Anton Webern. L'homme et son œuvre

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ANTON WEBERN par

CLAUDE ROSTAND

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AUTRES OUVRAGES DE CLAUDE ROSTAND L'œuvre de Gabriel Fauré (J.-B. Janin, édit.). La musique française contemporaine (Presses Univ. de France). Les chefs-d'œuvre du piano, préface d'Alfred Cortot (Le Bon plaisir,

Plon, édit.). Les chefs-d'œuvre de la musique de chambre, en collaboration avec André

Cœuroy (Le Bon plaisir, Plon édit.). Les chefs-d'œuvre de la musique symphonique et religieuse, en collabo-

ration avec Jean Chantavoine (Le Bon plaisir, Plon édit.). Entretiens avec Darius Milhaud (Julliard édit.). Entretiens avec Francis Poulenc (Julliard édit.). Entretiens avec Igor Markevitch (Julliard édit.). Olivier Messiaen (Editions Ventadour). Pierre-Octave Ferroud (Durand et Cie édit.). Brahms (2 volumes) (Le Bon plaisir, Plon, édit.). Liszt (Editions du Seuil). La musique allemande (Presses Universitaires de France). La musique des Allemagnes de la mort de Beethoven à nos jours (La-

rousse) . Histoire sonore de la musique (2 volumes) (Club français du disque). La musique et les grandes étapes de son histoire (Grolier Inc. New York). L'orgue et les organistes dans la musique occidentale (Editions Laber-

gerie). Richard Strauss (Editions Seghers). Hugo Wolf (Editions Seghers).

EN PRÉPARATION : Igor Stravinsky (1 volume). Claude Debussy (2 volumes).

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MUSICIENS DE TOUS LES TEMPS

ANTON WEBERN

L'homme et son œuvre par CLAUDE ROSTAND

Catalogue des œuvres Discographie Illustrations

Éditions Seghers

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Collection dirigée par JEAN ROIRE. La couverture a été dessinée par JEAN FORTIN.

TOUS DROITS DE REPRODUCTION, D'ADAPTATION ET DE TRADUCTION RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS.

© 1969, ÉDITIONS SEGHERS, PARIS.

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A Suzanne Tézenas Présidente fondatrice du « Domaine musical »

AVANT-PROPOS

Ce petit livre voudrait faciliter à l' « honnête homme » du XX siècle l'accès d'un artiste et d'une œuvre dont les abords peuvent paraître abrupts. Mais cet artiste et cette œuvre sont profondément humains, et la connaissance en est indispensable à qui veut savoir et comprendre ce qui se passe de notre temps.

Cet homme simple, modeste, effacé, et que l'éclair aveugle d'un coup de feu dans la nuit a soudainement supprimé, prend aujourd'hui toute sa grandeur personnelle et toute son importance historique.

A côté des trois grands génies, Debussy, Schönberg et Stravinsky, sans lesquels le XX siècle n'aurait pas la physio- nomie que nous lui connaissons, après ces trois créateurs qui ont, les premiers, ouvert les portes d'un univers nouveau, Anton Webern est celui qui a entrepris la première explo-

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ration lointaine, qui a montré la direction à suivre, et qui a été suivi. Avec le recul des années, nous voyons quelles responsabili-

tés capitales lui reviennent dans les développements auxquels nous assistons maintenant, un petit quart de siècle après sa mort. Nous voyons aussi que c'est à partir de Webern que la musique a commencé de rattraper le retard de vingt-cinq ans, ou plus, qu'elle avait sur les arts plastiques, retard large- ment comblé aujourd'hui.

C'est cette aventure dont on veut ici fixer les traits princi- paux, en racontant cette vie presque insignifiante et cependant pathétique, en survolant cette production si particulière en ses aspects extérieurs comme en son contenu.

On doit l'essentiel des renseignements biographiques au petit livre de Friedrich Wildgans, mais aussi à des documents directs tels que le journal intime de Webern et ses lettres. On a utilisé largement ces derniers de façon à donner le plus souvent possible la parole à Webern lui-même, tant pour connaître les circonstances de sa vie (chap. I), que l'homme et l'artiste (chap. II), et que l'esprit de l'œuvre ainsi que l'œuvre elle-même (chap. III). La plupart de ces textes authentiques sont ici publiés pour la première fois en langue française.

Pour l'étude de l'œuvre, ces pages ne s'adressent pas au musicien professionnel, mais au mélomane éclairé, à l'amateur de concert, au discophile. On ne traite, par conséquent, aucun problème sous l'angle technique, ce qui serait contraire à l'esprit de la présente Collection. Toutefois, dans certains cas exceptionnels et particulièrement significatifs, on a fait un bref détour sur le terrain de la technique de façon à donner un exemple illustratif et facile à comprendre d'un aspect fondamental de l'écriture webernienne — et du style sériel

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en général — notamment dans les opus 10, 27 et 30 pour lesquels les écrits de Webern nous invitent eux-mêmes à le suivre un instant sur ce terrain.

On tient à remercier tout spécialement les Editions Universal de Vienne et leur représentant à Paris qui ont si gracieusement mis le matériel indispensable à la disposition de l'auteur de ces pages.

FÉVRIER 1968.

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Leben heisst eine Form verteidigen (Vivre, c'est défendre une forme).

HOLDERLIN.

« Webern demeure le seuil de la musique nouvelle...

« ... homme indélébile ». PIERRE BOULEZ.

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LA VIE

L'année où le présent volume est publié, Anton Webern aurait célébré son quatre-vingt-sixième anniversaire. Sa vie est sans histoire. Sa mort est une des plus atroces fatalités de l'histoire. Mais si cette existence fut sans histoire, sans fait extérieur bien saillant, elle est cependant l'histoire d'une vie intérieure extraordinairement riche, intense, fervente, de l'une des plus belles aventures de l'esprit humain. C'est la vie d'un petit-bourgeois qu'on va raconter. Et ce petit-bourgeois a changé la face de la musique. Il a été un être rare comme ces pierres banales qui, une fois cassées, révèlent qu'elles enfer- maient les plus miraculeuses cristallisations.

Webern était né le 3 décembre 1883 à Vienne, dans un foyer de trois enfants dont il était le second. Seul fils, il avait reçu les prénoms d'Anton et Friedrich.

Son véritable patronyme est von Webern. Par son père, il était de vieille souche aristocratique autrichienne, famille carinthienne qui avait eu son château à Salurn, dans le Tyrol méridional, près de Bozen. On a retrouvé, daté de 1705, un décret d'anoblissement conférant le titre à l'un de ses ancê- tres : Weber, Freiherr von Webern. On a retrouvé aussi, écrit de la main même du compositeur, un document reconstituant sa généalogie sur cinq générations, jusqu'en 1778 : c'est à

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partir de son père, Carl von Webern, que le titre de Freiherr fut abandonné. Le compositeur devait, à son tour, laisser tomber la particule.

Carl von Webern (1850-1919) était un ingénieur des Mines, et il atteignit, en cette carrière, un grade assez élevé dans l'administration autrichienne. Il fut même l'un des fondateurs de la Montanistische Hochschule de Leoben, en Styrie, éta- blissement dont les travaux et la réputation ont, paraît-il, largement dépassé les frontières du pays. En 1877, il épousa Amalie Antonia Gehr, fille d'une famille très modeste de Mürzzuschlag, petite ville de Styrie.

Bonne pianiste amateur, c'est elle qui mit Anton à l'étude du piano dès l'âge de cinq ans, bien que l'ambiance ne fût pas particulièrement artistique chez Carl von Webern. De cette toute première enfance, on ne sait pas grand-chose. Le père ayant été nommé inspecteur général des Mines à Graz en 1890, c'est là que le jeune garçon ira à l'école pendant quatre ans. Les hasards de la carrière paternelle l'amèneront ensuite au collège de Klagenfurt de 1894 à 1904.

Ce n'est guère que pendant cette dernière période qu'il se mettra sérieusement à la musique : il travaille le piano et le violoncelle avec le D Edwin Komauer. Et c'est d'abord vers la profession de violoncelliste qu'il songe à s'orienter pour gagner sa vie. Dès cette époque il jouera parfois dans un orchestre d'amateurs. Mais il n'abandonne pas complètement le piano : il fait beaucoup de déchiffrage à quatre mains avec le D Komauer qui lui enseigne aussi quelques éléments de théorie musicale. Webern a peu parlé ou écrit sur cette première formation, mais il a cependant indiqué qu'il en conservait un bon souvenir, qu'il s'y était incontestablement enrichi, et que, notamment grâce aux séances de déchiffrage, il avait pu très tôt se familiariser avec la musique classique

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et moderne — pour cette dernière en particulier grâce aux symphonies de Gustav Mahler pour lequel il conservera tou- jours un culte et que plus tard, comme chef d'orchestre, il contribuera grandement à faire connaître.

C'est de cette époque que datent les premiers essais de composition de Webern. On en a longtemps ignoré un très grand nombre. Des recherches toutes récentes, effec- tuées depuis la mort du musicien et enregistrées par Hans Moldenhauer, créateur des remarquables Webern Archive (University of Washington, Seattle, U.S.A.), ont mis au jour tout un lot de manuscrits inédits, pour la plupart oubliés ou inconnus auparavant, et qui précèdent le catalogue propre- ment dit des oeuvres de Webern, c'est-à-dire composées entre 1899 et 1907 : il s'agit de près de vingt-cinq lieder, de huit œuvres (ou fragments) de musique de chambre (quatuors à cordes, sonates pour piano, etc.), de deux compositions avec grand orchestre, et d'une esquisse de scène d'opéra sur laquelle nous reviendrons.

Parmi ces manuscrits, les premières tentatives de composi- tion remontent donc à 1899. Ce sont d'une part deux pièces pour violoncelle et piano datées de Preglhof, en Carinthie, où le jeune homme passait ses vacances en famille, d'autre part de Lieder sur les poèmes de Ferdinand Avenarius, Richard Dehmel, et Gustav Falke — poètes qui ne nous donnent pas d'indications particulières sur les goûts ni les tendances de ce Webern de seize ans : ce sont des auteurs qui faisaient alors partie d'une bonne culture courante et que les compositeurs de l'époque mettaient volontiers en musique.

A Preglhof, où nous reverrons souvent Anton en vacances, son principal compagnon est son cousin germain Ernst Diez qui a, comme lui, le goût de la marche à pied, de la botanique

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et de la minéralogie. Ceci contribuera à les lier pour de lon- gues années et nous vaudra une correspondance qui demeure un des rares documents biographiques se rapportant à la jeunesse du musicien. Ces premières lettres de Webern ne nous apprennent rien d'extraordinaire, sinon qu'elles nous montrent un adolescent qui, loin d'être insouciant, réfléchit à ses problèmes, lesquels sont, à cette époque, scolaires, amoureux, et axés vers le choix d'un gagne-pain.

C'est précisément l'époque où le père, ayant marié sa pre- mière fille et élevé la seconde, songe aussi à l'avenir de ce fils qui s'enferme un peu trop dans la musique. Ceci amènera quelques discussions assez vives à la table de famille, car Carl von Webern ne semble pas enchanté d'une passion dont il ne voit évidemment pas les tenants et aboutissants. Une des premières lettres de jeunesse que l'on ait conservées de Webern nous présente ainsi la situation. Elle est adressée au cousin Diez et datée du 22 juillet 1901 : « ...Et maintenant une prière. Tu sais que je suis hésitant et incertain sur la direction que je dois prendre pour ma carrière future. Peut-être pourrais-tu me faire savoir quelque chose sur la Hochschule für Musik de Berlin, ou sur l'Akademie der Tonkunst de Munich. Qu'est-ce qu'on y travaille ? Qui y est? etc. L'étude purement théorique et scientifique de la musique m'intéresse évidemment beaucoup aussi, mais mon idéal serait un travail pratique, de préférence comme chef. Il sera pro- bablement nécessaire de m'inscrire à un conservatoire pour apprendre un instrument, par exemple, pour moi, le violon- celle, et cela jusqu'à un niveau de maîtrise, du moins un niveau élevé, puis d'entrer dans un orchestre. Si on réussit, alors on devient chef d'orchestre. Du moins, c'est ainsi que j'imagine les choses. Nikisch, par exemple, a suivi cette filière. Bien entendu, je voudrais pouvoir me lancer tout de suite

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dans une telle carrière, mais mon père doute à tel point de mes talents que je commence à en douter moi-même. Bien sûr, je ne pense pas à de grands orchestres de concert ou d'opéra comme Dresde, Leipzig, Munich, Berlin ou autres grandes villes allemandes (...). Le vœu de mon père serait que je travaille au collège technique d'agriculture et que je vive à Preglhof. Mon Dieu ! Et l'Art ? L'Art qui est tout pour moi, et pour lequel je ferais n'importe quel sacrifice !... »

Ceci posé, on ne peut pas dire que le père est complètement hostile à la musique, car c'est précisément l'année où, en récompense des résultats obtenus par Anton à l'examen de sortie du collège de Klagenfurt, il lui offre le traditionnel voyage à Bayreuth.

De ce « pèlerinage » fait en compagnie d'Ernst Diez, le jeune homme reviendra avec un tel enthousiasme wagnérien — enthousiasme qui sera durable — que le père cède à nou- veau aux instances de son fils : profitant de la nomination de Carl von Webern au poste de conseiller au ministère à Vienne, Anton pourra y poursuivre ses études musicales tout en préparant un doctorat de philosophie. L'avancement paternel a sans doute en grande partie sauvé Webern de la menace agricole. La famille se transporte donc à Vienne, Ferstgasse, derrière le Votivkirche.

C'est surtout sous la direction du musicologue, historien et critique autrichien Guido Adler (1855-1941) que Webern travaille au Musikhistorisches Institut. Mais il a aussi pour maîtres les deux principaux collaborateurs de ce dernier, Hermann Graedener et Karl Navratil, car il lui faut aussi parfaire sa formation dans les disciplines de base, contrepoint, harmonie, composition.

Voici ses premières impressions d'après une lettre à Ernst Diez, datée du 5 novembre 1902 : « ... Je suis des cours régu-

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liers d'histoire de la musique. Je suis inscrit à trois cours d'Adler : 1° Les grandes époques stylistiques ; 2° Analyse critique des œuvres (actuellement Mozart) ; 3° Exercices à l'Institut de musicologie. Le second cours consiste, pour les étudiants, à faire des exposés sur les œuvres de Mozart, depuis les plus insignifiantes jusqu'aux grands chefs-d'œuvre. Le troisième cours est plutôt dur : l'Institut est surtout fréquenté par des gens plus âgés, deux docteurs et quelques autres étudiants assez avancés. Il y a trois nouveaux. Les plus anciens font des exposés sur les théoriciens du XIII XIV et XV siècles : on leur donne des textes à traduire et à commenter. Nous, les nouveaux, nous suivons comme nous pouvons. Pour l'instant je suis surtout absorbé à me fourrer dans la tête aussi vite que possible la notation rythmique et un travail de Riemann sur cette vieille musique. C'est une étude aride et laborieuse. On ne peut imaginer la quantité de ces règles complexes (...). Nous avons une énorme bibliothèque musicale, bien que curieusement il y manque Tannhaüser, Lohengrin, Meistersinger et Parsifal, et nous disposons d'un magnifique Bosendorfer de concert. Je passe presque toute la journée à l'Institut. J'assiste aussi aux cours donnés par le D Wallaschek qui traite des origines de la musique, et du D Müller qui traite de la philosophie pratique — un chic type qui parle plus de littérature que de philosophie. Je n'assiste pas au cours de Diez, car il tombe en même temps que celui d'Adler, et en plus on dit qu'il a un défaut d'élocution et qu'il est anti-wagnérien. »

On a transcrit ici ce texte à peu près in extenso malgré quelques détails peu intéressants on le fera de nouveau en d'autres occasions, — rares, car ce genre de document n'abonde pas. La raison en est que l'on veut donner la parole à Webern aussi souvent que possible, et que souvent des

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remarques en apparence hors du sujet permettent de préciser un peu la physionomie du personnage, de le rendre familier et vivant.

Pendant ce premier hiver viennois 1902-1903, en marge de ses études, Webern poursuit ses essais de composition. On ne s'arrêtera pas à ses œuvres estudiantines qui sont surtout des lieder que Friedrich Wildgans nous dit être dans le style d'époque — le Jugendstil, correspondant à ce que nous appe- lons le style 1900. Elles sont aussi assez influencées de Wagner et caractérisées par des dynamiques très poussées (extrêmes pppp, ou extrêmes ffff), par un chromatisme constant, et par une absence naturelle de développement thématique. Wildgans ajoute que ce sont là des traits qui peuvent tout autant être considérés comme des gaucheries de jeunesse que comme des signes prophétiques du futur art webernien. Mais on reviendra bientôt plus utilement sur des particularités de cet ordre.

Par contre, une œuvre légèrement postérieure mérite une mention plus appuyée : il s'agit de la première tentative orchestrale de Webern, quinze pages de musique composées à Preglhof au cours des vacances d'été 1903, Siegfrieds Schwert, ballade pour voix et grand orchestre sur un poème de Ludwig Uhland. Il s'agit là d'une partition qui ne mérite guère d'être éditée ni entendue : comme les lieder précédents, c'est un travail d'élève chez qui le métier commence à entrer, mais chez qui les recettes conservatoriales d'harmonie et d'orches- tration constituent encore un jeu suffisamment excitant en lui-même pour que l'auteur ne cherche pas à y mettre en plus une réelle personnalité. De même pour la plastique mélodique qui est souvent proche de la chanson populaire. Mais pour l'historien, un coup d'œil sur cet essai est intéres- sant dans la mesure où il permettra de mesurer le chemin parcouru un an plus tard avec la seconde œuvre orchestrale

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de cette période estudiantine, Im Sommerwind : Idylle für grosses Orchester, sur laquelle nous nous arrêterons un instant le moment venu.

L'hiver 1903-1904 voit Webern de nouveau à Vienne, parta- geant son temps entre les études et les concerts. Dès lors son journal intime, qu'il tiendra de manière intermittente, vient compléter la documentation que nous apportaient les lettres à son cousin : « ... Maintenant la marée haute des concerts bat son plein, lisons-nous dans ce journal en novembre 1903. Trop de musique ! Trop de musique ! Chaque jour au moins trois concerts. Violonistes, pianistes, chanteurs, chanteuses, concerts symphoniques, etc. ! Tous ces concerts sont pleins et le public applaudit tout, bon ou mauvais, c'est égal. Peut-être — non ! sûrement — le public est incapable de voir la diffé- rence. Cette inflation musicale émousse l'attention du public et sa faculté d'enthousiasme. Et le résultat de cette pauvreté des programmes ainsi que le pouvoir magique des virtuoses, c'est que le goût est complètement faussé. Il n'y a plus de critique sérieuse... à supposer qu'il y en ait eu auparavant... »

Côté travail, les impressions sont moins désabusées. Dans une lettre à Ernst Diez, il note : « ... Mes études de piano, violoncelle et contrepoint prospèrent et fructifient. J'ai aussi fait quelque chose pour la science musicologique. Afin de mettre en pratique mes connaissances sur la notation mesurée, j'ai transcrit une pièce de Brassart Sacris Solemnüs. Je suis heureux de penser que cela va être publié dans les Denkmäler der Tonkunst in Oesterreich. Tu peux imaginer quel encoura- gement c'est pour moi, parce que ce n'était pas facile. Mais

(1) Contrapunctiste flamand du XV siècle.

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je suis en train de me vanter... Pardonne-moi, cher Ernst, mais je suis enthousiasmé par mes activités. »

Ses études de violoncelle, il les poursuit avec un musicien de l'orchestre du Wiener Konzert Verein. Il ne tardera d'ail- leurs pas à abandonner complètement l'instrument (cette relique de sa jeunesse a été récupérée par Hans Moldenhauer pour son musée de Webern-Archive). Quant aux études de piano, il les poursuivra avec une étudiante américaine élève du fameux Leschetizky, et c'est sur l'insistance de celle-ci que la famille Webern fera l'acquisition d'un piano convenable. Mais Friedrich Wildgans précisa que Webern ne sera jamais réellement un bon exécutant, — par contre un excellent lec- teur. A ces travaux pratiques s'ajoutent aussi les débuts de son activité de choriste à l'Akademischer W agner Verein, ce qui aura l'inappréciable intérêt de le mettre en contact avec les grands chefs tels que Félix Mottl, Hans Richter, Artur Nikisch et Gustav Mahler.

C 'est précisément avec ce dernier qu'il aurait voulu tra- vailler : la musique ancienne l'a passionné, certes, et il en a poussé l'étude jusqu'à la grande période polyphonique ; mais, en fait, c 'est à la composition qu'il ne cesse de songer. Cepen- dant, sur Mahler, débordé par ses activités personnelles de chef et de compositeur, il s'avère vite qu'il est impossible de compter. Et soudain Vienne lui paraît insuffisante, trop étroite pour ses ambitions : au printemps 1904, il part pour Berlin en compagnie de son collègue Heinrich Jalovec, jeune chef d 'orchestre, qui lui a suggéré d'aller travailler avec Hans Pfitzner. Ce projet ne se réalisa pas : à en croire le D Polnauer — qui sera par la suite un condisciple de Webern chez Schonberg — Pfitzner aurait rebuté Webern par ses observations désobligeantes sur Mahler. Ce n'est pas confirmé, mais c 'est tout à fait dans les possibilités de Pfitzner.

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C'est au cours de l'été 1904, pendant les vacances familiales à Preglhof, que Webern composera cette œuvre orchestrale déjà citée, Im Sommerwind : Idylle für grosses Orchester (Dans le vent d'été : idylle pour grand orchestre), trente-six pages de musique franchement illustratives d'après un texte du poète nord-allemand Bruno Willa (1860-1928) dont l'art à la fois philosophique et sensuel était inspiré par la haine de la civilisation urbaine, et qui illustra et pratiqua une véritable religion de la vie dans la nature. C'est probablement ce dernier aspect qui avait séduit Webern. Bien que cette partition soit encore profondément influencée de Wagner, Liszt et Richard Strauss, il y a un abîme entre celle-ci et le laborieux Siegfrieds Schwert de l'année précédente. D'après l'analyse qui en a été publiée par Paul A. Pisk, le cadre de la forme sonate est visible, mais déjà utilisé de façon person- nelle, avec une réelle liberté, laquelle est surtout frappante dans le développement central, très étendu, alors que la réex- position est abrégée. Certains des traits que, précédemment, on avait pu mettre sur le compte de l'inexpérience, s'avèrent ici des manières personnelles : par exemple un travail plus d'agencement motivique que de développement thématique — et cela annonce très nettement le Webern de l'avenir. Par contre, on note une certaine régression sur le plan chroma- tique : ce vocabulaire, venu en droite ligne des romantiques, est infiniment moins poussé au chromatisme que celui de Wagner. Mais sur le plan orchestral, il y a là aussi des indi- cations pour l'avenir : l'orchestre est rarement employé dans

(1) Le mot « motivique » n existe pas en français : il a été créé en allemand et en anglais pour les besoins précis de cette technique nou. velle, besoins qui la font utiliser dans notre langue où il n'a pas d'équivalent.

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son entier pour des effets de masse comme cela était courant à l'époque ; les cordes sont très divisées et les instruments à vent sont souvent utilisés en solistes. Ce besoin d'un matériel immense traité avec raffinement et économie se retrouvera dès l'opus 6. Par ailleurs, la technique du travail motivique appliquée à de petits fragments de mélodies aphoristiques entraîne une instrumentation elle aussi fragmentée qui n'est pas sans témoigner d'une tendance naturelle au principe de la Klangfarbenmelodie qui ne sera établi que bien plus tard par Schonberg (dans l'étude des œuvres ultérieures, nous aurons très fréquemment l'occasion de remarquer que beau- coup des principes techniques savamment découverts et codifiés par Schonberg au cours des années postérieures, se trouvaient, comme en germes, latents et instinctifs chez Webern). De même on remarque des recherches de subtilités sonores (cordes sul- ponticello, sourdines fréquentes pour les cuivres) qui devien- dront typiquement weberniennes et qui sont alors complète- ment inconnues. Enfin, comme dans Siegfrieds Schwert, on trouve ici de grands écarts de dynamiques et notamment, dans le domaine du pianissimo, des indications telles que « à peine audible », ou « jusqu'à complète inaudibilité », etc., qui dénotent également une tendance très personnelle et que nous retrouverons. Sans être un chef-d'œuvre, cette page de jeunesse — d'ailleurs pleine de sève musicale et de tempé- rament — n'est pas une simple curiosité musicologique, et elle mériterait d'être entendue au même titre que Nuit Transfigurée de Schonberg.

Pour l'automne 1904, nous manquons de documents : Webern a cessé de tenir son journal, et on n'a pas de lettres

(1) Voir à l'opus 6 et à l'opus 10, dans la seconde partie du volume.

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à Diez. Nous ne savons donc pas dans quelles circonstances il a été mis en contact avec Arnold Schonberg. On sait toutefois que Guido Adler avait pour celui-ci la plus grande estime et qu'il lui arrivait souvent de lui envoyer ses élèves les plus doués. D'après des recoupements que l'on peut faire avec les souvenirs d'Egon Wellesz qui fut l'un des premiers élèves viennois de Schonberg, et qui fit la connaissance de Webern en octobre 1904, il semble que le contact est pris aux environs de cette époque.

L'amitié et l'admiration de Wellesz pour Webern datent aussi d'alors : ils faisaient tous deux du piano à quatre mains, déchiffraient les symphonies de Mahler et assistaient à toutes les répétitions de celui-ci. A la classe de Guido Adler ils jouèrent aussi à quatre mains les derniers quatuors de Beethoven pour en présenter l'analyse. C'est en rappelant ces souvenirs de jeunesse qu'Egon Wellesz écrit : « Quand nous nous rencontrâmes pour la première fois, Webern était for- tement impressionné par Richard Strauss ; la musique de Mahler n'avait pas tellement d'intérêt pour lui. Cependant, dès qu'il en eût compris la profonde sincérité, la musique de Mahler, si opposée à la sienne, s'installa en lui et il en devint un des plus enthousiastes interprètes. »

C'est donc à l'automne 1904 qu'il faut situer le début des études de Webern avec Arnold Schonberg, événement capital pour l'évolution du jeune musicien et qui se doublera d'un autre fait capital : c'est chez Schonberg que Webern fera la connaissance d'Alban Berg qui sera pour lui un ami et un confident très intime. La Trinité viennoise est née. Nous verrons par la suite, grâce à un écrit de Webern lui-même, publié en 1912, ce qu'il a pensé de l'enseignement schonber- gien, enseignement large et élevé, presque aussi philosophique et spirituel qu'artistique, et qui l'a tout de suite fasciné malgré

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Anton Webern (1885-1945), l'un des plus illustres représentants de l'école de Vienne, est à l'origine de l'évolution de la musique contemporaine. Précision, spiritualité, expériences de tonalité et d'harmonie, font de son œuvre, brève mais d'une rare intensité, l'une des plus fascinantes de l'histoire de la musique. Claude Rostand, nous livre, grâce à des documents inédits, dans cette première étude consacrée en France à Anton Webern, la clef du mystère qui a entouré le destin tragique du compositeur.

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