Apel L'Éthique Du Discours Comme Éthique de La Responsabilité
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L'éthique du discours comme éthique de la responsabilité : une transformation postmétaphysiquede l'éthique kantienneAuthor(s): Karl Otto ApelSource: Revue de Métaphysique et de Morale, 98e Année, No. 4, Numéro du centenaireMétaphysique et Morale (Octobre-Décembre 1993), pp. 505-537Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40903300Accessed: 04-03-2016 06:15 UTC
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L'éthique du discours
comme éthique de la responsabilité :
une transformation postmétaphysique
de l'éthique kantienne*
L'éthique du discours opère une transformation postmétaphysique de l'éthique
kantienne. Dans sa version pragmatico-transcendantale, cette éthique met au
jour les présuppositions de toute communication : elle peut ainsi effectuer une
fondation ultime de son propre principe et mettre en évidence le langage comme
medium de la fondation concrète des normes morales. Mais contrairement à
l'éthique kantienne, l'éthique du discours est également une éthique de la res-
ponsabilité reliée à l'histoire, en ce qu'elle tient compte des limites que les
situations concrètes peuvent imposer à l'application des normes morales.
Discourse ethics is intended to bring about a post-metaphysical transformation
of Kantian ethics. The transcendental-pragmatic version of discourse ethics exposes
the presuppositions of all communication, and in so doing it provides an ulti-
mate grounding for its own principle, and reveals the way in which language
serves as a medium for a concrete foundation of moral norms. But unlike Kant's
theory, discourse ethics is also an ft ethics of responsability ": one which takes
account of real world historical contexts, while at the same time recognizing
that there are limits to the sorts of concrete situations in which moral norms
can be applied.
* Cet article est la traduction du texte intitulé « Diskursethik als Verantwortungsethik
- eine postmetaphysische Transformation der Ethik Kants », paru in Raul Fornet-
Betancourt (éd.), Ethik und Befreiung, Aachen, Verlag der Augustinus-Buchhandlung,
Concórdia, Reihe Monographien 4, 1990, p. 10-40.
Revue de Métaphysique et de Morale, N° 4/1993 505
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I. La conception pragmatico-transcendantale de l'éthique du discours
Au cours des dernières années, le terme « éthique du discours » (Dis-
kursethik) est devenu courant chez les philosophes allemands pour dési-
gner le projet d'une fondation de l'éthique, tel que Jürgen Habermas
et moi-même le défendons conjointement dans ses grandes lignes1. Par
le passé, j'ai personnellement utilisé les termes « éthique de la connais-
sance » et « éthique de la communauté communicationnelle idéale »2,
mais en fait, je préfère maintenant parler d'une « éthique du discours »,
et ceci pour deux raisons principales. Premièrement, ce titre renvoie à
une forme particulière de la communication - soit le discours argumen-
tatif - en tant que medium de la fondation concrète des normes ; deuxiè-
mement, il renvoie au fait que c'est le discours argumentatif - et pas
n'importe quelle forme de communication dans le monde de la vie -
qui contient Va priori rationnel de fondation pour le principe de l'éthique.
En premier lieu, j'aimerais aborder ces deux dimensions caractéristiques
de l'éthique du discours. (Après ce qui vient d'être dit, on comprendra
que Γ « éthique du discours » ou « éthique de la communication » ne
signifie pas uniquement une éthique particulière, laquelle ne s'applique-
rait qu'aux discours ou à la communication langagière.)
A d 1 : Le premier aspect concerne la spécificité des discours argumen-
tatifs comme medium indispensable de la fondation des normes pouvant
susciter un consensus, aussi bien en morale que dans la sphère du droit.
Présentemient, c'est cet aspect que l'on évoque le plus souvent quand
on mentionne le titre « éthique du discours ». Il s'agit là d'un point
qui peut être compris intuitivement, particulièrement si l'on réalise qu'une
morale de « l'usage reçu », une morale rattachée aux liens interperson-
nels étroits et dans laquelle toutes les normes sont quasi évidentes pour
l'individu, n'est certainement plus suffisante de nos jours. En effet, pour
la première fois dans l'histoire de l'humanité, il s'agit aujourd'hui
d'assumer une responsabilité solidaire face aux conséquences directes et
indirectes des activités collectives de l'être humain à l'échelle mondiale
1. Cf. J. Habermas, « Diskursethik - Notizen zu einem Begründungsprogramm », in
Idem, Moralbewußtsein und kommunikatives Handeln, Frankfurt am Main, Suhrkamp,
1983, p. 53-126 (trad. fr. Morale et communication : conscience morale et activité commu-
nicationnelle, par C. Bouchindhomme, Paris, Cerf, 1986).
2. Cf. Κ. -O. Apel, « Das Apnon der Kommunikationsgemeinschaft und die Grundlagen
der Ethik », in idem, Transformation der Philosophie, Frankfurt am Main, Suhrkamp,
1973, t. II, p. 358-436 (trad. fr. L'éthique à l'âge de la science. L'a. priori de la commu-
nauté communicationnelle et les fondements de l'éthique, par R. Lellouche et I. Mittman,
Presses Universitaires de Lille, 1986).
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(y compris la politique sociale, économique, culturelle et celle qui touche
la science) sont discutés à tous les niveaux de la politique municipale,
nationale et internationale, pour en arriver à une régulation normative
ayant plus ou moins une force contraignante (verbindlich) sous la forme
d'ententes, de résolutions et de contrats.
A l'égard de ces entretiens, il devient de nos jours particulièrement
compréhensible qu'une macroéthique adaptée à notre époque désigne les
discours comme le medium de l'organisation coopérative de la responsa-
bilité solidaire, et ainsi comme le medium de la fondation ou de la justi-
fication des normes morales et juridiques.
Ad 2 : Toutefois, je considère que ceci ne présente qu'une partie de
l'éthique du discours, soit pour ainsi dire sa dimension esotérique. Sa
dimension esotérique et proprement philosophique consiste en ceci que
l'idée du discours argumentatif - l'idée de son indépassabilité (Nichthin-
tergehbarkeit) pour toute pensée élevant une prétention à la validité -
doit également permettre la fondation ultime (Letzbegründung) du prin-
cipe éthique par lequel tous les discours argumentatif s, en tant que dis-
cours pratiques de la fondation des normes, doivent toujours avoir été
guidés. Mais si l'on veut rendre compréhensible cette prétention esoté-
rique de l'éthique du discours, il ne suffit pas d'indiquer les avantages
et le caractère indispensable des discours comme mediums de la fonda-
tion des normes.
Les représentants d'une ancienne éthique des principes, liée à Kant,
ont par exemple indiqué à bon droit que les discours pratiques de la
fondation des normes, tels qu'ils sont exigés par l'éthique du discours,
présupposent déjà eux-mêmes un principe éthique, lequel peut servir de
critère formel pour évaluer la procédure et les résultats escomptés de
ces discours5. En effet, on ne saurait tout bonnement qualifier de dis-
cours pratiques, au sens que j'ai évoqué précédemment, tous les entre-
tiens et toutes les conférences qui ont lieu de nos jours et au cours desquels
on tente d'en arriver à des accords ayant une force normative contrai-
gnante. La plupart d'entre eux ont plus ou moins le caractère de négocia-
tions où l'objet de la discussion n'est pas tant Y aptitude qu'auront les
solutions des problèmes à susciter le consensus chez toutes les personnes
concernées, mais plutôt leur aptitude à susciter le concensus chez les par-
tenaires qui prennent part à la négociation; et cette aptitude ne s'appuie
pas uniquement sur des arguments valides, mais beaucoup plus sur les
5. Cf. par exemple le texte de O. Hoffe, op. cit. {cf. la note 1), Studientexte, t. II,
p. 540 sq., ainsi que ma réponse Ibid., p. 620.
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offres avantageuses et sur les menaces de préjudice qui sont caractéristi-
ques du discours de négociation. On peut concéder que la plupart des
négociations - mais pas toutes - sont préférables à la violence mani-
feste; cependant, il faut reconnaître qu'un consensus obtenu aux dépens
d'un tiers, ou même sur la base du chantage, ne présente pas un résultat
éthiquement souhaitable des discours pratiques.
Dans cette mesure, face à ceux qui s'inspirent de Kant pour critiquer
l'éthique du discours, on peut concéder dès le départ que les discours
postulés, en tant que mediums de la procédure visant la fondation des
normes, présupposent déjà eux-mêmes un principe qui a la valeur d'un
critère éthique. Ce principe permet de distinguer a priori les procédures
et les résultats escomptés de ces discours, et d'autre part les pratiques
et les résultats de discours qui sont douteux au plan éthique. Pourtant,
Y éthique du discours ne pourrait nullement concéder à l'ancienne éthique
des principes le fait que la question du principe servant de critère aux
discours pratiques doive nous ramener en delà du principe du discours
lui-même, par exemple à une fondation précommunicationnelle de la loi
morale (Sittengesetz) reliée à l'individu autarcique, comme Kant avait
tenté de le faire. Bien au contraire : selon moi, Γ « éthique du discours »
mérite son nom uniquement parce qu'elle peut élever la prétention de
mettre au jour un a priori indépassable de toute pensée philosophique,
par le moyen du discours de l'argumentation reflexive6. Cet a priori
contient également la reconnaissance d'un principe qui peut servir de critère
à l'éthique.
A mon avis, cette prétention de l'éthique du discours relève strictement
de la philosophie transcendantale', celle-ci doit assurément être comprise
au sens d'une transformation et d'un acquittement, par la pragmatique
du langage, de la prétention à une fondation transcendantale ultime de
la loi morale, cette prétention que Kant avait élevée sans lui-même la
réaliser. Kant n'a pu fournir cette fondation transcendantale ultime de
la loi morale qu'il avait d'abord réclamée, mais qu'il avait ensuite aban-
donnée au profit du simple établissement d'un « fait (Faktum) évident
de la raison (pratique) »; je crois qu'il n'a pu le faire parce qu'il a pris
pour point de départ un principe rationnel subjectif, au sens du « solip-
sisme méthodique ». La discussion actuelle entourant l'éthique du dis-
cours montre bien que cet aspect n'a pas encore été suffisamment explicité.
Je ne peux l'aborder ici que fort brièvement et sous une forme très asser-
torique.
6. Cf. D. Böhler, op. cit., Studientexte, t. II, p. 326 sq.
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Considérons ceci : le principe du « je pense », qui marque selon Kant
- mais déjà chez Descartes et encore chez Husserl - le point indépas-
sable de la réflexion transcendant aie, ce « je pense » ne permet par lui-
même aucune fondation transcendantale de l'éthique. II ne peut même
pas fournir la base servant à la constitution du sens de la question concer-
nant la loi morale, tout simplement parce qu'une loi morale - à la dif-
férence d'une loi naturelle - prend manifestement son sens dans la
régulation des relations intersubjectives au sein d'une pluralité de sujets7.
Toutefois, une dimension transcendantale de Γ inter subjectivité, par
exemple de la nécessité de la communication comme condition de possi-
bilité de l'entente langagière avec autrui, n'est pas contenue dans le prin-
cipe transcendantal kantien du « je pense ». Les autres Je, que l'on devrait
déjà présupposer comme cosujets de la connaissance des objets média-
tisée par la communication, ces autres Je n'interviennent absolument pas
dans une fonction transcendantale chez Kant; ou bien ils doivent être
« constitués » comme objets du Je-sujet au sens d'objets du monde de
l'expérience - comme c'est encore le cas chez Husserl8 - , ou bien -
comme c'est le cas dans l'éthique kantienne - ils doivent être admis
comme des êtres non pas transcendantaux mais plutôt comme des êtres
métaphysiques et intelligibles, de purs êtres rationnels qui forment avec
Dieu le « règne des fins »9.
Kant doit en effet recourir à ce « règne des fins » métaphysique (et
au règne des êtres rationnels comme êtres qui constituent en eux-mêmes
une fin), dans le but de penser Yautonomie de la volonté moralement
bonne comme « ratio essendi » de la loi morale. C'est-à-dire qu'il ne
peut dégager la liberté et l'autonomie du sujet de l'agir moral à partir
du principe transcendantal voulant que cette liberté appartienne elle aussi
aux conditions de sens de la pensée en tant qu'argumentation, à ces condi-
tions qui ne peuvent être contestées sans que l'on tombe dans la contra-
diction. Dans le sens de la « Dialectique transcendantale » de la Critique
de la raison pure, Kant doit plutôt présupposer uniquement une liberté
métaphysique « pensable » des êtres intelligibles, des purs êtres ration-
7. Cf. W. Kuhlmann, « Solipsismus in Kants praktischer Philosophie und die Diskurse-
thik », in Κ. -Ο. Apel/R. Pozzo (éd.), Zur Rekonstruktion der praktischen Philosophe.
Gedenkschrift für Karl-Heinz Uting, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann/Holzboog, 1990.
8. Cf. Ε. Husserl, Cartesianische Meditationen und Pariser Vorträge, éd. par S. Strasser,
Den Haag, Martinus Nijhoff, 21963, V. Meditation (trad. fr. Méditations cartésiennes, par
G. Pfeiffer et Ε. Lévinas, Paris, Vrin, 1980).
9. Cf. I. Kant, Grundlegung zur Metaphysik der Sitten, in Werke, Akad. Ausgabe, Berlin,
1968, t. IV, p. 433 sq. (trad. fr. Fondements de la métaphysique des mœurs, par V. Delbos
et F. Alquié, in Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, Coll. « La Pléiade », 1985, p. 299-300 sq.
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nels, et non pas une liberté « connaissable » ou démontrable, s'il veut
rendre compréhensible l'autonomie morale de l'être humain. Mais cela
signifie d'une part qu'il doit radicalement séparer V autonomie de la volonté
moralement bonne et la volonté de l'être humain fini, livré à ses inclina-
tions, et ceci bien qu'il reconnaisse simultanément qu'une loi morale en
tant que loi du devoir-être (Sollen) ne peut pourtant avoir de sens que
pour un être doté d'intérêts et d'inclinations. D'autre part, en vue de
sa fondation ultime de la loi morale, Kant sait bien, et il le souligne lui-
même, qu'il doit avoir recours à une liberté métaphysique et à une auto-
nomie de la volonté qui ne peuvent se prêter à une connaissance ou à
une démonstration. Conformément au « primat de la raison pratique »
selon Kant, la certitude pratique de la liberté et de Y autonomie doit donc
être dérivée du « devoir-être » inscrit dans la loi morale, que l'on présup-
pose elle-même comme valide à titre de « ratio cognoscendi »; il s'agit
donc de ce même devoir-être dont la propre validité ne devait être fondée
que par la liberté au sens de la raison autonome et législatrice. Ici se
referme le cercle qui contraint Kant, dès le début de la Critique de la
raison pratique, à abandonner la fondation transcendantale de la validité
de la loi morale telle qu'il l'avait auparavant réclamée dans les Fonde-
ments de la métaphysique des mœurs; au lieu de cette fondation, il devra
se contenter d'établir simplement un « fait de la raison » évident10.
La fondation transcendantale ultime de l'éthique au sens des présup-
posés de Kant a donc abouti à un échec. Il nous reste maintenant à
montrer si - ou dans quelle mesure - une transformation de la philoso-
phie transcendantale au sens de la pragmatique transcendantale, laquelle
transformation remplace Va priori indépassable du « je pense » par Va
priori du « j'argumente », peut effectuer la fondation ultime de l'éthique
que Kant n'a pas su mener à bien.
A mon avis, la transformation de la philosphie transcendantale au
moyen de la pragmatique du langage peut montrer deux choses : premiè-
rement, elle peut montrer que dans la pensée publique et dans la pensée
empiriquement solitaire, nous devons constamment présupposer les condi-
tions normatives de possibilité d'un discours argumentatif idéal comme
la seule condition pensable de l'acquittement (Einlösung) de nos préten-
tions normatives à la validité; deuxièmement, elle peut aussi montrer
qu'ainsi nous avons déjà reconnu, implicitement et de façon nécessaire,
le principe d'une éthique du discours.
10. Cf. I. Kant, Kritik der praktischen Vernunft, Akad.- Ausgabe, t. V, p. 46 sq. (trad,
fr. Critique de la raison pratique, par L. Ferry et H. Wismann, in Œuvres, t. II, p. 663 sq.).
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J'aimerais maintenant expliciter très brièvement cette thèse fondamen-
tale d'une éthique du discours comprise au sens de la pragmatique
transcendantale11. Dès le départ, je prends pour acquis qu'en philoso-
phie, V argumentation - tout comme ce qui s'exprime en elle, soit la
pensée qui élève des prétentions à la validité - est indépassable (nich-
thintergehbar). Le discours argumentatif ne peut donc être refusé par
un sceptique ou un relativiste au sens où cela constituerait un argument
contre la possibilité d'une fondation philosophique ultime. D'un scep-
tique qui n'argumente pas, nous ne pourrions absolument rien savoir.
Naturellement, je présuppose également que le discours philosophique
indépassable est sérieux et qu'il n'est pas restreint thématiquement. Ainsi,
il doit être clair pour tous les partenaires que le discours a pour fonction
d'élaborer des solutions ayant une force contraignante, à l'égard de toute
question pensable qui peut surgir dans le monde de la vie. Il ne s'agit
donc pas d'un jeu anodin et sans conséquences, mais plutôt de la seule
possibilité offerte aux humains de résoudre des conflits sans violence,
par exemple des conflits portant sur des prétentions à la validité12. De
plus, on doit également présupposer que tous les partenaires du discours
sont en principe intéressés à solutionner toutes les questions pensables
concernant les problèmes de validité, et qu'ils ne désirent pas instrumen-
taliser le discours avec d'autres partenaires, afin de poursuivre unique-
ment leurs propres fins, comme c'est le cas par exemple si l'on exploite
le savoir des experts au sein d'un discours qu'on limite de façon straté-
11. A ce sujet, voir les précisions de W. Kuhlmann, « Ist eine philosophische Letztbe-
gründung moralischer Normen möglich? », in Funkkolleg...: Studientexte (voir la note 3),
t. II, p. 572-605; Κ. -Ο. Apel, « Das Problem der Begründung einer Verantwortungsethik
im Zeitalter der Wissenschaft », in E. Braun (éd.), Wissenschaft und Ethik, Frankfurt
am Main, Lang, 1986, p. 11-52, ainsi que Idem, « Grenzen der Diskursethik? », in Zeitsch-
rift für philosophische Forschung 40 (1986), p. 3-31 (trad. fr. « L'éthique de la discussion :
sa portée, ses limites », par C. Bouchindhomme, in A. Jacob (éd.), Encyclopédie philoso-
phique universelle, t. 1, Paris, P. U. F., 1989, p. 154-165).
12. Pour une discussion de l'objection selon laquelle les présuppositions morales inévita-
bles et incontestables du discours « déchargé de l'action » n'auraient aucune pertinence
pour le règlement argumentatif de conflits d'intérêts à l'extérieur du discours, on pourra
consulter les travaux suivants : K.-O. Apel, « Warum transzendentale Sprachpragmatik?
Bemerkungen zu H. Krings "Empirie und Apriori - zum Verständnis von Transzendental-
philosophie und Sprachpragmatik" », in H. M. Baumgartner (éd.), Freiheit als praktis-
ches Prinzip, Festschr. f. H. Krings, Freiburg/München, Alber, 1979, p. 13-43; Idem, « Läßt
sich ethische Vernunft von strategischer Zweckrationalität unterscheiden?, in W. van
Reuen/K. -O. Apel (éd.), Rationales Handeln und Gesellschaftstheorie, Bochum, Germinal-
Verlag, 1984, p. 23-80; Idem, « Faktische Anerkennung oder einsehbar notwendige Aner-
kennung? Beruht der Ansatz der transzendentalpragmatischen Diskursethik auf einem intel-
lektualistichen Fehlschluß?, in K.-O. Apel/R. Pozzo (éd.), Zur Rekonstruktion der
praktischen Philosophie... {cf. la note 7).
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gique. Autrement dit, il faut donc présupposer qu'en principe, dans un
discours philosophique, tous les partenaires partagent toujours l'ensemble
des problèmes pensables, y compris celui de savoir s'il y a un principe
de la morale qui possède une force contraignante. Par le fait même,
il faut donc également présupposer que tous les partenaires ont un intérêt
à solutionner les problèmes d'une façon telle que ces solutions puissent
s'avérer aptes à susciter le consensus au sein d'une communauté commu-
nicationnelle illimitée et idéale13. Et c'est précisément cela que l'on est
en droit de présupposer si la question concernant la possibilité d'une
fondation ultime rationnelle de l'éthique est amenée sérieusement. Dans
cette mesure, la question sérieusement posée contient déjà, de manière
implicite, les conditions de possibilité de sa réponse. Voilà en quoi consiste
13. L'intuition fondamentale de l'éthique du discours est parfois mal comprise : une
illustration caractéristique nous en est fournie par A. Leist (« Diesseits der "Transzenden-
talpragmatik": gibt es sprachpragmatische Argumente für Moral? », in Zeitschrift für phi-
losophische Forschung 43 (1989), p. 301-317), lorsque ce dernier présente des contre-exemples
empiriques dans lesquels les conditions normatives de possibilité d'un discours sans réserve
et illimité, destiné à la formation d'un consensus, ne sont pas réalisées : c'est le cas du
chantage exercé sur un scientifique par des terroristes ou des détenteurs du pouvoir poli-
tique, ou celui d'un « discours » mené par un raciste blanc face à un Noir, sans que le
Blanc soit prêt à remettre en question, de façon discursive, ses préjugés. - Ces exemples
empiriques de « discours », que l'on pourrait multiplier à l'infini, me semblent extrême-
ment pertinents dans le cadre de la problématique de Γ application de l'éthique du discours
(on consultera ce qui est dit dans cet article au sujet de la partie « Β » de l'éthique ).
Cependant, ces exemples n'ont aucune pertinence à l'égard de la situation de fondation
de l'éthique du discours (la « situation originelle », pour ainsi dire) telle que la conçoit
la pragmatique transcendantale, situation qui précède d'ailleurs toute distinction - devant
elle-même être fondée au sein d'un discours - entre les discours argumentatifs « théo-
rique » et « pratique ».
La réponse reflexive fournie par la fondation ultime repose sur le présupposé dialogique
de la question sérieusement posée, au sens de la disposition, dénuée de toute restriction
et de toute réserve, à établir une entente au sujet de prétentions à la validité. Une réponse
ne peut être donnée, d'autant plus que cela ne serait pas nécessaire, à une question posée
en un autre sens que celui-ci (cela constituerait un contresens pragmatique). Ainsi, il n'est
absolument pas possible de donner une réponse à une personne qui renoncerait au discours ;
c'est ainsi que je comprends, à la différence de Leist, l'attitude des Athéniens lors de leurs
« négociations » avec les Méliens, telle que la décrit Thucydide. Mais quelqu'un qui, d'entrée
de jeu, renonce au discours portant sur des prétentions à la validité et adopte le point de
vue du pouvoir, ne peut lui-même argumenter - tout aussi peu que celui que l'on peut
apparemment considérer comme un sceptique et qui, en principe, se tait par prudence. Dans
tous ces cas, le partenaire qui doit être pris en considération selon l'éthique du discours
n'est pas le partenaire fictif, le partenaire apparemment possible du discours (celui qui exerce
un chantage, le raciste, le partenaire de la négociation qui adopte le point de vue du pouvoir),
mais uniquement celui qui - au sein d'un discours argumentatif dont on peut supposer
qu'il ne cache aucune restriction et aucune réserve - fait intervenir les partenaires fictifs
à titre d'exemples, donc dans ce cas-ci, Anton Leist lui-même. Tout dépend de sa « stricte
réflexion ». Et finalement, comme le disait Wittgenstein : « II doit toujours y avoir un bon
ange , et ceci justement au sein du discours philosophique.
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le point capital d'une fondation reflexive ultime de l'éthique14. Mais
quelles sont donc ces présuppositions pertinentes en éthique que nous
avons nécessairement déjà reconnues, nous qui argumentons sérieu-
sement ?
A mon avis, si nous argumentons sérieusement au sens qui vient d'être
indiqué, nous avons toujours déjà reconnu, nécessairement, que nous
sommes membres d'une communauté d'argumentation réelle, puis d'une
communauté d'argumentation idéale anticipée de manière contref actuelle.
Au sens premier d'une communauté réelle, nous devons présupposer tout
ce que l'herméneutique philosophique et la pragmatique philosophique
du langage nous ont révélé au sujet de la précompréhension du monde
et de Y accord avec autrui, ces dimensions socio-culturelles et historique-
ment conditionnées étant les conditions de départ de tout discours concret ;
ceci contient également des présupposés comme ceux d'un ordre moral
(Sittlichkeit) concret, conditionné socio-culturellement et historiquement.
Ces présupposés sont ceux que, de nos jours, reconnaissent pleinement
les néo-pragmatistes et les néo-aristotéliciens herméneutes et pragma-
tistes - comme par exemple Gadamer, Maclntire, Williams et Rorty -
lorsqu'ils parlent d'une « base consensuelle historiquement contin-
gente »15. Mais il en va autrement du présupposé d'une communauté
idéale d'argumentation, anticipée contref actuellement. En ce sens (un sens
qui échappe souvent à l'herméneutique et à la pragmatique du langage
s 'inspirant de Heidegger et de Wittgenstein), celui qui argumente sérieu-
sement, qu'il en convienne ou non, doit recourir aux conditions et aux
présuppositions idéales et universellement valides de la communication
dans une communauté communicationnelle idéale. Il y a des présupposés
moralement pertinents qui appartiennent également à ces conditions : ce
sont notamment les présupposés des normes idéalement et universelle-
ment valides de la communication dans une communauté communica-
tionnelle idéale. Il y a des présupposés moralement pertinents qui
14. Cf. W. Kuhlmann, Reflexive Letztbegründung. Untersuchungen zur Transzendental-
pragmatik, Freiburg-München, Alber, 1986.
η. uj. n.-u. UADAMER, wanmeit una Metnoae, luoingen, Monr, iyou, iyo (traa.
fr. Vérité et méthode, par Etienne Sacre, Paris, Seuil, 1976); Idem, « Über die Möglichkeit
einer philosophischen Ethik », in Kleine Schriften I, Tübingen, Mohr, 1967, p. 179 sq.
(trad. fr. « Sur la possibilité d'une éthique philosophique », par P. Fruchon, in Archives
de philosophie, 34 (1971), p. 393-408); B. Williams, Ethics and the Limits of Philosophy,
London, 1985; A. MacIntyre, After Virtue. A study in moral theory, London, Duck-
worth, 31985; Idem, Whose Justice? Which Rationality?, London, Duckworth, 1988;
R. Rorty, Contingency, Irony, and Solidarity, Cambridge Univ. Press, 1989. Voir mes
remarques critiques à propos de ces textes in K.-O. Apel, Diskurs und Verantwortung {cf.
note 3).
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L'éthique du discours comme éthique de la responsabilité
appartiennent également à ces conditions : ce sont notamment les présup-
posés des normes idéalement et universellement valides. De quoi s'agit-il?
Chaque question sérieuse implique que nous présupposions déjà, au
plan du discours philosophique, une co-responsabilité - la nôtre et celle
de tous les partenaires potentiels du discours - face à la solution de
tous les problèmes qui peuvent être résolus dans le discours. Cela concerne
également les problèmes qui, dans le monde de la vie - s'il est pensé
sans la forme reflexive du discours - ne pourraient être résolus que
par le combat ou par des négociations stratégiques. De plus, avec chaque
argument sérieux qui anticipe nolens volens des rapports idéaux de com-
munication, nous avons toujours déjà reconnu non seulement la co-
responsabilité mais également Y égalité principiei le des droits de tous les
partenaires de la communication. Car il est en effet nécessaire que nous
admettions toujours déjà, comme but du discours, Y aptitude (universelle)
à susciter le consensus de la part de toutes les solutions aux problèmes,
ainsi par exemple de toutes les solutions ayant une force contraignante,
face aux problèmes de la fondation des normes.
Ces présupposés de Γ argumentation sont inévitables - c'est-à-dire qu'ils
ne peuvent être contestés sans que l'on tombe dans Γ autocontradiction
performative - et selon moi, ils contiennent implicitement un principe
de l'éthique du discours; il s'agit d'un principe qui peut être compris
comme une transformation postmétaphysique du principe d'universalisa-
tion en éthique - donc de Y impératif catégorique - formulé pour la
première fois par Kant.
Le point central de cette transformation est le suivant : la place de
Y aptitude des maximes de l'action à devenir une loi (Gesetzestauglich-
keit) - aptitude qui, d'après Kant, doit être voulue par l'individu -
est prise par Vidée régulatrice de Y aptitude de toutes les normes valides
à susciter un consensus chez tous ceux qui sont concernés; cette idée
régulatrice doit être acceptée par tous les individus comme ayant une
force contraignante et ceux-ci doivent s'efforcer de la réaliser approxima-
tivement dans le discours réel. D'après l'éthique du discours, cette apti-
tude universelle à susciter le consensus contient Y accomplissement du sens
et la concrétisation de la détermination kantienne de l'aptitude de la
maxime à valoir comme loi, au niveau de Y inter subjectivité. C'est dans
une certaine mesure le déchiffrement postmétaphysique, mais que l'on
peut fonder de façon pragmatico-transcendantale, du « règne des fins »
au sens d'une idée régulatrice de la communication humaine.
La fondation ultime pragmatico-transcendantale du principe d'univer-
salisation en éthique, telle que je viens de l'esquisser, peut être atteinte
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Karl Otto Apel
par le biais d'une réflexion sur les présupposés de l'argumentation que
l'on ne peut contester sans tomber dans Γ autocontradiction performa-
tive; or, cette fondation ultime pourrait même être comprise comme le
déchiffrement du sens de la fondation ultime telle que Kant l'a simple-
ment suggérée. Si nous lisons la formule kantienne de l'évidence du « fait
de la raison » comme une expression ayant le sens d'un parfait aprio-
rique (apriorisches Perfekt), nous pouvons alors dire que le fait évident
de la raison consiste justement en ceci : si nous argumentons, nous avons
toujours déjà reconnu, en même temps que la raison communicationnelle
comme rationalité discursive, la validité de la loi morale sous la forme
du principe éthique du discours.
II. L'éthique du discours en tant qu'éthique de la responsabilité reliée
à l'histoire (geschichtsbezogene Verantwortungsethik)
Dans la première partie, j'ai présenté une introduction et une explica-
tion du concept et aussi du principe de l'éthique du discours. Après l'intro-
duction, ceux qui ont tenté de saisir la pertinence de cette conception
auront certainement rencontré plus de problèmes qu'ils n'en auront résolus.
Au cours des dernières années, on a formulé de nombreuses questions
et naturellement des objections, soit à l'égard de la fondation (ration-
nelle) et - avant tout - à l'égard de Yapplication possible de cette
conception. J'aimerais maintenant tenter de répondre aux questions et
aux objections qui, à mes yeux, demeurent les plus importantes. Pour
ce faire, je partirai d'une division architectonique qui, à mon avis, découle
elle-même de la transformation pragmatico-transcendantale des présup-
posés métaphysiques de l'éthique kantienne.
Je distingue, au sein de l'éthique du discours, une partie fondation-
nelle abstraite « A » et une partie fondationnelle reliée à l'histoire, soit
la partie « Β »; à l'intérieur de la partie « A », je distingue à nouveau
le plan de la fondation ultime pragmatico-transcendantale du principe
de la fondation des normes et en second lieu, le plan de la fondation
des normes reliées à des situations, dans les discours pratiques exigés
par le principe.
La distinction des deux plans à l'intérieur de la partie fondationnelle
« A » résulte elle-même de la transformation de l'éthique kantienne. Le
principe de l'éthique du discours, que l'on peut fonder ultimement, exige
que les personnes concernées (ou à tout le moins, leurs représentants)
participent aux discours réels portant sur la formation d'un consensus
à propos des normes concrètes acceptables. Comme des discours réels
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L'éthique du discours comme éthique de la responsabilité
sont exigés par le principe de l'éthique du discours, ce dernier principe
ne doit être lui-même qu'un pur principe régissant les procédures discur-
sives, et il ne permet pas la déduction de normes ou de devoirs liés à
des situations précises. L'éthique du discours délègue donc la fondation
concrète des normes aux personnes elles-mêmes concernées, afin d'assurer
un maximum de conformité à la situation, en même temps que Y exhaus-
tion du principe d'universalisation relié au discours. Ainsi, la fondation
concrète des normes reste ouverte à la considération du savoir des experts
sur les conséquences directes et indirectes prévisibles qui sont normale-
ment rattachées au fait de suivre ces normes. De cette façon, les normes
reliées aux situations deviennent évidemment les résultats révisables d'une
procédure faillible de fondation ; seul le principe de la procédure, lui-
même fondé de manière pragmatico-transcendantale et contenant les condi-
tions de sens d'une révision possible des normes, conserve toujours sa
validité inconditionnelle. Il forme également un étalon de mesure nor-
matif constant - une idée régulatrice - pour l'institutionnalisation néces-
saire des discours pratiques destinés à la fondation des normes et
possiblement à leur « application ».
Il m'est impossible d'en dire ici plus long sur la problématique de
la différenciation et de l'institutionnalisation possibles des discours prati-
ques. Dans le contexte qui est le nôtre, il est plus important de clarifier
dès le départ ceci : de par son idée même, la procédure publique et dis-
cursive de la fondation des normes universellement aptes à susciter un
consensus doit également former l'étalon de mesure des discours de la
conscience morale empiriquement solitaire de l'individu in foro interno.
Le test de l'aptitude à susciter un consensus, que l'on peut effectuer
par une expérience de pensée, prend dans une certaine mesure la place
de la procédure du test, telle que Kant l'avait suggérée avec son impératif
catégorique.
A ce point précis, le kantisme orthodoxe pourrait estimer que l'objec-
tion suivante puisse être élevée. L'éthique du discours exige des discours
réels destinés à la formation des consensus, ces discours réels étant alors
considérés comme l'accomplissement optimal du principe de l'aptitude
des maximes des actions à devenir des lois universelles (donc du principe
de la recherche de normes pouvant être universalisées); quel sens cela
peut-il bien avoir de dépasser Kant et d'exiger de tels discours réels, si
l'aptitude des normes à susciter un consensus peut être examinée par
l'individu au moyen d'une expérience de pensée, tout comme il semble
que l'aptitude des maximes de l'action à devenir une loi doive, selon
Kant, être examinée? Il semble bien que l'éthique du discours place l'indi-
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Karl Otto Apel
vidu devant un dilemne. Ou bien, premièrement, le consensus réel des
personnes concernées, avec son résultat factuel, devient le critère de la
validité d'une norme (et ainsi de la maxime d'une action, conçue comme
norme valide), et ce consensus ne peut plus être remplacé correctement
par une expérience de pensée in foro interno; l'individu ne pourrait aucu-
nement remettre en question ce consensus réel en faisant appel à Γ auto-
nomie de sa conscience. Ceci semble impliquer une rechute collectiviste
ou communautariste derrière le paradigme kantien de l'autonomie. Ou
bien, deuxièmement, le paradigme de l'autonomie reste en vigueur et l'indi-
vidu peut en principe remettre en question tout résultat factuel de la
formation réelle d'un consensus, en se basant sur le résultat atteint en
faisant en pensée l'expérience de l'universalisation; c'est alors l'exigence
spécifique de l'éthique du discours, soit celle d'un consensus réel entre
les personnes concernées (ou celles qui les représentent), qui devient
superflue.
Je crois que cet apparent dilemne peut être résolu de la manière sui-
vante : le postulat de la formation du consensus, tel que le conçoit
l'éthique du discours, vise une solution procédurale qui vient se situer
pour ainsi dire entre le collectivisme-communautarisme et l'autonomisme
monologique de la conscience. L3 autonomie de la conscience morale de
l'individu est intégralement maintenue dans la mesure où cet individu,
d'entrée de jeu, conçoit son autonomie (au sens du paradigme de Γ inter-
subjectivité ou de la réciprocité) comme l'accord possible, qui doit être
atteint, avec le consensus définitif de la communauté communication-
nelle idéale. En ce sens, il peut et il doit en principe jauger, et possible-
ment remettre en question, tout résultat factuel de la formation réelle
d'un consensus, selon sa propre conception d'un consensus idéal. D'autre
part, l'individu ne doit cependant pas, en principe, renoncer au discours
réel de la formation d'un consensus, ni interrompre celui-ci en faisant
appel au point de vue subjectif de sa conscience morale. Loin de faire
valoir par là son autonomie, il manifesterait plutôt son idiosyncrasie cogni-
tive et volitive. Par le biais du « sic jubeo, sic ν olio » de l'appel à la
conscience, il « foule aux pieds la racine de l'humanité », comme le remar-
quait Hegel avec raison16.
Toutefois, Hegel s'est empressé de modifier une nouvelle fois le lien de la
16. Cf. G. W. F. Hegel, Phänomenologie des Geistes, hrsg. ν. Ε. Moldenhauer u. K. M.
Michel, Frankfurt am Main, Suhrkamp, p. 64 sq. (trad. fr. Phénoménologie de l'esprit,
t. 1, par J. Hippolyte, Paris, Aubier, 1941, p. 59 sq.); Idem, Grundlinien der Philosophie
des Rechts, § 137 et 139 (trad. fr. Principes de la philosophie du droit ou Droit naturel
et science de l'État en abrégé, par R. Derathé, Paris, Vrin, 21982).
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L'éthique du discours comme éthique de la responsabilité
de la conscience morale individuelle à l'humanité, lorsqu'il a dénié à
l'individu le droit de faire des réserves, en se basant sur sa conscience
morale, à l'égard de l'ordre moral substantiel (substantielle Sittlichkeit)
de l'État17. Même s'il voulait sauver le telos de Puniversalisme de la
liberté par le biais du progrès de la succession des États, Hegel emprun-
tait alors le chemin menant à l'abandon de l'universalisme kantien en
faveur de la substantialité, chemin qui est aujourd'hui poursuivi par le
« communautarisme » néo-aristotélicien18. Je considère que l'éthique du
discours peut être comprise comme une tentative de médiation entre les
positions kantienne et hégélienne, sur la nouvelle base d'un paradigme
intersubjectiviste de la transcendant alité.
Voilà donc ce qu'il en est de la partie fondationnelle « A » de l'éthique
du discours. J'aimerais maintenant élaborer plus longuement la distinc-
tion, que je juge nécessaire, entre une partie fondationnelle « A » et une
partie fondationnelle « Β » au sein de l'éthique du discours. Nous verrons
que cette distinction, laquelle doit accorder à l'éthique du discours la
qualité d'une éthique de la responsabilité reliée à l'histoire, permet de
dépasser Kant et avec lui, le concept classique d'une éthique déontique
des principes.
II. 1. Première introduction de la distinction entre la partie A et la partie Β
de l'éthique du discours : l'éthique du discours en tant qu'éthique
des principes non pas abstraite, mais reliée à l'histoire
Si l'on prend pour acquis, comme je l'ai fait, que le « règne des fins »
de Kant présente dans une certaine mesure la préfiguration métaphysique
de /'a priori de la communauté communicationnelle idéale, on doit alors
faire le constat suivant : l'éthique du discours ne s'appuie pas unique-
ment sur l'analogue pragmatico-transcendantal du « règne des fins » -
soit sur la communauté communicationnelle idéale anticipée contrefac-
tuellement - , mais elle s'appuie également sur Va priori de la « facti-
cité » de la communauté communicationnelle réelle, c'est-à-dire sur une
forme socio-culturelle de vie, à laquelle chaque destinataire de l'éthique
appartient toujours déjà en vertu de son identité contingente, soit en
vertu de sa naissance et de sa socialisation. A mon avis, cette différence
par rapport à Kant résulte du fait que la pragmatique transcendantale,
17. Au sujet du rapport entre l'autonomie de la conscience et l'histoire de la philosophie,
voir D. Böhler in Funkkolleg: Praktische Philosophie /Ethik, {cf. la note 3), t. II, p. 347 sq.
18. Voir par exemple les travaux de A. Maclntvre {cf. la note 15).
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Karl Otto Apel
en tant que théorie postmétaphysique, veut naturellement éviter le dua-
lisme kantien de la doctrine quasi platonicienne ou augustinienne des
deux règnes ; elle veut également éviter la conception, appartenant à cette
doctrine et porteuse de paradoxes, de l'être humain « citoyen de deux
mondes ». Elle le fait cependant sans vouloir désavouer le contenu phé-
noménal de vérité propre à la conception dualiste, par exemple le phéno-
mène de la tension possible entre le devoir et Pinclination. La pragmatique
transcendantale, comme je l'ai indiqué auparavant, s'appuie plutôt sur
l'intuition kantienne voulant qu'une éthique du devoir-être ne peut en
général avoir de sens que pour un être qui - tout comme l'être humain
fini - n'est ni un pur être rationnel, ni - comme les animaux - un
pur être de sensibilité ou de pulsions.
Dans une certaine mesure, l'acceptation de Va priori intersubjectif n'a
été préfigurée par Kant que dans le « règne des fins » métaphysique;
à mon avis, il résulte cependant de notre perspective de départ que cette
acceptation doit d'entrée de jeu être mise en valeur dans Γ entrecroise-
ment pragmatico-transcendantal de Γα priori de la communauté commu-
nicationnelle idéale anticipée, et de la communauté communicationnelle
réelle, historiquement conditionnée. On doit pour ainsi dire se baser sur
une conception qui se trouve en deçà de l'idéalisme et du matérialisme
métaphysiques et selon laquelle Va priori de l'idéalité et Va priori de
la facticité, tout comme leur constellation historique, sont pris en consi-
dération.
Cette conception d'un ut priori quasi dialectique a toutefois une consé-
quence sur la fondation ultime de l'éthique, et il s'agit d'une conséquence
que je n'ai pas encore fait valoir dans l'explication donnée jusqu'ici de
la transformation (pragmatico-transcendantale) de la philosophie kantienne.
En effet, ce qui doit être pris en considération dès l'étape de la fondation
ultime du principe de l'éthique, ce n'est pas à proprement parler la seule
norme fondamentale de la fondation consensuelle des normes, telle qu'elle
est reconnue dans Γ anticipation contractuelle des rapports communica-
tionnels idéaux, mais également, et en même temps, la norme fondamen-
tale de la responsabilité reliée à l'histoire - et même la norme du souci
- face à la conservation des conditions naturelles de la vie et des acquis
historico-culturels de la communauté communicationnelle réelle qui existe
actuellement dans les faits. En particulier, il faut considérer précisément
les acquis culturels auxquels nous devons la possibilité qui est nôtre de
prendre part, dans les faits, aux discours argument atif s portant sur la
fondation consensuelle des normes. Nous pouvons alors présupposer non
seulement que les conditions idéales du discours doivent être anticipées
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L'éthique du discours comme éthique de la responsabilité
de manière contref actuelle, mais également que ces conditions sont déjà
suffisamment remplies pour que devienne possible une fondation post-
conventionnelle des normes morales, sur la base d'un principe du dis-
cours universellement valide.
Si Va priori de la communauté communicationnelle présupposé dans
l'éthique du discours devait être conçu seulement à partir de la perspec-
tive métaphysique kantienne du « règne des fins », alors les critiques qui
ne peuvent discerner en cela qu'un utopisme - possiblement dangereux - ,
auraient bien raison : ces critiques se retrouvent chez les nombreux prag-
matistes qui, justement de nos jours, voudraient abandonner dans son
ensemble le projet d'une éthique universellement valide des principes, au
profit d'une éthique néo-aristotélicienne ou d'une éthique sceptique néo-
hégélienne de l'assurance et du renforcement réflexifs d'un ordre moral
régional, particulier et lié aux traditions, ainsi que de sa base consen-
suelle simplement historique et contingente19. En contrepartie, une
éthique du discours fondée sur Va priori dialectique de la communauté
communicationnelle peut tout d'abord faire valoir que dès le départ, elle
prend en considération les intuitions de Y herméneutique philosophique
portant sur Va priori de la « facticité » et de Γ « historicité » de l'être-
au-monde humain (Heidegger), ainsi que sur Va priori de l'appartenance
nécessaire à une « forme de vie » socio-culturelle déterminée (Wittgens-
tein). Bien sûr, elle le fait sans perdre de vue et sans ignorer Va priori
non contingent des présuppositions rationnelles universelles du discours
argumentatif, contrairement à ce qui se produit généralement de nos jours,
à la suite de Heidegger et du dernier Wittgenstein.
Bien plus : l'éthique du discours, qui reçoit l'héritage de Heidegger,
Gadamer, Peirce, G. H. Mead et Wittgenstein dans une version
herméneutico-transcendantale ou pragmatico-transcendantale, tient à
insister sur la constatation suivante : la vision aujourd'hui possible d'un
a priori non contingent du discours argumentatif, d'un a priori qui rend
tout d'abord possible la philosophie et la science, cette vision représente
elle-même un fait historique qui appartient à notre héritage culturel. Dans
cette mesure, la vision d'un α priori universaliste du discours appartient
également aux acquis de l'évolution culturelle à l'égard desquels, si nous
argumentons sérieusement, nous avons déjà reconnu notre obligation de
les préserver et de les conserver (Bewahrungsverpflichtung). Mais nous
ne pouvons satisfaire à cette obligation que si, au moment d'effectuer
19. Voir les travaux mentionnés à la note 15.
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Karl Otto Apel
une reconstruction de l'histoire humaine culturelle et sociale, nous recon-
naissons à Va priori du discours, en tant que « fait de la raison », le
statut d'un étalon de mesure normatif et téléologique.
Il est manifestement incontestable que nous devons reconstruire l'his-
toire humaine sociale et culturelle d'une telle façon que nous puissions
rendre compréhensible le présupposé normatif de notre reconstruction
- soit justement Va priori du discours, qui appartient aujourd'hui à
la facticité de notre ère-au-monde - comme étant lui-même un résultat
de l'histoire. Cela exige une construction postérieure interne, rationnelle-
ment comprehensive et evaluative de l'histoire selon l'idée régulatrice du
but atteint - au moins partiellement - , soit l'établissement du principe
du discours. Une telle reconstruction interne doit toujours avoir préséance
sur Y explication externe de l'histoire à partir de motifs ne s 'exerçant que
de façon causale et n'ayant qu'une légitimité complémentaire (par exemple
la volonté de pouvoir, les pulsions sexuelles, les facteurs économiques
de base, etc.), et elle doit également avoir préséance sur l'explication
purement fonctionnelle et systémique de la rationalité humaine ou des
processus historiques de rationalisation. On peut montrer que toute déro-
gation à cette priorité de la reconstruction normative et rationnelle mène
à une autocontradiction performative chez ceux qui opèrent cette recons-
truction, car ces derniers ne sont alors plus en mesure d'accorder une
place à leur propre activité dans l'histoire. C'est ce que j'ai nommé le
principe d'auto-intégration (Selbsteinholungsprinzip) dans les sciences
sociales et les sciences historiques critiques20. (Curieusement, ce ne sont
pas seulement les réductionnistes naturalistes des temps modernes - depuis
Hobbes - qui ont dérogé au principe d'auto-intégration, mais justement
ceux que l'on nomme aujourd'hui les postmodernistes et qui, par excès
de confiance et dans leur plaisir du paradoxe, s'appuient sur l'art Nietz-
chéen du démasquage de la raison morale et de toutes les autres formes
de la raison.)21
Considérant l'explication donnée jusqu'ici de Γα priori quasi dialec-
tique de l'entrecroisement unissant les communautés communicationnelles
20. Cf. K.-O. Apel, Diskurs and Verantwortung, Sachregister.
21. Cf. J. Habermas, Der philosophische Diskurs der Moderne, Frankfurt am Main,
Suhrkamp, 1985 (trad. fr. Le discours philosophique de la modernité, par C. Bouchin-
dhomme et R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988), et K.-O. Apel, « Die Herausforderung
der totalen Vernunftkritik und das Programm einer philosophischen Theorie der Rationali-
tätstypen », in Concórdia 11 (1987), p. 2-23 (trad. fr. « Esquisse d'une théorie philoso- phique des types de rationalité. Le défi d'une critique totale de la raison », par
C. Bouchindhomme, in Le Débat, mars-avril 1988, n° 49, p. 141-163).
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idéale et réelle, il en résulte maintenant une conséquence qui, selon moi,
nous mène à la division architectonique de l'éthique en une partie « A »
et une partie « Β ».
// est évident que l'éthique du discours - à la différence de Kant
- ne doit pas avoir comme point de départ l'idéal normatif des êtres
rationnels purs ou d'une communauté idéale d'êtres rationnels, en consi-
dérant ces êtres et cette communauté comme séparés de la réalité et de
l'histoire. A mon avis, la conséquence méthodologique suivante découle
de cette évidence : à la différence d'une éthique des principes d'origine
kantienne qui serait purement déontologique, l'éthique du discours ne
doit pas partir d'un point de vue abstrait et extérieur à l'histoire, ni
d'un point zéro de l'histoire. Elle doit plutôt tenir compte du fait que
l'histoire humaine - y compris l'histoire de la morale et du droit -
a toujours déjà commencé, et que la fondation de normes concrètes,
sans parler de leur application reliée à des situations, peut et doit tou-
jours se rattacher à l'ordre moral concrétisé historiquement dans les
diverses formes de vie. Toutefois, l'éthique du discours ne peut ni ne
veut en aucune façon abandonner le point de vue universaliste du devoir-
être (Sollen) idéal atteint par Kant. En fait, comme nous l'avons indiqué,
elle est en mesure de fournir pour la première fois une fondation ultime
du principe d'universalisation en éthique, au moyen d'un déchiffrement
pragmatico-transcendantal de ce qui est, dans une certaine mesure et
a priori, le « fait de la raison ».
Selon moi, il s'ensuit que l'éthique du discours doit tout d'abord -
c'est-à-dire dans sa partie fondationnelle « A » - expliciter la transfor-
mation du principe kantien d'universalisation de l'éthique déontique,
comme je l'ai mentionné auparavant : il s'agit de la fondation d'un prin-
cipe formel de procédure, donc d'une métanorme régissant la fondation
discursive des normes universellement aptes à susciter le consensus. Mais
l'éthique du discours, au sens d'une éthique de la responsabilité reliée
à l'histoire, doit en même temps établir clairement, dans une partie fon-
dationnelle « Β », comment son exigence de fondation consensuelle des
normes peut se rattacher aux circonstances factuelles prévalant dans les
situations données.
A mon avis, il est justifié de prévoir une partie fondationnelle spéciale
de l'éthique pour accomplir cette tâche, au lieu de la mettre simplement
au même niveau que le problème traditionnel de l'application des normes
morales, c'est-à-dire le problème de la « phronesis » ou de la « faculté
de juger » au sens d'Aristote ou de Kant. Car Va priori dialectique de
l'entrecroisement exige un lien avec une histoire qui doit être reconstruite
Revue de Métaphysique et de Morale, N° 4/1993 523
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Karl Otto Apel
de façon critique, et cette exigence d'un lien avec l'histoire dépasse de
beaucoup la problématique normale de la phronesis ou de la faculté de
juger, du moins au sens suivant : pour relier la fondation consensuelle
des normes à l'histoire, on ne peut avoir recours aux coutumes conven-
tionnelles de l'application, telles qu'elles appartiennent à l'ordre moral
conventionnel de la « polis » au sens d'Aristote, et on ne peut non plus
- comme le faisait Kant - confier simplement à la faculté de juger
de l'homme commun l'application responsable d'une moralité des prin-
cipes (Prinzipien-Moralität) qui est extrêmement abstraite et donc fort
incisive à l'égard de l'ordre moral conventionnel, à cet homme commun
qui, selon Kant, doit savoir ce qu'il a à faire même s'il possède peu
de perspicacité et de science, sans parler des « discours d'applica-
tions »22.
Ces premières indications concernant le problème d'un lien avec l'his-
toire nous révèlent qu'il y a là une tâche devant être aujourd'hui résolue,
autant que possible, au sein des discours réels : ces discours - tout comme
les discours de la fondation des normes qui doivent faire valoir le prin-
cipe d'universalisation - doivent aussi intégrer le savoir des experts sur
les faits pertinents à la situation. Ceci nous fait entrevoir la possibilité
et même la nécessité d'une coopération entre la philosophie et les sciences
empiriques selon deux dimensions qui sont prescrites par la structure du
temps. D'une part, il s'agit d'une coopération avec les sciences de la
nature et les sciences sociales qui sont en mesure de nous fournir un
savoir pertinent, de nature prospective, et facilitant notre orientation :
pensons par exemple aux pronostics conditionnels portant sur les effets
directs et indirects probables résultant des décisions, des ententes et des
nouvelles lois, ainsi qu'aux prédictions fondées sur des stimulations de
scénarios et autres procédés semblables. D'autre part, au moyen d'une
coopération avec les sciences sociales et historiques, donc avec les sciences
empirico-reconstructives (herméneutiques au plan interne et explicatives
au plan externe), il s'agit de reconstruire la situation historique concrète
à laquelle une application politiquement responsable (au sens large) de
l'éthique du discours doit se rattacher, en s'insérant chaque fois dans
une forme de vie particulière. Tout comme il importe alors d'établir un
lien avec les institutions (avant tout celles du droit), les principes éthiques
doivent également être mis en relation avec l'état de la conscience morale
dans chaque situation, état qui peut d'ailleurs être reconstruit dans une
22. Cf. I. Kant, Grundlegung zur Metaphysik der Sitten, Vorrede (trad. fr. Fondements
de la métaphysique des mœurs, Préface).
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L'éthique du discours comme éthique de la responsabilité
perspective socio-historique. A titre d'exemple, un modèle relativement
élaboré de coopération possible entre Véthique philosophique et les sciences
sociales nous est fourni par la tentative de structurer non seulement Y onto-
genèse de la conscience morale, mais également sa phylogénèse (qui est
rattachée à l'ontogenèse par une interdépendance), à l'aide de la théorie
des niveaux de la conscience morale, formulée par Piaget et Kohlberg23.
De cette façon, il deviendrait même possible de traiter le problème de
la transition historique à une morale postconventionnelle comme le pro-
blème d'une éthique du discours informée au plan scientifique.
Mais il ne faut pas passer sous silence le fait que les indications four-
nies jusqu'ici sur le thème de la médiation, reliée à l'histoire, entre le
principe idéal universaliste propre à l'éthique du discours et la situation
concrète de la communauté communicationnelle réelle, n'a aucunement
fait ressortir de manière adéquate le défi qui réside dans ce problème
pour toute éthique abstraite des principes. En ce sens, je n'ai pas encore
complètement explicité le motif qui m'a amené à distinguer la partie fon-
dationnelle « A » et la partie fondationnelle « Β » à l'intérieur de l'éthique
du discours.
II. 2. Seconde introduction de la distinction entre la partie A et la partie Β
de l'éthique du discours : l'éthique du discours en tant qu'éthique
postwébérienne et en tant qu'éthique de la responsabilité reliée à
l'histoire
Mis en relation avec la logique du développement de la conscience
morale selon Piaget et Kohlberg, notre problème peut être formulé comme
suit : la dépendance de Y ontogenèse de la moralité (Moralität) indivi-
duelle envers la phylogénèse de l'ordre moral humain semble se présenter
sous une double forme. D'une part, comme l'a constaté Kohlberg, le
développement de la compétence morale de jugement (plus précisément :
23. A ce sujet, voir L. Kohlberg, The Philosophy of Moral Development, San Fran-
cisco, Harper et Row, 1981; J. Habermas, Zur Rekonstruktion des historischen Materia-
lismus, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1976 (en particulier le chap. 2); Κ. Eder, Die
Entstehung staatlich organisierter Gesellschaften, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1976;
Idem, Geschichte als Lernprozeß, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1985 ; V. Edels-
tein/J. Habermas (éd.), Soziale Interaktion und soziales Verstehen. Beiträge zur Entwick-
lung der Interaktionskompetenz, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1984;
F. Oser/R. Falke/O. Hoffe (éd.), Transformation und Entwicklung, Frankfurt am Main,
Suhrkamp, 1986; K.-O. Apel, « Die transzendentalpragmatische Begründung der Kommu-
nikationsethik und das Problem der höchsten Stufe einer Entwicklung des moralischen Bewußt-
seins », in Diskurs und Verantwortung {cf. la note 3), p. 306-369.
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Karl Otto Apel
le degré de développement que l'individu peut atteindre) est dépendant
du processus de socialisation et donc du niveau phylogénétique de déve-
loppement de l'ordre moral collectif. (Dans une société tribale où la forme
organisationnelle de l'État est encore absente, on ne peut attendre de
l'individu qu'il atteigne une compétence morale de jugement au sens du
niveau 4 (« law and order »); dans une société où n'a eu lieu aucune
remise en question des institutions au sens de Γ Aufklärung rationnelle,
on ne peut normalement s'attendre à ce que la compétence de jugement
d'un individu atteigne les niveaux postconventionnels.) Mais cette dépen-
dance, si elle s'avère pertinente au plan pédagogique, n'est cependant
pas décisive à l'égard de notre problème; elle n'a pas empêché et elle
a même contribué à ce que dans certaines sociétés modernes ayant franchi
l'étape des Lumières (Aufklärung), certaines parties de la population aient
atteint les niveaux de la morale postconventionnelle, bien que la majeure
partie de la population en soit restée aux niveaux 3 et 4, selon l'évalua-
tion de Kohlberg.
Cependant, une seconde forme de dépendance s'avère décisive pour
notre problème : il s'agit de la dépendance des conditions d'application
de la compétence morale et justement de la compétence morale postcon-
ventionnelle - atteinte par certaines parties de la population mondiale
- à l'égard du niveau de Vordre moral collectif et particulièrement
à l'égard du niveau des institutions juridiques et de leur efficacité
ou de leur acceptation sociale. Prenons un exemple : comment un
individu doit-il appliquer la compétence d'une morale de type « law
and order » - par exemple la morale d'un employé de l'État fidèle
à son devoir - dans une société où l'État de droit n'est pas encore
réalisé ou ne fonctionne pas? Doit-il par exemple, au détriment de
sa famille qui est dans la nécessité, renoncer à tirer illégalement profit
de sa position ou à utiliser des méthodes de corruption, si personne
autour de lui ne renonce aussi à le faire? Doit-il payer honnêtement
ses impôts si les autres ne le font pas? Un politicien doit-il appliquer
le principe normatif de la solution des conflits, tel que proposé par
l'éthique du discours, s'il se trouve au milieu d'une guerre civile ou
dans l'état de nature qui règne encore aujourd'hui entre les États?
Peut-il et doit-il, par exemple au niveau des négociations, renoncer
de lui-même à la rationalité instrumentale et stratégique propre à celui
qui représente les intérêts d 'autrui, afin de réorienter la discussion
dans le sens de l'éthique du discours et de ses normes prescrivant
la formation purement argumentative du consensus au sujet des préten-
tions à la validité?
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L'éthique du discours comme éthique de la responsabilité
A mon avis, la réponse à ces questions ne peut être que la suivante :
l'individu ne peut faire une telle chose sans échouer dans son action
et il ne doit pas non plus la faire, si l'on admet qu'en règle générale
il n'agit pas seulement pour lui-même, mais qu'il doit défendre un système
d 'autoconservation (Selbstbehauptungssystem) dont il est garant, par
exemple une famille, un groupe d'intérêts ou un État. En d'autres termes :
on ne peut moralement exiger de lui qu'il doive agir selon un principe
moral inconditionnellement valide sans évaluer de façon responsable les
résultats prévisibles et les conséquences indirectes de son action. Ceci
constitue le point central, bien connu, de la distinction entre une « éthique
de la conviction » (Gesinnungsethik) et une « éthique de la responsabi-
lité » (Verantwortungsethik) que Max Weber a fait valoir notamment
contre l'éthique du Sermon sur la Montagne et contre Kant24. Nous
pourrions tenter de reformuler ce point central au sens de notre problé-
matique d'une médiation entre l'éthique des principes et l'histoire : le
conflit opposant l'éthique de la conviction et l'éthique de la responsabi-
lité (et des conséquences) surgit toujours au moment où les conditions
sociales d'application propres à un niveau déterminé de la compétence
morale de jugement ne sont pas encore réalisées.
Si nous formulons ainsi le problème de Weber, nous voyons immédia-
tement que ce dilemne a très peu de poids aux niveaux conventionnels
du développement moral (c'est-à-dire aux noyaux 3 et 4 selon Kohlberg).
A ces niveaux, soit dans la morale archaïque des ordres sociaux consan-
guins, tout comme dans la morale domestique (Binnenmoral) du type
« law and order » dans les sociétés étatiquement organisées avant l'étape
des Lumières, les conditions d'application de la morale sont apparues
avec cette morale elle-même; d'où le fait que les coutumes régissant l'appli-
cation sont jusqu'à un certain point « entremêlées » au sens des normes
elles-mêmes, dans le cadre d'une forme de vie, comme Wittgenstein l'a
supposé pour toutes les règles.
Hegel a dépeint ces circonstances de façon plus concrète quand il a
précisé les caractéristiques de Γ « ordre moral substantiel naïf » (unbe-
fangene substantielle Sittlichkeit) des Grecs avant l'arrivée de Socrate.
Les critères d'application de la morale sont dans une certaine mesure
intégrés à Γ « esprit » de cet ordre moral. C'est sur cela que repose le
24. Cf. Max Weber, «Politik als Beruf», in Ges. polit. Schriften, Tübingen, 21985
(trad. fr. Le savant et le politique, Paris, Pion, 1959); Idem, Ges. Aufs, zur Religionssozio-
logie, t. I, Tübingen, 1972, p. 554; W. Schluchter, Rationalismus als Weltbeherrschung.
Studien zu Max Weber, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1990, p. 55 sq.
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Karl Otto Apel
fait que « Γ esprit inculte ne se conforme pas au contenu de sa conscience
tel qu'il lui apparaît dans cette conscience, mais qu'il est en même temps,
pour lui, en tant qu'esprit, un contenu dépassé, - en d'autres termes
que lui, en tant qu'esprit, corrige ce qui est inadéquat dans sa
conscience [...]. Par exemple, dans la conscience, ce commandement a
la valeur d'un devoir : "Tu ne tueras pas", il est loi universelle; si cette
conscience est interrogée, elle énonce cette loi comme un commandement.
Mais la même conscience, si elle n'est pas habitée par l'esprit de lâcheté,
s'élancera en temps de guerre sur l'ennemi avec vaillance et le tuera;
si on lui demande alors si c'est un commandement de tuer ses ennemis,
elle l'affirmera [...]. Mais si elle se trouve engagée dans des querelles
avec des adversaires privés, dans des antagonismes personnels, ce com-
mandement de tuer ses ennemis ne lui viendra pas à l'esprit. Ce que
nous pouvons donc appeler esprit, c'est ce qui lui fait ainsi penser à
une chose au moment opportun et à la chose opposée également au
moment opportun; elle est esprit, mais c'est une conscience non spiri-
tuelle »25.
Selon Hegel, Γ « esprit non cultivé » de Vordre moral substantiel naïf
contient toujours déjà, pour ainsi dire, le savoir sur les exceptions à
l'applicabilité des normes, dans les situations particulières; pourtant, le
prix à payer pour cette assurance du comportement d'une forme concrète
de vie antérieure aux Lumières réside dans la limitation rationnellement
injustifiée de la prétention universelle élevée par la validité des normes
morales. Plus précisément : la justification tacite de cette limitation réside
dans le compromis - variable d'une forme de vie à l'autre - qui est
fait entre les prétentions morales de validité et les exigences fonction-
nelles des systèmes sociaux d 'autoconservation, inséparables des formes
de vie (comme les intérêts de pouvoir, les intérêts économiques, etc.).
Si l'on pose le problème wébérien de l'éthique de la responsabilité sous
cette forme non plus abstraite, mais historiquement articulée, on peut
apercevoir clairement ce que Y État de droit apporte de nouveau - et
qui ne va pas du tout de soi - à l'égard de l'application d'une morale
des principes. En réalité, l'État de droit, contrairement à ce que la pers-
pective de Hobbes nous a toujours suggéré maintenant, n'a pas rendu
possible une vie commune pacifique entre des humains qui ne poursui-
vaient auparavant que leurs propres intérêts stratégiques. (Cette idée que
25. Cf. G. W. F. Hegel, Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie I, Suhrkamp-
Theorie- Werkausgabe, t. 18, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1971, p. 486 (trad. fr. Leçons
sur Γ histoire de la philosophie, t. 2 : La philosophie grecque. Des Sophistes aux Socrati-
ques, par P. Garniron, Paris, Vrin, 1971, p. 312-313).
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L'éthique du discours comme éthique de la responsabilité
Kant a renforcée - l'opinion selon laquelle un État de droit devrait
pouvoir être instauré même « pour un peuple de diables, pourvu qu'ils
aient un entendement » - , présente pour ainsi dire une utopie bien noire,
puisque même le souverain, dans un tel État, serait lui aussi un diable
doté d'un entendement; ainsi, tous les citoyens passeraient le contrat de
société et de pouvoir, comme tous les autres contrats d'ailleurs, en faisant
des réserves de nature criminelle. Bref, rien du tout ne serait changé
à Γ «état de nature » du « bellum omnium contra omnes » imaginé par
Hobbes.) Ce que l'État de droit a rendu possible, c'est plutôt ceci : les
êtres humains - qui ne sont jamais uniquement les sujets de l'agir stra-
tégique (des « loups » au sens de Hobbes), mais plutôt des êtres vivants
dans une « insociable sociabilité » (Kant), avec une propension aux conflits
et un « sens de la justice » (Rawls) - , sous la protection d'un État de
droit doté du monopole de la violence, peuvent se permettre un agir
moral dans une mesure beaucoup plus grande qu'auparavant (c'est-à-dire
qu'ils peuvent en assumer la responsabilité ), bien que cet État n'exige
de leur part qu'un comportement extérieurement conforme aux lois et
non pas un agir moral « par devoir ».
L'État de droit et la morale postconventionnelle des principes se sont
progressivement distingués de Γ « ordre moral » régnant avant l'époque
des Lumières; ils le firent de façon simultanée, tout aussi bien sous l'angle
historique que sous celui de la logique du développement moral. A l'égard
de la morale, les acquis qui ont été rendus possibles par l'État de droit
ne peuvent eux-mêmes être fondés, c'est-à-dire qu'ils ne peuvent faire
l'objet d'une justification normative, dans le cadre de la Partie « A »
idéale et abstraite de l'éthique du discours. Car ce que l'État de droit
permet au point de vue de la morale, il faut en accepter le prix : cer-
taines normes doivent être fondées et mises en vigueur, normes dont la
validité (qui peut être juridiquement imposée ) ne reposera plus exclusi-
vement sur la reconnaissance (l'acceptation) exempte de toute violence
(de tout pouvoir) par les personnes concernées - comme le prévoit idea-
liter la fondation des normes selon l'éthique du discours - , mais plutôt
sur la reconnaissance de la part des personnes concernées et sur la vio-
lence coercitive de l'État de droit26. Assurément, l'on prend pour acquis
26. Dans son livre Politische Gerechtigkeit. Grundlegung einer kritischen Philosophie
von Recht und Staat (Frankfurt am Main, Suhrkramp, 1987), O. Hoffe pose expressément
la question de la possibilité d'une fondation philosophique (c'est-à-dire de la justification
éthique) de la violence coercitive qui est liée à des normes juridiques. O. Hoffe aurait
raison d'émettre des réserves face à l'éthique du discours, si cette dernière ne comprenait
que la partie fondationnelle « Λ ».
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Karl Otto Apel
A mon avis, nous voyons ici de toute évidence que Kant, par sa version
métaphysique de l'éthique universaliste des principes, n'a pas réussi à
penser le problème de la responsabilité, reliée à l'histoire, face à l'appli-
cation d'une éthique postconventionnelle des principes. Dans une com-
munauté communicationnelle réelle et conditionnée historiquement, les
conditions d'application d'une éthique de la communauté communica-
tionnelle idéale ne sont nullement réalisées. Ces conditions d'application
ne peuvent non plus être mises en place par quelque chose comme un
nouveau départ rationnel au sens du principe d'universalisation reconnu
par tous, comme les pacifistes ont parfois tendance à le croire. Car le
risque impliqué par les conséquences d'une telle concession absolue ne
peut et ne doit être encouru par aucun politicien responsable.
En bref, nous voyons maintenant avec une clarté déconcertante qu'une
éthique déontologique des principes faisant abstraction de l'histoire ou
s'appuyant sur la fiction d'un point zéro de l'histoire, peut dans le meil-
leur des cas tenir lieu de partie fondationnelle « A » de l'éthique dans
son ensemble. Si l'on peut résoudre le problème de l'application d'une
telle éthique, application reliée à l'histoire et responsable, ce ne sera qu'au
sein d'une partie fondationnelle « Β », laquelle relève de l'éthique de
la responsabilité.
Naturellement, nous faisons face à la question pressante qui s'ensuit
et qui concerne le rapport de Γ éthique du discours à la problématique
esquissée plus haut d'une responsabilité historiquement située de cette
éthique à l'égard de sa propre application. Ne serait-il pas possible que
l'éthique du discours arrive à résoudre ce problème au moyen de la trans-
formation du principe de l'éthique kantienne, transformation qui serait
postmétaphysique et liée au discours dès le départ, par exemple - à
la différence de Kant - en intégrant au principe d'universalisation la
responsabilité face aux conséquences de l'application des normes?
C'est en ce sens que Jürgen Habermas a proposé la formulation sui-
vante du principe d'universalisation de l'éthique du discours (U) :
« (U) Chaque norme valide doit satisfaire à la condition suivante : les
conséquences et les effets secondaires qui résulteront probablement de
l'observation générale de la norme pour la satisfaction des intérêts de
chaque individu, peuvent être acceptés sans contrainte par toutes les per-
sonnes concernées32. »
32. J. Habermas, « Über Moralität und Sittlichkeit - Was macht eine Lebensform
"rational"? », in H. Schnädelbach (éd.), Rationalität, Frankfurt am Main, Suhrkamp,
1984, p. 218-235; Idem, Moralbewußtsein und kommunikatives Handeln {cf. la note 1),
p. 75 sq., 103 sq.
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L'éthique du discours comme éthique de la responsabilité
Le problème que j'ai exposé précédemment est-il maintenant résolu? Je
crois que Ton comprendrait mal ce problème si l'on croyait que oui. Cette
formulation du principe (U), telle qu'elle est proposée par l'éthique du
discours, semble effectivement présenter une transformation adéquate du
principe d'universalisation de l'éthique kantienne. Dans cette mesure, je
peux donner mon accord à cette formulation. Toutefois, je crois qu'elle
ne fournit qu'une analogie, au sens de l'éthique du discours dans sa partie
fondationnelle « A », à l'impératif catégorique de Kant, mais qu'elle ne
fournit nullement un principe au sens de la responsabilité, reliée à l'his-
toire, de l'éthique du discours face à son application. Car si elle est assuré-
ment nécessaire et correcte, cette prise en considération de la responsabilité
face aux conséquences, dans le principe d'universalisation de l'éthique du
discours, présuppose tout de même que le principe lui-même peut et doit
être appliqué dès aujourd'hui, par exemple dans chaque cas de règlement
d'un conflit. Mais ceci justement n'est manifestement pas possible et ne
peut être exigé au point de vue de l'éthique de la responsabilité, du moins
dans ce qu'on appelle le domaine politique, parce que les conditions d'appli-
cation de l'éthique du discours ne sont pas encore réalisées historiquement.
Nous voyons donc que dans le principe d'universalisation de l'éthique du
discours, la prise en considération de la responsabilité face aux conséquences
ne concerne que la partie fondationnelle « A » et non pas le problème qui
devrait être résolu dans la partie « Β », soit celui de la responsabilité, reliée
à l'histoire, de l'éthique du discours face à sa propre application^.
Mais peut-il même y avoir une telle partie fondationnelle « Β » ainsi
postulée? N'aurions-nous pas plutôt atteint l'endroit où se manifeste
l'impossibilité pratique d'une application de l'éthique universaliste du dis-
cours dans le domaine de la conditio humana? En principe, la possibilité
d'application et ainsi la force contraignante du règlement discursif et
consensuel des conflits ne devraient-elles pas être restreintes au domaine
d'une forme de vie particulière, à une forme de vie qui, dans le cadre
de son « ordre moral substantiel », a développé par elle-même les cou-
tumes régissant le règlement discursif et consensuel des conflits?
Effectivement, nous avons atteint une fois de plus un point de la dis-
cussion contemporaine où les objections des néo-aristotéliciens et des néo-
hégéliens pragmatistes contre toute forme à' éthique universaliste des prin-
cipes sont également dirigées contre V éthique du discours. On oppose
à l'éthique du discours la nécessité de partir d'un ordre moral lié à la
33. C'est ce problème que j'ai examiné dans Diskurs und Verantwortung. Das Problem
des Übergangs zur postkonventionellen Moral {cf. la note 3), p. 103 sq.
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Karl Otto Apel
tradition, avec sa base consensuelle contingente et historique. Que pouvons-
nous répondre à cela? Devons-nous concéder que la validité du principe dis-
cursif éthique, toujours déjà reconnue dans Γ argumentation, est elle-même
particulière et limitée? Qu'elle est valide seulement dans la forme de vie arti-
ficielle propre au discours argumentatif, mais non pas à l'égard du règle-
ment consensuel de tous les conflits concernant les normes dans la
communication du monde de la vie, pour autant que celle-ci a atteint sa forme
possible de réflexion dans le discours argumentatif? Devons-nous par exemple
admettre que l'idée, venue après la période des Lumières, des droits humains
- et par la suite l'idée d'une communauté de droit cosmopolitique devant
être réalisée progressivement, telle que l'a formulée Kant - doit être limitée
dans sa validité morale à la forme de vie occidentale, au sein de laquelle
elle a été historiquement articulée de la manière la plus distincte et approxi-
mativement réalisée?
Je pense que dans la partie fondationnelle « Β » de l'éthique du discours,
la réponse peut et doit même se présenter autrement.
En premier lieu, il faut concéder deux choses :
1. L'application du principe de l'éthique du discours - par exemple, la
pratique d'un règlement discursif et consensuel des conflits, laquelle serait
strictement séparée de l'application d'une rationalité stratégique de négo-
ciation - ne peut être approximativement réalisée que là où les circonstances
de l'ordre moral et du droit contribuent à la rendre possible. (De façon géné-
rale, il faut dire que les formes postconventionnelles de la compétence morale
du jugement de l'individu ne peuvent être mises en pratique de façon perfor-
mative que dans la mesure où les formes collectives de vie s'y prêtent.)
2. C'est pourquoi il faut également reconnaître que selon leur contenu,
des normes fondamentales d'un ordre de justice pouvant être philosophi-
quement fondé - par exemple les deux célèbres principes de justice chez
John Rawls34 - ne peuvent jamais être déduites uniquement à partir du
principe de l'éthique du discours et de son application dans un discours idéal
(pratique) de fondation des normes. Ces normes fondamentales doivent tou-
jours être compréhensibles comme étant en même temps le résultat d'un rat-
tachement à la tradition déjà existante du droit et de l'ordre moral dans une
forme de vie déterminée*5 .
34. Cf. J. Rawls, Théorie de la justice, trad, par C. Audard, Paris, Seuil, 1987.
35. Ceci rend possible une solution de rechange complémentaire à la résignation historico-
relativiste du dernier Rawls (« Justice as Fairness: Political not Metaphysical », in Philo-
sophy and Public Affairs XIV (1985), p. 223-251), ainsi qu'à son aggravation par R. Rorty
(« The Priority of Democracy to Philosophy », in M. Peterson et R. Vaughan (éd.), The
Virgenia Statue of Religions Freedom, Cambridge/Mass., 1987). Cf K.-O. Apel, Diskurs
und Verantwortung, p. 398 sq.
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L'éthique du discours comme éthique de la responsabilité
Tout ceci n'implique pourtant pas que la validité universelle et toujours
déjà reconnue du principe éthique du discours doive être remise en question
ou qu'elle doive être restreinte. A mon avis, ceci implique plutôt que dans
la partie fondationnelle « Β », le principe éthique du discours lui-même prend
une autre signification (Stellenwert) que dans la partie fondationnelle « A » :
il ne peut plus être admis comme à la base d'une norme fondamentale de
procédure déjà applicable et propre à l'éthique déontique, laquelle norme
restreint simplement, sans les préjuger, les valeurs et les finalités des êtres
humains. Dans la partie fondationnelle « Β », le principe éthique du dis-
cours doit plutôt être lui-même considéré comme une valeur qui peut faire
fonction d'étalon de mesure pour un principe téléologique complémentaire
(Ergänzungsprinzip) au principe du discours36. Dans la mesure notamment
où les conditions collectives d'application de l'éthique du discours postcon-
ventionnelle ne sont pas encore réalisées, les individus qui ont déjà compris
au plan philosophique la validité universelle du principe éthique, ont le devoir
de tenir compte, de deux façons, du principe déontique du discours et en
même temps d'une responsabilité reliée à l'histoire.
1. D'une part, en vertu de leur responsabilité à l'égard des membres
individuels et/ou collectifs de la communauté communicationnelle réelle
qui dépendent d'eux, ces individus doivent opérer une médiation entre
leur disposition à solutionner les conflits d'intérêts de manière discursive
et consensuelle, et leur disposition à agir de manière stratégique, suivant
leur propre évaluation de la situation. Par exemple, dans le cas d'une
confrontation avec un criminel ou avec une organisation comme la
Gestapo, ils ne pourraient renoncer au mensonge, à la tromperie ou même
à l'utilisation de la violence; ils devraient plutôt essayer d'agir stratégi-
quement, d'une façon qui soit appropriée à la situation, et de telle sorte
que la maxime de leur agir puisse être considérée comme une norme
apte à susciter le consensus, sinon dans un discours réel, du moins dans
un discours fictif idéal impliquant toutes les personnes de bonne volonté
qui sont concernées.
En ce sens, on pourrait parler d'une exhaustion (Ausschöpfung) du
principe d'universalisation de l'éthique du discours par delà le domaine
de la pratique actuellement possible de l'interaction consensuelle*1 . La
36. Cf. K.-O. Apel, Diskurs und Verantwortung, p. 398 sq.
37. Il est possible que selon la conception de K. Günther (Der Sinn für Angemessen-
heit. Anwendungsdiskurse in Moral und Recht, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1988),
une telle exhaustion du principe d'universalisation de l'éthique du discours soit possible.
Mais je n'en suis pas vraiment certain, car Günther semble voir une « dramatisation »
inutile dans ce que j'ai nommé la problématique de la partie fondationnelle « Β » de l'éthique
du discours.
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Karl Otto Apel
disposition à maîtriser adéquatement les situations par le moyen d'expé-
dients trouve sa contrepartie dans la disposition à gérer les crises de
manière moralement acceptable; toutefois, cette disposition ne peut nul-
lement déterminer de façon suffisante la fonction téléologique du prin-
cipe du discours dans la partie fondationnelle « Β », soit sa fonction
d'étalon de mesure.
2. Il existe une différence entre la situation historiquement conditionnée
de la communauté communicationnelle réelle et la situation idéale tou-
jours déjà anticipée de façon contref actuelle, dans laquelle les conditions
d'application de l'éthique du discours seraient présentes. Au niveau phi-
losophique du discours, la conscience de cette différence s'avère néces-
saire et par cette prise de conscience, nous avons simultanément reconnu
notre obligation de coopérer à la suppression approximative de cette dif-
férence, à longue échéance. A l'intérieur de la partie fondationnelle « Β »,
le principe éthique du discours ne prend sa nouvelle signification qu'au
moment où l'on reconnaît rengagement de la volonté exigé par la valeur
ou par le but d'une réalisation de ses conditions d'application.
On voit aisément qu'à cet endroit, la conception d'une éthique des prin-
cipes purement déontique faisant abstraction de l'histoire, vient d'être défi-
nitivement dépassée; on pourrait soupçonner que, tout comme dans le
marxisme orthodoxe, Y éthique devrait être une fois de plus « sursumée »
(aufgehoben) dans la philosophie spéculative de l'histoire (Karl Popper a
critiqué à bon droit cet « historicisme » et ce « futurisme » éthiques comme
une perversion de l'éthique.)38 Mais la partie fondationnelle « Β » de
l'éthique du discours n'a rien à voir avec un tel historicisme. L'éthique
n'est pas « sursumée » dans un « savoir portant sur le cours nécessaire
de l'histoire », et le devoir-être (Sollen), qui a toujours une force contrai-
gnante pour tous, n'est pas remplacé par le savoir des fonctionnaires au
sujet de la nécessité historique. Au contraire, c'est plutôt un principe du
devoir-être ayant constamment une force contraignante qui est dérivé de
l'éthique, et ce principe - comme Kant l'avait prévu - implique le devoir
d'un engagement pour le progrès moral, malgré toutes les frustrations qui
en découlent; de plus, ce principe renvoie le fardeau de la preuve à ceux
qui défendent la thèse de l'impossibilité du progrès moral39.
38. Karl Popper, Das Elend des Historizismus, Tübingen, Mohr, 51979, p. 43 sq., 59
sq. (trad. fr. Misère de l'historicisme, par H. Rousseau et R. Bouveresse, Paris, Pion, 1956,
1988).
39. Cf. I. Kant, « Über den Gemeinspruch: Das mag in der Theorie richtig sein, taugt
aber nicht für die Praxis », in Akad Textausgabe, t. VII, p. 308 sq. (trad. fr. « Sur le
lieu commun : il se peut que ce soit juste en théorie mais, en pratique, cela ne vaut point »,
par L. Ferry, in Œuvres, t. III, p. 249-300).
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L'éthique du discours comme éthique de la responsabilité
Naturellement, cette obligation de coopérer à la réalisation approxima-
tive et à long terme des conditions d'application de l'éthique du discours
n'est pas associée à l'espoir d'une « révolution mondiale » qui serait suivie
de l'instauration d'un « règne de la liberté ». Car la situation d'une com-
munauté communicationnelle idéale, que nous avons toujours déjà
reconnue contrefactuellement au sein de l'argumentation, n'a aucunement
le sens d'une utopie sociale concrète*0. D'une part, elle ne concerne que
les conditions idéales de la formation possible d'un consensus à propos
des normes, et elle rend ainsi la mise en forme concrète de la société
dépendante des décisions faillibles et révisables prises par chacune des
personnes concernées. D'autre part, la réalisation des conditions idéales
de la communication n'est elle-même qu'une « idée régulatrice », et selon
Kant, on ne peut même imaginer qu'une idée régulatrice se réalise inté-
gralement dans le monde spatio-temporel de l'expérience.
Si l'on veut avoir une vision adéquate du sens de cette coopération
exigée en faveur du progrès moral, au sens de la partie fondationnelle
« Β », il est préférable de revenir à notre première illustration exotérique
de l'actualité de l'éthique du discours à notre époque : nous avons fait
référence aux entretiens et aux conférences nombreuses, voire presque
innombrables et dans lesquels on a présentement recours, ne serait-ce
que de façon idéologique, à une norme de procédure au sens du principe
éthique du discours. A mon avis, l'on aurait déjà gagné beaucoup si
l'on pouvait contribuer à ce que cette anticipation idéologique puisse être
approximativement acquittée à long terme, par exemple si les compo-
santes stratégiques de négociation propres à ces entretiens et à ces confé-
rences pouvaient être réorientées graduellement pour devenir des éléments
propres au discours.
Karl Otto Apel
Université de Francfort
traduit de l'allemand par Denis Dumas
40. Cf.· K.-O. Apel, « Ist die Ethik der idealen Kommunikationsgemeinschaft eine
Utopie? », in W. WoBkamp (éd.), Utopieforschung, Stuttgart, Metzler, 1983, p. 325-355.
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