont le sens est "accroché" au son, lamanière dont le signifiant est vraimentsignifiant d'un signifié, ce n'est pas parsimple association d'une "matière sonore"d'une part et d'une "idée", d'un "concept"d'autre part, mais que le sens se situe«!entre!» les sons, «!dans!» les oppositionssonores, ou plutôt phonologiques.

Rigoureusement parlant, notre langageoral n'est donc pas fait de «!sons!», mais dephonèmes qui, sans avoir eux–mêmes desens, permettent les différences de sens.

Si on reprend par ailleurs deux de nosexemples, tels que /ru/ et /ly/ (roue/lu),deux mots qu'un japonais a bien du mal àdistinguer, on remarque que le sens naîtd'une double opposition, que la distinctiondes 2 sens est distribuée sur l'ensemble dumot – ici sur la collaboration, l'action ensynergie de 2 phonèmes, /r/ et /u/ d'unepart, /l/ et /y/ d'autre part. C h a q u ephonème assume une part dans ladistinction significative. Nous n'avons priscomme exemple que des mots d'une seulesyllabe, mais le principe est évidemmentvalable pour des mots plus longs. Ladifficulté que rencontre un enfant quand ilapprend à parler, ce n'est pas d'apprendre àprononcer les divers sons de la langue. Enfait, il sait – génétiquement – tous lesprononcer. L'apprentissage du langage esten fait une opération de triage au cours delaquelle il devra apprendre quels sont lessons qui ont une valeur distinctive dans salangue. Et cet apprentissage procède pardifférenciation progressive.

Ce principe phonologique explique aussipourquoi nous n’écoutons pas à proprementparler les sons du langage!: c’est parce quenous sommes avant tout sensibles auxdifférences qu’ils permettent. N o u sécoutons le sens «!entre!» les sons.

Il est important, à ce stade de notre

réflexion, de constater que cette conceptiondes rapports son–sens dépasse radicalementtant la conception empiriste que rationaliste,qui ont en commun le fait de concevoir«!son!» et «!sens!» dans un rapportd'extériorité l'un à l'autre, comme s'ilspouvaient vivre l'un sans l'autre. Or, s'ilsvivaient l'un sans l'autre, le langage perdraittoute vie. Cela peut être le cas dans certainesaphasies, où ce que perd le malade, c'est lepouvoir distinctif même des phonèmes.

Revenons à nos deux apprentis-lecteurs,Guillaume et Delphine. Ce qu'on constate,c'est que Delphine utilise bien les élémentssonores qu'elle identifie comme desphonèmes!: elle «!sait!» que les élémentsqu'elle recueille n'ont pas de valeur en soi,n'ont qu'une valeur distinctive et partielle, etqu'il faut les mettre en synergie pour trouverle sens du mot. Guillaume, au contraire,recueille des éléments sonores... qui nerestent que des sons, qui ne sont pas mis ensynergie pour trouver un sens.

Les empiristes nous disent quel'apprenti–lecteur doit être capable desegmenter les «!sons!» de la langue.Corrigeons: il doit être capable deretrouver, ou plutôt de TRANSPOSER leprincipe distinctif des phonèmes de lalangue orale à la langue écrite. Car s'il n'estvraiment attentif qu'aux sons, il n'aura «!enmain!», comme Guillaume, qu'un tas debruits sans sens et sans vie.

L'obstacle que rencontre l'apprenant danssa conquête des phonèmes n'est donc pas le«!sens!» en tant que tel, sa difficultééventuelle, c'est de transposer à l'écrit lamanière dont l'oral fait sens au travers dephonèmes, c'est d'utiliser les correspon-dances comme des «!graphophonèmes!».C'est ce que fait très bien Delphine, parexemple, qui sait que "bi" à une valeurdistinctive partielle qui correspond à lavaleur distinctive des phonèmes /bi/ dansles mots du langage oral!: jamais elle neconsidère que cet élément a une valeur ensoi, alors que chez Guillaume, /bi/ a, quandil le lit, le déchiffre, une valeur uniquementsonore...

On remarquera que si Guillaume aappris, par drill, à analyser et à synthétiser lelangage oral, ce n'est pas pour autant qu'il acompris le principe distinctif. Certainsenfants le découvrent seuls... mais ce n'est

Page 9: Apprendre à lire La réconciliation du son, de la lettre et ...

Caractères n°2 2/2000

14

pas le cas pour beaucoup d'autres. Ilconvient donc, à tout le moins, de trouver lemoyen d'apprendre aux élèves à transposerce principe distinctif. Un entraînement puret simple à la segmentation des sons n'estcertainement pas suffisant.

Cette hypothèse est–elle confirmée parcertaines recherches!? Nous nous contente-rons ici d’en rapporter deux5.

1. En 1990, Cunningham a pratiqué uneétude comparative entre un simpleentraînement aux opérations desegmentation et fusion phonétiques et unentraînement où les élèves étaient amenés àcomprendre comment la segmentation et lafusion pouvaient être utilisées, appliquéesdans la lecture pour comprendre des motsinconnus. Dans nos termes, Cunningham adonc pratiqué dans le second cas unapprentissage phonologique et non plussimplement phonétique.

Nous avons dit aux enfants que, lorsqu'ilsrencontraient un mot inconnu, une bonnestratégie consistait à scinder le mot en plus petitesparties, et à voir s'ils ne connaissaient pas desmots où se retrouvaient ces parties. Ou encorenous leur avons dit de réfléchir à l'histoire qu'ilslisaient et de voir si, par exemple, un mot comme"batte" pouvait cadrer avec une histoire debaseball.

Cunningham (1990 : p.435)

Il s'agit bien là d'un entraînement à laprise en compte de la valeur significative(phonologique) des sons. Le premier conseilconvie les enfants à comprendre que les«!sons!» ne constituent que des parties demots (c'est ce que faisait Delphine quand ellenous disait qu'elle voyait –ette comme danschaussette). Le second conseil pousse lesélèves à poser le sens (le mot doit êtrecohérent avec le contexte) comme horizon del'usage des sons.

Les résultats rapportés par Cunninghamindiquent qu'en matière de conscience«!phonétique!» les deux groupes obtiennentdes résultats similaires et meilleurs que ceuxd'un groupe–contrôle où aucun entraîne-ment n'était pratiqué. Par contre, en matière 5 Les lecteurs peuvent se reporter dans ce mêmenuméro à l’article de Dahl et Scherer (2000) quiapporte lui-même une série d’informationsintéressantes sur la question et fournit nombre deréférences supplémentaires.

de performances en lecture (en cours de 1ère

année), les élèves ayant reçu un entraîne-ment «!phonologique!» sont nettement plusperformants que les élèves ayant reçu unsimple entraînement «!phonétique!»!: lespremiers se situent en moyenne au 70e

percentile du test standardisé, les seconds,au 52e percentile, alors qu'au prétest les deuxgroupes se situaient au même niveau. Voirégalement, dans le même esprit, l’étude deHatcher & coll. (1994).

2. Dans une étude récente sur les variablesqui permettraient d’expliquer l’efficacitéexceptionnelle de certaines écoles en matièred’apprentissage de la lecture, Taylor,Pearson, Clark & Walpole (1999) ont mis enévidence le fait que la pratique d’unenseignement stratégique des correspon-dances constitue un paramètre particulière-ment favorable. Les élèves les plusperformants sont ceux qui ont pu bénéficierde la part de leur enseignant d’une guidancestratégique (nous dirions ici phonologique)dans l’usage des correspondances en coursde lecture!:

Quand l’élève coince, il ne reçoit pas la bonneréponse de l’enseignant ou d’un condisciple, maisse voit sollicité de la manière suivante!:1. Pourquoi ne dis-tu pas le mot à haute voixpour voir si ça a du sens!?1. Est-ce que ça veut dire quelque chose!?1. Est-ce qu’il n’y a pas un morceau que tuconnais!?

Bref, les enfants ne s’exercent pas seulement enlisant à haute voix. Grâce à ce style de guidance,les enseignants aident leurs élèves à apprendre lesstratégies de reconnaissance de mots dans lecontexte d’une vraie lecture.

(Taylor & coll, 1999!: 158)

Conclusion : la prise en compte du sens dansl'apprentissage de la lecture n'est pasnécessairement contradictoire – bien aucontraire – avec l'usage du son... Il y amoyen et il semble tout à fait profitabled'apprendre aux élèves à faire un usagesignificatif, phonologique du son. Ce faisant,on dépasse ce qu'on appelle traditionnel-lement l'apprentissage du «!déchiffrage!» etdes opérations mécaniques de segmenta-tion/fusion des sons.

2. Au-delà de la position rationaliste

Mais si vous êtes rationaliste, toute la

Page 10: Apprendre à lire La réconciliation du son, de la lettre et ...

Caractères n°2 2/2000

15

problématique qui vient d'être exposéerisque fort de vous laisser froid!: le seulproblème de l'apprenti–lecteur n'est–il pas –nous dit Smith – de fonder un systèmed'indices propres au langage écrit enfonction de différentes situations!? A cetégard, qu'on parle de «!sons!» ou de«!phonèmes!» (d'usage significatif du son) neferait qu'éluder le vrai problème del'apprentissage.

Il nous faut donc réfuter maintenant lathéorie rationaliste si nous voulons que toutce qui a été dit jusqu'à présent ait le moindresens.

Smith expliquait les observations deCattell par la capacité de l'esprit humain àfaire des économies perceptives, à négligerles éléments perceptifs inutiles, ceux qu'il estcapable de deviner. Théorie séduisante, maiseffectivement réfutable.

Expérience de David Zola

Zola observe les fixations de diverslecteurs experts dans la lecture de certainstextes. Il soumet plus tard ces mêmeslecteurs à une relecture de ces textes où il ainséré des coquilles d'imprimerie à desendroits où le contexte est suffisammentprédictible pour qu'elles ne posent aucunproblème de compréhension (exemple, dansune phrase telle que «!St Nicolas apportedes joucts aux enfants!»).

Son raisonnement : si l'hypothèse deSmith est correcte, si un lecteur experts'appuie au maximum sur ses connaissancespréalables pour faire une économie deperception, de telles coquilles ne devraientjamais handicaper le lecteur : il devraitpouvoir lire «!joucts!» aussi aisément que"jouets".

Or, que se passe–t–il!? Certes, denombreux lecteurs ne remarquent pasconsciemment les coquilles. Mais l'analysedes fixations montre que les yeux deslecteurs s'attardent sur les passages litigieux(refixations, fixations légèrement pluslongues, empans plus courts). Bref, toutmontre que «!joucts!» est perçu avec plus dedifficultés que «!jouets!».

Il semble donc que contrairement à ce queprétendait Smith, l'esprit humain n'est pascapable de sélectionner, selon son bon

vouloir, les perceptions qui l'arrangent.

Vers des modèles intégratifs

Comment, dès lors, expliquer qu'onprenne plus de temps à lire "joucts" que"jouets" tout en expliquant le phénomène del'influence du contexte sur la perception deslettres observé dans l'expérience de Cattell etles exemples que nous avons rapportés poursoutenir la théorie de Smith!? La théorie quidit qu'on part des lettres–sons ne peutrendre compte de l'expérience de Cattell nides autres phénomènes de devinettes. Lathéorie qui part du contexte–sens ne peutrendre compte de l'expérience de Zola.

C'est pourquoi, depuis presque unevingtaine d'années maintenant, lesmodélisations de l'acte lexique supposentque les divers niveaux de traitement dulangage (lettres, mots, phrases, textes)interviennent de manière SIMULTANEE,soit qu'il y ait interaction entre les diversniveaux d'information, soit qu'il y aitintégration de ces divers niveaux. Nous nerentrerons pas ici dans ces nuances entremodèle interactif et modèle intégratif6 – ellesn'ont pas beaucoup d'importance pour notrepropos.

Selon ce type de théorie, de modèle, si jeperçois plus vite «!des jouets!» que «!desjoucts!», c'est parce que dans la lecturej'utilise toutes les sources d'informationpossibles en parallèle : les informations surles lettres, sur les mots, sur la syntaxe, sur lecontexte (par ex. un dessin). Et plus j'aid'informations, plus vite j'aboutis à unedécision. Je peux certes arriver à la décisionque le "c" dans "des joucts" est en fait un« !e !», mais j 'ai pour cela moinsd'informations que s'il y avait eu vraimentun «!e!» et donc ma décision sera moinsrapide.

Infos sémantiques, syntaxique ficadeaux, jouets, trainInfos lettres voisines fi jou_tsInfos traits fi c/e

Le point commun avec la théorie deSmith, c'est qu'on admet que l'informationcontextuelle aide manifestement la lecture.Mais il y a deux grandes différences!: 6 Pour le modèle de intégratif, on se reportera àMassaro & Cohen (1991) ; pour le modèleinteractif, voir Rumelhart & McClelland (1986).

Page 11: Apprendre à lire La réconciliation du son, de la lettre et ...

Caractères n°2 2/2000

16

1/ La première différence, c'est qu'ondonne une autre explication à cette aide!: lecontexte ne permet pas de faire deséconomies perceptives, il permet au lecteurde disposer de plus d'informations ensimultanéité pour prendre une décisionrapide.

2/ Une seconde différence – corollaire dela première, mais capitale pour le problèmequi nous occupe – c'est qu'un modèle de cetype admet parfaitement que le lecteurpuisse s'aider aussi, en même temps,d'informations graphophonémiques... Dansnotre exemple, le groupe "–et" en finalecorrespond au phonème /e/ qui fait sensdans de nombreux mots. Dans la mesure oùcette information est utilisée en même tempsque toutes les autres informationssignificatives, est intégrée aux informationsgraphématiques, lexicales, syntaxiques,textuelles, il s'agit bien sûr d'un usage«!phonologique!» du son. Cet usage, parailleurs, parce qu’il intervient dans un cadreintégratif, ne se fait pas au détriment desautres types d’informations et ne vient pasfaire obstacle à l’apprentissage d’une lectureproprement orthographique!: pour l’essentiel,le code graphophonétique est utilisé pouridentifier des mots qu’on ne connaissait pasencore à l’écrit mais qu’on connaissait à l’oral,non comme l’outil essentiel de l’acte lexiqueproprement dit.

Conséquences pédagogiquesNos critiques, tant de l'empirisme que du

rationalisme, convergent donc. Ellesmontrent que l'opposition son–sens n'est pasthéoriquement fondée. Elles montrent queles deux écoles n'arrivent pas à pensercomment peut (et doit) se produire leurintégration. Il faut apprendre, à l’exemple dela linguiste «!structuraliste!», à penser unautre rapport entre sens et langage, à penserleur intrication. Le langage écrit est, commele langage oral, constitué d'éléments quin'ont pas de sens en eux–mêmes, mais quipermettent les différences de sens. A ce titre,chaque élément du langage ne peut être prisque comme partie qui collabore avecd'autres parties à ce tout qu'est le sens. Letout (le sens) naît de la coordination entre lesdifférentes parties. Pour réussir cettecoordination, l'apprenant doit apprendre àidentifier les parties tout en visant demanière simultanée leur «!au–delà!», tout en

cherchant les formes où elles prendront sens.

Réduire l’apprentissage de la lecture/écriture à l’apprentissage d’un codeconstitue dès lors une terrible simplificationau regard de la complexité fondamentaledes opérations cognitives qui sontimpliquées dans ces actes langagiers. De fait,l’initiation à cette complexité suppose quel’apprenant travaille d’entrée de jeu sur lalecture et l’écriture de textes, car c’est laseule manière pour qu’il apprenne quellessont les valeurs d’usage, fonctionnelles etsignificatives, des différents éléments dulangage écrit, en ce comprises les valeursphonologiques des lettres.

Comment aider l’enfant à entrer danscette complexité sans s’y perdre!? Dansl’optique traditionnelle, ce problème reçoitune réponse immédiate, puisqu’on est censéaller du simple au complexe. Mais ici!? Enfait, l’effort du pédagogue doit consister àassurer auprès de l’enfant un étayage à lagestion de cette complexité!: concrètement, ils’agita) de lui fournir des aides qui luipermettront de l ire et d’écrireimmédiatement des textes sans encoreconnaître les différents éléments de lalangue écrite!;b) de lui apprendre à se passer peu à peu deces aides grâce à l’enseignement progressifdes stratégies de lecture/écriture, autrementdit de la manière dont il peut utiliser demanière intégrée, pour faire du sens, lesinformations contextuelles, syntaxiques,lexicales, graphématiques, phonologiques.

Il va de soi que cet enseignement doit êtrepersonnalisé, autrement dit doit être moduléen fonction du niveau de développement dechaque enfant. Il s’agit de reconnaître quel’apprentissage de la lecture/écriture est, entant qu’apprentissage langagier, unapprentissage social qui ne peut se fonderque sur des interactions fines et adaptéesentre novices et experts. On rejoint ici laconception vygotskienne selon laquellel’enseignement doit être mené dans la zonede proche développement de l’enfant, c’est-à-dire en se fondant sur «!ce que l’enfant saitdéjà faire aujourd’hui en collaboration!»avec ses pairs et l’adulte. On sait en effet quepour Vygotsky «ce que l’enfant sait déjàfaire aujourd’hui en collaboration, il saura lefaire de façon autonome demain!» (1985, p.109).

Page 12: Apprendre à lire La réconciliation du son, de la lettre et ...

Caractères n°2 2/2000

17

Ce n’est certes pas une chose évidenteque d’imaginer et de mettre en place desdispositifs pédagogiques qui viennentrépondre à de telles exigences!! Noussommes par ailleurs persuadés qu’il n’y apas, en l’occurrence, une seule bonne façonde procéder. Aussi les illustrations qui vontsuivre ne sont-elles là que pour montrercomment il est possible de travailler sur destextes, de manière personnalisée et tout enenseignant aux enfants un usagephonologique des correspondances. Il s’agitdonc d’exemples plus que de situations«!exemplaires!». Le champ didactique etpédagogique qui s’ouvre, dès lors qu’onquitte une pensée duelle, nous paraîtparticulièrement riche de possibilités donton peut encore difficilement mesurer lesvertus relatives.

Pris sur le vifLes échanges que nous allons commenter

sont tous issus d’une même séance d’ateliersmenés dans une première année au mois dejanvier7. Il s’agit d’ateliers dits «!tournants!»!:chaque groupe, au cours de la semaine, a eul’occasion de réaliser les différentes tâches,entre 10H30 et midi. En l’occurrence, lesenfants sont répartis en 5 groupes de 4 ou 5membres. Cette semaine-là, les ateliers delecture qui étaient proposés aux enfantsétaient les suivants!:

1. Atelier «!cuisine!». Il s’agit de réaliserune recette de biscuits à la noix de coco.Les enfants disposent d’un grandpanneau reprenant la liste des ustensilesnécessaires ainsi que des ingrédients. Ilsdisposent chacun, par ailleurs, de larecette proprement dite.

2. Atelier de «!bricolage!». Il concerne laconfection d’un vitrail à «!ajours!». Lesenfants disposent d’un panneau avec lesmatériel nécessaire ainsi que d’un texteindiquant la marche à suivre.

3. Atelier de «!jardinage/bricolage!». Lesenfants doivent réaliser un semis decresson dans un pot de yaourt à décorer.Ici aussi les enfants disposent d’unpanneau détaillant le matériel et lesaccessoires nécessaires, ainsi que d’untexte indiquant la marche à suivre.

4. Atelier «!histoire». Le groupe est convié àlire une histoire illustrée («!Jeannot aimetrop les carottes!») comportant 7 dessinsaccompagnés chacun d’une bandelette«!texte!».

5. Atelier «!jeux de lecture!». Les enfantspratiquent un jeu de parcours qui leurpermet de revoir le matériel verbalrencontré dans une lecture collectiveprécédente.

On se reportera à la figure ci-dessous pourse faire une idée de l’organisation généralede la classe.

7. Ces échanges ont été filmés dans la classe de Mme Mélotte en 1992 au Lycée de Namur et peuvent êtrevisionnés dans le film Au pied de la lettre (Godenir et Terwagne, 1992)

Page 13: Apprendre à lire La réconciliation du son, de la lettre et ...

Caractères n°2 2/2000

18

Les enfants sont conviés à travailler de lamanière la plus autonome possible, encollaborant tous à la lecture de leurs textes eten recourant à toutes les informationspossibles pour résoudre leurs problèmes!: leprincipe est ici de faire «!flèche de toutbois!». L’institutrice a introduit le recoursaux «!sons!» en enseignant dès le mois denovembre la stratégie «!c’est comme dans…!»!:quand ils ne connaissent pas un mot, lesenfants sont encouragés à chercher un motconnu qui comporte des parties semblables àdes parties du mot recherché. Cette stratégiede l’analogie constitue dans cette classe lemoyen privilégié pour décrypter progressi-vement le code des correspondancesgraphophonétiques. Durant les ateliers,l’institutrice passe de groupe en groupe,assurant ainsi pour les enfants unealternance de tentatives de lectureautonomes et de moments de validation etd’enseignement.

1er extrait

Les enfants de l’atelier «Bricolage!» sont en train delire le panneau du matériel. Pour la mention «!De lacolle en tube!», un membre du groupe a proposécomme lecture «!De la colle en tout». Tous ne sont pasd’accord parce que «!ça n’a pas de sens!». Clothildeappelle l’institutrice à la rescousse.

L’institutrice (montrant le mot «!tube!»)!: C’estquoi, alors, ça!?Jacques!:!»Tout!».L’institutrice (air dubitatif)!: Ah… «!De la colle entout!»…Clothilde!: Non, y a pas «!tout!».L’institutrice ! : Y a pas «!tout!». On connaît«!tout!».Clothilde, elle dit!: ce n’est pas «!tout!», c’estsûr. Alors, c’est de la colle en… «!quoi!»!?Clothilde!: «!En tube!»!!L’institutrice!: Est-ce que ce serait bien «!tube!»!?Clothilde (cernant le «!tu!» de «!tube!»)!: Y a«!tu!»!!Clothilde!(cernant la fin du mot)!: Et il y a un«!be!» comme «!bébé!».

L’habitude qu’ont pris les enfants de lire«!pour le sens!» amène vite certains d’entreeux à s’interroger sur l’incohérence decertaines hypothèses. Mais on sent ici que lesenfants de ce groupe ne sont pas encoreprêts à percevoir par eux-mêmes où se situele problème, aveuglés qu’ils sont par laressemblance visuelle entre «!tube!» et«!tout!». L’intervention de l’institutrice

consiste ici, tout d’abord, à leur fairelocaliser le problème, à suggérer toutd’abord que «!tube!» est différent de «!tout!»,puis à les encourager à fonder leur lecturesur d’autres sources d’information. Elle leursuggère tout d’abord d’utiliser le contextesémantique. Clothilde va répondre à cettesuggestion grâce à sa connaissance del’expression «!colle en tube!». Maisl’institutrice ne s’arrête pas là!: elle lesengage à utiliser d’autres stratégiessusceptibles de confirmer cette hypothèse.Clothilde trouvera cette confirmation dansdes informations graphophonétiquesextraites par analogie avec d’autres motsconnus!: «!tu!» et «!be!» comme dans«!bébé!».

2e extrait

Les 4 enfants du groupe «!Histoire!» ont tenté dedécrypter la bandelette «!Petit lapin a faim. Ilpasse sous la grille.!» Mais ils butent sur le derniermot. Anne-Lyse pense qu’il pourrait s’agir du moi«!grise!», sur base du mot «!gris!» bien connu.Corinne ose l’hypothèse «!grille!», mais sans pouvoirse justifier.

L’institutrice!(écrit le mot «!grise!» à côté de labandelette. Elle s’adresse à Anne-Lyse qui a émiscette hypothèse)!: Montre ici (sur la bandelette) ceque tu vois qui est la même chose que dans «!grise!».Anne-Lyse délimite avec les mains «!gri!» dans«!grille!».L’institutrice!: Très bien. Donc, on est sur le bonchemin. C’est comme dans «!grise!». (S’adressant àCorinne!:) Maintenant, toi, tu dis que c’est quoi!?Corinne.!: Peut-être «!grille!».L’institutrice!: Peut-être «!grille!». Ah!! Est-ce quece serait possible, si on regarde le dessin!?Fabienne!: Oui!!L’institutrice!: Oui. Pourquoi oui, Fabienne!?Anne-Lyse.!: Oui, parce que là, il y a des grandesbarres en bois à côté de la niche du chien.(…)L’institutrice!: Va un peu montrer où il est écrit«!grille!», Fabienne. Montre un peu.Fabienne va délimiter le mot «!grille!».L’institutrice!: Voilà. D’accord!? Et tu vois,Fabienne, dans «!grille!», il y a un morceau commedans «!grise!»!; et si on cherche bien, ici au bout, est-ce que ça ne vous fait pas penser à un mot…!?Fabienne!: A «!chenille!»…Anne-Lyse!: A «!chenille!»…L’institutrice (enthousiaste)!: Oh!! elle l’a trouvé!!(À Fabienne!:) Bien, ma chérie!! C’est bien!! A«!chenille!»!! (Elle écrit le mot).

Page 14: Apprendre à lire La réconciliation du son, de la lettre et ...

Caractères n°2 2/2000

19

Les enfants connaissent le mot «!gris!».Mais ils ne peuvent pas pour autant exclurel’hypothèse «!grise!» à propos du mot«!grille!», puisqu’ils ne maîtrisent pas encorela valeur phonétique /z/ du «!s!», et que parailleurs ce «!s!» n’a aucune valeurphonétique dans «!gris!»!! Aussi l’institutriceécrit-elle le mot «!grise!» à la fois pour qu’ilscomprennent que cette hypothèse esterronée, mais aussi qu’il y a en elle quelquechose à garder.

Elle suppose que Corinne a utilisé lecontexte imagé et sémantique pour proposer«!grille!». C’est cette stratégie qu’elleexplicite d’abord pour les autres enfants. Etpuis, elle va plus loin et tente de montrer lapossibilité d’utiliser une analogie avec unmot connu («!chenille!») pour découvrir lafin de «!grille!». Elle adresse toutparticulièrement sa petite «!leçon!» àFabienne parce que celle-ci est une desquelques élèves de la classe à ne pas encorecomprendre à ce moment de l’année leprincipe de l’analogie!: elle n’a pas encoreconscience qu’un mot peut être décomposéen syllabes (orales et écrites). Ce n’est pas lapremière fois qu’elle tente d’expliquer cettestratégie à Fabienne, sans succès jusqu’alors.De là son grand bonheur devant la réponsede Fabienne!: cette dernière vient en effetd’accomplir un grand bond cognitif!: ellevient de prendre conscience de l’existenced’une unité intrasyllabique telle que la rime/ij/- «!ille!». On peut considérer qu’il s’agitlà d’une étape importante dans la capacité àsegmenter les mots en phonèmes (Goswami,1986, Treiman, 1989).

3e extrait

Nos précédents extraits concernent desinteractions guidées par l’institutrice. Maisquel type de travail les enfants peuvent-ilsmener en toute autonomie pendant qu’elles’occupe d’un autre groupe!?

Tandis que l’institutrice intervient dans un autreatelier, les enfants du groupe «!histoire!» commencentà travailler seuls sur la phrase suivante!: «!Le chien avu le lapin. Il bondit. Le lapin se sauve.!»

Corinne (à haute voix pour les autres, et enmontrant chaque mot du doigt)!: «!Le chien a vu…le lapin…!»Anne-Lyse!: Ah!! elle a dit «!vu!»!!Corinne!: Ben, c’est «!vu!»!!Anne-Lyse!: Non, c’est «!va!».Béatrice!: C’est «!vu!», puisqu’il y a un «!U!»!!

Corinne!: On dirait!: «!Le chien….!»Anne-Lyse!: On dirait «!va!», mais c’est «!vu!»…Corinne!: On dirait!: «!Le chien a… va… le lapin!»!?Anne-Lyse!:«!Vu!», que j’ai dit…Corinne!: Ah!!

Remarquons tout d’abord à quel point lesenfants se sont approprié la démarcheenseignée par l’institutrice!: ils émettent deshypothèses et les vérifient en utilisant toutesles informations disponibles!:

1. Corinne, par exemple, lit correctement lemot «!vu!», mais Anne-Lyse contestecette lecture. Elle croit reconnaître (demanière purement visuelle) le mot«!va!».

2. Béatrice apporte une vérificationgraphophonétique à l’hypothèse «!vu!»en identifiant le graphophonème «!u!».

3. Corinne montre, elle, l’incompatibilité del’hypothèse «!va!» avec le contextesémantique de la phrase.

4. Il ne reste plus à Anne-Lyse qu’à rendreles armes (même si c’est avec unecertaine mauvaise foi!!)

Certes, une élève comme Fabienne n’estpas intervenue directement dans ce «!conflitsocio-cognitif!» - et c’est d’ailleurs la raisonessentielle pour laquelle les interventionspersonnalisées de l’institutrice dans lesgroupes restent indispensables. Cela ne veutpas dire pour autant que Fabienne ait perduson temps à écouter les propositions deCorinne et les doutes ou approbations deAnne-Lyse. C’est en effet pour ellel’occasion de mieux comprendre la manièredont l’activité de lecture, en tant querésolution de problème, est gérée par lesautres.

ConclusionSur la manière d’aborder la question de

l’apprentissage de la lecture, le XXe siècle aconnu, avons-nous dit, deux grandespériodes!: celle des méthodologistesd’abord, celle des chercheurs psycho-linguistes et cognitivistes ensuite. L’unecomme l’autre ont accrédité l’idée qu’ilsuffisait, pour déterminer la meilleureméthode d’apprentissage possible, d’appli-quer des conceptions a priori sur l’appren-tissage ou sur la lecture!: le bonapprentissage est-il global ou analytico-synthétique!? La lecture est-elle gouvernée

Page 15: Apprendre à lire La réconciliation du son, de la lettre et ...

Caractères n°2 2/2000

20

par le sens ou par le code!? Tant qu’on pensequ’il est possible de répondre à de tellesquestions, les interrogations méthodolo-giques restent de nature relativementlimitée. La fin du XXe siècle s’est peut-êtreouverte sur une troisième période où l’oncommence à mettre en évidence le fait1°) que les questions sur l’apprentissage etsur la lecture/écriture s’avèrent nettementmoins tranchées et beaucoup pluscomplexes!;2°) que si nous voulons progresser dansl’apprentissage de la lecture/écriture, nousne pouvons pas faire l’économie derecherches proprement didactiques sur lespratiques de classes.

Sur ce dernier point, nous ne sommesencore qu’au commencement.

Bibliographie

Cattell,J.M.(1887/1947). The inertia of eye andbrain. In A.T.Poffenberger (Ed.), James McKeenCattell : Man of science (Vol.1:Psychologicalresearch, pp.26–40). Lancaster, PA: SciencePress.

Chall, J. (1967). Learning to read – The great debate.New York : McGraw–Hill.

Chauveau, G., Rémond, M. & Rogovas-Chauveau, E. (1992). L’enfant apprenti lecteur.Paris : L’Harmattan.

Cunningham, A.E. (1990). Explicit versus implicitinstruction in phonemic awareness. Journal ofexperimental child psychology, 50 (429-444).

Freinet, C. (1975). La méthode naturelle I.L'apprentissage de la langue. Verviers, Belgique:Marabout.

Glazer, S. M. (1995), Do I have to give up phonicsto be a whole language teacher ? ReadingToday, 12, 4, p.3.

Godenir, A. & Terwagne, S. (1992). Au pied de lalettre. Vidéo et brochure. Bruxelles!:Organisation des études.

Goswami, U. (1986). Children’s use of analogy inlearning to read!: A developmental study.Journal of Expérimental Child Psychology, 42, 72-83.

Hamaïde, A. (1922). La méthode Decroly.Delachaux et Niestlé.

Hatcher, P., Hulme, C. , Ellis, W. (1994),Ameliorating early reading failure byintegrating the teaching of reading andphonological skills : The phonological linkagehypothesis. Child Development, 65, 41-57.

Jagger, J.H. (1929). The sentence method ofteaching reading, Grant Educational.

Jakobson, R. (1976). Six leçons sur le son et lesens. Paris, Ed. de Minuit.

Javal, E. (1905/1978). Physiologie de la lecture et del’écriture. Paris!: Retz-C.P.E.L.

Massaro,D.W. & Cohen,M.M. (1991). Integrationversus interactive activation : the jointinfluence of stimulus and context inperception. Cognitive Psychology, 23, 558–614.

Morais, J. (1994), L’art de lire. Paris : Odile Jacob.Rumelhart,D.E. & Mcclelland,J.L.(1986). Parallel

distributed processing : Explorations in themicrostructure of cognition (Vol.1). Cambridge,MA : MIT Press.

Smith,F.(1971). Understanding Reading. NewYork!: Holt.trad.: Devenir lecteur. Paris : Colin–Bourrelier.1986.

Snowling, M. & Frith, U. (1981). The role ofsound, shape and orthographic cues in earlyreading. British Journal of Psychology, 72,83–87.

Taylor, B.M., Pearson, P.D., Clark, K.F. &Walpole, S. (1999). Effective schools/accomplished teachers. The Reading Teacher,53, 2, 156-159.

Terwagne, S. (1993), Le son et le sens dansl’apprentissage initial de la lecture. Éducationet formation, 230, 57-66.

Treiman, R. (1989). Le rôle des unitésintrasyllabiques dans l’apprentissage de lalecture. L. Rieben & C. ¨Perfetti, L’apprentilecteur (241-262). Delachaux et Niestlé.

Vygotsky, L.S. (1985). Le problème del’enseignement et du développement mentalà l’âge scolaire. In B. Schneuwly & J.P.Bronckart, Vygotsky aujourd’hui. Delachaux etNiestlé.

Zola, D. (1984). Redundancy and wordperception during reading. Perception &Psychophysics, 36, 277–284.