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antónio lobo antunesmémoire d’éléphant

antónio lobo antunesmémoire d’éléphant

À Lisbonne au fil d’une journée de naufrage et de révolte morale, un jeune psychiatre exorcise ses démons : la blessure d’un amour trop intense pour ne pas être sans espoir, la hantise de ses souvenirs de guerre en Angola, sa conscience exacerbée de mener une existence vide et de servir une institu-tion dont il condamne le rationalisme forcené.À travers cette confession d’un homme en quête de lui-même, et pour qui l’écriture, retrouvant sa vertu rédemptrice, devient un moyen passionné de s’intéresser aux autres, de multiplier sa vie, c’est de son douloureux apprentissage « consistant à être vivant » que nous parle Lobo Antunes dans ce premier roman de jeunesse (1979). Un roman où souffle déjà l’inspiration des grandes sagas à venir, tant par le regard à la fois tendre et irrévérencieux jeté sur les personnages que par la fantaisie d’un style qui donne au récit l’attrait d’un conte de fées maléfique.

Préface de Violante do Canto et Yves Coleman

MÉMOIRE D’ÉLÉPHANT

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Au bord des fleuves qui vontQuels sont ces chevaux qui jettent leur ombre sur la mer ?

La Nébuleuse de l’insomnieBonsoir les choses d’ici bas

Que ferai-je quand tout brûle ?N’entre pas si vite dans cette nuit noire

Dormir accompagnéLivre de chroniques

Exhortation aux crocodilesLa Splendeur du Portugal

Le Manuel des inquisiteursLa Mort de Carlos GardelL’Ordre naturel des chosesTraité des passions de l’âme

La Farce des damnésExplication des oiseauxLe Retour des caravelles

ANTÓNIO LOBO ANTUNES

MÉMOIRE D’ÉLÉPHANTTraduit du portugais

par Violante do CANTO

et Yves COLEMAN

CHRISTIAN BOURGOIS ÉDITEUR

Titre original :Memória de Elefante

© António Lobo Antunes, 1979© Christian Bourgois éditeur, 1998

pour la traduction françaiseISBN 978-2-267-02794-5

Cet ouvrage a été numérisé en partenariat avec le Centre National du Livre

Pour Zézinha et Joana

« As large as life and twice as natural. »Lewis Carroll, Alice à travers le miroir.

« Il y a toujours une combine pourse tailler, alors tenez le coup, ça va chauffer. »

Maxime de Dédé,juste avant de s’évader de prison.

Il travaillait dans l’hôpital où son père avait exercéet où très souvent, pendant son enfance, il l’avaitaccompagné : un ancien couvent avec, sur la façade,une horloge de mairie de village, une cour aux pla-tanes rouillés, des malades en uniforme errant auhasard abrutis par les calmants, le sourire gras duconcierge retroussant ses lèvres vers le haut commes’il allait s’envoler : de temps en temps, métamor-phosé en encaisseur, ce Jupiter aux visages successifssurgissait devant lui au coin de l’infirmerie, sa ser-viette en plastique sous l’aisselle, en brandissant unbout de papier impératif et en suppliant :

— La petite cotisation de l’Association, docteur.Putain de psychiatres organisés en escouade de

policiers, pensait-il à chaque fois en cherchant lescent escudos dans le dédale de son portefeuille,putain de Grand Orient de la Psychiatrie, des solen-nels étiqueteurs de souffrance, des mabouls atteintsde l’unique forme sordide de folie qui consiste à sur-veiller et persécuter la liberté de la folie d’autrui sousle couvert du code pénal des traités de médecine,

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putain d’Art de Cataloguer l’Angoisse, putain demoi, concluait-il en empochant le rectangle impriméde l’association, parce que j’y collabore en payant,avec ça, au lieu de poser des bombes dans les seauxde pansements et les tiroirs des bureaux des méde-cins pour faire exploser, en un triomphal champi-gnon atomique, cent vingt-cinq années d’idiotie à laPina Manique1. Le regard intensément bleu duconcierge-encaisseur, qui assistait sans comprendre àun reflux de révolte qui le dépassait, l’enveloppaitdans un halo d’ange médiéval apaisant : l’un desprojets secrets du médecin était de sauter à piedsjoints à l’intérieur des tableaux de Cimabue et de sedissoudre dans les ocres fanées d’une époque nonencore polluée par les tables de Formica et par lesimages pieuses de la petite Conceição2 : piquer desplongeons rasants de perdrix, déguisé en séraphinpotelé, le long de genoux de vierges étrangementsemblables aux femmes de Delvaux, mannequins defrayeur nus dans des gares que personne ne hante.Un reste agonisant de fureur vint tournoyer dansl’émonctoire de sa bouche :

— Monsieur Morgado, pour la santé de voscouilles et des miennes, ne m’emmerdez plus avecces conneries de cotisations pendant un an et dites à

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1. Pina Manique, Diogo Ignacio de (1733-1803). Dutemps du marquis de Pombal, intendant général de la police,organisme préfigurant la PIDE de Salazar. (N.B. Toutes lesnotes sont des notes du traducteur.)

2. Conceição, appelée Saozinha. Jeune fille de la bourgeoi-sie lisboète dont les parents, après sa mort, ont voulu faire unesainte en multipliant les images pieuses et les almanachs.

la société de neurologie et de psychiatrie ainsi qu’àtous les fonctionnaires du cervelet de mettre monargent bien enroulé et enduit de vaseline là où jepense, merci, j’ai dit, amen.

Le concierge-encaisseur l’écoutait respectueuse-ment (à l’armée, ce type a dû être l’indic favori dusergent, découvrit le médecin), réinventant les loisde Mendel à l’échelle du deux-pièces-cuisine de sonintellect.

— On voit tout de suite que le docteur est le filsdu docteur : un jour, votre père a expulsé du labora-toire un inspecteur en le tirant par les oreilles.

L’azimut tourné vers le registre de pointage et unsein de Delvaux disparaissant dans un coin de sapensée, le psychiatre se rendit compte soudain del’admiration que les prouesses guerrières de songéniteur avaient disséminées, ici et là, dans la nostal-gie de certains ventres grisonnants. Mes garçons, lesappelait son père. Lorsque, vingt ans auparavant,son frère et lui avaient commencé à jouer au hockeydans l’équipe de Benfica, l’entraîneur, qui avait par-tagé avec leur père des Aljubarrotas1 dorées de coupsde crosse sur l’occiput, retira le sifflet de sa bouchepour les prévenir avec gravité :

— J’espère que vous êtes de la même trempe queJoão qui, lorsqu’il jouait à Santos, adorait la bagarre.En 1935, sur la piste de Gomes Pereira, trois types

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1. Allusion à la bataille d’Aljubarrota (1385) au cours delaquelle le roi Jean Ier vainquit les Castillans et assura l’indépen-dance du Portugal.

du club académique d’Amadora ont été envoyés àl’hôpital São José.

Et il ajouta tout bas, comme heureux d’évoquerun souvenir plaisant :

— Fracture du crâne, avec le ton de voix que l’onprend pour révéler les secrets intimes d’une passionadolescente, conservée dans le tiroir de la mémoireréservé aux bricoles de pacotille qui donnent sens àun passé.

— J’appartiens irrémédiablement à la classe destaureaux peu combatifs qui se réfugient derrière lapalissade, pensa-t-il en signant son nom sur leregistre que le garçon de bureau lui tendait, vieuxchauve possédé par l’étrange passion de l’apiculture,scaphandrier muni d’un filet, échoué sur un récifd’insectes, à la classe des taureaux pacifiques qui seréfugient derrière la palissade en rêvant à l’étable del’utérus maternel, unique espace possible où ancrerles tachycardies de l’angoisse. Et il eut l’impressiond’être chassé loin d’une maison dont il avait oubliél’adresse, parce que bavarder avec la surdité de samère lui semblait plus vain que de donner des coupsde poing sur la porte fermée d’une pièce vide, mal-gré les efforts du Sonotone grâce auquel elle mainte-nait avec le monde extérieur un contact faussé etconfus, fait d’échos de cris et de grands gestes expli-catifs de clown pauvre. Pour entrer en communica-tion avec cet œuf de silence, son fils entamait unesorte de danse zouloue rythmée par des cris per-çants, sautait sur le tapis en déformant son visageavec des grimaces de caoutchouc, battait des mains,grognait, finissait par sombrer exténué sur un

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canapé dodu comme un diabétique hostile aurégime, et c’était alors que, poussée par un tropismevégétal de tournesol, sa mère levait son mentoninnocent de son tricot et demandait :

— Hein ? les aiguilles suspendues au-dessus de sapelote à la façon d’un Chinois immobilisant sesbaguettes devant son déjeuner interrompu.

La classe des doux paumés, la classe des doux pau-més, la classe des doux paumés, répétaient lesmarches à mesure qu’il les gravissait, et l’infirmeriese rapprochait de lui, tel un urinoir de gare vu d’untrain en marche, commandée par une vache sacréequi, avant d’engueuler ses subordonnées, retirait sondentier de sa bouche, comme quelqu’un retrousseses manches pour renforcer l’efficacité des insultes.L’image de ses filles, auxquelles il rendait visite ledimanche avec la quasi-furtivité d’une permissionmilitaire, lui traversa obliquement la tête dans l’unde ces faisceaux de lumière poussiéreuse que leslucarnes des greniers transforment en une sorte dejoie triste. Il avait l’habitude de les emmener aucirque pour tenter de leur communiquer son admi-ration pour les contorsionnistes, entrelacées en elles-mêmes comme des initiales au coin d’une servietteet porteuses de l’insaisissable beauté que détiennentégalement les haleines soyeuses annonçant dans lesaéroports le départ des avions et les fillettes en jupe àvolants et bottes blanches qui, au jardin zoologique,dessinent à reculons des ellipses sur la piste de pati-nage, et il se sentait déçu, comme trahi, par leurétrange intérêt pour les dames équivoques, aux che-veux blonds à racines grises, qui dressaient des

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chiens mélancoliquement obéissants et uniformé-ment hideux, ou par le petit garçon de six ans quidéchirait des annuaires téléphoniques avec le rirefacile des gorilles en bouton, futur Mozart ducasse-tête. Les crânes de ces deux êtres minuscules,qui portaient son nom et prolongeaient l’architec-ture de ses traits, lui apparaissaient aussi mystérieu-sement opaques que les problèmes de robinet àl’école, et il était stupéfait de penser que, sous descheveux possédant la même odeur que les siens, ger-maient des idées différentes de celles qu’il avait péni-blement emmagasinées au cours d’années et d’an-nées d’hésitations et de doutes. Il s’étonnait que, au-delà des tics et des gestes, la nature ne se fût pasefforcée de leur transmettre aussi, à titre de bonus,les poèmes d’Eliot qu’il connaissait par cœur, lasilhouette d’Alves Barbosa pédalant aux Penhas daSaude, et l’apprentissage déjà effectué de la souf-france. Et derrière leurs sourires il distinguait,alarmé, l’ombre des angoisses futures, comme il per-cevait sur son propre visage, en le regardant bien, laprésence de la mort dans sa barbe matinale.

Il chercha dans le trousseau de clés celle quiouvrait la porte de l’infirmerie (mon côté gouver-nante, murmura-t-il, ma facette de cambusier denavires imaginaires disputant aux rats les biscuits dela cale) et entra dans un long corridor balisé pard’épais montants de tombeau derrière lesquels étaientallongées, sous des couvertures douteuses, desfemmes que l’excès de médicaments avait transfor-mées en de somnambuliques infantes défuntes, agi-tées par les escurials de leurs fantasmes. L’infirmière-

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chef, dans son cabinet de docteur Mabuse, replaçaitson dentier sur ses gencives avec la majesté deNapoléon se couronnant lui-même : en s’entrecho-quant, ses molaires produisaient des bruits sourds decastagnettes en plastique, comme si leurs articula-tions étaient une création mécanique pour l’édifica-tion culturelle des lycéens ou des visiteurs duChâteau Fantôme de la Foire Populaire, où l’odeurdes sardines grillées se combine subtilement avec lesgémissements de colique des manèges. Un pâle cré-puscule flottait en permanence dans le corridor et lessilhouettes, éclairées par les lampes disloquées duplafond, acquéraient la texture de vertébrés immaté-riels du Dieu rive-gauche du catéchisme, qu’il imagi-nait toujours en train de s’évader du bagne des com-mandements pour promener librement, dans lesnuits de la ville, sa chevelure biblique de Ginsbergéternel. Quelques vieilles, que les castagnettes buc-cales de Napoléon avaient réveillées de leur léthargiede pierre, traînaient au hasard leurs chaussons dechaise en chaise comme des oiseaux somnolents à larecherche d’un arbre où jeter l’ancre : le médecintentait en vain de retrouver dans les spirales de leursrides, qui lui rappelaient les mystérieux réseaux defissures des tableaux de Vermeer, des jeunes hommesaux moustaches bien cirées, entre des kiosques àmusique et des processions, nourris culturellementpar Gervasio Lobato1, par les conseils de confesseurs

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1. Gervasio Lobato (1850-1895). Professeur de déclama-tion au conservatoire de Lisbonne, auteur de pièces de théâtre,d’opérettes et de romans.

et par les drames de gélatine de M. Julio Dantas1,unissant cardinaux et chanteuses de fado dans desmariages rimés. Les octogénaires posaient sur luileurs yeux de verre décolorés, vides comme desaquariums sans poissons, où la vase ténue d’une idéese condensait à grand-peine dans l’eau trouble deleurs souvenirs brumeux. L’infirmière-chef, faisantscintiller ses incisives en solde, guidait ce troupeauarthritique et le poussait des deux mains vers unepetite salle où le téléviseur avait rendu l’âme dansun hara-kiri de solidarité avec les chaises bancalesappuyées contre les murs et l’appareil de radio quiémettait, au cours de soubresauts heureusementrares, de longs hurlements phosphorescents de chienperdu dans la nuit d’une ferme. À l’intérieur dupoulailler de nouveau en paix, les vieilles se cal-maient peu à peu comme des poules ayant échappéau bouillon et mastiquaient le chewing-gum de leursbajoues dans des ruminations prolixes sous unepieuse oléographie où l’humidité avait rongé les bis-cuits des auréoles des saints, vagabonds par anticipa-tion d’un Katmandou céleste.

La salle de consultations se composait d’unearmoire en ruine soustraite au grenier d’un brocan-teur désabusé, de deux ou trois fauteuils précairesdont le rembourrage jaillissait des déchirures dessièges comme des cheveux par les trous d’un béret,

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1. Julio Dantas (1876-1962). Médecin, dramaturge, diplo-mate et homme politique. Certaines de ses œuvres ont inspirédes opéras. Auteur de A Severa, pièce sur une populaire chan-teuse de fado.

d’une table d’examen contemporaine de l’épo quehéroïco-phtisique du docteur Sousa Mar tins1, etd’un bureau qui abritait dans la cavité des tinée auxjambes une énorme corbeille à papier, parturientedélabrée affligée d’un trop gros fœtus. Sur un nap-peron taché, une rose de papier était plantée dansson vase de plastique comme le drapeau oublié ducapitaine Scott dans les glaces du pôle Sud. Uneinfirmière ressemblant à la reine Maria II des billetsde banque, version marchande des Halles, convoyavers le psychiatre une femme entrée la veille et qu’iln’avait pas encore examinée, zigzaguant sous lesinjections, sa chemise de nuit flottant autour ducorps comme le spectre de Charlotte Brontë quiaurait vogué dans l’obscurité d’une vieille maison.

Le médecin lut sur le bulletin d’internement« schizophrénie paranoïde ; tentative de suicide »,parcourut rapidement l’ordonnance du serviced’urgence et chercha un bloc-notes dans son tiroirtandis qu’un soleil soudain se collait joyeusementaux vitres. En bas, dans la cour entre les bâtimentsdu 1er et du 6e pavillon des hommes, un Noir adosséà un arbre se masturbait frénétiquement, les panta-lons sur les genoux, épié avec délectation par ungroupe d’employés. Plus loin, près du 8e pavillon,deux individus en blouse blanche soulevaient lecapot d’une Toyota pour examiner le fonctionne-ment de ses viscères orientaux. Ces gredins de Jaunesont commencé par les cravates vendues à la sauvette,

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1. Sousa Martins (1843-1897). Médecin et professeur,directeur de l’hôpital São José.

ils nous colonisent maintenant avec leurs radios etleurs automobiles, un de ces jours ils feront de nousles kamikazes de futurs Pearl Harbor ; assez ruséspour montrer leur museau aux Jéronimos1 en été, endisant banzai, au moment où mariages et baptêmesse succèdent à un rythme trépidant de mitrailleusemystique. La malade (quiconque entre ici pour dis-tribuer des comprimés, prendre des comprimés ouexaminer de façon nazaréenne les victimes des com-primés est malade, décréta le psychiatre en lui-même) pointa sous son nez ses orbites embruméesde pilules et articula avec une détermination tenace :

— Enfoiré.La reine Maria II haussa les épaules afin d’arron-

dir les arêtes de l’insulte :— Elle répète ça depuis qu’elle est arrivée. Doc -

teur, si vous aviez assisté à la scène qu’elle a faitelà-bas à sa famille, même vous, vous auriez fait lesigne de croix. Elle nous a traités de tous les noms,de trois à sept lettres.

Le médecin écrivit sur son bloc-notes : enfoiré,trois, sept lettres, tira un trait en dessous comme s’ilallait en faire l’addition et ajouta en majusculesMERDE. L’infirmière, qui se tenait à l’affût par-dessusson épaule, recula d’un pas : éducation catholique àl’épreuve des balles, supposa-t-il en la toisant. Édu-cation catholique à l’épreuve des balles et viergepar tradition familiale : sa mère devait être en train

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1. Monastère construit au XVIe siècle, chef-d’œuvre gothi -que décoré dans le style manuélin.