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PRÉFACE Le Nouveau Testament laisse percevoir l'existence de concep- tions très différentes à l'intérieur même du christianisme et l'on y mentionne aussi des groupes que les auteurs tiennent pour radicalement déviants. Il s'agit parfois d'idées partagées par des groupes différents qui cohabitent dans une même ville: c'est, par exemple, le cas des quatre affiliations décrites en 1 Co 1, 12 ou encore du conflit d A mioche (Ga 2, 11-14). Parfois, une façon de voir domine dans une région donnée, une autre dans une autre: c'est ce qu'on peut déduire de la comparaison entre des ouvrages néo-testamentaires très différents entre eux et qui s'ignorent mutuellement. II est néanmoins bien difficile d'effacer complète- ment l'image dan christianisme totalement homogène durant le t-siècle de l'ère chrétienne. Dans certaines reconstitutions modernes nuancées, on écarte l'idée d'une homogénéité pure et simple, mais on y voit toujours dans la pensée de Paul le facteur qui domine le courant majo- ritaire, en particulier en ce qui concerne la liberté par rapport à la Loi mosaïque. On accorde, bien sûr, qu'au cours du I•• siècle la foi en Jésus s'est propagée depuis la Palestine aussi bien en direction de l'Orient que de l'Occident, et on reconnaît que cette percée vers l'est (passée entièrement sous silence dans le Nouveau Testament) dut se faire avec peu ou pas de contacts avec la pensée

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PRÉFACE

Le Nouveau Testament laisse percevoir l'existence de concep-tions très différentes à l'intérieur même du christianisme et l'ony mentionne aussi des groupes que les auteurs tiennent pourradicalement déviants. Il s'agit parfois d'idées partagées par desgroupes différents qui cohabitent dans une même ville: c'est, parexemple, le cas des quatre affiliations décrites en 1 Co 1, 12 ouencore du conflit dAmioche (Ga 2, 11-14). Parfois, une façon devoir domine dans une région donnée, une autre dans une autre:c'est ce qu'on peut déduire de la comparaison entre des ouvragesnéo-testamentaires très différents entre eux et qui s'ignorentmutuellement. II est néanmoins bien difficile d'effacer complète-ment l'image dan christianisme totalement homogène durant let-siècle de l'ère chrétienne.

Dans certaines reconstitutions modernes nuancées, on écartel'idée d'une homogénéité pure et simple, mais on y voit toujoursdans la pensée de Paul le facteur qui domine le courant majo-ritaire, en particulier en ce qui concerne la liberté par rapportà la Loi mosaïque. On accorde, bien sûr, qu'au cours du I••sièclela foi en Jésus s'est propagée depuis la Palestine aussi bien endirection de l'Orient que de l'Occident, et on reconnaît que cettepercée vers l'est (passée entièrement sous silence dans le NouveauTestament) dut se faire avecpeu ou pas de contacts avec la pensée

Hoang Minh Toi
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de Paul. Ac 18, 24-25 implique, semble-t-il, qu'un christianismed'une coloration décidément non-paulinienne avait gagnéAlexandrie dès le milieu des années cinquante (au temps del'arrivée de Paul à Éphèse). On n'en tient pas moins souvent quela pensée de Paul aura fini par «l'emporter» dans les parties dubassin méditerranéen qui étaient appelées à compter pour de bon,par la suite, dans l'histoire de l'Église d'Occident (la Syrie, l AsieMineure, la Grèce et lItalie). Un tel présupposé va être mis àrude épreuve, et de manière indépendante, par les deux auteursdu présent ouvrage.

Par pure coïncidence, chacun de nous se trouvait étudier lesorigines du christianisme à l'époque néo-testamentaire dans deuxcentres majeurs du bassin méditerranéen: J.P. Meier, à Antio-che de Syrie, et R.E. Brown, à Rome. En en parlant, nous noussommes aperçus que nos analyses de l'origine de ces Églisesétaient assez semblables, tant pour la méthode que pour lesrésultats. Dans chacune de ces deux cités, Paul figure à côté dePierre, autre personnage de tout premier plan pour les chrétiens.Or, nous étions convaincus que, dans les deux cas, ce ne sont

pas les idées de Paul sur la Loi et sur le judaïsme qui ont prévalu,mais une conception moyenne qu'on peut associer au nom dePierre, - même si, pour finir, certains traits pauliniens se sonttrouvés apprivoisés et incorporés à ce courant pétrinien. Vers 110de notre ère, Ignace d Antioche parle de l Église catholique (hékatholiké ekklésia) pour désigner une expansion géographiqueplus vaste qu'aucune Église d'une ville ou d'une région données,mais aussi une Église qui est parvenue à fondre ensemble diverscourants de pensée, en sorte que la koinônia, la « communion »qui en résulte entre les chrétiens, intègre des idées communes surdes questions majeures. Nous sommes convaincus que ces cou-rants, situés un peu «à droite» de Paul, qui se sont fait jour àAntioche et à Rome, en liaison avec Pierre, sont un des facteursdéterminants dans la naissance d'une Église catholique. Cetteanalyse n'enlève rien à l'immense dynamisme et au défi portéspar les lettres et la pensée de Paul; mais elle nous met en gardecontre l'idée d'un christianisme purement paulinien qui 1 auraitemporté à l'époque du Nouveau Testament ou par la suite. Auxyeux de certains, le fait que Paul ne l'a pas emporté représentepour le christianisme la perte de sa vitalité. D'autres pensent quele seul christianisme susceptible de rendre justice à la diversité

PREFACE

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présentée par le Nouveau Testament est un christianisme qui tienttête au purisme sectaire en favorisant la coexistence de tensionsconstructives. Dès lors, c'est en replaçant Paul dans un ensembleplus large qu'on rend à ses épîtres leur dimension biblique: c'est-à-dire qu'on y voit une partie intégrante d'une Bible destinée àguider, à servir l Église catholique et à la provoquer.

En groupant les deux études, sur Antioche et sur Rome, quiconstituent les deux parties de cet ouvrage, nous nous sommesefforcés de tenir compte du travail de l'un et de l'autre pour quele résultat présente une unité. Nous devons toutefois avertir dequelques précautions à prendre à la lecture de cet ouvragecommun. Et d'abord, chaque auteur n'est responsable que de cequ'il a écrit (et qui est indiqué clairement). Les critiques, dansleur compte-rendu, devraient préciser qui ils louent, qui ilsdésapprouvent. Ensuite, il y a dans cet - ouvrage une part despéculation : on s'attend donc à des désaccords constructifs. Nousinvitons les chercheurs à compléter, à modifier le tableau quenous brossons de ces deux Églises. Nous avons conscience defaire, d'une certaine façon, ceuvre de défricheurs; notre but estd'éveiller l'intérêt afin que beaucoup d'autres poursuivent larecherche. En troisième lieu, quand nous parlons de spéculation,nous savons bien que certaines de nos hypothèses sont moinsvérifiables que d'autres en raison même de la nature des maté-riaux mis en couvre. C'est ainsi que, pour Antioche, dans sareconstitution de la période intermédiaire (la « deuxième généra-tion») Meier dépend nécessairement de l'évangile de Matthieu.La plupart des spécialistes accorderont que Matthieu a été écrità Antioche, mais ils divergeront peut-être quand il s agira d'ap-précier dans quelle mesure l'évangile de Matthieu reflète lasituation à Antioche à l'époque où écrivait l'auteur et dans quellemesure il reflète une période antérieure de la Tradition - peut-être une tradition conservée ailleurs et reflétant une autre époque,d'autres lieux. Il est certain que, dans la reconstitution del'histoire d Antioche, le recours à Matthieu est plus hypothétiqueque la description donnée par Paul dans l Épître aux Galaies dece qui s'est passé à Antioche. Brown, lui, doit non seulements'appuyer sur des lettres adressées à Rome, et qui parlent de lasituation romaine, mais aussi sur des lettres envoyées de Romeà d'autres communautés chrétiennes. Or, ces dernières peuventrefléter les coutumes et les façons de penser de leurs expéditeurs

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romains, ou bien les problèmes qui se posent à leurs destinataires,ou encore l'un et l'autre: il faut utiliser ces documents avecprécaution. Nous sommes tout disposés à ce qu'on nous juge surla façon dont nous aurons observé les précautions de méthodeque nous venons de souligner; mais nous ne sommes pas d'accordavec ceux qui préféreraient qu'on ne dise rien d Antioche et deRome plutôt que de s'exposer à ce genre d'erreur. A notre avis,considérer que le Nouveau Testament ne peut rien nous appren-dre d'important, historiquement parlant, à propos de Jésus, despremiers chrétiens, de l Église naissante, tient d'une réactionexcessive à l'excès antérieur qui consistait à tout prendre pourhistorique dans le Nouveau Testament. Les exégètes et leshistoriens de l Église doivent recourir à des reconstitutions pourcombler les lacunes de notre information et c'est bien ce qu'ilsfont en effet. Si nos reconstitutions se révèlent insuffisantes, dumoins serons-nous satisfaits si nous avons pu en pousser d'autresà leur en substituer de plus adéquates. Cela vaudra mieux quede vouloir ne s'en tenir qu'à des certitudes, se contraignant dèslors au silence.

Ce fut pure coïncidence si nos recherches indépendantes se sontrejointes: c'est par une coïncidence plus heureuse encore quenous nous sommes retrouvés pour dédier cet ouvrage. John Meiera étudié au séminaire Saint-Joseph, au diocèse de New York,alors que Myles Bourke y enseignait l Écriture sainte (ce qu'il afait avec distinctionpendant vingt ans); plus tard, il s'est retrouvéà Rome dans la classe de l'Institut biblique pontifical oùMgr Bourke était professeur invité. L'intérêt suscité par le maîtreet les encouragements reçus de lui ont contribué à engager Meierdans la poursuite du doctorat et dans la carrière scientifique quis'est ensuivie. Avant de devenir lui-même Auburn Professor ofBiblical Studies à /Union Theological Seminary de New YorkCity en 1971, Raymond Brown avait appris à connaître et àestimer en Myles Bourke le collègue et le savant. Mais le destina voulu que Mgr Bourke exerce depuis 1966 la charge de pasteurde Corpus Christi, paroisse située en face de l Union TheologicalSeminary : si bien que, pendant une décennie, il y a accueilliBrown chaque jour pour la célébration de 1eucharistie. Les deuxauteurs peuvent ainsi joindre leur enthousiasme pour dédier cevolume à un ami cher et apprécié qui les a aidés diversement,comme professeur et comme pasteur, comme conseiller sur le

PRÉFACE

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plan scientifique et au niveau sacerdotal. Les deux anniversairesque marque pour lui l'année 1982 nous ont poussés à lui diread multos annos dans une existence et l'exercice d'un sacerdoceoù il en a servi tant, et si bien.

le 30 septembre 1982,en lafete de saint Jérôme.

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INTRODUCTION*

Antioche et Rome étaient au nombre des cités les plus grandesde l'Empire romain' ; la population y était à majorité païenne,mais elles comptaient de fortes colonies juives. Rien d'étonnantdès lors à ce que, dans ces deux villes, l'histoire des origineschrétiennes intéresse à la fois les Juifs et les païens. Le lecteurdevra se faire d'abord une idée de la complexité des relations entreJuifs et païens aux premiers temps de l'activité missionnaire deschrétiens. A la génération précédente, les chercheurs parlaient desJuifs et des païens (ou de la culture juive et de la culturehellénistique) comme s'il s'agissait de deux mondes différents ouséparés. Or, depuis Alexandre de Macédoine, à la fin du lv=siècle,les principales populations juives connues de nous ont vécu sousdes rois descendant des Macédoniens, sous des préfets romains,ou sous des rois fantoches soumis aux Romains: en un mot, dansun monde où régnait la culture hellénistique. Bien sûr, certainsJuifs ont résisté à l'acculturation tandis que d'autres l'accueil-

* Cette introduction est due à R. E. BROWN.1. GRANT, Augurtus, 10: a Un des traits majeurs de la vie dans l'Empire

romain est le rôle qui jouent les grandes cités. x Strabon, qui écrit à peu prèsau temps de la naissance de Jésus, énumère les trois plus importantes cités de[' Orient: Alexandrie, Antioche, et Séleucie (Géographie, 16, 2, 5).

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laient volontiers, mais cette diversité rend d'autant plus difficilede parler des cultures juives et hellénistiques comme de deuxentités distinctes. Et leur interrelation se complique encore davan-tage quand on étudie l'expansion du christianisme.

Jésus a vécu en Galilée et en Judée : la plupart des gensauxquels il s'est adressé étaient donc des Juifs ; et inévitablementla première prédication de ses disciples juifs s'est adressée àd'autres Juifs, à Jérusalem d'abord, puis dans les villes de ladiaspora. Plus tard (suivant des étapes qui seront examinées dansce livre), les prédicateurs se sont mis à convertir aussi des païensà la foi en Jésus. Paul parle de lui-même comme d'un « apôtreenvoyé aux païens », aux incirconcis (Ga 2, 8 ; Rm 1, 13 ; 15, 16).Cependant, et en dépit de l'importance accordée dans le NouveauTestament au rôle de Paul auprès des païens, il faut résolumentécarter l'idée selon laquelle la prédication aux païens se seraitfondée sur une seule théologie, celle de Paul, et que, parconséquent, tous les païens convertis partageaient la même façonde voir, celle de Paul. S'agissant de ce que la foi en Jésussupposait d'observances juives, il y avait des divergences chez lesJuifs qui ont embrassé la foi; et ces divers types de judéo-christianisme ont tous trouvé des adeptes chez les païens convertisau christianisme. On ne devrait donc pas parler de judéo-christianisme et de paganochristianisme, mais de divers types de« christianisme judéo-païen ». Dans le Nouveau Testament, on entrouve au moins les variétés suivantes'

2. Je présenterai ici uniquement les variétés les plus simples en me fondantsur l'attitude des chrétiens par rapport au judaïsme. A coup sûr, la situationétait plus complexe et l'on peut fonder d'autres subdivisions sur la christologieou sur d'autres facteurs encore. Qui plus est, il y avait inévitablement un éventailde positions à l'intérieur même des groupes mentionnés ici. C'est ainsi que dansle groupe 2 (Jacques), les plus conservateurs ont pu se trouver parfois prochesdu groupe 1 tandis que les plus libéraux (Pierre) se rapprochaient du groupe 3.En outre, parmi ceux même qui s'adjoignaient à Jacques, il pouvait s'en trouverde plus conservateurs que Jacques lui-même (voir plus loin, p. 66-68). Lespersonnages du Nouveau Testament ont bien pu, aux différents moments deleur existence, passer d'un groupe à un autre, ou, dans un groupe donné, d'uneextrémité à l'autre. Dans la prise en compte de cette diversité, un pas décisifa été franchi par Michaelis quand, dans a Judaistische », il a distingué entreau moins deux sortes de pagano-chrétiens (à côté des judéo-chrétiens): ceuxqui acceptaient la circoncision et ceux qui la refusaient. Voir R.E. BROWN, « NotJewish Christianity ».

INTRODUCTION

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Un premier groupe, composé de chrétiens juifs et de païensconvertis, dont on exige la pleine observance de la Loi mosaïque,y compris la circoncision. Ces ultra-conservateurs affirmaient ensomme que les païens devaient devenir juifs pour recevoir lesbénédictions messianiques apportées par Jésus. Cette exigence estpréconisée, à Jérusalem, par les chrétiens juifs que les Actesappellent ceux « de la circoncision » (11, 2) et qu'ils décriventcomme étant « du parti (hairesis) des pharisiens » (15, 5). Moinsdiplomate que Luc, Paul en parle comme de « faux-frères qui sesont glissés pour épier votre liberté » (Ga 2, 4). Comme ces gensétaient à Jérusalem et qu'ils faisaient vraisemblablement preuvede peu d'enthousiasme à l'égard des païens convertis, beaucoupde spécialistes les ont ignorés en parlant de la mission (unique)aux païens. Pourtant, l ÉPître de Paul aux Galates tout entièremontre que des chrétiens juifs qui partageaient ces vues s'étaientfait un chemin jusque dans la lointaine Asie Mineure, chez lespaïens de Galatie convertis par Paul. Le professeur J. LouisMartyn de l' Union Theological Seminary, dans son commentairesur les Galates (dans l'Anchor Bible), avance une reconstitutiontrès plausible du raisonnement tenu par ces missionnaires chré-tiens juifs de la stricte observance, et il montre ce qu'un telenseignement pouvait avoir de séduisant. Le chapitre 3 de Phi-lippiens montre la crainte d'une pareille propagande judéo-chrétienne auprès des païens convertis de Grèce; de son côté,Ph I, 15-17 suggère que cette prédication s'exerçait bel et bienà l'endroit où Paul était en captivité (Rome? Éphèse?). II fautdonc parler d'une mission aux païens tout à fait aux antipodesde celle de Paul et qui aboutit à la constitution d'un christianismejudéo-païen caractérisé par la stricte observance de la Loi, nonseulement en Palestine, mais dans certaines au moins des citésde l'Asie Mineure et de la Grèce.

Un second groupe, composé de chrétiens juifs et de leursconvertis païens, où l'on n'imposait pas la circoncision mais oùl'on exigeait des païens convertis la pratique de certaines obser-vances juives. On peut parler ici d'un christianisme judéo-païenmodérément conservateur. D'après Ac 15 et Ga 2, Jacques (lefrère du Seigneur et le chef de l'Église de Jérusalem) et Pierre(Céphas, le premier des Douze), que Paul nomme « ceux qu'onappelle les colonnes » (Ga 2, 9), étaient d'accord avec Paul: onne devait pas imposer la circoncision aux païens convertis. Mais

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d'après Ac 15, 20, Jacques tenait bon sur certaines observances,alimentaires en particulier' ; et d'après Ga 2, 12 des gens « venusde chez Jacques » ont causé des troubles à Antioche à proposde repas pris en commun par des chrétiens juifs et païens,probablement parce que les lois alimentaires n'y étaient pasobservées. Ac 15 (14-15, 19-21, 22-29) suggère que si cette exi-gence, associée au nom de Jacques, n'est pas primitivement l'idéede Pierre, ce dernier s'en est accommodé pacifiquement, commed'autres notables de Jérusalem; cependant, Ga 2, 11-14 montrebien que Pierre ne s'y est soumis que contraint et forcé. Que les«hommes de Jacques » aient pu venir à Antioche avec desexigences en matière d'observances légales (lia 2, 11-12), qu'unelettre présentant le point de vue de Jacques ait été envoyée auxpagano-chrétiens (les frères) « d'Antioche, de Syrie et de Cilicie »(Ac 15, 23), et que Paul ait dû s'opposer à ce qu'à Corinthe, onimpose la sensibilité juive en matière de nourriture (1 Co 8),autant de faits qui suggèrent bien qu'on a à faire à un courantmissionnaire, un courant qui est à l'origine d'un style de chris-tianisme judéo-païen moins rigide que celui qu'on a décrit dansle cas du premier groupe, mais moins libéral à l'égard de la Loique le troisième groupe qu'on va rencontrer bientôt. On peutparler d'une voie moyenne, où l'on est porté à reconnaître lavaleur de l'ouverture (on n'imposera pas la circoncision) tout enpréservant certaines des richesses de la Loi juive considéréescomme parties intégrantes de l'héritage chrétien. Ce christianismejudéo-païen devait être particulièrement associé aux apôtres deJérusalem. L'évangile de Matthieu, qui parle d'une Église fondéesur Pierre, donne aux onze apôtres mission à toutes les nations(28, 16-20). (Voir aussi Ac 1, 2, 8.) La Didaché, écrite en partievers l'an 100 et proche, à bien des égards, de Matthieu, porte

3. On discute sur la nature des exigences imposées aux païens en Ac 15, 20,29. Il s'agit probablement de quatre interdits: par rapports aux viandesconsacrées aux idoles; aux relations sexuelles et au mariage entre certainsdegrés de parenté (porneia, parfois traduit vaguement par « impureté, incon-tinence ») ; à la viande d'une bête étouffée sans avoir été saignée ; au sang desanimaux. Ces interdits sont en partie l'écho de Lv 17-18, où certains interditss'appliquent même aux étrangers non israélites, par exemple offrir des sacrificesà un autre que Yahweh (par conséquent, des sacrifices idolâtriques; 17, 8-9) ;consommer le sang (17, 12); manger d'une bête étouffée sans avoir été saignée(17, 14-15) ; les relations sexuelles avec un proche parent (18, 16-18): ce que1 Co 5, l'appelle porneia.

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pour titre: « Enseignement du Seigneur aux païens par les Douzeapôtres. »

Un troisième groupe, formé de chrétiens juifs et de leursconvertis païens, n'impose ni la circoncision ni l'observance deslois alimentaires (la cacheroute). Sans doute, Ac 15, 22 suppose-t-il que Paul et Barnabé ont accepté les vues de Jacques, maisGa 2, 11-14 montre bien que si Barnabé s'est plié, Paul a tenutête aux hommes de Jacques en ce qui concernait les païens. Pauln'exige pas des chrétiens qu'ils s'abstiennent de consommer desviandes consacrées aux idoles (1 Co 8), ce que Jacques, lui,exigeait d'après Ac 15, 20, 29. Si Paul est le principal porte-parolede l'attitude libérale dans le Nouveau Testament, on peut tenirpour certain que les chrétiens juifs qui lui sont associés dansl'activité missionnaire, en particulier après 50, date approximativede la controverse avec le parti de Jacques, partageaient ses vuessur ce point. Lui qui s'était dressé en face de Pierre/ Céphas (lia 2,1 1) et qui avait cessé de collaborer avec Barnabé (lia 2, 13 ; Ac 15,39) précisément pour cette raison, n'aurait sûrement pas toléréde divergence sur ce point parmi ses compagnons dans la mission.On peut donc parler d'un christianisme judéo-païen de typepaulinien (et peut-être même plus large) plus libéral que celui deJacques et de Pierre en ce qui concerne certaines obligations dela Loi.

Paul affirme que le Christ nous a délivrés de la malédictionportée par la Loi contre ceux qui n'observent pas tout ce quiest écrit dans la Loi (lia 3, 10-13) ; il soutient que, désormais,en vertu de la foi au Christ, nous ne sommes plus soumis à laLoi (3, 24-25). Cette façon de s'exprimer en a conduit plus d'unà le situer au pôle extrême du libéralisme sur l'éventail desattitudes par rapport à la Loi chez les premiers chrétiens.J'essaierai de montrer plus loin, dans la seconde partie de ce livre,que Paul n'a pas de système théologique, que dans Romains saposition est plus nuancée que dans Galates, qu'elle est différente.mais même sans tenir compte de cette observation, il y a dansl'attitude de Paul des ambiguïtés. Ses admonitions, ses directives,dans la seconde partie de nombre de ses épîtres, montrent qu'ilattendait à coup sûr de tout chrétien qu'ils vivent selon les DixCommandements et selon la morale exigeante du judaïsme.Ac 20, 6, 16 suggère qu'il observait les fêtes juives d'obligation,comme celle des pains sans levain et celle des semaines

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(la Pentecôte) ; Ac 21, 26 nous montre Paul pratiquant le culteau Temple de Jérusalem exactement comme le faisaient les chefsdes chrétiens juifs qui vivaient à Jérusalem". En rapportant quePaul a fait circoncire Timothée, chrétien incirconcis né d'une mèrejuive et, par conséquent, juif lui-mêmes, Ac 16, 1-3 soulève ce quej'appellerai, sur le mode plaisant, « le problème du fils de Paul ».La position de Paul est claire: la circoncision n'est pas nécessaireà la justification et les païens n'ont pas à s'y soumettre; maissi lui même avait été marié (avec une juive, évidemment), et qu'ilait eu un fils, qu'aurait-il fait? L'aurait-il fait circoncire, ce filsqui était juif? Ce genre de question le montre bien: on ne peutassurer que l'insistance de Paul à nier la nécessité de la circon-cision l'ait conduit à suggérer que les chrétiens juifs ne devaientpas être circoncis. Ac 21, 20-21 conserve le souvenir d'une telleaccusation portée contre Paul par les adversaires qu'il compteparmi les chrétiens juifs de Jérusalem: « Tu enseignes à tous lesJuifs dispersés parmi les païens à oublier Moise, en leur disantde ne pas circoncire leurs enfants ni d'observer les coutumes. »Peut-être en réaction contre pareille accusation (qui pouvaittrouver quelque fondement dans la rhétorique enflammée deGalates), le développement oratoire de Paul sur les privilèges desJuifs en Rut 9, 4-5 suggère que, si Paul avait eu un fils, t'eut étéun fils d'Abraham au double titre de la circoncision et de la foi

4. Des commentateurs sceptiques sur l'historicité des Actes ont mis en douteque Paul ait observé les pratiques cultuelles juives parce que la correspondancede Paul n'en souffle mot (même s'il n'y avait d'ailleurs guère de raison pourqu'il y mentionne ces pratiques). Peu, toutefois, vont jusquâ mettre en doutel'existence d'une division entre chrétiens hébreux et chrétiens hellénistes telleque la décrit Ac 6, lb, ou encore l'hostilité des hellénistes à l'égard du Temple(7, 47-51 ; voir BRUCE, Peter, 49-85). Ac9, 29 présente Paul comme un ami-helléniste, et sa correspondance le montre à deux reprises (2 Co 11, 22; Ph 3,5) se donnant clairement pour un hébreu, fils d'hébreu, lorsqu'il veut mettreen relief la pureté de son appartenance juive. La thèse selon laquelle Paul n'étaitpas hostile au Temple reçoit donc de sa part une certaine confirmation. Enoutre, le désir exprimé par Paul de voir sa collecte acceptée à Jérusalem estsûrement historique. Or, pouvait-il s'attendre à être reçu pu un homme aussiattaché au Temple que l'était Jacques s'il avait lui-même totalement abandonnéles rites juifs ? Enfin, l'observance des fêtes s'articule si logiquement avec le récitde voyage en Ac 20 qu'il est difficile de supprimer l'un sans rejeter l'autre -et il n'y a pas de raison de mettre en doute substantiellement l'historicité duvo age à Jérusalem rapporté dans ce chapitre.

. Si l'on ne peut vérifier le fait dans les lettres de Paul, il n'est pu contreditpar l'affirmation de Ga2, 3: Tite n'a pas été contraint à la circoncision, carTrie était un paien.

INTRODUCTION

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en Christ (Rio 4, 11-12), bénéficiant de la fidélité que Dieu amanifesté tant à Israël qu'à Jésus, pourvu que ce fils comprenneque ces deux dons ne sont pas de même valeur et qu'un seul estvraiment nécessaire.

Un quatrième groupe, composé de chrétiens juifs et de leursconvertis païens, n'imposait ni la circoncision ni les observancesalimentaires et n'attachait pas non plus au culte et auxfetesjuivesde signification permanente. Si j'ai parlé de Paul dans le para-graphe précédent, c'est que je crois pouvoir déceler dans leNouveau Testament l'existence d'un groupe considérable dechrétiens juifs plus radicaux que Paul dans leur attitude à l'égarddu judaïsme, - groupe auquel l'identifieront ses adversaires enAc 21, 20-21). Plus loin, dans le chapitre II de la première partie,sera abordée la question des « hellénistes » d'Ac 6, 1-6 qui ont faitdes convertis parmi les païens (11, 19-20). La meilleure explica-tion de cette appellation d'hellénistes est qu'il s'agissait de Juifs(en l'espèce, de Juifs qui croyaient en Jésus) qui avaient subi, dufait de leur éducation, une forte acculturation grecqueb, souventpeut-être au point de ne parler que le grec à l'exclusion de toutelangue sémitique. Ce qu'était leur attitude à l'égard de la circon-cision et des observances alimentaires, on ne peut que le conjec-turer?, mais le discours ditienne manifeste du dédain pour leTemple, où Dieu n'habite pas, - et c'est une attitude toutedifférente de celle que les Actes attribuent à Paul, qu'ils neconfondent pas avec les hellénistes (voir Ac 9, 29 ; mais Luc nedistingue pas nettement hellénistes chrétiens et non chrétiens, ensorte que les spécialistes ne s'accordent pas sur les rapports dujeune Paul et de Barnabé avec les hellénistes, on le souligneraplus loin dans la n. 16, p. 58). On va trouver une expression plusrécente et plus radicale de la pensée helléniste dans l'évangile de

6. Les hellénistes étaient des chrétiens juifs, non point païens: c'est ce quemontre la précision concernant l'un d'entre eux, un prosélyte, converti aujudaisme - ce qui suppose que les autres étaient, eux, nés juifs. Leur degréd'acculturation apparaît dans le fait qu'ils portent des noms purement gréco-romains (Ac 6, 5), à la différence des noms portés pu la plupart des Don=(que les Actes comptent au nombre des hébreux, c'est-à-0ire dans le groupequ'ils distinguent justement des hellénistes).

7. MICRAELIS (« Judaistische, 87 a) prétend que les hellénistes, dans leurmission auprès des patens, leur imposaient la circoncision. Cette politique, entout cas, n'a pu dû se perpétuer bien longtemps, à en juger pu les ouvragesplus récents (comme pu exemple Hébreux et Jean) que les critiques associentaux hellénistes.

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Jean', où la Loi n'appartient plus aux disciples de Jésus, mais auxseuls Juifs (10, 34; 15, 25: « votre Loi », « leur Loi ») et où le sabbat,la pâque, les Tentes sont des fêtes étrangères, des « fêtes des Juifs »(5, 1, 9b; 6, 4; 7, 2)9 . Le Temple sera détruit et remplacé par cetemple qu'est le corps de Jésus (2, 19-21) ; et l'heure vient où Dieune recevra plus un culte à Jérusalem (4, 21)'°. De même, lipïtreaux Hébreux substituera Jésus au grand prêtre et aux sacrificesjuifs et placera l'autel des chrétiens dans le ciel". Il y a touteraison de penser que Jn et He ont été écrits par des chrétiensjuifs, et Jean envisage explicitement la conversion de païens (12,20-24). Ni l'un ni l'autre de ces ouvrages ne venait probablementdans les païens une branche d'olivier franc greffée sur l'arbrequ'est Israël, comme le fait Paul en Rm 11, 24. Compte tenu del'admiration de Luc pour l'helléniste Étienne, il n'est pas surpre-nant que les derniers mots de Paul dans les Actes (28, 25-28)soient pour désespérer de la conversion des Juifs", - fort loinsans doute de ce qu'auront été les dernières paroles de Paul surce sujet, lui qui, en Rut 11, 11-12 envisage l'entrée pleine et entièred'Israël, après que la conversion des païens aura suscité la jalousiedes Juifs. Il y a donc dans le Nouveau Testament suffisammentd'indices de l'existence d'un christianisme judéo-païen qui a

8. Sur les similitudes entre la communauté johannique et les hellénistes, voirR.E. BROWN, La Communauté du disciple bien-aimé, trad. fr., Paris, Cerf,Lectio divina 115, 1983, p.4447; 59-62.

9. Voir, sur le thème de la substitution des fêtes, R.E. BROWN, Gospel, 1,201-204.

10. Dans la période qui suit le Nouveau Testament, une attitude encore plusradicale se rencontre chez un Marcion, chrétien qui rejette les Écritures juiveset ravale le Dieu juif au rang de démiurge.

11. Étienne semble favorable au Tabernacle, le saint lieu de rencontre desisraélites au désert (Ac 7, 44), mais Hébreux considère que le Tabernacleterrestre a été remplacé par le Christ. Au-delà de la période néo-testamentaire,des ouvrages comme l Épître de Barnabé, l Épître à Diognète, et l'apologisteArtistide, iront encore plus loin dans le rejet du culte juif.

12. Parce que la première partie des Actes n'est pas ouvertement hostile aujudaïsme, certains savants (comme, par exemple, J. Jervell) doutent que la finde ce livre ait pu se montrer si totalement négative devant l'éventualité de laconversion des Juifs. Mais Luc décrit le durcissement progressif de l'attitudedes chrétiens, en sorte que la situation qu'il connaît à la fin n'est plus ce qu'elleétait dans les premiers temps de la mission. C'est ainsi que Le 1-2 et 24, 53témoignent d'une attitude favorable à l'égard du Temple. Mais il est fortpossible que dans les années quatre-vingt Luc en soit venu à penser que, sommetoute, l'helléniste Étienne avait eu raison de rejeter cet élément central du cultejuif puisque l'avenir du mouvement chrétien était du côté des païens.

INTRODUCTION

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rompu de façon radicale avec le judaïsme et qui, dès lors, estdevenu en un sens une religion nouvelle, en accomplissement desparoles de Jésus en Mc 2, 22: le vin nouveau ne peut être contenudans de vieilles outres, il les fait éclater".

Sur l'éventail du christianisme judéo-païen au temps du Nou-veau Testament, la diversité des attitudes à l'égard de la Loipouvait être plus grande que les quatre groupes qu'on vientd'énumérer: du moins, ceux-ci peuvent être vérifiés solidement.J'ai pris soin de souligner dans chaque cas que les chrétiens juifsexerçaient activement auprès des païens une mission de conver-sion. Cela veut dire que ces quatre groupes devaient être présentsdans tout le bassin méditerranéen, alors que les spécialistes onteu parfois dans le passé tendance à y retrouver un christianismed'une coloration uniformément paulinienne. Là où Paul prêchait,il est vrai, dans la mesure où il détestait construire sur lesfondations posées par un autre (Rm 15, 20; 2 Co 10, 15-16), saforme propre de christianisme judéo-païen aura eu pour un tempsl'exclusive; mais souvent d'autres survenaient alors (en particulierdes groupes 1 et 2) qui la remettaient en question. La régiond'Éphèse avait été évangélisée par des amis de Paul, Priscille etAquila, puis par Paul en personne, pendant environ trois ans,vers le milieu des années cinquante (Ac 18-19, 41). Cependant,si l'on prend en compte le livre de l'Apocalypse de Jean, le lieuhabituellement assigné pour origine à l'évangile et aux épîtres deJean, et l'identité des opposants dans l'Épître d'Ignace auxÉphésiens, on a de bonnes raisons de penser que, vers la fin dusiècle, les quatre groupes décrits plus haut (et peut-être mêmedavantage) avaient leurs Églises domestiques dans la capitale dela province d'Asie. La situation était peut-être plus complexeencore là où ce n'était pas Paul qui avait commencé la mission;or, c'est précisément le cas des deux villes auxquelles ce livre estconsacré: Antioche et Rome. Inévitablement, les premiers mis-sionnaires y étaient des Juifs qui avaient cru en Jésus. Puis il yeut, dans ces deux villes, des convertis païens en grand nombre;et il est bien probable que, dans le dernier tiers du i^ siècle, lamajorité des chrétiens y étaient d'origine païenne. Mais dans uncas comme dans l'autre, cela n'a pas de sens de parler des judéo-

13. Marc était peut-être plus radical que Paul: voir plus loin, p. 246.

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ANTIOCHE ET ROME

chrétiens ou des paganochrétiens si l'on ne précise pas de queltype (ou de quels types !) de chrétiens judéo-païens il s'agit et sil'on admet que, du moment que Paul a séjourné dans ces deuxvilles, c'est le christianisme paulinien qui y a prévalu.

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u C'est à Antioche que les disciples furent pour la première foisappelés chrétiens» (Ac 11, 26). Celle qu'on peut donc appeler leberceau du christianisme était, d'après Josèphe, la troisième desgrandes cités de l'Empire romain'. Située sur l'Oronte, capitalede la province romaine de Syrie, Antioche fut, après Jérusalem,le premier grand centre urbain où s'est installé le mouvementchrétien. D'Ignace, évêque dAntioche au début du Ilesiècle, àJean Chrysostome, prêtre de cette Église à la fin du iv=siècle,Antioche a connu de grands théologiens et de grands évêques(reconnus plus tard comme patriarches), elle a été le siège d'unecélèbre école d'exégèse ainsi que le foyer de courants hérétiques.Tous ceux qui s'intéressent à l'évolution du christianisme, descommunautés du Nouveau Testament, au le•siècle, à l Églisecatholique (hé katholiké ekklésia d'Ignace) des ne et III^sièclesz,doivent lui accorder une attention particulière. Fondée dès avant40, l Église dAntioche est vite devenue un lieu d'affrontemententre les plus importants apôtres connus: Paul, Pierre et Jacques.Au début du II, siècle, Antioche est la première Église connue à

1. Guerre 3, 2, 4, § 29; il l'entend de la troisième après Rome et Alexandrie.Meeks (Jews 1) préfère dire, de façon plus générale: « Antioche était l'une destrois ou quatre cités les plus importantes de l'Empire rorqain. »

2. Origène (Adv. Celsum, 5. 59) l'appelle « la Grande Eglise » ; aujourd'hui,certains la nomment « É Église ancienne ». Sur les problèmes de méthode pourdistinguer de cette Église le « christianisme primitif », voir PAULSEN, « ZurWissenschaft » ; voir aussi LoHSE, « Entstehung », et divers essais dansSANDERS, Jewish and Christian Self- Definition, vol. 1.

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ANTIOCHE ET ROME

avoir élaboré la charte d'une structure ecclésiale centralisée,autour d'un évêque unique entouré d'un groupe de presbytreset de diacres (ce qu'on appellera un épiscopat «monarchique»:plus exactement un monépiscopat). Un tel centre, à l'origine desgrands courants, est d'une importance vitale pour l'intelligencedu passage du Nouveau Testament à la période patristique.

Le Nouveau Testament fournit des indications précieuses surles débuts de lÉglise dAntioche. De la première générationchrétienne, on a le récit d'un témoin oculaire, Paul, dont la lettreaux Galates (lia 2, 11-21) fut écrite vers le milieu ou à la fin desannées cinquante, quelques années seulement après les incidentsqu'il relate (on peut le compléter par les informations glanéesdans les Actes des Apôtres, rédigés une vingtaine ou une trentained'années plus tard, à condition de les utiliser avec précaution).Plus d'un demi-siècle après la lettre de Paul aux Galates, nousavons les lettres écrites par Ignace dAntioche entre 108 et 117:elles aussi nous apportent des informations de première main. Cequi paraît nous faire défaut, aux yeux de beaucoup de spécialistes,c'est une documentation solide sur la période intermédiaire. Danscette première partie, on tient que Matthieu a écrit son évangileà Antioche autour des années quatre-vingt-quatre-vingt-dix etqu'il est possible de s'appuyer sur lui pour combler les lacunesde notre information sur le christianisme antiochien. En termesde génération', on peut donc parler des documents relatifs à lapremière génération de chrétiens à Antioche, dans les annéesquarante à soixante-dix (lia, complétée par Ac; notre chapi-tre II); des documents relatifs à la deuxième génération, dans lesannées soixante-dix à cent (Mt, notre chapitre III); et desdocuments relatifs à la troisième génération, dans les annéespostérieures (Ignace; notre chapitre IV).

3. La première génération couvre ici la durée de la vie des apôtres ou descompagnons de Jésus les mieux connus. Comme Pierre, Paul et Jacques, lefrère du Seigneur, sont tous morts dans les années soixante, la premièregénération s'entend des années trente à soixante. La deuxième générationcouvre la période durant laquelle s'est exercée l'influence du disciples immédiatsdes apôtres, en gros donc le dernier tiers du 1°' siècle. La troisième générationrecouvre le ministère de ceux qui ont connu ces disciples; elle s'étend de lafin du l~ siècle jusque dans le Il°. On appelle parfois cette troisième générationl'époque qui suit immédiatement le Nouveau Testament ou encore l'époquesubapostofque: mais ce dernier qualificatif s'applique mieux à la deuxièmegénération.

ANTIOCHE

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Une question va revenir avec insistance tout au long de notreexamen de cette documentation: peut-on expliquer raisonnable-ment que des Églises apparemment aussi différentes que celle dePaul et celle de pierre, celle de Matthieu et celle d'Ignace, se soienttoutes développées progressivement à partir d'une seule et mêmeÉglise locale ? N'est-il pas plus facile d'admettre que des Églisesdifférentes auront coexisté côte à côte à Antioche ? Pour sédui-sante que puisse paraître au premier abord cette suggestion, nousverrons qu'il n'y a pas de raison de croire à 1 existence de tellesÉglises à Antioche au cours des trois premières générations. Enrevanche, la concaténation Paul/Pierre-Matthieu-Ignace devientparfaitement intelligible une fois qu'on a saisi le dynamismeinterne de lÉglise dAntioche. Et on s'apercevra peut-être que,d'avoir saisi ce dynamisme interne pourrait permettre une meil-leure appréhension du dynamisme de la vie de lÉglise aujour-d'hui, en un temps où lÉglise semble à nouveau menacée par« la disparition du centre ». Davantage, si l'on ne se livre, au coursde cette étude, à aucune analyse sociologique formelle, sesconclusions pourraient bien servir, cependant, à ceux qui tententune analyse sociologique des Églises du Nouveau Testament'.Pareille analyse, pour être risquée, peut aider à saisir les pro-blèmes sociologiques de lÉglise d'aujourd'hui.

4. Comme celle qu'on trouve, par exemple, dans le Paul de Holmberg. Lelivre de Holmberg est une des rares études satisfaisantes de sociologie duNouveau Testament parues à ce jour. L'analyse sociologique des données néo-testamentaires rencontre deux sortes de problèmes: 1) les données sont souventi nsuffisantes pour servir de base à une analyse sociologique. En particulier, lesstatistiques, si importantes dans la recherche sociologique, font ici presquetotalement défaut. 2) Des exégètes se sont parfois risqués dans ces analyses sansune connaissance suffisante de la diversité des écoles de sociologie. Présenterune analyse sociologique du Nouveau Testament dans toute l'acception duterme suppose qubn se range, au moins implicitement, dans l'une ou l'autreécole. Or, cette option n'est parfois ni explicite ni expliquée.

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CHAPITRE PREMIER

L'ÉGLISE DE MATTHIEUDANS L'ESPACE ET DANS LE TEMPS

Comme on vient de le dire, il est vital de montrer d'embléeque l'évangile de Matthieu a été écrit dans les années quatre-vingt-quatre-vingt-dix très probablement à Antioche de Syrie.

La date de composition de l'évangile de Matthieu

En ce qui concerne la date de sa composition, un large éventailde critiques place cet évangile après l'année 70 '. C'est presque undogme pour ceux qui tiennent que Matthieu dépend de Marc,'

1. Parmi les tenants de cette opinion: Bonnard, Brandon, R.-E. Brown,Davies, Fenton, Filson, Goulder, Grundmann, Kingsbury, Kummel, Perrin,Rigaux, Schmid, Schniewind, Schweizer, Strecker.

2. La priorité de Marc a été à nouveau remise en cause récemment, toutparticulièrement par W. FARMER, The Synoptic Problem; du même, 44 ModernDevelopments of Griesbach's Hypothesis #, dans N. TS. 23 (1976-1977), 275-295. Voir aussi H.-H. STOLDT, Geschichte. En sens contraire, Voir MEIER, Law,2-6 et la note explicative du même dans a John the Baptist in Matthew'sGospel #, dans JB.L 99 (1980), 386, n. 13. R. MORGENTHALER, StoristischeSynopse (Zurich, Gotthelf, 1971), a fourni une base statistique solide à l'appui

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puisque la plupart des critiques placent l'évangile de Marc auxenvirons de 70 3 . D'autres raisons portent à croire que Matthieuécrit à une époque relativement tardive de la formation duNouveau Testament. L'évangile de Matthieu représente l'abou-tissement d'un processus littéraire complexe. Avant que Matthieuse mette à l oeuvre, un certain nombre de sources - Marc, Q(recueil de paroles de Jésus), et la ou les source(s) propre(s) àMatthieu (M), chacune avec sa propre histoire -, se sonttrouvées combinées entre elles tant à l'état oral qu'à l'état écrit.De même, l'évangile de Matthieu reflète lui aussi un processushistorique complexe au cours duquel une communauté de chré-tiens juifs stricts s'est ouverte à la mission auprès des païens(voir Mt 10, 5-6; 15; 24; 28, 16-20) 4. Cette mission aux païenssemble dégagée des discussions sur la circoncision (en 28, 16-20,c'est le baptême « trinitaire » qui est le rite d'initiation) et sur leslois alimentaires (15, I1), c'est-à-dire des discussions qui ontmarqué la vie de Paul à la première génération'. L'évangile faitmontre d'une réflexion théologique mûrie sur les questions del'histoire et de l'eschatologie. Une conception de l'histoire du saluts'est élaborée, qui considère la vie de Jésus comme un événementsacré du passé qui ne doit pas se réitérer 6 . La première générationchrétienne est tourmentée par le problème de l'imminence de laSeconde Venue ou Parousie; Matthieu, lui, s'est accommodé dece qu'on a appelé « le retard de la Parousie », grâce à uneeschatologie réalisée qui met l'accent sur la présence du Seigneurressuscité dans son Église, pour l'immédiat et pour un avenirindéfini (28, 20: « Et voici, je suis avec vous tous les jours jusqu'àla fin des temps. »).

de la priorité de Marc. Bon résumé des arguments en faveur de l'hypothèsedes deux sources dans FITZMYER, « The Priority of Mark and the "Q" Sourcein Luke », dans To Advance the Gospel (New York, Crossroad, 1981), 3-40.Il faut noter que les positions défendues ici supposent essentiellement l a prioritéde Marc, mais pas nécessairement l'hypothèse des deux sources sous sa formeabsolue.

3. Par exemple Gnilka, Grundmann, Kümmel, Perrin, Pesch.4. MEIER, « Salvation-History ».5. BARTH, « Matthew's Understanding », 90 et CARLSTON, « Things », 88,

cherchent à montrer que Mt 15, 11 n'est pas une révocation des observancesalimentaires. Voir la réfutation de cette opinion dans BROER, Freiheit, 114-122;et MEIER, Vision, 100-104.

6. Voir STRECKER, Weg, 86-118, sur cette tendance, qu'il qualified'a historicisante ».

L'ÉGLISE DE MATTHIEU

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La version matthéenne de la parabole du festin (22, 1-14; àcomparer avec Lc 14, 15-24) semble bien contenir une allusionà la destruction de Jérusalem en 70'. Cependant, l'évangile deMatthieu ne donne pas l'impression d'être obsédé par le problèmede la guerre juive et de la destruction de Jérusalem. Il est doncimprobable qu'il ait été composé tout de suite après 70. Si l'onaccorde que l Église de Matthieu a déjà rompu avec la Synagogue- hypothèse rendue tout à fait probable par les travaux deD. Haree -, alors il faut préférer une date proche de 85, oupostérieure. D'autre part, les emprunts à l'évangile de Matthieudans les lettres d'Ignace d'Antioche empêchent d'aller trop avantdans le w siècle, car Ignace est mort au plus tard en 117'. Parconséquent, c'est la période 80-90 qui représente le meilleur choix.

La plupart des critiques accepteraient donc une date posté-rieure à 70, mais il s'en est toujours trouvé pour préférer une dateantérieure. Il faut mentionner dans ces dernières annéesJ.A.T. Robinson, qui s'efforce de placer avant 70 la rédaction detous les livres du Nouveau Testament Il. Le livre de Robinsonreprésente une saine réaction contre une attitude dogmatique quivoudrait que presque tous les écrits du Nouveau Testament, àl'exception des épîtres incontestées de Paul, soient postérieurs à70. Toutefois, s'agissant de Matthieu, le travail de Robinsonmanque de rigueur et de logique. Il exprime de graves réservessur l'hypothèse des deux sources - hypothèse qui, à coup sûr,rend extrêmement improbable pour Matthieu une date antérieureà 70 -, mais sa contre-proposition demeure nébuleuse. Il supposeun proto-Matthieu dont les contours ne sont jamais clairement

7. A l'inverse, RENGSTORF (« Stadt ») estime que la destruction de la villedans la parabole n'est rien d'autre qu'un motif conventionnel utilisé dansl'Ancien Testament pour dépeindre des expéditions punitives. II faut quandmême se demander pourquoi Matthieu aurait pris la peine d'insérer cet élémentnarratif dans une parabole dans laquelle il détonne (noter le retard apporté ausouper, qui est prêt, pendant que la ville est détruite, et aussi l'absence de cethème dans le parallèle lucanien). L'explication la plus simple de cette intrusionmaladroite est qu'il s'ait d'une allusion à la destruction de Jérusalem.

8. HARE, Theme. C est seulement autour de 85, ou plus tard encore, quela rupture avec la Synagogue est clairement attestée dans les textes juifs etchrétiens.

9. On étudiera plus loin, à propos du lieu de composition de l'évangile, laquestion de l'utilisation de Matthieu par Ignace.

10. ROBINSON, Redating. Il mentionne, p. 86-117, d'autres auteurs qui datentMatthieu d'avant 70.

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définis. Robinson a bien conscience que notre Matthieu a derrièrelui une assez longue histoire", mais il n'en tire pas la conclusionméthodologique qui s'impose, à savoir qu'en présence d'un sigrand nombre de couches différentes de traditions, il faut se servirdes matériaux qui appartiennent à la rédaction finale pourdéterminer la date finale de la composition. Au lieu de quoi,Robinson met l'accent sur les matériaux à coloration primitive,judéo-chrétienne, et ignore certaines additions caractéristiques dudernier rédacteur.

Par exemple, Robinson en appelle au chapitre 24 du discoursapocalyptique, qui, selon lui, ne suppose aucun intervalle entrela chute de Jérusalem et la Parousie' z. II ne voit pas que Mt 24reprend, pour la plus grande part, Me 13, avec quelques modi-fications rédactionnelles, tandis que Matthieu lui-même choisitd'exposer son propre point de vue sur l'eschatologie à la fin duchapitre 24 et tout au long du chapitre 25. C'est ce qui amèneRobinson à négliger l'importante rengaine matthéenne du retard.En Mt 24, 48 le mauvais serviteur pense que son maître « tarde »(chronizei). En 25, 5 le nouveau marié tarde (chronizontos). Eten 25, 19 le maître vient « après un long délai » (meta de polynchrono»). Qui plus est, Robinson ne règle jamais la question deséléments rédactionnels relevés par Hare et qui suggèrent queIÉglise de Matthieu était déjà séparée de la Synagogue. Bref, endépit de tant d'intelligence et de pénétration, l'argumentationdéployée par Robinson n'emporte pas la conviction". On peutdonc s'en tenir sans risque au consensus des spécialistes quiplacent Matthieu après 70.

Le lieu de composition de l'évangile de Matthieu

Si la datation de l'évangile de Matthieu après 70 rencontrerelativement peu d'opposition, il n'en va pas de même des

11. IDEM, p.102; «Mais c'est Matthieu qui témoigne de l'histoire deformation la plus longue. »

12. IDEM, p. 103.13. On trouvera une critique d'ensemble de Robinson dans le compte rendu

de Grant, qui souligne les inconsistances dans le recours au témoignage desPères. Voir aussi le compte rendu de Fitzmyer.

L'ÉGLISE DE MATTHIEU

39

hypothèses relatives à son lieu de composition. Nombre de sitesont été avancés.

I . Jérusalem. M. Albertz, se fondant sur le ton conservateur decet évangile et sur son insistance sur la praxis, a proposé de voirson lieu d'origine dans l Église de Jérusalem 1 4. Mais Jérusalem,comme d'ailleurs toute autre ville juive de Palestine, est extré-mement improbable si l'on adopte, pour la composition de cetévangile, une date postérieure à 70. Brandon l'a souligné, la guerrej uive a introduit partout en Palestine, tant dans les communautésj uives que judéo-chrétiennes, des ruptures majeures' 5 . Il esthautement improbable qu'à la suite de pareil désastre une com-i nunauté chrétienne ait pu, en Palestine, trouver le temps, l'éner-gie, les ressources nécessaires pour entreprendre une oeuvre del'importance de l'évangile de Matthieu ' s.

S'ajoute à cela le problème de la langue dans laquelle cetévangile a été écrit. Tous s'accordent pour voir en Matthieul 'évangile ecclésial par excellence, dans sa façon de traiter lesquestions d'Église comme dans son intention de se mettre auservice de l'Église dans tous les domaines: liturgie, catéchèse,f ormation des cadres, apologétique, polémique". Il est doncraisonnable de supposer que Matthieu a écrit son évangile dansl a langue ordinaire, courante, dans son Église. Or, il est clair quel e grec est la langue courante dans l'Église de Matthieu. Celaparait exclure comme son lieu d'origine Jérusalem ou la Palestine,où la langue d'usage courant, pour le commun des gens, étaitl'araméen Il. Il ne s'agit pas de nier ce que Hengel, après beaucoupd'autres, a largement démontré, à savoir que le grec est abon-damment utilisé dans certaines parties de la Palestine à l'époque

1 4. ALBERTz, Boischaft, 1/ 1, 223 ; la Palestine avait été proposée déjà par,l'autres auteurs plus anciens, généralement conservateurs.

1 5. BRANDON, Fall, passim.1 6. Le sort de l'Église de Jérusalem après 70 est entouré d'incertitude. Les

spécialistes ne sont toujours pas d'accord sur le degré de crédibilité qu'on peutaccorder aux récits de Pères comme Hégésippe et Eusèbe. Voir VONCAMPENHAUSEN, Jérusalem, 3-19; et LODEMANN, «SuccessoM».

1 7. Trilling (Israël, 220-221) exprime particulièrement bien les différentshn,ctions de l'évangile de Matthieu dans son Église.

1 8. Voir FITZMYER, « Languages », 38: il y réaffirme que l'araméen était au' -siècle de notre ère la langue la plus usitée en Palestine, même si le grec etl ' hébreu y étaient aussi en usage.

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ANTIOCHE ET ROME

hellénistique '9. En fait, Ac 6, 1 nous dit bien que l'Église primitive

de Jérusalem comprenait parmi ses membres des Juifs

d'expression grecque, les hellénistes '0 . Mais à moins de vouloir

restreindre l'audience de Matthieu à une élite intellectuelle à

Jérusalem, - élite dont la théologie « libérale » semble d'ailleurs

toute différente du ton « conservateur » qui domine dans la

tradition M -, il faut chercher dans la diaspora".

2. Alexandrie. Brandon s'est efforcé de plaider la cause de la

capitale égyptienne, mais on se heurte ici à une difficulté majeurel'ignorance presque totale où nous sommes des origines et du

développement du christianisme à Alexandrie au cours du

i« siècle. La rapidité avec laquelle l'évangile de Matthieu a été

diffusé et reçu semblerait plutôt indiquer une Église qui avait déjà

acquis un certain prestige et une certaine influence vers la fin du

I'r siècle 21.

3. Césarée maritime. Le siège du préfet ou procurateur de Judée

a été récemment proposé par B. Viviano. Cette hypothèse se

heurte à de formidables difficultés. Josèphe relate le massacre des

Juifs de Césarée en 66: ceux qui en réchappèrent quittèrent la

ville. Viviano est incapable d'apporter la preuve qu'un nombre

important de Juifs s'y sont rétablis au cours de la décennie qui

a suivi. Il est dès lors difficile de soutenir qu'un évangile qui

19. HeNGEL, Judaism, en particulier l, 58-65. De Même, FREVNE, Galilee,139-145, qui s'appuie sur SEVENSTER, Greek; ce dernier pousse peut-être troploin une idée foncièrement juste. Tout en insistant tellement sur le grec, Freyneadopte pourtant l'opinion de Fitzmyer : l'araméen demeurait la langue parléepar la vaste majorité des gens.

20. FiTzmYER (« Languages », 37) pense que les hellénistes étaient des Juifs,ou des chrétiens juifs, qui ne parlaient habituellement que le grec. Voir ci-dessus,p. 23, et plus loin, p. 58, n. 16.

21. HENGEL (Judaism, 1, 105) se demande si l'évangile de Matthieu neproviendrait pas de milieux de chrétiens juifs d'expression grecque en Palestinemême. A la lumière de ce qu'on a dit plus haut, la réponse est négative. Freyne(Galilée, 104) relève que Marc paraît mieux informé de la géographie de laPalestine que Matthieu ou que Luc (mais il s'en trouve pour prendre aussi endéfaut la géographie de Marc). P. 364, il repousse explicitement l'idée que laGalilée ait pu être le lieu de composition de l'évangile de Matthieu, et à penchepour la Syrie.

22. VOrr BRANDON, Fall, 221, 226, 232, 242-243. VAN TILBORG, Leaders, 172,a cherché à redonner vie à l'hypothèse alexandrine de Brandon, mais sanstrouver beaucoup d'écho.

L'ÉGLISE DE MATTHIEU

41

manifeste un strict enracinement judéo-chrétien et qui suppose

titi assez long processus de croissance à partir de sa matrice judéo-chrétienne, ait pu être composé à Césarée 2 '. Il y a plus: si l'ontient que, derrière le récit de la conversion de Corneille en Ac 10,il y a quelque événement historique, alors l'Église de Césarée

maritime sera née en partie de la conversion d'un centurion païen

avec sa maisonnée. Il est difficile de concilier de tels débuts del 'Église à Césarée avec certaines des couches anciennes de tra-dition matthéenne, qui sont rigoureusement et strictement juives.II faut encore se souvenir de la présence prolongée et active à

Césarée d'un des sept « libéraux » ou « hellénistes », Philippe (8,

40; 21, 8). Pour finir, les arguments positifs de Viviano sont tirés

presque exclusivement de citations patristiques à partir duI1` siècle. Elles ne prouvent pas grand chose sur la compositionde l'évangile de Matthieu au I- siècle.

4. Le pays syrien ou Édesse. Les spécialistes de Matthieu ontaccueilli avec plus de faveur une autre proposition, formulée avec

une regrettable imprécision: «l'arrière-pays de la Syrie dunord » 24 ou encore, plus au sud: « la région frontalière entre laSyrie et la Palestine » 2 s. Goulder verrait dans Matthieu un« humble copiste et maître d'école provincial » d'une petite ville

de Syrie". On retrouve ici les mêmes difficultés que pourJérusalem: la langue la plus courante parmi les gens du peuple.

Si la ville d'Antioche était en Syrie le centre de la langue grecqueet de la culture hellénistique, le grec ne s'est pas imposé à la

23. VIVIANO, « Where ». On trouvera les textes dans Josèphe, Guerre, 2, 13,7, § 266-270; et 2, 14, 4-5, § 284-292; Antiquités, 20, 8, 7, 9, § 173-178; 182-1 84. FGERSTER, Caesarea, p. 14, affirme qu'au déclenchement de la guerre juive

~~ presque toute la juiverie de Césarée fut massacrée, prés de 20 000 personnes,ce qui représente une proportion considérable de la population ». Il écrit, p. 17

~~ ... à la suite de la première révolte... la ville de Césarée ne comptait plus quet rès peu ou pas de Juifs. » Viviano fait utilement l'historique de toute la questiondu lieu de composition de l'évangile de Matthieu; il énumère les opinions denombreux auteurs qu'il n'est pas nécessaire de reproduire ici. On trouve aussiun bon résumé de ces opinions dans HILL, Maithew, 50-52.

24. KENNARD, « Place », 245.25. GRONDMANN ( Matthdus, 43) par exemple, le mentionne comme une

possibilité parmi d'autres; de même Kïsemann, « Anfdnge », 83, 91.26. GOULDER, Midrash, 1, 3, 11, 9.

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ANTIOCHE ET ROME

campagne parmi les gens du peuple Il. Il faudrait encore expliquercomment un évangile composé dans l'arrière-pays syrien a pu se

faire connaître si rapidement et si largementze. Même si l'on

choisit d'en placer la composition dans l'arrière-pays syrien, on

est pratiquement obligé d'en attribuer à Antioche la diffusion;c'est d'ailleurs ce que fait Kennard.

Il n'est pas moins surprenant de voir proposer la candidature

de villes situées à l'est ou au nord-est, comme ÉdesseI 9 . Pourautant qu'on sache, les chrétiens d Édesse ont toujours utilisél'araméen ou le syriaque. Pour les trois premiers siècles, presque

toutes les inscriptions d'Édesse sont en syriaque. Les plus anciens

textes pleinement littéraires que nous ayons gardés en provenance

d'Édesse sont en syriaque chrétien, et les allusions et les fragmentsmontrent que la littérature préchrétienne était elle aussi rédigée

en syriaque'°. Quant à Damas, c'était pour les Juifs un centre

commercial important, pas un centre d'études rabbiniques etscripturaires. Cette ville ne convient donc guère comme matrice

des savants débats judéo-chrétiens sous-jacents à l'évangile de

Matthieu. En outre, à l'exception des premiers temps de Paul,

Damas demeure pour nous une inconnue durant la période néo-testamentaire. Et il ne semble pas que l'usage du grec y ait été

largement répandu".

5. La Phénicie. Kilpatrick a proposé une des cités commerçantesde la côte, comme Béryte, Tyr, ou Sidon 3'. On ne peut pas exclure

27. METZGER affirme purement et simplement: «Hors des portes d'An-tioche, on partait syriaque » (Early Versions, 5). Voir aussi PRDMM, Handbuch,653-654; PFEIFFER, History, 96; et BIETENHARD, «Die syrische Dekapolis»,251.

28. La remarque de STREETER ( Gospels, 486) demeure vraie: l Église d'oùest sorti l'évangile de Matthieu « devait être une Église très influente, sinon cetévangile n'aurait pas reçu aussi vite une audiçnce universelle ».

29. Sur les cites de Syrie orientale et ou Edesse, voir KENNARD, « Place »,245 et GREEN, Maithew, 21, qui dépend de BACON, Maithew, 15-16, 35-36.Dans la même veine, MCNEn.E, Maithew, xxvtti.

30. Pour les inscriptions en vieux syriaque des trois premiers siècles de notreère (inscriptions antérieures au syriaque chrétien) voir FITZMYER, « Phases »,83, n. 108; DRUVERS, « Hatra », 799-906.

31. Voir MCCULLOUGH, A Short Hisiory of Syriac Christianity ro the Riseof Islam, Chico, Ca., Scholars Press, 1982, 9.

32. KILPATRICK, Origins, 133-134. BLAIR, Maithew, 43, parle de la Syrie oude la Phénicie.

L'ÉGLISE DE MATTHIEU

43

i bsolument cette éventualité, mais il faut se souvenir que l'évan-gile de Matthieu reflète les différents stades de l'histoire déjà assezl ongue d'une Église chrétienne assez importante et assez vigou-

reuse pour avoir produit un évangile qui a réussi à se faireaccepter par l'ensemble de l'Église chrétienne au cours du lie siècle( voir plus loin, p.116) 33. Nous ne savons presque rien desI ommunautés chrétiennes de la côte Phénicienne à l'époque néo-testamentaire et rien n'indique qu'elles aient eu une réellei nfluence sur d'autres Églises anciennes. Le Nouveau Testamentl

i e dit pas un mot de Béryte. Un passage des Actes indique qu'ilv avait des chrétiens à Tyr (Ac 21, 3-7) et la même chose vautpour Sidon (Ac27, 3). Nous n'entendrons plus parler de cescommunautés chrétiennes durant la période néo-testamentaire etnous en entendons fort peu parler aux premiers temps de lapériode patristique.

h. Antioche. Contraste avec ce silence, l'abondance de notreinformation relative au meilleur des candidats: Antioche, capitaleîle la Syriem. Pour les besoins de la démonstration, nous allons

devoir anticiper sur des matériaux qui seront examinés plus loin;l loisir. Antioche est une métropole où domine l'expressiongrecque, ce qui en fait un site naturel pour un évangile écrit engrec. Il y avait là une forte population juive, probablement la plus

33. Comme l'a montré MASSAux dans son ouvrage Influence, Matthieu estl'évangile le plus souvent cité par les Pères du w siècle, ou celui auquel ils fontl e

lus souvent allusion-Ç4 . L'wuvre maîtresse sur Antioche, est celle de DOWNEY, History: on lui

doit beaucoup ici; on trouvera un bref résumé de ses idées sur la périodebiblique dans son article sur Antioche dans I D.B, 1, 145-148. Des études plus,pécialisées sur tel aspect particulier de l'histoire juive et chrétienne d'AntiocheKRAUSS, Antioche; KRAELING, Antioch; MEEKS, Jews; LASSUS, «La Ville»,donnent un rapport archéologique récent. Au xx , siècle, le principal défenseurdu titre d'Antioche à avoir vu la rédaction finale de Matthieu est STREETER,Gospels, 500-507; les opinions de Streeter seront discutées plus loin. II fautdire d'emblée que le fait d'accepter Antioche comme lieu de composition deMatthieu ne signifie pas nécessairement qu'on partage toutes les opinions deStreeter. KOMMEL, Introduction, 1, 19, tient Antioche pour l'opinion la pluscourante aujourd'hui; de même, R.E. BROWN, Birth, 47. KINGSBURY, Maithew,93, déclare: « Les spécialistes associent généralement l'évangile de Matthieu àl u ville d'Antioche de Syrie. »

Page 17: Antioche - Raymond Brown

44

ANTIOCHE ET ROME

importante de Syrie". Il y avait là aussi une des plus anciennescommunautés chrétiennes hors de Palestine. L'Église y fut pro-bablement fondée à la fin des années trente 36 par des chrétiensjuifs appartenant au groupe des hellénistes qui avaient entreprisà Antioche une mission sans imposer la circoncision. Mission quifut entravée, pour un temps, par la politique stricte imposéedepuis Jérusalem par le parti de Jacques (voir plus haut, note 2de l'introduction). Cependant, bien avant l'époque d'Ignaced'Antioche (vers 100) ceux qui n'exigeaient pas la circoncisionl'avaient emporté et la mission se poursuivit sans plus d'empê-chement.

Ces faits rendraient compte de manière satisfaisante des ten-sions entre les différentes couches de tradition qu'on trouve dansMatthieu. Les couches les plus anciennes devraient refléter lapériode pendant laquelle le parti de Jacques dominait et où lesliens avec le judaïsme ont été très forts. L'importance de lapopulation juive à Antioche explique la tonalité juive de l'évan-gile, l'écho des usages sémitiques, l'intérêt porté aux coutumeset aux rites juifs, le mode d'argumentation, qui est juif, l'énormeimportance accordée à la Loi de Moise, l'accent très fort mis surl'accomplissement des prophéties, les polémiques enfin avec lejudaïsme pharisien. En même temps, on a l'impression d'unévangile écrit aux frontières entre juifs et païens. L'évangile deMatthieu est écrit en un grec meilleur que celui de Marc et ilcompte quelques jeux de mots familiers sur le grec. Plus impor-tant encore, Matthieu termine son évangile sur une légitimationretentissante de la mission à toutes les nations, mission préfiguréedans l'histoire des mages (2, 1-12), celle du centurion dont leserviteur est malade (8, 5-13), celle de la femme cananéenne (15,21-28), celle du centurion présent à la croix avec ses compagnons(27, 54). Dans son ensemble, donc, l'évangile de Matthieu reflèteun lieu où se rencontrent les influences juives et païennes, uncreuset où elles se mêlent. Antioche convient parfaitement commelieu de cette rencontre et de cet affrontement.

Ayant pris naissance vers la fin des années trente, l'Églised'Antioche aura connu ce qu'il fallait de durée et de continuitéà une communauté judéo-chrétienne pour rendre compte de lacomposition de l'évangile de Matthieu. Cet évangile a derrière lui

35. Voir STERN, x Diasporas, 138.36. Voir DOWNEY, History, 187, 275.

LtGLISE DE MATTHIEU

45

une tradition scribale développée, peut-être même une école describes où l'on étudiait le texte de l'Ancien Testament sous sesdiverses formes - y compris la Septante, l'ancienne versiongrecque (voir 1, 23; 12, 21) -, et où s'élaboraient à partir delà des preuves textuelles 37 Dans un tel climat de recherche,l'adaptation et la combinaison de Marc avec Q (recueil de parolesde Jésus) ont pu commencer avant même que Matthieu se metteà l'ouvrage. La composition d'un évangile aussi long a dûdemander de grosses ressources financières aussi bien que degrandes ressources de savoir. Certains ont été jusqu'à prétendrequ'on pouvait déduire du texte même que l Église de Matthieuétait une Église urbaine relativement aisée 18 . Bien assise, l Églised'Antioche dans les années quatre-vingt correspond sans peineà cette description. Un point particulier en faveur d'Antiochel es traditions spéciales relatives à Pierre préservées dans cetévangile et la place particulière que Matthieu donne à Pierre danssa rédaction. Ga 2, 11-14, où Paul raconte son conflit avec Pierre,met en relief l'activité de Pierre à Antioche et même le rôle centralqu'il a tenu dans cette « cause célèbre ». L'influence de Pierre estsi forte que même Barnabé se range à ses côtés contre Paul. Cedernier jugera bientôt opportun de quitter Antioche pour serendre (sans Barnabé) en mission en Asie Mineure. Paul estrarement revenu à Antioche (voir Ac 18, 22-23), qu'il ne men-tionnera plus dans ses lettres après Ga 2, 11-14. Il continua àmarquer de sa vision du christianisme l'Asie Mineure et la Grèce,tandis que Jacques demeurait à Jérusalem. Mais Pierre, quil'avait emporté sur Paul à Antioche, a bien pu y rester, pour untemps, la personnalité dominante. Peut-être a-t-on là le fonde-ment historique d'une tradition anachronique, postérieure, quiveut faire de Pierre le premier évêque d'Antioche. Rien desurprenant, dès lors, à ce qu'une autorité non moindre queDowney retrouve en Mt 16, 18 une tradition antiochienne relativeà la fondation de liglise dans cette ville".

L'origine antiochienne de l3;vangile de Matthieu trouve uneconfirmation dans le fait qu'Ignace d'Antioche est le premier desPères de l Église à utiliser Matthieu. A trois reprises au moins,

37. A propos d'érudition et de recherches, il faut rappeler gdAntioche étaitcélèbre pour sa bibliothèque; voir DowNEV, op. cil., 94, 132.

38. Par exemple, KINCSBURV, Matthew, 97-98.39. DOWNEY, op. rit., 283.

Page 18: Antioche - Raymond Brown

46

ANTIOCHE ET ROME

Ignace fait allusion à des matériaux qui ne se trouvent que chezMatthieu

a) En Mt 3, 15 Jésus dit au Baptiste: « II nous convient

d'accomplir toute justice » ; à quoi fait écho Ignace, en Smyr-niotes 1, 1 : « Jésus Christ [...] (a été) baptisé par Jean pour que,par lui, fût accomplie toute justice. » Les mots de Mt 3, 15,

« accomplir toute justice » (plerâsai pasan dikaiosynen), sont

propres au récit matthéen du baptême et sont probablement

rédactionnels. « Accomplir » (plerin) et « justice » (dikaiosyné)sont des termes clefs chez Matthieu et le dialogue entre le Baptiste

et Jésus en Mt 3, 14-15 paraît être le résultat de la réflexionthéologique de l'évangéliste qui l'aura inséré dans une péncope

essentiellement martienne4l. On peut en conclure qu'Ignare ne

se réfère pas ici à une tradition orale isolée, mais bien à l'évangile

écrit de Matthieu.

b) II y a, en Polycarpe 2, 2 : «Sois en toutes choses prudent

comme le serpent et simple toujours comme la colombe »,

allusion à Mt 10, 166 (« Soyez donc prudents comme les serpentset simples comme les colombes »). Or, tandis que presque tout

le discours missionnaire de Mt 10 provient des sermons contenus

en Marc et en Q, Mt 10, 16b ne se lit que dans la version

matthéenne : c'est probablement une insertion rédactionnelle.

c) L'histoire matthéenne des mages et de l'étoile est développée

par Ignare dans un passage lyrique d'Éphésiens 19, 2-3. Cetteamplification poétique suggère peut-être qu'Ignare a médité,

40. Voir MEIER, Law, 73-80; du même, Maithew (Glazier CommentarySeries), 26-27. KOSTER, Ueberlieferung, 24-61, s'efforce de nier toute dépen-dance directe d'Ignare par rapport à l'évangile de Matthieu. II admet toutefoisque les nombreuses ressemblances entre Ignace et Matthieu sont impression-nantes et même que Smyrniotes 1, 1 prouve que l'évangile de Matthieu étaitdéjà rédigé, puisque Mt 3, 15, qui y est cité, est rédactionnel. Incapable de nierl'origine matthéenne de ce passage, Kôster en est réduit à admettre unedépendance indirecte d'Ignace par rapport à Matthieu. Pour lui, Smyrniotes 1,1 contient une formule kérygmatique déjà incorporée en Mt 3, 15: mais il nedonne aucune preuve de cette assertion, passant ainsi à côté de l'explicationsimple et naturelle: c'est par l'évangile qu'Ignace aura connu Mt3, 15. Unefois cela admis, il est plus facile d'expliquer les autres allusions à Matthieucomme provenant directement de cet évangile. CORWIN (Ignatius, 66-68) estfavorable elle aussi à une connaissance directe de l'évangile de Matthieu parIgnace.

L'ÉGLISE DE MATTHIEU

47

prêché, repris le texte de Mt 1-2 pendant un certain temps4 t.Même si l'on peut discerner chez Ignace des traces de la traditionlucanienne, il ne présente pas la même proportion d'allusions à

Marc ou à Luc. L'évangile écrit que connaît Ignace est celui deMatthieu et il y fait peut-être allusion parfois quand il emploie

l e terme « évangile » (euaggelionez. Même s'il faut admettre quel 'évangile de Matthieu n'a pas été écrit à Antioche, il y acertainement été connu très tôt et c'est de là qu'il s'est propagé

dans l'ensemble des Églises. C'est donc, semble-t-il, une compli-

cation inutile de supposer que cet évangile a été composé en unlieu inconnu et invérifiable, pour admettre ensuite que c'est bien

à Antioche qu'il a été adopté, utilisé, et diffusé.

On peut élever une dernière objection à l'origine antiochiennede l'évangile de Matthieu, à savoir la forme matthéenne desparoles eucharistiques à la Dernière Cène (Mt 26, 26-29) opposée

à la forme qui se Et chez Paul (1 Co 11, 23-26) et trouve un échoen Luc (22, 17-20). Si, comme le veut J. Jeremias, la forme

paulinienne représente la forme utilisée à Antioche dans les

années quarante, pourquoi dans les années quatre-vingt Matthieureproduit-il (avec des modifications) la forme qui se trouve enMare' ? Il faut d'abord noter, avant de répondre à cela, que

lérémias lui-même introduit une distinction dans sa théorie: Paul

a reçu la tradition eucharistique lors de sa conversion, mais laformule telle qu'il la cite en 1 Co 11, il l'aura apprise plus tard

à Antioche°°. Toutefois, même si l'on admet cette distinction, on

peut se demander si les choses sont aussi simples. Paul est convertièt Damas; il se rend à Jérusalem pour rencontrer Pierre; il passequelques années à Tarse; puis il sert dans l'Église d'Antioche. II

faut bien admettre que les communautés chrétiennes de Damas

41. Certains voient dans Éphésiem 19, 2-3 d'Ignare une allusion au thèmegnostique de la descente secrète et de l'ascension publique du rédempteur; ainsiSCHI.IER, Uniersuchungen, 29; KOSTER, Ueberlieferung, 31-32. D'opinioncontraire: BARTSCH, Gui, 140-154. Le contexte matthéen semble être le pointde départ d'I$noce, même s'il est possible qu'il en élar sse l a référence.

42. Ainsi STREETER (Gospels, 506507) renvoy

~nt ~ Philadelphiens 8, 2 et5, 1-2. Faut-il préciser que ce n'est pas l'avis de Ktister ( Ueberlieferung, 8-9,25). D'après lui, euaggelion (« évangile ») désigne toujours, chez Ignace, lekérygme oral. Toutefois, à notre avis, en Philadelphiens 8, 2, euaggeliô, qui estopposé aux archeiois (les «archives ») des Juifs (probablement l'Ancien Testa-ment écrit), pourrait bien désigner un évangile écrit Si tel est le cas, il s'agitde celui de Matthieu.

43. Voir J. JÉRÉnt1AS, Words, 188.44. IDEM.

Page 19: Antioche - Raymond Brown

48

ANTIOCHE ET ROME

et de Jérusalem (de Tarse, on ne peut rien dire) ont pu avoir unecertaine influence sur la formulation conservée par Paul en1 Co 11. D'ailleurs, Paul souligne qu'il a reçu cette tradition a duSeigneur » (1 Co 11, 23) : cela s'accorde mieux avec le heu de saconversion, ou encore avec lÉglise-mère, Jérusalem, qu'avecl'Église d'Antioche que Paul n'a rejointe que plus tard. Il y a pluspeut-on réellement supposer que, dans la deuxième décennie duchristianisme (les années quarante), lÉglise d'Antioche (ou d'ail-leurs toute autre communauté chrétienne) ne connaît et n'utilisequ'une seule et unique forme des paroles de l'institution? Il estbien possible qu'un certain nombre de formules aient eu coursdans l'Église missionnaire d'Antioche durant la première géné-ration. Peut-être est-ce précisément la réception de l'évangile deMarc par la communauté antiochienne qui aura conduit à laprédominance de la formulation marcienne, insérée avec desmodifications, dans l'évangile de Matthieu. II n'y a d'ailleursprobablement pas lieu de supposer que dans l Église de Matthieu,les prophètes et les docteurs (qui sont encore des charismatiques)utilisaient toujours exactement la même formulation des parolesde l'institution. Dans ces conditions, les différences entre laformule de Paul et celle de Matthieu ne constituent pas unobstacle insurmontable pour placer à Antioche la compositionde l'évangile de Matthieu°s.

En résumé, l'hypothèse la plus viable est que l'évangile deMatthieu a été écrit à Antioche autour des années quatre-vingt-quatre-vingt-dix. Mais cette conclusion soulève immédiatementune nouvelle question, celle à laquelle ce travail s'efforce derépondre. L'Antioche chrétienne nous est bien connue pour le 1-

45. Si FITZMYER (L.uke, 1, 41-47) a raison de suggérer que Luc provientd'Antioche de Syrie, il faut encore se demander pourquoi la formulation desparoles eucharistiques chez Luc diffère de celle de Matthieu. Je voudraisd'abord dire que je ne suis pas convaincu par les arguments de Fitzmyer enfaveur de l'origine antic chienne de Luc. Je n'accorderais pas la même confianceque lui au témoignage patristique. H faut noter cependant, que Fitzmyer neprétend pas que Luc a écrit pour l'Église d'Antioche de Syrie. En fait, ladescription que donne Fitzmyer des lecteurs de Luc (p. 59: a des chrétiensd'origine païenne dans un contexte à dominante païenne ») ne plaide guère enfaveur d'Antioche. Ce qui m'amène à mon second point: Luc écrit probable-ment pour une Église qui appartient à la tradition paulinienne, qu'il faille lasituer en Asie Mineure ou en Grèce. Dès lors, il n'y a rien de surprenant àce que Luc utilise une formule paulinienne modifiée, même s'il a sous les yeuxle texte de Marc. Tout cela ne nous apprend rien qui s'oppose à une origineantiochienne de l'évangile de Matthieu.

L'ÉGLISE DE MATTHIEU

49

siècle, dans les années trente et quarante, par les documents néo-testamentaires ; elle l'est encore, pour les premières décennies du1f siècle, par les lettres d'Ignace. Prés de cent ans séparent cesdeux périodes. A l'une des extrémités, on trouve Barnabé, Paul,Pierre et, à une certaine distance, Jacques; à l'autre extrémité,I gnace. Faut-il le dire ? l'Église d'Antioche apparaît très différenteau début et à la fin de cette période. Selon nous, c'est dansl'intervalle que se situent Matthieu, son évangile, son Église: ilsconstituent une sorte de chaînon entre l'Antioche de Paul et dePierre et l'Antioche d'Ignace46. Nous avons parlé plus haut detrois étapes dans cette histoire : la première génération, l'Églisede Barnabé, de Paul, de Pierre et de Jacques (en gros, les annéesquarante à soixante-dix); la deuxième génération, l Église deMatthieu (en Fos, les années soixante-dix à cent) ; et la troisièmegénération, l'Église d'Ignace (après 100). Comment peut-on ren-dre compte du passage d'un stade à un autre? C'est le problèmeauquel nous allons nous affronter dans les trois chapitres suivants.

46. Le point le plus faible de l'étude de Downey sur liglise d'Antioche estpeut-être cette lacune béante qu'il laisse dans le cours de la deuxième génération(entre 70 et 100). 11 ne trouve, pour remplir cette période, que de vaguesgénéralités sur le développement de a l'hérésie nicolaïte » et le gnosticisme, sansaucune considération critique à l'égard de nos sources patristiques d'informa-tion ; voir DOWNEV, History, 288-292.

Page 20: Antioche - Raymond Brown

Les sources

CHAPITRE II

L?ÉGLISE D'ANTIOCHEA LA PREMIÈRE GÉNÉRATION

CHRÉTIENNE(De 40 à 70: Galates 2 ; Actes 11-15)

Les sources sûres pour l'histoire de l'Église d'Antioche à lapremière génération chrétienne se limitent essentiellement à deuxparties de deux documents: l'Épître de Paul aux Galates (2, 11-21 ou peut-être seulement 2, I1-14) et les Actes des Apôtres(notamment les chapitres 11 à 15). Si le récit de Galates doit êtrepréféré à celui des Actes parce qu'il représente un témoignagede première main, le témoignage de Paul n'est pas sans poser deproblèmes. Ga 2, 11-21 ne parle que d'un seul incident à Antio-che ; c'est d'ailleurs la seule mention d'Antioche de Syrie danstoute la correspondance de Paul. En outre, Ga2, 11-21 est unmorceau hautement apologétique et polémique: il faut donc tenircompte du parti pris de Paul en appréciant les informations qu'il

Page 21: Antioche - Raymond Brown

52

fournit'. Il n'en reste pas moins que Ga 2, 11-21 est le seuldocument vraiment important dont nous disposons sur la pre-

mière génération chrétienne à Antioche. C'est la seule source

littéraire autobiographique, qui provient d'un chrétien qui a pris

part à l'incident qu'il rapporte et qui écrit la lettre aux Galatesquelques années seulement après l'événement 2.

L'auteur des Actes écrit plus tard ; en outre, il a une tendanceà gommer les violents conflits qu'a connus l'Église primitive.

Dans quelle mesure ce point de vue apaisant a-t-il influé sur son

récit? et d'ailleurs dans quelle mesure a-t-il disposé, sur le

christianisme naissant, de sources sûres? Ce sont des questions

toujours débattues entre les spécialistes de Luc. On trouveral'historique du débat dans le livre de Gasque, A History of theCriticism of the Acts of the Apostles'. Dans le panorama présentépar Gasque, quelque chose ressort: on aurait aisément l'impres-

sion qu'il faut préférer les Britanniques croyants aux Allemands

sceptiques. Gasque montre bien que le partage ne saurait se faire

si nettement par nations; mais il est vrai que les Allemands dansleur majorité (ainsi Haenchen, Conzelmann, Vielhauer et, dans

une certaine mesure, Dibelius) se montrent plus réservés sur la

valeur historique des Actes que les Britanniques et les Américains,

en particulier ceux qui se rattachent à la tradition évangélique(par exemple Bruce, Mattill, Gasque lui-même). Hengel et

Munck, du côté des plus confiants, C. Talbert du côté des plus

1. Les limites de cette étude ne permettent pu de se livrer ici à une exégèsecomplète de Galates 2. Par bonheur, nous nous occupons essentiellementd'établir le cours objectif des événements historiques, non d'analyser lespositions théologiques de Paul. Pour l'exégèse de Galates 2 et la bibliographiedu sujet, voir les commentaires courants, en particulier LIGHTFOOT, Galatians,102-132; BURTON, Galatians, 66-142; LAGRANGE, Galates, 22-25; SCHLIER,Galater, 64-117; BEYER-ALTHAUS, « Galater », 14-22; MUSSNER, Galaierbrief,90-204; BETZ, Galatians, 57-127.

2. Dans sa Chronology, JEWETT place le conflit d'Antioche au début de 52et la rédaction de Galates vers 53-54 (voir le tableau à la fin de son livre).D'autres auteurs envisagent un intervalle un peu plus long; pu exemple,HENGEL, Acts, 136, place le conflit vers 48; FITZMYER, « Life », 2, 219, en 49.La date couramment admise pour Galates est le milieu des années cinquante(ainsi KUMMEL, Introduction, 304: vers 54-55).

3. On trouvera dans GASQUE la bibliographie complète des auteurs mention-nés dans ce paragraphe. Sur le point précis de savoir dans quelle mesure onpeut faire confiance aux Actes comme source de connaissance sur Paul, voirl'esquisse des différents points de vue dans MATTILL, a Value », 76-98 ; de même,RICHARD, Acts, 1-31 ; MÜLLER, a Paulinismus », 157-201 ; LONING, « Paulinis-mus », 202-234.

ANTIOCHE ET ROME ANTIOCHE DE 40 A 70

53

défiants servent à nous rappeler que pareilles distinctions géogra-

phiques ou nationales ne sont jamais que de vagues

généralisations. En présence d'un tel désaccord entre les spécia-listes (pour ne pas parler de désarroi) on sera avisé de suivre une

voie moyenne: on n'écartera jamais les Actes à la légère comme

une théologisation pure et simple et on ne les recevra pas

davantage naïvement comme de l'histoire pure et simple. Il faut

juger de chaque texte pour lui-même et en fonction des infor-mations dont on dispose par d'autres sources (notamment

Galates 2). Sur un point au moins sommes-nous d'accord avecGasque : les hypothèses spéculatives doivent céder le pas à une

exégèse attentive sur laquelle se fonder 4.

Heureusement, la plupart des spécialistes tiennent pour solide,

au moins dans ses grandes lignes, le récit de Luc sur les premiers

temps de l'Église d'Antioche. C'est en particulier le cas pour des

travaux récents sur Antioche comme ceux de Downey et de

Meeks-Wilken s. Même des auteurs plus sceptiques comme Haen-chen et Conzelmann sont prêts à accepter certains éléments

essentiels du récit sur les origines de l Eglise d'Antioche'. En

prenant ce consensus comme point de départ, nous essaierons deréunir les données nécessaires à une reconstitution de l'histoire

des chrétiens d'Antioche à leurs premiers temps.

A côté des deux principales sources, Galates et Actes, divers

autres documents anciens nous offrent, au moins indirectement,quelque lumière'. Si l'archéologie ne nous fournit pas d'infor-

mation directe sur les chrétiens du 1« siècle, les historiens antiques

nous apportent, eux, quelque lueur. 1 et 2 Maccabées, Philon,

4. GASQUE, History, 308.5. Tout en tenant compte du point de vue de Luc, Meeks (Jews, 13) tient

qu'ail ny a pas de raison de douter de (son) exactitude » quand il place àAntioche la première mission aux paiens (Ac 11, 19-26).

6. II faut noter ce que l'expression « certains éléments fonciers du récit »i mplique de limitation. C'est ainsi, pu exemple, que Haenchen met en gardecontre l'ordre de succession des événements présenté ici pu Luc. Haenchensuggère encore que Barnabé n'a pas été envoyé plus tard à Antioche pu lesautorités de Jérusalem, mais qu'il était du nombre des hellénistes obligés des'enfuir de Jérusalem. D'après Haenchen, Barnabé pourrait être le premier àavoir franchi le pas décisif: la conversion de paiens sans leur imposer lacirconcision (voir ses Actes, 370-372); dans le même sens, CONZELMANN,History, 59, 66.

7. Do~EY ( History, 24-25) donne la liste de toutes les sources dont nousdisposons sur Antioche dans l'Antiquité. Voir les notes de l'essai en tête deMEEKS, Jews, 37-52.

Page 22: Antioche - Raymond Brown

54

ANTIOCHE ET ROME

Josèphe, et la littérature rabbinique fournissent au passagequelques renseignements sur la vie juive à Antioche, et il en vade même pour Jean Chrysostome et, plus tard, Jean Malalas (auIv~ et au vI=siècle, respectivement). C'est vers ces sources qu'ilfaut nous tourner, avec les précautions d'usage, pour connaîtresur quelle toile de fond se détache la communauté chrétienned'Antioche.

La communauté juive d'Antioche'

II y a eu des Juifs à Antioche depuis le temps de sa fondation,en 300 av. J.-C. par Séleucus Nicator. Dés le milieu du w siècleau moins, ils y jouissent du droit d'observer leurs coutumespropres et constituent à Antioche un groupe bien distinct, sansque pour autant tous y aient été nécessairement citoyens de pleindroit. Nul doute que les mesures antijuives d'Antiochos Épi-phane (175 av. J.-C.) n'aient attiré des épreuves sur des Juifs quivivaient à sa porte. Toutefois, les successeurs d'Antiochos Épi-phane semblent avoir rendu aux Juifs d'Antioche ce qu'ils avaientperdu durant la « réforme t> du persécuteur. Si l'on excepte lapersécution d'Antiochus Épiphane, les Juifs d'Antioche ont menésous les monarques séleucides une existence paisible et prospère.En fait, ils constituaient probablement la plus grosse communautéjuive de Syrie. Kraeling estime leur nombre à près de 45 000 sousle règne d'Auguste, mais Meeks-Wilken préfèrent le chiffre plusmodeste de 20000 9. Il y en avait sans doute de toutes les classessociales: de riches notables, des boutiquiers, des artisans, denombreux pauvres, quelques esclaves. Il semble que la commu-nauté juive d'Antioche ait eu à sa tête un haut dignitaire: Josèphele désigne comme « président tI (archôn) des Juifs d'Antioche 10.Meeks-Wilken suggèrent que c'était le chef du conseil des anciens(gerousiarchos). Les anciens étaient, eux, les représentants desdifférentes synagogues de la ville et du faubourg de Daphné. C'estdonc le conseil des anciens (gerousia) qui devait gouverner tous

8. Pour ce qui suit, on trouvera l'indication des sources dans les ouvragescités plus haut, n.51. Dans l'essai en tête de Meeks, op. cil., 37-52, les notesdonnent les références aux sources de l'Antiquité qui parlent des événementstraités ici,

9. KRAELING, a Antioch », 136 ; Meeks, op. cit., 8.10. JOSÈPHE, Guerre, 7. 3. 3, § 47.

ANTIOCHE DE 40 A 70

55

les Juifs d'Antioche". On peut se demander si cette structureun président et un groupe d'anciens, n'aura pas servi de modèleéloigné à la structure qui sera celle des chrétiens d'Antioche autemps d'Ignace : un évêque (episkopos) unique président, unconseil d'anciens (presbyterion).

Josèphe affirme que les cérémonies religieuses juives attiraienttoujours une foule de grecs" - intéressant précédent à lapremière ouverture aux païens, qui sera le fait de chrétiens juifsd'Antioche. La conquête de la Syrie par les Romains en 64-63n'avait pas apporté de grands changements pour la communautéjuive. Incorporés désormais à la province romaine de Syrie, ilsconservaient la jouissance de leurs privilèges traditionnels, ycompris l'application de la Loi de Moise dans la vie interne dela communauté; ils gardaient des relations étroites avec la Terresainte et contribuaient toujours au soutien financier de Jérusalem,- encore un modèle intéressant pour les relations étroites quiexisteront entre les chrétiens d'Antioche et ceux de Jérusalem àla première génération.

Avant la première guerre juive, les Juifs ont joui à Antioched'une paix relative, à la seule exception du soulèvement provoquépar les prétentions de Caligula à ériger une statue de lui dansle Temple de Jérusalem au cours de l'hiver 39-40. Un attaquecontre les Juifs en 40, rapportée par Malalas sous une formehautement romancée, se rattache peut-être à cet événement: ilest difficile d'extraire de cette histoire le noyau de vérité. Downeysoupçonne que l'ouverture des chrétiens aux païens a pu jouerun rôle dans ce soulèvement".

La première guerre juive (66-73) fut l'occasion de massacresde Juifs en maints endroits de Syrie, mais, au début, les Juifsd'Antioche furent épargnés. Cependant, après l'arrivée de Ves-pasien en Syrie, un juif apostat du nom d'Antiochus ameuta lapopulace païenne par des rumeurs de complots juifs. Émeutes etassassinats s'ensuivirent (66-67) et cela devait recommencer qua-tre ans plus tard. Quand le fils de Vespasien, Titus, arriva àAntioche, les païens lui demandèrent d'expulser les Juifs, ou dumoins de leur retirer leurs droits et privilèges. Titus repoussa cesdeux requêtes, mais, pour rappeler l'humiliation des Juifs, il fit

11. MEEKS, Jews, 6-7.12. JOSPPHE, Guerre, 7. 3. 3,

45.1 3. DOWNEY, History, 190-19 .

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exposer certaines des dépouilles prises à Jérusalem à la porte dela ville conduisant à Daphné, faubourg à forte population juive.Les Juifs d'Antioche n'ayant pas connu de dislocation majeure,l'Église chrétienne devait trouver là une matrice permanente etlargement intacte, à partir de laquelle allait se faire sa croissanceet en face de laquelle elle allait pouvoir se définir.

Les débuts de !Église chrétienne à Antiioche

Les origines de lÉglise d'Antioche sont racontées en Ac 11, 19-

20

Cependant, ceux qu'avait dispersés la tourmente survenue à proposd'Étienne étaient passés jusqu'en Phénicie, à Chypre et à Antioche, sansannoncer la Parole à nul autre qu'aux Juifs. Pourtant, lorsque certainsd'entre eux, originaires de Chypre et de Cyrène, arrivèrent à Antioche,ils adressèrent aussi aux Grecs la Bonne Nouvelle de Jésus Seigneur.

Les mots « ceux qu'avait dispersés » renvoient au « tous sedispersèrent » de 8, 1 (qui marque la fin du récit du martyred'Étienne, avec une allusion générale à une « grande persécu-tion ») et à 8, 4 qui est repris presque mot pour mot en 11, 19-20. Malgré le « tous » de 8, 1, le contexte plus large suggère que

seul le parti ditienne, les « hellénistes », furent réellement disper-sés. Il y avait parmi eux des hommes originaires de Chypre etde Cyrène qui, à Antioche, se mirent à convertir des païens (les

hellénas de 11, 20)' 4 . Du nombre étaient peut-être Lucius de Cyrèneet Symeon Niger (13, 1). Un des sept de Jérusalem, Nicolas, estun païen d'Antioche converti au judaïsme (6, 5) : il était donc

14. Je tiens ici pour la bonne lecture hellénas, « grecs », « païens », donnée parP 74, une correction (tardive) du Sinaïlicus, l'Alexmdrinus, le texte original ducodex de Bèze, et certains Pères. Le vaticinais, une correction (tardive) du codexde Bèze, le Laudianus, Léningrad (P), et d'autres manuscrits portent hellénistes,« hellénistes ». HAENCHEN, Acts, 365, n. 5, a raison de dire que « hellénistes »,par opposition à ioudaiois (« aux Juifs ») du verset 19, ne fait pas de sens. Monchoix concorde avec la première édition de ALAND, The Greek New Testament(1966), mais pas avec la troisième (1975).

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assez naturel que certains des hellénistes dispersés se rendent àAntioche et s'efforcent de convertir des païens. Comme on l'adéjà relevé, Josèphe dit que beaucoup de païens d'Antiocheétaient attirés par les rites juifs. Le récit lucanien est doncparfaitement plausible; la plupart des critiques reconnaissent quela première mission explicite auprès des païens, sans l'exigencede la circoncision, a bel et bien eu lieu à Antioche".

Plus problématique est le rôle exact joué par Barnabé en toutceci. Ac 11, 22-23 affirme que l'Église de Jérusalem, à la nouvelledu succès de la mission d'Antioche, y envoya Barnabé pourencourager et guider cette entreprise, - et sans doute pour lasoumettre à la supervision de la communauté de Jérusalem.Haenchen se montre sceptique sur l'ordre des événements. II voitici à l'oeuvre la tendance de Luc à ramener des entreprisesmissionnaires diverses sous l'égide de Jérusalem. D'après Haen-chen, sachant que Barnabé avait été un personnage notoire del'Église de Jérusalem (4, 36) avant de devenir l'un des chefs del'Église d'Antioche (13, 1), Luc en aura déduit que Jérusalem avaitenvoyé Barnabé à Antioche. Mais, toujours d'après Haenchen,Barnabé, qui était lui-même cypriote (4, 36), pourrait bien êtredu nombre des hellénistes cypriotes et cyrénéens dispersés qui ontinauguré à Antioche la mission auprès des païens. Barnabé seserait donc rendu à Antioche en missionnaire indépendant et nonpas comme un agent envoyé par les Douze, par l'Église deJérusalem. Haenchen (Acts, 370-372) suggère que la décisionfatidique de convertir des païens sans leur imposer la circoncisiona été prise par Barnabé.

La reconstitution proposée par Haenchen est certainementpossible et elle est adoptée, pour l'essentiel, par Meeks-Wilken(Jews, 14-15). Toutefois il y a un problème: si Barnabé a été ce

15. Ainsi, par exemple, Haenchen et Meeks (Acis, 355-363, 368-372; Jews,14). Noter à cet égard la dynamique des chop. 11 à 15 des Actes et, en particulier,le rapport entre 11, 19-26 et 15, 1-2. Paul confirme indépendamment l'état deschoses à Antioche en Ga 2, 1-14. Haenchen et Meeks pensent que Luc interposeà dessein le récit de la conversion de Paul et celui de la conversion de Corneillepar Pierre, entre 8, l et 11, 19, pour qu'on ne voie pas dans les hellénistes lesresponsables directs et indépendants des débuts de la mission aux païens.

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missionnaire helléniste indépendant", véritable fondateur, à Anti-oche, de la mission aux païens sans l'exigence de la circoncision,comment expliquer qu'il ait capitulé devant Pierre et Jacques etait abandonné Paul au cours du conflit rapporté en Ga 2, 11-14 ?Il est plus facile d'expliquer que Barnabé se soit soumis auxautorités de Jérusalem et qu'il ait abandonné Paul dans uneconjoncture aussi critique, si son activité à Antioche a dépendu,depuis le début, des autorités de Jérusalem. C'est pourquoi, sila reconstitution proposée par Haenchen demeure une possibilité,il semble préférable de s'en tenir à la présentation des choses faiteen Ac 11, 22-23. Ce qui n'empêche pas de voir en Barnabé unhelléniste et un partisan d'Étienne, mais un helléniste modéré, quireste à Jérusalem après la persécution et qui est bien venu dela part des Douze. Le rôle délicat d'intermédiaire entre lesautorités de Jérusalem et les hellénistes d'Antioche l'aura préparé

16. HENGEL (Acrs, 101-102) préfère voir en Barnabé un membre des«hébreux » dirigés par les Douze, un de ces « hébreux » favorables à l'expansionhors de la Palestine. Hengel ne voit pas en Barnabé un simple « inspecteur »envoyé par Jérusalem, mais quelqu'un qui s'est rendu à Antioche pour desraisons théologiques et personnelles. D'une importance décisive est la définitionqu'on retient pour les « hellénistes » par opposition aux « hébreux » en Actes 6.Hellénistes est un adjectif propre aux Actes et apparenté à Hellas, « la Grèce »et helien, « grec »; les dictionnaires lui donnent le sens de « parlant grec ». Ense fondant sur les Actes, les exégètes cherchent à préciser: 1) il s'agit d'un Juifde la diaspora; 2) qui réside à Jérusalem; 3) s'il s'agit d'un chrétien juif, ilest ouvert à une mission aux païens qui ne leur impose pas la circoncision;4) il ne parle pas de langue sémitique, uniquement le grec; 5) il est fortementmarqué par la culture grecque; 6) sa théologie est hostile au Temple. Plus haut,dans l'introduction, on a dit à propos du groupe 4 que les spécialistes nes'accordaient pas sur ces précisions, et de fait les deux auteurs de ce livre nes'entendent pas sur le sens à donner au mot a helléniste ». Je tiens Barnabé pourun helléniste; Brown est enclin à partager l'opinion de Hengel. J'accepte lestrois premières précisions, ainsi que la cinquième, mais pour les autres, j'ai desdoutes. En ce qui concerne 4) , parmi les hellénistes de Jérusalem, il pouvaits'en trouver de bilingues ; en ce qui concerne 6) - et qu'Actes 7 représenteou non la pensée exacte dttienne -, je ne tiens pas pour établi que tous leshellénistes aient été hostiles au Temple, surtout compte tenu du fait que notreinformation est pour beaucoup postérieure à 70. En prenant acte de ce quePaul n'était pas un helléniste, ci-dessus, p.23-24, Brown n'accorde guèred'importance aux trois premières précisions, qui toutes s'appliquent à Paul;pour Brown, ce sont les deux dernières qui caractérisent surtout l'helléniste.

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à la situation embarrassante qui fut la sienne dans le conflitd'Antioche rapporté en Galates 2".

L'Église d'Antioche prit assez vite une dimension et un carac-tère propre, du fait de ses convertis païens, pour recevoir despaïens une désignation nouvelle : les chrétiens (christianoi, Ac 11,26)' 8. Il est intéressant de noter qu'Ignace d'Antioche est préci-sément le seul des pères apostoliques à utiliser ce terme dechristianos (qui figure aussi, cependant, dans Le Martyre dePolycarpe)II.

Une autre source solide d'information° est la liste des a pro-phètes et docteurs » d'Antioche en Ac 13, 1 2 '. Les cinq qui sontnommés sont : Barnabé (noter sa position en tête de liste), SyméonNiger, Lucius de Cyrène, Manaen (Menahem), compagnon d'en-fance du tétrarque Hérode Antipas, et Saul (placé à la fin). Qu'ilse soit trouvé au nombre des chefs de l'Église d'Antioche, dèsles premiers jours, un compagnon d'enfance (syntrophos) d'Hé-rode suffit à rappeler que le christianisme n'a pas commencé

17. Impossible de vérifier l'assertion selon laquelle Barnabé a fait venir Saulde Tarse à Antioche (Ac 11, 25-26). On ne sera pas surpris que Hengel en acceptel'historicité (Acis, 101-102) : il date cet événement « probablement avant la findes années trente » (Acrs, 91) L'événement est en soi plausible, même si Haenchen(Acis, 367) suggère que Luc l'aura déduit de la présence des deux hommes àAntioche en 13, 1. Tout ce qu'on peut affirmer, c'est que Barnabé et Paul sontau nombre des notables de l Église d'Antioche à ses débuts.

18. Christianoi, « disciples ou partisans de Christ », s'explique bien commeun qualificatif latin donné aux disciples par les païens, peut-être par les autoritésromaines, qui auront pris Christus pour un nom propre, non pour un titre.Le seul fait qu'ils leur aient donné un nom particulier montre que les païensvoyaient dans les chrétiens autre chose qu'un simple groupe de Juifs, sans douteparce qu'on y admettait des païens à part entière sans les contraindre à la cir-concision ou à la pleine observance de la Loi de Moïse. Autres interprétationsde ce qualificatif dans HAENCHEN, Acis, 367, n. 3 ; DOWNEV, History, 275, n. 19.

19. Voir MEEKS, Jews, 43, n.80. Ignace est aussi le premier des écrivainsecclésiastiques à utiliser le terme de « christianisme » (christianismos): Magné-siens 10, 1 et 3 ; Romains 3, 3 ; Philadelphiens 6, l.

20. L'historicité de la collecte en prévision de la famine (Ac 11, 27-30) oudu moins la date que Luc lui assigne, a été mise en doute par plus d'un critique(voir HAENCHEN, Acis, 375-379; FUNK, «Enigma», 130-136; JEWETT, Chro-nology, 34). On s'est appliqué de manière peu convaincante à préserver quelquechose de (ordre des événements dans Luc: voir JEREMIAS, « Sabbathjahr », 233-238; BRUCE, Acis, 241; HENGEL, Acrs, Il 1-112.

21. Sur la définition et la fonction des prophètes dans le Nouveau Testament,Voir HILL, Prophecy, en particulier 94-109 pour les Actes; voir aussiDAUTZENBERG, Prophetie, en particulier 214, 53. La lecture la plus normalede Ac 1 3, 1 suggère que les personnes ici nommées sont à la fois des prophèteset des docteurs; voir LEMAIRE, Les Ministères, 58-59.

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comme une « religion d'esclaves » et que les couches les plus élevéesde la société n'en étaient pas totalement absentes. En présencede cette direction assurée par des prophètes et des docteurs, struc-ture qu'on trouve aussi en 1 Co 12, 28 (« premièrement des apôtres,deuxièmement des prophètes, troisièmement des docteurs »). LaDidaché, document chrétien où se reflète peut-être une Église deSyrie (ou d'Égypte?) à une date postérieure, connaît aussi desdocteurs itinérants (Didaché 11, 1-2), des apôtres (11, 3-6) et desprophètes (11, 7-12). Il est à noter que, si les prophètes et les doc-teurs d'Ac 13, 1 sont rattachés ou associés au « centre mission-naire » d'Antioche, au moins un certain nombre d'entre eux nesont pas originaires d'Antioche et qu'ils s'empressent de partiren mission. Sans être nécessairement aussi « itinérants » que lesdocteurs, apôtres et prophètes de la Didaché, ce ne sont doncpas en revanche nécessairement des « résidents »' 2 . Il faudra sedemander plus tard comment l'apport de la Didaché s'intègre dansle développement de l'Église d'Antioche.

Le conflit entre Pierre et Paul

Il n'est pas possible, dans les limites de cette étude, de traiteren détail de tous les points de controverses soulevés autour 1) du« concile de Jérusalem » raconté en Ac 15 et Ga 2, 1-10 et 2) duconflit d'Antioche rapporté en Ga 2, 11-14, - ce dernier omispar Luc. Du point de vue méthodologique, les exégètes sontpresque tous d'accord pour reconnaître en Galates 2, mêmecompte tenu du parti pris polémique de Paul, notre sourceprincipale. Luc veut présenter une situation foncièrement harmo-nieuse : Antioche s'empresse de se soumettre à Jérusalem, Jéru-salem approuve la mission auprès des païens sans qu'on exiged'eux la circoncision, et Jacques est le principal et le meilleurtenant de cette mission libérée de l'obligation de la circoncision.

22. Ibidem, 58-61. On notera que, dans le contexte d'une mission en dehorsd'Antioche, Luc, contrairement à son usage et peut-être à cause de ses sources,qualifie d'« apôtres » Paul et Barnabé (14, 4, 14). Barnabé et Paul ont déjà étéappelés prophètes et docteurs (13, 1) : on retrouve ainsi les désignations de laDidaché: docteurs, prophètes, apôtres, toutes trois appliquées aux mêmespersonnes dans les Actes.

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Quant aux questions historiques qui nous concernent ici,Meeks-Wilken font remarquer avec raison que, pour différentsqu'ils soient, les récits de Paul et des Actes concordent sur despoints essentiels". Voici, brièvement énumérés, les principauxpoint d'accord et de désaccord1. Des représentants de l Église d'Antioche se rendent à Jérusa-lem: au centre de la rencontre, la question de l'admission à lafoi en Christ de païens sans qu'on leur impose la circoncision.Si ardent soit-il à faire valoir son indépendance, Paul lui-mêmene peut masquer le fait que la question est portée à Jérusalempour y être tranchée. Historiquement, Jérusalem jouit d'uneposition prééminente et d'une autorité particulière vis-à-vis d'An-tioche.2. Les principaux représentants d'Antioche sont Paul et Barnabé(si l'on peut suivre l'ordre d'Ac 15, 2). Galates et Actes recon-naissent tous deux que Paul et Barnabé ne sont pas les seulsantiochiens à venir à Jérusalem. Luc parle vaguement de « quel-ques autres » (Ac 15, 2) tandis que Paul dit explicitement qu'ilsétaient accompagnés de Tite, un incirconcis dont le cas allait êtreappelé à faire jurisprudence (Ga 2, 1, 3). Dans les Actes, la raisonde cette rencontre est la suivante : des chrétiens juifs «judaïsants »,non spécifiés, ont apporté le trouble dans la communauté « inté-grée » d'Antioche par leur insistance à soutenir que, pour lespaïens, la circoncision est une condition du salut. Devant letumulte qui s'est ensuivi, lÉglise a désigné des délégués pour serendre à Jérusalem". En revanche, Paul souligne son indépen-

23. Dans ce qui suit, on dépend de la présentation de MEEK$, Jews, 16-18,où l'on a cependant modifié certains jugements et ajouté certaines observations.On remarquera que je ne suis pas de l'avis de ceux qui voient en Actes 15 etGalates 2 deux rencontres différentes à Jérusalem; sur cette opinion, voir Dix,Jew, 19-60.

24. Voir HOLMBERG, Paul, 1633. II faut, souligne-t-il, distinguer entre lesaffirmations théologiques de Paul sur son autorité, et les événements historiquesqui révèlent à qui revenait, de fait, l'autorité. HAENCHEN, Acts, 464-465, faitdes remarques analogues, mais il nie ( à tort, à mon sens) que Paul aie reconnudans les apôtres de Jérusalem des arbitres ou une cour d'appel.

25. Le verbe « décidé » (etaxan) a probablement une connotation officielle,bien qu'on puisse en donner aussi une traduction plus faible: « Il fut disposéque... »

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dance et son initiative propre: c'est à cause d'une révélation »qu'il s'est rendu à Jérusalem (Ga 2, 2) Il.

3. Ni l'un ni l'autre des récits n'identifie les Juifs chrétiens qui,à Jérusalem, exigent la circoncision, avec les « apôtres colonnes »ou avec Jacques en particulier. Il importe de souligner qu'aucunedes sources néo-testamentaires ne dit que Jacques a exigé lacirconcision des païens. Paul parle en termes vagues de ces « fauxfrères », « ces intrus qui épiaient notre liberté » (Ga 2, 4), - il nepeut s'agir des trois « colonnes », Jacques, Céphas et Jean, quisont les chefs de l'Église de Jérusalem et qui sont désignésnommément en Ga 2, 9. Les Actes identifient les judaïsants: cesont des Juifs chrétiens de la mouvance pharisienne".4. En tout cas, lors d'une réunion, l Église de Jérusalem prendune décision. Paul mentionne spécifiquement Jacques, Céphas etJean; peut-être veut-il dire par là qu'il y eut une réunion spécialeavec eux; mais tous trois semblent avoir pris part également àune réunion élargie (Ga 2, 1, 4, 6). Luc parle d'une assembléeformelle des apôtres et des anciens à laquelle Pierre et Jacquesprirent tous deux la parole. La décision finale est prise par lesapôtres et les anciens au nom de toute l Église de Jérusalem.5. La décision est celle-ci: les païens n'ont pas à se soumettreà la circoncision. En plaçant dans la bouche de Jacques undiscours décisif, les Actes reflètent probablement la tendance deLuc à aplanir les différends passés afin de présenter une Égliseunie sur les questions théologiques essentielles". Les mission-naires d'Antioche reçoivent la permission de poursuivre auprèsdes païens une mission sans l'obligation de la circoncision, alorsque, selon Galates, Pierre continuera, lui, la mission auprès desJuifs". Il faut noter qu'à notre connaissance ni Pierre ni Jacquesn'ont jamais révoqué expressément l'accord relatif à la circon-

26. Ces deux raisons ne s'excluent pas nécessairement: la décision pourraitavoir été prise par les chefs prophétiques d'Antioche (voir Ac 13, 1-3): ainsiHAENCHEN l ui-même, Acis, 464. Jérémias essaie d'expliquer Gal, 2 à partird'Ac 11, 27-30, mais il n'est guère convaincant; cf. l a n. 20, p. 59.

27. HAENCHEN (Acts, 443444, 458) voit la main de Luc à l'eeuvre dans ladistribution entre deux groupes de judaisants (Ac 15, 1, 5). Pour la difficultéà identifier les « faux frères » (Ga 2, 4), « ceux qui sont venus de chez Jacques »et « le parti de la circoncision » (Ga 2, 12), voir R.E. BROWN, Peter, 26 avecla n.58.

28. Ainsi JERVELL, Luke, en particulier 185-207.29. Pour le sens exact de «nous aux païens, eux aux circoncis » (Ga 2, 9)

voir HAENCHEN, Acts, 466-467; HOLMBERG, Paul, 29-32.

cision, même si Paul a pu craindre que l'incohérence de Pierreà Antioche ait pu risquer effectivement de conduire des païensconvertis à accepter la circoncision. Les Actes et Paul s'accordentencore pour dire que les lois de la cacheroute posaient unproblème qui fut soulevé après celui de la circoncision. Pour lesActes, le problème a été soulevé à Jérusalem; pour Paul, c'està Antioche. La plupart des exégètes s'accordent pour dire queles observances alimentaires issues de Lv 17-18, imposées auxpaïens convertis en Ac 15, 20, 29, n'appartiennent pas historique-ment à l'accord passé à Jérusalem entre les « colonnes » et Paul.Cependant, Luc et Paul associent, l'un comme l'autre, le nomde Jacques à l'obligation faite aux païens d'observer ces lois.

6. Quelque temps après leur retour à Antioche, Paul et Barnabéont connu un conflit violent qui a mis fin à leur collaborationdans la mission. D'après Galates, Barnabé a rejoint Pierre dansson hypocrisie, quand celui-ci s'est soustrait à la table communeavec les chrétiens venus du paganisme sous la pression departisans de Jacques, récemment arrivés de Jérusalem à Antioche.Paul reprend Pierre en face. On ne nous dit pas directementquelles furent les conséquences, mais certains événements ulté-rieurs de la carrière de Paul nous en donnent une idée. Paulentreprendra bientôt, sans Barnabé, une assez longue mission enAsie Mineure et en Europe. Il n'est revenu à Antioche qu'uneseule fois et brièvement (Ac 18, 22). Dans ses lettres, il nementionnera plus jamais Antioche de Syrie. S'il a encore desrapports, c'est avec Jérusalem, non avec Antioche. Le plusflagrant est qu'en Galates 2, il ne dit pas qui l'a emporté dansle débat. Il est raisonnable de déduire de ces faits que c'est Paulqui a perdu et qu'il s'est trouvé isolé à Antioche, qu'il s'est alorsséparé de Barnabé et a entrepris une mission de grande envergureavec de nouveaux collaborateurs 10 . A son habitude, Luc secontente de donner pour raison de la séparation un dissentimentpersonnel sur l'opportunité d'emmener ou non Jean (Marc)(Ac 15, 36-41). Dans cette ligne, les Actes omettent de mentionnerla venue de Pierre à Antioche, les pressions des partisans deJacques, et le conflit qui en est résulté ; c'est peut-être une

30. Ainsi, après bien d'autres, BORNKAMM, Paul, 43-48; HAENCHEN, op. cil.,475-476. Voir dans HOLMBERG, op. eu., 34, n. 117, la liste de ceux qui pensentque Paul l'a emporté sur Pierre dans le conflit d'Antioche et celle de ceux quipensent que Paul a perdu.

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omission délibérée, mais peut-être est-elle due à ce que Luc n'apas perçu clairement le lien entre tous ces événements.

Dans son étude sur le concile de Jérusalem et les suites qu'ila eues à Antioche, J. Schütz parle d'Antioche et de Jérusalemcomme de a deux centres chrétiens indépendants » 3'. C'est peut-être excessif, si l'on tient compte du fait que l'un de ces deuxcentres a eu le dernier mot quand un conflit vint à éclater. Unelecture critique tant des données des Actes que de celles de Paul,suggère que Jérusalem exerçait sur Antioche une certaine auto-rité, et même sur Paul en dépit des protestations 32 . On ne peutdonc pas accepter totalement le jugement de Meeks-Wilken surla conduite de Paul après le conflit d'Antioche : « Paul a pris sonindépendance aussi bien par rapport à Antioche qu'à Jérusa-

lem". » Par rapport à Antioche, c'est vrai, mais non par rapport

à Jérusalem 34. Par la suite, tout au long de ses voyages mission-naires, Paul se préoccupe de recueillir de l'argent pour l'Églisede Jérusalem (voir plus bas, p. 144-145). Il y avait aussi despauvres dans les Églises de Paul, mais l Église de Jérusalem n'apas entrepris de collecte en leur faveur. Si la relation est, à coupsûr, bilatérale, elle n'est pas complètement sur un pied d'égalité Il.

L'état de lÉglise d'Antioche après le départ de Paul demeurenécessairement, pour une large part, matière à conjecture, maisles descriptions que nous trouvons quelques décennies plus tard,d'abord à l'époque de l'évangile de Matthieu puis à celle d'Ignace,

31, ScHOTz, Paul, 138. Schütz ajoute, cependant, que Jérusalem était enmesure de rédu ire à néant les efforts de Paul, mais non son évangile (p. 139;Schütz étudie la question de l'autorité du point de vue de Paul). Schütz admetque, pour Jérusalem aussi bien que pour certains des chrétiens d'Antioche, lesraisons qui ont poussé à imposer à Antioche la discipline de Jérusalem devaientêtre contraignantes (p. 152). Mais dans ce cas, peut-on parler de v deux centreschrétiens indépendants »?

32. Ainsi HOLMBERG, op. Cit., 19-20. P 35, il résume: a Jusqu'au concileapostolique et à l'incident d'Antioche i nclus, Paul doit recevoir confirmationdes autorités de l'Église de Jérusalem, qui jouit d'un statut de supérioritéindiscuté. » Voir HAENCHEN, s Petrus-Probleme », 55-67, en particulier 63.

33. MEERS, Jews, 17.34. Voir HOLMBERG, op. cil., 56: a (Même après le conflit d'Antioche) Paul

dépend encore pour son activité de la reconnaissance de l'Église qui est la sourceet le centre, non seulement de l'Église judéo-chrétienne de Palestine, mais detoutes les Églises. »

35. BERGER, a Almosen », 197-198, voir à juste titre dans la collecte l'expres-sion aussi bien sociologique que théologique de l'unité et de la communion entreles Églises, mais il se refuse à y voir une quelconque expression de la positionprivilégiée de Jérusalem.

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peuvent nous fournir quelques indications. Matthieu, commeIgnace, nous dépeint une communauté chrétienne unie, constituéede juifs et de païens, distincte à la fois de la synagogue juive etde divers chrétiens dissidents (par exemple, chez Matthieu, lesFaux prophètes; chez Ignace, les docétistes et les judaïsants) 36 .Ni Matthieu ni Ignace ne donnent l'impression qu'il existe desf•. glises organisées distinctes, vivant côte à côte dans un mêmeendroit. A la différence, par exemple, des épîtres de Jean,l'évangile de Matthieu ne suggère pas l'existence d'une oppositionde chrétiens schismatiques. En fait, même à l'époque d'Ignace onn'entend pas parler d'un évêque (episkopos) concurrent ou d'unconseil des anciens (presbyterion) chez les dissidents ou a héré-tiques ». Il ne semble donc pas qu'après le départ de Paul, lÉglised'Antioche se soit scindée en deux groupes complètement séparés,les judéo-chrétiens et les pagano-chrétiens. Il est bien possiblequ'après le départ de Paul, des païens devenus chrétiens aientaccepté la circoncision; mais le plus probable est que les chré-tiens, qu'ils soient d'origine païenne ou qu'ils soient juifs, se sontconformés aux désirs du parti de Jacques en prenant séparémentl eurs repas (et, probablement donc, leur eucharistie). Du momentqu'on observait ces conditions, ni Jacques ni, a fortiori, Pierren'auraient exigé la circoncision. On aura donc pu préserver unecertaine forme de communion (koinônia), pour ténue et malaiséequ'elle ait pu être. En fait, le désir de Paul d'éviter un schismedéclaré a peut-être précipité son départ. En présence de cesdivisions et de ces tensions à l'intérieur de la communautéchrétienne, Pierre aura joué un rôle modérateur, contribuant àce que la solution de compromis ne dégénère pas en un schismeachevé". Le rôle cardinal de Pierre à Antioche pour garder dansl'union les deux groupes de chrétiens se reflète peut-être dans laplace prépondérante qui lui est faite plus tard dans l'évangile de

36. Certains pensent qu'à l'époque d'Ignace les docétistes et les judaïsantsne faisaient qu'un; voir plus loin, p. 108-109.

37. Des spécialistes tenants d'opinions par ailleurs fort diverses s'accordentpour reconnaître à Pierre ce rôle de médiateur, en particulier lors du conflitd'Antioche et ensuite. Holmberg, par exemple (Paul, 22), situe Pierre dans uneposition a moyenne », à mi-distance du rigorisme des adversaires judaïsants dePaul et du libéralisme de ce dernier. (On peut toutefois se demander s'il convientbien d'adjoindre, comme le fait Holmberg, Jacques à Pierre et à Barnabé danscette position e moyenne ». A tout le moins des pressions provenant de partisansde Jacques ont contraint Pierre et Barnabé à prendre une position qu'ilsn'auraient pas prise d'eux-mêmes.) De Même STREETER, Gospels, 504: a Antio-

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Matthieu. A Antioche, à la fin des années quarante et au débutdes années cinquante, la figure de Pierre pouvait servir (et mêmeen son absence) de point de ralliement aux chrétiens qui éprou-vaient un certain antagonisme soit à l'égard du « libéralisme » dePaul, soit à l'égard du « conservatisme » de Jacques.

Sans doute n'était-il pas toujours facile de préserver la paixentre ces deux groupes aux points de vue et aux programmesconflituels. A « gauche », les chrétiens païens, partisans de Paul,devaient entretenir entre eux le désir d'une mission universellesans restrictions, où le baptême remplaçait la circoncision commerite d'initiation faisant de tous des membres à part entière del'unique Peuple de Dieu; la pierre de touche de la conduitechrétienne, c'était Jésus, non la Loi de Moise; c'est en sommele programme missionnaire esquissé plus tard en Mt 28, 16-20.Les diverses traditions universalistes insérées dans Matthieu ontprobablement pris naissance et se sont développées au sein dece groupe pour lequel Pierre n'était pas dépourvu de sympathie'$.Ces païens devaient se rendre compte que, si Pierre avait changéde comportement en matière de convivialité, ce n'était pas de sonplein gré, mais sous la pression du parti de Jacques.

D'autre part, ce programme universaliste des chrétiens païenspouvait difficilement être mis en pratique avec quelque succèsaussi longtemps qu'à « droite » le parti de Jacques aurait la hautemain sur le groupe des chrétiens juifs et sur lÉglise d'Antioche

the suit Pierre et représente la via media entre l'intolérance judaïsante de ceuxqui appelaient Jacques leur maître et la liberté quasi antinomienne revendiquéepar certains des disciples de Paul. » Voir plus haut, n. 2 de l'introduction etplus loin, n. 3 de la conclusion.

38. Contre HAENCHEN, Acis, 462-464, le récit de la conversion d'un païenpar Pierre au début des années trente est probablement historique pourl'essentiel, en dépit de certains détails et de la perspective d'ensemble, qui sontde Luc. Ce fut l'occasion à Jérusalem d'une controverse que Luc n'a guère puinventer. Qui plus est, les chrétiens de Jérusalem n'avaient nulle raison de voirdans cette conversion extraordinaire, précipitée par des phénomènes d'ordrecharismatique, la norme ou le programme d'une mission universelle qui feraitdésormais l'économie de la circoncision. En faveur d'un événement historiquequi se serait produit avant le concile de Jérusalem, voir DIBELIUS, « Conver-sion », 109-112 et WILCKENS, Missiomreden, 63. D'après 1 Co 1, 12, dans uneÉglise de Corinthe en majorité païenne d'origine (et qui d'après 1 Co ne faitmontre d'aucun penchant particulier à judaïser), il y a un parti qui se réclamede Céphas. Pierre, qui menait une activité missionnaire dans la diaspora, devaitêtre, des Douze de Jérusalem, le mieux connu parmi les chrétiens d'originepaïenne. Si c'est à Pierre que Jésus explique en Mt 15, 15 que les aliments nerendent pas impur (à comparer avec Mc 7, 17), est-ce purement fortuit?

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dans son ensemble. Si Jacques, pour sa part, et pour autant quenous sachions, n'a jamais remis en question l'accord passé surl a circoncision, son parti représentait l'asile le plus sûr pour tousceux qui s'opposaient à toute mission sans l'obligation de lacirconcision. Si les « extrémistes de droite » (le groupe 1 del'introduction, voir plus haut) pouvaient trouver refuge quelquepart dans l'Église, c'était bien dans le parti de Jacques (en gros,l e groupe 2), même si finalement ils ont peut-être rompu tout àlait pour devenir des ébionites ou quelque autre sorte d'hérétiquesjudéo-chrétiens. Ce sont peut-être ces chrétiens juifs d'Antiochequi ont créé ou véhiculé les déclarations étroites et particularistessur la mission qu'on trouve en Mt 10, 5-6 et 15, 24.

Toutefois, ces extrémistes ne l'ont pas emporté à Antioche.Quelque temps après le départ de Paul, Pierre, ou peut-être mêmele parti de Jacques, ont par un geste de modération rendupossibles des rapports plus étroits entre Juifs et païens. Pour prixde ce nouveau compromis, on imposait certaines observances« cochères » aux chrétiens païens, celles qui se trouvent intégréesà présent à la « lettre » de Ac 15, 20, 29 (Jacques les rappelleraexplicitement à Paul, en 21, 25)'9 . L'interdiction de manger desviandes sacrifiées aux idoles, de consommer le sang des animaux,

39. La plupart des critiques déduisent à juste titre de Ga 2, 6, 10 que lesquatre interdits contenus dans ce qu'il est convenable d'appeler le «décretapostolique » ne proviennent pas du même contexte historique que le concilede Jérusalem. Suggérés qu'ils sont par Jacques, et adressés directement auxchrétiens d'Antioche, de Syrie et de Cilicie, ces interdits pourraient correspondreà une politique plus modérée adoptée par le parti de Jacques après que Paulait eu quitté Antioche. Dibelius (« Council », 98-99) pense que Luc a eueffectivement connaissance d'un document adressé à Antioche, à la Syrie et àl a Galicie. Haenchen (Acis, 471) se montre vague sur l'origine de ces interditsqui «ont dû s'imposer dans une communauté de la diaspora très mêlée, dansl aquelle les prétentions juives étaient plus mesurées... ». Ce tableau peut convenirà l'Église d'Antioche occupée à surmonter les divisions issues de la querelle entrePaul, Pierre et Jacques. Nous avons peut-être ici un changement de praxis quitémoigne du passage de l'Église de Galates 2 à celle de Matthieu. On trouveradans CATCHPOLE, « Paul », un résumé récent du débat, avec une bibliographiecomplète. Catchpole voit bien que le décret est nécessairement d'un temps oùPaul ne fait pas partie de ceux qui, à Jérusalem, ont le pouvoir de décision;et aussi que ce décret suppose la décision déjà prise de ne pas imposer auxpaïens la circoncision. Mais Catchpole pense que le décret représente uneposition conservatrice, et non pas médiane, et qu'il a été la cause directe del'affrontement entre Paul et Pierre à Antioche. On rend mieux justice auxi ntuitions de Catchpole en reconnaissant que le décret représente une positionmédiane atteinte à la suite du conflit d'Antioche et après le départ de Paul.

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de manger la viande de bêtes étouffées, d'entretenir des unionsincestueuses (porneia), tout cela provient de Lv 17-18 et précisé-ment dans cet ordre (ci-dessus, note 3 de l'introduction). Il s'agitde règles que le Pentateuque considère comme contraignantespour les étrangers résidents - qualificatif peu flatteur, appliquéaux chrétiens païens. Cependant, en dépit de l'offense implicite,ces dispositions visent bel et bien à rendre possible une certainecommunauté de vie dans une Église divisée en groupes ethniques.Le seul fait que les chrétiens païens aient reçu ces interdits et leuraient obéi indique qu'une rupture totale entre deux Égliseshostiles ne s'était pas produite. II est bien probable que c'est àla suite de l'entrée en vigueur de ces interdits du Lévitique quela clause d'exception concernant les unions incestueuses (porneia)aura été introduite chez Matthieu dans l'enseignement. relatif audivorce (5, 32; 19, 9 ; on traduit souvent ici porneia par« fornication » ou « débauche »°°. Cette hypothèse, qui fournit unehistoire de la tradition et une « insertion dans la vie », permetd'expliquer pourquoi la clause d'exception se trouve uniquementdans la formulation matthéenne de l'enseignement sur le divorce,et est absente de Marc, de Q, de la rédaction lucanienne, et dePaul.

Il serait toutefois un peu simpliste de se représenter l Églised'Antioche après le départ de Paul uniquement en termes dedroite et de gauche. A côté de l'influence modératrice de Pierreet du rapprochement dû à l'acceptation par les païens des quatrerègles cachères, l'influence d'un autre groupe encore aura pro-bablement contribué à préserver l'unité entre les deux partis dansliglise d'Antioche : il s'agit de ces chrétiens juifs hellénistes quiavaient pris part dés l'origine à l'oeuvre de conversion des païensà Antioche. En quoi ils avaient précédé Paul. Et s'il est permisde voir dans le discours d Étienne en Actes 7 un reflet de leurthéologie, certains d'entre eux étaient encore plus radicaux quePaul dans la critique du judaïsme. On n'a pas de raisons de penserque le départ de Paul a entraîné tous les hellénistes à quitter laville ou à modifier leur atttitude à l'égard de la mission auxpaïens. Après que Paul et Barnabé aient tous deux quittéAntioche pour se rendre en mission, certains membres du groupe

40. Sur les rapports entre le décret apostolique et la clause d'exception enMatthieu, Voir MEIER, Law, 140-150, où l'on trouvera une bibliographie etVision, 248-257.

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(les hellénistes, parmi les plus libéraux, ont bien dû rester en ville.Même si, techniquement, ils appartenaient au groupe des judéo-chrétiens, ils se trouvaient foncièrement d'accord avec le groupedes pagano-chrétiens. Ce qui les retenait de se joindre ouverte-ment à ces derniers, c'est l'ascendant du parti de Jacques, auquelPierre n'avait pas su résister et dont Paul n'avait pas pu triom-pher. Mais ce que la première génération d'apôtres n'a pas pufaire, les légions romaines, la destruction de Jérusalem, le mou-vement de Jabné et la dynamique interne du christianismenaissant vont finir par le réaliser. Pour voir cela, nous allonsétudier à présent la deuxième génération chrétienne à Antioche.

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CHAPITRE III

L'ÉGLISE D'ANTIOCHEA LA DEUXIÈME GÉNÉRATION

CHRÉTIENNE(De 70 à 100: Matthieu)

A considérer l'état des choses à Antioche après le départ dePaul ainsi que la situation reflétée dans l'évangile de Matthieu(écrit à Antioche vers 80-90), une conclusion s'impose: entre lesannées cinquante et les années quatre-vingt, l Église d'Antiochea connu, au cours du I==siècle, des changements notables'. Il estessentiel à notre propos de rechercher les raisons de ces chan-gements et d'examiner aussi les conséquences de cette transfor-i nation qui affecte la vie de l'Église.

I. DOWNEY (History, 288-292) se fonde sur des passages plus récents de Pèrescomme Justin, Irénée, Eusèbe, pour situer les nicolaïtes, Saturninus et Ménan-dre à Antioche dans la période creuse qui va de 70 à Ignace. Mais l'évangilede Matthieu ne fait pas montre d'une violente réaction antignostique : c'est doncvers 100 qu'il faut placer l'essor des tendances gnosticisantes à Antioche. C'estleur menace en particulier qui aura précipité la naissance de l'épiscopatmonarchique à Antioche. Meeks-Wileken ne parlent guère de cette période,,,non pour signaler la rupture avec la Synagogue (Jews, 18-19).

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Nous allons, dans ce qui suit, nous efforcer d'esquisser unehypothèse viable qui tienne compte 1) des facteurs externes quiont influé sur l'Église d'Antioche ; 2) des facteurs internes à cetteÉglise, qui ont contribué à y créer tensions et changements; 3) dela cristallisation de courants particuliers de la tradition chrétienneà Antioche, traditions qui parfois s'affrontaient les unes auxautres; 4) de l'évangile de Matthieu, conçu comme la réponsede l'évangéliste à ces facteurs et à ces tensions ; sans négliger lesmoyens institutionnels que l'Église de Matthieu s'est donnés dansle domaine de l'enseignement et dans celui de la discipline, telsqu'ils se reflètent dans l'évangile de Matthieu.

Les facteurs externes qui ont influé sur les changements inter-venus dans (Église dAntioche

L'événement externe le plus important à avoir influé sur lecours de l Église d'Antioche fut la première guerre juive, avec lesincidents qui l'ont précédée et suivie 2 . La mort de Jacques àJérusalem dans les années soixante', puis la destruction deJérusalem en 70 ont été décisifs pour l'avenir de l'Église àAntioche. La raison pour laquelle ces événements devaient y avoirun impact est claire. A examiner Galates et les Actes, on notececi: à Antioche, les problèmes ne sont pas nés simplement del'intérieur de la communauté; ils sont, pour une large part, dusà l'opposition de certains au moins des chrétiens de Jérusalemles plus conservateurs. Luc affirme que le trouble causé par

2. Voir FARMER, « Character ». Sur le sort de l Église chrétienne à Jérusalemavant et après 70 voir VON CAMPENHAUSEN, Jerusalem; et LODEMANN,« Successors ». Une seule chose est claire: quel qu'ait été son sort pendant etaprès la guerre juive, l'Église de Jérusalem n'a pas retrouvé, dans les annéesqui ont suivi immédiatement la catastrophe de 70, le rang éminent qui avaitété le sien.

3. On en possède divers récits: celui de Josèphe (Antiquités, 20. 9. 1, §§ 200-203 ; mais aux yeux de certains il s'agirait d'une interpolation chrétienne) etcelui, plus légendaire, d'Hégésippe, rapporté par EUSÈBE, Histoire, 2. 23. 4-18.La date varie, suivant qu'on prend Josèphe (62) ou Hégésippe (vers 66). Surla façon dont Hégésippe parle de Jacques, voir ZUCKSCHWERDT, « Nazirtiat ».Noter que les légendes relatives au martyre de Jacques sont passées (parl'intermédiaire d'hérétiques syriens judéo-chrétiens?) dans la gnose chrétienne;voir « The Second Apocalypse of James » dans ROBINSON, Nag Hammadi, 254-255.

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l'enseignement de certains chrétiens de Judée ou de Jérusalem( voir Ac 15, 1, 24) a provoqué le concile de Jérusalem. On saitpar Ga 2, 12 que l'influence d'hommes venus de l'entourage deI acques a précipité l'affrontement entre Paul et Pierre, a conduitPaul à préférer quitter Antioche, et a poussé Pierre, Barnabé, etsans doute d'autres chrétiens juifs, à renoncer à faire tablecommune avec les pagano-chrétiens.

On l'a déjà dit, la victoire du parti de Jacques à Antioche àl'issue du conflit ne signifie pas pour autant la disparition dansd'autres groupes de tout sentiment libéral. Une fois Jacques mis,l mort par les autorités juives et une fois l'Église mère deJérusalem partie pour l'exil ou détruite par les Romains, lecordon ombilical se trouva coupé, qui rattachait l'Église d'An-I i oche à son identité juive et à son passé juif. Dés lors, les groupesde juifs et de païens qui étaient de conviction paulinienne ethelléniste (les groupes 3 et 4 de l'introduction) pouvaient espérerprendre le pas sur les éléments conservateurs de la « droite », ceuxqui se réclamaient de Jacques et de Jérusalem. Toutefois, legroupe conservateur, à Antioche, n'était pas monolithique, caril comptait des membres des groupes 1 et 2 (voir l'introduction).Les chrétiens juifs du groupe 2, qui avaient déjà accepté lecompromis du « décret apostolique » d'Ac 15, 23-29, étaient peut-être disposés, dans cette situation nouvelle, à aller encore plusloin pour satisfaire les paganochrétiens. D'autre part, l'extrêmedroite (groupe 1), incapable d'accepter les changements survenusaprès 70, a peut-être fini par quitter l'Église d'Antioche pourpréserver, dans une secte judéo-chrétienne, ce qu'on y tenait pourl'héritage authentique de Jacques. Nous pourrions bien tenir icil'une des sources de l'ébionisme, même si ce groupe a pu trouveraussi des sympathisants parmi les rescapés des communautésj udéo-chrétiennes de Palestine, peut-être même parmi les essé-niens attirés par le christianisme". Peut-être avons-nous aussi icien partie l'explication du fait que des écrits hérétiques judéo-chrétiens tardifs (comme les Homélies et les Recognitiones clé-rnentines, et L'Ascension de Jacques) prennent fait et cause pourJacques, le placent au-dessus de Pierre, l'exaltent à l'encontre de

4. Si les ébionites proviennent pour une part de l Église d'Antioche, II n'estdés lors pas surprenant que l'évangile qui leur est propre, « L'évangile desébionites », montre des ressemblances étroites avec l'évangile de Matthieu; voirVIELHAUER, «Jewish-Christian Gospels», en particulier 153-155.

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son ennemi, Paul', présentant ainsi une image assez exacte dela façon dont l'extrême droite devait interpréter le conflit de

Galates 2°. On peut se demander si certaines des attaques de

Matthieu contre les responsables juifs ne visaient pas aussi ces

protoébionites.

Il y a un autre facteur externe qui ne pouvait être ignoré par

l'Église d'Antioche après 70: dans l'ensemble, la mission aux Juifs

était un échec, tandis que la mission aux païens était un relatif

succès. En face de ce fait patent, même les chrétiens juifs

conservateurs, à Antioche comme ailleurs, devaient avoir de plus

en plus de mal à s'opposer à ce que la mission aux païens sans

l'obligation de la circoncision se développe sur une grande échelle.

De plus en plus, les païens apparaissaient comme la principalechance d'avenir de l'Eglise (sinon la seule), en particulier après

la guerre juive.

La guerre juive dut aussi aviver les tensions entré juifs et judéo-

chrétiens à Antioche. La débâcle de la guerre juive amena lesresponsables juifs qui avaient survécu, et qui pour la plupart

relevaient de la mouvance pharisienne, à réorganiser, à codifier,à serrer les rangs face aux ennemis communs. Soucieux d'imposer

au judaïsme une certaine uniformité, le mouvement de Jamnia

(Yabneh) aura naturellement à ses débuts pressé les judéo-

chrétiens de choisir entre la Synagogue et l'Église'. Il est certain

que l'évangile de Matthieu évoque un passé dans lequel les

chrétiens ont connu la persécution de la part de la Synagogue.On mentionne souvent à cet égard la birkat ha-minim, la

5. Voir plus l oin IIe part., chop. V, sect. F ; et aussi MARTYN, Gospel, 55-89,qui traite de la littérature pseudoclémentine et des Ascensions de Jacques.

6. II semble que, par l'intermédiaire de ces hérétiques syriens judéo-chrétiens,Jacques soit devenu aussi un héros pour certains groupes de chrétiens gnos-tiques ; voir a The Apocryphon of James », a The First Apocalypse of James »,et a The Second Apocalypse of James », dans ROBINSON, Nag Hammadi, 29-36, 242-248, 249-255. Le jugement de Perkins est bien fondé: a Les apocalypsesde Jacques empruntent largement à des traditions judéo-chrétiennes et semblentavoir pris naissance en milieu syrien... » (a Gnostic Christologies », 606, n. 48).Voir encore la place privilégiée faite à Jacques dans l'évangile de Thomas,lo on 12 (Nag Hammadi, 119).

~. Le principal exemple d'interprétation de l'évangile de Matthieu commeune réplique chrétienne à Jamnia est celui de DAVIES, Setting. Toutefois, cesdernières années, les travaux de spécialistes comme Neusner ont amenébeaucoup de chercheurs à se montrer plus réservés sur ce qu'on peut affirmeravec certitude des premiers temps du mouvement de Jamnia. Voir un courtéchantillon de ses volumineuses recherches dans NEUSNER, «Formation ».

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i wilédiction contre les chrétiens, dans les dix-huit bénédictions del a liturgie synagogale. Mais il n'est pas besoin de supposer qu'unei cl le mesure formelle ait été nécessaire pour amener la séparationentre l es judéo-chrétiens et la Synagogue'. Pour expliquer lesI cusions croissantes, la persécution et, finalement, la séparation,il suffisait que les deux entités, l'Église et la Synagogue, se soientI i ouvées engagées en même temps dans un processus de défini-lion, de consolidation, et de codification des traditions. A Antio-che en particulier, où des juifs avaient été pris à parti, certainsmême assassinés par des païens au temps de la guerre juive -à l'instigation, d'ailleurs, de l'apostat juif Antiochus -, il n'estpas étonnant que les Juifs aient fait preuve de peu de patienceil l'égard de judéo-chrétiens non conformistes qui frayaient avectics pagano-chrétiens. La rupture avec la Synagogue n'était plus

qu'une question de temps.

Certains judéo-chrétiens conservateurs ont pu lutter vaillam-

ment pour préserver les liens avec la Synagogue, faisant appela des logia comme Mt 23, 2-3 : « Les scribes et les pharisiens sontpour l'enseignement les successeurs de Moïse (litt. ils siègent dans

l a chaire de Moïse) : faites donc et observez tout ce qu'ils peuventvous dire... » Mais ils allaient à contre-courant. Hare a magis-I ralement montré que la rupture avec la Synagogue a dû se

I*roduire avant la rédaction de l'évangile de Matthieu, qui voit

dans la Synagogue une institution étrangère (« leur Synagogue »,par opposition à « mon Église »)'. La rupture se sera doncl u oduite entre 70 et 85. Ce n'est pas seulement le cordon ombilical

avec Jacques et Jérusalem qui a été coupé. Au milieu des années

quatre-vingt, le seul lien organique subsistant avec le judaïsme,les rapports avec la Synagogue locale, avait cessé d'exister pour

x. Sur la persécution subie par les chrétiens matthéens, Voir HARE, Theme,1J-S6, qui traite un rôle de la birkat ha-minim dans l'exclusion des chrétiensi h lit Synagogue. La birkat ha-minim est une malédiction contre les hérétiquesI v i nclus probablement les judéo-chrétiens). Elle a été insérée dans une despiiéres essentielles de la Synagogue, les Dix-Huit Bénédictions, et a eu pour

I l et de chasser les judéo-chrétiens de la Synagogue. Hare ne croit pas queMatthieu ait été écrit après l'introduction de la birkat ha-minim dans les Dix-I l uit Bénédictions; voir p. 127. Cette opinion serait grandement renforcée sil ', m devait dater la birkat ha-minim non pas des alentours de 85, mais du débutdu U• siècle, car on l'associe à Samuel le Jeune, dont l'activité se place versl ' en 1 00. Pour une bibliographie récente, voir l'article un peu tendancieux deK1MI:LMAN, «Birkat Ha-Minim».

9. HARE, Theme, en particulier 104-105 et 151-158.

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les judéo-chrétiens d'Antioche. Ils se trouvaient désormais à ladérive sur une mer païenne, en route vers un avenir païen.

Il ne faudrait pas croire que les paganochrétiens aient été àl'abri des tracasseries et des persécutions du seuil fait qu'ilsn'avaient pas de rapports avec la Synagogue juive. C'est àAntioche que les disciples furent pour la première fois appelésdu nom de chrétiens (Ac 11, 26) : cela indique que, dès les annéesquarante, la communauté chrétienne était un groupe bien défini,clairement distinct des Juifs qui n'avaient pas cru en Jésus (à cettedate encore haute, des Juifs chrétiens pouvaient parfois bien sûrse trouver dans la même synagogue avec des Juifs non chrétiens).Après la rupture avec la Synagogue, un autre danger surgissaitpour les chrétiens, celui de perdre la protection conférée par lacatégorie de religion légale (religio licita), protection dont lejudaïsme jouissait et qu'il procurait. Le discours missionnaire etle discours apocalyptique de Matthieu (10, 5-42; et chapitres 24-25) parlent d'opposition non seulement de la part des synagogues,mais encore des gouverneurs et des princes, qu'il s'agisse de Juifsou de païens (noter en 10, 18: « eux (les Juifs) et les païens » ;en 24, 9 : « toutes les nations » ; « à toutes les nations » en 24, 14) I°.

L'opposition des autorités civiles devait concerner aussi bien lesjudéo-chrétiens que les pagano-chrétiens, et elle devait naturel-lement rapprocher encore davantage les deux groupes.

Les facteurs internes qui ont favorisé les changements danslÉglise d'Antioche

Les changements intervenus à l'extérieur appelaient naturelle-ment des changements à l'intérieur de l Église. L'Église d'Antiocheavait déjà appris à vivre une série de changements : l'agrémentinitial donné à la mission sans l'obligation de la circoncision; lesobjections contre cette mission (Ac 15, 1, 5) ; l'accord donné àcette mission (Ac 15, 6-12 / Ga 2, 1-10); les restrictions à lamission par le refus de faire table commune (Ga 2, 11-14) ; et lecompromis rendant possible la table commune au prix del'observance des quatre lois cochères (Ac 15, 20, 29). Ce compro-mis signifiait que les judéo-chrétiens et les pagano-chrétiens

10. Cf. MEIER, « Nations », 95, n. 3 ; et THOMPSON, 0 Perspective ».

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louvaient, depuis un certain temps, connaître à nouveau danssa plénitude la communion qui avait été celle de lÉglise auxpremiers jours. Tous pouvaient se retrouver pour les repas, leseucharisties, et les autres assemblées religieuses. Cette communionretrouvée créait les conditions naturelles d'un lent processusd'assimilation mutuelle. La symbiose peu à peu devenait osmose.I,a persécution par la Synagogue et par les autorités civiles n'aabouti qu'à jeter plus fortement dans les bras l'un de l'autre lesdivers groupes de chrétiens. C'est peut-être à ce moment-là quel'extrême droite (le groupe 1), ne se trouvant plus chez elle ni dansl a Synagogue ni dans l'Église, est partie de son côté".

Les groupes qui demeurent dans l'Église à Antioche dans lesannées quatre-vingt sont donc les pagano-chrétiens (en nombretoujours croissant), les judéo-chrétiens libéraux qui gardent l'idéalde Paul et des hellénistes, et les judéo-chrétiens plus conservateursqui ne veulent pas rompre le lien de la communion chrétienneet prendre le chemin de l'ébionisme. Ces Juifs chrétiens plusconservateurs se trouvent dans une situation singulière: ils avaientété les plus forts, ils se trouvent maintenant et définitivement dansl a minorité. Ils sont trop chrétiens pour retourner à la Synagogue,et trop dans la ligne pour quitter l'Église à la suite de l'extrêmedroite. En acceptant le « décret apostolique », ils ont montré qu'ilsétaient prêts au compromis, mais ils sont déterminés à préserverl eurs traditions propres. Nul doute qu'ils n'aient vu avec unecertaine appréhension le nouvel afflux de païens dans lÉglise.Coupés de Jérusalem, coupés de la Synagogue, comment pour-ront-ils préserver le monothéisme, la morale, et tous les autresaspects de l'héritage juif qui, à leurs yeux, font du christianismel e véritable accomplissement des promesses de Dieu à Israël etnon pas une religion païenne de plus? En dépit de tous les

Il. II faut souligner, cependant, qu'on ne peut assigner une date certaineau départ de l'extrême droite. II peut se placer après la composition de l'évangilede Matthieu, car Ignace doit encore affronter un groupe de judaïsants (voirplus loin, chop. IV). Ce départ a pu se faire ou progressivement ou par àcoups.Mais, entendant ici par « extrême-droite » les judéo-chrétiens toujours opposésà une mission aux païens sans l'obligation de la circoncision, il m'est difficiled'imaginer qu'ils soient restés dans l Église d'Antioche après que l'évangile deMatthieu y soit devenu l'évangile de l iglise locale; voir FARMER, « Character »,244. Bien sûr, la pratique des personnes ne coïncide pas toujours avec leursthéories en matière religieuse, et c'est ce qui a pu se produire pendant un certaintemps dans le cas de l'extrême droite à l'intérieur de l'Église de Matthieu.

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ANTIOCHE ET ROME

changements intervenus depuis 70, ou plutôt à cause d'eux,l'Église dAntioche n'avait pas encore trouvé le moyen de syn-thétiser les diverses tendances et les divers groupes générateursde tensions à l'intérieur de la communauté. Tel était le problèmethéologique et pastoral auquel Matthieu devait faire face quandil entreprit d'écrire son évangile.

Les divers courants de la tradition évangélique dans lÉglisedAntioche

Dans la période qui suit 70, les différents points de vue existantdans l'Église dAntioche se sont cristallisés en divers courants detradition évangélique, les uns écrits, les autres oraux. Reflets destensions théologiques à l'intérieur de la communauté, ces diversestraditions présentaient à Matthieu le plus redoutable de tous lesproblèmes théologiques, tout en offrant en même temps deséléments de solution. Matthieu apparaît comme « un libéralconservateur » qui a retouché créativement ses sources afin defaire face à la crise d'identité de l'Église dAntioche. Pour bienapprécier l'eeuvre de Matthieu, il nous faut d'abord examiner sessources, bigarrées et contradictoires I l.

1. L'évangile de Marc constitue l'épine dorsale de celui deMatthieu. Écrit un peu avant ou un peu après 70, il semble qu'ilait été tôt reçu dans l'Église matthéenne. Chose facile à compren-dre, si l'évangile de Marc venait de Rome": les communicationsétaient excellentes entre la capitale de l'Empire et celle de la Syrie.Surtout après la destruction de Jérusalem, il était tout naturelque la grande Église dAntioche se tournât vers l'Église sise dansla capitale de l'Empire, là où les deux grandes figures des premiersjours de l'Église dAntioche, Pierre et Paul, étaient morts enmartyrs. A la génération suivante, Ignace témoignera du respectque l'Église dAntioche éprouve pour la communauté romaine 1 4.

Si la tradition qui rattache à Pierre l'évangile de Marc était déjà

12. Sur la conciliation chez Matthieu de sources contradictoires, voirSTREETER, Gospels, 512-515; FARMER, op. cit., 245-247.

13. Voir la discussion au chap. V, sect. C de la IF part. ; et aussi PESCH,Markusevangelium, I, 12-14.

14. IGNACE, aux Romains, 3, 1 ; 4, 3 ; voir plus loin, p. 228, 249.

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connue au t=' siècle, elle aura aussi contribué à faire recevoir à,\mioche cet évangile. Certains spécialistes préfèrent, cependant,assigner à l'évangile de Marc une origine palestinienne ou+yrienne Il. Si cela paraît moins probable, cela expliquerait en toutcas que l'évangile de Marc ait été rapidement reçu à Antioche.

Quoi qu'il en soit, il paraît probable que, quelque temps après70, l'évangile de Marc était l'évangile utilisé dans la liturgie, lacatéchèse, l'apologétique et les polémiques, dans l'Église deMatthieu. Pour autant que nous sachions, il n'avait alors pas deconcurrent. Sa sympathie pour les païens, ses critiques de la foi(le Moïse, devaient le recommander particulièrement aux yeux(les pagano-chrétiens et des hellénistes. Mais il est naturel qu'avecl e temps, son grec fruste, sa théologie encore plus fruste, lamodicité de ses dimensions aient fait désirer qu'il soit révisé etaugmenté. Avant même Matthieu, des corrections et des additionsont pu y être faites lors de la lecture publique, un peu à la manièredes amplifications a targumiques » ou u midrachiques » des rab-bins. Dans les premiers temps du christianisme, le texte écrit estencore très fortement porté par une tradition orale en pleineévolution.

2. Hypothétique par nature, le document Q est plus difficile àcerner". Qu'on puisse ou non en faire remonter les matériauxaux charismatiques itinérants de Palestine °, il semble être pourune bonne part très primitif et remonte probablement auxpremiers essais, en Palestine, de recueillir les logia de Jésus. Qn'a jamais pris la forme d'un évangile achevé: les limites et lecontenu en demeurèrent donc fluides; il est probable que diffé-

15. Outre des auteurs comme Marxsen et Kummel, voir aussi MCLLER,<, Rezept'on ».

16. Par définition, Q est ce qui est commun à Matthieu et Luc, mais absentde Marc. Le « document Q » est donc une reconstitution hypothétique, acceptéepar beaucoup des spécialistes du Nouveau Testament sinon par tous. C'estessentiellement un recueil de paroles de Jésus, avec quelques récits; c'est undocument rudimentaire, qui a pu circuler dans l'Église primitive sous des formesvariées. Voir en particulier LUHRMANN, Redaktion; SCHULTZ, Q; HOFFMANN,Studien; EDWARDS, Theology; WORDEN, «Redaction Criticism of Q»;POLAG, Christologie; VASSILIADIS, « Nature ». Sur le sigle Q, Voir NEYRINCK,« Symbol »; SILBERMAN, « Whence ».

17. Voir les travaux de Theissen sur la sociologie du Nouveau Testament(aceessibles à présent dans ses Siudien), en particulier son « Wanderradikalis-mus », 79-105. Pour une présentation plus facile d'accès, voir sa Sociology.

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rentes recensions en ont circulé. La nature éclectique de ce recueil enaura facilité la réception à Antioche : les différents groupes pou-vaient trouver dans les paroles de Jésus de quoi soutenir leurs pro-pres positions". En même temps, aucun groupe ne pouvait se per-mettre de rejeter ce qui n'avait d'autre prétention que de se pré-senter comme une « chaîne » de paroles de Jésus, avec ses exigencesmorales radicales, ses prophéties eschatologiques et sa sagesse apo-calyptique. On ne saurait dire si une recension particulière en futapportée de Palestine à Antioche ou bien si la première rédactionde Q a été faite sur place, à Antioche même. Plus encore quepour Marc, nul doute que par sa nature même Q se soit prêtéà des remaniements au cours de sa présentation orale.

3. M est un terme commode, une accolade qui recouvre toutesles traditions qui, dans l'évangile de Matthieu, ne proviennent nide Marc ni de Q. II est parfois très difficile de distinguer lestraditions de M de la rédaction matthéenne". Il n'y a pas deraisons suffisantes pour postuler l'existence d'un « document M »plus rudimentaire que QI'. M recouvre les traditions les plusvariées, chacune reflétant l'un des différents points de vue existantdans l Église d'Antioche". On peut discerner ceux-ci

a) L'héritage des extrémistes judaïsants du groupe 1 seraitreprésenté par les propos qui dénient la mission des païens. AinsiMt 10, 5-6: « Ne prenez pas le chemin des païens et n'entrez pasdans une ville de Samaritains; allez plutôt vers les brebis perduesde la maison d'Israël. » Et Mt 15, 24 donne à cette restriction unfondement christologique : « Je n'ai été envoyé qu'aux brebis

18. Si Q manifeste bien des préoccupations d'ordre fondamental (exigencesmorales radicales à la lumière de la crise apocalyptique, le destin des prophètesrejetés, la fusion de l'apocalyptique et de la sagesse, etc.), il n'est pas sûr qu'onpuisse parler d'une théologie cohérente dans la rédaction de Q, ou d'une« communauté de Q » ignorante de toute autre tradition théologique (parexemple, un récit de la Passion et de la résurrection). Les tentatives faites pourassigner des logia particuliers à divers stades de rédaction n'entraînent pasdavantage la conviction.

19. Voir, sur la péricope essentielle de Mt 28, 16-20, MEIER, « Questions »;LANGE, Erscheinen (avec une bibliographie complète, 513-536); HUBBARD,

Redaction.20. Comme le fait KILPATRICK, Origins, 36; en sens contraire, voir

SCHWEIZER, « Sondertradition ».21. STREETER, Gospels, 512, restreint M indûment à une réaction judaïsante

au libéralisme pétro-paulinien sur la question de la mission aux païens etl'observance de la Loi. C'est un courant présent dans M, mais ce n'est pas toutM.

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perdues de la maison d'Israël. » Pareils propos s'articulent bienavec l'énoncé, primitivement de Q, qui se trouve derrière Mt 5,1 8 / Le 16, 17: « Avant que ne passent le ciel et la terre, pasun i, pas un point sur fi ne passera de la Loi'2 . »

b) Le groupe de Jacques (le groupe 2) qui était demeuré dansl'Église devait mettre l'accent sur l'observance stricte de la Loimosaïque selon l'enseignement de Jésus. Dans le sermon sur lamontagne, ce qui ne contredit pas la Loi de Moise (par exemple5, 21-24, proscrivant la colère aussi bien que le meurtre; 5, 27-29, prohibant l'adultère en intention comme en acte; la catéchèsede 6, 7-8 critiquant les prières des païens) ainsi que l'exhortationà rester soumis aux autorités de la Synagogue juive (23, 2-3), toutcela pourrait provenir du groupe des partisans de Jacques àAntioche ou bien avoir été préservé par eux. Cette insistance surl es exigences morales et sur l'autorité morale pouvait servir à leursyeux à contrer la menace présentée par l'entrée d'un si grandnombre de païens dans l Église.

c) Les traditions favorables à la mission aux païens et hostilesà la dévotion pharisienne à l'égard de la Loi pouvaient provenirdes hellénistes «de gauche » alliés aux pagano-chrétiens ; parexemple, les traditions sous-jacentes à l'envoi en mission univer-selle, en 28, 16-20; l'histoire des mages, qui représente des païensvenant au Christ alors que les Juifs ne viennent pas à lui; le rejetdes pharisiens en 15, 12-14, où il est dit aux disciples: « Laissez-l es, ce sont des aveugles qui guident des aveugles » ; les matériauxdu chapitre 23 qui critiquent scribes et pharisiens; et la critiquedes pratiques juives de piété en matière d'aumônes, de prières etde jeûnes, en 6, 1-6 et 16-18. Ce sont peut-être aussi les hellénistesqui auront apporté les exigences morales rigoureuses révoquantla lettre de la Loi mosaïque: par exemple, 5, 33-37, interdisanttous les serments et tous les vceux; 5, 38-39a, prohibant toute

22. FARMER (« Character u, 240-241) va trop loin quand à voit dans Mt 10,5-6 une approbation bienveillante de la division du travail entre Pierre et Paul,l a mission des Douze se limitant à Israël tandis que d'autres, comme Paul, sontautorisés à s'adresser aux païens. C'est tire dans un logion isolé, qui aurad'abord circulé indépendamment, quelque chose qui appartient au contexterédactionnel matthéen (Mt 10, 5a), et, en fait, bien plus encore. En lui-même,l e logion (10, 5b-6) n'évoque guère les restrictions bénignes que Farmer veuty voir. Pour ce qui est de la rédaction matthéenne, c'est le même groupe auquels'adressent les restrictions du chop. 10 et le mandat universel de 28, 16-20. VoirMEIER, law, 46-665 sur la forme primitive hypothétique de Mt 5, 18.

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représaille légale23 . En transmettant ces enseignements, ils pou-vaient répondre aux scrupules de conscience du parti de Jacquesen matière d'immoralité, tout en relevant l'imperfection de la Loimosaïque. De sorte que le groupe de Jacques devait, comme celuides hellénistes, avoir à coeur de développer la catéchèse morale,urgent besoin dans une Église missionnaire dans laquelle entraienttant de païens. Sous sa forme définitive, l'évangile de Matthieureflète ce besoin pratique, pastoral, de lÉglise d'Antioche. Demême, à Antioche, les différents groupes devaient tous avoir àcoeur de préserver les traditions pétriniennes, car la personne dePierre avait servi de signe de ralliement aux diverses tendancesde la communauté. Avec le temps, les tensions croissantes et,finalement, la rupture avec la Synagogue auront donné à beau-coup de ces traditions de M une tonalité de plus en plus antijuive.

On aurait tort d'imaginer Marc, Q et M comme trois blocsde traditions distinctes que Matthieu aurait été le premier àcombiner. Ces trois grands courants de traditions ont dû réagirrégulièrement l'un sur l'autre dans la liturgie, la catéchèse et lesautres activités ecclésiales. M était l'océan vivant de la traditionorale sur lequel flottaient Marc et Q et dans lequel ils baignaient 2°.II est possible que certains passages de Marc et de Q aient déjàété modifiés par la tradition ecclésiale orale avant même queMatthieu ait écrit un seul mot de son évangile. Dans le cas deQ en particulier, il est fort possible qu'une partie de M ait étécombinée par écrit avec Q. Dés lors, Matthieu aura travaillé surcette forme combinée, prématthéenne, de QI'.

Le développement des traditions ne s'est pas produit dans levide. Il y avait dans l'Église d'Antioche tant de courants com-plexes de traditions qui circulaient et se développaient que, toutnaturellement, il a dû se constituer un groupe de docteurs ou describes qui se consacraient à formuler, à étudier, à commenter,

23. MEIER, Law, 125-161, étudie les antithèses matthéennes et donne unebibliographie complète jusqu'à 1975; voir aussi HUBNER, Geseiz; HOFFMANN-FID, JeSus ; PIPER, «Love»; STRECKER, « Antithesen » ; DIETZFELBINGER,« Antithesen » ; DUMBBELL, « Log'te ».

24. II faut envisager l'éventualité qu'il y ait en M des variantes erratiquesde traditions contenues aussi en Marc et dans Q. Certains des « accordsmineurs » entre Matthieu et Luc peuvent s'expliquer de cette façon.

25. Ainsi J. BROWN, « The Form of'Q" Known tu Matthew », dans N.T.S.8 (1961-1962), 27-42; WALTER, «Bearbeitung», 246, n. 1; SCHWEITZER, Mat-thew, 12-14; LDHRMANN, Redaktion, 11-23, en particulier 18 et 21, n. 2 ; HARE,Theme, 81.

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:i enseigner cette tradition chrétienne en pleine expansion. Ac 13,I dit que les premiers responsables de l'Église d'Antioche étaientdes prophètes et des docteurs (prophétai kai didaskaloi) et qu'ilsprésidaient aussi au culte public (leitourgountan, au verset 2).L'interaction entre une prédication dynamique, charismatique (laprophétie) et une étude de l'Écriture et un enseignement (caté-chèse) inspirés, le tout pris dans le contexte de la célébrationliturgique, voilà la matrice idéale pour ce que Stendahl a appelé« l'école de Matthieu ». Il n'est pas nécessaire d'être en tout pointd'accord avec la thèse de Stendahl sur l'utilisation par Matthieu(les citations de l'Ancien Testament et sur les parallèles avec lalittérature de Qumràn, pour admettre son idée de base, à savoirque l'évangile de Matthieu est né d'une tradition scribale judéo-chrétienne assez longue dans l'Église de Matthieu26 . N'est-ce pasd'ailleurs un auto-portrait que Matthieu esquisse, quand il parle(lu «scribe devenu disciple du Royaume des Cieux » (Mt 13, 52) ?Si Le Il, 49 a conservé la forme primitive de Q en parlant de« prophètes et d'apôtres » (prophétes kai apostolows), il est signi-Iicatif que Mt 23, 34 l'ait changée en « des prophètes, des sageset des scribes » (prophètes kai sophous kai grammateis), ce quiest presque une variante d'Ac 13, 1 27 . Matthieu, ou la traditionM, ne se serait pas trouvé obligé de mettre en garde les chrétiensd'Antioche contre l'attrait des titres de rabbi, docteur (didaskalos)et maître (kathègétés), s'il n'y avait eu à Antioche des chrétienspour revendiquer (ou susceptibles de revendiquer) ces titres àraison de leur position éminente d'enseignement dans la commu-nauté (Mt 23, 7-10).

C'est dans ce groupe de scribes chrétiens que, sous leursdiverses formes textuelles, les prophéties de l'Ancien Testamentont dû être étudiées et appliquées à la catéchèse, à l'apologétique

26. Pour une critique des positions de Stendahl (School) et d'autres travauxsur les formules de citation (Refexiomziiate), Voir GARTNER, « Commentary » ;NEPPER-CHRISTENSEN, Matthüusevangelium; METZGER, «Formulas»;BAUMSTARCK, « Zitate »; FITZMYER, «Use of Explicit Old Testament»;SMITH, «The Use of the Old Testament in the New»; GUNDRY, The Use;MCCONNELL, Law and Prophecy; ROTHFUCHS, Erjüllungszitate; VANSEGBROECK, «Citations«; COPE, Matthew; R.E. BROWN, Birth.

27. Comme la fait remarquer Hummel ( Auseinanderseizung, 17), si lespharisiens sont totalement rejetés, Matthieu n'a rien contre les scribes commetels. Les scribes juifs sont des adversaires parce qu'ils sont pharisiens. Cettedistinction reflète peut-être l'existence de scribes dans l lÉ glise de Matthieu, alorsque les pharisiens sont totalement identifiés avec la Synagogue.

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et à la polémique chrétiennes. A considérer le large éventail deformes textuelles différentes présenté par les citations de l'AncienTestament dans Matthieu, il paraît presque impossible qu'un seulhomme, travaillant seul, ait pu disposer d'une telle connaissanceet d'une telle maîtrise des variantes. Au contraire, ce que Mat-thieu a réalisé devient plus intelligible si l'on voit en lui l'héritierde toute une école de scribes chrétiens, elle-même inspirée del'érudition juive reçue et filtrée par les judéo-chrétiens de lacommunauté. Les formules de citation de Matthieu proviennentde l'école des scribes dAntioche, c'est là qu'elles sont chez elles.Les prophètes de la communauté, qui s'identifient peut-être enpartie avec les docteurs ou scribes, devaient proclamer dans laliturgie ou en d'autres occasions d'homélies le fruit de cetteréflexion savante sur les Écritures et en faire l'application". Lesjudéo-chrétiens de l'Église dAntioche ont dû accueillir avec uneparticulière faveur des formules de citation qui contribuaient àenraciner dans les Saintes Écritures et les traditions des Juifs lavie et la prédication de Jésus comme aussi la vie et la prédicationde l'Église.

Bien sùr, en un sens plus large, Matthieu recueille l'héritagenon seulement de l'école scribale, mais encore de tous ceux qui,à Antioche, ont porté les traditions. Son Église était confrontéeà une crise d'identité et d'unité, les différents groupes qui lacomposaient s'efforçant de s'accepter mutuellement, sous lapression accrue de l'extérieur, du monde juif et du monde païenla tâche qui incombait à Matthieu, dès lors, était d'embrasser,de réinterpréter et de synthétiser les traditions rivales de l'An-tioche chrétienne, de les faire parler à un monde nouveau. Letemps est venu pour nous de nous tourner vers l'oeuvre proprede Matthieu, œuvre de a synthèse et d'intégration ».

28. Ainsi l'image que nous avons des prophètes et des docteurs à Antiocheau temps de Matthieu est-elle un peu différente de celle des docteurs, prophèteset apôtres itinérants de Didaché I1-13. Une étude approfondie et intensive del'Ancien Testament et des traditions chrétiennes telles qu'elles se reflètent dansl'oeuvre de x l'école de saint Matthieu » exige un groupe stable, plutôt sédentaire,chose que le vaste contexte urbain dAntioche rend en tout cas vraisemblable.Bien entendu, cela n'exclut pas l'activité missionnaire de grande envergure deprophètes et de docteurs individuels, à la manière de Paul et Barnabé.

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L'évangile de Matthieu, réponse aux problèmes rencontrés parl'Église dAntioche

Il faut voir dans l'évangile de Matthieu une réponse théolo-gique et pastorale à une crise d'identité et de fonctionnement dansl'Église dAntioche : crise de nature sociale et culturelle autant quethéologique. Une communauté chrétienne, d'abord soumise à unestricte régulation judéo-chrétienne, venait de souffrir le trauma-tisme d'une rupture avec certains des symboles religieux et desstructures institutionnelles les plus vitales du judaïsme: le Temple,l a ville sainte de Jérusalem, et la Synagogue locale. Cette perteallait de pair avec celle de l'Église de Jérusalem, la mère vénérée,l a source des liens les plus étroits avec le passé juif et les origineschrétiennes. Les libéraux comme les modérés avaient perdu leurshéros: Pierre et Paul. Tous ces changements majeurs survenusdans un intervalle de temps relativement court avaient provoquéune crise d'identité: qu'est-ce que l'Église, et comment se définit-elle en face à la fois des Juifs et des païens?

Une crise de l'autorité à l'intérieur de l'Église est étroitementliée à cette crise d'identité. Aussi longtemps que l'Église était liéeà la Synagogue, l'autorité de la Loi mosaïque et l'autoritésynagogale des docteurs juifs avaient servi aussi aux judéo-chrétiens à fonder l'enseignement moral. Dans ces conditions, laquestion de l'autorité, en particulier en matière morale, ne s'estpas posée d'emblée de façon aiguë chez ces chrétiens qui appar-tenaient à une Église à forte coloration juive. Mais au momentoù lÉglise voyait les païens en nombre croissant se presser à saporte, elle se voyait en même temps coupée de la Synagogue,bastion de la morale traditionnelle. Quelle justification, quellebase théologique trouver désormais dans (Église à l'enseignementmoral, à l'autorité de cet enseignement?

Ce n'est pas là pour Matthieu un problème purement théori-que: on le voit par les allusions aux faux prophètes dontl'extérieur est de belle apparence, mais dont les oeuvres sontmauvaises (Mt 7, 15-20) ; par celles aussi aux charismatiques quiinvoquent le Seigneur Jésus, qui accomplissent des miracles depuissance, mais non pas l'oeuvre la plus simple: obéir à la volontédu Père et aux paroles de Jésus (7, 21-27). Les faux prophètessont mentionnés encore dans le discours apocalyptique avec cetteremarque allusive: l'amour va se refroidir dans la masse des

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chrétiens (24, 11-12) en raison de l'immoralité (anomia) crois-sante' 9. Il est clair qu'une crise de l'autorité morale institutionnellese fait sentir dans l'Église de Matthieu au cours de cette périodede transition.

C'est pour faire face à cette double crise à l'intérieur de sonÉglise : crise d'identité ecclésiale et crise de l'autorité morale, que,pour composer son évangile, Matthieu a amalgamé les diversestraditions du christianisme antiochien. Il a entrepris systémati-quement de « retrouver la Tradition », de formuler une synthèsenouvelle à partir des données traditionnelles, synthèse susceptiblede fournir à son Église une explication adéquate de son origineet de sa nature, tout en s'efforçant de jeter une passerelle entreun passé à prédominance juive et un avenir de plus en pluspaïen". La démarche de Matthieu est véritablement synthétique.Matthieu est un authentique « conservateur libéral », il ne rejettepas les divers courants de l'ancienne tradition judéo-chrétienne ;au contraire, il les absorbe dans une synthèse plus haute à partird'un point de vue théologique plus élevé. Son propos est clai-rement dépeint dans la parabole du scribe devenu disciple duRoyaume des Cieux: il est comparable à un maître de maisonqui tire de ses réserves «du neuf et du vieux » (kaina kai palma,13, 52). Le caractère englobant de la démarche est frappant, maisplus encore l'ordre des mots. On attendrait naturellement: « duvieux et du neuf ». Scribe chrétien, Matthieu comprend l'ordreancien des choses à la lumière du nouveau, et c'est pourquoi ilmentionne celui-ci en premier. Cette herméneutique apparaîtclairement dans les formules de citation, dans lesquelles le texte

29. Matthieu s'en prend ici au laxisme moral, problème pratique, pastoral,et non pas à l'antinumianisme, qui est la négation théorique de la validité dela Loi ou de l'obligation morale. C'est ce qua bien vu RONDE, Rediscovering,58-59, à la différence de BAR EH, « Matthew's Understanding », 74-75, 159-164.Que chez Matthieu anomia (« l'absence de loi ») ne signifie pas nécessairementl'antinomianisme, cela ressort de l'accusation portée par Jésus contre les scribeset les pharisiens en 23, 28: «Au-dedans, vous êtes remplis d'hypocrisie etd'iniquité (anomia). » Uanomia peut être le péché aussi bien de chrétienscharismatiques que de pharisiens légalistes: c'est la rébellion intérieure contrela volonté de Dieu, que ceux qui font profession de piété cachent sous lepanache d'activités pieuses ou enthousiastes. Voir, dans la LXX, l'emploi deanomia pour traduire des expressions hébraï tics comme awen ( mal, malice),awon (transgression, péché), pesha' (rébellion.

30. Sur l'idée de « retrouver la Tradition », voir TRACY, Blessed Rage, etAnalogical Imagination; sur l'évangile de Matthieu comme «mythe fonda-teur », PERRIN, New Testament, 164.

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de l'Ancien Testament peut se trouver parfois manipulé selon lai cgle (« canon ») de l'événement christique. C'est ainsi, par exem-ple, qu'en 2, 6 Matthieu ajoute «certes pas » (oudam8s) à lacitation de Mi 5, 2, retournant ainsi du tout au tout le sens dece passage de l'Ancien Testament.

Mais s'il est bien déterminé à interpréter l'ancien à la lumièredu nouveau, Matthieu n'en demeure pas moins ferme sur lanécessité de préserver l'ancien. Mc 2, 22 soulignait simplementque le vin nouveau est incompatible avec de vieilles outres et qu'ildoit donc être versé dans des outres neuves; Mt 9, 17 fait preuvede largeur d'esprit en précisant que, si l'on y veille, les vieillesautres seront en ce cas préservées aussi bien que les neuves. C'estlà son programme théologique: préserver à la fois le nouveauet l'ancien, en se plaçant dans la perspective herméneutiqueconvenable: celle du nouveau. Il est facile de voir que cel a ogramme tient compte des besoins aussi bien des judéo-cltrétiens que des pagano-chrétiens dans l'Église d'Antioche. Nousallons passer rapidement en revue quelques-uns des éléments dupogramme herméneutique de Matthieu dans cette synthèse dunouveau et de l'ancien.

I . Matthieu élabore sa vision propre de l'histoire du salut dansle but d'embrasser à la fois le nouveau et l'ancien". L'histoireII u salut se divise en trois périodes : le temps de la prophétie, dansl 'Ancien Testament; le temps de l'accomplissement, par le Jésust errestre; et le temps de la mission universelle de l'Église. Cettet riple division permet à Matthieu de préserver des matériauxstrictement judéo-chrétiens, comme 10, 5-6 et 15, 24, qui inter-disent la mission aux païens. Dans l'évangile de Matthieu,l 'i nterdiction d'une mission universelle est bel et bien formuléepar Jésus, mais elle ne concerne que le temps de son ministèrepublic. A la fin de l'évangile (28, 16-20), ce même Jésus, à présentressuscité, donne à ce même groupe de disciples le commande-ment inverse, l'ordre d'entreprendre la mission universelle.

11. Pour ce qui suit, voir MEIER, «Salvation- History »; autres façons deeoir : STRECKER, Weg, 86-123; TRILLING, Israël, 102-105 et 137-139; WALKER,ll,4lsgeschichte, 111-113; FISCHER, s Bemerkungen », 109-128 ; FRANKEMOLLE,Inhwebund, 222; HuMMEL, Auseinandersetmng, 168; CONZELMANN, « Pre-,ent and Future », 34, n. 34; KINGSBURY, « Structure », THOMPSON, « Perspec-I i vC ».

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Matthieu explique ce retournement en présentant la mort etla résurrection de Jésus comme un formidable événement apo-calyptique, « le tournant des temps ». Pour mettre ce thème enrelief, Matthieu multiplie les motifs apocalyptiques, tant à la croix(27, 51-54) qu'au tombeau vide (28, 2-4) 11 . A la croix, un séisme(signe de l'intervention de Dieu à la fin des temps) fait s'ouvrirles tombeaux et les saints d'autrefois ressuscitent. Au tombeaude Jésus, le dimanche de Pâques, un autre séisme (faisant le lienavec la mort de Jésus) annonce l'arrivée éblouissante de l'angedu Seigneur, qui ouvre le tombeau et proclame le message pascal.La mort de Jésus, c'est la fin du monde ancien; la résurrectionde Jésus, c'est le début du monde nouveau.

Cette esquisse de l'histoire du salut permet à Matthieu d'in-tégrer à son évangile des matériaux strictement judéo-chrétienssans qu'il y voit nécessairement une norme pour son propretemps. C'est ainsi, par exemple, qu'il se sent libre d'inclurel'injonction d'avoir à obéir aux scribes et aux pharisiens, succes-seurs de Moïse (23, 2-3) : pour Matthieu, cela exprime simple-ment que Jésus a accepté délibérément que sa mission terrestresoit limitée au pays et au peuple d'Israël. L'opinion personnellede Matthieu sur les autorités synagogales semble indiquer quela rupture s'était déjà produite; cette opinion se manifeste dansdes passages comme 16, 12: « Prenez garde à la doctrine despharisiens et des sadducéens » (comparer avec Mc 8, 21) oucomme Mt 15, 12-14: les pharisiens sont « un arbre... (que) monPère n'a pas planté, (qui) sera déraciné; laissez-les » (compareravec Me 7, 17) ou encore Mt 21, 43 ; « le Royaume de Dieu voussera enlevé et donné à un peuple qui porte du fruit » (compareravec Mc 12, 11-12).

Ces dernières citations révèlent aussi une autre fonction impor-tante du schéma matthéen de l'histoire du salut: dire quand etpourquoi Israël a cessé d'être le Peuple de Dieu et a fait placeà Itglise. Durant son ministère public, Jésus ne s'adresse enprincipe qu'au peuple d'Israël, bien que certaines exceptions (parexemple, la guérison du serviteur du centurion en 8, 15-13, laguérison de la fille de la cananéenne en 15, 21-28) préludent àce qui arrivera après la mort et la résurrection. Le transfert duRoyaume est promis dans un logion de Q inséré par Matthieu

32. Voir TRILLING, « Tod » et « Aufentehung » ; SENIOR, « Death ».

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dans l'histoire du serviteur du centurion : « Beaucoup viendrontde l'orient et du couchant et prendront place avec Abraham, Isaacet Jacob, dans le Royaume des Cieux. Mais les fils du Royaumeseront jetés dans les ténèbres extérieures » (Mt 8, 11-12). L'élogeLie la foi du centurion devient un avertissement et l'annonce durejet définitif d'Israël.

La tension entre Jésus et Israël s'accroît en particulier à partirdu chapitre 11. La menace du rejet total et la promesse qu'unnouveau peuple prendra la place d'Israël sont énoncées clairementclans l'addition matthéenne à la parabole de Marc sur les mauvaisvignerons: « Le Royaume de Dieu va vous être enlevé et seradonné à un peuple portant du fruit » (21, 43). A la Passion, lesJuifs accomplissent à leur insu cette prophétie, quand ce ne sontplus simplement les prêtres ou les foules, mais tout le peuple (pasho laos) qui crie à Pilate cherchant à s'innocenter: « Que sonsang soit sur nous et sur nos enfants » (27, 25)'3 . Le transfert duRoyaume prend place symboliquement à la croix, quand tous lesgroupes qui composent le sanhédrin raillent Jésus (27, 41) alorsque le centurion e et ceux qui étaient de garde avec lui» (additionde Mt 27, 54 à Marc), symbolisant l'ensemble de la communautépaïenne, voient ces événements apocalyptiques et proclament quece crucifié, Jésus, est le Fils de Dieu, dans les propres termesemployés par les disciples (cf. 14, 33: « En vérité, tu es le Filsde Dieu»). Dans la conclusion de l'évangile (28, 16-20) Jésusressuscité donne le mandat missionnaire : faire des disciples « detoutes les nations », le baptême remplaçant la circoncision commerite d'introduction dans le Peuple de Dieu. Le privilège d'Israëlprend fin quand prend fin le temps du Jésus terrestre. Lanouvelle période du Jésus ressuscité inaugure le temps nouveaude l'Église universelle.

Cette esquisse a dû le montrer, la conception que se faitMatthieu de l'histoire du salut et, plus généralement, la problé-matique théologique de Matthieu ne sont pas celles de Paul. Rienl à de surprenant si l'on considère que Matthieu écrit à Antioche

33. TRILLING, Israël, 55-96, en particulier 66-74.34. Cela ne veut pas dire nécessairement que les Juifs ne sont pas inclus dans

l e mandat missionnaire à panta ta ethne en Mt 28, 19; voir MEIER, « Gemiles »,en réponse à HARE-HARRINGTON, « Make Disicples ». Il est peut-être significatifq Lie Matthieu lui-même ne parle plus, en 28, 15, d'Israël mais « des Juifs ». Aprèsl a mort et la résurrection , il us, a plus de peuple élu d'Israël, seulement desl ofts, un peuple ou une nation (cf. 24, 7) parmi beaucoup d'autres.

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une génération après Paul et qu'il doit faire face aux problèmesd'une Église après 70. II ne faut donc pas essayer d'harmoniserartificiellement la théologie de Paul et celle de Matthieu. Enrevanche, il ne faudrait pas trop facilement poser en principequ'elles s'opposent. L'attitude de Matthieu par rapport à la Loiest, à coup sûr, moins corrosive et moins spéculative que cellede Paul; il njy a pas, chez Matthieu, l'étourdissant propos de Paulpour qui la Loi est occasion de péché. Mais, compte tenu detoutes leurs différences théoriques, les résultats pratiques de lathéologie de Paul et de celle de Matthieu sont étonnamentsimilaires. Tous deux préconisent une mission universelle auxpaïens sans qu'on leur impose la circoncision. Tous deux ont desexigences morales radicales, centrées sur la radicalité de l'amour.Tous deux soutiennent la nécessité d'un ordre dans l'Église, touten réprouvant jusqu'au moindre soupçon de tyrannie. Même dansleurs conceptions théologiques, il y a une certaine conformitéd'ensemble. Tous deux voient dans la mort et la résurrection deJésus l'événement eschatologique central de l'histoire du salut.Tous deux maintiennent la révélation de Dieu dans l'histoire juiveet les Écritures juives, tout en exaltant la révélation définitiveapportée par Jésus-Christ. Tous deux soutiennent une christolo-gie relativement avancée qui influe sur leur conception de l'Église.Si l'on ne peut harmoniser Paul et Matthieu de façon simpliste,on ne peut pas non plus les opposer l'un à l'autre. Au plan dela pratique missionnaire, sinon de la théorie de la Loi, Paul etMatthieu auraient probablement pu travailler ensemble dans unemission auprès des païens. Indirectement donc, l'héritage de Pauln'a pas été totalement perdu à Antioche. Matthieu a su faireentrer dans son propre ensemble les aspects pratiques, sinon lesaspects spéculatifs, de la pensée de Paul.

2. En liaison étroite avec son outil herméneutique de l'histoiredu salut, Matthieu forge un lien entre la personne de Jésus-Christ,l'Église qu'il fonde, et la morale que l'un et l'autre enseignent.On pourrait, en fait, tenir ce lien étroit entre le Christ, l'Égliseet la morale pour la caractéristique spécifique de l'évangile deMatthieu".

Par comparaison avec la christologie de Marc, Matthieurehausse constamment la dignité, le pouvoir, le savoir et l'autorité

35. C'est la thèse principale de MEIER, Vision.

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de Jésus. C'est ainsi, par exemple, que, lorsque Jésus vient chezl ui, à Nazareth, pour prêcher dans la synagogue, Matthieu évitet out ce qui, chez Marc, pourrait sembler mettre en cause lapuissance, la connaissance ou le statut de Jésus (cf. Mt 13, 53-58 avec Mc 6, 1-6a). En Me 10, 18 Jésus dit à un disciple potentielqui le flatte: «Pourquoi m'appelles-tu bon? Un seul est bon,Dieu. » Au lieu de quoi Jésus répond, en Mt 19, 17, <t Pourquoii n'interroges-tu sur ce qui est bon ? » De même Matthieu rehaussel a majesté de Jésus dans le récit de la tempête apaisée (comparerMt 8, 23-27 avec Me 4, 35-41). La christologie avancée de Mat-thieu est étayée par un emploi calculé de deux titres christolo-giques clefs: Fils de Dieu et Fils de l'homme. Le statut trans-cendant unique de Jésus le Fils trouve son expression parfaitedans l'autorité unique avec laquelle il enseigne (autorité soulignée,par exemple, par l'étonnement de la foule à la fin du sermon surl a montagne, 7, 28-29). Ce n'est pas par hasard si l'objet de sonenseignement est souvent l'instruction morale et la parénèse (enparticulier dans les cinq grands discours, aux chapitres 5-7 ; 10 ;

1 3 ; 18 ; 24-25 ; voir aussi les chapitres 11-12 ; 15, 1-20 ; 17, 24-27 ; 19 et 23). Chez Matthieu, le Christ est le fondement, la norme,le maître, et l'exemplaire de la morale.

Tout au long de son évangile, Matthieu s'attache à joindre àson motif christologique central un motif ecclésiologique. Sou-vent, il prend une péricope de Marc ou de Q dont la portée esteschatologique et, tout en en rehaussant la christologie, il luiadjoint une pointe ecclésiologique'°. On peut retrouver ce mêmeintérêt à la fois pour la christologie et l'ecclésiologie dans lematériel provenant de M et dans les compositions rédactionnellesde Matthieu (1, 21-23 ; l'ensemble du chapitre 18, plus spéciale-ment versets 15-20; et 28, 16-20).

Évidemment, l'Église est liée au Christ dans la mesure où leChrist fonde ou bâtit son Église (16, 18). Mais, dans le contexte(le l'enseignement moral, il est important de noter que le Christpartage avec son Église l'autorité d'enseigner, de prendre desdécisions, de pardonner les péchés. A la fin du récit de la guérisondu paralytique, où l'on revendique pour le Fils de l'homme

36. Comparer par exemple Mt 9, 1-8 et Mc 2, 1-12; Mt 16, 13-20 et Mc 8,?7-30; Mt 21, 33-46 et Me 12, 1-12; Mt 22, 1 -4 (la parabole du banquet desnoces royales) et la parabole de Q conservée davantage sous sa forme primitiveL n Le 14, 15-24 (la parabole du grand banquet); Mt 27, 24-26 et Me 15, 15.

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l'autorité (exousia) de pardonner les péchés, Matthieu retravaillela conclusion de Marc pour souligner que, dans l'Église, leshommes partagent cette autorité : « Les foules... glorifiaient Dieu,qui donne une telle autorité aux hommes » (9, 8)". Les mots « auxhommes » n'ont pas beaucoup de sens dans le récit: Matthieules emploie pour souligner que, dans l Église, on partage lepouvoir qu'à le Fils de l'homme de pardonner les péchés. Demême, Simon n'est pas seulement constitué dans l'Église le rocde la stabilité (16, 18) et le majordome dans le palais du Christ(16, 19a) :

ilreçoit encore le pouvoir rabbinique de fier et de délier,

de déclarer certains actes licites ou illicites, conformes ou non àl'enseignement de Jésus (16, 19b)'e. Pour reprendre l'expressionfameuse de Streeter, Pierre est ainsi constitué « le grand rabbinde l'Église" ». De même au chapitre 18, l Église reçoit le pouvoirde lier et de délier, bien qu'ici la formule semble plutôt désignerle pouvoir disciplinaire, celui d'admettre dans l'Église ou d'enexclure°.

La question du pouvoir d'enseigner de l Église atteint à sonapogée dans la péricope finale de l'évangile (28, 16-20). Dans lediscours missionnaire, au chapitre 10, en vue de la mission limitéeà Israël durant son ministère, Jésus donne à ses disciples autoritépour l'imiter en proclamant le Royaume et en opérant desmiracles: mais l'enseignement est ici notablement absent (10,1-8). C'est seulement après la mort et la résurrection, pour lagrande mission qui étend le mandat des disciples à a toutes lesnations », que Jésus leur donne l'autorité pour enseigner tout ce

37. Voir HELD, « Matthew », en particulier 175-178, 248-249.38. Bibliographie compTète sur Mt 16, 17-19 dans BURGESS, Hiatorp.39. STREETER, Gospels, 515. Remarquer comment l'attribution à Pierre de

l'autorité d'enseigner vient immédiatement après que cette autorité ait été déniéeau «front uni » du judaïsme (les pharisiens et les sadducéens) en 16, 1-12 ; enparticulier, verset 12: « Prenez garde à l'enseignement des pharisiens et dessadducéens ».

40. Sur la différence entre 16, 18 et 18, 18, BORNKAMM, « Authority », 46-48. Bomkamm met en garde, à bon droit, contre l'idée que 18, 15-18 seraitune tradition rivale de 16, 17-19: il n'y a pas de rivalité, « pas même au sensde succession dans l'histoire, comme si la congrégation avait succédé à Pierre »(p.48). Au contraire, SCHWEITZER, «Kirche», 159, prétend que le successeurde Pierre dans la charge de lier et de délier, c'est la communauté (locale). C'estignorer les nombreuses différences entre les deux passages.

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qu'il leur a commandé durant sa vie terrestre (28, 20)41 . Ce lienentre Christ, Église, et morale, l'imbrication de ces motifs avecune conception spécifique de l'histoire du salut, tout cela contri-hue à l'explication logique, raisonnée, de l'origine et de la naturede l Église de Matthieu. L'identité de lÉglise s'y définit commePeuple de Dieu, et son autorité dans l'enseignement moral à« toutes les nations » y trouve sa légitimation. De même que Dieua transféré le Royaume, d'Israël à un peuple qui porte du fruit(21, 43), de même a-t-il transféré, de la Synagogue à l Église, lafonction d'enseignement. Ainsi l'évangile de Matthieu fournit-ilà son Église une façon nouvelle de se comprendre elle-même etde comprendre son rôle, ce qui lui permet de surmonter lestraumatismes, les crises et les divisions des années soixante-dixet quatre-vingt.

3. Quand un groupe connaît à la fois une croissance rapide etune crise d'identité et de fonction, qu'il se trouve en plus dansune relation dialectique d'interdépendance avec d'autres groupesorganisés, il est naturel qu'il se donne des organes institutionnelsqui lui sont propres. Rien de surprenant, dès lors, à ce que l'Églised'Antioche, aux prises avec la question de son rôle et de soni dentité tandis qu'elle se livre à l'apologétique, à la polémiqueet au prosélytisme aussi bien auprès des juifs qu'auprès des païens,qui est soumise aux rigueurs de la Synagogue et du gouvernementcivil, élabore des institutions pour répondre à ses problèmes. Cesi nstitutions peuvent trahir l'esprit charismatique des origines ou,au contraire, le préserver: on ne saurait porter de jugement avantd'avoir examiné les faits4 z. Dans le cas de lÉglise d'Antioche, uncertain nombre de traits institutionnels majeurs et d'organesconcrets d'autorité se trouvent reflétés dans l'évangile de Mat-i hieu.

a) Le seul fait que cet évangile emploie trois fois le mot« Église » (ekklèsia) est significatif". Les chrétiens du I- siècle se%ont servis du mot pour exprimer leur conscience communautaire

41. Mt28, 16-20 réunit magnifiquement les trois: le Christ, l'Église, lamorale. Dans a Abschluss », 21, MICHEL fait observer que cette péricope estl a clef qui permet de comprendre l'ensemble de l'évangile; voir aussi1OHMEYER, « Mir » ; VOGTLE, « Anliegen » ; MALINA, « Literary Structure»;KINGSBURY, «Composition».

42. Voir HOLMBERG Paul, 161-192.43. Sur ekklésia (Ëglise) dans Matthieu, voir SCHMIDT, «ekkiésiav;

IRILLING, Israël, 143-163; FRANKEMOLLE, Jahwebund, 191-256.

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dès les origines (deux fois en 1 Th ; trois fois en Ga ; vingt-deuxfois en 1 Co) et encore à une époque plus tardive (vingt-trois foisdans les Actes; trois fois dans 1 Tm ; vingt fois dans l'Apoca-lypse). On l'emploie pour l'Église locale (par exemple 1 Th 1, 1)aussi bien que pour l'Église universelle (peut-être déjà 1 Co 10,32; 12, 28; certainement Col 1, 18). Toutefois, les Évangilesrespectent le caractère archaïque des traditions. Ils n'emploientpas le mot ekklèsia, à la seule exception de Matthieu. Celui-cil'emploie une fois pour l'Église universelle (16, 18) et deux foispour l Église locale (18, 17). Il est plus significatif encore que lesdeux passages en question parlent de l'exercice de l'autorité delier ou de délier, que ce soit par un responsable ou que ce soitpar l'Église locale tout entière. Pour Matthieu, le terme ekklé-sia signifie certainement une structure et une société visibles,pourvues de responsables ayant autorité et de fonctions d'auto-rité.

b) Mt 16, 18-19 n'a cessé de donner naissance à un flot detravaux, en raison de l'usage qui en a été fait par la suite dansla doctrine sur l'Église et dans les polémiques44 . En même temps,les biblistes se sont souvent polarisés sur la question de latradition pré-matthéenne. Trop souvent, on a négligé la questionrédactionnelle, la problématique de l'évangéliste en son lieu et enson temps. Écrivant pour faire face aux problèmes de liglise siseà Antioche de Syrie, aux alentours de l'an 85, Matthieu n'asûrement nul souci de savoir si l'évêque unique de Rome est lesuccesseur de Simon Pierre, surtout que ni Rome ni Antiochene semblent avoir connu vers cette date une structure épiscopalemonarchique45. Matthieu présente Pierre comme le grand rabbinde l'Église universelle, celui qui a le pouvoir de prendre les

44. Voir ci-dessus, n. 38.45. Écrite de Rome à l'adresse de Corinthe aux alentours de l'année 96, la

Première Épître de Clément décrit l'existence à Corinthe d'une hiérarchie à deuxniveaux: les évêques/ anciens (episkopoi(presbyteroi) et les diacres (diakonoi).12Épitre tient cet état de choses comme allant de soi et voulu par Dieu: il estnaturel d'en inférer qu'un semblable état des choses prévalait alors dans l'Églisede Rome; Voir VON CAMPENHAUSEN, Ecclesiastical Authority, 84-95, enparticulier n.40. II est bien significatif qu'Ignace (qui écrit entre 108 et 117)présuppose l'existence de l'épiscopat monarchique dans toutes les Églises localesauxquelles ii écrit, mais n'en dit rien quand il s'adresse à l'Église de Rome.Noter que, normalement, la salutation générale adressée à l'Église locale estaussitôt suivie de la mention de son évêque. II ny a rien de tel dans la lettred'Ignace aux Romains. Sur tout cela, vc:r plus loin, p. 205-207.

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décisions « halachiques » (c'est-à-dire en matière de conduite) àl a lumière des enseignements de Jésus. Bornkamm l'a faitremarquer : si l'idée d'admettre dans l'Église ou d'en exclure (quiconstitue l'essentiel en 18, 17-18) se trouve peut-être aussi présentecn 1 6, 18-19, l'essentiel y est, cependant, l'autorité de Pierre enl ait d'enseignement, le pouvoir qu'il a de déclarer licites ou illicitesdes actes, par référence à l'enseignement de Jésus. En outre, cepouvoir s'étend à toute « mon Église », à l'ensemble de l'Égliseque Jésus va bâtir sur Pierre, et pas simplement à une assembléelocale46.

Tel est du moins le sens de ce texte-programme dans le contexteactuel de l'évangile de Matthieu. Il est fort possible que cettetradition pétrinienne préservée à Antioche ait, à un certainmoment, référé à l'important rôle de Pierre dans la stabilisationet l'unification de l'Église d'Antioche, travaillée alors par lescourants des années quarante et cinquame 4'. Mais, dans larédaction matthéenne, le sens est général et universel: Pierre estl e rocher sur lequel Jésus construit son Église, point fina14l.Matthieu exalte en la personne de Pierre celui qui est l'autoritéhumaine pour toute lÉglise. Ce faisant, Matthieu donne latradition d'Antioche, qui voit en Pierre la passerelle, le modé-rateur, pour norme à toute liglise par opposition à ces Églisesl ocales, ces groupes dissidents ou ces sectes qui voudraient faired'une interprétation à sens unique de la tradition de Paul, ou decelle de Jacques, la norme de toute l'Église 49.

Mais y a-t-il pour Matthieu, en son temps, à Antioche ouailleurs, une personne qui assume ce rôle de Pierre? Ou bien,pour lui Matthieu, Mt 16, 18-19 ne renvoie-t-il qu'à un passéunique et sacré ? Cette conception d'un chef unique ayant autoritésur toute l'Église n'est-elle qu'un fossile dans la Tradition, ou faut-il y voir l'indice que l'épiscopat monarchique est en train de seconstituer à Antioche, ou ne va pas tarder à le faire ? Il est difficile

46. BORNKAMM, a Authoritp n, 46; voir STENDAHL School, 28.47. DOWNEY (Flistory, 283) pense que Mt16, 18 exprime a la tradition

d'Antioche concernant la fondation de l'Église locale. Dès lors, les paroles deMatthieu pourraient servir de fondement à la prétention de l'Église d'Antiocheà la suprématie sur Jérusalem ». Downey ne distingue peut-être pas assez entrel e sens du logion isolé dans la tradition orale et le sens qu'il acquiert dans larédaction de Matthieu.

48. Ainsi, à juste titre, R.E. BROWN, Peter, 100, n.231.49. Voir ci-dessus n.37 du chapitre précédent et plus loin, n.3 de la

conclusion.

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être par souci de faire en sorte que tous les membres de lÉgliseprennent part aux décisions importantes, en particulier lesdécisions disciplinaires impliquant une excommunication. S'ilfaut en venir à la lourde décision d'exclure un membre de lafraternité, il est nécessaire que tous ses membres soient impliqués.A côté de raisons ecclésiologiques plus théoriques, une considé-ration pratique milite pour que tous prennent part à la décisionla « mise à l'écart » d'un chrétien n'aura d'effet que si tous sontd'accord pour l'appliquer. En même temps, la perspective théo-logique de Matthieu est certainement présente ici : l'Église localeest une communauté familiale de compagnons de service (voir18, 31a, 35; 23, 8c, 11) et tous doivent participer de l'autoritéet de la responsabilité dans les décisions à prendre. Bien sûr,comme souvent dans le Nouveau Testament, il faut envisagerl'éventualité que Matthieu ne décrive pas tant ce qui se passeeffectivement dans son Église que ce qu'il voudrait y voir se

passer. Mt 18, 15-20 est peut-être moins la sobre descriptionsociologique de la façon habituelle de procéder dans l'Église deMatthieu qu'une sorte de «mise en scène» destinée à montrerà tous ce qu'il faut faire. Mais pourquoi fallait-il le dire?

d) Clairement, Matthieu est préoccupé par la menace dans sonÉglise d'un « cléricalisme » naissant. Mettre en garde les chrétiensd'Antioche contre l'ostentation dans les vêtements et les orne-ments religieux (23, 5), contre la recherche des premières placesdans les cérémonies religieuses (prâtokathedrias, 23, 6), contre ledésir de titres honorifiques (23, 7-10), tout cela n'aurait guère desens si de telles pratiques n'avaient pas représenté une éventualité,voire une réalité déjà dans l'Église d'Antioche". Qui pouvait biense donner de tels airs? Les cibles évidentes de Matthieu sont lesscribes juifs et les pharisiens, et précisément dans leur fonctiond'enseigner le peuple avec autorité (23, 2: ils sont assis sur lachaire de Moïse, c'est-à-dire qu'ils lui succèdent dans la fonctiond'enseignement; 23, 3 : il faut obéir à leur enseignement). L'im-portance accordée à l'autorité d'enseigner est bien mise en reliefpar les titres à éviter : rabbi, docteur, père et maître (versets 7-10). On l'a vu, l'Église d'Antioche paraît dès les premiers joursavoir eu à sa tête un groupe de prophètes et de docteurs (Ac 13,

56: Sur l'histoire complexe de la tradition pour Mt 23, 1-12 voir le détaildans GARLAND, Intention, 34-63; également HAENCHEN, «Matthtius», 23;FRAIYKEMOLIE, « Amtskritik » ; SCH WEITZER, « Kirche », 160.

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I ). Pareil collège de prophètes et de docteurs (autrement dit describes ou de sages) se retrouve bien, semble-t-il, à la tête del'Église d'Antioche encore au temps de Matthieu (13, 52; 23, 34).peut-être faut-il aussi identifier ce collège à « l'école de saintMatthieu » dont a parlé Stendahl". Ces prédicateurs dynamiques,ces docteurs et ces exégètes guidés par l'Esprit, étaient touti ndiqués pour officier dans la liturgie de l Église. Et, de fait, onnous dit que les prophètes et les docteurs prenaient part formel-l ement au culte (leitourgountén, Ac 13, 2). (Cela rappelle le rôleliturgique des prophètes et des docteurs, auxquels succèdent desévêques et des diacres résidents, en Didaché 15, 1-2; de mêmeque le rôle liturgique des prophètes en Didaché 10, 7; 13, 3.Didaché 11 ; 13, 1-2 mentionnent encore le lien étroit entredocteurs, apôtres et prophètes.) Matthieu a pu voir dans toutesces tendances le danger qu'un rôle de direction, nécessaire et bon,en vienne à se transformer en une domination, un monopole etun « cléricalisme ». C'est contre ces excès et ces risques chez lesdocteurs officiels dans l'Église que Matthieu dirige ses attaquesen 23, 1-12 et non pas contre la fonction ecclésiale de directionc1 d'enseignement en elle-même.

Et cependant, à considérer toutes les déclarations « institution-nelles » de Matthieu, il faut bien admettre qu'il y a chez lui unecertaine ambiguïté. Il exalte la personne de Pierre, le chef uniquequi a seul l'autorité, le rocher de toute l Église. II supposel'existence dans l Église d'Antioche d'un groupe de prophètes et

57. Un contexte « d'école» la menace de domination cléricale perçue parMatthieu, les besoins d'une Èglise urbaine relativement étendue et en pleinexpansion comme celle d'Antioche, tout plaide en faveur de l'existence d'un

rampe de responsables stables ou résidents. Mais ça ne veut pas dire qu'uni vpc de prophètes plus itinérants avait disparu. Au contraire, c'est un prophète. 1, ce type que suppose apparemment Mt 10, 41. On pourrait même voir dansMI 10, 41-42 une organisation ecclésiale primitive, avec des prophètes itinérants

1 1 0, 41a), des justes, c'est-à-dire, des membres ou des responsables de la„nnmunauté locale particulièrement remarquables pour leur observance zéléedc, commandements (10, 41b), et des petits, c'est-à-dire le tout-venant desunvmbres de la communauté (10, 42). Toutefois, il paraît s'agir de traditions,avec nombre de variations sur le thème: cf. Me9, 41 ; Le 10, 16; in 13, 20;,I encore Me 9, 37; Mt 18, 5 ; Le 9, 48. Tout cela doit nous rendre prudents~li mnd il s'agit de tirer des conclusions, de Mt 10, 41-42 en particuhe;l '~ nganisation de Œglise dans la communauté de Matthieu. Matti a>wmbler ces logia à la fin de son discours communautaire en r,,ndlarité de thème, selon son habitude. Voir là-dessus SCHwEnZER1 Ix-170, en particulier 156-159.

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de docteurs auquel il attribue une autorité réelle, comme lemontre le parallèle avec les scribes juifs et les pharisiens. Etpourtant, il se montre extrêmement méfiant à l'égard des piègespresque inévitables qui menacent les responsables et il exhortel'Église à agir et à décider en corps dans les questions dediscipline". L'ambivalence de l'attitude de Matthieu à l'égard del'autorité dans l'Église peut s'expliquer en partie par les traditionsdiverses sur lesquelles il doit travailler, en partie par le fait queson Église est une Église en pleine transition, transition qui estbien loin alors d'être achevée"; mais, plus encore peut-être, elles'explique par l'état d'indécision qui est celui de Matthieu lui-même quand au degré d'autorité qui convient dans la directionde son Eglise. Il admire le rocher de 16, 18-19, mais il ne semblepas enclin à accepter surplace une contrepartie locale de cettefigure de la stabilité de l'Église universelle. Cette attitude ambi-valente de Matthieu face à la question de l'autorité dans l Églisepeut nous être un rappel bénéfique: il ne faut pas attendre del'évangéliste qu'il apporte une solution parfaite à tous les pro-blèmes soulevés à Antioche par les crises. L'histoire de YÉglised'Antioche ne se termine pas en 85. Pour si peu qu'il en ait euconscience, Matthieu devait servir de passerelle vers l'Églisecatholique du II'siècle qui était en train de se constituer.

58. GAERLAND (Intention, en particulier 210-215) fair remarquer que lesattaques contre les scribes et les pharisiens pourraient bien viser, en fait, deschrétiens qui tombaient dans les mêmes erreurs. Toutefois, dans son désird'éviter tout ce qui, dans l'évangile, serait « subchrétien », Garland pourrait bienen venir à minimiser la polémique vive et enflammée qu'il y a eu entre l iglisede Matthieu et la Synagogue. Comme l'a bien montré Meeks (Jews, 19-36),des relations tendues et polémiques entre Juifs et chrétiens se sont poursuiviesà Antioche non seulement sous Ignare, mais jusqu'au iv- siècle.

59. Voir THOMPSON, «New Testament Communities ».

CHAPITRE IV

LÉ',GLISE D'ANTIOCHEA LA TROISIÈME GÉNÉRATION

CHRETIENNE(Après 100: Ignare)

Sur la troisième génération chrétienne à Antioche, nous avonsà notre disposition deux sortes de témoins: les sept lettresd'Ignace d'Antioche', et le document appelé la Didaché (ou, plusformellement: « L'enseignement des Douze apôtres »), exposé desrègles de la morale chrétienne et de l'organisation de l'Église.

1. On admet ici, avec la très large majorité des spécialistes aujourd'hui,l'authenticité des sept lettres dans ce qu'on appelle « la recension moyenne ».Nous tenons donc pour authentiques les lettres aux Éphésiens, aux Magnésiens,aux Tralliens, aux Romains, aux Philadelphiens, aux Smyrniotes et à Poly-carpe. Aujourd'hui comme par le passé, il s'en trouve, cependant, pour affirmerque la recension moyenne est pour tout ou partir inauthentique. Les plusnotables parmi les partisans récents de ce scepticisme: WEUENBORG, LesLettres; Jorv, Le Dossier; RIUS-CAMPS, The Four Authentic Levers.SCHOEDEL, «Are the Letters of Ignatius of Antioch Authentic?», a fait uncompte rendu critique de ces travaux . Quant à la date des lettres, CORWIN,Ignatius, 3, la fixe entre 108 et 117; d'autres opinions sont mentionnées danssa n. l. La plupart des auteurs s'accordent dans les grandes lignes avec Corwinsur la date.

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Comme Ignace d'Antioche reflète clairement l'état du christia-nisme en cette ville au début du II° siècle, c'est vers ses lettres quenous allons tout naturellement nous tourner d'abord. L'origineantiochienne de la Didaché, son appartenance à la troisièmegénération chrétienne sont toujours discutées: nous traiteronsdonc de la Didaché, séparément, à la fin de ce chapitre.

A. IGNACE D'ANTIOCHE

Passant de l'Église de Matthieu à celle d'Ignare, on peut sedemander si cette dernière est bien l'héritière de la première. Lesdifférences entre, d'une part, l'Église et la théologie de Matthieuet, d'autre part, l Église et la théologie d'Ignare sont telles qu'onpeut se demander s'il y a vraiment un lien entre les deux.

La structure de lÉglise

La différence quant à la structure de l'Église est particulière-ment frappante. Au lieu du groupe de prophètes et de docteursqui présidaient probablement aussi à la liturgie, on trouve unehiérarchie nettement dessinée, à trois degrés : un évêque, ungroupe de presbytres (le conseil des anciens, ou presbyierion), etun groupe de diacres (par exemple, Magnésiens 2-3) z.

II est clair que l'évêque est le chef. Sans lui, on ne peut rienfaire, on ne peut célébrer aucun rite, pas même le baptême oul'Eucharistie. On lit en Smyrniotes 8, 1-2; <4 Que personne ne fasseen dehors de l'évêque rien de ce qui concerne l'Église. Que cetteEucharistie seule soit regardée comme légitime, qui se fait sousla présidence de l'évêque ou de celui qu'il en aura chargé. Là oùparaît l'évêque, que là soit la communauté, de même que là oùest le Christ Jésus, là est l'Église catholique. Il n'est pas permisen dehors de l'évêque ni de baptiser ni de faire l'agape, mais tout

2. Voir dans LEMAIRE, Les Ministères, 163-178, un résumé de ce qu'Ignaredit dans chacune de ses lettres à propos des composantes de la triple hiérarchie.Et dans PAU -SEN, Studien, 145-157, un résumé de l'ecclésiologie d'Ignace, enparticulier par référence à l'eucharistie.

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ce qu'il approuve, cela est agréable à Dieu aussi.» L'évêque estaussi le principal docteur de l'Église 3 , garant de l'unité de la foiet de l'unité de l1_7 glise. II est significatif qu'an ne parle pas d'ungroupe particulier de prophètes et de docteurs, probablementparce qu'Ignare a intégré dans son épiscopat ces fonctionscharismatiques, en union toutefois avec son conseil des anciens.

Comment faut-il concevoir la transition entre la structurerelativement lâche de l'Église matthéenne vers 85 et cette hiérachieà trois degrés d'Ignare, qui paraît être déjà un fait accompli, dumoins à Antioche, dans la seconde décennie du n=siècle". Ilsemble qu'une nouvelle crise (ou des crises nouvelles) ait exigél e renforcement des structures de l'Église pour lui permettre deFaire face, unie, à un adversaire commun. Le candidat le plusprobable à ce rôle de crise catalytique est l'essor du gnosticisme,cri

particulier dans ses courants docétistess. Le gnosticismereprésentait une ménace précisément au plan de l'enseignementet il est donc tout naturel que le collège des docteurs et desprophètes chrétiens d'Antioche ait cherché à se réorganiser et às'unifier pour contrer plus efficacement la doctrine gnostique.

Si les mesures contre les chrétiens sous Domitien (81-96) se sontétendues jusqu'à Antioche de Syrie, les persécutions civiles pour-

3. Et cependant, comme l'a noté VON CAMEENHAUSEN ( Ecclesiastical Autho-p ar, 1 01), Ignare dit remarquablement peu de choses sur l'activité d'enseigne-r uent. Peut-être cette activité l'occupe-t-elle trop pour qu'il puisse en faire l'objetd'une réflexion directe. Elle est, en tout cas, présupposée dans tout ce qu'il écrita propos de l'unité de la foi et du danger des faux enseignements.

4. Les lettres d'Ignare supposent l'existence de la hiérarchie à trois degrésù Éphèse, Magnésie, Tralles, Philadelphie, Smyrne. Néanmoins, ses exhorta-[ions incessantes à l'obéissance à l'évêque semblent indiquer qu'il s'agit d'unei nstitution relativement récente dans ces Églises. Il faut se rappeler que c'estpar les yeux d'Ignace et dans son vocabulaire que nous percevons ce que futl a hiérarchie dans les Églises d'Asie Mineure. Les idées et le vocabulaire decertains des responsables locaux étaient peut-être différents, comme le suggèrela l ettre de Polycarpe aux Philippiens, en particulier dans la salutation initiale;i I. LEMAIRE, 1cs Ministères, 174178.

5. On prend ici «gnosticisme » en un sens très général. II se peut qu'on devraitqualifier de aproto-gnosticisme» ce qu'Ignare combat; en ce sens, CORWIN,tcnatius, viii, 11-14, critiquant SCHLIER, Untersuchungen et HARTSCH, Gui,l esquels postulent l'influence sur Ignace d'un mythe gnostique du rédempteurpleinement élaboré. Corwin est prête à admettre l'influence sur Ignace de lapensée gnostique à propos de la révélation, mais elle maintient qu'Ignareignorait tout de la doctrine d'un Dieu créateur mauvais et de la malice radicalede l a matière. Pour les références aux courants docétistes chez les adversairesd'Ignare, voir surtout Éphésiens7, 1-2; 16-19; Magnésiens l1; 7ialliens8-11 ;h'rnyrniotes 2-7 ; Polyearpe 3.

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raient avoir représenté une raison de plus de consolider la

direction de lÉglise face à la crise. Certes, on ne peut assurerqu'il y ait eu persécution sous Domitien (voir plus loin les notes2 du chapitre III et 3 du chapitre IV dans la De partie). Mais

le martyre d'Ignace prouve bien que des mesures punitives se sontexercées jusqu'à Antioche un peu plus tard, sous le règne deTrajan (98-117). Et à côté de la politique impériale officielle, desexplosions locales sporadiques contre les chrétiens ont pu pousser

lÉglise à renforcer progressivement son autorité.

Vers l'an 100 en tout cas, un prophète-docteur particulièrementdoué a émergé du collège des prophètes et docteurs, à Antioche,et occupé cette « première place » (prô lokathedria) si décriée par

Matthieu (Mt 23, 6 ; l'évangéliste s'est montré là meilleur pro-

phète qu'il le supposaitb. Ce docteur et prophète (prédicateur) enchef qui présidait le collège dont il était issu reçut le nomd'« évêque » ou « surveillant » (episkopos). Le reste des docteurset prophètes étaient appelés « anciens » ou « presbytres » (presby-

teroi) et leur groupe ou collège, presbyterion (Magnésiens 13, 1 ;

il est appelé aussi synedrion en Magnésiens 6, 1 et Philadel-

phiens 8, 1). Par une ironie du sort, le terme dont Matthieu

voulait qu'il désigne le plus grand des chefs dans l'Église, celuide « serviteur » (diakonos, Mt 23, 11) se trouva désigner lesassistants (les diacres) qui occupaient le troisième et dernier degréde l'échelle hiérarchique, - bien que l'évêque Ignace n'hésite pasà les désigner comme « mes compagnons de service » en Phila-delphiens 4.

Il faut toutefois garder à l'esprit dans toutes ces distinctions

qu'Ignace ne dépeint pas la bureaucratie sans visage de quelqueénorme machine dotée d'un monarque tout-puissant isolé sur sonpinacle et jaloux de ses prérogatives. Il est essentiel à sa concep-tion de l Église que tous les responsables et tous les membres de

l'Église coopèrent dans l'unité vivante d'un amour mutuel'.

6. I gnace applique à l'évêque le participe, prokathémenou (président) en

Magnésiens 6, mais il l'emploie aussi au plunel, probablement pour les pres-byties, en 6, 2. Pour ignace, l'évêque unique préside de manière collégiale. Lemot prdcathedria (premier siège) n'apparaît pas chez Ignace.

7. Voir VON CAMPENHAUSEN, Ecclesiastical Authority, 102-106. Sur la placecentrale, chez Ignace, de l'idéal d'unité, CAMELOT, Ignace, 20-55; BARTSCH,

Gut, 77; PAULSEN, Studien, 132-144. Von Campenhausen suggère (97) que le

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Ignace ne conçoit pas sa fonction comme non charismatique. Aucontraire, on trouve chez lui la fusion remarquable de la fonctionet du charisme, peut-être parce qu'il sortait lui-même du collège(les prophètes et des docteurs et qu'il se considérait toujourscomme un homme de l'Esprit'. De plus, quand on lit dans Ignaceque rien ne doit se faire sans l'approbation de l'évêque, il fautse souvenir que l'Église d'Antioche tout entière devait représenterl es dimensions d'une paroisse d'aujourd'hui et que l'évêque yavait pratiquement un rôle de curé.

En résumé donc: à Antioche, le docteur-prophète qui présidaitest devenu l'évêque unique, les autres docteurs et prophètes sesont constitués en collège des anciens, et les autres membres actifsdans l Église sont appelés les diacres. Écrivant entre 108 et 117,Ignace s'appuie sur l'existence de fait de cette structure dans sapropre Église quand il s'efforce d'étayer la position de l'évêquedans les autres Églises d'Asie Mineure. Il ne fait pas de douteque le système de l'épiscopat monarchique fonctionne déjà depuisun certain temps à Antioche quand Ignace rédige ses lettres. Onest donc amené à choisir une date proche de 100 pour la naissance(le cette triple hiérarchie à Antioche. II faut que la date soitsuffisamment antérieure à 108-117 pour que cette structure non-

l ait pour Antioche d'être la capitale de la Syrie a pu influer sur l'évolutionde la forme de gouvernement dans l Église locale; dans le même sens, CORWIN,Ignatius, 44-45. Toutefois, von Campenhausen (97-98) souligne aussi qu'Ignacene conçoit pas l~Éghse comme une entité légale et constitutionnelle, mais bienplutôt comme un mystère vivant.

8. Sur ignace « homme de l'Esprit », SCHLIER, Uniersuchungen, 125-174, quirattache, cependant, trop étroitement les tendances pneumatiques d'Ignace àsa théologie du martyre. Position plus équilibrée chez VON CAMPENHAUSEN,op. cit., 102-106 et BOMMEs, Weizen Gottes, 165-181. Ix caractère pneumatique(l'Ignace apparaît déjà dans son second nom, Théophore (« porte-Dieu ») que,pense von Campenhausen, il a d0 se donner lui-même; on ne le trouve pascomme nom propre de personne avant lui. En 7}alliem 5, I gnace insiste surla connaissance spirituelle spéciale qui est sienne, cf. Éphésiem20. En Phila-(lelphiens7, 2 il déclare que c'est l'Esprit en personne qui prêche par la bouchede l'évêque; voir encore l'avis qu'il donne à Polycarpe d'avoir à se montrerspirituel, Polycarpe 1, 3 ; 2, 2 ; 3, 2. Il est suggestif de voir von Campenhausen,np. cil., 106 trouver une des sources de l'idée, chez Ignace, de l'évêque « hommede l'Esprit » dans l'enthousiasme qui apparaît chez les docteurs et prophètesdans les débuts de l'Église à Antioche. Voir aussi RATHKE, Ignatius, 81 ;PAULSEN, Studien, 122-129.

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ANTIOCHE ET ROME

vielle soit devenue déjà alors un fait accompli; et il faut une date

suffisamment postérieure à l'évangile de Matthieu pour qu'on en

soit venu à ce que le collège soit présidé par un seul. On ne peut

assurer qu'Ignare a été le premier évêque monarchique d'An-

tioche, mais le fait qu'il ne dit rien d'un prédécesseur inclinerait

à penser en ce sens.

La théologie

La différence entre Matthieu et Ignare est aussi nette dans le

domaine de la théologie ou, pour s'en tenir à un point de vue

plus limité, dans celui des sources théologiques". Ignare est

passablement imbu de la pensée paulinienne et de la pensée

johannique, alors qu'il ne se réfère que rarement. à l'Ancien

Testament Il. II est bien sûr possible que, dans le cas de la pensée

johannique en particulier, ce soit les adversaires gnostiques ou

docètes d'Ignare qui l'aient initié à ce monde de pensée qu'Ignare

aura ensuite retourné contre ses adversaires". Plus important,

cependant, est le fait qu'Ignare combine la pensée paulinienne

avec la pensée johannique et avec la tradition synoptique, telle

qu'elle est représentée plus particulièrement par Matthieu 1 2 . Il en

9. La place manque pour traiter ici dans son ensemble de la théologied'I

ace; voir CORWIN, Ignafus, 89-217 et tout PAULSEN, Studien.1 0. Sur Paul, voir RATHKE, Ignatius, Passim; CORWIN, op. cil., 66.11. CORWIN (op. cil., 68-70) luge raisonnable, même si elle ne peut être

prouvée, l'idée qu'Ignare a connu Jean au moins dans ses grandes lignes. Voirdans MAURER, Ignatius, en particulier 100-102, les raisons qui font penserqu'Ignare aura connu Jean (sans, toutefois, le comprendre). Corwin penseencore qu'Ignare a pu connaître les Odes de Salomon, dont la date demeureproblématique (I°• ou E• siècle?). Noter cette idée de Corwin (102-103); Ignareaurait mieux perçu que les Odes, ou que Jean, le danger de docétisme qu'ily a à trop insister sur la divinité du Christ. Il est sûr qu'Ignare a connu latradition johannique, qu'il ait ou non connu le quatrième évangile sous sa formeécrite; en ce sens aussi RICHARDSON, Christianity, 261-271; 275-280. Voirencore SCELLER, flniersuchungen, 176-177.

12. Sur la connaissance et l'emploi de Matthieu par Ignare, voir plus hautchap. I, en particulier n.40-41. Tous les commentateurs accordent qu'Ignaceest plus proche de Matthieu que d'aucun autre évangile. Le débat porte surla question de savoir s'il a utilisé notre évangile en sa forme écrite, sous uneautre forme, ou seulement la tradition matthéenne orale; voir SCHLIER, Op.

rit., 178; et PAULSEN, Studien, 37-39, qui est hésitant. Coi (op. rit., 94-95) donne la liste de tous les événements de la vie terrestre de Jésus qu'Ignareconnaît, soit par Matthieu soit plus généralement par la tradition synoptique.

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107

résulte une synthèse théologique nouvelle au service du courantchrétien majoritaire. Ignare représente le premier essai connu

(four fondre les principaux courants de pensée néo-testamentairescn une vision cohérente exprimant la foi de lÉglise catholique( hé katholiké ekklésia) face aux gnostiques (Smyrniotes 8, 2)I3.

I n cela, l'évêque théologien Ignare préfigure, dans le premierquart du second siècle, la synthèse beaucoup plus vaste d'un autreévêque théologien, Irénée de Lyon, dans le dernier quart de cesiècle.

Toutefois, s'il peut être tenu pour un précurseur de la théologie

d'Irénée, il est permis de vair en même temps, et d'un autre point

de vue, dans Ignare un continuateur de la théologie de Matthieu.

Pour différents qu'ils soient d'ailleurs, Ignare a été conduit par

une crise théologique à prendre une orientation semblable à celleprise par Matthieu, à savoir: rassembler de vénérables traditions

chrétiennes prises à des courants divers, voire même divergents,les mettre tous au service de l'unité de l'Église au moment oùcelle-ci entre dans une période nouvelle et doit faire face à unecrise nouvelle '°. En cela du moins, Ignare d'Antioche poursuitle programme théologique qui fut celui de Matthieu pour lÉgliseantiochienne des années quatre-vingt. L'évangile de Matthieu et,plus largement, la tradition synoptique dans son ensemble, ont

apporté leur contribution à la synthèse théologique personnelle

d'Ignare. Face aux tendances docétistes des gnostiques, Ignaredevait souligner l'union du divin et de l'humain en Jésus-Christet plus particulièrement la réalité de l'humanité de Jésus. Peut-être les traditions johanniques ne pouvaient-elles lui être ici d'ungrand secours : les gnostiques se trouvaient tout à fait à l'aise dans

1 3. Sur le sens de katholikè en Smyrniotes 8, 2 voir VON CAMPENHAUSEN,F(rlesiasücal, 101. LLGHTEOOr, Aposiolici Fathers, II, 2. 310-312, plaide avecvigueur en faveur du sens de « l'Eglise générale ou universelle, par opposition:1 un groupe particulier de chrétiens n; de même FUNK, Patres Aposiolici, 1,282-283; KLEIST, St. Clement, 141-142.

1 4. II est curieux que la description que Corwin donne d'Ignare s'appliquea ussi bien à Pierre comme symbole théologique, et dans la perspective qui estcelle de l'évangile de Matthieu : « II est clair qu'Ignace est le chef d'un particentriste qui maintient l'équilibre entre deux extrêmes... (la théologie d'Ignace)'appuie sur... une stratégie d'intégration. A certains moments au moins, elle

est résolument irénique... Ignace affirme que les saints et les fidèles peuventvenir aussi bien de chez les Juifs que de chez les païens (Smyrniotes 1, 2)... »(Ignaiius, 64). BROER, Freiheit, en particulier 125-126, voit aussi en Matthieuun théologien à la recherche d'une voie moyenne entre deux extrêmes.

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la pensée johannique, la suite de leur histoire l'a montré. SiMatthieu n'insiste pas comme Jean sur la préexistence et leLogos, l'intérêt qu'il porte à la vie terrestre de Jésus fournissaitune saine contrepartie et la pensée d'Ignace lui doit sans doutebien davantage que le petit nombre d'allusions explicites àMatthieu dans les lettres d'Ignace le donnerait à penser.

Groupes divers

En ceci Ignace hérite peut-être encore de la problématiquethéologique de Matthieu qu'il a eu à faire, dans son Église, àla fois à une « aile gauche » et à une « aile droite ». La « gauche »se composait des docètes, qui comptaient peut-être dans leursrangs des héritiers théologiques des hellénistes, surtout si l'on veutvoir dans Jean un évangile helléniste (voir plus haut, note 8 dupremier chapitre). Ces gens pouvaient aussi s'imbiber de ten-dances gnostiques auprès des nombreux païens qui entraient dansl'Église à Antioche. La « droite » se composait d'un groupe dejudaïsants, peut-être constitué en partie par les survivants del'extrême droite (le groupe 1 de l'introduction) ou de gens du partide Jacques du temps de Matthieu.

Tous les critiques n'admettent pas, il faut bien le reconnaître,l'existence dans l~Église d'Ignace de deux groupes dissidentsdifférents. Mais C. Richardson, V. Corwin, et d'autres avec euxparaissent avoir raison quand ils soutiennent l'existence de deuxgroupes d'adversaires distincts" La christologie « trop sublime »des docétistes et leur refus des Écritures juives étaient incompa-tibles avec la christologie des judaïsants (qui devait être, elle, peuavancée) et leur dévotion aux Écritures juives. Il est probable queles deux groupes se considéraient comme chrétiens et qu'ilsreconnaissaient nominalement l'évêque. On lit en Magnésiens

4, 1 : « Il convient donc de ne pas seulement porter le nom dechrétien, mais de l'être aussi; certains en effet parlent toujoursde l'évêque, mais font tout en dehors de lui. » Mais il est aussi

15. Voir RICHARDSON, Christianity, 78-81 et CORWIN, op. cit., 52-61.

RATHKE, Jgnadas, 85, demeure indécis ; il note simplement que Bauer et Maurertiennent pour une hérésie unique tandis que Bartsch et von Harnack tenaient 'ïpour deux hérésies distinctes. PAULSEN, Siudien, 143-144, fait montre d'unesemblable réserve.

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possible que les judaïsants se soient désignés eux-mêmes autre-ment. Dans un contexte relatif aux judaïsants, Magnésiens 10, 1déclare: « Car celui qui s'appelle d'un autre nom en dehors decelui-ci (c'est-à-dire: chrétien) n'est pas à Dieu. »

A en juger par la relative rareté des allusions les concernantdans les lettres, les judaïsants constituaient une moindre menaceque les docètes, qui étaient, eux, la principale cause de dissen-sions' 6 . Ces derniers s'étaient séparés de l'Église en ce qu'ilss'abstenaient de l'Eucharistie (du moins de l'Eucharistie célébréepar l'évêque) et des prières publiques de l'Église. On ne voit pasbien si le schisme s'étendait à tous les aspects de la vie de l'Église.Le fait qu'Ignace durant son séjour à Rome reçut avis que lapaix était restaurée dans l'Église d'Antioche (Philadelphiens

1 0, 1 ; Smyrniotes 10-11 ; Polycarpe7) peut indiquer que lasituation était moins « figée dans une opposition irréconciliable »qu'on pourrait le penser". On ne nous dit rien d'éventuels évêquesou d'anciens à la tête des groupes dissidents. Pour Ignace, le motévêque signifie, par sa nature même, le point focal de l'unité. Ilsemblerait donc que le schisme ne soit pas parvenu à constituerdes Églises séparées organisées. Ignace avait hérité, sous uneforme plus élaborée, des tensions qui existaient déjà dans l Églised'Antioche au temps de Pierre et de Matthieu. On peut dire, enbref, que, compte tenu de toutes les différences et de changementsradicaux, les liens entre l'Antioche de Matthieu et l'Antioched'Ignace sont encore perceptibles. L'Église d'Ignace d'Antiochen'est pas une création totalement nouvelle jaillie de rien.

16. La nature exacte de ces judaïsants demeure obscure dans la mesure oùils sont mentionnés rarement (ils ne le sont explicitement qu'en Magnésiens etPhiladelphiens). Philadelphiens 6, 1 pourraient indiquer que certains d'entre euxétaient, en fait, des païens incirconcis. Le débat sur l'autorité et la prioritérelatives de l'Ancien Testament et de l'évangile en Philadelphiens 8, 2 rappellela problématique matthéenne du kaina kaipalaia Oe nouveau et l'ancien: Mt 13,52 et 9, l7). Comin (lgmtius, 61) verrait à l'origine des judaïsants, des Juifsesséniens réfugiés à Antioche et attirés par le christianisme, mais cette suggestionreste à prouver. Voir plus loin, n. 46 du V° chapitre de la II° partie.

17. Ainsi CORWIN, Ignatius, 54; SCHOEDEL, «Theological Noms ».

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B. LA DIDACHÉ

Tout au long de cette étude du christianisme à Antioche, onn'a fait à la Didaché que des allusions en passant. La raison enest que le problème de la date et du lieu de composition de saforme finale est encore ardemment disputé entre les spécialistes,pour ne rien dire d'une histoire de la tradition complexe, enparticulier pour ce qui concerne la doctrine des deux voies' 8 . Dupoint de vue méthodologique, il est donc imprudent de faire appelà la Didaché dans une hypothèse qui repose sur trois groupesde documents (Galates, complété par les Actes; Matthieu; leslettres d'Ignace) dont la date et le lieu de composition peuventêtre fixés avec un plus haut degré de probabilité.

Il n'est, à coup sûr, personne pour refuser que la Didaché

témoigne de contacts évidents avec les traditions matthéennes t 9 .

Comme d'habitude, le débat tourne autour de la question desavoir si la Didaché a connu et/ou utilisé l'évangile écrit deMatthieu'°. Du simple point de vue théologique présenté par la

18. Simple échantillonnage des opinions: pour le lieu, la Syrie d'aprèsAltaner, Audet, Ktister, Quasten, Streeter (ou encore la Palestine); 1Égyptepour Glover, Kraft (la rédaction définitive), Vokes (ou encore la Syrie), Vtitibus.Une date entre 50 et 70 conviendrait pour la plus grande partie des deux voies(Audet) ; la fin du wsiècle pour l'essentiel de la rédaction (Gier) ; aux alentoursde 100 pour R.-E. Brown et Streeter (avec des interpolations) ; après 100 pourla rédaction définitive (Kraft) ; entre 100 et 150 (Altaner, Ktister); pas avant150 pour certaines parties (Layton); entre 175 et 200 (Vokes). Les théoriesdivergent sur le processus de développement et les interpolations. Ainsi, Ktisterdistinguerait cinq sections. Une telle diversité des opinions rend bien hasardeuxle recours à la Didaché dans l'élaboration de notre hypothèse. Pour des raisonsméthodologiques semblables, je me suis gardé de faire dépendre mon hypothèsede lAscension d'Isaïe, des Ascensions de Jacques, de l'Épïtre de Barnabé, dela littérature pseudoclémenfne et de l'Epistola apostolorum.

19. Cf. KOSTER, Ueberlieferung, 159-241 pour une étude complète desparallèles; STREETER, Gospels, 507-511; MASSAUX, «L'Influence ». VoirGLOVER, « Didache's Quotations ».

20. II est intéressant de voir Ktister, normalement opposé à l'idée que lesl'ères apostoliques ont utilisé un évangile écrit, se montrer plus nuancé pourla Didaché: « II en résulte donc que le compilateur de la Didaché connaissaitdéjà un évangile écrit, mais qu'il ne l'a pas utilisé lui-même; il se contente d'yrenvoyer. Des évangiles écrits (Matthieu et Luc) étaient déjà un usage à l'époquede la Didaché comme recueils des paroles du Seigneur: cela est prouvé par

ANTIOCHE APRÈS 100

I I I

Didaché dans certains de ses parallèles avec Matthieu, il paraîtplus probable qu'au moins sous sa forme définitive, la Didachéest postérieure à l'évangile de Matthieu et l'a utilisé. Dans certainsdes parallèles avec Matthieu, le radicalisme intransigeant de cedernier en matière de morale est en train de s'atténuer. Qu'ilsuffise de comparer le ton du sermon sur la montagne enMatthieu 5-7 avec cette remarque conciliante qui sert de conclu-sion à la doctrine des deux voies : « Si tu peux porter tout entierle joug du Seigneur, tu seras parfait; sinon fais du moins ce quiest en ton pouvoir » (Didaché 6, 2). Par contraste, qu'on penseà Mt 5, 48: u Vous donc serez parfaits comme votre Père célesteest parfait » et à Mt 11, 28-30: x Prenez sur vous mon joug... carmon joug est facile, mon fardeau léger". »

Pour Matthieu, si les pratiques de piété comme le jeûne sontrecommandées aux chrétiens, il faut veiller scrupuleusement à lespurger de l'ostentation et du légalisme des « hypocrites » (Mt 6,1-18). Tout en rejetant les jeûnes des « hypocrites », le mardi etle jeudi, la Didaché tombe dans la même espèce de légalismepuisqu'elle stipule les jeûnes du mercredi et du vendredi(Didaché 8, 1). La différence entre judaïsme et christianisme enmatière de jeûne est ramenée à une question de jours, au lieuqu'il s'agisse d'une conversion totale de l'idée qu'on se fait dela religion. Les préoccupations rubricistes et les amplifications sesont multipliées autour du matériel liturgique matthéen ; laformule trinitaire de baptême (Mt 28, 19) : « Les baptisant aunom du Père et du Fils et du Saint-Esprit », est suivie d'une

l'usage qui en est fait en Didaché I, 3s. La Didaché suppose donc l'existencedes synoptiques... » (Ueberlieferung, 240). GLOVER, « Didache's Quotations »,1 3, soutient que la Didaché n'utilise pas nos évangiles, mais les sources écritesde Luc et de Matthieu (lui opposer l'insistance de Ktister sur la tradition orale).MASSAUX, « L'Influence », 40-41, LAVTON, « Sources », 379-380 (pour Didaché,I, 3b-2, I), VOKES, Riddle, 115, 119, 208, insistent tous sur le fait que la Didachéaurait connu et utilisé l'évangile de Matthieu.

21. Je m'écarte ici de STUIBER (« Das ganze Joch ») qui affirme queDidaché 6, 2-3 est une addition à la doctrine des deux voies, due à un juif quiessaie d'attirer les païens au judaïsme de la diaspora.

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dissertation sur le genre d'eau à utiliser ( Didaché7, 1-2): il fautpréférer une eau courante, froide, mais on peut se servir d'uneautre eau en cas de nécessité. La forme matthéenne de la prièredu Seigneur (Mt 6, 9-13) se conclut par une doxologie et l'in-jonction d'avoir à réciter cette prière trois fois par jour(Didaché 8, 2-3). Pour toutes ces raisons d'ordre interne, il semblebien que la matière morale et liturgique soit postérieure àMatthieu, du moins sous sa forme écrite, et qu'elle témoigne d'uncertain déclin par rapport au radicalisme de Matthieu.

Si la Didaché dans sa forme finale est postérieure à Matthieu,il est alors impossible de la situer à Antioche de Syrie. Dans laDidaché, les évêques et diacres résidents (on ne dit rien d'anciensou presbyties) commencent à remplacer les prophètes et docteursitinérants pour l'instruction de la foi et la conduite des officesliturgiques. La Didaché doit insister pour qu'évêques et diacressoient traités avec le même respect que les prophètes et docteurs.Puisqu'il faut placer, on l'a vu, les débuts d'une hiérarchie à troisdegrés (un évêque unique, un collège d'anciens, des diacres) àAntioche autour de l'an 100, la hiérarchie embryonnaire à deuxdegrés présente dans la forme finale de la Didaché doit êtrelocalisée ailleurs".

Pour toutes ces raisons, il n'est guère judicieux de recourir àla Didaché pour compléter le tableau de l'évolution de l'Églised'Antioche de Barnabé à Ignace en passant par Matthieu.Toutefois, si la Didaché est bien originaire de Syrie (et nond'Égypte comme le voudraient certains), il faut noter le parallèlesuggestif entre une « organisation ecclésiale » fondée primitive-ment sur des prophètes et des docteurs qui président la liturgie(Didaché 15, 1-2; cf. 10, 7) et la structure primitive avec prophèteset docteurs, à Antioche. La similarité est frappante dans l'ordreet le choix des mots. Ac 13, 1-2 porte: « des prophètes et desdocteurs... tandis qu'ils conduisaient le culte (leitourgountôn) » ;Didaché 15, 1 porte: « Pour vous, ils (les évêques et les diacres)conduisent aussi (leitourgousi) la liturgie (ou "le service": Litour-gian) des prophètes et des docteurs. » Cependant, il semble qu'ily ait eu à Antioche, du temps de Matthieu, un groupe de docteursplutôt stable, adonnés à l'étude, pas exactement du type desprophètes et docteurs itinérants, charismatiques, et parfois inté-

22. L'absence surprenante de toute référence à une crise docète est aussi enfaveur d'un lieu différent de l'Antioche d'Ignace.

ANTIOCHE APRÈS 100

113

ressés, qui forment l'ancienne structure ecclésiale dans la Didaché.La différence est facile à comprendre s'il est vrai que la structureecclésiale matthéenne s'est développée dans l'Antioche cosmopo-lite tandis que la structure ecclésiale de la Didaché correspondplutôt à une situation rurale". Il est donc possible que la Didachéprésente une structure ecclésiale primitive, celle qu'on trouve aussien Ac 13, 1-2, qui se sera conservée sous sa forme originale danscertaines Église de Syrie plus longtemps qu'à Antioche. Tandisque l'Église dont la Didaché est un reflet commence seulementau II° siècle à voir une hiérarchie résidente à deux degrés sesubstituer à l'ancienne, avec ses prophètes et docteurs itinérants,l'Église d'Antioche est déjà accoutumée à la hiérarchie à troisdegrés d'Ignace.

II reste que nous nous trouvons devant une situation assezparadoxale. Tandis que certaines des traditions théologiques etliturgiques de la Didaché témoignent, par rapport à celles del'évangile de Matthieu, de certains développements et, peut-être,d'une dégénérescence, la structure ecclésiale est demeurée plusprimitive que celle d'Ignace. Le point pertinent à notre étude del'Église d'Antioche est peut-être ceci: il serait possible que, toutà la fin du In siècle, le collège des prophètes et docteurs ait évolué,à Antioche, pour un court instant, en un système à deux degrésavec évêques (ou anciens) et diacres, simple transition vers lahiérarchie à trois degrés. Mais si les données de la Didachésuggèrent cette éventualité, cela ne peut que demeurer purehypothèse. Impossible de savoir avec précision comment lecollège des prophètes et docteurs de l'Église matthéenne s'esttransformé pour donner le système avec un évêque unique, desanciens et des diacres, qui est celui d'Ignace.

23. Ainsi KRAFT, Aposiolic Farhers, 3, 77: a II est probable que (la Didaché)provient aussi d'un milieu serai-rural plutôt que d'un grand centre urbain, --voir, par exemple, le ministère itinérant, l'économie essentiellement agricole etpastorale, ainsi que les symboles (en particulier au chap. 13), bien que soientaussi mentionnés des "commerces" (12, 3 s.). »

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CHAPITRE V

PIERRE, MATTHIEU, IGNACEET LA LUTTE

POUR UNE POSITION MOYENNE

Notre étude a montré l'importance d'Antioche de Syrie dansl e développement du christianisme au cours de ses cent premièresannées. Si dans l'histoire patristique subséquente, Antioche serévèle être un centre de la théologie et de l'exégèse, et aussi del'autorité ecclésiale, un centre dont l'influence s'exerce sur l'Égliseà travers tout l'Empire romain, ce statut supérieur qui sera le sienest déjà en germe au fer siècle. C'est à Antioche que les disciplessont appelés chrétiens pour la première fois. C'est à Antioche quela première mission organisée aux païens, sans qu'on leur imposela circoncision, est entreprise. C'est d'Antioche, avec sa théologie,ses structures et sa liturgie embryonnaires, que Paul part enmission. C'est à Antioche que se sont nourries les traditions quiont vu en Pierre le point de ralliement de l'unité de l'Église. C'estdans l'Église d'Antioche que Matthieu surmonte une crisemajeure d'identité et de fonction en rassemblant des traditionsdivergentes en une synthèse théologique magistrale: son évangile,

- celui des évangiles synoptiques que l'Église du tt° siècle apréféré. C'est à Antioche, pendant l'épiscopat d'Ignace et peut-

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116

ANTIOCHE ET ROME

être déjà avant, que l'Église a surmonté un péril nouveau pourson unité, en se donnant une hiérarchie à trois degrés. C'est àAntioche qu'Ignace a développé une synthèse théologique fondéesur l'union, dans le Christ, de l'humain et du divin et sur l'unionentre l'Église locale et l Église catholique (hé katholiké ekklésia).Pierre, Matthieu, Ignace, ont dû tous les trois préserver un délicatéquilibre entre la gauche et la droite dans la recherche d'uneposition moyenne dans ce qui allait devenir l'Église universelle.

C'est encore à partir d'Antioche de Syrie que l'évangile deMatthieu et la justification théologique de l'épiscopat monarchi-que (unique) se sont propagés l'un et l'autre à l'ensemble del'Église dans tout l'Empire romain. Cet évangile et cette structurehiérarchique devaient jouer l'un et l'autre un rôle décisif dansl'Église du w siècle et d'ailleurs aussi dans les siècles suivants.L'évangile de Matthieu est celui que les Pères du w siècle citentle plus, auquel ils font le plus d'allusions: il devait avoir un impactdécisif sur la christologie et l'ecclésiologie à venir. Sa languesonore, rythmée, ses péricopes bien structurées, convenaientadmirablement à la liturgie et à la catéchèse. Rien de surprenant,dès lors, à ce que ce soit sous leur forme matthéenne que la prièredu Seigneur et les béatitudes, pour ne prendre que deux exemples,se soient imposées aussi bien dans l'enseignement formel del'Église que dans la piété populaire. En ce sens, il convenait qu'ildevint u le premier évangile u, dans le canon, comme dans lamémoire et le cœur de beaucoup de chrétiens.

De même, à la fin du w siècle, la forme monarchique del'épiscopat s'est imposée dans les principales Églises de l'Empireromain. Il y a peut-être une ironie de l'histoire dans ce triompheconjoint de l'évangile de Matthieu et d'une hiérarchie à troisdegrés. A lire les critiques de Matthieu contre le cléricalisme(Mt 23, 1-12), on peut se demander ce que l'évangéliste auraitpensé de l'avancée triomphale de son évangile et de la théologiede l'épiscopat monarchique (ce double legs de l Église d'Antioche)à travers toutes les Églises de l'Empire. A mon sens, la passionsous-jacente, chez Matthieu comme chez Ignace, passion derassembler les traditions théologiques et les structures divergentespour en faire la synthèse au service de l'unité chrétienne, auraitfini par réconcilier le grand évangéliste conservateur libéral avecles outres neuves qu'exigeait le vin nouveau, pourvu que lesanciennes soient convenablement préservées.

PIERRE, MATTHIEU, IGNACE

117

En concluant cette étude sur Antioche, et avant de passer àRome, une dernière conjecture est peut-être de mise. Nous enterminons avec l'Antioche chrétienne au moment où Ignace écritses lettres, tandis qu'on l'emmène à Rome pour y être martyrisé.Serait-ce d'Ignace, le martyr vénéré, que l'Église de Rome aentendu pour la première fois parler de ce double legs de l'Églised'Antioche au monde chrétien: l'épiscopat monarchique etl'évangile de Matthieu? Il semblerait que jusqu'alors l'Église deRome n'ait connu ni l'un ni l'autre. L'évêque martyr venud'Antioche a peut-être légué à Rome plus qu'un exemple decourage personnel. Sur cette conjecture (et ce ne peut rien êtred'autre) passons à l'étude de l Église de Rome.

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DEUXIÈME PARTIE

ROMEpar Raymond E. BROWN

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Antioche a été, on vient de le voir, la première grande villede l'Empire romain à devenir un centre du mouvement chrétien,et en ce sens on peut en parler comme du berceau du christia-nisme universel. Le Nouveau Testament nous en dit beaucoupmoins sur les origines de l Église de Rome. On est tout de mêmeen mesure d'avancer que le christianisme était arrivé dans lacapitale de l'Empire dès le début des années quarante, guère plusde dix ans après Antioche. On ne peut faire la preuve que l Église,à Antioche ou à Rome, ait été fondée par l'un des apôtres derenom mais, curieusement, dans ces deux villes, Pierre et Paulont joué un rôle important. Ci-dessus, au chapitre II, John Meiera montré que le conflit entre Pierre et Paul à Antioche eut desérieuses répercussions sur le ministère de Paul, amené à quitterla ville, aussi bien que sur l'orientation (pétrinienne) du christia-nisme à Antioche. En ce qui concerne Rome, on ne sait pas quandPierre y est arrivé. Paul, lui, y est arrivé, en captivité, au débutdes années soixante, au terme d'une navigation longue et péril-leuse que Luc résume dans une formule d'une magistralesobriété: «Et c'est ainsi que nous sommes arrivés à Rome»(Ac 28, 14). Plus important que leur arrivée à Rome est le faitque les apôtres y ont été tous les deux martyrisés vers le milieudes années soixante'. C'est ainsi que Pierre et Paul, dont le

1. Sur la réalité de ce martyre, voir plus loin, p. 160. Is date exacte de cemartyre (entre 64 et 67) et la question de savoir lequel des deux apôtres estmort le premier (les traditions divergent sur ce point) n'importent guère 9 notrepropos. Voir O'CONNOR, Peter.

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ANIIOCEE ET ROME

cheminement théologique avait divergé à Antioche, se sontrejoints à Rome dans leur ultime témoignage rendu au Christ.Cela veut dire que lÉglise établie dans la capitale de l'Empirepouvait revendiquer l'héritage des deux apôtres les plus éminentsque nous ait fait connaître le Nouveau Testament. Moins detrente ans après l'événement, ce privilège fait déjà partie del'histoire romaine: en effet, le double témoignage apostolique estmentionné par Clément, qui écrit de Rome vers 96 (1 Clément5, 3-5); il lest encore dix ou vingt ans plus tard par Ignaced Antioche, qui écrit aux Romains (4, 3). En ramenant lesrelations entre Pierre et Paul au développement de IÉglise àRome, Irénée pouvait, un siècle après leur martyre, parler dePierre et de Paul comme des fondateurs de lÉglise de Rome(Adverses haereses, 3.3.3). Finalement, ce ne sera pas un minceatout d'avoir été fondée sur le martyre des apôtres pour queRome devienne le premier siège épiscopal de IÉglise catholique.

C'est un point essentiel de la discussion qui va suivre, qued'analyser quel est le type de christianisme qui a d'abord atteintRome et qui y a pris racine. A partir des sources romaines, juiveset chrétiennes, j'essaierai de montrer que la forme de christia-nisme qui s'impose à Rome dans les années quarante et au débutdes années cinquante est vraisemblablement proche de Jérusalemet du judaïsme (chapitre premier, Ilepariie). Ensuite, comme onl'a fait pour Antioche, on suivra l'histoire de lÉglise de Romesur trois générations (cf. plus haut, note 3 de l'introduction à lapremière partie). Vers la fin de la première génération (vers 58),la lettre de Paul aux Romains nous permet de vérifier cettereconstitution des origines du christianisme à Rome telle qu'onvient de la suggérer (chapitre II, Ilepartie). Au début de latroisième génération (vers 96), nous avons la lettre écrite parClément de Rome à Corinthe, lettre qui expose ce que doit être,aux yeux des Romains, le fonctionnement idéal d'une commu-nauté chrétienne (chapitre Iv, Ilepartie). Ici, comme pour Anti-oche, le principal problème concerne la deuxième génération, lagénération intermédiaire qui couvre la plus grande partide dudernier tiers du lersiècle. La lacune peut être comblée en recou-rant à la Première Épître de Pierre, écrite de Rome probablementvers 80-90, et à lÉpître aux Hébreux, peut-être adressée auxchrétiens de Rome après 70 (chapitre tu, Repartie). Un chapitresupplémentaire (V, Repartie) envisagera l'apport éventuel d'une

ROME

123

demi-douzaine d'autres documents qui pourraient aider à com-pléter ce tableau, en suivant en partie la trajectoire du christia-nisme romain jusqu'au Ilesiècle. Néanmoins, je privilégieraisurtout quatre ouvrages: lÉpître aux Romains de Paul, laPremière Épître de Pierre, l Épître aux Hébreux, et la PremièreÉpître de Clément. Et avec l'idée qu'ils donnent l'image d'unchristianisme cohérent, sur une période d'une quarantaine don-nées (58 à 96), d'une chrétienté faite de Juifs et de paiéns quise montre plus conservatrice que le Paul des Galates à l'égardde la Loi et du culte juif. En fait, à Rome comme à Antioche,ces chrétiens juifs et païens sont probablement à rattacher àl'image de Pierre. Le Paul des Romains (plus modéré que celuides Galaies) finissant par se trouver associé à une trajectoirepétrinienne plus développée déjà, en sorte que Pierre et Paul (unPaul quelque peu apprivoisé) puissent servir - et dans cet ordre-, de «piliers» ou de «colonnes» dans lÉglise catholique enplein développement (1 Clément, 5, 2).

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CHAPITRE PREMIER

LES DÉBUTS DU CHRISTIANISMEA ROME

Faute de témoignages directs sur ce point, nous devons pro-céder ici par inférence à partir d'allusions faites en passant. Ilsera bon de commencer par un bref résumé de l'histoire dujudaïsme à Rome, avant de voir comment le christianisme a pus'y insérer'. C'est le cadre qui permet de réfléchir intelligemmentsur le type de christianisme qui a pu se développer à Rome.

Le judaïsme d Rome

Avec une exagération qu'on peut comprendre, l'historien juifJosèphe écrit, vers la fin du I°• siècle de notre ère: « Il n'est, parle monde entier, de collectivité qui ne compte des gens de notrepeuple », (Guerre, 2. 16. 4, § 398). Il est sûr qu'il y avait des

1. Comme l'a signalé GAGER, Kingdom, 128 s., le judaïsme de la diasporaa servi de modèle au christianisme dans son adaptation au monde gréco-romain.Connaître le premier est essentiel pour comprendre le second. WIEFEI.,

« Jewish n, a montré brillamment que cela vaut plus particulièrement pourRome.

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ANTIOCHE ET ROME

colonies juives importantes dans les principales villes de l'Empireet que les Juifs étaient beaucoup plus nombreux dans la diaspora(c'est-à-dire en dehors de la Palestine) qu'en Judée et en Galilée.Ce sont les cités commerçantes qui semblent avoir le plus attirél'émigration juive et c'est la raison pour laquelle les Juifs ne sontarrivés à Rome que bien longtemps après s'être installés àAlexandrie et à Babylone. Il faut se souvenir qu'à l'origine lapuissance de Rome n'est pas fondée sur le commerce: auxorigines de l'expansion romaine, il y a de rudes fermiers italiensqui ont appris à devenir des soldats. Or, par une ironie du sort,au fur et à mesure que Rome devenait une puissance mondiale,son agriculture déclinait; les Romains finirent par dépendre del'afflux des richesses et des produits du monde entier, quiremontaient le Tibre jusqu'au dernier point navigable, c'est-à-direRome. C'est sur ces entrefaites que les Juifs sont arrivés à Rome,la première ville d'Europe où leur présence est attestée. Certainsvinrent en captifs ou en esclaves, après les campagnes de Romeen Méditerranée orientale'; d'autres vinrent comme marchands.

La plus ancienne attestation que nous ayons de la présencejuive à Rome est datée d'environ 139 avant J.-C., quand le prêteurGnaeus Cornelius Hispanus « obligea les Juifs... à retourner chezeux'. » On a essayé de rattacher cette indication à l'ambassadeenvoyée à Rome par Simon Maccabée, grand prêtre et roi desJuifs, vers 140 (1 Me 14, 24). En tout cas, l'allusion à un retourdans leur propre pays pourrait indiquer qu'il s'agissait de rési-dents temporaires ou de marchands et non de citoyens romains°.Il est certain que dans la première moitié du siècle suivant, il yavait à Rome beaucoup de Juifs immigrés et que leur nombres'accrut encore des captifs ramenés par Pompée en 61 avant

2. PHILON, Legatio ad Gaium, 23, § 155, affirme qu'à Rome la plupart desJuifs vivaient dans la région du Transtévère et qu'il s'agissait de captifs libérésqui n'étaient pas citoyens romains.

3. D'après VALÈRE MAXIME, Factotum ac dictorum memorabilium, 1. 3.2, récit rédigé deux siècles plus tard, à l'époque de Tibère et conservé dans desépitomés. Cette section de l'ouvrage traite du rejet des religions étrangères; ony rapporte qu'Hispanus bannit les astrologues chaldéens et l'épitomé de JuliusParis ajoute une référence aux Juifs. Les accusations portées contre euxi ncluaient le prosélytisme en faveur du culte de Jupiter Sabasius, ce qui pourraitvenir d'une confusion des Romains entre le culte de Yahweh Sabaoth et unculte phrygien.

4. Voir LÉON, Jews, 3-4. Cet ouvrage est un modèle de sobriété dansl'appréciation des témoignages et je lui dois beaucoup dans tout ce chapitre.PENNA, «Juifs », est également fort utile.

LES DÉBUTS DU CHRISTIANISME A ROME

127

J.-C., après la conquête de la Palestine. L'importance de lacolonie juive de Rome est attestée en l'an 59, quand Cicéronassura la défense d'un prestigieux scélérat, Lucius Valerius Flac-cus. Le gouvernement de la province romaine d'Asie lui avait valuun énorme accroissement de sa fortune personnelle. Il étaitaccusé, en particulier, d'avoir volé de l'or aux Juifs. Cicéron, lui-même membre des optimes, le parti aristocratique de Rome,n'avait guère de raison d'aimer les Juifs, proches des populares,le parti de la plèbe, et qui devaient finir eux-mêmes par soutenirJules César. Au cours du procès, Cicéron recourut, pour défendreson client, aux préjugés de l'antisémitisme: « Vous savez l'impor-tance de leur groupe, la cohésion dont ils font preuve, leurinfluence politique. Je baisse la voix. Je parle juste assez fort pourme faire entendre du jury. Car il ne manque pas de gens pourameuter ces Juifs contre moi et contre tous les bons citoyensromains'. » Même compte tenu de l'amplification oratoire,l'« envolée » de Cicéron n'aurait eu guère de sens s'il n'y avait euà Rome une communauté juive considérable et politiquementi nfluente.

Le soutien apporté par les Juifs à César et la chance quifavorisa la famille d'Hérode en Judée, lui faisant choisir finale-ment le camp des vainqueurs dans les guerres consécutives àl'assassinat de Césarb, tout cela valut aux Juifs des privilègesparticuliers (Josèphe, Antiquités, 14. 10. 1-8, § 185-216). Aunombre desquels un desserrement des règles régissant les collegiaou associations privées, en sorte que les Juifs furent libres des'assembler pour des repas cultuels ou communautaires. Il leurfut permis de réunir des fonds pour le Temple de Jérusalem, ilsétaient exempts de service militaire et avaient leurs proprest ribunaux. Bien qu'il y eut à leur égard, dans la capitale, uneprévention certaine (témoins les sarcasmes d'Horace contre lacrédulité de la religion juive), ils étaient à Rome, au f-, siècle dehotte ère, entre quarante et cinquante mille'. L'expulsion dont

5. CICÉRON, Pro Flacco, 28, § 66-67.6. SUÉTONE, Julius, 84. 5, rapporte que les Juifs pleurèrent beaucoup la mort

de César. La Synagogue des augustésiens et celle des agrippésiens tirent leurnom de l'empereur Auguste de son beau-fils, Marcus Agrippa.

7. LEON, Jews, 15. PENNA, «Juifs », 328, donne le chiffre le plus bas quej ' ai rencontré: 10000 pour l'époque de Néron. Ils occupaient la région du11 amstévère, mais ils étaient moins nombreux à Rome qu'à Alexandrie où lesl uifs occupaient deux des cinq districts et se comptaient par centaines de mille

i%oir LIERERMAN, a Response », 122-128 qui fait d'ailleurs remarquer qu'on sait

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ANTIOCHE ET ROME

ils furent victimes sous Tibère, en l'an 19, pourrait bien avoir étédéclenchée par le succès croissant du prosélytisme juif qui avaitmême touché une dame de famille sénatoriales. Aelius Séjean,qui, sous Tibère, exerçait pratiquement la dictature, mena àRome une campagne antijuive très active' jusqu'à sa chute, en31. Au début de son règne (41-54), Claude reprit les Juifsd'Alexandrie pour avoir fomenté une sédition, mais il confirmales Juifs dans leurs privilèges. La question de l'expulsion des Juifsde Rome vers 49 sera discutée plus loin. Poppée, seconde épousede Néron, était favorable au judaïsme; c'était peut-être même uneconvertie (Josèphe, Antiquités, 20. 8. 11, § 195). Même à la findes années soixante, pendant la révolte juive contre Rome enPalestine, les Juifs de Rome ne semblent pas s'être soulevés, caron ne fait mention, pour cette période, d'aucune action hostiledu gouvernement romain à leur égard dans la capitale. Après lachute de Jérusalem, Vespasien n'abolit pas les privilèges dontjouissaient les Juifs, à ceci près que la collecte en argent effectuéejusqu'alors pour le Temple de Jérusalem fit place à une capitationsur les Juifs destinée au temple de Jupiter capitolin à Rome (lefiscus judaicus). Titus, qui prit Jérusalem et en détruisit le Temple,pensa faire de sa maîtresse juive, Bérénice, l'impératrice deRome; il n'en fut dissuadé que par la crainte du ressentiment

relativement peu de choses sur les Juifs d'Alexandrie et que leur littérature aété pour une bonne part conservée par des chrétiens). EDMUNDSON, Church,7, estime que les Juifs étaient environ quatre millions et demi sur une populationde 54 à 60 millions pour tout l'Empire, soit un sur treize. Léon (op. cit., 135)mentionne des estimations de l'ordre de 6 à 7 millions pour les Juifs dansl'Empire, plus un million en Babylonie; pareilles estimations sont très incer-taines.

8. II semble qu'ici encore le judaïsme ait été confondu avec une religionorientale (le culte d'Isis). Quelque quatre mille Juifs furent enrôlés dans l'arméeen Sardaigne et le reste est censé avoir été expulsé d'Italie. Mais les Juifs, quiétaient citoyens romains, ne pouvaient être expulsés sans procès; aussi Leon(op. cil., I8-19) suggère-t-il que seuls les Juifs étrangers étaient en cause. Lesrécits contradictoires de Josèphe (Antiquités, 18. 3. 5, § 81-84), de Tacite(Annales, 2. 85. 5), de Suétone (libère, 36), de Dion Cassius ( Histoire, 57. 18.5a) sont analysés de façon pénétrante par E. MARY SMALLWOOD, « Some Noteson the Jews tarder Tiberius », dans Latomus, 15 (1956), 314329. Elle opte, avecTacite et Dion Cassius, pour l'an 19 (et non l'an 31 avec Josèphe) et trouvela cause dans le prosélytisme, avec Dion Cassius (et non la simple fraude, avecJosèphe).

9. PHILON, Legatio ad Gaium, 24, § 159-160.

LES DÉBUTS DU CHRISTIANISME A ROME

129

de l'aristocratie romaine Il. Plus rigoureux que ses prédécesseurspour la perception du fucus judaicus, Domitien ne révoquapourtant jamais les autres privilèges anciens des Juifs.

Un aspect du judaïsme romain est digne d'une particulièreattention, c'est son étroit attachement, au plan politique etintellectuel, à Jérusalem et à la Palestine. Léon l'a fait remarquer(Jews, 240), la plupart des Juifs résidant à Rome y étaient arrivés,comme émigrants ou comme captifs, venant de Syrie/ Palestine,pour autant qu'on puisse en juger. Ce sont les grands prêtresmaccabéens/hasmonéens de Jérusalem qui avaient pris l'initiativedes contacts avec Rome, quelque 140 ans avant J.-C. Plus tard,les prêtres hasmonéens soutinrent Jules César contre Pompée;le roi de Judée, Hérode le Grand, finit par devenir l'allié d'OctaveAuguste. Après la mort d'Hérode le Grand, les rois de Jérusalemet les tétrarques de Palestine furent nommés (ou révoqués) avecl'aval de Rome. Les liens étroits entre les Hérodiens et les Césarsfurent cimentés par l'éducation des princes Hérodiens à la courimpériale comme amis personnels des futurs empereurs. C'estainsi qu'à la fin des années trente et au début des années quarante,Hérode Agrippa ler devait recevoir en Palestine, grâce au patro-nage de ses amis Caligula et Claude, un royaume qui rivalisaitavec celui de son grand-père Hérode le Grand. L'historien juifJosèphe termina sa vie à Rome, après la chute de Jérusalem,comme client des empereurs Flaviens, d'où son nom d'adoptionde Flavius. Dans les années soixante-dix, l'empereur Titus amenaà Rome le roi juif Agrippa 11, ainsi que la seeur de ce dernier,Bérénice, qui devint la maîtresse de l'empereur.

Même après la destruction de Jérusalem par les Romains, leséchanges intellectuels demeurèrent constants entre le judaïsmepalestinien et le judaïsme romain' '. On dit que, sous le règne deDomitien (81-96), quatre rabbins fameux: rabban Gamaliel,Josuah ben Hananiah, Éléazar ben Azariah et Aqiba étaientarrivés de Palestine pour prêcher dans les synagogues de Rome

10. DION CASSIUS, Histoire, 66. 15. 4; SUÉTONE, laits, 7. 1-2.11. LIEBERMAN, « Response », 129-131 : a Il ne faut pas oublier l'influence

des savants palestiniens sur la vie de la communauté juive de Rome. » Il faitremarquer que les Juifs de Palestine semblent avoir eu davantage de consid&ration pour ceux de Rome que pour ceux d'Alexandrie.

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ANTIOCHE ET ROME

et pour disputer avec chrétiens et païens". Le Talmud mentionneun certain Todos (Theudas ? Theodoros ?), sage palestinien quienseigna à Rome, y fut un maître spirituel, probablement àl'époque d'Hadrien (117-138). Il institua la pratique, pour les Juifsde Rome, de manger un agneau rôti la première nuit de la pâque,ce qui lui valut l'opposition des rabbins palestiniens: « Si tun'étais pas Todos, nous t'aurions exclu » (Talmud de Babylone,Pesahim 53a). Des midrashim tardifs (Cantique rabba, 8, 5 ;Psaumes, 28, 2) conservent le souvenir de Paltion, qui suivit lestraces de Todos et fut, à Rome, un maître palestinien. Sous lerègne d'Antonin le Pieux (138-161), l'école romaine du PalestinienMatthias ben Heresh était estimée des rabbins palestiniens; maisdes rabbins fameux continuèrent à se rendre de Palestine à Romepour y faire fonction de guides spirituels, comme par exempleSiméon ben Yohai et Eliézer ben José".

Presque tous les témoignages juifs que nous venons de rappeler,sur l'influence intellectuelle et spirituelle de Jérusalem sur Rome,datent de la période postérieure à la chute de Jérusalem en 70;mais on trouve une confirmation chrétienne suggestive en Ac 28,21, écrit dans les années quatre-vingt, mais décrivant la situationau début des années soixante. Lorsque Paul arrive à Rome, ilest accueilli par les responsables juifs locaux, qui lui disent« Nous n'avons pas reçu de Judée de lettres à ton sujet », - cequi représente, de la part de Luc, une indication implicite de ceque les juifs de Rome attendaient des directives de Jérusalem.

Le christianisme à Rome

1. Date. On vient de rappeler l'histoire de l'importante commu-nauté juive de Rome: elle permet de comprendre qu'il n'a pasdû se passer beaucoup de temps avant que les Juifs, qui avaientcru en Jésus et qui faisaient des convertis dans d'autres cités del'Empire comme Damas et Antioche, abordent un champ siprometteur pour l'activité missionnaire '4. Pour déterminer avec

12. LEON, Jews, 35-36. Le texte du Talmud de Jérusalem, Sanhédrin, 7 (14)1 9 (édition de Venise, 25d), fait peut-être allusion non pas à Eléazar, mais àEliézer ben Hyrcanus.

13. LÉON, op. rit., 38.14. Les Actes attribuent à Paul la coutume de s'adresser, dans chaque endroit,

d'abord aux Juifs et seulement ensuite aux païens (et parfois après avoir essuyé

LES DÉBUTS DU CHRISTIANISME A ROME

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plus de précision la date de l'arrivée du christianisme à Rome,il faut procéder en remontant à partir des premières indicationssusceptibles d'être datées.

Mais, avant d'en venir là, je voudrais en finir avec une questionqui a été la hantise de tous ceux qui étudient le christianismeromain, à savoir ce qu'il y a d'invérifwble dans les témoignagessur la carrière de Pierre et de Paul à Rome. Que les deux apôtressoient venus à Rome ressort assez clairement d'Ignace, Romains,4, 3, où il dit que Pierre et Paul ont laissé aux Romains desdirectives. En se fondant sur 1 Clément et sur d'autres témoi-gnages plus récents, on admet généralement que Pierre et Paulsont morts en martyrs à Rome, pendant la persécution deschrétiens sous Néron (entre 64 et 67). Il est en fait plausible quePierre soit mort crucifié dans le cirque de Néron, au sud de lacolline du Vatican (au voisinage de laquelle il a été enseveli) etque Paul ait été décapité sur la voie d'Ostie, car des églises etdes sanctuaires y commémorèrent plus tard ce souvenir". En cequi concerne la carrière des apôtres à Rome avant leur martyre,il n'y a pas de raison de mettre en doute Actes 28 : Paul est arrivépour la première fois à Rome comme captif, vers 61, et il y estdemeuré en captivité au moins pendant deux ans (jusqu'en 63).Nous ne savons rien de précis sur les relations de Paul avec Romeentre cet emprisonnement et le moment de sa mort ' 6 . Quant àPierre, nous ne savons absolument pas la date de son arrivée àRome ni ce qu'il y a fait avant son martyre. Il est sûr qu'il n'a

un refus de la part des Juifs) : c'est tout à fait plausible et la formule réitéréede Romains, «d'abord les Juifs, puis les païens » (1, 16; 2, 9-10) le confirmeraitassez.

15. Sous l'autel principal de la basilique Saint-Pierre de Rome, on a découvertl e tropaeam ou tropaion (sanctuaire commémoratif) mentionné par Gains,presbytre (?) romain, vers 200: «Je peux montrer les trophées des apôtres;car si vous allez au Vatican ou sur la voie d'Ostie, vous y trouverez les trophéesde ceux qui ont fondé cette Église » (EUSÈBE, Histoire, 2. 25. 7). Toutefois, leiropaeum marque l'endroit où l'on honorait la mort et l'inhumation, pasnécessairement l'emplacement exact de l'inhumation. Que les ossements dePierre aient été retrouvés, cela demeure douteux. Voir O'CONNOR, Peter, 135-206; R.T. O'CALLAGHAN, BA 12 (1949), 1-23; 16 (1953), 70-87; et G.ESNYDER, BA 32 (1969), 1-24; WALSH, Bones.

16. On admet généralement qu'il fut libéré, quitta Rome pour de nouveauxvoyages missionnaires, et revint enfin à Rome pour une seconde captivité quise termina par sa mort. II est probable (Rm 15, 24; 1 Clément 5, 7) qu'il

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ANTIOCHE ET ROME

pas été le premier missionnaire à apporter le christianisme àRome (et donc qu'il n'est pas, en ce sens-là, le fondateur del'Église de Rome). Il n'y a pas de preuves sérieuses qu'il ait étél'évêque (ou le responsable ecclésiastique local) de l'Église deRome: cette affirmation n'apparaît qu'à partir du IIIe siècle. Il

est très probable qu'il n'aura pas passé beaucoup de temps àRome avant 58, date à laquelle Paul écrit aux Romains. Il estfort possible que Pierre ne soit venu dans la capitale que dansles années soixante et seulement peu de temps avant son mar-

tyre„.La rareté des informations solides données dans le paragraphe

précédent explique pourquoi nous ne commencerons pas notreétude sur l'histoire du christianisme à Rome par le cas de Pierreet de Paul, mais plutôt par des informations de nature plusgénérale fournies par l'historien romain Tacite (Annales, 15. 44).

En 64, alors que Néron ne se trouvait pas dans la capitale, éclata,le 19 juillet, le plus grand incendie de toute l'histoire de Rome;

il dura neuf jours et détruisit dix des quatorze quartiers en toutou en partie. Néron revint en hâte et entreprit de relever la citéde ses cendres. En dépit de la magnificence impériale déployée

dans cette reconstruction, il fut impossible de mettre un termeà un sinistre soupçon (cinquante ans plus tard, il trouble encoreTacite) : l'empereur serait lui-même l'instigateur de cet incendie.Aussi quelques mois après l'incendie,

pour anéantir la rumeur, Néron supposa des coupables et infligea destourments raffinés à ceux que leurs abominations faisaient détester etque la foule appelait chrétiens. Ce nom leur vient de Christ que, sousle principat de Tibère, le procurateur Ponce Pilate avait livré au supplice.Réprimée sur le moment, cette détestable superstition perçait de nou-veau, non seulement en Judée où le mal avait pris naissance, mais encoreà Rome où ce qu'il y a de plus affreux et de plus honteux dans le mondeafflue et trouve une nombreuse clientèle. On commença donc par sesaisir de ceux qui confessaient leur foi, puis, sur leurs révélations,

se rendit en Espagne plutôt qu'en Asie Mineure et en Grèce, comme lavoudraient certains en se fondant sur les Éppires Pastorales, post-pauliniennes;ce voyage est inconnu de l'auteur des Actes (20, 25, 38).

17. Sur tout cela, excellente appréciation de O~CONNOR, Peter, 207: a Maisil est impossible de préciser quand il est venu à Rome, pour combien de temps,et s'il y a exercé une fonction dans l'Église, et laquelle. »

LES DÉBUTS DU CHRISTIANISME A ROME

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d'une multitude d'autres (multitudo ingens) qui furent convaincus moinsdu crime d'incendie que de haine contre le genre humain. On ne secontenta pas de les faire périr, leur mort fut tournée en dérision (...)en sorte qu'en dépit de leur culpabilité (le fait d'être chrétiens) et duchâtiment impitoyable qu'ils avaient mérité, ils excitèrent la pitié. Onse rendait compte qu'on les sacrifiait davantage à la cruauté d'unhomme qu'à l'intérêt public.

Dans cette description de Tacite", nous apprenons trois chosesintéressantes sur les origines du christianisme romain : 1) en 64,il était possible de distinguer, à Rome, les chrétiens des Juifs;il n'y a, en effet, aucune mention d'une persécution des Juifs parNéron à l'occasion de l'incendie de Rome, alors que leur quartier,le Transtévère, avait été épargné et qu'ils auraient pu, dès lors,fournir des boucs émissaires tout trouvés ' 9 ; 2) il y avait à Romeun très grand nombre de chrétiennn ; 3) même les païens voyaientun lien entre les chrétiens de Rome et les origines judéennes duchristianisme.

Si les chrétiens sont nombreux à Rome au milieu des annéessoixante, quand donc la foi au Christ y est-elle parvenue? Lalettre de Paul aux Romains, habituellement datée des environsde 58, suppose que la communauté chrétienne de Rome existedéjà depuis un temps assez considérable; Paul dit, en effet, qu'ildésire faire ce voyage « depuis de nombreuses années » (15, 23).11 ne s'agit sans doute pas là de pure rhétorique, car Paul rendgrâce à Dieu de ce que « la foi des Romains est célébrée dansle monde entier» (1, 8). Pareille flatterie serait absurde si Paul

1 8. Annales, 15. 44. A propos de ce texte difficile, FUCBS, <4 TacitUS », 69-71, en se fondant sur des considérations textuelles et logiques, estime qu'ilportait primitivement: a appelés populairement chrétiens (chrestianos) ». Tacite,qui avait fait carrière en Asie, connaissait l'orthographe exacte; mais lepopulaire faisait un lien entre ce groupe et les émeutes qui s'étaient produitesà Rome quinze ans plus tôt n à l'instigation de Chrestos ». Voir plus loin lan. 22.

1 9. On a suggéré que le coup avait dû d'âtre détourné aux sentiments pro-j uifs de Poppée, femme de Néron.

20. On ne peut écarter le mullitudo ingens de Tacite comme pure et simpleexagération de narrateur, car la I« Épitre de Clément, à l'occasion de la mortde Pierre et de Paul qui eurent lieu du temps même de fauteur (5,1-2), parlede l a grande multitude (poly pléthos) des élus qui eurent à souffrir et furentassocies aux deux apôtres (6, I).

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ANTIOCHE ET ROME

s'adressait à une petite communauté de fondation récente. Lacommunauté romaine devait donc déjà exister au début desannées cinquante.

Ac 18, 2-3 suggère de repousser cette date encore plus haut.On y apprend que Paul, lors de son arrivée à Corinthe (en 49-50), trouva à se loger chez Aquila et Priscille, un couple juif« récemment arrivé d'Italie parce que Claude avait ordonné à tousles Juifs d'avoir à quitter Rome ». Il est pratiquement certainqu'Aquila et Priscille croyaient déjà en Jésus et que c'est en judéo-chrétiens qu'ils arrivaient de Rome. On parle d'eux par la suitecomme de missionnaires chrétiens et nulle part il n'est dit qu'ilsaient été convertis par Paul: silence bien étrange s'ils étaientdevenus chrétiens après l'arrivée de Paul chez eux. Qui plus est,en admettant que le couple venait tout juste d'être expulsé deRome (en raison, nous le verrons, de dissensions internes chezles Juifs) il est fort douteux que, s'ils n'avaient déjà été chrétiens,ils se seraient exposés à d'éventuels ennuis en offrant l'hospitalitédans leur nouveau lieu de résidence à un missionnaire judéo-chrétien qui jetait le trouble dans les synagogues.

La présence de chrétiens juifs à Rome dans les années quarantepourrait expliquer le curieux passage de Suétone (Claude, 25. 4)où d affirme que Claude « chassa les Juifs de Rome parce qu'ilsse soulevaient continuellement à l'instigation de Chrestos (impubsore Chresto) ». Cette façon de s'exprimer pourrait faire penserque Chrestus ou Chrestos était un fauteur de trouble au nombredes Juifs de Rome. Le nom est attesté comme nom romaine', maiscomment un Romain païen aurait-il pu causer parmi les Juifsdes dissensions au point d'entraîner leur expulsion? On pourraitimaginer que Chrestus était un juif, mais parmi les centaines denoms de Juifs romains connus par les catacombes juives et pard'autres sources, il n'y a pas un seul Chrestus. D'autre part, au11° siècle (quand écrit Suétone) a Christus » (Christ) et « christia-nus » (chrétien) étaient souvent écrits avec un « e » au lieu d'un

21. Le nom de P. Aelius Chrestus apparaît dans le Corpus inscriptionumlatinarum, pour l'an 211 (CIL 6, 10233)_ R. Penna m'a signalé que le nom deChrestos apparaît au i- siècle après J. C. chez Martial ( Epigrammata, 7. 55. 1).

LES DÉBUTS DU CHRISTIANISME A ROME

135« i »22. Suétone ne nous transmet-il pas le souvenir déformé dequerelles entre les Juifs à propos du Christ? Que pareillesdivisions aient pu se produire parmi les Juifs de Rome ressortdu fait qu'à la différence de ceux d'Antioche ou d'Alexandrie,il ne semble pas qu'ils aient connu un pouvoir centralisé. AAlexandrie, par exemple, le gouvernement de la communautéjuive était confié à une gerousia (un conseil des archons repré-sentant les différentes Synagogues) sous la présidence d'un eth-narque". De manière analogue, les Juifs d'Antioche avaient pourprésident une sorte d'ethnarque (voir plus haut, p. 54). Mais lesJuifs de Rome, qui fréquentaient une douzaine de Synagoguesdifférentes, n'avaient ni porte-parole commun ni corps constituépour les gouverner'. Cela signifie que les prédicateurs chrétiensont pu se faire un chemin dans certaines Synagogues sansrencontrer de résistance organisée. Si certaines Synagogues rece-vaient de manière tolérante la proclamation de Jésus messie alorsque d'autres la rejetaient, il est fort possible qu'une querelle sesoit produite à propos du Christ parmi les Juifs de Rome, sansqu'une autorité centrale pût y mettre fin. Nous savons par soncomportement à l'égard des Juifs d'Alexandrie que Claude n'eùtpas toléré pareille dissension; et Tibère avait déjà créé unprécédent en expulsant les Juifs de Rome. Suétone ne précise pas

22. Voir R BLASS, dans Hermes 30 (1893), 465-470; H. JANNE, Annuaire del'Institut de philologie et d'histoire orientales 2 (1934; Mélanges Bidez), 531-553; et Fuciis, aTacitus», 71. TERTULLIEN, Apologeticum, 3, 5 (CC 1. 92)et LACTANCE, Divinae inuilutiones, 4, 7 (PL 6. 464-465) relèvent la pronon-ciation inculte « chrestus » pour « christus ». Mais le codex sinaiticus utiliserhrest -pour christ - en Ac 11, 26; 26, 28; 1 P 4, 16.

23. Voir APPELRAUIN, « Organization », 474. Et aussi E. SCHORER, IheHisstory of the Jewish People in the Time of Jesus Christ, édition révisée,Edimbourg, Clark, 1979; II, 2, § 31, p. 1849.24. Ceci avait été remarqué par E. SCHURER, Die Gemeindeverfassung derJuden in Rom in der Kaiserzeit (Leipzig, Hinrichs, 1879), pour être démentipar la suite par des spécialistes aussi compétents que J. Juster, G. La Piana,S. Baron. Mais Frey, « L'ancien judaïsme », cvi-cxi, a bien étayé la thèse selon

l aquelle le gérousiarque romain présidait seulement le conseil d'une congréga-tion et qu'il n'y avait pas d'ethnarque pour l'ensemble. Leon (Jews (167-170)accepte cette démonstration, de même que Appelbaum (« Organization », 498-501). II y avait à Rome de onze à quinze synagogues (Lena, Jews, 135-166).II faut probablement renoncer à voir un lien entre la synagogue Eleas (ce quisignifie «de l'olive ») et l'allusion en flot 11, 17-18 aux païens greffés sur l'olivierqu'est Israël; ou encore, entre la synagogue « des Hébreux » et les destinatairesde l'Épître aux Hébreux. Cette dernière synagogue était peut-être tout simple-ment le plus ancien lieu de réunion des hébreux (des Juifs) à Rome; quantd la première, le sens du mot est incertain: il peut s'agir d'un nom de lieu.

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ANTIOCHE ET ROME

le nombre des expulsés, mais il est à penser que l'affirmation deLuc ; « Claude avait ordonné à tous les Juifs de quitter Rome »,constitue une exagération: cela voulait dire l'expulsion massivede quelque cinquante mille personnes (le silence de Josèphe surcette expulsion milite contre l'éventualité de ce qui aurait consti-tué un épisode antijuif majeur; et Dion Cassius, Histoire, 60. 6.

6, nie explicitement qu'il y ait eu une expulsion générale desJuifs). Il serait plus raisonnable de penser que Claude auraexpulsé ceux des Juifs qui, dans les deux camps, se montraientles plus bruyants: cela expliquerait l'expulsion d'Aquila et dePriscille, dont on sait qu'ils se sont révélés par la suite desmissionnaires chrétiens très actifs. Ni Suétone ni Dion Cassiusne nous fournissent assez d'informations pour nous permettre dedater cette expulsion; plus tard, Orose la fixera en 49. Orose n'estpas réputé pour son exactitude", mais cette date reçoit des Actesune certaine validation. Si on l'accepte, il y a là de quoi seconvaincre qu'en 49 la mission chrétienne s'exerçait à Romedepuis assez longtemps déjà pour y avoir suscité de sérieusesfrictions.

Les meilleurs témoignages à notre disposition nous permettentdonc de remonter jusqu'à cette date. Pour faire remonter au débutdes années quarante l'arrivée du christianisme à Rome, on a eurecours à deux autres indications, qui sont incertaines. Lapremière s'origine en Ac 12, 17: après avoir été mis en prisonà Jérusalem par le roi Agrippa le , (qui règne sur la Judée de 41à 44), Pierre a quitté Jérusalem « pour se rendre dans un autreendroit ». Beaucoup ont imaginé qu'il s'est alors rendu à Romepour y fonder liglise. Peut-être a-t-on un reflet de cela dans lachronologie d'Eusèbe et de Jérôme, qui donne pour le séjour dePierre à Rome une durée de vingt-cinq ans (de 42 à 67) 11 . Maiscette idée se heurte à nombre d'objections : les traditions attri-buant à Pierre la fondation de l'Église de Rome sont tardiveset il y a des traditions contradictoires 17 . Dans sa lettre flatteuse

25. L'Historia adversus paganos, 7. 6. 15 (CSEL 5, 451) renvoie à la

neuvième année de Claude (41-54, donc 49), mais cite comme sa source Josèphe,

qui ne mentionne pas l'incident!26. BARNES, Chrisiianity, x11, 13, 24, prend cette tradition à la lettre: Pierre

est arrivé à Rome le 20 mai 42 et y est mort le 29 juin 67; Lin et Clet étaient

des évêques auxiliaires qui gouvernaient liglise de Rome en l'absence de Pierre,

parti pour l'assemblée de Jérusalem de 49-50.27. Voir O~CONNOR, Peter pour les détails.

LES DÉBUTS DU CHRISTIANISME A ROME

137

aux Romains, Paul ne fait jamais mention de Pierre ni d'uneorigine apostolique, ce qui pourtant aurait donné plus de poidsencore à l'éloge qu'il fait des Romains. Luc est fasciné par lesactivités missionnaires de Pierre, et il s'intéresse aussi beaucoupà l'arrivée de la foi à Rome, où il voit un symbole: s'il avaitsu que Pierre s'était rendu à Rome à l'époque supposée par Ac12, 17, il est presque inconcevable qu'il ne l'ait pas mentionné.Il est fort possible que le christianisme soit parvenu à Rome en42 (et c'est ce qui aura donné naissance au malentendu qui voulaitque, puisque Pierre avait contribué à « fonder » l'Église de Romeen y mourant martyr dans les années soixante, il y soit arrivédès 42), - mais nous ne savons pas qui l y a apporté. II estvraisemblable qu'il fallut encore deux décennies pour que Pierredevint une des figures marquantes de liglise de Rome. Uneseconde donnée est utilisée parfois pour essayer de dater lesdébuts du christianisme à Rome: c'est ce qui concerne PomponiaGraecina, femme d'Aehus Plautius, le conquérant de la Bretagne(Tacite, Annales, 13. 32). Accusée de «superstition étrangère»,son innocence fut constatée par son mari. Après le meurtre deJulia, fille de Drusas, du fait des intrigues de Messaline, Pom-ponia porta le deuil pendant quarante ans. On a calculé qu'elledut prendre le deuil vers 43, et certains se sont demandés si ellen'avait pas adopté la foi nouvelle, le christianisme, embrassantson ascétisme. Dans la catacombe de Calliste, une inscriptionnomme un Pomponius Graecinus : cela suggère que des membresde cette famille sont plus tard comptés comme chrétiens. Néan-moins ce n'est que par inférence qu'on suppose que Pomponiaaurait été une chrétienne de Rome au début des années quarante.Et la « superstition étrangère » peut aussi bien désigner lejudaisme ou une autre religion orientale". Si bien que l'affirma-tion selon laquelle le christianisme serait arrivé à Rome dès ledébut des années quarante, si elle demeure une possibilité, estinvérifiable; mais que ce soit chose faite à la fin des annéesquarante ou au début des années cinquante, c'est pratiquementcertain.2. Origine. Quelle est l'origine du christianisme romain? D'aprèsles Actes, Jérusalem et Antioche ont été les centres de ladissémination du christianisme au cours de ses vingt premières

28. Voir Edmundson ( Church, 85-86) et Léon (Jews, 252) pour l'opinionopposée.

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ANTIOCHE ET ROME

années. L'intérêt que l'auteur porte à Paul fait qu'il nous tientbien informés des missions parties d'Antioche vers l'Occident,mais rien ne suggère qu'une mission soit partie d'Antioche pourRome. Dans les quinze premiers chapitres des Actes, la seulemention de Rome et des Romains (en 2, 10) relève la présencede Juifs de Rome à Jérusalem lors de la première Pentecôte.Rien dans les Actes ne permet de chercher ailleurs qu'à Jérusalem

la source du christianisme romain, et Ac 28, 21 montre que les

Juifs de Rome avaient avec Jérusalem un réseau de renseigne-ments théologiques. L'image du judaïsme romain proposée plushaut dans ce chapitre montre la force de l'axe Jérusalem-Rome

et Tacite pensait, semble-t-il, que le christianisme était venu à

Rome de Judée.Au long des chapitres suivants, on examinera divers textes du

Nouveau Testament et d'autres ouvrages chrétiens de l'Antiquité,à l'appui de cette idée que le christianisme romain est originairede Jérusalem et même, qu'il représente une forme de christia-

nisme associant des Juifs et des païens, qui est proche depersonnalités de Jérusalem comme Pierre et Jacques. Dès lors,les plus anciens et les plus nombreux des chrétiens de Romedevaient appartenir à ce qu'on a appelé dans l'introduction (plushaut, p. 19) le groupe 2 : à savoir, des chrétiens qui gardaient lesobservances juives et demeuraient fidèles à une partie de l'héritagede la Loi et du culte juifs, sans imposer cependant la circoncision.Ma thèse sera que seul ce type de christianisme s'accorde avecles ouvrages chrétiens datant du i- siècle qui sont adressés àRome ou qui émanent de Rome.

29. Prétendre que ces Juifs de Rome seront retournés à Rome immédiate-ment après la Pentecôte et y auront implanté le christianisme relève de la pureimagination. Ceux qui sont mentionnés en Actes 2 dans la liste des Juifsétrangers étaient en résidence à Jérusalem; toutefois, il se pourrait que cetteliste soit une création de Luc dans un but théologique, pour annoncer d'avancel'expansion à venir du christianisme dans la totalité de l'Empire romain.

CHAPITRE II

L'ÈGLISE DE ROMEVERS LA FIN DE LA PREMIÈRE GÉNÉRATION

(58: Paul aux Romains)

Vers la fin des années cinquante, Paul écrit, de Corinthesemble-t-il, « à tous les bien-aimés de Dieu qui sont à Rome t>( Rm 1, 7). Cela fait des années qu'il veut se rendre à Rome (1,

1 3 ; 15, 23) et il va enfin pouvoir le faire après avoir apporté auxsaints de Jérusalem l'argent recueilli en macédoine et en Grèce(15, 25-26). Paul est inquiet de l'accueil que Jérusalem réserveà cette collecte et il demande, pour son succès, l'aide de la prièredes Romains (15, 30-31). Il espère prêcher l'évangile à son arrivéeà Rome (1, 15) ; mais il est clair qu'il envisage seulement un brefséjour, car c'est en Espagne qu'il se rend (15, 24, 28) '.

1. Noter l'ordre géographique: d'abord Jérusalem, puis Rome, enfin l'Es-pagne. Paul avait-il l'intention de compléter le circuit et de regagner Jérusalempar l'Afrique du Nord (J. Knox) ? II est sûr que la progression envisagée enRomains est moins linéaire que dans les Actes où le mouvement d'ensemble,parti de Jérusalem, gagne Antioche puis Chypre, l'Asie Mineure et la Grèce,Rome enfin comme son sommet. Je suis favorable à la chronologie dans laquelleRomains aurait été rédigé dans l'hiver 57-58, mais une année ou deux plus tôtne change rien à ce qu'on écrit ici.

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140 ANTIOCHE ET ROME ROME VERS 58

141

y ait eu deux formes de l'Épître4, l'une (Rm, 1-15) adressée àRome, l'autre (Rrn 1-15) adaptée à l'adresse d'Éphèse grâce àl'addition de Rm 16.

Bien que l'idée selon laquelle le chapitre 16 n'appartient pasà l'Épître aux Romains ait de très nombreux adeptes, en par-ticulier en Allemagne, Harry Gamble a montré récemment dansune étude très complète, la faiblesse des arguments textuels etstructurels invoqués à l'appui. Le chapitre 15 est clairementpaulinien et il est étroitement lié au chapitre 14, en sorte qu'iln'existe en fait que deux possibilités: une épître de quinzechapitres, ou une de seize. Non seulement la forme à quinzechapitre est mal attestée textuellement (moins bien encore quel a forme à quatorze chapitres), mais la finale du chapitre 15constituerait une conclusion exceptionnelle pour une épître pau-linienne. Le modèle suivi en 16, 17-24: exhortations, souhaits,paix, salutations, actions de grâce, bénédictions, est, aussi biendans l'ordre que dans le contenu, précisément ce qu'on attenden conclusion d'une épître pauliniennes. Les considérations for-melles confirment l'attestation textuelle massive en faveur del'authenticité du chapitre 16. Insister sur l'aspect lettre de recom-mandation ne contribue en rien à la solution du problème, caril est fréquent de trouver, dans l'Antiquité, des notices derecommandations incorporées à la conclusion de lettres relative-ment longuueb. Quant au nombre de gens salués au chapitre 16,on peut montrer paradoxalement la fausseté du raisonnementselon lequel Paul n'aurait pas envoyé tant de salutations à unecommunauté inconnue de lui. Les lettres de Paul aux commu-nautés qu'il a fondées lui-même ne contiennent pas de longuessalutations nominales pour la raison, peut-on penser, que lesrelations qui existent déjà dispensent de manifester une attentionparticulière à de certains destinataires. Les salutations nom-breuses en Romains 16 ne seraient pas chose normale dans unel ettre à une communauté comme, comme celle d'Éphèse, mais

4. Le meilleur exposé est celui de T.-W. MANSON, <(St. Paul's Letter to theRomans - and Others)), dans ses Studies in the Gospels and Epistles éditéespar M. Black (université de Manchester, 1962),225-241 ; repris dans DONFRIED,Romans Debate, 1-16.

5. GAMBLE,

extual History, 84-95.6. Voir CREN- HIE KIM, Fom and Structure of the Familiar Letter of

Recommendation, Missoula, Mont., Scholars Press, 1972; et GAMBLE, TextualHistory, 85.

Une lettre façonnée par le christianisme romain

Les autres lettres dont l'attribution à Paul n'est pas contro-versée sont toutes écrites à des communautés évangélisées par

Paul et nul doute que chacune témoigne d'une connaissancepersonnelle de l'Église destinataire. Le fait que Paul ne soit jamaisencore venu dans la capitale de l'Empire et le ton assez généralde l'Épître aux Romains soulèvent un problème majeur: Paulconnaît-il la situation à Rome, s'y réfère-t-il dans cette lettre'?C'est là clairement une question de toute première importancepour qui veut retracer l'histoire de l'Église romaine à l'époquedu Nouveau Testament.

Une question préalable concerne le chapitre 16 de Romains,qui renferme les salutations adressées par Paul à quelque vingt-cinq personnes. Si Paul connaissait à Rome tellement de gens,on peut penser qu'il avait quelque idée de ce qu'était l'Église

romaine. Mais il s'est trouvé des spécialistes pour soutenir quePaul ne pouvait connaître nommément autant de gens dans uneÉglise qu'il n'avait pas encore visitée et que ce chapitre ne faisaitpas primitivement partie de l'Épître. Théorie qui peut s'appuyersur une tradition textuelle latine du vie siècle qui donne duchapitre 14 une version déjà connue de Tertullien et d'Origène(donc dès 200 à peu près), ainsi que sur la forme du chapitre15 attestée dans le papyrus Chester Beatty, P 46, du iite siècle.

S'appuyant sur la mention en 16, 3 de Prisca et Aquila, dont'on connaît la présence à Éphèse au milieu des années cinquante

(1 Co 16, 19; Ac 18, 24-26) et sur ce qu'il est dit en Rm 16,'

5 quÉpanète est un Asiate converti de longue date, une théorieen faveur depuis le siècle dernier veut que le chapitre 16 deRomains soit primitivement une lettre de recommandation pour ,

Phoebé, écrite dPphèse (16, 1) '. Certains voudraient même qu il' .

2. Au nombre de ceux qui pensent que Romains ne s'occupe pas essentie4lenteur de la situation locale (mais qu'il s'agit d'un traité général ou d'untestament, ou encore d'une lettre adressée à Jérusalem, ou de réflexions °°la situation personnelle de Paul en grèse et en Asie Mineure): Bornk°•

Bruce, Cranfield, Dodd, Diane, Karris, J. Knox, l. Lightfoot, T. W. Matuo

Michel, Munck, Nygren. Parmi ceux qui pensent qu'il y est question essetiellement de la situation à Rome: Bortsch, Baur, Beker, Dahl, Donfti•

Harder, Jewett, Gamble, Minear, Preisker, Wiefel.3. Une epistole systatike ou des literae commendaticiae.

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142

ANI IOCHE ET ROME

seulement dans une adressée à une communauté comme celle deRome: dans ce cas, la mention de gens connus plus ou moinspersonnellement' de Paul est pour lui comme une sorte derecommandation implicite, car il s'agit de gens bien connus deschrétiens de Rome alors que Paul, lui, ne l'était pas.

Quant à ceux qui sont nommés, il n'est pas impossible queAquila et Priscilla (Prisca) se soient trouvés à Rome à la fin desannées cinquante. Ils s'étaient rendus de Rome à Corinthe aumoment de l'expulsion des Juifs de Rome par Claude (vers 49)et ils y demeuraient lors de l'arrivée de Paul vers 50 (Ac 18, 2-

3). Un an et demi plus tard, ils quittaient Corinthe avec Paul pour

Éphèse (Ac 18, 11, 18-19). D'après Ac 18, 26 et 1 Co 16, 19,ils s'y trouvaient encore en 54 quand Paul revint de Jérusalem

et d'Antioche, et aussi au début de 57, quand Paul écrivaitd'Éphèse la Première Épitre aux Corinthiens; il y avait mêmeune Église dans leur maison. Mais à la mi-57, éclate à Éphèseune émeute contre les chrétiens, et Paul doit s'en aller (Ac 19,

23-20, 1). Comme ils l'avaient fait à Corinthe, il est possible quePrisca et Aquila soient partis en même temps et retournés à Rome(Claude était mort en 54 et Néron se montra, durant les premièresannées de son règne, populaire et bienveillant: il gouverna bienpendant cinq ans). Pas davantage de problème à ce que, quand

Paul écrit aux Romains au début de 58, une assemblée d'Eglisese soit réunie chez eux, comme cela semble bien avoir été le casdans plusieurs autres maisons (Rra 16, 5, 11, 14, 15) dontcertaines appartenant à des chrétiens juifs. On peut penser queles Juifs chassés de Rome à l'occasion des disputes autour deChrestus en 49 n'auront pas perdu la totalité de leurs biens etque des amis ont pu leur garder leur maison. Qui plus est, après49, les chrétiens d'origine juive ne devaient plus guère être admisdans beaucoup des synagogues de Rome, sinon dans aucune', et

ils devaient, désormais, tenir leurs assemblées communautairesdans les maisons des chrétiens les plus aisés. Cette séparationpourrait expliquer qu'en 64 Néron ait pu faire la différence entre

7. Rien dans le chop. 16 n'oblige à penser que Paul aurait rencontré toutes

les personnes qu'il nomme ou aurait voyagé . avec elles. Voir plus loin, n.21.8. A l'exception peut-être des chrétiens juifs qui exigeaient la circoncision

des païens qu'ils convertissaient. Voir plus loin, p. 162. Les synagogues juivesromaines se réunissaient peut-être plutôt dans des maisons que dans desbâtiments spéciaux.

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143

chrétiens et Juifs, même si les uns comme les autres représentaientdes « superstitions étrangères ».

Beaucoup des noms mentionnés en Rm 16 conviennent par-faitement à la Rome du temps. Pour Aristobule, un petit-filsd'Hérode le Grand portant ce nom semble avoir passé toute savie à Rome, un Narcisse était sous Claude un affranchi romaintrès influent. Je ne dis pas que c'est à ces gens-là que Paul écrit,mais ce pourrait être à des gens qui avaient des liens avec cesfamilles-là. J.-B. Lightfoot a bien montré que les vingt-cinq nomsénumérés en Romains 16 sont attestés à Rome aux premierssiècles du christianisme' (bien entendu, ces noms sont tout aussiplausibles ailleurs dans l'Empire: du moins ne peut-on en tirerargument contre le fait que le chapitre 16 soit bien adressé auxRomains). Ainsi, au total, il y a toute raison de tenir pourprimitive la forme de l'Épître comptant seize chapitres. Lesformes à quinze et à quatorze chapitres sont des abrégés antiquesdestinés à ôter à la lettre ce caractère spécifique, propre à uneÉglise particulière, permettant ainsi de la lire plus facilement dansd'autres Églises, en d'autres lieux et en d'autres temps'°. Ceglissement est déjà apparent dans le fragment de Muratori (datantprobablement de la fin du II° siècle) selon qui certaines lettres dePaul, y compris celle aux Romains, intéressent l'Église toutentière.

11 y a plus important que de réfuter les arguments défavorablesà l'appartenance du chapitre 16 à l'épître, et c'est de montrer quetoute cette lettre avec ses seize chapitres n'a de sens que si Paulconnaissait effectivement les chrétiens de Rome et que ce qu'ill eur écrit s'applique à ses rapports avec cette communauté. Mêmel es spécialistes, pour qui Romains est une lettre de circonstance,

9. LIGHTFOOT, Philippians, 174-177; également W. SANDAY et A.-C.HEADLAM, A Critical and Exegetical Commentary on the Epistle io theRomans, ICC, 2^ éd., New York, Scribers, 1926, 418-419; et WiEFEL, « Com-munity », 112. Sur vingt-cinq noms, six sont latins, les autres sont grecs.Beaucoup sont typiques d'esclaves et d'affranchis: ils peuvent donc appartenirà des Juifs et à des non-Romains employés dans les grandes maisons romaines.Fvidemment ceux que Paul appelle ses « parents» (Andronicus, Junias, Héro-dion) étaient des Juifs.

1 0. L'omission, pauvrement attestée, de l'adresse à Rome s'explique de lamême façon. Voir N. DAHL, «The particularity of the Pauline Epistles as aproblem in the Ancient Church », dans Neotestamentica et Patristica, édité parW.-C. van Lunik, Festschrift O. Cullmann : Supplément à Novum Testamentumt,: Leiden: Brill, 1962, 261-271.

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prétendent parfois que, puisque Claude avait, en 49, chassé deRome les Juifs à cause de leurs querelles à propos de Christ (ci-dessus, p. 134), les chrétiens auxquels s'adressait Paul étaient pourl'essentiel issus du paganisme'', affirmation qui s'accompagnesouvent de l'idée que le qualificatif «issus du paganisme» nous

dit quelque chose de précis sur les idées régnantes à Rome. En

passant, je maintiens qu'il n'est guère plausible que tous les Juifschrétiens aient été chassés de Rome par Claude; ont dû l'êtreceux-là seuls que leur zèle poussait à susciter des troubles (parconséquent des évangélistes comme Prisca et Aquila). Il est,néanmoins, fort possible que, vers la fin des années cinquante,les croyants de Rome aient été en majorité d'origine païenne et

c'est peut-être principalement à cette catégorie que Paul s'adresse

(voir 1, 5-6, 13, 14; 15, 16) 11. Mais cette éventualité ne nous ditrien des rapports de ces chrétiens d'origine païenne avec lejudaïsme ni de leur attitude à son égard.

Beaucoup, se fondant sur l'avertissement de Paul aux païensd'avoir à ne pas se prétendre au-dessus des Juifs (11, 18 ; 12, 3),estiment qu'à Rome les chrétiens d'origine païenne devaientmépriser les Juifs chrétiens et ne guère les fréquenter. C'est, à monsens, ignorer l'une des indications les plus claires que fournissel'Épître sur ses propres intentions. Paul sait qu'à Jérusalemcertains ne l'apprécient guère pour ce qu'il prêche que leschrétiens issus du paganisme ne sont pas soumis à la Loi, -surtout quand cette prédication se laisse emporter par la polé-mique contre les chrétiens juifs qui observent la Loi et contre les

païens qu'ils ont convertis, comme c'est le cas dans l'Épître auxGalates. Paul, écrivant aux Romains, leur demande de joindreleurs prières aux siennes pour que l'argent qu'il a récolté soit bien

Il. Voir BEKER, Paul, 61; W IEFEL, « Community Il, 111; SCHELKLE,

« Romische », 400. PR EISKFR, « Problem », pense que les chrétiens juifs polé-mi

aient contre des chrétiens d'origine païenne.lu. Parmi les commentateurs déj ancrens de I Épïtre aux Romains, Baur

tenait qu'elle était adressée à des chrétiens juifs tandis que Jülicher, Ptleidereret Zahn tenaient pour des destinataires chrétiens d'origine païenne. L'Épître auxRomains est pour une bonne part un dialogue avec le judaïsme et, en mêmetemps, Paul s'y adresse aux païens: face à ce problème, Beker (qui souligneremarquablement le caractère circonstantiel de l'épître) postule que la commu-nauté romaine était mixte, constituée de Juifs et de païens (Paul, 75-76). A coup

sûr, mais ce devait être le cas des quatre groupes décrits plus haut dansl'introduction. La question cruciale est celle de l'horizon théologique quicaractérisait cette chrétienté mixte.

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reçu à Jérusalem (15, 30-31). L'importance dans l'Épître auxRomains de la collecte pour Jérusalem est largement reconnuepar les spécialistes: on est même allé jusqu'à voir dans lesarguments présentés aux Romains, comme une ultime « répéti-tion » de ce que Paul s'apprête à dire à Jérusalem". Mais il fautaller plus loin: Paul pensait bien que les chrétiens de Romeseraient eux-mêmes touchés par les arguments qu'il destinaitd'ailleurs à Jérusalem. Si la situation des chrétiens de Rome secaractérisait par le fait que ceux qui étaient d'origine païenne s'ytarguaient de leur supériorité sur les Juifs chrétiens, commentPaul pouvait-il s'attendre à ce que l'appui des Romains et leursprières fassent accepter ses services des saints, des Juifs chrétiensde Jérusalem? (Ac 21, 20-21 ne peut pas être loin de la véritéquand il décrit l'Église de Jérusalem présidée par Jacques: desmilliers de Juifs avaient embrassé la foi, et « ce sont tous d'ardentspartisans de la Loi »). Il est plus plausible que Paul aura demandél'aide des Romains parce que les plus importants parmi euxétaient ceux qui avaient reçu l'influence des chrétiens de Jéru-salem, autour de Pierre et de Jacques, et qu'il s'agissait, parconséquent, de chrétiens sensibles aux valeurs du judaïsme etrespectueux des coutumes juives'". Je développerai plus loin lesarguments à l'appui de cette thèse; mais il est intéressant de voirqu'elle est confirmée par l'Ambrosiaster, qui vivait et écrivait àRome autour de 375. Dans son commentaire de l ipîtree auxRomains (PL 17. 48), il rapporte que les Romains « avaientadopté la foi, mais avec une tonalité juive (ritu licet judaico) »'s.

A refuser de voir dans 'Épître aux Romains un écrit decirconstance, à la considérer plutôt comme un traité général dethéologie paulinienne ou une apologie du ministère de Paul dansson ensemble, on néglige les indications que donne 'Épître elle-même. Toutefois, on peut reconnaître qu'il y a du vrai dans cette

13. J. JERVELL, «The letter to Jermalem», dans DONFRIED, RomansDebase, 61-74. L'original allemand est paru dans Studia 7heologica 25 (1971),61-73.

14. Je parlerai souvent de « Jacques et Pierre », mais je reconnais que dansle groupe 2 de l'introduction, Jacques est plus conservateur que Pierre et Pierres'intéresse plus directement à la mission, depuis Jérusalem vers les païens dansla diaspora; en sorte que, pour Rome, Pierre représentait davantage queJacques le christianisme de Jérusalem.

15. Je suis redevable de cette référence à Mgr Jérôme Quinn, du séminaireSaint-Paul dans le Minnesota.

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façon de voir si elle complète l'autre point de vue au lieu del'exclure: les deux motivations s'ajoutent l'une à l'autre". C'estvrai que Paul rassemble ici ses idées sur le plan de Dieu à l'égarddes Juifs et des païens. C'est vrai qu'il le fait de manière plusnuancée, plus équilibrée, que dans ses écrits antérieurs. C'est vraiqu'il y défend, indirectement, son apostolat. Mais c'est aussi peut-être qu'il est sur le point de retrouver, à Jérusalem, une Égliseessentiellement juive à laquelle il s'est heurté, et que l'Égliseromaine à laquelle il s'adresse est, dans son attitude à l'égard dela Loi et du culte, tout à fait semblable à celle de Jérusalem. Luiqui a fait preuve dans son apostolat d'une aptitude particulièredans la prédication aux païens, il présente à la communautéromaine (qui est, ethniquement, largement d'origine païenne) unrésumé nuancé de ses positions et une apologie, mettant ainsi aupoint ce qu'il va dire, à Jérusalem, à des Juifs chrétiens quipartagent les mêmes convictions. S'il réussit auprès des Romains,il aura sans doute gagné un allié précieux pour l'aider à se faireaccepter de Jérusalem avec sa collecte, et si Paul est bien reçuà Jérusalem, cela lui permettra en définitive d'être bien reçu àRome quand il y viendra ensuite.

L'arrière-plan de ltpître aux Romains

On a reconnu depuis longtemps les rapports étroits entreGalates et Romains et on en donne parfois une explicationlénifiante: dans Galates, Paul aurait exprimé avec plus devéhémence et de manière comme élémentaire ce qu'il dira enRomains avec plus d'équilibre et de calme. L'analyse de Wilckensest plus directe: « Dans l'ensemble, les positions présentées enRomains sont une révision des positions polémiques prises enPhilippiens et en Galates » ". Pour vérifier le bien-fondé de cetteassertion, examinons rapidement quel a pu être l'impact delipitre aux Galates. En racontant sa carrière, Paul précise bienque Jacques et Pierre ont maintenu la communion avec lui en

16. « Les rapports entre la théologie et l'action missionnaire sont aussi étroitsdans l Épître aux Romains que dans les autres lettres de Paul, mais le pointde vue est différent » (N. Dahl, cité par Beker, Paul, 92).

17. aEntwicklung», 180. Voir aussi BEKFR, Paul, 95-99; WARn, a Exam-ple ».

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acceptant le principe qu'on n'imposerait pas la circoncision auxpaïens convertis (2, 9). Il se vante toutefois d'avoir tenu tête àPierre et aux hommes de Jacques à propos de l'observance deslois diététiques juives et il souligne qu'ils avaient manqué defranchise face à la vérité de l'Évangile. Il parle aussi de ces grandesfigures comme de « ceux qu'on appelle les colonnes» et qui nel'impressionnent guère. L'opposition rencontrée par Paul enGalatie se situait nettement à droite de Pierre et de Jacques, carces missionnaires judéo-chrétiens étaient intransigeants sur lacirconcision (5, 2-3)'". Mais dans la brutalité de la polémique,Paul semble faire l'amalgame entre cette controverse et celle quil'avait opposé à Pierre et à Jacques. Imagine-t-on que lesadversaires galates de Paul ne se seront pas servi du mépris qu'ilaffiche pour les autorités de Jérusalem, trop heureux de se poseren partisans de Pierre et de Jacques contre Paul? Nous savonsqu'il y avait à Jérusalem des chrétiens juifs intransigeants sur lacirconcision: les chrétiens juifs de Galatie n'en auraient-ils pasprofité pour envoyer à Jérusalem un rapport sur les opinionsexprimées par Paul, sans omettre ses propos péjoratifs à l'encon-tre des principales figures de l'Église de Jérusalem? Paul avaitde bonnes raisons de craindre de voir refuser même le gested'apaisement qu'il avait fait en quêtant de l'argent pour l'Églisede Jérusalem.

Ce que Paul condamne chez les Galates, c'est l'obligation faiteaux païens d'accepter la circoncision pour pouvoir accéderpleinement au Christ (5, 1-12). D'après Ac 21, 21, le bruit couraitparmi les Juifs chrétiens de Jérusalem que Paul enseignait auxJuifs qui embrassaient la foi en Christ à oublier Moïse, à ne plusfaire circoncire leurs enfants, à ne plus observer les coutumesj uives. On peut écarter ce témoignage des Actes, le tenant pourune confusion de la part de Luc; mais il pourrait aussi fort biens'agir de l'effet d'un rapport tendancieux sur ce que Paul avaitécrit aux Galates, et les adversaires de Paul sont susceptiblesd'avoir fait un tel rapport. Prenez les paroles de Paul en Ga 3,1 9, où il s'en prend à la Loi parce que « promulguée par les angespar la main d'un médiateur » ; ou en 4, 24, où il dépeint l'alliancedu Sinaï comme un esclavage; ou en 5, 2 : « Si vous vous faites

18. D'après la classification proposée dans l'introduction, les adversairesgalures appartenaient au groupe 1, Jacques et Pierre au groupe 2, Paul augroupe 3.

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circoncire, le Christ ne vous servira de rien. » Combinées auxsarcasmes à l'encontre de Pierre et de Jacques, ces salves d'ar-tillerie étaient bien de nature à émouvoir les plus modérés parmiles chrétiens de Jérusalem'».

Si un écho de l'Épître aux Galates était parvenu à Jérusalemet si les chrétiens de Rome étaient sous l'influence de ceux deJérusalem, de Pierre et de Jacques, il n'est pas impossible quedes expressions semblables à celles que Paul emploie dans lipitreaux Galates l'aient précédé aussi à Rome. En fait, beaucoup dechrétiens de Rome pouvaient partager sur Paul les idées attribuéespar Ac 21, 21 aux chrétiens de Jérusalem. Cela expliquerait que,dans l'Épître aux Romains, Paul se montre inquiet non seulementde l'accueil que Jérusalem réserve à la collecte, mais aussi del'accueil que Rome lui réserve à lui. Certains des collaborateursde Paul dans les missions, en Asie Mineure et en Grèce, parexemple Urbain et le couple de Prisca et Aquila, se trouvaientà Rome (Rut 16, 3, 4, 9). Le soin que prend Paul de lesmentionner dans les salutations n'est-il pas une manière d'encou-rager les chrétiens de Rome à les consulter sur les opinions réellesde Paul plutôt que de se fier aux rumeurs. Gamble l'a souligné 20 ,Romains 16 met l'accent sur les liens qui unissent Paul à ceuxqu'il nomme : il les rattache à lui et se rattache à eux ; « ceuxqu'il choisit de saluer, Paul les prend pour avocats devant lacommunauté ». En 16, 17, Paul exprime la crainte d'en voircertains créer à Rome des dissensions. Ces dissensions pourraientbien tourner autour de la question de savoir si le vrai Paul esttel que le décrivent ses adversaires de Jérusalem ou bien s'il estcelui que présentent ceux qui ont pris part, d'une manière oud'une autre, à sa mission".

Mais il ne suffit pas à Paul d'être présenté favorablement parses partisans, ses amis; il lui faut encore énoncer, avec clarté etnuances, sa position exacte sur la valeur du judaïsme pour leschrétiens, qu'ils soient juifs ou d'origine païenne. C'est la raison

19. LÉpître aux Galates est la plus violente des lettres de Paul sur le sujetde la Loi, mais Ph 3, où il s'en prend aux « chiens » et aux malfaiteurs quimutilent la chair, manque aussi de modération.

20. Textual History, 92.21. S'il y a dans Romains 16 des gens que Paul salue sans les avoir rencontrés

personnellement, il peut s'agir de gens convertis par les amis de Paul ou sespropres convertis, par conséquent de gens sur la sympathie desquels il peutcompter.

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pour laquelle Paul ne se contente pas d'envoyer à Rome lechapitre 16 comme lettre de recommandation, mais incorpore lesrecommandations de ses amis à un long développement où ilexpose son évangile de la justification. Même si des expressionscomme « plus équilibré », « plus complet et plus mûri », exprimentbien quelque chose du contraste entre Romains et Galates, ellesne rendent pas pleinement justice à la possibilité réelle que, dansl'intervalle qui sépare les deux épîtres (55-58 ?), Paul ait apprisquelque chose. Plus haut, dans son chapitre 11, John Meier a émisl'idée plausible qu'à Antioche ce soit Paul qui ait perdu la partieil est possible que ses exagérations enflammées la lui aient faitperdre aussi en Galatie. Il avait là, en face de lui, des Juifschrétiens ultra-conservateurs et les païens qu'ils avaient convertis,et pour eux la circoncision était obligatoire. II semble qu'il aitrencontré à Corinthe des chrétiens d'origine païenne qui n'avaientaucun respect pour la Loi (l'incident de 1 Co 5, 1-5 concerne laporneia, l'union malgré un degré de consanguinité prohibé parla Loi - apparemment l'un des points sur lesquels Jacquesinsistait, d'après Ac 15, 20, 29). Instruit par l'expérience, peut-être Paul se trouve-t-il maintenant plus proche de Pierre et deJacques que lors de son séjour à Antioche en 50 ou quand ilécrivait aux Galates (vers 55?). Certes, ce que j'avance ici estpratiquement une hérésie aux yeux de beaucoup de spécialistesde Paul: à savoir que, dans ses grandes épîtres, Paul n'est pastoujours cohérent avec lui-même; qu'il a même changé d'avis;que le Paul agressif de l Épître aux Galates force la note; et qu'ily a quelque chose à dire en faveur de la position de Pierre etde Jacques quand ils s'opposent à Paul sur l'observance decertaines coutumes juives (du moment qu'on ne tient pas cesobservances pour nécessaires au salut). II est curieux de voirparfois des critiques radicaux qui insistent sur l'humanité deJésus, regimber devant le moindre signe de faillibilité humainechez Paul.

Observations à partir du texte de Romains

Il faut vérifier cet arrière-plan que je viens de suggérer enconsidérant ce que Paul dit précisément aux Romains. Commen-çons par relever la courtoisie extrêmement prudente de Paul dans

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cette lettre. S'il parle de la Judée et de Jérusalem, il prend bien

soin de distinguer les Juifs qui ne croient pas des Juifs chrétiens;

il appelle à deux reprises ces derniers des « saints » (15, 26, 31).(D'ailleurs, d'après Rm 11, 5, tous les Juifs chrétiens sont un reste

choisi par Dieu.) C'est bien différent de Galates où Paul soulignait

son indépendance par rapport à ceux qui étaient apôtres avant

lui (1, 17), s'en prenait en les traitant de « faux frères » aux Juifschrétiens de Jérusalem, et dépeignait sarcastiquement les chefs de

la communauté de Jérusalem comme des gens réputés pour être

quelque chose et de prétendues colonnes (2, 4, 6, 9).Pour la communauté de Rome, elle se compose de saints aimés

de Dieu (1, 7) dont on proclame la foi dans le monde entier

(1, 8) 22 . Paul reconnaît pleinement la grande valeur de la chré-

tienté qui se trouve à Rome alors même qu'il n'en est pas à

l'origine: « En ce qui vous concerne, mes frères, je suis person-nellement convaincu que vous êtes vous-mêmes pleins de bonnes

dispositions, comblés d'une parfaite connaissance et capables de

vous instruire mutuellement » (15, l4). En fait, la seule chose qu'il

craint, ce sont les adversaires susceptibles de créer des dissensions

« en s'écartant de l'enseignement que vous avez reçu » (16, 17) 23 .En d'autres termes, il reconnaît que les Romains ont reçu une

forme valide de l'Évangile. Si c'est de Jérusalem qu'ils l'ont reçue,

de Juifs chrétiens plus conservateurs que lui, Paul ne réitère pas

l'erreur de l'Épître aux Galates : il 0y prêtait implicitement à ce

qu'on voie dans tous ses adversaires, toutes nuances confondues,les prédicateurs «d'un autre évangile « (Ga 1, 6-7), accusant même

Pierre et les hommes venus de chez Jacques (les deux person-

22. En l, 9-10, Paul dit: «Car Dieu m'est témoin... avec quelle continuitéje fais mémoire de vous et demande constamment dans mes prières d'avoir enfinune occasion favorable, si Dieu le veut, d'aller jusqu'à vous. » II est tentantd'imaginer que la venue retardée de Paul à Rome permet à ses adversaires derépandre l'idée qu'il méprise cette communauté chrétienne et ne souhaite pasavoir à faire à elle en raison de sa forte allégeance au judaïsme. Mais Rengstorf(« Paulus », 452) a probablement raison de soutenir contre Michel que Paulutilise ici une formule épistolaire conventionnelle qui n'est pas tellementrévélatrice au sujet de ses destinataires, voir, par exemple, Ph 1, 8 : « Dieu m'esttémoin que je vous aime tous tendrement... »

23. Gamble (Textual Hisiory, 53) voit ici un lien avec le développementcentral de l Épître aux Romains (6, 17: « la règle de doctrine à laquelle vousavez été confiés »), nouvel argument pour ne pas dissocier le chap. 16 du restede l'Épître. Le mot « doctrine » est suffisamment large pour couvrir ce que lesRomains ont reçu de missionnaires qui ne sont pas précisés.

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nalités qui lui avaient donné la main en signe de communion)de ne pas se montrer sincères quant à «La vérité de l'Évangile »(2, 14). Dans l'hypothèse où ces paroles étaient parvenues jusqu'à

Rome et où il s'y trouvait des anti-pauliniens pour dire que lui,Paul, ne considérait pas l'Église de Rome comme vraiment

chrétienne 24 parce qu'elle avait été évangélisée par ces hommesl oyaux que lui méprisait, alors il est clair que Paul en prend ici

subtilement le contrepied. En 16, 16, les mots « toutes les Églises

de Christ vous saluent », qui doivent transmettre la salutation del a part des Églises fondées par Paul", placent l'Église de Rome

sur le même pied que celles-ci. Même chose pour l'usage stra-tégique que fait Paul de la première personne du pluriel",associant les chrétiens de Rome à lui-même et à ses fidèles: nous

avons tous été baptisés dans la mort de Christ et nous marchonsdans la nouveauté de la vie (6, 3-4) ; Jésus a été mis à mort pournos fautes et il est ressuscité pour notre justification (3, 124-25).

Dans la description de son rôle personnel, Paul est remarquable

de nuances. Apparemment, en Galatie ses adversaires mettaient

24. Judge et Thomas (« Origin », 81-82) assurent que «la communautéchrétienne de Rome s'est constituée pour l'essentiel de convertis émigrésd'Orient, sans organisation fixe ni prédication publique » et ne s'est donc faitconnaître comme « Église » qu'après l'arrivée de Paul. G. Klein (« Purpose »,47-49) soutient que Paul ne considérait pas la communauté romaine commeÉglise réellement fondée puisqu'aucun apôtre n'avait été mêlé à sa fondationet que c'est la raison pour laquelle il voulait y venir prêcher. Je ne suisabsolument pas d'accord. D'abord, nous ne savons pas qui a fondé l'Église deRome ni comment elle fonctionnait; puis, si ses origines sont à Jérusalem, sesfondateurs avaient tout autant de contacts avec le christianisme apostolique queceux qui ont fondé Antioche. 1 Co 15, 11 (« bref, eux ou moi, voilà ce quenous prêchons et voilà ce que vous avez. cru») montre que Paul se souciedavantage du contenu de l'Evangile que du pedigree des missionnaires. En,e<ond lieu, il est impossible de concilier la thèse du refus par Paul d'y voirune véritable Église avec la louange qu'il lui accorde pour sa foi proclaméedans le monde entier, louange comparable à celle qu'il accorde à une Églisequ'il a lui-même fondée; «de tous côtés votre foi en Dieu s'est répandue» (1

I h I, 8). Troisièmement, le chap. 16, qui fait originellement partie de l'Épître,, econnait l'existence d'Églises dans les maisons (16, 5, 16); c'est sans preuvequ'on a essayé de refuser à la communauté dans son ensemble le titre d~Églisei o«t en reconnaissant l'existence d'Églises à Rome. (L'emploi de « saints » aulieu «d'Église » au début de l'Épître aux Romains ne prouve rien, voir Ph 1,L)

25. Le ton abstrait et impersonnel de cette salutation rend improbable quele destinataire du chap. 16 ait été une Église paulinienne, Éphèse par exemple.

26. Voir RLNGSTORF « Paulus », 458.

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en cause son titre à se faire appeler apôtre. Si dans Romains ilse montre plus diplomate, il ne peut pas davantage laisser mettrecela en question, même par des chrétiens évangélisés par la lignéede Jacques et de Pierre (qui étaient apôtres avant lui, Paul:Ga 1, 17, 19). Mais le désir de ne pas se montrer arrogant expliquela différence de ton entre Ga 1, 1 (« Paul, apôtre, non de la partdes hommes, ni par un homme, mais par Jésus-Christ et Dieule Père ») et Rm 1, 1 (« Paul, serviteur de Jésus-Christ, appeléà être apôtre »). De plus, et à l'encontre de son habitude danstoutes les autres lettres dont l'attribution n'est pas contestée, dansl'adresse inaugurale de Romains, Paul n'associe personne à sonnom. Des personnalités bien connues se trouvent près de lui aumoment où il envoie cette lettre (16, 21-23), en particulierTimothée, qui est nommé au début de beaucoup des lettres dePaul; mais l'autorité de celle-ci ne repose que sur lui, Paul. AJérusalem, il aura à répondre de ce qu'il a prêché, pas de ce qued'autres auront dit; et il est important de bien expliquer auxRomains qu'il est, et lui seul, responsable des idées qu'il avance.S'il écrit cette lettre où il expose aux Romains les rôles respectifsdes Juifs et des païens en Christ, il prend bien soin de préciserque ce n'est pas qu'il les croie, eux les Romains, peu ou malinstruits (15, 14). Non, c'est Dieu qui le pousse à le faire: « Surcertains points, je vous ai écrit avec une certaine hardiesse, pourraviver vos souvenirs, en vertu de la grâce que Dieu m'a donnéed'être un officiant de Jésus-Christ auprès des païens, consacré auministère de lÉvangile de Dieu» (15, 15-16). Si Paul vient àRome, que personne ne puisse dire que c'est parce qu'il entendrectifier l'Évangile que les Romains n'ont entendu jusqu'ici quepar des hommes (opposer à Ga 1, 11 : « lÉvangile que je prêchene vient pas des hommes »). II hésite même à prêcher là où lesfondations de la communauté ont été posées par d'autres (15,20) ; mais c'est pour lui une obligation divine de prêcher auxpaïens partout où il s'en trouve, même à Rome (1, 14-15). Il nefera qu'apporter la plénitude des bénédictions de l'Évangile duChrist (15, 29), au passage, sur le chemin de l'Espagne, après avoirprofité de la société des Romains et de leurs bons voeux (15, 24)n.

27. Bien que dans des circonstances tout à fait différentes, c'est le même Paulqui a écrit cela et qui est aussi l'auteur de 2 Co 13, 10: «Je vous écris cela,étant absent, afro de n'avoir pas, une fois présent, à user de sévérité selon kpouvoir que le Seigneur m'a donné pour édifier, et non pour détruire. » Les

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La formule « j'exhorte » ou « je prie » (parakalô) que Paul utiliseen donnant un avis aux Romains (12, 1 ; 15, 30) est typique dustyle diplomatique; Jewett za y voit l'un des nombreux indicesmontrant que l'Épître aux Romains est à classer comme lettred'ambassade, c'est-à-dire une lettre dans laquelle la rhétoriquen'est pas un simple ornement de courtoisie, mais où elle a pourrôle essentiel de manifester l'adhésion de l'auteur aux valeurs quisont celles de ses destinataires. L'idée que Paul écrit d'une certainefaçon dans Galates et d'une autre façon dans Romains troubleles puristes, mais elle correspond bien à ce que Paul dit lui-mêmeen 1 Co 9, 22: « Je me suis fait tout à tous pour en sauver àtout prix quelques-uns. » En commentant ce verset, H. Chad-wickz9 écrit justement que Paul y fait montre «d'une étonnantesouplesse d'esprit et d'une flexibilité bien plus grande qu'on luien suppose d'ordinaire, face à une situation qui demande déli-catesse et ingéniosité ».

La plupart des commentateurs (ainsi, Barrett, Dodd, Kuss,O. Michel) reconnaissent que Paul entendait rassurer ses lecteurssur son orthodoxie. Mais pour nous, qui nous proposons icid'identifier la nature du christianisme romain, il est intéressantde relever ce que Paul estimait propre à convaincre ses auditeursde son orthodoxie. En 1, 3-4 il résume « l'Évangile de Dieu »(l, 1) qu'il a été spécialement choisi pour prêcher: c'est l'évangileconcernant le Fils de Dieu « qui est né selon la chair de la lignéede David, établi selon l'Esprit Saint Fils de Dieu avec puissancepar la résurrection d'entre les morts ». Les critiques reconnaissentqu'ici l ipitre aux Romains offre de l'Évangile une formulationjudéo-chrétienne qui devait être familière à ses lecteurs. End'autres termes, quel que soit son zèle contre les autres évangiles(Ga 1, 6-9), Paul cherche à gagner le coeur des Romains en osantde l'Évangile une formulation qui ne lui est pas propre, mais quiest déjà connue d'eux, qui est pour eux presque un credo, et qui

Romains qui lisaient cette lettre connaissaient-ils la réputation qu'avait Pauld'écrire des lettres rudes, pleines de la menace de ce qu'il pourrait être amenéà faire au nom de l'autorité apostolique, une fois arrivé sur les lieux?28. « Romans », 11-12, qui utilise le travail de CA. BJERKELUND, Parakalô:

Form, Funktion and Sinn der Parakalo-Sütze in den paulinischen Briefen, Oslo,Scandinavian Univ. Press, 1967.29. « All Things to All Men » (1 Co 9, 22), dans New Testament Studies 1

(1954-1955), 261-275, en particulier p.275.

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porte la marque de son origine juive.'° Plus loin, Paul défend

implicitement son orthodoxie en avançant des idées qu'il s'em-presse de rejeter avec horreur. En 3, 8 il demande : « Et alors,pourquoi ne ferions-nous pas le mal afin qu'il en résulte du bien,comme certains calomniateurs nous le font dire? » On peut voirdans cette calomnie l'écho d'enseignements semblables à celui deGalates 3: la Loi mettrait en évidence les transgressions etsoumettrait à la malédiction tous ceux qui sont incapables d'yconformer leur vie, et de cette malédiction Christ nous auraitrachetés. Les adversaires de Paul pouvaient l'accuser de soutenirque les transgressions offraient plus d'occasions à la grâce duChrist. Si Paul repousse cette calomnie c'est qu'il pense que sesauditeurs romains seront heureux d'apprendre qu'il ne se montrepas indifférent à ce que la Loi interdit (voir encore la questionrhétorique en 6, 1). En Roi 3, 31 Paul demande: « Enlevons-nous,par la foi, toute valeur à la Loi? Bien au contraire, nousconfirmons la Loi. » Ici encore, il pense que cela plaira à sesdestinataires, qui sont sûrement favorablement disposés à l'égardde la Loi. Wuellner et Jewett ont finement observé que l'Épîtreaux Romains appartient à un genre littéraire apodictique: Pauly affirme des valeurs reconnues par ceux auxquels il s'adresse,se mettant par là en communion avec eux".

Mais l'avertissement aux païens d'avoir à ne pas s'enorgueillir(ci-dessus, p. 144) ne contredit-il pas ce tableau d'une chrétientéromaine modérément conservatrice, composée de Juifs et de

30. Pour les discussions relatives à la traduction exacte et au sens, voirR. E. BROWN et alii, Mary in the New Testament, New York, Paulist, 1978,34-40. L'origine juive est indiquée par la désignation de Jésus comme « fils deDavid » et par l'expression « Esprit de sainteté », reflet d'une structure génétivalesémitique (au lieu de « Esprit saint », expression normale chez Paul, et demeilleur grec). L'arrière-tond juif est indiqué aussi par l'affirmation lapidairede Roi 3, 30: « 11 n'y a qu'un seul Dieu, qui justifiera les circoncis en vertude la foi comme les incirconcis par le moyen de cette foi », s'il faut voir là l'échode la prière juive essentielle, le Shema : « Ecoute Israël, le Seigneur notre Dieuest unique.» Paul suppose-t-il que les chrétiens de Rome connaissent etpratiquent cette prière? Voir Me 12, 29, où Jésus en fait le premier comman-dement (dans un évangile qui est peut-être adressé aux Romains; se reporterplus loin au chop. V, sec. C).,

31. WUELLNER, « Rhetoric », 166; JEwerr, « Romans », 6. Voir dansHARDER, « Anlass », 15-16, comment des questions rhétoriques comme cellesqu'on a citées reflètent une distorsion du sens des enseignements de Paul. Harder(18) a sûrement raison de penser que Paul ne s'oppose pas simplement aulibertinage païen.

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païens, et dont les affinités sont avec Jérusalem? Que répondreà l'objection que ceci implique à coup sûr que les chrétiens deRome devaient avoir du mépris pour les observances juives"? Amon sens, cet avertissement est, lui aussi, dirigé contre uneinterprétation tendancieuse des idées de Paul. Il y avait deschrétiens, Juifs et païens d'origine, pour tenir que le judaïsmeavait été remplacé par le christianisme et pour rejeter violemmentles coutumes et les fêtes juives (c'est le groupe 4 de l'introduction,ci-dessus, p. 23). L'intempérance de langage de Paul dans Galatespouvait le faire classer dans cette catégorie (celle des hellénistes).L'avertissement aux « forts » en Rm 14-15 pourrait s'adresser auxplus libéraux parmi les chrétiens de Rome, qui se réclamaient dePaul parce qu'il avait la réputation de permettre à ses convertisde manger n'importe quoi sans tenir compte des coutumes juives( lia 2, 12) et de se moquer de ceux pour qui ce qu'ils se mettaient« dans le ventre » constituait un gros problème religieux (Pli 3,19). Mais Paul avait appris douloureusement à Corinthe que laliberté pouvait rendre « ceux qui savent » insensibles à l'égard deceux qui ne partagent pas leur savoir. En 1 Co 8, 8-9, il avaitdû reprendre ses propres convertis: « Si nous mangeons nous negagnons rien, nous ne perdons rien si nous ne mangeons pas;mais prenez garde que cette liberté qui est la votre ne devienneune occasion de chute pour les faibles. » C'est un Paul instruitpar l'expérience qui écrit à Rome, et la situation est encore plusdélicate car ceux pour qui les questions de nourriture comptenty étaient peut-être en majorité parmi les chrétiens" alors que laminorité s'imaginait peut-être partager les idées de Paul en voyantdans les autres des faibles. En Rm 14, 1 s. Paul se dissocie decette attitude de division. De même, quand il reprend les païens

32. Bien sûr, il y a aussi des directives contre les Juifs qui se targueraientde leur supériorité sur les païens (Rm 2, 17 s.).

33. Le diagnostic de la situation dans les chop. 14-15 est compliqué parl'expression de 14, 2 : « Les faibles (ne) mangent (que) des légumes. » S'agit-il d'un fait, ou bien d'une généralisation péjorative due aux plus libéraux, quise considèrent comme des « forts » parce qu'ils peuvent manger de tout en toutei mpunité religieuse? Ou bien cette généralisation pourrait-elle être le fait decertains chrétiens convertis du paganisme, ultra-conservateurs, appartenant augroupe 1 (voir plus haut, introduction), tellement anxieux à l'idée de risquerde manger d'une viande tenue par les Juifs pour impure (en elle-même ou parle contact des idoles) qu'ils s'abstenaient totalement de viande? Se rappeler larhétorique de Paul en 1 Co 8, 13: « Si un aliment doit causer la chute de monfrère, je me passerai de viande à tout jamais. »

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pour leur orgueil, quand il décrit les chrétiens venus du paganismecomme un greffon d'olivier sauvage enté sur l'olivier franc qu'estIsraël (11, 24), quand il tient fermement que Dieu n'a pas rejetéson Peuple (11, 1), quand il prédit la conversion ultime d'Israël,Paul s'attache à réfuter ce radicalisme chrétien non pas tant parcequ'il serait dominant à Rome que parce qu'on lui a faussementreproché d'en être partisan: une accusation qui le rendraitpersonna non grata aux yeux de la majorité des chrétiens deRome. Ce que Paul défend des valeurs juives en Rio 9-I1 neconstitue donc pas une attaque contre la tendance prévalante dansle christianisme romain, mais bien sa confirmation. Origène(PG 14. 854-855) voyait juste quand il faisait remarquer que Paula relevé des fautes dans la foi des Galates, mais non dans celledes Romains 3 °.

J'ai avancé plus haut (p. 149) l'éventualité que, comparé auPaul de Galates le Paul de Romains aurait mûri et réellementchangé. Si c'est le cas, et si Paul peut à juste titre qualifier decalomnies certaines des idées qu'on lui impute, dans d'autrespassages de Romains ce sont bel et bien des idées qu'il aexprimées autrefois qu'il s'efforce à présent de modifier. Ceteffort, à coup sûr implicite, confirme le tableau que j'ai proposéde ceux à qui Paul s'adresse, à Rome. D'après Ga 2, 11-12, àAntioche Paul s'est opposé à Pierre et aux hommes de Jacquesparce qu'une observance trop stricte des lois diététiques faisaitqu'ils ne prenaient pas leur repas avec les païens devenuschrétiens; mais en Rm 14, 3, Paul semble adopter une attitudeplus irénique envers ceux de la stricte observance: « Que celuiqui mange ne méprise pas celui qui s'abstient. » En Ga 5, 2, Pauldisait: « Si vous vous faites circoncire, Christ ne vous servira plusde rien. » En Rm 3, 1-2, le ton paraît plus modéré: « Quelle estdonc la supériorité du Juif? Quelle est l'utilité de la circoncision?Grande à tous égards. Et d'abord, c'est à eux que les révélationsde Dieu ont été confiées". » Ce Paul qui, dans l Épitre auxGalates, se démarque par sa mission aux incirconcis, des« colonnes » de Jérusalem qui ont mission auprès des circoncis,

34. Plus tard, l'attitude positive de Paul a contribué à ce que Rome soit tenupour une norme de la foi universelle. Bien des pères ont vu dans cetteaffirmation de Paul une raison de placer l'Épître en tête du canon des lettrespauliniennes. Voir SCHELKLE, a R6mische », 395-399.

35. Opposer à cela le point de vue helléniste sur les rapports entre Jésus etles Juifs : « Vous n'avez pas Sa parole à demeure en vous » (Jn 5, 38).

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écrit en Roi 15, 8 : « Christ est devenu ministre de la circoncisionpour manifester la fidélité de Dieu afin de confirmer les promessesfaites aux pères. » Paul écrivait en Ga 3, 10, 13, 23, 24: « Lespratiquants de la Loi sont tous sous le coup de la malédiction...Christ a payé pour nous libérer de la malédiction de la Loi... avantla venue de la foi, nous étions gardés en captivité sous la Loi...La Lai a été notre surveillant, en attendant le Christ. » Il y a enRoi 3 des traces de la même pensée, mais le chapitre se clôt surun ton différent (3, 31) : « Enlevons-nous, par la foi, toute valeurà la Loi ? Bien au contraire, nous confirmons la Loi. » Et en Rm7, 7, 12, 14, 16, Paul nie que la Loi soit péché: « La Loi estsainte... la Loi est esprit... la Loi est bonne. » Paul ne dit plus,comme il l'a fait avec insistance en Ga 3, 19-20, que la Loi aété donnée par les anges".

On pourrait peut-être résumer tous ces changements en lesregroupant sous un seul chef: l'attitude de Paul envers l'histoiredu salut. Dans son commentaire sur Galates (Anchor Bible),J. Louis Martyn soutient, éloquemment et justement, que le Paulde Galates ne voit pas vraiment dans les rapports de Dieu avecl'humanité une histoire du salut, selon quoi le salut déjà offertdans ce que nous appelons la dispensation vétéro-testamentaire,arriverait à son sommet dans le Christ. Au contraire, il y a dansGalates un contraste apocalyptique entre l'ancien règne de l'es-clavage, du péché, de la malédiction, marqué par l'impuissancede la Loi, et le règne nouveau, introduit par le Christ, et marquépar la liberté et la grâce". L'élément apocalyptique est présentaussi dans Romains: Rm 5, 8, 10 montrent les hommes, Juifscompris, pécheurs et ennemis de Dieu avant la mort du Christet 5, 13, 20-21 affirment que la Loi a permis au péché d'être prisen compte et de croître. Mais cette vision négative de ce quiprécède le Christ est tempérée ailleurs en Romains et prend aumoins partiellement l'aspect d'une histoire du salut, en particulieren Rm 9 à 11. De nombreux modernes (Sanday, Dodd, Bult-mann) qui préfèrent le Paul de Galates, voudraient voir en

36. Wilckens (a Entwicklung », 180.185) compare excellemment les deuxépîtres.

37. Déjà Beker (Paul, 73) fait preuve d'ouverture à cet égard: « La réactionde Paul à cette crise (celle des Galates) a créé l'impression que la place desJuifs dans l'histoire du salut est purement négative et qu'elle est devenuecaduque à la venue du Christ. » MARTVN irait plus loin que Beker: voir soncompte-rendu du livre de Beker dans Word and World 2 (1982), 194198.

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Roi 9 à l l un appendice, une distraction ou un interlude idéalisteinterrompant le déroulement de l'Épître aux Romains (qu'ilslisent en harmonie avec l'Épître aux Galates). Mais Beker'8, quipense que «Romains donne une image bien plus équilibréed'Israël dans l'histoire du salut », propose de voir en Roi 9 à 11le sommet de l'Épître interprétée de cette façon. Il est sûr quele magnifique éloge des Israélites en 9, 4-5 (susceptible d'embar-rasser un Juif d'aujourd'hui par son manque de sensibilitéoecuménique) donne une valeur positive à l'histoire ancienned'Israël sous la Loi: « A eux appartiennent l'adoption, la gloire,les alliances, la loi, le culte, les promesses et les pères, eux enfinde qui, selon la chair, est issu le Christ. » On trouve en 15, 8-9 le sens de la séquence salvifique : « C'est au nom de la fidélitéde Dieu que Christ s'est fait serviteur des circoncis, pour accom-plir les promesses faites aux pères. » Le refrain de Rio 1, 16; 2,9, 10: « les Juifs d'abord, puis les Grecs », est plus proche del'histoire du salut que de l'apocalyptique, surtout quand on y jointle « finalement, tout Israël » de 11, 26. A la différence de l'Épîtreaux Galates, centrée sur la caducité de la Loi, lÉpître auxRomains se concentre sur les relations des deux peuples dans leplan divin du salut".

Les répercussions: Paul à Rome

Dans le prochain chapitre, je suivrai en 1 Pierre certains thèmesde Romains (cette continuité vient à l'appui de la thèse que jesoutiens, celle du caractère modérément conservateur qui en estvenu à s'imposer dans le christianisme romain, se réclamant deJérusalem, de Jacques et, plus encore - dans une missionlargement ouverte aux paiens - de Pierre). Mais je voudraisconclure ce chapitre par quelques réflexions sur les répercussionsimmédiates de la lettre envoyée par Paul à Rome à la fin des

38. Paul, 89. Le rejet apparent de l'histoire du salut par Paul dans l'Épîtreaux Galates pourrait avoir en fin de compte travaillé contre son proprea évangile ». Maint passage de la Loi et des prophètes proposent à Israël la vies'il observe la Loi (par exemple, Dt 30, 15-16). Si Dieu n'avait pas réellementoffert une telle occasion de salut avant le Christ, comment les païens pourraient-ils se fier à la promesse divine de la vie que Paul attache à la foi en Christ?Voir WARD, «example».

39. BERER, Paul, 71.

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années cinquante. J'ai dit plus haut que Paul avait écrit partiel-l ement pour se justifier, inquiet qu'il était de ne se voir éventuelle-ment reçu ni à Jérusalem ni à Rome. Ac 21, 17-26 rapporte qu'àson arrivée à Jérusalem, à la Pentecôte 58, Paul se heurta à devives oppositions en raison de la réputation qu'il avait auprès decertains Juifs chrétiens, de se répandre en critiques contre leurobservance de la Loi. Pour sa part, Jacques traita Paul en frère(même s'il lui répéta que les chrétiens d'origine païenne devaientse soumettre à certaines lois alimentaires juives, opinion que Paulne partageait pas). Néanmoins, quand Paul essaya de manifestersa bonne foi en se rendant au Temple, des Juifs s'ameutèrentcontre lui et, devant une hostilité qui ne se démentait pas, lesRomains furent amenés à envoyer Paul comme captif à Rome.A son approche (vers 60?) des chrétiens de Rome firent à sarencontre une bonne cinquantaine de kilomètres, jusqu'aux Trois-Tavernes et au Forum d'Appius (Ac 28, 15) pour le saluer et leréconforter. Si l'on peut se fier ici aux Actes, le Paul qui avaitécrit aux Romains a donc été accueilli positivement et par le partichrétien de Jérusalem autour de Jacques, et par les chefs deschrétiens de Rome. Ce dernier point trouve une certaine confir-mation dans la Première Épître de Clément, écrite quelque trente-cinq ans plus tard, qui parle des «valeureux apôtres » Pierre etPaul en qui elle voit « les colonnes les plus élevées et les plusjustes » (de l'Église; 1 Clément 5, 2-7). Noter comment les deuxnoms sont associés, et dans quel ordre. A la fin des annéesquarante, Paul parlait de Pierre comme de l'un « de ceux qu'onappelle les colonnes » et il se targuait de lui avoir tenu tête,l'accusant de manquer d'honnêteté devant la vérité de l ivangile(Ga 2, 9, 11, 14). Pourtant la mémoire de l'Église romaine associeétroitement Pierre et Paul, avec précisément la même imagearchitecturale qui soulevait autrefois les sarcasmes de Paul.L'ordre des deux noms en 1 Clément trahit le rang respectif desdeux hommes aux yeux des Romains, car ignace d'Antioche,écrivant à Rome (aux Romains 4, 3) une dizaine d'années après1 Clément, présente dans le même ordre Pierre et Paul, les apôtresde l'Église romaine 40. Si l'Église de Rome n'est pas une fondationpaulinienne, il n'en est pas moins certain que l'Épître auxRomains y avait reçu un accueil assez favorable pour que la

40. Vers la fin du n= siècle, Irénée (Adversus haereses, 3. 3. 2) associe Pierreet Paul (dans cet ordre) à la fondation et à la constitution de l'Église romaine.

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majorité des chrétiens de Rome admettent la prétention de Paulà se comparer à Pierre comme apôtre (Ga 2, 7-8).

Il y a, néanmoins, dans 1 Clément, à propos de la mort de

Pierre et de Pau1 4 ', des indices que tout n'était pas allé sansproblème pour les deux apôtres, qui se trouvaient tous deux dansla capitale, semble-t-il, au début des années soixante. On nousprésente leur mort comme l'exemple de ce que font souffrir « lezèle jaloux et l'envie » (le chapitre 4 de 1 Clément donne, pour

le temps de l'Ancien Testament, douze exemples de « zèle jaloux »,cause de grands malheurs; les chapitres 5 et 6 en donnent sept(?) pour l'époque chrétienne 4z). Si Pierre et Paul sont bien mortslors de la persécution de Néron, on peut déduire des propos de

Tacite (Annales, 15. 44) que « le zèle jaloux et l'envie » font

allusion à la trahison de chrétiens entre eux 43 : « Les premiers

(chrétiens) arrêtés qui passèrent aux aveux furent condamnéspuis, sur leur témoignage, un grand nombre d'autres. » Mt 24,10 montre que des chrétiens en ont livré d'autres aux autorités.Que ce fut parfois par « envie » ressort clairement de Ph 1, 15-17 où Paul écrit, en captivité, que « certains prêchent le Christ

41. 1 Clément 5, 4-7, qui parle de Pierre et de Paul, ne dit pas explicitementqu'ils aient été martyrisés à Rome; mais Cullman (Peter, 91-110) a montré quece martyre est l'interprétation la plus raisonnable (voir aussi son étudeantérieure, « Les causes »). 1 Clément 5, 2 fait précéder la mention de Pierreet de Paul par cette affirmation que les colonnes les plus élevées ont étépersécutées à mort ; 6, 1 y fait suite en les associant avec ceux qui « parmi nous »ont subi aussi la torture. Polycarpe (Ph. 9, 2) entend évidemment la phrasede 1 Clément 5, 4 relative à Pierre (« le séjour qui lui était dû ») comme uneallusion à l'entrée de Pierre au ciel et donc implicitement à sa mort. L'idée qu'Ap11, 3-13 ferait allusion au martyre des deux apôtres dans « la grande cité » deRome est moins évidente. L'Ascension d'Isaïe, 4, 2-3 (début du II° siècle?) décritfigurativement Pierre livré entre les mains du roi meurtrier de sa propre mère( Néron). Dans l'ensemble, les témoignages appuient le jugement deA. von Arnack et de H. Lietzmann : Pierre martyr a été inhumé sur la collinevaticane et Paul martyr sur la via ostiensis, comme l'affirme la tradition.

42. Ces exemples semblent tous se référer à la jalousie à l'égard d'un frèreou d'un compatriote.

43. Cullman (Pierre, 102-110) le montre bien: «Les magistrats furentencouragés à continuer les poursuites par l'attitude de certains membres del'Église chrétienne et peut-être par le fait que ces derniers devinrent desinformateurs.» Voir aussi BEAUJEU, «L'incendie», 293. La 1 •° Épître deClément a été écrite pour mettre en garde contre les querelles intestines deschrétiens qui s'en prennent aussi « à ceux qui ne partagent pas nos croyances,si bien que... vous vous mettez vous-mêmes en danger » (47, 7). Pline (Lettres,10. 96) confirme que l'arsenal policier romain utilisait les dénonciations dechrétiens entre eux.

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par envie... pensant par là rendre ma captivité encore pluspénible 44. » Qui pouvaient être ces chrétiens qui haîssaient Pierreet Paul à ce point? Tout désigne des missionnaires chrétiens juifsintransigeants sur la circoncision (le groupe 1 de ma classification,ci-dessus, p. 19). En 2 Co 11, 12, Paul parle des « dangers» qu'ila courus de la part des «faux frères » : ce sont des Juifs chrétienstenants de la circoncision, auxquels Paul s'est trouvé confrontéà Jérusalem vers la fin des années quarante. S'ils ne sont pasparvenus alors à retourner contre Paul «les colonnes» de Jéru-salem, ces chrétiens ultra-conservateurs sont demeurés ses enne-mis et font campagne contre lui en Galatie et à Philippe au débutdes années cinquante. D'après Ac 21, 20, quand Paul vient àJérusalem à la fin des années cinquante, des Juifs chrétiens« remplis de zèle et de jalousie pour la Loi » répandaient defausses rumeurs à son sujet. Bien que Jacques ait conseillé à Paulde se rendre au Temple pour réfuter ces rumeurs, des Juifs sesoulevèrent contre lui 45, et cela se termina par son envoi à Romecomme prisonnier. En Rut 16, 17-I8, Paul exprime la crainte quela zizanie ne soit semée à Rome par des adversaires du judéo-christianisme modéré qui y avait été prêché. Quand il dit que sesadversaires ne servent pas le Seigneur, mais « leur ventre », il estclair qu'il pense aux extrémistes partisans intransigeants de lacirconcision (voir Ph 3, 2, 19). Il semblerait qu'après l'arrivée dePaul à Rome, la haine qu'ils avaient pour lui les ait poussés enfin de compte à le dénoncer aux Romains. On est bien moinsrenseigné sur l'opposition rencontrée par Pierre, mais les chrétiens«du parti de la circoncision» lui étaient hostiles tout autant.( )'après Ac 11, 2-3, après que Pierre eût baptisé Corneille (versl a fin des années trente?) il fut critiqué à Jérusalem pour sonouverture aux païens. Ac 15, 5-11 et Ga 2, 1-9 montrent bienque, sur la circoncision, Pierre n'était pas d'accord avec lespositions prises par les «faux frères» ou chrétiens pharisiens àl'assemblée de Jérusalem à la fin des années quarante. Cependant,après cette assemblée Pierre, d'après Ga 2, 12, abandonne lespositions de Paul sur les lois diététiques juives «parce qu'il

44. Ceci aurait d'autant plus de poids si l'Épïtre aux Philippiens avait étéécrite pendant la captivité de Paul; voir plus loin, chap. V, sect. A.

45. Les Actes ne mettent pas explicitement de lien entre l'opposition dechrétiens juifs à Paul à Jérusalem (21, 20-25) et le soulèvement contre Paul (21,)7-35), mais n'est-il pas probable que c'est par des Juifs chrétiens hostiles àPaul que les Juifs connaissaient l'enseignement de Paul?

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craignait le parti de la circoncision ». Il est sûr que le personnagede Pierre tel qu'il apparaît dans la Première Épître de Pierre,écrite de Rome (dans les années quatre-vingt ?), ne pouvait guèreêtre apprécié de chrétiens juifs intransigeants sur la circoncision,car 1 P 3, 18 suppose que la Loi est incapable d'apporter lajustification.

Les indices montrant que des chrétiens juifs ultra-conservateursont critiqué, attaqué, mis en danger Pierre et Paul dans les annéesquarante et cinquante, à Jérusalem en particulier, sont doncimpressionnants 46. Si l'on m'accorde que le christianisme a étéapporté de Jérusalem à Rome dans les années quarante, et mêmesi la tendance qui dominait à Rome parmi les chrétiens, Juifset païens, était favorable à Pierre (et plus conservatrice de tonque le Paul des débuts), n'est-il pas probable que des chrétiensintransigeants sur la circoncision y soient venus aussi, ne serait-ce qu'en petit nombre, et y aient fait des convertis parmi lespaïens? Cela expliquerait que Paul, dans l'Épître aux Romains,s'il « revient en arrière » pour montrer à quel point il est prochede la tendance modérée, répète dans les premiers chapitres qu'ilest opposé à toute intransigeance en fait de circoncision, pourles païens. J'ai rappelé plus haut que les Juifs ne furent pasaccusés lors de la persécution de Néron. Les Juifs chrétiens etles païens qu'ils avaient convertis et circoncis ne se considéraient-ils pas comme des Juifs chrétiens? Est-ce que le « témoignage »porté devant les autorités romaines (Tacite) n'a pas consisté à sedémarquer des chrétiens d'origine païenne convertis à Jésus sansêtre passés par la circoncision? Si un tel témoignage, en partiedû à la «jalousie », à l'aversion à l'égard de la politique mission-naire de Pierre et de Paul, aboutit à la mise à mort des deuxapôtres 4 ', on peut comprendre pourquoi la tradition romaine

46. Cullman (Peter, 53), voit dans 1 Clément 5, 4: «Pierre, qui par suited'une jalousie injuste a supporté tant de souffrances, non pas une ou deux »,(indice que Pierre n'a pas eu seulement à souffrir des chrétiens juifs ultra-conservateurs, sur sa droite, mais aussi des hellénistes, sur sa gauche. CependantAc 6, 1-6 désigne des « hébreux », non des hellénistes, comme les fauteurs detrouble zélés qui divisent la communauté chrétienne.

47. 1 Clément 5 donne plus d'ampleur à la description de ce que Paul a euà souffrir, peut-être parce qu'il y a eu davantage de « zèle jaloux » dans soncas que dans celui de Pierre. Paul devait être à coup sûr le grand ennemi pourles ultra-conservateurs.

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postérieure aura passé sur les différences de point de vue entrel es deux hommes pour les associer comme « colonnes » et mêmecomme fondations de l'Église de Rome. Le fait de placer Pierreen tête signifie peut-être que sa position à l'égard du judaïsmeétait plus voisine des idées dominantes dans l'Église de Rome".Les remarques de Paul dans l'Épître aux Romains semblenttoutefois lui avoir valu d'être jugé suffisamment modéré; et il estpossible que sa réputation antérieure, de quelqu'un qui nereconnaissait pas de valeur à la circoncision et à la Loi, ait faitl'objet d'une compréhension plus grande quand l'intolérance deschrétiens, juifs et païens, intransigeants sur la circoncision, se fûtmanifestée dans la persécution.

Quoi qu'il en soit, la réaction instinctive de Rome à l'égardd'un rejet trop radical de l'héritage juif se ranima au milieu du1 l< siècle face à Marcion. Après tout, et en dépit de ses accentsde colère, de son dualisme apocalyptique opposant la Loi et leChrist, le Paul de l'Épître aux Galates tenait toujours que la Loivenait de Dieu (par l'intermédiaire des anges). Marcion allait plusloin dans le rejet de l'histoire du salut, en opposant un demi-dieu,responsable de la Loi, au vrai Dieu que nous a donné Jésus-Christ. Marcion faisait de Paul, l'un des deux apôtres de Rome,t héologiquement son héros, et il le mettait au centre du canondu Nouveau Testament: cela ne lui a pas épargné pour autantd'être chassé par les presbytres de Rome, vers 144 (Épiphane,Panarion, 42; PG 41, 696D).

48. Une autre raison, ou une raison supplémentaire, pour placer Pierre en1, tu pourrait être qu'il a été mis à mort le premier, comme le pense Culiman,t 1Yter, 94-95) ; ou bien qu'il a été apôtre le premier.

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CHAPITRE III

L'ÉGLISE DE ROMEA LA DEUXIÈME GÉNÉRATION CHRÉTIENNE

(65 à 95 : Première Épître de Pierreet Épître aux Hébreux)

Deux épîtres, la Première Épître de Pierre, écrite de Rome,et l'Épître aux Hébreux, adressée à Rome, nous sont une sourced'information pour la période qui sépare l'Épître de Paul auxRomains (vers 58) et la Première Épître de Clément de Rome(vers 96). On ne peut assigner de date certaine ni à l'un ni à l'autrede ces deux ouvrages intermédiaires; mais on ne sera pas loinde la vérité en les plaçant entre la fin des années soixante et ledébut des années quatre-vingt-dix, tout en suspectant, d'ailleurs,qu'ils pourraient bien dater tous deux des années quatre-vingt.

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A. LA PREMIÈRE ÉPÎTRE DE PIERRE

Il faut traiter d'abord de certaines questions préliminaires avantd'en venir à ce qui, dans l'épître, a trait à l'histoire de l'Églisede Rome.

Date et destinataires

La date de cet ouvrage dépend dans une large mesure de deuxquestions: I. A-t-il été écrit lors du déclenchement d'une per-sécution à Rome, persécution dont on entendrait l'écho en 4, 12-14: « L'incendie qui surgit au milieu de vous pour vous éprou-ver... quand vous êtes outragés pour le nom du Christ' »? Si telest bien le cas, il serait logique d'en chercher la date de com-position à la veille d'une des persécutions connues: persécutiondes chrétiens de Rome par Néron (vers 64), persécution localiséedans certaines régions de l'Empire à la fin du règne de Domitien(dans les années quatre-vingtdix) 2 , répression en Bithynie sousTrajan (vers 112). Mais John Elliott a montré dans une étudemarquante (A Home for the Homeless) que le langage de Pierrepourrait refléter simplement les difficultés d'une communauté auxprises avec la désaffection plutôt qu'avec une véritable persécu-tion'. 2. L'ouvrage a-t-il été écrit par Pierre, date-t-il par conséquent

1. Certains voudraient voir dans « l'incendie » celui de Rome qui débouchasur la persécution de Néron, voire la mise à mort des chrétiens par le feu (ensens inverse, W. RORDORF, « Die neronische Christenverfolgung im Spiegel derapokryphen Paulusakten», dans NTS 28 (1982), 365-374, pense que ce sontles spéculations de l'apocalyptique chrétienne sur la destruction des ennemisde Dieu par le feu qui auront fait croire aux Romains que les chrétiens avaientmis le feu à Rome pour la détruire. Le «nom du Christ» est peut-être aussiun indice important: en effet, Tacite (Annales, 15, 44) dit que ceux qui étaientaccusés d'avoir mis le feu à Rome «étaient appelés chrétiens par le peuple »;Pline (Lettres, 10. 96), parle de «ceux qu'on dénonce devant moi commechrétiens ».

2. Sur le fait que les chrétiens aient été persécutés, dans les dernières annéesde Domitien, dans certaines parties de l'Empire, voir GOPPE1.T, Apostolic, 1 09-110; GRANT, Augustu.s, 79-80; BARNARD, «St. Clement», 5-13. II ne semblepas qu'il y ait eu de persécution à l'échelle de l'Empire.

3. Celte désaffection était évidemment assez dangereuse pour mener éven-tuellement à l'apostasie. A propos du Pont et de la Bithynie (deux . régionsmentionnées dans l'en-tête de 1 P), Pline, (Izttres, 10. 96), dit qu'une vingtaine

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de son vivant (avant le milieu des années soixante) ? Diversarguments ont été avancés à l'encontre de l'affirmation de 1, 1(et aussi de 5, 1 : un témoin des souffrances du Messie) : parexemple, un style grec trop pur pour un pêcheur galiléen; descitations de l'Ancien Testament d'après la version grecque (LXX)plutôt que d'après l'hébreu; d'importants échos de la penséepaulinienne. Ces objections sont, pour la plupart, réfutables,surtout dans l'hypothèse d'un secrétaire ou d'un collaborateur".Comme l'auteur déclare en 5, 12: « Je vous écris ces quelquesmots par Sylvain », l'hypothèse d'un scribe ou d'un co-auteurn'est pas fantaisiste. II faut noter aussi que rien dans l'Épître necontredit directement une origine pétrinienne : ni anachronismesni inexactitudes historiques.' Et cependant, fonction essentielle-ment de l'idée qu'ils se font du contexte qui conviendrait le mieuxà l'Épître, la plupart des auteurs modernes, même ceux qui sontenclins à la prudence (comme Best et Elliott), optent pour unedate voisine des années quatre-vingt, bien après la mort de Pierre.Dans ce cas, l'Épître aura été écrite par quelqu'un qui seconsidérait comme un disciple ou un partisan de Pierre, quel-qu'un comme Sylvain'. La discussion qui suit va dépeindrel'ambiance générale de la Première Épître de Pierre et l'on verrapourquoi je penche, moi aussi, pour l'explication pseudonymiqueet pour une date dans les années quatre-vingt. Mais j'y insistepour reconstituer l'histoire de l'Église romaine, il n'est pasabsolument crucial de savoir si 1 Pierre nous fait entendre unevoix du milieu des années soixante, ou bien une voix du milieudes années quatre-vingt, c'est-à-dire une voix de l'Église romaineun peu avant ou après la mort de Pierre'

d'années environ avant 110 (vers 85 par conséquent) des chrétiens avaientapostasié. Certains voudraient s'appuyer là-dessus pour dater 1 P de 85.

4. Dans des articles récents, N. Brox (dans Biblische Zeitschrift 1 9 (1975),(78-96) et E Neugebauer (dans NTS 26 (1979-1980) (61-86), ont repris lesarguments pour et contre l'authenticité pétrinienne.

5. BEST, I Peter, 59. Remarque d'autant plus importante que Best ne croitpas que Pierre soit l'auteur de l Épitre.

6. Dans l'hypothèse d'un scribe, Sylvain est le plus souvent nommé, Pierreétant le véritable auteur ou co-auteur. Rien n'oblige, cependant, à préférer undisciple anonyme à Sylvain dans l'hypothèse d'un pseudépigraphe; dans ce cas,l e disciple est seul auteur, il écrit après la mort de Pierre, et se couvre de sonsoin et de son autorité. ELLIOTr, Home, 270-291, avance de solides argumentspour rattacher 1 Pierre à un cercle pétrinien de Rome.

7. GOPPELT, Peirusbrief, 50, 63-64, date 1 Pierre entre 65 et 80, après

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Peu de gens mettent en doute que l'Épître ait été écrite deRome. En 5, 13 l'auteur mentionne l'Église, «celle qui est àBabylone, élue comme vous' » ; or, spécialement après que Romeait, en 70, pris Jérusalem et détruit le Temple, comme Babylonel'avait fait six siècles plus tôt, Babylone était devenu dans lesmilieux juifs et chrétiens un symbole fréquent pour désignerRome'. (C'est, en passant, un argument en faveur d'une datepostérieure aux années soixante et à la mort de Pierre, pourl'Épître.) Dès le début du li°siècle, Papias connaît la traditionselon laquelle 1 Pierre a été composée à Rome (Eusèbe, Histoire,2. 15. 2).

On discute davantage de l'aire géographique précise visée dansl'adresse: « Aux exilés de la diaspora dans le Pont, la Galatie,la Cappadoce, l'Asie Mineure et la Bithynie. » En dépit del'expression juive de « diaspora», il est clair que les destinatairessont des païens, comme l'indiquent les réflexions à propos de leurpassé (2, 9-10; 1, 14, 18). Mais dans son énumération l'auteurvise-t-il les provinces romaines qui constituent l'essentiel de l'AsieMineure n', ou bien pense-t-il à des régions plus limitées, refletdes antiques origines ethniques? La première interprétation (lesprovinces) signifierait qu'il faut y inclure certaines régions demissions pauliniennes (par exemple la Galatie) ; la secondeinterprétation laisse ouverte l'éventualité qu'il s'agisse pour l'es-sentiel de l'Asie Mineure septentrionale, région dans laquelle Pauln'avait pas travaillé. Elliott verrait, dans les destinataires, unemajorité de ruraux vivant dans les régions reculées du nord del'Asie Mineure, idée qui peut s'appuyer sur Pline : quand, vers110, celui-ci traque les chrétiens en Bithynie, il les trouve dispersés« dans les villages et les zones rurales » ".

Romains, mais avant Hébreux. L'auteur n'en serait ni Pierre ni Sylvain, maisleur influence a pu s'y faire sentir.

8. Sur le féminin «élue» pour désigner une Église, voir R.E. BROWN, TheFpistles ofJohn (AB 30; Garden City, Doubleday, 1982) 653-655. Je tiens pourl'unité de I Pierre et pense que 4, 12 s. se rattachent à ce qui précède. VoirBES7; 1 Peter, 20-28.

9. Ap. 14, 8 ; 16, 19 ; 17, 5 ; 18, 2, 10, 21 ; Il Baruch 11, 1 ; 67, 7 ; OraclesSibyllins, 5, 143, 159.

10. En sens inverse, il y a le fait que le Pont et la Bithynie constituaient uneseule province, de sorte qu'il est étrange de séparer leurs noms.

11. Lettres, 10. 69, 9; ELLIOT, Home, 63-64.

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Si l'on adopte l'idée que les destinataires, évangélisés pard'autres que Paul, étaient déjà chrétiens depuis un certain nombred'années, il faut se demander pourquoi on leur écrit de Rome,sous le nom de Pierre. Certaines suggestions avancées ne sontguère plausibles: par exemple, que devant la menace d'unepersécution impériale, l'Église de la capitale de l'Empire était lamieux placée pour donner des conseils; ou encore que Pierrepouvait, comme pape, écrire avec autorité partout dans l'Église Il.

Dans l'introduction de son Épître aux Romains, Ignace d'An-tioche parle de l'Église de Rome comme de la présidente dansl'amour: Elliott en déduit que Rome était peut-être « le lieu oùcette préoccupation de l'amour chrétien, de l'hospitalité et del'unité était particulièrement manifeste et entretenue » ". On peutcependant proposer une autre explication: si la région de l'AsieMineure à laquelle s'adresse l Épître n'a pas été avangélisée parPaul, elle a pu l'être par des missionnaires venus de Jérusalem,représentant un judéo-christianisme modérément conservateur,qui se réclamait de Pierre '4. Nous savons que des missionnairesjuifs chrétiens de tendance plus conservatrice encore étaient àl'eeuvre en Galatie dans les années cinquante, et y convertissaientdes païens; les attaques que Paul dirige contre eux suggèrentqu'ils se réclamaient de l'autorité de Jérusalem et peut-êtreinvoquaient-ils les noms de Pierre et de Jacques. Sur les quatreautres des cinq régions citées en 1 P I, 1, trois (la Cappadoce,le Pont, l Asie ") figurent dans la liste d'Ac 2, 9, liste dont certains

12. Le développement de la papauté romaine est en rapport avec l'image dePierre dans le Nouveau Testament, mais il serait anachronique et simpliste dese représenter historiquement Pierre sur le modèle d'un pape postérieur.Voir R.E. BROWN Peter, 8, 19-20, 167-168.

1 3. Home, 163. La thèse avait déjà été proposée par Hamack.14. Dans la chrétienté de Jérusalem (le groupe 2 de notre introduction), tout

indique que Pierre était le plus ouvert des Douze à l'égard des païens; il apu être, par conséquent, le patron de la mission de Jérusalem aux païens del a diaspora. Jacques devait être le patron de la mission de Jérusalem aux Juifsque ce soit à Jérusalem ou dans la diaspora, - remarquer que l'Épître deJacques est adressée aux douze tribus (les chrétiens juifs) de la diaspora(I, 1). A. SCHLATIER, Der Brief des Jakobuy (Stuttgart, Calwer, 1932) 67-73,et d'autres, voient des relations étroites entre l'Épître de Jacques et 1 Pierre,relations qui iraient dans le sens d'un axe Jérusalem-Rome tel que je l'ai suggéré.SELWYN, Firsi Epistle, 439458, relève des parallèles entre Matthieu et 1 Pierre,ce qui étaye notre idée d'une parenté entre le christianisme d'Antioche et celuide Rome (du fait d'origines communes, à Jérusalem, et aussi du rôle de Pierre).

1 5. D'après Ac 16, 7, Paul essaya au début des années cinquante de se rendreen Bithynie et en Asie, mais il en fut empêché par l'Esprit. Cela a-t-il quelque

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pensent qu'elle présente comme un programme ce que Luc saitavoir été l'expansion du christianisme à partir de Jérusalem -et cette liste se termine sur Rome. Dès lors, si Pierre et Romeadressent une lettre à l'Asie Mineure septentrionale, la principaleraison en est peut-être que ces deux régions partageaient le mêmetype de christianisme, venue de Jérusalem. Celle qui, « éluecomme vous », envoie de Rome son salut (5, 13) et les élus à quila lettre s'adresse (1, 1) appartiennent à « la communauté desfrères répandue dans le monde » (5, 9), peut-être parce qu'ilspartagent la même origine missionnaire. Il est tentant d'imaginerqu'avec la chute de Jérusalem et la fuite des judéo-chrétiens (dontJacques était le héros), Rome, où Pierre était mort, sera devenule principal porte-parole (le ou la: « l'élue de Babylone » est ai!féminin) d'un christianisme qui demeure très attaché à l'héritagejuif sans toutefois imposer la circoncision ou le sabbat". Celaexpliquerait que Rome écrive pour reprendre Corinthe° vers 96

(Ire Épître de Clément) et qu'lgnace puisse écrire aux Romainsvers 110: «Vous avez enseigné les autres » (3, 1).

La dimension juive de la Première Épître de Pierre

Plutôt que de spéculer sur l'origine et le type de chrétiensauxquels s'adresse la Première Épitre de Pierre, il importedavantage ici à notre propos de voir ce que cette lettre nousapprend du christianisme des Romains qui l'ont envoyée. Nouscommencerons notre analyse en regardant comment 1 Pierreparle de l'héritage juif dans le christianisme.

chose à voir avec cette idée de Paul que son apostolat ne devait pas le conduirelà où d'autres prêchaient déjà le Christ (Rm 15, 20-21 ; 2 Co 10, 15-16) ? REICKE,

Epistles, 72, pense que dans les années soixante la mission chrétienne en AsieMineure était déjà divisée, le Sud-Est dépendant d'Antioche et le Nord sousl'influence de Rome. Je préférerai parler de zones pauliniennes et de zones non-pauliniennes, certaines de ces dernières sous l'influence de Jérusalem et fina-

letrient de Rome.16. Gopprt.T, Aposiolie, 126, écrit de Rome: « Successeur dans une certaine

mesure de la Jérusalem chrétienne,... Rome assuma par là l a responsabilité desautres Églises. » Ce qui sera rendu plus facile quand, vers la fin du t° siècle,le nom de Jacques et le souvenir de Jérusalem seront accaparés par les chrétiensjuifs les plus extrémistes (le groupe 1 de l'introduction), intransigeants sur lacirconcision (voir plus loin, p.255).

17. Pierre a eu des partisans à Corinthe de son vivant (I Co I, 12; 9, 5).

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Tous les commentaires de 1 Pierre rapportent les longuesdiscussions entre les spécialistes pour savoir si le chapitre 1 (eten partie le chapitre 2) représente, en tout ou en partie, unehomélie baptismale, une liturgie baptismale, une hymne baptis-male, ou une confession de foi baptismale. Si nous laissons decôté les différences mineures, ces diverses suggestions supposenttoutes une même chose sur laquelle on s'accorde dans l'ensembleà savoir que le début de 1 Pierre présente une conceptionfondamentale de la conversion chrétienne et du statut de la viechrétienne. Cette présentation du christianisme dans ce qu'il ad'essentiel est très fortement influencée par l'Ancien Testament,au point que les thèmes de l'Exode, de l'errance au désert et dela Terre promise, qui proviennent du Pentateuque, sont simple-ment repris et appliqués de manière imagée à la conversion despaïens au Christ. Si l'expérience du désert a fait, des tribusd'esclaves sorties d'Égypte, un peuple, et le Peuple de Dieu, demême la conversion au Christ a fait des païens, qui autrefoisn'étaient pas un peuple, le Peuple de Dieu (1 P 2, 10).

Illustrons cela brièvement. En quittant l'Égypte, les Hébreuxont reçu l'ordre d'avoir les reins ceints en vue d'un départ hâtif(Ex 12, 11); - les chrétiens venus du paganisme auxquelss'adresse 1 Pierre reçoivent l'ordre de ceindre leur esprit (1, 13).Au désert, les Israélites ont murmuré, ils voulaient retrouver lesmarmites de viande de l'Égypte (Ex 16, 2-3) ; - les destinatairesde 1 Pierre sont mis en garde contre un retour aux passions dutemps de leur ignorance première (1, 14). Moïse a reçu l'ordrede dire au peuple que Dieu faisait sien: « Soyez saints, car Moi,le Seigneur votre Dieu, je suis saint » (Lv 19, 2) ; - la mêmecitation est adressée aux destinataires te 1 Pierre (1, 15-16). Lavie chrétienne est décrite comme un temps d'exil dans l'espéranced'un héritage qui reste à recevoir (1 P 1, 17; 1, 4); - cela faitécho à l'errance d'Israël au désert, avant qu'il entre en possessionde son héritage en Terre promise. Le rachat et même le paiementd'une rançon sont des figures de style utilisées pour dire commentDieu a libéré son peuple d'Égypte (Ex 6, 5-6; Dt 7, 8 ; Is 52,3) ; - il n'est donc pas surprenant de trouver en 1 P 1, 18: « Voussavez que vous avez été rachetés de la vaine conduite héritée devos pères. » Les Israélites avaient adoré en lui le dieu qui lesavaient fait sortir du pays d Égypte (Ex 32, 1-4) : un veau fabriquéavec l'argent et l'or que les femmes des Hébreux avaient reçu de

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leurs voisins égyptiens au moment de la dixième plaie (Ex 11,2) ; or, en réalité, les Hébreux avaient dû être épargnés par lefléau au sang de l'agneau pascal sans tache dont étaient marquéesleurs maisons (Ex 12, 5-7). Tout cela trouve un écho en 1 P 1,18: «...rachetés par rien de corruptible, argent ou or, mais parun sang précieux, comme d'un agneau sans reproche et sanstache, celui du Christ. »

On pourrait continuer (je le ferai plus loin pour le langage duculte), mais les analogies sont patentes entre l'expérience du salutchez les Israélites et chez les chrétiens. Un tel enseignement trouveévidemment son origine, si lointaine soit-elle, dans une pensée quitient le plus grand compte de l'héritage juif. On imagine diffi-cilement qu'il ait été élaboré par des missionnaires juifs chrétienspartageant le point de vue dualiste du Paul de Galates, quiapplique le langage du péché, de l'esclavage et de la malédictionà la Loi israélite reçue par Moïse au Sinaï. La présentation desbases du christianisme dans la Première Épître de Pierre estbeaucoup plus en accord avec une conception de l'histoire dusalut qui voit la bonté divine, manifestée par le don de la Loipar Moïse à Israël, élargie et encore accrue par le don du Christaux païens.

La Première Épître de Pierre et la pensée paulinienne

1. Vue d'ensemble. Au chapitre précédent, à propos de l'Épîtreaux Romains, j'ai avancé que le visage de Paul y était différentde celui de Paul en Galates, un Paul beaucoup plus favorableà l'héritage juif. En ce qui concerne l'origine romaine de 1 Pierre,les affinités de cette épître avec le Paul plus modéré sontsuggestives. Tout d'abord, même si l'Épître est présentée commel'oeuvre de Pierre", les deux seules personnes qui lui soient

18. Devant l'importance et la diversité des traits pauliniens, certains en sontvenus à penser que 1 Pierre était à l'origine présentée comme étant de Paul;l'abréviation (hypothétique l) PS en l, 1 aurait été déchiffrée «Petros» aulieu de « Paulos ». C'est bien improbable. Compte tenu du grand nombre desépures pauliniennes, des traits de théologie paulienne dans 1 Pierre, ainsi

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associées l'ont été aussi à Paul. Le Sylvain de 1 P 5, 12, le supposésecrétaire, est le Silas d'Ac 15, 22, 27, envoyé de Jérusalem porteraux païens une décision qui impose, non la circoncision, maisl'observance de certaines coutumes juives, décision qui s'harmo-nise avec les positions de Jacques et de Pierre. D'après Ac 15,40, il est devenu l'un des compagnons de voyage de Paul (ce quiest confirmé par 1 Th 1, 1 et Co 1, 19). Le Marc de 1 P 5, 13est probablement le (Jean) Marc d'Ac 12, 12 dont la mère avaitune maison à Jérusalem et qui est devenu un compagnon de Paul(Ac 12, 25 ; voir plus loin p. 238-241 pour plus de détails). Si(Jean) Marc a rompu avec Paul peu de temps après (Ac 13, 13;15, 37-39 ; peut-être parce qu'il trouvait Paul trop éloigné de laLoi et des coutumes juives), une tradition dit que Marc a rejointPaul peu de temps avant la mort de ce dernier (2 Tm 4, 11 ;allusion à une rencontre à Rome?). Est-ce par pur hasard si cesdeux personnalités se font l'écho à la fois des positions de Paulet de celles, plus conservatrices de Jérusalem ? Cela ne va-t-il pasbien avec l'hypothèse selon laquelle le Paul de Romains (un Pauldevenu beaucoup plus modéré dans son attitude à l'égard dujudaïsme) a été bien reçu de 13~glise de Rome, elle-même fondéepar des judéo-chrétiens venus de Jérusalem et représentant despositions plus conservatrices ? Dans ce cas, l'association en1 Pierre de Sylvain et de Marc sous l'égide de Pierre auraitsubstantiellement la même portée que la combinaison «Pierre etPaul » dans la Première Épître de Clément et chez Ignaced'Antioche (phm haut, p. 159) ou que le protecteur « notre cherfrère Paul » de 2 P 3, 15 ' v.

que des compagnons de Paul qui v sont nommés, un scribe déchiffrant cetteabréviation l'aurait sûrement attribuée à Paul (il n'y a aucune trace d'uneattribution à Paul dans la tradition manuscrite). II n'est pas un trait littéraire,pas un parallèle qui ait pu encourager une attribution à Pierre. En outre, dèsla première moitié du lt° siècle, cette épître lui est déjà attribuée par la SecondeÉpître de Pierre et par Papias, indépendamment.

19. Une communion d'esprit entre un Paul modéré et Pierre n'est pashistoriquement inconcevable. Les Actes et I ipïtre aux Galates montrent quePierre était d'accord sur l'essentiel avec la position paulinienne dans la questionde la circoncision, et qu'il s'opposait moins que Jacques à Paul sur les loisdiététiques (voir aussi Ac 1 0, 15 ; 11, 3, 9).

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On peut trouver une confirmation de cette idée dans laprésence, souvent notée, de la théologie paulinienne dans1 Pierre; ce qui se comprend tout à fait s'il est vrai que lacommunauté romaine a adopté certaines des grandes lignes dela pensée paulinienne avec les nuances modérées qu'on trouvedans la lettre de Paul aux Romains, ceux-ci continuant, d'ailleurs,de voir en Pierre l'incarnation de leur propre théologie. Cer-taines des idées contenues dans 1 Pierre sont trop générales pourse laisser rattacher à une épître paulinienne particulière, parexemple en 1 P 3, 6 l'idée que les païens sont enfants de Sarahet d'Abraham ; ou la justice (dikaiosyné) en 1 P 3, 14 ; ou le « enChrist » de 3, 16 ; 5, 10, 14. Mais la plupart des spécialistess'accordent pour reconnaître que les affinités les plus claires etles plus nettes sont entre 1 Pierre et lÉpître aux Romains".1 P 1, 21 parle de la confiance du chrétien en Dieu qui a ressuscitéJésus d'entre les morts, tandis que Roi 4, 24 parle de lajustification de ceux qui croient en Celui qui a ressuscité Jésusd'entre les morts". 1 P 3, 21-22 se réfère à la résurrection deJésus-Christ, «lui qui, passé au ciel, est à la droite de Dieu»;on trouve une formule liturgique similaire en Rm 8, 34: «LeChrist Jésus... qui est ressuscité d'entre les morts, qui est à ladroite de Dieu. » Le thème de 1 P 2, 24: cesser de pécher et vivredans la justice, est tout à fait semblable à la formulation deRat 6, 11 : « Morts au péché et vivants à Dieu dans le ChristJésus. » La combinaison des textes d'Is 28, 15 et 8, 14-15 sur la« pierre de fondation » et la « pierre d'achoppement » se retrouveen 1 P 2, 6-8 et en Rm 9, 33. Aucun de ces rapprochementsn'impose que l'auteur de 1 Pierre ait eu devant lui la lettre dePaul aux Romains, ils suggèrent en revanche que la théologie etles expressions de Paul dans cette Épître avaient fait leur chemindans cette Église de Rome dont la tradition a façonné le messagede l'auteur de la Première Épître de Pierre à l'Asie Mineureseptentrionale Il.

20. BEsT, 1 Peter, 61, parle d'une sorte d'élaboration biographique de l'imagede Pierre à Rome.

21. On a aussi mis en avant des parallèles avec Éphésiens; voir plus loin,chap. V, sect. B, en particulier a. 8.

22. BEST, op. cit., 32, fait sagement remarquer que Rot 4, 24 pourraitreproduire une confession de foi primitive et qu'il ne faut donc pas se hâterde conclure que l'auteur de 1 Pierre connaissait le texte de 13É ftre aux Romains(ce que font Sanday et Headlam).

23. Ainsi BEST, op. rit., 34; GOPPEiT, Petrusbrief, 50.

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2. Quelques idées spécifiques. Trois thèmes de l'Épître auxRomains et de la Première Épître de Pierre permettent de suivrela trajectoire du christianisme romain à la fin du I°' siècle, - desthèmes qu'on retrouve aussi dans l'Épître aux Hébreux et dansla Première Épître de Clément, on le verra plus loin. C'est d'abordun recours fréquent au langage cultuel juif; c'est, en second lieu,l'insistance sur l'obéissance aux autorités civiles ; c'est, en troi-sième lieu, l'articulation croissante des structures ecclésiales.

Le premier de ces éléments est donc le recours au langagecultuel juif. On pourrait soutenir que le langage cultuel est plusabondant dans l'Épître aux Romains que dans aucune des autresépîtres pauliniennes dont l'attribution n'est pas controversée(dans la théorie proposée au chapitre précédent, la raison pourraiten être que Paul s'adressait ici à une communauté particulière-ment attachée à l'héritage juif, y compris à l'héritage liturgique).En 3, 25, il écrit du Christ qu'il est, par son sang, un sacrificeexpiatoire (hilasterion): l'expression est unique chez Paul. En12, 1, il presse les chrétiens « de présenter (leurs) corps commeun sacrifice vivant (thysia), saint et agréable à Dieu, ce qui estle culte spirituel (logikos) ». En 15, 16, il se présente lui-mêmecomme un ministre du Christ « exerçant un service sacerdotal del'Évangile de Dieu afin que l'offrande des païens soit agréée ».La Première Épître de Pierre fait, elle aussi, un usage remarquabledu langage cultuel pour parler du Christ et des chrétiens. Commeje l'ai mentionné plus haut, 1 P 1, 18-19 parle de la valeurrédemptrice du «sang précieux du Christ, comme celui d'unagneau sans tache». En 2, 9 est attribuée à l'ensemble deschrétiens (y compris les païens convertis) la titulature de l'ancienIsraël : « Une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte,le propre Peuple de Dieu » (cette énumération étaye puissammentla thèse avancée plus haut de la tonalité juive des principales idéescontenues dans la Première Épître de Pierre). Le sacerdoce dela liste est expliqué en 1 P 2, 5 comme plus haut en Romainsil s'agit d'offrir « des sacrifices (thysia) spirituels agréables à Dieupar Jésus-Christ » 24 . 1 P 2, 12 met un lien entre cette bonne

24. En 2, 5 «spirituel» est pneumutikos, non pas iogikos comme enRm 12, 1 ; mais ce dernier terme apparaît en I P 2, 2 « un lait spirituel ».

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conduite et l'illumination finale des païens". Il est évident quele langage du culte, utilisé symboliquement par Paul s'adressantaux Romains avant la ruine du Temple et l'interruption dessacrifices, gardait encore sa valeur aux yeux des Romains aprèsce désastre. On voyait même dans la communauté chrétienne« des pierres vivantes pour l'édification d'un édifice spirituel »(1 P 2, 5; comparer avec 2 Co 6, 16).

Une seconde caractéristique commune à l'Épître aux Romainset à la Première Épitre de Pierre concerne les autorités civilesromaines". L'invitation la plus pressante de l'apôtre à la soumis-sion aux autorités se trouve en Rm 13, 1-7z' et peut-être est-elleprovoquée par le ressentiment des chrétiens de Rome aprèsl'expulsion ordonnée par Claude quelques années plus tôt. « Quechacun se soumette aux autorités en charge », dit-il, en soulignantque toute autorité vient de Dieu. « Si bien que celui qui résisteà l'autorité se rebelle contre l'ordre établi par Dieu. Et les rebellesse feront eux-mêmes condamner. En effet, les magistrats ne sontpas à craindre quand on fait le bien, mais quant on fait le mal. »Et Paul de poursuivre: « On doit se soumettre non seulement parcrainte du châtiment, mais par motif de conscience. » Et deconclure: « A chacun ce qui lui est dû... à qui l'honneur,l'honneur. » On trouve un message semblable en 1 P 2, 13-17.Et ce message est censé venir de Pierre, lui qui, avec tant d'autreschrétiens, devait être mis à mort par l'empereur Néron. « Soyezsoumis, à cause du Seigneur, à toute institution humaine: soitau roi, comme souverain, soit aux gouverneurs, comme envoyéspar lui pour punir ceux qui font le mal et féliciter ceux qui fontle bien. » Pierre estime qu'une telle conduite fermera la boucheà l'ignorance des insensés. Remarque parfaitement en situationsi les poursuites judiciaires des empereurs Claude et Néronavaient fait naître le soupçon à l'égard du loyalisme des chrétiens.

25. En comparant Rm 12, 1 avec 1 P 2, 2, 5, 12, il faut prendre en compteles similarités non seulement dans le contenu (les sacrifices spirituels pour lespaïens), mais aussi dans l'expression contextuelle. Rm 12, 2 et 1 P 1, 14 portentl'un et l'autre la mise en garde : a Ne vous conformez pas » - dans un cas,au monde; dans l'autre, aux passions d'autrefois. Rm 12, 9-10 et 1 P I, 22mettent l'un comme l'autre l'accent sur l'amour fraternel ou mutuel.

26. La ressemblance entre les deux ouvrages sur ce point est étudiée de trèsprès par GOLDS rEIN, a Parânesen ».

27. Même si le concept de pouvoirs spirituels (les anges) se profile derrièreles autorités humaines, ces dernières sont certainement visées, car c'est augouvernement qu'on paie les impôts (Rra 13, 7).

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Ac 28, 23 rapporte une opinion exprimée à Rome à propos deschrétiens: « Ce parti rencontre partout la contradiction. » Laconclusion solennelle de Pierre devait mettre fin à cette question« Rendez honneur à l'empereur". » Le respect dû à l'autoritéimpériale sera un problème constant dans l'histoire de l~Égliseromaine à ses débuts, comme on le verra plus loin (p. 215-217).

Une troisième donnée rattache l Épître aux Romains à laPremière Épître de Pierre, plus subtile, mais qui vaut d'être notéeà la lumière des développements postérieurs. En Rm 12, 6-8, Paulsuppose comme un fait acquis à Rome l'attribution de différentesfonctions. Il y a dans le corps du Christ des dons charismatiquesdivers; il en énumère sept: prophétie, service, enseignement,exhortation, distribution, présidence (proistamenos), et exercicede la miséricorde. Les Épîtres Pastorales (1 et 2 Timothée, Tite),écrites après la mort de Paul, montrent que, dans certaines desÉglises pauliniennes des années quatre-vingt, se mettait en placeune structure plus rigoureusement articulée, avec des presbytres(anciens) et des diacres. De même, dans l Église pétrinienne deRome une structure avec des presbytres (anciens) et des hommesplus jeunes (des diacres?) est un fait établi (1 P 5, 1-5) 21 . Raisonsupplémentaire pour penser que les années quatre-vingt convien-nent mieux que les années soixante pour la composition de laPremière Épître de Pierre. Peu de temps après la mort de Paulà Rome, un disciple écrivit, sous son couvert, des lettres quifaisaient un pasteur du grand apôtre missionnaire. Une de sespréoccupations est la mise en place, dans les communautésexistantes, de structures qui leur permettent de durer. Et de même,peu de temps après la mort de Pierre, un disciple écrivait sous

28. Si l'on juge improbable que l'auteur parle favorablement de l'empereurau sortir d'une persécution impériale, il suffit de penser au cas de Josèphe. IIs'était battu contre les Romains durant la révolte juive des années soixante,et les empereurs Flaviens avaient pris Jérusalem et détruit le Temple: c'estpourtant sous la protection des Flaviens que Josèphe se rend à Rome, c'estleur nom qu'il prend, et les ouvrages qu'il écrit ont pour but de réparer ladéchirure entre Juifs et Romains.

29. Sur les raisons de penser que l'expression e les jeunes» de 1 P 5, 5 nedésignerait pas simplement une tranche d'âge, mais peut-être les diacres, voirI. H. ELLIOTT, « Ministry and Church Order in the NT o, dans CBQ 32 (1970),167-391 ; il s'agit toutefois d'une opinion minoritaire. Il est à noter que, tant

l es Pastorales que 1 Pierre attribuent les fonctions épiscopales ou de surveillance:i ux presbytres, qu'ils mettent en garde contre l'avidité pécuniaire; ni dans unras ni dans l'autre, cependant, n'apparaït l a structure avec un seul et uniqueévêque pour toute la communauté.

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son couvert une lettre qui faisait du grand missionnaire aposto-lique qu'avait été ce pêcheur, un berger, la figure pastorale parexcellence. Ces deux auteurs parlent à leurs destinataires depresbytres et de diacres. Les Pastorales pauliniennes et cettepastorale pétrinienne se rejoignent aussi dans l'importancequ'elles accordent aux maisonnées. Elliott pourrait bien avoirraison quand il dit que l'importance donnée dans la PremièreÉpître de Pierre à la maison, au foyer, a pour but de remédierau sentiment d'isolement, de coupure avec la société, que ressen-taient les chrétiens en Asie Mineure septentrionale. Mais il y aplus: en ce qui concerne Rome, avec ses Églises dans les maisons(Romains 16), comme pour les Églises des Épîtres Pastorales, lastabilité et l'ordre que chacun des auteurs assigne aux maisonnéesappartiennent à la structure même de l Église 3°.

B. LiPÎTRE AUX HÉBREUX

Il est devenu de mode d'appliquer à cet ouvrage ce qui y estdit de Melchisédech, qui était « sans père, sans mère, sansgénéalogie » (He 7, 3), tant il y a de doute sur son auteur, sesdestinataires et sa date. Dans l'Antiquité, Origène a su résumeravec humour le problème de ses origines: « Dieu seul sait quia écrit cette épître » (Eusèbe, Histoire ecclésiastique, 6, 25. 14).Même la forme littéraire en est mystérieuse, car «elle commencecomme un traité, se développe comme un sermon, et s'achèvecomme une épître". » Examinons quelques points liés à lapossibilité d'utiliser l Épître aux Hébreux dans la reconstitutionde l'histoire de la communauté romaine que nous avons entreprisd'écrire.

Date et destinataires

1. Le titre. Ac 6, 1 emploie le terme « hébreux » pour désignerun type de Juifs (qui croyaient en Jésus) en le distinguant d'un

30. ELLioTr, Home, 264-265, a rassemblé la bibliographie relative auxrapports entre l'organisation domestique romaine et l'idée « d'Église ».

31. H. E. Dana, cité par GLAZE, Salvation, 9.

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autre type de Juifs (qui croyaient aussi en Jésus). Le premier parlehébreu et est fidèle au Temple de Jérusalem et au culte; le second(les « hellénistes») parle grec (uniquement?), est acculturé aumonde hellénistique et libéré des observances Cultuelles 32 . (Les« hébreux » comprenaient Jacques, Pierre, et même « les apô-tres », comme on peut le déduire d'Ac 8, 1 s. qui précise quelssont ceux qui sont restés à Jérusalem lors de la dispersion deshellénistes.) Une signification semblable n'est pas impossible pourles autres exemples de l'expression « hébreu(x) » dans le NouveauTestament (chez Paul, en Ph 3, 5 ; 2 Co 11, 22) car le contextesouligne la fidélité aux observances juives. Couramment, toute-fois, l'expression désigne les Juifs en général pour les distinguerdes autres peuples, comme par exemple dans le cas de lasynagogue des « Hébreux » à Rome". En se fondant sur le senscourant, la plupart des spécialistes estiment que le titre « auxHébreux » (qui ne vient pas de l'auteur de l'Épître) résulte del'analyse de son contenu; on en aura déduit que l'auteur écrivaitaux Juifs (ceux qui avaient cru en Jésus, mais dont la foi étaitvacillante) 3°.

Divers facteurs viennent toutefois compliquer cette idée simple.Pour certains spécialistes modernes, l'Épître est adressée à deschrétiens issus du paganisme", ce qui montre que l'analyse ducontenu ne permet pas de conclure nécessairement à l'identité des« Hébreux » (cela souligne encore ce qu'on a relevé en introduc-tion : «judéo-chrétiens » et « pagano-chrétiens » ne sont des dési-gnations utiles que lorsqu'on précise de quel type de judéo -ou de pagano-christianisme il s'agit). D'autre part, le titre « auxHébreux», qui figure dans notre plus ancien manuscrit(P 46), est déjà connu vers 200 dans des pays aussi divers quel'Égypte (Pantène) et l'Afrique du Nord (Tertullien) ; et aucunautre titre mentionnant des destinataires ne lui a jamais étéopposé. Si ce titre est une déduction savante à partir du contenu,quand et comment cela s'est-il fait pour que l'unanimité soit

32. On peut déduire ces différentes attitudes du discours (helléniste) d'Étienneen Ac 7, 48-50; voir plus haut, p.23-25.

33. LEoN, Jews, 147-149.34. Sur la possibilité que cela s'adresse à des esséniens convertis, voir plus

l oin, n. 62.35. SpicQ, Hébreux, l, 223, cite entre autres Loisy, Holtzmann, Schürer,

Harnack, McGiffert, Goguel. GLAZE, Salvation, 15-16, mentionne Rbth, Scott,Mottait.

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acquise à si haute date? En sens inverse, on peut suggérer quece titre provient d'une tradition qui s'appuie sur la connaissancedes circonstances exactes de la composition ainsi que des des-tinataires, c'est-à-dire que cette épître était destinée à rectifier lesopinions de chrétiens hébreux. Est-ce pur accident si la théologiede l'Épître est très proche de celle d'Étienne, le leader helléniste",sur le caractère caduc du heu de culte juif, et en contradictionavec le point de vue des hébréo-chrétiens exprimé dans les Actes ?Il est probable que l'écrit néo-testamentaire le plus voisin del'Épître aux Hébreux, sur ce point du remplacement du culte juif,est le quatrième évangile", dans lequel le Verbe incarné est leTabernacle de Dieu parmi nous (Jn 1, 14: (t et il a planté sa tenteparmi nous), dans lequel le corps de Jésus est le temple (2, 21),et dans lequel Jésus remplace personnellement les thèmes duSabbat, de la pâque, des Tabernacles et de la Dédicace (Hanou-cah)II, au point que ce sont des « fêtes des Juifs» et non pas deschrétiens. On a appelé l'évangile de Jean « l'évangile des hellé-nistes »39 et on pourrait très sérieusement soutenir que les hel-lénistes des Actes, l'auteur de Jean et celui de l'Épître auxHébreux sont tous à classer comme une variante du quatrièmegroupe de judéo/pagano-chrétiens décrit dans l'introduction (ci-dessus, p. 23). Il est tentant dès lors (mais sans qu'on puisse leprouver) de voir dans « aux Hébreux » un titre exact et précis,donné à cet ouvrage peu de temps après sa composition, car ils'agit de l'ceuvre d'un théologien helléniste, destinée à détourner

36. SPICQ, op, cil., 202-203 énumère les similarités: la prédilection pour lesmêmes personnages de héros et de saints de l'Ancien Testament; la condam-nation de la génération du désert; l'utilisation typologique de l'Ancien Testa-ment ; le don de la Loi par l'intermédiaire des anges ; la construction duTabernacle d'après un modèle céleste; la formule de citation scripturaire a D'eua dit» ou « Moïse a dit »; l'idée de « repos ». R. W. THURSTON, « Midrash and"Magnet" Words in the New Testament », dans Évangelical Quarterly 51 (1979),22-39, propose de voir une relation littéraire entre Actes 6-7 et l'Epitre auxHébreux, relation reflétant le même midrash sur Is 66, I-2 et 2 Sa 7. Voircependant la n. 11 de l'introduction.

37. Un des apports les plus durables de Spicq à l'étude de l'arrière-plan del'Épître aux Hébreux est la comparaison minutieuse de cet ouvrage avec Jean( Hébreux, l, 92-138).

38. R. E. BROWN, Gospel, 1, 202-204.39. C'est le titre de l'ouvrage de B.W. BACON sur Jean (New York, Holt,

1933).

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un parti de chrétiens hébreux de leur attachement au culte juife.Mais sans même s'appuyer sur le titre, il y a dans cette obser-vation matière à poser un diagnostic plausible sur cette Épître 41.

2. Auteur et localisation. L'idée que Paul serait l'auteur del'Épître aux Hébreux, déjà considérée dans l'Antiquité commeproblématique même par certains des Pères de l'Église qui larecevaient, est aujourd'hui presque universellement abandonnée.Les différences dans la pensée et dans l'expression sont insurmon-tables"2 et les ressemblances (avancées par des modérés commepreuves de fortes influences pauliniennes) perdent beaucoup deleur force car il s'agit souvent d'éléments néo-testamentairescommuns Il plutôt que spécifiquement pauliniens et qu'il faut s'entenir aux lettres d'authenticité paulinienne indiscutée (et non parexemple invoquer des ressemblances avec Éphésiens à l'appuid'une origine paulinienne). Parmi les autres auteurs avancés parles anciens et les modernes, c'est Apollos (Ac 18, 24 s. ; 1 Col, 12; 3, 6 ; 4, 6) qui répond encore le mieux aux caractéristiquesde l'auteur de l Épître (ainsi Luther, Zahn, Spicq, Héring)^".L'étude de l'Épître ne saurait toutefois dépendre essentiellementde l'hypothèse retenue sur son auteur éventuel, si ce n'est pourreconnaître qu'il s'agit d'un chrétien de la seconde génération(2, 3) et non d'un apôtre bien connu et de premier plan.

Pratiquement toutes les villes de l'Antiquité ayant eu unecommunauté chrétienne ont été proposées à une époque ou à uneautre comme lieu de destination de l'Épître aux Hébreux, mais

40. Dans la scène décrite en Ac 6, 1-6, ce sont deux sortes de Juifs chrétiens;mais plus loin, les Actes signalent que les uns et les autres ont fait des convertisparmi les païens. Au moment où fut écrite l Épître aux Hébreux, ces désigna-tions devaient s'appliquer à deux types de chrétiens, juifs et païens d'origine.

41. De manière assez analogue, GLAZE, Salvation, 22 s., pense que l i.pitreaux Hébreux a été adressée à des chrétiens juifs encore affiliés à une Synagoguejuive de Rome et qu'aux yeux de l'auteur cette affiliation avec des Juifs nonchrétiens compromettait leur christianisme.

42. SpïcQ, Hébreux, 1, 1 44-145.43. On y compte habituellement: la mort rédemptrice du Christ au centre

du salut, l'importance de la foi, l'alliance nouvelle, tous éléments qui devaientêtre à mon sens, communs aux groupes 2, 3 et 4 que j'ai distingués dansl 'introduction.

44. La candidature d'Apollos, qui était d'Alexandrie, s'appuie sur les traitsde style, littéraires, herméneutiques, intellectuels - alexandrins ou philoniens,qui se rencontrent dans l'Épître. Voir R. WILLIAMSON, Philo and the Epistleto the Hebrews (Leyde, Brill, 1970).

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on s'est arrêté surtout au cas de Jérusalem et à celui de Rome.L'Épître renferme une mise en garde contre le sacerdoce lévitique,les sacrifices d'animaux et le Saint des Saints terrestre : or,Jérusalem est le seul endroit où ces réalités cultuelles ont pu serencontrer de manière tangible. La mise en garde, toutefois,semble s'adresser à un retour éventuel à ces réalités (10, 32-39).A Jérusalem, avant la fin des années soixante, les chrétienspratiquaient au Temple et, après sa destruction en 70 il n'y a pluseu à Jérusalem de grandes cérémonies sacrificielles: dans cesconditions, le langage du a retour » ne paraît pas devoir s'appli-quer. C'est pourquoi l'on a suggéré que l Épître s'adressait à ungroupe particulier, par exemple à des prêtres convertis (Spicq)à qui on ne permettait sans doute plus d'offrir le sacrifice aprèsqu'ils eussent confessé Jésus, ou encore à des Juifs chrétiens quiavaient fui Jérusalem dans les années soixante pour ne pass'associer à la révolte contre Rome et ne pouvaient donc plusse rendre chaque jour au Temple (Ac 5, 42). On pourrait voirdans l'Épître un appel adressé vers la fin des années soixante àl'un ou l'autre de ces groupes pour prévenir leur retour à un cultedésormais remplacé par le Christ. Mais cette hypothèse se heurteà des obstacles redoutables. Un chrétien de la deuxième géné-ration, n'appartenant pas au groupe des apôtres, pouvait-ilespérer que son exhortation ou sa mise en garde aurait un effetdans une ville où Jacques, le frère du Seigneur, fidèle tenant duculte juif, avait une telle autorité? Pourquoi écrire en un grecélégant à des prêtres judéo-chrétiens dont l'hébreu était la langueliturgique, ou à des judéo-chrétiens natifs de Judée, dont la languematernelle était l'hébreu ou l'araméen? L'emploi d'une langueétrangère et le recours constant à la Bible grecque plutôt qu'àla Bible hébraïque n'étaient-ils pas de nature à nuire à sonpropos ? Qu'il s'agisse d'un groupe ou de l'autre, pourquoi fonderson raisonnement sur la liturgie du Tabernacle telle qu'elle estdécrite dans le Pentateuque et non telle qu'elle était réellementpratiquée depuis près d'un millénaire ? Pourquoi ne jamaismentionner le Temple, qui faisait partie de la vie quotidienne desdestinataires présumés? L'archaïsme littéraire et idéal de ladescription du culte dans l'Épître fait de Jérusalem paradoxale-ment le destinataire le moins vraisemblable.

D'autre part, les seules indications concrètes de destinatairesdans l'Épître (13, 23-24) conviennent bien à Rome

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Apprenez que notre frère Timothée a été libéré. S'il vient assez vite,j'irai vous voir avec lui. Saluez tous vos dirigeants (hègoumenoi) et tousles saints. Ceux d'Italie vous saluent.

Si l'on part de la déduction logique que les récipiendairesconnaissent Timothée et sont anxieux de le revoir, il faut admettreque son nom revient dans tant d'épîtres pauliniennes qu'on nepeut espérer tirer davantage de cette allusion en fait de précision.Rien dans les passages du Nouveau Testament mentionnantTimothée ne permet d'associer son nom avec Jérusalem; enrevanche, en Rut 16, 21, Paul le place au premier rang de ceuxdont il envoie à Rome les salutations. LÉpître à Philémon associeTimothée à une captivité de Paul, peut-être celle qu'il subit àRome au début des années soixante. La Seconde Épître àTimothée est deutéro-paulinienne, mais l'auteur situe dans uncadre historique plausible le message qu'il attribue à Paul. IIreprésente ce dernier en captivité, près de mourir ; et si la SecondeÉpître à Timothée a été écrite après la mort de Paul à Rome,à quel cadre l'auteur pouvait-il penser, sinon à Rome? (le cadreromain de la Seconde Épître à Timothée est pratiquement garantipar l'ordre formulé en 4, Il: u Prends Marc et amène-le avectoi » : nous connaissons en effet par 1 P 5, 13 un tradition surla présence de Marc à Rome, auprès de Pierre, avant la mortde ce dernier). Par deux fois, Paul presse Timothée de venir lerejoindre vite, avant l'hiver (2 Tm 4, 9, 21) : insistance tout à faitincongrue dans une lettre post-paulinienne si Timothée n'avaitpas effectivement rejoint l'apôtre avant la mort de ce dernier. Onpeut donc penser que Timothée se trouvait à Rome avec Pauldans les années soixante et qu'il était bien connu de la commu-nauté romaine, en sorte que les nouvelles données de lui dansl'Épître aux Hébreux avaient un sens pour de tels destinataires 45 .Si l'on penche pour la théorie qui voit en Apollos son auteur,

45. Rien n'oblige à voir en He 13, 22-25 une fiction, même s'il s'agit d'unet ouche épistolaire ajoutée à un ouvrage de caractère non épistolaire. Le faitque Timothée soit sur le point d'être libéré ne nous aide guère à découvrir lel i eu d'origine de l'Épître, même si l'on peut penser qu'elle a été composée àl 'endroit où Timothée était emprisonné, ou du moins envoyée de là. Bien sûr,ceux qui voyaient dans Paul l'auteur de l'Épitre découvraient là une allusion;i la captivité de Timothée en même temps que Paul, à Rome, et le reflet del'espoir qu'avait Paul de reprendre la route une fois libéré. Cette interprétationi rait bien avec l'idée que Jérusalem est la destinataire de l'Epitre.

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chrétiens d'Italie plutôt que celles des chrétiens de Rome si. D'unautre côté, s'il s'agit du lieu de destination, si par exemple l'auteurécrit de Jérusalem à Rome, il se peut qu'il ait voulu transmettreles salutations, non seulement du nombre relativement peu élevéde chrétiens originaires de Rome présents à Jérusalem ou enJudée, mais plus largement de tous les chrétiens originairesd'Italie, qui sont des compatriotes des Romains (Ac 28, 13-14mentionne un groupe de chrétiens à Puteoli (Pouzzoles) dans labaie de Naples; il y avait des chrétiens à Pompéi, à Herculanum,probablement aussi à Ostie. Il est possible que certains deschrétiens originaires de ces divers endroits aient vécu à l'étranger.La cohorte italienne était, d'après Ac 10, 1, en poste à Césarée).

Il est certain que ce raisonnement est fragile; l'idée que Rome,ou l'Italie, est bien le lieu de destination plutôt que d'envoi tiresa force d'un fait externe qui vient à l'appui des indices men-tionnés jusqu'ici. Comme nous le verrons, l'Épître aux Hébreuxa été rédigée entre 65 et 90; or, elle est déjà connue à Rome en96. Moins de trente ans au plus après sa rédaction, l'Épître estcitée par la Première Épître de Clément, envoyée à Corinthe parl'Église de Rome Il. D'ailleurs, tout au long du w siècle, Romedemeure le principal témoin de l'Épître, connue de documentsromains comme le Pasteur d'Hermas, les commentaires d'Hip-polyte (mort en 235) sur l'Ancien Testament, le canon deMuratori, le presbytre (?) Gaius (c'est seulement à la fin dulie siècle que l'Épître aux Hébreux sera clairement attestée enOrient, avec l'Alexandrin Pantène, et en Afrique du Nord avec

51. Les exemples néo-testamentaires de salutations envoyées du lieu d'ex-pédition sont plus précis et utilisent une autre construction; par exemple, enl P 5, 13, celle qui salue est «la communauté des élus qui est à Babylone »(c'est-à-dire l'Église de Rome) ; en Ph 4, 22, « ceux de la maison lek) de César » ;en 1 Co 16, 19: « Les -elises d'Asie » (géntfin.

52. 1 Clément 36, 2est parallèle a He

3-13 ; 1 Clément 17, 1 à He 11,

37; 1 Clément 17, 5 à He 3, 5: voir SPicQ, Hébreux, 1, 177-178. COCKERiLL,

« Highpriest », s'en prend fortement à l'opinion (minoritaire) selon laquelle

1 Clément ne dépendrait pas d'Hébreux, mais l'un et l'autre dépendraient d'unemême liturgie. The New Testament and the Apostolic Fathers ( Oxford,Clarendon, 1905), 137, considère la dépendance de 1 Clément par rapport àHébreux comme raisonnablement certaine; HAGNER, Use, 194, dit: «Cela

semble certain. »

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Tertullien"). Théoriquement, on peut objecter que si l'Épître aété connue très tôt à Rome, cela ne prouve pas pour autant queRome en était la destinataire: un exemplaire de l'Épître a pu êtreconservé dans son lieu d'expédition. Mais si l'Épître venait deRome, elle présenterait les idées de Rome, et c'est le contrairequi est vrai: aussi bien la Première Épître de Clément que lePasteur d'Hermas, tout en utilisant la phraséologie de l'Épître auxHébreux, expriment une pensée presque diamétralement oppo-sée 54 . Cela s'explique au mieux si l'Épître aux Hébreux a été reçuepar l'Église de Rome, sans jamais y avoir soulevé l'enthousiasme.Cette explication s'impose d'ailleurs pratiquement devant l'atti-tude de Rome à l'égard du statut canonique de l'Épître. Mêmesi elle n'est attestée à Alexandrie et en Orient que près d'un siècleaprès Rome, elle a été relativement vite reçue comme canoniqueen Orient et attribuée à Paul. Rome n'a jamais suggéré qu'elleétait de Paul; en fait, dans le temps même où Alexandriel'attribuait à Paul, le canon de Muratori et le presbytre romainGaiusll niaient explicitement ou implicitement cette attribution.En 380 encore, un bon témoin du sentiment romain commel'Ambrosiaster commentera treize lettres de Paul, mais pasl'Épître aux Hébreux. Cela indique, je crois, que Rome, premièredestinataire de l Épître, savait qu'elle n'était pas de Paul et quece souvenir a laissé sa marque. L'auteur est un notable chrétiende la seconde génération (He 2, 3) et ses destinataires romainsle respectaient comme tel, mais il n'avait pas l'autorité d'un

53. Pour certains, Barnabé (écrit, pense-t-on, à Alexandrie vers 130) connais-sait Hébreux (voir SPicQ, Hébreux, 1, 169); mais l'ouvrage oxonien cité à lan. précédente accorde à cette hypothèse peu de probabilité. E PR[GENT, Épîtrede Barnabé (SC 172; Paris, Cerf, 1971), situerait, avec R. Kraft, Barnabé enSvrie-Palestine plutôt qu'à Alexandrie et il l'attribue à des milieux hellénistes.Si l'auteur a connu l'Épître aux Hébreux, cette attribution renforce l'idéequ'Hébreux provient d'un milieu helléniste.

54. Je relèverai au chapitre suivant les différences notables en 1 Clément etl'Épure aux Hébreux dans l'appréciation du culte lévitique. Hermas est moinsrigoureux qu'Hébreux sur la question du pardon après le baptême, même s'ilcombat He 4, 4-6 (Vision 2, 2-q; Similitude 9, 26-6). Quand Calliste de Romeétendra encore davantage la pratique du pardon quelque cinquante ans plustard, ce sera en partie parce qu'il ne considérera pas que l Épître aux Hébreux

le caractère contraignant des Écritures.55. L'attitude de Gains envers l'Épître aux Hébreux appuie l'idée qu'Hé-

breux, comme Jean, sont des exemples d'un christianisme plus radical (hellé-niste). C'est de Gains qu'est venu le dernier sursaut de résistance à la réceptiondu quatrième évangile dans l Église romaine; voir R.E. BROWN, la COmmIA-nauié du disciple bien-aimé, 163.

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apôtre. L'attitude de Rome à l'égard de la canonicité et, dés lors,de l'autorité des écrits chrétiens était fonction de l'origine aposto-lique qui leur était reconnue% (attitude compréhensible de la partd'une Église qui s'enorgueillissait de ses deux « colonnes » apos-toliques, Pierre et Paul) ; donc, l'Épître aux Hébreux ne faisaitpas partie des Écritures selon le critère romain. C'est seulementquand se fut imposée (vers 400) l'opinion qui lui reconnaissaitune origine paulinienne que Rome consentit à l'accepter commela quatorzième épître de l'apôtre.

La théorie selon laquelle l'Épître aux Hébreux était adresséeà l'Église de Rome trouvera une ultime vérification si l'on peutlui assigner sa place dans un tableau composé à partir d'ouvragesplus sûrement romains. Après un bref exposé sur la question dela date de l'Épître aux Hébreux, je m'efforcerai d'interpréter cetouvrage en fonction de l'arrière-plan romain. Mais avant mêmed'en venir à cette étape décisive, je voudrais déjà conclure àpropos des matériaux présentés ci-dessus, que la théorie qui enrend le mieux compte est celle qui voit dans Rome la destinataired'Hébreux.

3. Date. Il n'y a pas grand enthousiasme parmi les spécialistespour dater l'Épître avant le dernier tiers du 1°' siècle. He 13, 5suppose une Église déjà bien constituée, dans laquelle il y a desproblèmes financiers. En 2, 3, il est clair que l'auteur et lesdestinataires appartiennent à la seconde génération de fidèles duChrist qui a été « attesté pour nous par ceux qui l'ont entendu ».En fait, 13, 7 suggère que « ceux qui vous ont apporté la Parolede Dieu » sont déjà morts depuis assez longtemps pour que leurfoi soit à présent objet d'imitation. « Jésus-Christ est le mêmehier, aujourd'hui, et pour toujours » (13, 8) est une formule quin'a de sens que si « hier » désigne un passé suffisamment éloignépour qu'il faille souligner, depuis ce temps, la continuité et lapersévérance. En 10, 32, l'auteur plaide: « Souvenez-vous de vosdébuts: à peine aviez-vous reçu la lumière que vous avez enduréun lourd et douloureux combat. » Il est vrai que dans l'Épîtrela description des persécutions est trop générale pour permettrel'identification avec un exil précis ou des brimades subies sousClaude ou sous Néron. Mais ce qui est dit de la rigueur des

56. SPicQ, Hébreux, 1, 188-189.

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souffrances passées, surtout si l'on voit en 13, 7 une allusion aumartyre, s'accorde mal avec la période qui a précédé la fin desannées soixante". Compte tenu de tout cela et de ce que

Clément cite (vers 96) fÉpître aux Hébreux, il est raisonnablede placer la composition de l'Épître entre 65 et 95.

On s'est servi, pour essayer de préciser encore cette date, desdescriptions cultuelles dont l'Épître est parsemée ; deux points ontplus particulièrement été retenus en faveur d'une date antérieureà la destruction du Temple de Jérusalem, en août 70: 1) L'emploide verbes au présent pourrait donner l'impression que l'offrandedes sacrifices lévitiques se fait toujours; par exemple, en 8, 4:« Il y a des prêtres qui offrent les dons conformément à la Loi » ;9, 6-7: « Les prêtres, pour accomplir leur service, entrent en touttemps dans la première tente; mais dans la seconde, une seulefois par an, seul entre le grand prêtre » ; 10, 1-2: « La Loi està jamais incapable, malgré les sacrifices, toujours les mêmes,offerts chaque année indéfiniment, de mener à l'accomplissementceux qui viennent y prendre part; sinon, n'aurait-on pas cesséde les offrir?» 2) Dans un ouvrage qui souligne qu'une alliancenouvelle a remplacé l'ancienne, devenue caduque (8, 13), il n'ya pas la moindre allusion à la destruction du Temples", faitpourtant bien susceptible d'étayer son raisonnement. Je pense quele premier point n'est pas décisif. Vingt-cinq ans après la destruc-tion du Temple, dans le Contre Apion (2. 77) Josèphe écrit auprésent à propos du culte: « Nous faisons sans cesse des sacrificespour eux (l'empereur et le peuple romain). » Un quart de siècleaussi après la destruction du Temple, la Première Épître deClément (40, 45) dit: « Ceux qui présentent leurs offrandes auxtemps marqués sont agréés et heureux... car au grand prêtre ontété dévolues des fonctions qui lui sont particulières », - et cet

57. Si l'Épître aux Hébreux avait été adressée à Rome quand Pierre et Pauly étaient encore en vie, le silence à leur endroit alors que Timothée est nomméserait bien étrange. EDMUNDSON, Church, 140, prétend, sans grandes raisons,que He 10, 33 «vous avez été donnés en spectacle sous les injures et lespersécutions», est une allusion à l'horrible traitement infligé par Néron auxchrétiens qui, selon Tacite, furent transformés en torches vivantes dans lesj ardins du Vatican. Guère plus solide, l'opinion du même Edmundson (Church,

1 53) selon laquelle He 6, 6, « ils crucifient encore le Fils de Dieu n, serait l'échode la légende du Quo vadis? (Pierre rencontre Jésus qui se rend à Rome poury être crucifié une seconde fois).

58. Certains voient en He 13, 14, « Nous n'avons pas ici bas de cité durable »,une allusion à la destruction de Jérusalem.

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emploi du présent est d'autant plus remarquable que cet ouvrageillustre l'état d'esprit de l'Église de Rome. Les documents de laMichna, plus récents d'un siècle ou davantage, décrivent lessacrifices et la tâche des prêtres dans le plus petit détail, commesi le culte s'exerçait toujours. Il est clair que dans ces ouvragesl'emploi du présent répond à un idéal, à savoir la permanenced'usages rituels censés garder une valeur intemporelle. Et c'estbien à cette valeur-là que s'en prend l'Épître aux Hébreux, quila déclare caduque. C'est se méprendre sur ses intentions que depenser que l'auteur aurait dû faire appel à la destruction duTemple de Jérusalem si celle-ci avait déjà eu lieu. Les sacrificesavaient cessé, quand les Babyloniens avaient détruit le premiertemple, mais ils avaient repris soixante-dix ans plus tard, une foisbâti le second temple: pour beaucoup maintenant, il fallaits'attendre à semblable reprise après la destruction du secondtemple. L'Épître aux Hébreux déclare que, si les observancescultuelles n'ont plus de valeur, ce n'est pas parce que le Templede Jérusalem a été détruit (fargument ramènerait alors la ques-tion au plan temporel et temporaire), mais bien parce que leChrist les a remplacés définitivement. Cette idée se rattache chezl'auteur, à ce qu'il dit du Tabernacle plutôt qu'à ce qu'il dit duTemple, nous aurons à y revenir.

Si donc il n'y avait pas de raison pour que l'auteur fassemention de la destruction du Temple, il n'y a rien à mon sensqui oblige à dater l'Épître d'avant 70; dans l'ensemble, tout militeen faveur de l'idée que l'Épître aux Hébreux a été envoyée àl'Église de Rome entre 75 et 90. Il reste toutefois, pour rendrecette thèse plausible, à voir si le message de l i.pitre représentebien une mise au point des idées reçues dans l'Église romaine dansle dernier tiers du siècle, telles qu'on a pu les reconstituer dansles chapitres précédents.

Le message de lÉpître aux Hébreux aux chrétiens de Rome

Rien ne montre que les Juifs de Rome aient jamais apportéune aide appréciable au soulèvement de la Judée dans les annéessoixante ni qu'ils aient causé du trouble à Rome même. Maisla chute de Jérusalem et la destruction du Temple les ontsûrement affectés. Ils ont dû assister au défilé triomphal qui

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marquait le retour de Titus et au cours duquel on a fait paradedes vases liturgiques sacrés du Temple (Josèphe, Guerre, 7. 5. 3-6, § 118-157). La longueur de la campagne de Judée avait misRome dans l'embarras, la puissance militaire de l'Empire s'étaitembourbée dans la mise au pas de cette province secondaire, etla propagande impériale avait besoin de souligner le caractèreabsolu de sa victoire. Bien des années plus tard (jusque sous lerègne de Domitien), on frappait encore des pièces de monnaiecommémorant la défaite juive (Judaea capta), si bien que les Juifsavaient, dans les transactions quotidiennes, de quoi leur rappelerleur humiliation. En 80, sur la fin de la vie de Titus, on acheva,à l'une des extrémités du forum romain, le grand arc qui porteson nom: on peut encore y voir représentée l'arrivée à Rome dubutin pris à Jérusalem et au Temple. Les Juifs, qui avaient payéjusqu'alors une taxe pour l'entretien de ce temple, étaient désor-mais soumis à une « taxe juive » spéciale destinée à l'entretien dutemple de Jupiter capitolin à Rome, - de quoi leur rappeler sansménagement à quel dieu et à quel pays revenait la victoire.

En dépit de la parade romaine, il a pu y avoir des Juifs à Romepour entretenir l'espoir que le Temple finirait par être rebâti àJérusalem: certains Juifs orthodoxes attendent aujourd'huiencore le troisième temple'9 . Les apocalypses juives du temps(IV Esdras, II Baruch) suggèrent l'analogie avec la chute deJérusalem aux mains des Babyloniens. Le fait que le Temple aitété ensuite rebâti est peut-être à l'origine de la demande contenuedans la forme la plus ancienne de la prière dite Chemoné esré,composée vers cette époque: « Prends en pitié, ô Seigneur notreDieu... Jérusalem, ta cité et Sion, là où demeure ta gloire, et tonTemple, où tu habites. » Quel effet aura eu la parade romainesur les chrétiens de Rome si, comme j'ai essayé de le montrer,Juifs ou paiens de naissance, ils étaient dans leur majorité trèsmarqués par Jérusalem, où leurs ancêtres spirituels avaient suassocier la fidélité au Temple et la foi en Jésus (Ac 2, 46 ; 5, 42 ;21, 23-26) ? Beaucoup de spécialistes semblent tenir pour certainque tous les chrétiens se seront réjouis de la chute du Templede Jérusalem, y voyant un jugement divin, et en seront venus

59. Il n'est pas impossible qu'un culte ait continué sous une certaine formedans les mines du Temple: K.W. CLARK, dans NTS 6 (1959-1960), 269-280et cela montre quelle était la force de l'espérance lévitique (c'est un élémentclef de ma démonstration).

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aisément à nier la nécessité d'un heu saint spécifique sur terre.Je prétends qu'une attitude aussi radicale n'est clairement attestéeque dans un petit nombre d'ouvrages du Nouveau Testament, àsavoir ceux qui caractérisent les hellénistes (le groupe 4 del'introduction, plus haut, p. 23). Elle ne s'imposait nullement àdes chrétiens plus conservateurs, qui pouvaient logiquements'attendre à voir le Temple de Jérusalem remplacé par unnouveau sanctuaire terrestre de caractère spécifiquement chrétien.L'idée d'un remplacement visible du culte, des sacrifices et dusacerdoce juifs lévitiques devait paraître particulièrement sédui-sante à Rome où le culte païen bien visible, avec son pontifexmaximus et son temple de Jupiter capitolin, semblait se poseren rival de substitution après la victoire romaine sur Jérusalem.Après tout, les chrétiens connaissaient une tradition selon laquelleJésus détruit le Temple de Jérusalem et en bâtit « un autre ». Ladiversité des interprétations néo-testamentaires sur cet « autre »~montre qu'il n'y avait pas unanimité pour l'entendre d'un rem-placement, visible ou d'une autre sorte, d'une continuation aprèspurification, ou d'une différence radicale.

En me fondant sur l'Épître aux Hébreux, je voudrais suggérerqu'il a pu y avoir chez des chrétiens conservateurs, Juifs et païens,l'idée que le Temple de Jérusalem serait remplacé par quelquechose de visible et de purifié qui le continuerait. Il ne fait pasde doute que la sortie d'Égypte et le séjour au désert ont jouéun rôle dans la conscience que les premiers chrétiens ont prised'eux-mêmes, en particulier pour l'Église de Jérusalem décritedans les Actes. Israël était devenu le Peuple de l'Alliance avecDieu au cours de cette expérience du désert centrée autour duSinaï; à présent, Dieu renouvelait son Alliance par le Christ. Safaçon de faire avec Israël éclairait sa façon de faire avec l'Église.La scène de la Pentecôte, en Ac 2, 1-12, n'est pleinementintelligible que sur l'arrière-fond du don par Dieu de l'Allianceau Sinaï (tel était, pour beaucoup de Juifs, le sens de la fête de

60. D'après Jn 2, 19-22, Jésus parlait de son propre corps, mais les disciplesn'ont saisi cela que plus tard. Me 14, 58 (qui, complication supplémentaire,met cela sur les lèvres de faux témoins) rapporte ce propos sous une formequi comporte les expressions «fait de main d'homme », « non fait de maind'homme », montrant que le Temple matériel doit être remplacé par une sortede Temple spirituel (fEglise?). Mt 26, 61 présente le propos sous la formemodale qui n'implique pas nécessairement une réalisation: «Je peux détruirele Temple de Dieu et le rebâtir en trois jours.»

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la Pentecôte en référence à l'histoire du salut"). La mise encommun des biens dans l'Église de Jérusalem et le partage auxnécessiteux reflètent l'idéal du désert selon Dt 15, 4: il ne doitpas y avoir de pauvres en Israël. Même la désignation « Église »(ekklésia) fait écho à Dt 23, 3, 8 où la Septante rend ainsi«l'assemblée du Seigneur» au désert. On a souvent noté lesparallèles entre la communauté chrétienne de Jérusalem et lacommunauté des manuscrits de la mer Morte (Qumrân). Ils sontcompréhensibles: chacune de ces deux communautés se regardaitcomme l'Israël renouvelé par l'Alliance de Dieu, chacune semodelait sur l'Israël primitif du temps de l'Alliance au Sinai6z.

Or, dans l'intention de montrer que la mentalité de l'Église deRome tenait de celle de l'Église de Jérusalem, j'ai indiqué plushaut (p. 170) que la présentation des données essentielles duchristianisme en 1 Pierre (reflet de la pensée de l'Église de Rome)était fortement influencée par les antécédents vétéro-testamen-laires de l'Exode, de l'errance au désert, et de la Terre promise.Après la destruction du Temple de Jérusalem, les chrétiens decette Église ne devaient-ils pas penser que le Temple allait êtreremplacé par un retour au culte lévitique sacrificiel du désert,culte qui ne serait plus lié à un édifice situé à Jérusalem et qui,dès lors, conviendrait bien à l'Israël spirituel de la diaspora; unculte lévitique débarrassé du poids corrupteur de la richesse etde la splendeur et, dès lors, plus adapté à un peuple de pèlerins ?

61. Voir B. NOACtc, « The Day of Pentecost in Jubilees, Qumran, and Acts »,dans Annual of the Swedish Theological Imtitute I (1962), 73-95. Le vent etl e feu reproduisent les éléments de l'orage qui ont entouré la manifestation deDieu au Sinaï (Ex 19, 16-19). Les langues de feu font écho à certaines réflexionsmidrashiques sur Ex 20, 18-19 où la voix de Dieu parvient au peuple à distance.philon de deculogo 32: « Une voix résonna avec le feu qui venait du ciel,remplissant tout de feu; et les flammes se changèrent en voix articulées quilurent confiées aux auditeurs. »

62. Y. Yadin et C. Spicq suggèrent que l'Épître aux Hébreux s'adressait àdes esséniens de Qumrân convertis au christianisme et qui se seraient trouvésvu danger de rechute (sur les parallèles entre l'Épître et les manuscrits de lainer Morte, voir EC. FENSHAM, Neotestamentica 5 (1971), 9-21). Je crois plutôtqu'elle s'adressait à des chrétiens dont l'attitude à l'égard du culte était en partiecelle des esséniens de Qumrân. Ces derniers se sont séparés du Temple parceque celui-ci était devenu imparfait par suite d'une modification de calendrieret par défaut de pureté dans la lignée sacerdotale. Ces chrétiens vivaient à une,poque où le Temple n'existait plus et leur attitude à son endroit se modelait,or la parole de Jésus disant qu'il pouvait/voulait le détruire et en bâtir unautre. Il semble que les esséniens aient pratiqué un culte sur leur site monastique; iu désert, y voyant peut-être le renouveau du culte du Tabernacle.

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Souvenons-nous que d'après Ac 6, 7, « un grand nombre deprêtres » de Jérusalem accueillirent la foi au Christ: il est possiblequ'une partie de cet héritage lévitique se soit retrouvé dans lacommunauté chrétienne de Rome. En d'autres termes, je medemande si la chrétienté judéo-païenne de Rome n'aurait pas étéattirée par quelque chose qui tiendrait le milieu entre le Templede Jérusalem et «le culte en esprit et en vérité » (s'il est permisd'appliquer l'expression de Jn 4, 24 à l'alternative hellénisteradicale), - exactement comme on peut penser que la chrétientéromaine était attirée par quelque chose qui tiendrait le milieuentre l'obligation de la circoncision et le rejet pur et simple dela Loi. Je ne dis pas qu'on allait jusqu'à l'idée d'un véritabletabernacle, mais le mot « Tabernacle », qui incarne le culte dudésert, ne s'applique pas mal à cette théologie du juste milieu pource qui est de la continuation chrétienne, visible, purifiée, du cultelévitique, désormais non plus localisé dans le Temple de Jérusa-lem.

C'est pour rectifier de telles espérances, et en admettant qu'ellesaient existé (et je ne dis rien de plus: c'est une possibilité), qu'auraété rédigée l'Épître aux Hébreux. Représentant la « gauche »radicale (helléniste) sur l'éventail du christianisme, la conclusionde l'Épître (13, 14) : « Nous n'avons pas ici-bas de cité perma-nente, mais nous sommes à la recherche de la cité future », està peu près identique à la promesse de Jn 4, 21 : « L'heure vientoù ce n'est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vousadorerez le Père. » à partir d'une connaissance livresque del'antique culte israélite, l'auteur de l'Épître aux Hébreux a modelél'image de Jésus grand prêtre dont le sacrifice sur la croix etl'intercession dans le ciel sont plus efficaces que ne pouvait l'êtrele culte d'un sanctuaire terrestre. Le seul véritable Tabernacle està présent au ciel (8, 1-2 ; 9, 24) ; le sacerdoce et la Loi ont tousdeux été modifiés (7, 12) ; la nouvelle alliance rend l'anciennecaduque et près de disparaître (8, 13).

Si cette interprétation a quelque valeur, l'Épître aux Romainset l'Épître aux Hébreux, écrites toutes deux à llÉglise de Romeà une vingtaine d'années d'intervalle, présentent un contrastesaisissant". Paul écrit vers la fin des années cinquante à une

63. Ixs indices à notre disposition ne suffisent pas pour affirmer que l'auteurde l'Épître aux Hébreux connaissait l'Épître aux Romains. He 10, 30a ne citepas Dt 32, 35 selon la LXX (comme l'auteur en a coutume), mais à la façon

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communauté chrétienne d'un conservatisme modéré pour l'assu-rer qu'il n'est pas, lui Paul, un radical (un helléniste) et qu'il estsensible à certains des privilèges héréditaires d'Israël. Lipître auxHébreux s'adresse à la même communauté, saisie qu'elle est entout ou en partie par la nostalgie pour l'héritage d'Israël -probablement parce que la destruction du Temple de Jérusalemsemblait ouvrir la voie aux chrétiens pour s'approprier cethéritage. Cette épître est un traité helléniste sans complexe,considérablement plus radical que ne l'était Paul à l'égard del'héritage juif. Spicq (Hébreux, 1, 234) a prétendu que l Épîtren'a pas pu être adressée à Rome parce que Paul avait loué lesRomains pour leur foi (1, 8) alors qu'Hébreux affirme que sesdestinataires, qui auraient dû être des maîtres, en sont encoreà apprendre les premiers rudiments de la Parole de Dieu (5, 12).Spicq n'a pas vu que des appréciations aussi différentes portéessur les chrétiens de Rome s'expliquent par le fait que Paul etl'auteur d'Hébreux n'appartiennent pas au même courant depensée 65

On a souvent dit que PÉpître aux Hébreux cherchait àdissuader des chrétiens de se laisser aller au découragement, derevenir au judaïsme, d'apostasier ainsi la foi au Christ; d'autresont fait remarquer que le vrai danger perçu ici n'est ni ladéfaillance ni l'apostasies. On a intelligemment proposé de voir

de Rm 12, 19. He 10, 38 cite Ha 2, 4 (le juste vit par la foi) de la même façonque Rut 1, 17; mais Romains et Hébreux ne semblent pas comprendre de lamême façon la foi/fidélité dans ce passage d'Habacuc. Les rapports entre lesdeux épîtres sont peut-être dus davantage à la stabilité de la communautéromaine qu'à une dépendance littéraire (voir ELLIOTr, Home, 163).

64. La Première Épure de Pierre est un enseignement de l'Église de Romeaux chrétiens d'origine païenne d'Asie Mineure septentrionale. Ignace auxRomains 3, 1, loue l ~glise de Rome pour avoir « enseigné les autres ». L'Épîtreaux Hébreux s'en prend peut-être à cette pratique et à cette réputation.

65. Dans l'introduction, j'ai vu en Paul un représentant (de gauche) du groupe3, et dans l'Épître aux Hébreux un représentant du groupe 4. L'un et l'autrese situent « à gauche » du courant majoritaire dans le christianisme romain, quele range dans le groupe 2. Qu'il soit bien entendu une fois encore que cesclassifications pèchent par excès de simplification et ne rendent pas pleinejustice;I toutes les nuances subtiles des différentes positions.

66. On emploie parfois le terme « apostasier » pour rendre le « retomber »de 6, 6, mais le mot grec n'implique pas nécessairement l'idée de retour à unereligion antérieure. En tout cas, il peu s'agir ici d'une hyperbole. Voirf. ANDRIE$SEN, a La communauté des "Hébreux" était-elle tombée dans lerelâchement? », dans Nouvelle Revue théologique 96 (1974), 1054-1066.

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dans le penchant combattu ici un attrait non pour le judaïsme,mais pour une forme plus conservatrice de judéo-christianisme 67.Peut-être vaudrait-il mieux parler d'une tendance à resserrer lesliens avec les valeurs cultuelles juives", et, ce qui va de pair, àinsérer Jésus dans un schéma ininterrompu de l'histoire du salut,à la suite des anges et de Moïse comme révélateur de la volontéde Dieu. L'Épître aux Hébreux raisonne avec insistance à partirdes Écritures juives (s'adressant, évidemment, à des gens pour quices Écritures sont primordiales) : comme Fils de Dieu, Jésusrompt le schéma, car il est au-dessus des anges, qui ont donnéla Loi, et au-dessus de Moise. Certes, il était totalement homme,en tout comme nous sauf le péché (4, 15), mais il a rendu inutilestous les sacrifices, le sacerdoce lévitique et le Saint des Saintsterrestre. « Par une offrande unique il a mené pour toujours àl'accomplissement ceux qu'il sanctifie » (10, 14). Il est un grandprêtre saint, sans reproche, sans tache, exalté au-dessus des cieux,et qui demeure pour toujours (7, 24-26). L'auteur de l'Épître nese contente pas ici de défendre le statu quo contre un mouvement« en amère » ; il veut éloigner ses destinataires de leur adhésionau judaïsme, qu'il compare à des premiers rudiments (5, 11 ;6, 1). L'ordre ancien, qui est le culte juif, a été aboli pour faireplace à l'ordre nouveau de la volonté de Dieu (10, 9). Alors quel'image d'Israël au désert a fixé les limites de la discussion, lÉpîtrese termine sur un cri retentissant : « Sortons du camp ! » (13, 13).Alors que la chute de Jérusalem engendre la nostalgie, il affirme« Nous n'avons pas de cité permanente ici-bas » (13, 14).

L'auteur de lipître aux Hébreux déploie une grande habiletéoratoire et fait preuve de diplomatie. Il engage les « frères »,auxquels il s'adresse, à supporter la brève « parole d'exhortation »qu'il leur a écrite (13, 22). Quand Paul se bat en Galatie contreun christianisme judéo-païen ultra-conservateur, il se montreemporté et dur à l'égard de ces « fous » auxquels il s'adresse

67. DAHMS, « Readers ». L Épître aux Hébreux n'insiste pas sur le problèmede la circoncision: dans les termes employés dans notre introduction, lemouvement redouté ne serait donc pas le passage du groupe 2 au groupe I(ci-dessus, n. 65), mais vers l'extrême droite du groupe 2.

68. Noter He 13, 9-10: « Ne vous laissez pas égarer par toutes sortes dedoctrines étrangères... nous avons un autel (céleste) dont les desservants de laTente n'ont pas le droit de tirer leur nourriture. » II serait singulier de décrireainsi les Juifs non chrétiens dans leur ensemble, car on ne peut dire d'eux qu'ilsdesservent une Tente qui n'existait plus depuis des siècles. « Desservir la Tente upourrait désigner l'attitude à l'endroit du culte, d'un groupe séparé du Temple.

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(lia 3, 1) et il dénonce la circoncision comme dépourvue de toutevaleur (lia 5, 2-5). Mais après avoir argumenté avec vigueurcontre une fondation sur des eeuvres mortes (6, 1), l'auteur del'Épître aux Hébreux prend un ton conciliant: « Quant à vous,bien-aimés, nous sommes convaincus, tout en parlant ainsi, quevous êtes du bon côté, celui du salut » (6, 9). Sa pensée est souventplus radicale que celle de Paul quand il s'agit de l'abolition del'alliance ancienne et de son remplacement; mais il reconnaît àcelle-ci sa valeur et n'assimile pas ce qu'il combat à un péché,une malédiction, une contrainte (opposer à cela Ga 2, 10-3, 26)".II raisonne en termes d'un ministère plus excellent et d'unealliance fondée sur des promesses meilleures (8, 6). Le sang desanimaux sacrifiés procurait bien une purification temporaire,mais combien plus le sang du Christ (9, 13-14). L'Épître consacreun chapitre entier à l'éloge des « anciens » d'Israël, mais commecroyants en la promesse qu'ils ne pouvaient voir encore réalisée?°,à savoir ce « mieux » que Dieu réservait aux chrétiens (11, 2 ;39-40). La diplomatie de l'auteur se révèle encore quand ilreconnaît l'existence de l'amour fraternel dans l'Église à laquelleil s'adresse et demande que cet amour continue (13, 1) et quandil montre de la déférence pour ses « chefs» (13, 7, 17), - thèmesdont nous avons vu plus haut (p. 184-185) qu'ils étaient familiersà l'Église de Rome.

Cette finesse dans le procédé peut expliquer le destin de IÉpîtreaux Hébreux à Rome. Elle ne s'y imposa jamais?', mais elle nefut jamais ouvertement rejetée. II faut plutôt dire que lÉglise deRome l'a « apprivoisée », comme nous le verrons à propos de1 Clément; et il en résulta finalement à Rome un attachementau culte lévitique plus grand que ce qu'aurait souhaité l Épîtreaux Hébreux. Spicq (Hébreux, 1, 224), a suggéré que l'Épître étaitdestinée à un groupe particulier à l'intérieur de lÉglise (H s'appuieen partie pour cela sur He 10, 25, qui critique ceux qui négligent

69. Spicq ( Hébreux, 1, 150), relève que l Épître utilise les antithèses type/ an-titype et ombre/réalité, mais non les antithèses pauliniennes: Loi/Évangile,lettre/ esprit, esclave/ libre, péché/grâce, malédiction bénédiction.

70. Dans (éloge de Moise homme de foi, He l i, 23-29 ne mentionne pasqu'il a reçu l'alliance; et plus loin, 12, I8-22, on oppose l'expérience terrifiantedu Sinaï à la festivité de Sion dans la Jérusalem céleste.

71. Voir plus haut, n.54. Nous ignorons si le courant chrétien majoritaireà Rome aura conservé certaines des lois diététiques juives comme l'avaient faitles chrétiens de Jérusalem autour de Jacques, mais He 13, 9 montre un certaindédain pour ces observances.

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de venir aux assemblées communes). Il est, en effet, tentant depenser que ce n'est pas l Église romaine tout entière qui manifes-tait une estime ultra-conservatrice pour le culte lévitique, maisseulement un groupe particulier. L'idée de Glaze est fascinanteil s'agirait d'un groupe encore affilié à une Synagogue juive (plushaut, note 41 de ce chapitre). Il est donc possible, même si lasolution radicale proposée par l'Épître ne pouvait être acceptéeà Rome, que l'Épître y ait été respectée parce que la portion laplus modérée de l'Église repoussait elle aussi la nostalgie ultra-conservatrice à l'égard du culte lévitique.

Écrite, elle aussi, après la chute de Jérusalem, 1 Pierre montrel'attitude des conservateurs modérés à l'égard des réalités cul-tuelles. Les auteurs de ces deux ouvrages peuvent s'entendre surce que les chrétiens offrent à Dieu un sacrifice par le Christ(« sacrifice spirituel » en 1 P 2, 5 ; « sacrifice de louange» enHe 13, 15). Mais l'auteur de 1 Pierre, à la différence de celui del'Épître aux Hébreux, n'élimine pas purement et simplement toutautre sacerdoce que celui du Christ: il parle des chrétiens commed'un sacerdoce saint, ou royal (2, 5, 9). A la différence de l'Épîtreaux Hébreux, il ne renonce pas à tout sanctuaire terrestre: il parledes chrétiens comme édifiés en une maison spirituelle (2, 5).Elliott (Home, 99, 129), fait remarquer à juste titre que si 1 Pierreet Hébreux partagent les mêmes préoccupations, 1 Pierre nerenvoie pas directement à une patrie céleste, mais parle desréalités de ce monde". C'est ainsi qu'on a i dans 1 Pierre, lacontinuation spiritualisée des réalités lévitiques (comme c'était lecas dans l'Épître de Paul aux Romains, voir plus haut, p. 175-176) au lieu du remplacement hors de ce monde prôné par l'Épîtreaux Hébreux. A ceux qui avaient la nostalgie de la poursuitematérielle du culte, 1 Pierre aurait donc répondu d'une manièremoins résolument antithétique, comme il convenait à une tradi-tion drÉglise si fortement attachée à l'héritage juif.

72. Les similitudes entre les deux ouvrages viennent de ce que l'un et l'autres'occupent de questions relatives à la vie et aux traditions de l'Église romaine;voir plus haut, p. 184-185, à propos des chefs de l Église, de l'amour et del'hospitalité. Cependant, en affirmant qu'il n'y a pas dépendance littéraire nivéritable parallélisme d'idées, Spicq, (Hébreux, 1, 139-144) a sûrement raisoncontre von Soden, Selwyn (First Epistle, 463-466) et T.E.S. FERRIS, e AComparison of St. Peter and Hebrews v, dans Church Quarterly Review 111(1930-1931), 123-127.

CHAPITRE IV

L'ÉGLISE DE ROMEAU DÉBUT

DE LA TROISIÈME GÉNÉRATIONCHRÉTIENNE (96; 1 Clément)

Les chapitres précédents étaient consacrés à l'Épître auxRomains, à la Première Épître de Pierre et à l'Épître auxHébreux. Nous en venons à un ouvrage rédigé à Rome, et peut-être même au courant des idées essentielles contenues dans lestrois précédents ouvrages. Toutefois, I Clément ne se contentepas de répéter: elle reformule l'héritage cultuel juif et présente,sur l'organisation de l'Église, un point de vue spécifiquementromain qui va imprimer leur orientation aux structures hiérar-chiques pour les siècles à venir'. Écrite dans les années quatre-vingt-dix, elle marque la fin de cette période de quarante ans (àpartir de l'Épître aux Romains dans le début des années cin-quante) que j'ai retenue pour l'étude des origines de l~Église

1. Pour tout ce qui concerne 1 Clément, voir FUELLENBACH, Ecclesiastical,véritable encyclopédie des opinions émises, avec une vaste bibliographie.

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romaine à l'époque néo-testamentaire. 1 Clément constitue doncune dernière vérification du diagnostic que j'ai avance touchantle caractère modéré du christianisme romain constitué de Juifset de païens.

Date, auteur, circonstances

Comme on l'a vu plus haut (p. 159-162), 1 Clément 5-6 citeles épreuves de Pierre et de Paul comme déjà l'exemple du « zèlejaloux » entre chrétiens, aboutissant à la persécution et à la mort.Clairement, l'auteur rappelle à ses lecteurs ce que fut la carrièrede ces deux « colonnes » de l Église, comme aux chapitres 42 et44 il parle des apôtres comme d'une génération passée. Il écritdonc un certain temps après les martyres du milieu des annéessoixante. De même, il qualifie l Église de Corinthe (fondée vers50) d'« antique » (47, 6). Cependant, il dit que Pierre et Paul ontcombattu dans des temps «tout proches de nous » (5, I) et quela multitude des martyres sous Néron ont souffert « parmi nous »il ne semble donc pas possible de retenir une date postérieure deplusieurs générations (jusque dans le II= siècle)'. On admet géné-ralement que la référence initiale (1, 1), « aux malheurs et auxcalamités qui nous sont survenus subitement coup sur coup »,rappelle la persécution subie par des chrétiens dans les dernièresannées de l'empereur Domitien (81-96)', persécution à laquellesemble faire allusion aussi le livre de l'Apocalypse quand il appelleRome une prostituée « saoûle du sang des saints et du sang desmartyrs de Jésus » (Ap 17, 6). Pour toutes ces raisons, lesspécialistes datent 1 Clément vers 96, juste après la fin de lapersécution.

2. Lorsqu'en 109-117 Ignace dit des Romains qu'ils ont enseigné les autres( Rm 3,1), il fait peut-être allusion aussi bien à 1 Clément qu'à 1 Pierre.

3. Les calamités mentionnées en 1,1 et responsables du retard de la lettre,semblent plus proches dans le temps de Clément que de la mort de Pierre etde celle de Paul, rapportées par lui au chap. 5 (ci-dessus, n. 41 du chap. Ii, IIIpart.). Il est probable que Clément fait allusion aux persécutions sporadiquesd'après 93, quand Domitien se montra de plus en plus intolérant devant toutce qui lui semblait représenter une menace pour son autorité. Voir les référencesà la n. 41 du chap. II, II° part. ci-dessus.

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C'est un ouvrage de la troisième « génération » chrétienne.L'auteur n'est sûrement pas un apôtre et il ne paraît pas non plusêtre un de ces disciples des apôtres qui se sentaient encore assezproches d'eux pour écrire en leur nom. On est passé de la périodesub-apostolique, qui a vu paraître I Pierre et les Pastoralespauliniennes, à la pleine période post-apostolique de la troisièmegénération: désormais, une communauté, un auteur, ne peuventplus se réclamer que de leur propre autorité, en revendiquant toutau plus la succession apostolique". 1 Clément est envoyée depuis« l'Église de Dieu en séjour à Rome»' mais l'auteur ne se nommenulle part. Le Pasteur d'Hermas, écrit à Rome (en partie entre100 et 120), mentionne un Clément (Visions 2. 4. 3) dont la tâcheétait de faire parvenir aux autres villes les écrits appartenant àson Église. Denys, évêque de Corinthe (l'Église destinataire de1 Clément), écrivant à Rome vers 170, parle de la lettre « qui nousa été envoyée autrefois par Clément » (Eusèbe, Histoire ecclésias-tique, 4. 23. 11). Dix ans plus tard, Irénée écrit (Adverseshaereses, 3. 3. 3) : « A l'époque de Clément... lÉglise de Romeenvoya aux Corinthiens une lettre vigoureuse. » Ces témoignagesprovenant de sources diverses, de lieux où l'auteur pouvait êtreconnu, ont pratiquement convaincu tout le monde que c'est belet bien Clément qui a écrit cette lettre, même s'il l'a fait « au nomde l'Église de Rome » (Eusèbe, Histoire, 3. 16).

Qui était Clément? Vers 95, un noble personnage, Titus FlaviusClemens, consul, neveu de Vespasien, cousin de Domitien et, parconséquent, le père des héritiers présomptifs de Domitien, fut misà mort pour indolence et/ ou athéisme'. Il faut se rappeler quel'athéisme est une accusation souvent portée contre les Juifs et

4. Les remarques qui précédent ont un caractère général. Le recours pseu-donymique à l'autorité des apôtres s'est poursuivi durant des siècles; mais, àmon avis, tous les ouvrages pseudonymiques reçus par l'Élise comme Écriturescanoniques appartiennent, à l'exception de la Seconde pitre de Pierre, à lapériode sub-apostolique, le dernier tiers du t•• siècle.

5. Plus haut, n. 24, II° chap. de cette partie, j'ai rejeté l'idée que Paul n'auraitpas considéré la communauté romaine comme une Église. L'idée de a résidence »(paroikein), commune avec 1 Pierre, désigne à Rome le statut légal de ceuxqui ne sont pas vraiment chez eux (ELLIOTT, Home, 24 s.). Elle peut provenirde l'origine jérusalémite de l'Église romaine: tous ceux qui vivaient hors dePalestine étaient résidents dans une diaspora.

6. SUÉTONE, Domitien, 15-17; DioN CASSIUS, Histoire, 67. 14.2; égalementL. HERTLING et E. KIRSCRRAum, The Roman Catacombs and ther Martyrs( Milwaukee, Bruce, 1956), 22-25; et LÉON, Jews, 33-35.

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les chrétiens'; Dion Cassius parle explicitement de « manièresjuives » à propos de cette exécution. Flavia Domitilla, femme etparente de Clemens, petite-fille de Vespasien et nièce de Domitien,fut bannie. Au II° siècle, le cimetière de Domitilla devint un lieud'inhumation pour les chrétiens (une catacombe) ; et Eusèbe(Histoire, 3. 18) parle de Domitilla comme d'une chrétienne. Ily a une certaine confusion dans cette tradition, qui parle peut-être de deux femmes différentes portant le même nom, mais elleconduisit en tout cas à faire identifier plus tard le consul avecl'auteur de 1 Clément, identification qui est sûrement à rejeter.Plus vraisemblable, l'idée qu'il y avait des juifs et/ ou des chrétiensdans la maison du consul et que le chrétien Clément, auteur dela lettre, était un affranchi qui avait adopté le nom de la familledans laquelle il avait été esclave. Beaucoup, y compris parmi ceuxqui adoptent l'hypothèse de l'affranchi, pensent que Clément étaitd'origine juive, qu'il ait été chrétien de naissance ou qu'il se soitconverti. II connaît bien l'Ancien Testament, mais d'après laSeptante, et rien n'indique qu'il ait su l'hébreu. Malheureuse-ment, dans le débat sur la question de savoir si Clément étaitun chrétien d'origine juive ou d'origine païenne, on ignore cefacteur que j'ai indiqué dans l'introduction, à savoir que souventles païens reflétaient le type de christianisme des Juifs qui lesavaient convertis. Les spécialistes ont relevé en 1 Clément uneprofonde connaissance des traditions juives', mais cela ne nousdit pas grand chose sur les origines de l'auteur; si mon diagnosticest correct, en effet, le courant majoritaire dans le christianismeromain rassemble des Juifs et des païens dans une grande fidélitéà l'héritage juif (mon groupe 2) et, dans ce cas, pareille connais-sance des traditions juives a pu caractériser les chrétiens de Romejusque bien avant dans le II° siècle (nous verrons plus loin, p. 250,

7. E. MARY SMALLWOOD, « Domitian's Attitude towards the Jews andJudaism », dans Classical Philology 51 (1956), 1-13, en particulier 7-9, affirmeque Clemens et Domitilla étaient des a craignants Dieu », c'est-à-dire des païensattirés par le judaïsme; de son côté, BARNARD, a Saint-Clemens », 1 3-14,prétend au contraire qu'ils étaient chrétiens.

8. DANIÉLOU, Theology, 43-45, signale chez Clément la technique midra-shique ainsi que la connaissance des targumins. K. BEYSCHLAU, ClemensRomanus and der Fruhkatholizismus (Tdbingen, Mohr, 1966) a prouvé laprésence massive de traditions juives dans les chap. 1 à 7. BARNARD, <4 Early »,372-378, plaide vigoureusement en faveur de l'arrière-fond juif, mais il enconclut de façon simpliste que l'auteur doit être juif: cela nous renseigneseulement sur la toile de fond de l'Église qui a formé cet auteur.

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qu'elle les caractérise encore vers 130-140, au moment où estcomplété le Pasteur d'Hermas). Un païen formé à ce christianismepouvait exploiter à fond les traditions juives tout en écrivant legrec de 1 Clément, plus élégant que celui de 1 Pierre (écrite peur-être par un Juif), tout en ayant aussi les schémas de penséehellénistique et stoïcienne qu'on trouve dans 1 Clément'. A coupsûr, les noms des messagers envoyés à Corinthe avec 1 Clément(65, 1 : Claudius Éphebus, Valerius Vito, Fortunatus) suggèrentl a présence d'un fort pourcentage de païens parmi les chrétiensde Rome. Il semble bien que cela ait été le cas depuis longtempscar 63, 3 dit que ces hommes appartiennent à la communautéchrétienne depuis leur jeunesse.

Si Clément n'était pas un noble consul romain, quelle positionecclésiastique occupait-il pour lui permettre d'écrire à Corinthepour le compte de l'Église de Rome? Irénée (Adversus haereses,3. 3. 3) donne Clément comme ayant occupé le siège épiscopalde Rome « en troisième lieu après les apôtres » Pierre et Paul,c'est-à-dire après Lin et Anaclet. Les savants catholiques romainsde la génération précédente I l admettaient que la pratique del'épiscopat monarchique existait déjà à Rome dès les annéesquatre-vingt-dix, sinon plus tôt; ils pensaient que Clément, entant que quatrième pape (le troisième après Pierre), exerçait laprimauté de l'évêque de Rome quand il envoyait des directivesà l'Église de Corinthe, Le fait que Clément ne se nomme paspersonnellement et ne parle pas en son nom propre aurait dûd'emblée faire douter du bien-fondé de cette théorie, même enl'absence d'autres raisons décisives. L'ouvrage cecuméniquePierre dans le Nouveau Testament (rédigé par des catholiques etdes protestants) affirme que le lien entre la fonction pétrinienneau I='siècle et la papauté romaine en son plein développements'est élaboré au cours de plusieurs siècles, en sorte que c'est unanachronisme de se représenter les premiers chefs de l'Égliseromaine sur le modèle des papes postérieurs (voir plus haut, note1 2, chapitre III, IIe partie). Qui plus est, la liste des évêques de

9. Voir HAONER, Use, 7; et plus particulièrement L. SANDERS, [,hellénisme, k• saint Clément de Rome et le paulinisme, Studia Helenistica 2, universitéde Louvain, 1943.

1 0. FUELLENBACH, Ecclesimiical, fait l'historique de la recherche chez les~ : uholiques. Depuis les années trente, des catholiques comme Cauwelaert,McCue, Branner, ont renoncé à aborder 1 Clément du point de vue de lainimauté pontificale (voir Fuellenbach, 116).

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Rome témoigne d'une certaine confusion". A la différence de laliste d'Irénée, Tertullien (de prescriptione hereticorum, 32. 1-2;CC 1. 213) donne Clément pour le premier évêque « ordonné parPierre » ; quant à Épiphane (Panarion, 27, 6 ; PG 41. 372-373),il semble qu'en faisant de Lin et d'Anaclet des évêques auxiliairesdu vivant des apôtres et en leur absence, il cherche à harmoniserles traditions. Tout s'explique si l'on admet que l'organisationtripartite, avec un évêque unique, des presbytres et des diacres,n'était pas encore en place à Rome à la fin du let siècle; et quec'est l'organisation bipartite, attestée dix ans plus tôt en 1 P 5,1-5, avec des presbytreskvéques et des diacres, qui y était encorela règle 'z. Il est remarquable qu'Ignare d'Antioche, dans sa Lettreaux Romains (vers 110) ne nomme pas l'évêque, alors que c'estun point important dans toutes ses autres lettres; remarquableencore, l'usage d'Hermas, qui parle au pluriel des presbytres(Visions, 2. 4. 2) et des évêques (Similitudes, 9. 27. 2). En fait,tout cela rend fort improbable que la structure de l'épiscopatmonarchique se soit imposée à Rome avant les années 140-150 ".En parlant de Lin, d'Anaclet et de Clément comme des seulsévêques de Rome, Irénée et les auteurs postérieurs assumentpurement et simplement que la structure qu'ils connaissent de leur

11. Pour les questions posées par les listes romaines de succession, voirW. ULLMANN, dans TS II (1960), 295-317; M. BÉVENoT, dans JTS 17 (1966),98-107.

12. L'équivalence globale entre presbyleroi (presbytres/ anciens) et episkopoi(évêques, surveillants) peut se déduire de 1 Clément 42,4; 44,4-5; 54,2. Letémoignage des Épîtres Pastorales et de Didaché 15 montre que cette organi-sation bipartite est largement répandue à la fin du let siècle. Comme Meier l'amontré (ci-dessus, p. 106), pour expliquer l'insistance d'Ignare sur l'organisationtripartite (et qu'il en prenne la défense), il faut supposer que le modèle del'épiscopat monarchique est apparu à Antioche et en Asie Mineure vers 100.Pendant cette période, Rome se montre lente à accepter les innovations.

13. Noter toutefois que ces deux passages d'Hermas sont parfois assignésà la section la plus ancienne de cette ouvre, plus près de 110 que de 140 ; voirplus loin, chap. V, sect. E. On ne pense pas que l'épiscopat monarchique aitété introduit sur un coup de baguette magique. La ligne de démarcation étaitsûrement floue entre un épiscopat monarchique reconnu de plein droit et lasuprématie de facto acquise à l'un des évêques-presbytres pour la force de sapersonnalité, son intelligence, sa richesse, etc.

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temps était déjà installée à la période précédente 1 4. Il est probableque les tout premiers noms de la liste épiscopale romaine sontceux des évéques-presbytres les plus célèbres durant les centpremières années du christianisme à Rome, et que certains d'entreeux étaient en fonction simultanément. Irénée en avait-il quelqueidée ? C'est ce que pourrait indiquer qu'il écrive à l'évêque deRome Victor: « Du nombre étaient aussi les presbytres qui ontprécédé Soter (le onzième depuis les apôtres sur la liste d'Irénée,vers 166) et gui présidaient l Église dont tu es maintenant le chef »(Eusèbe, Histoire, 5. 24. 14). Or, en ce qui concerne la structurebipartite, avec évêques-presbytres et diacres, 1 Tm 5, 17 montreque si les presbytres (pluriel) ont la responsabilité de l'Église dansune région donnée, rien n'oblige à ce que tous les presbytresexercent cette charge. A un certain stade du développement del'organisation ecclésiale, un seul presbytre pouvait avoir la res-ponsabilité d'une Église domestique (en être l'évêque) alors quel'Église de la ville était collectivement sous la responsabilité dugroupe des presbytres-évêques chargés chacun d Êglises domes-tiques.

Pour en revenir à Clément de Rome, il se peut, comme lesuggère Hermas (Visions, 2. 4. 2-3), qu'il ait été un des presbytres-évêques, chargé plus particulièrement d'écrire les lettres auxautres Églises au nom des presbytres-évêques de Rome (une telleresponsabilité lui conférait-elle defacto une telle importance que,plus tard, en simplifiant les choses, on aura vu en lui l'évêquede Rome?). 1 Clément a pu être envoyée collectivement par lepresbytéral des responsables romains et rédigée de la main del'évêque-presbytre secrétaire.

Rome écrivait à d'autres Églises: c'est confirmé non seulementpar la citation d'Hermas, mais aussi par Ignace d'Antioche, auxRomains, 3, 1 : « Vous avez enseigné les autres », et par l'évêquede Corinthe, Denys (vers 170) : ce dernier, parmi tout le bien que

14. Tout aussi anachronique est la thèse plus récente qui fait de Pierrel'évêque de Rome (ou parfois de Pierre et de Paul conjointement). Curieuse-ment, cette thèse est souvent défendue avec ardeur par des gens qui pensentainsi faire honneur à Pierre, sans voir qu'aux yeux des apôtres le fait d'êtreconsidérés comme des évêques locaux aurait pu passer peur une dépréciationde leur rôle unique ! Historiquement, Pierre est un apôtre qui est mort à Rome.S'il a exercé dans cette Église une partie de son apostolat, cela ne fait pas del ui pour autant un superviseur de l'Église locale. Ph 1,1 montre que Paul sedistinguait lui-mime des évêques.

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Rome a fait à « beaucoup d'Églises dans toutes les villes »,mentionne, à côté de 1 Clément, une autre lettre aux Corinthiens(Eusèbe, Histoire, 4. 23. 10-11). Cela veut-il dire qu'il y avait uneprimauté de l'Église de Rome, même si cette primauté n'était pasinvestie sur un évêque unique? Toute communauté chrétienne(une, en particulier, avec un héritage apostolique) a pu avoir ledroit de reprendre dans le Christ une autre communauté, mais,de fait, Rome semble avoir exercé ce droit plus souvent que touteautre Église à cette époque, et Rome semble avoir eu le sentimentqu'on attendait cela d'elle. Cela en a conduit certains à parlerde primauté de facto et non de jure; mais il se pourrait que nile mot «primauté» ni l'expression «de facto» ne rendent plei-nement compte des faits 's. On ne peut jamais écarter tout à faitla possibilité que l'Église en séjour dans la capitale de l'Empirese sera sentie un peu responsable du christianisme dans l'Empiretout entier; mais cette sollicitude romaine devait avoir des racinesreligieuses plutôt que politiques Il. Nous avons vu plus haut(p. 169) que Pierre paraît avoir incarné la responsabilité deschrétiens juifs modérés de Jérusalem devant la mission auxpaïens. Rome est la ville où il a porté son ultime témoignage etson épitre posthume, 1 Pierre, a été envoyée de Rome en sonnom pour manifester la sollicitude de ces chrétiens-là envers lescontrées paiennes de l'Asie Mineure septentrionale ". Quand Paullui aussi fut mort à Rome, réconcilié avec les chrétiens modérés,Juifs et païens d'origine, qui abondaient à Rome et reconnu pareux comme apôtre (1 Clément 47, 1), il se peut que Rome aitassumé aussi la responsabilité des chrétiens, Juifs et païens

1 5. FuELLENEACH, Fxclesiastical, 115: a Depuis Ahaner, aucun auteur catho-lique sérieux ne prétend que la lettre est "une affirmation catégorique" ou une"revendication explicite" de la primauté romaine. »

16. RiCHARDSON, Early, 36: a D'une façon ou d'une autre, l'auteur devaitsûrement avoir présent à l'esprit le fait que l iglise de Rome était celle de laville impériale, et quelle était l'Église de Pierre et de Paul. » Toutefois, le statutimpérial de Rome n'est jamais évoqué dans les plus anciens écrits chrétiensémanant de Rome.

17. La fuite des chrétiens de Jérusalem pendant la révolte contre les Romains(qui demeure historiquement probable, en dépit de remises en cause) et,subséquemment, l'incapacité des chrétiens de Jérusalem à exercer un rôlemissionnaire majeur, auront contribué à ce que Rome assume la charge despaïens, - l'héritage de Jacques était affaibli en Palestine et, si Meier a raison,c'est peut-être à Antioche qu'il sera passé (ci-dessus, p.72-76) tout commel'héritage de Pierre est passé à Rome.

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d'origine, des Églises pauliniennes: d'où la lettre de Clément àCorinthe Il. Ainsi Rome aurait écrit à d'autres Églises et les auraitenseignées, parce qu'elle se regardait comme l'héritière de lacharge pastorale de Pierre et de Paul à l'égard des différentesmissions aux païens '9. N'est-il pas suggestif qu'Ignace, dans unchapitre de sa Lettre aux Romains (3, 1), mentionne que l'Églisede Rome a enseigné les autres et que, dans le chapitre suivant(4, 3) il précise que Pierre et Paul ont donné des ordres auxRomains? Nous n'aurions donc pas tant affaire à une primautéd'autorité qu'à la continuité de la sollicitude apostolique, - nonà des directives données par un supérieur, mais à une nou-thetè -sis (1 Clément 56, 2), une « admonition » qui s'impose entregens qui s'aiment, et que nul ne devrait prendre mal »10. Il n'enreste pas moins que Clément attend une réaction positive à sonadmonition : « Vous nous procurerez en effet joie et allégresse sivous obéissez à ce que nous vous avons écrit par l'Esprit Saint »(63, 2) ; et on envoie des émissaires pour en constater les effets(63, 3; 65, 1).

En tout cas, 1 Clément 47, 1-4 rappelle que l'apôtre Paul aécrit autrefois aux Corinthiens pour les reprendre à propos dedissensions internes; et Clément espère bien que cette secondei ntervention, venue de la ville dans laquelle Paul « a rendutémoignage devant les gouvernants » (5, 7), portera du fruit etcorrigera ces luttes intestines. Espoir qui a pu, en effet, être

18. Rappelons-nous que, quarante ans plus tôt, des chrétiens qui allaientdevenir pauliniens, comme Prisca et Aquila, s'étaient rendus de Rome àCorinthe puis étaient revenus à Rome (Ac 18, 2; Roi 16, 3). Voir aussi, plushaut, n. 17, chap.. 111 de celle part.

19. La cité de Corinthe était très romaine (BARNARD, «S[ Clement», 17).Les relations entre les deux Églises ont pu être particulièrement étroites (n.précédente); vers 170, Denys de Corinthe parle (inexactement, d'ailleurs) dela fondation commune aux Églises de Rome et de Corinthe par Pierre et parPaul (EusÊae, Histoire, 2. 25. 8). TELEER, Office, 80, affirme que Corinthe aadopté le système presbytéral sous l'influence de Rome. Néanmoins, lesrelations particulières entre les deux Églises ne suffisent pas à expliquerl'intervention romaine de 1 Clément. Le souci de e toute la communauté desfrères » en 1 Clément 2, 4 révèle l'ampleur de la sollicitude romaine, de mêmeque l'opposition entre les dissensions et l'«espérance commune» en 51, 1. IIn'est toutefois pas nécessaire de passer à l'autre extrême en voyant en 1 Clémentune épître catholique (écrite, pour ainsi dire, à travers Corinthe à l'ensemblede l'Église).

20. On a relevé près de soixante-dix subjonctifs d'exhortation dans1 Clément.

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comblé: d'après Donfriedz', la Seconde Épître de Clément (quidate des années 98-100) serait un discours délivré à fÉ.glise deCorinthe par les presbytres qui devaient à 1 Clément d'avoir étérétablis dans leurs fonctions.

La continuité de Romains et 1 Pierre à 1 Clément

II ne fait pas de doute que l'auteur de 1 Clément connaissaitl'Épître de Paul aux Corinthiens, mais on peut avancer avecquelque raison qu'il connaissait aussi son Épître aux Romains".Voici les passages souvent comparés

De même, on peut affirmer avec quelque raison que 1 Clémenta connu 1 Pierrez 3

21. The Seiting of Second Clement, NovTSupp 38, Leyde, Brill, 1974. Cettethéorie suppose que 2 Clément ne nous renseigne pas, comme beaucoup lepensent, sur la Rome des alentours de 140, mais sur Corinthe et à une datebeaucoup plus ancienne.

22. HACNER, Use, 220, estime cette relation « irréfutable ».23. Ibidem, 246: « Clément a probablement utilisé 1 Pierre » ; de même,

E. LOHSE, « Parànese and Kerygma im 1. Petmsbrief » dans ZNW 45 (1954),68-89, en particulier 83-85. Il cite aussi dix cas de termes rares qui se retrouventdans les deux ouvrages.

Mais cette connaissance, qu'il s'agisse ou non d'une dépen-dance littéraire, ne nous apprend pas grand-chose. Il est plusimportant de voir comment certains grands thèmes communs àRomains et 1 Pierre apparaissent en 1 Clément. Pour le préciser,esquissons d'abord à grands traits ce qui a motivé l'envoi de cettelettre à Corinthe.

Les chrétiens de Corinthe avaient interdit d'office liturgique despresbytres, par ailleurs irréprochables (44, 6 ; 47, 6). Nousignorons pour quelle raison. Holtzmann et d'autres se sontdemandé s'il ne s'agirait pas d'opposer un service à temps limitéà une fonction à vie. Une suggestion analogue s'appuie sur lasituation à Corinthe quarante ans plus tôt, du temps des lettresde Paul: les Corinthiens auraient été davantage habitués à unedirection charismatique qu'à des fonctions régulières; ou bienencore, il s'agirait de la révolte de jeunes impatients contre legouvernement des presbytres (anciens). La polémique de 1 Clé-ment 4-6 contre le « zèle jaloux » suggère que la division (ou le« schisme » comme l'appelle l'auteur) pourrait avoir été beaucoupplus sérieuse, des chrétiens de convictions opposées s'efforçant des'assurer le contrôle des fonctions ecclésiales. Dans la même ligne,on a supposé qu'un groupe plus radical se posait en véritablehéritier de Paul à Corinthe, tandis que, pour Clément, c'est lechristianisme romain modéré qui est l'héritier de Paul, puisquel'apôtre était mort « parmi nous » (6, 1). En tout cas, 1 Clémentaffirme que les presbytres ne doivent pas être destitués carl'organisation de l Église a un aspect divin auquel il ne faut pas

1 Clément RomainsOuverture 1, 7 Grâce et paix de la part de Dieu

et de Jésus-Christ.32, 2 9,5 Selon la chair le Christ appartient

à Israël.33, 1 6, I Que faire/ dire, dés lors? pécher?35, 5 1, 29-32 Liste de vices.35,6 1, 32 Non seulement ils le font, mais

encore ils se plaisent...37, 5 12,4-6 Beaucoup de membres, un seul

corps.50, 6 4, 7-8 Le psaume 32, 1-2, sur le pardon.

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1 Clément 1 PierreOuverture 1,2 Grâce et paix.Ouverture 1, 17; 2, I l Présider (paroikein, paroikia,

paroikos)7, 4 1, 19 Le sang précieux du Christ.8, 1 1, I1 L'Esprit a parlé par les prophètes.1 6, 10, 17 2, L'exemple du Christ d'après Is 53,

9.30,2 5,5 Dieu résiste aux orgueilleux (Pr 3,

34; pas LXX).49, 5 4,8 L'amour couvre une multitude de

péchés (ni LXX ni TM).57, 1 5, 5 « Soyez soumis aux presbytres ».59, 2 2,9 Appelés des ténèbres à la lumière.

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toucher. Qui plus est, ces querelles intestines causées par un zèlejaloux finissent par être connues de ceux du dehors, auxquels ellesfournissent une redoutable opportunité de persécuter les chré-tiens. L'expérience a appris à l'Église de Rome qu'un tel zèlepouvait aboutir à la mort de Pierre, de Paul, et d'un grandnombre d'autres (ci-dessus, p. 160), ce qui a rendu cette Égliseparticulièrement sensible à la nécessité de présenter un front unià « ceux qui ne partagent pas nos croyances » (47, 7). La divisionentre chrétiens est un grand ennemi ; citant l'hymne de Paul àl'amour en 1 Co 13, 4-7, 1 Clément 49, 5 ajoute: « L'amour nesupporte pas le schisme; l'amour ne fomente pas la révolte. »51, 1 invite les meneurs des désordres de Corinthe à considérer«l'espérance commune ». Ils doivent se dire: « S'il y a à causede moi révolte, querelle, divisions, je quitte le pays... Queseulement le troupeau du Christ vive en paix avec les presbytresinstallés » (54, 1-2). « Vous donc qui avez jeté les fondements dela discorde, soumettez-vous aux presbytres... Apprenez la sou-mission » (57, 1-2).

Plus haut (p. 175-178), on a retracé au long de l'Épître auxRomains et de la Première Épître de Pierre, les lignes de penséesuivantes: d'abord, un fort héritage juif, en particulier en ce quiconcerne les aspects cultuels; ensuite, l'insistance sur la soumis-sion aux autorités civiles ; en troisième lieu, la structure del'Église. Examinons l'un après l'autre ces thèmes, pour voir s'ilssont présents dans 1 Clément et, dans l'affirmative, en quoi ilscorroborent ma façon de concevoir le christianisme romain.

D'abord, l'héritage juif, en particulier en ce qui concerne leculte. On a estimé que le quart à peu près de 1 Clément consistaiten citations directes de l'Ancien Testament 24, presque toujoursd'après la version grecque (LXX). Ce qui est frappant pour notrepropos, c'est l'application du langage cultuel aux fonctions desresponsables ecclésiastiques. Aussi bien pour l'Épître auxRomains que pour 1 Pierre (ci-dessus, p. 175), la mort sanglantedu Christ comporte des aspects sacrificiels; mais les chrétiens,eux, sont invités aux « sacrifices spirituels ». Un chrétien commePaul s'acquitte de la fonction sacerdotale en prêchant l Évangile,et le peuple chrétien est « un sacerdoce royal », tout comme la

24. HAGNER, op. cit., 21.

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communauté chrétienne est « un édifice spirituel » qui remplacel e Temple. Cette spiritualisation du culte est moins radicale quel e remplacement du sacerdoce, des sacrifices et du lieu de culteque l'Épître aux Hébreux presse les Romains d'accepter (plushaut, p.193). Or, dans 1 Clément, il y a un retour à laterminologie cultuelle sous une forme moins spiritualisée; elle vaplus loin que 1 Pierre, mais en un sens diamétralement opposéà ce que préconise l'Épître aux Hébreux. En 1 Clément commeclans Hébreux, pour décrire le culte juif les verbes sont auprésent", mais c'est ici pour approuver, non pour dissuader. Voicideux passages qui marquent bien la différence de point de vue

He 10, 10-12, 18: Nous avons été sanctifiés par l'offrande du corpsde Jésus-Christ, faite une fois pour toutes. Et tandis que chaque prêtrese tient chaque jour debout pour remplir ses fonctions (leitourgein) etoffrir fréquemment les mêmes sacrifices, qui sont à jamais incapablesd'enlever les péchés, lui (Jésus-Christ) par contre, après qu'il ait eu offertpour les péchés un sacrifice unique [...] on ne fait plus d'offrande pourl e péché.

1 Clément 40, 1-5 ; 41, 2: Nous devons faire avec ordre (taxei) toutce que le Maître a ordonné d'accomplir selon des temps fixés. II aordonné que les offrandes et les fonctions liturgiques (leitourgias)n'accomplissent non pas au hasard ou sans ordre, mais à des temps etdes moments déterminés. Où et par qui il veut qu'elles soient accom-plies, lui-même l'a déterminé par sa décision souveraine, afin que touteschoses se passent dans la sainteté selon son bon plaisir et soientagréables à sa volonté. Donc ceux qui présentent leurs offrandes auxtemps marqués sont agréés et heureux, car en suivant les préceptes duMaître ils ne se trompent pas. Car au grand prêtre ont été dévolues(les fonctions qui lui sont particulières, aux prêtres a été marquée leurplace particulière, aux lévites sont imposés des services particuliers.Celui qui est laïc est lié par les préceptes propres aux laïcs... Ce n'estpas partout, frères, qu'on offre des sacrifices, sacrifices perpétuels ousacrifices votifs, sacrifices pour le péché et sacrifices de culpabilité, maisc'est seulement à Jérusalem... devant le sanctuaire, à l'autel, après unexamen minutieux... par le grand prêtre.

25. L'usage de ce temps n'impose pas pour 1 Clément une date antérieure.i l a destruction du Temple en 70. En 93 (vers l'époque de 1 Clément) FlaviusJ osèphe (Antiquités 3. 9-10, § 224255) décrit au présent les sacrifices et les( mictions sacerdotales à Jérusalem.

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Pourquoi 1 Clément insiste-t-elle avec tant d'admiration surl'ordonnance divinement réglée du culte à Jérusalem et sur sonpersonnel ? Le chapitre 42 répond clairement: parce qu'il y a dansle ministère chrétien une ordonnance semblable, elle aussi d'ins-titution divine2'. Dieu a envoyé le Christ qui a désigné desapôtres; et ceux-ci, à leur tour, avec l'aide de l'Esprit Saint, ontprêché l'Évangile et désigné des convertis éprouvés pour devenirévêques et diacres. Ce dernier développement était d'ailleursannoncé dans le texte (modifié) d'Is 60, 17 (LXX) : a J'institueraileurs évêques dans la justice et leurs diacres dans la foi. » Si doncle judaïsme a reçu de Dieu un grand prêtre, des prêtres, des lévites,les dispositions de Dieu pour le peuple chrétien comportent: leChrist, les apôtres, les évêques, les diacres. 1 Clément (63, 1 ; 64)s'accorde avec lÉpître aux Hébreux pour voir en Jésus-Christle grand prêtre=', mais cela a pour effet non de remplacer lastructure lévitique, mais d'en consolider l'équivalent chrétien. LesÉpîtres Pastorales pauliniennes, en particulier 1 Timothée et Tite,parlent longuement des évêques-presbytres et des diacres sansjamais se référer à l'exemple lévitique ni aux fonctions cultuelles.Mais pour 1 Clément 44, 4,1'un des rôles de l'épiscopat est d'offrirdes sacrifices. La principale faute des Corinthiens est d'avoir retiréaux presbytres leur ministère liturgique", et ce faisant d'avoirinterféré avec l'ordre divin révélé par les apôtres quand ils ontinstitué des évêques (-presbytres) et des diacres pour succéder auministère liturgique (42, 4 ; 44, 2). A peu près vers le temps oùClément écrit cette admonition à Corinthe, la Didaché (14, 1-3)

26. Je m'en tiens ici au ministère, qui n'est qu'un des aspects cultuels de 1Clément. Les chop. 59-61 donnent une longue prière chrétienne primitive pleined'harmoniques juives (BARNARD, « Early », 377-378) et 34, 6-8 suggère que leschrétiens, quand ils s'assemblaient (synagein: pour une synaxe, une eucharis-tie ?)priaient le sanctus et anticipaient la parousie.

27. Voir plus haut, n. 52, chop. III: 1 Clément fait usage de Hébreux (plutôtque leur commune dépendance d'une même liturgie). L'argument selon lequel1 Clément n'a pu pu connaître Hébreux parce que les deux ouvrages n'ontpu la même attitude à l'égard du culte juif, n'est pas convaincant. En fait, onne sait pu si l'auteur de 1 Clément aurait reconnu que ses idées différaienttellement de celles de l'Épître aux Hébreux: pendant des siècles, les chrétiensont lu (à tort) ces deux ouvrages comme parfaitement harmonieux l'un avecl'autre. Je ne dis pas que l'Église n'a pas le droit de les harmoniser; mais ilfaut reconnaître que cette harmonisation ne nous dit pas grand-chose sur leurteneur ong~nale.

28. 1 Clémeni 44, 6 ; il est important de ne pas rendre leitourgia simplementpu a ministère » ( diakonia), mais de préserver la tonalité cultuelle.

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voit dans l'Eucharistie l'accomplissement de la prophétie deM 1 1, 1 sur le sacrifice pur offert parmi les païens. Dans certainesÉglises d'Asie Mineure, la présidence de l'Eucharistie était enpasse de devenir l'une des fonctions du presbytérat-épiscopat(selon un modèle fixé déjà pour Ignace vers 110). Si donc Clémentne dit pas que les presbytres sont ceux qui président l'Eucharistie(dont il ne parle jamais) et ne les appelle pas prêtres, son ouvragereflète pourtant une tendance qui marque le tournant du 1-siècleet qui, tout au long du He siècle, va aller en se développant eten s'unifiant, jusqu'à ce qu'on en vienne à dépeindre l'évêque,les presbytres et les diacres comme respectivement le grand prêtre,les prêtres et les lévites chrétiens, autour de leur rôle dansl'Eucharistie qui est le sacrifice chrétien. Il n'est pas sûr quel'auteur de l'Épître aux Hébreux polémique contre un tel déve-loppement à ses débuts, quand il presse les chrétiens de Romede ne pas en revenir au sacerdoce et aux sacrifices lévitiques' ;mais on a de bonnes raisons de penser qu'un tel développementne devait pas soulever chez lui beaucoup d'enthousiasme. Sil'Église de Rome a bien, comme je le crois, son origine dans unchristianisme venu de Jérusalem et fidèle à son Temple, c'est untriomphe indirect qu'il connaît dans les orientations données par1 Clément, marquant une survie de l'idéal lévitique qui n'est passimplement spirituelle.

En second lieu, l'obéissance aux autorités civiles de l État. Dansson effort pour obtenir de l'Église de Corinthe qu'elle rétablissedans leurs fonctions liturgiques les diacres qui avaient été déposés,I Clément en appelle, au-delà du modèle de l'organisationlévitique révélé par Dieu à Israël, à l'organisation divine visibledans l'univers créé. On a souvent voulu voir une influencestoïcienne dans la description, au chapitre 20, de l'ordre de lacréation, et de même dans le fait que 1 Clément en appelle àl'ordre moral. Mais pour notre propos, la continuité avecRomains et 1 Pierre se révèle en particulier dans l'appréciationportée par 1 Clément sur le système romain de gouvernement

29. G. THEISSEN, Untersuchungen zum Hebrtierbrief (Gütersloh, GerdMohn, 1969) pense que si. En tout cas, Hébreux a été reçue dans un canonqui en a modifié la portée, car elle a été acceptée par une Église qui (en Occidentcomme en Orient) harmonisait un sacerdoce lévitique chrétien avec le sacerdoceselon Melchisédech de l'Épître aux Hébreux.

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impérial. En 41, c'est le tagma (ordonnancement) du cultelévitique qui est invoqué comme modèle par opposition auschisme et au désaccord entre chrétiens à Corinthe ; mais auchapitre 37, le modèle est pris au tagma de l'armée, avec sesgénéraux, ses préfets, ses tribuns, etc. « Servons donc en soldats,frères », exhorte Clément, car « chacun à son rang propre exécutece qui lui est prescrit par l'empereur » (37, 1, 3). Ni la folie deCaligula, ni l'expulsion par Claude des chrétiens juifs de Romen'avaient empêché Paul d'exhorter: « Que tout homme soitsoumis aux autorités qui exercent le pouvoir » (Roi 13, 1). Mêmela persécution de Néron n'avait pas empêché 1 Pierre 2, 13d'insister: « Soyez soumis à toute institution humaine à cause duSeigneur... à l'empereur en sa qualité de souverain. » Et de même,« les malheurs et les calamités qui nous sont advenus coup surcoup (sous Domitien) » (1 Clément 1, 1) n'ont pas détournéClément d'adresser à Dieu cette prière (60, 4-61, 1) : « Que nousobéissions (...) et à nos chefs et à nos gouvernants sur la terre.(Car) c'est toi, Maître, qui leur a donné le pouvoir de la royauté. »« L'apparition du règne du Christ » est sans doute encore à venir(50, 3), mais quelque chose du pouvoir du règne de Dieu semanifeste apparemment dans l'Empire romain. Il n'y a pas en1 Clément un sens de l'eschatologie finale aussi puissant que chezPaul ou même en 1 Pierre'°. L'idée que se fait Clément d'uneÉglise bien organisée, modelée dans une certaine mesure sur lesystème impérial, suppose une Église dont l'existence doit êtreplus que temporaire. Puisque ce modèle d'organisation vient deDieu, on peut sjr référer pour exhorter à la discipline. Dieu aplacé des personnes au-dessus des autres dans l'ordre civil etnaturel des choses (61, 2) et, de même, il a placé les presbytresau-dessus du troupeau du Christ (54, 2). Tout comme l'Épîtreaux Romains et 1 Pierre exhortent à la soumission aux autoritésciviles, 1 Clément 57 exhorte: «Soyez soumis aux presbytres. »

En soi, l'obéissance aux chefs de l'Église n'est pas une nou-veauté chez les chrétiens. Un bon demi-siècle plus tôt, le plusancien écrit chrétien (1 Th 5, 12-13) conseille: « Nous vousdemandons, frères, d'avoir des égards pour ceux qui parmi vous...sont à votre tête dans le Seigneur... ayez pour eux la plus haute

30. L'ouvrage de O. KNOCH, Eigenari and Redeuiung der Eschatologie imtheologischen Aufriss des ersten Clementsbrief (Bonn, Hanstein, 1964), esti mportant sur ce point.

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estime, avec amour. » Quarante ans avant 1 Clément, Paul (1 Co16, 15-16) appelle à la soumission envers ceux qui se dévouentau service des saints. Ce qui est nouveau en 1 Clément, c'est leparallèle étroit institué entre la soumission aux presbytres etl'obéissance aux chefs, civils ou militaires. Parallélisme qui ren-force la thèse selon laquelle l iglise romaine s'est vite accommo-dée, par nécessité, de la formidable organisation impériale dontelle appréciait dûment la force du système 3 '. La répulsion mani-festée par la loi romaine à l'égard de la désobéissance civile etdu schisme paraît avoir constitué un argument a fortiori pourse montrer sans indulgence à l'égard du schisme dans l'Église.Le fait que l'Église est de passage (ouverture de 1 Clément) n'apas fait douter l'auteur de la nécessité d'un ordre interne, toutau contraire: ceux qui ne sont pas de passage, mais qui sonteffectivement chez eux ont le soutien d'un milieu qui fait défautà l'Église.

Troisièmement, les aspects de la structure ecclésiale. A proposde FÉpître aux Romains et de 1 Pierre, nous avons vu (ci-dessus,p. 178) l'importance à Rome des Églises domestiques et l'appa-rition d'évêques-presbytres pour succéder fonctionnellement à lacharge apostolique. 1 Clément ne fait pas explicitement allusionaux Églises dans les maisons; mais l'attention qu'il porte àl'organisation domestique (1, 3 et chapitre 21) dans des passagesrelatifs aux chefs de la communauté, aux anciens et aux jeunes,suggère que les Églises domestiques occupaient encore une placeimportante à Rome. « L'Église de Dieu en séjour à Rome »(ouverture de 1 Clément) est vraisemblablement l'ensemble spi-rituel composé de nombreuses Églises dans des demeures indi-viduelles. L'importance des «maisons » se laisse percevoir dansl'accent mis par 1 Clément 11, 1 et 12, 1, 3 sur « l'hospitalité »(philoxenia), mot qui dans le Nouveau Testament se lit seulementen Roi12,13etHe13,2.

31. Même après les grandes persécutions romaines du ii , et du i wsiècles,l es chrétiens ne se montreront pas hostiles à l'organisation impériale. PourOrigène et Cyprien, l'Église est un organisme comparable à l'État romain. VoirGOPPELT, « Church », 18.

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Pour ce qui est des évêques-presbytres", 1 Clément netémoigne pas, par rapport à 1 Pierre, d'une grande évolution (sice n'est pour l'aspect cultuel, déjà étudié). La mise en garde contretoute forme d'auto-exaltation au-dessus du troupeau du Christ(16, 1) est proche de la mise en garde de I P 5, 3 aux presbytres-bergers : « N'exercez pas un pouvoir autoritaire sur ceux qui voussont échus en partage, mais devenez les modèles du troupeau. »Le développement à noter dans 1 Clément ne concerne pas lastructure presbytérale, mais l'affirmation qu'elle a son originedans la succession apostolique par désignation3 '. 1 Clément 44,1-2 dit que les apôtres, préoccupés des querelles qui pourraientsurvenir à propos de l'épiscopat, établirent qu'après leur mort« d'autres hommes éprouvés leur succéderaient dans leuroffice »3°. 1 Clément 42, 4 ; 44, 3, précisent que ces hommes ontété désignés par les apôtres. Les autres écrits chrétiens anciensqui mentionnent les évêques-presbytres diffèrent sur le mode decette désignation. Didaché 15, 1 invite ses destinataires à « dési-gner eux-mêmes des évêques et des diacres dignes du Seigneur ».En Tt 1, 5, ce délégué de l'apôtre reçoit mission de désigner lui-même des presbytres dans chaque ville, instituant ainsi desdispositions que Paul avait négligées. S'il faut conclure d'indicesaussi évidents que 1 Clément brosse un tableau ultra simplifié dela désignation des évêques-presbytres par les apôtres, il n'y a pasheu de se porter à l'excès contraire en y voyant une pure fiction.Ac 14, 23 affirme que Barnabé et Paul ont désigné des presbytresdans chaque Église: il est bien improbable que plusieurs aient

32. II faut noter, à côté de la structure avec des évêques-presbytres, discutéeplus haut, le terme hègoumenos, « chef », en 1, 3 (et encore en 37, 2-3 pourles commandants en chef dans l'armée spirituelle chrétienne). Le terme serencontre trois fois en Hébreux 13 pour décrire la situation romaine (plus haut,p. 184).

33.

de succession (diadochè) va plus loin que l'insistance sur le rangou l'ordre (tagma) assigné par Dieu et consistant en: le Christ, les apôtres, lesévêques, les diacres. La succession concerne l'origine de l'épiscopat. II faut faireune distinction entre succession fonctionnelle (les évêques-presbytres assumentla charge pastorale des Églises fondées par les apôtres à la mort de ces derniers)et succession par désignation apostolique. Qui plus est, la succession pardésignation dans l'autorité légitime ne s'identifie pas non plus à la chaîne desuccession au pouvoir sacramentel, idée qui apparaîtra plus tard dans lechristianisme.

34. Pour parler des « hommes », Clément emploie andres, « les mâles », etnon anthropoi, « les êtres humains »; mais il n'y a pas moyen de savoir s'ils'agit là d'un choix délibéré pour exclure les femmes.

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pu se réclamer indépendamment de la désignation apostoliquesans aucun fondement dans la réalité. 1 Th 5, 12 parle de genschargés de diriger les autres dans le Seigneur, quelques mois aprèsla fondation par Paul de la communauté: n'est-il pas vraisem-blable que cette disposition soit due à Paul en personne ? Goppelt(« Church », 9) suggère de voir en 1 Clément 42, 4, où les apôtresdésignent parmi leurs convertis les premiers épiscopes, un refletde ce qui se passait: le premir converti offrait sa maison commelieu de réunion pour l'assemblée de la communauté et finissaitpar superviser (episkopein) l'assemblée qui s'y réunissait (commece fut le cas pour Stephanus, 1 Co 16, 15-16). Il faut toujoursse souvenir que Clément écrit pour convaincre les Corinthienss'il avait purement et simplement inventé les origines du presby-férat, ses lecteurs s'en seraient à coup sûr avisés et ne l'auraientpas accepté. La solution qui paraît le plus plausible est que1 Clément généralise une pratique apostolique occasionnelle, quine fut ni constante ni universelle".

Quelle importance cette théorie de 1 Clément sur la successionpar désignation a-t-elle eu dans la pratique à Corinthe et quelimpact sur la façon dont l'Église romaine se concevait elle-même ?Pour s'opposer à la destitution des presbytres par les Corinthiens,Clément en appelle à deux modèles qui font autorité: le sacerdocelévitique de Jérusalem, et l'organisation politique et militaire del'Empire. La charge de grand prêtre était héréditaire; etl'imperium a été héréditaire au cours de ses deux époques deréussite (d'Auguste à Néron et de Vespasien à Domitien). En 69,ce fut le chaos, avec la déposition de trois empereurs, et c'estjustement ce genre de chaos que les Corinthiens étaient en traind'introduire dans l'Église. II se peut donc que la désignation parles apôtres ait été, dans l'esprit de Clément, l'équivalent chrétiende l'hérédité lévitique et impériale, capable d'apporter une garan-tie divine à un système de gouvernement bien ordonné'°.

35. Sur les tenants de cette position chez les catholiques romains, voirFUELLENBACH, Ecclesiastical, 87-93, 98-100.

36. R.M. GRANT, « Early Episcopal Succession », dans Studia Patristica II( Oxford Congress Papers pour 1967; TU 108; Berlin: Akademie, 1972), 179-

1 84, remarque qu'à Jérusalem la succession épiscopale pourrait avoir étéhéréditaire dans la famille de Jésus. Goppelt (« Church », 20) attire l'attentionsur la succession rabbinique en matière d'enseignement et d'autorité, telle qu'elle

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Toutefois, la succession apostolique a eu probablement un rôleplus important encore pour l'Église romaine, car elle justifiait quele presbytéral romain s'adresse à Corinthe avec une vigueur touteapostolique. 1 Clément 59, 1 avertit: « Si quelques-uns désobéis-sent à à ce que nous leur avons dit de la part de Dieu, qu'ilssachent qu'ils s'engagent dans une faute et des dangers considé-rables. » 1 Clément 63, 2 presse d'obéir « à ce que nous avonsécrit par le Saint-Esprit». Certains veulent voir ici l'influence dela Rome impériale. Cette assurance que les communicationsdivines passent par la parole, prononcée ou écrite, de l'Égliseromaine se rattache bien plutôt au style des responsables apos-toliques de Jérusalem. Ac 15, 28, dans une lettre contenant desdirectives adressées par les apôtres et les presbytres de l Église deJérusalem aux régions qui dépendent d'eux, ont écrit: « Il asemblé bon à l'Esprit Saint et à nous". » A plusieurs reprises aucours de cet ouvrage, j'ai avancé cette idée que l'Église de Rome,évangélisée à partir de Jérusalem, confortée par le martyre dePierre, chef de file de la mission partie de Jérusalem, a fort bienpu se considérer comme succédant à lÉglise apostolique deJérusalem pour les directives à donner aux Églises de mission,comme Corinthe justement: c'est ce qui expliquerait en 1 Clé-ment ce ton d'autorité qui est celui de Jérusalem". On objecterapeut-être que Corinthe est une Église de la mission paulinienne,non de la mission venue de Jérusalem. A quoi l'on répondra enrappelant non seulement que 1 Clément 5, 2-5 associe Paul àPierre comme « colonne » et « valeureux apôtre », mais encorequ'en 1 Co 15, 5-11, Paul s'associe lui-même à Céphas (Pierre),aux Douze, à Jacques et à tous les apôtres, dans un «nous » pleind'autorité, quand il s'adresse aux Corinthiens : « Bref, que ce soit

est exprimée dans les Pirqé Aboth, 1, 1 ( cet ouvrage juif n'est pas de beaucouppostérieur à Clément) : Moise, Josué, les anciens, les prophètes, les hommesde la grande synagogue, Hillel, Chammaï. La pratique de la désignationexplicite par les rabbins (l'ordination) s'introduit dans le judàisme à cetteépoque.

37. Que la lettre soit historique ou non, c'est ainsi que Luc (et d'autres aussi,sûrement) pensait que Jérusalem s'exprimait. Même si Hagner, (Use 263),estime probable que Clément a connu les Actes, cela n'est pas indispensabledans cette hypothèse.

38. Voir plus haut, n. 14, chop. 111 de cette part.

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moi ou que ce soit eux, voilà ce que nous proclamons et voilàce que vous avez cru. » L'idée que se fait Clément des presbytrescomme les successeurs désignés par ces apôtres-là permet aupresbytérat en général, et sûrement au presbytéral romain enparticulier, de demander qu'on obéisse à ce que « nous » avonsdit ou écrit, comme étant revêtu de la ratification divine.

Appréciation

1 Clément a été récemment au centre des controverses entrespécialistes". Ceux qui lui sont opposés y entendent sonner leglas de la conception chrétienne authentique du gouvernementde l'Église : une direction assurée par des charismatiques remplisde l'Esprit et qui était la règle durant la période néo-testamentaire,aurait alors cédé le pas à une succession réglementée dans lescharges, une organisation présentée à tort, voire frauduleusement,comme instituée par les apôtres et ratifiée par Dieu. Dans laforme extrême de cette théorie, défendue par R. Sohm, 1 Clémentmarque la grande apostasie de l Église, passée d'une institutiontout intérieure et non structurelle à une institution visible (certainsont résumé avec humour cette thèse dans le dilemme ecclésial« Sohm ou Rome »). Dans une forme moins extrême de la thèse,on tiendra 1 Clément pour responsable d'avoir hâté un processusde sclérose déjà amorcé à l'époque du Nouveau Testament enfournissant une justification (fictive) divine et historique à uneorganisation dont l'origine réelle est simplement la nécessitésociale des institutions. Pour Harnack, 1 Clément est un coupporté à la « démocratie pneumatique »^°.

Certains admirateurs de 1 Clément y ont vu la justificationautorisée de l'épiscopat conçu comme un « décalque apostoli-que » : à savoir que, dans l'esprit de Jésus et de ses apôtres, le

39. On trouvera la documentation relative à ce qui suit dans FUELLENBACH,Ecclesiastical, avec des résumés commodes sur l'historique des positions pro-testantes et catholiques, aux p. 64-71 et 109-117.

40. Depuis HARNACK, on reproche souvent à Clément d'avoir introduit dansle christianisme le « catholicisme primitif n. Il vaut mieux éviter cette expressionpeu claire et le jugement de valeur (négatif) qui s'y attache fréquemment,Goppelt (Apostolic, 142 et 202), emploie l'expression et accuse Clément d'avoirtransformé « des fonctions qui étaient apparues d'elles-mêmes » (hypothèse fortdouteuse) « en une organisation de jure divino » (198).

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gouvernement de l~Église par les évêques et les presbytres étaitdéterminé divinement (toutefois, aujourd'hui, on reconnaît quele concept de de jure divino est plus complexe puisqu'on admetque Dieu opère en faisant agir les êtres humains plutôt qu'enintervenant directement). Avec plus de subtilité, d'autres admirenten « Clément » le réaliste qui a su voir l'Esprit à l'oeuvre dansune situation dangereuse et déterminer la voie que l'Église devaitprendre pour survivre. Dans les deux camps, beaucoup simpli-fient à l'excès les circonstances historiques, s'accordant seulementpour reconnaître que 1 Clément a magnifiquement réussi àmodeler pour l'avenir la pensée de l'Église, que ce soit en bienou en mal.

Ce qui ne facilite pas la discussion, c'est que se cachent biensouvent là derrière des opinions conflictuelles sur l'organisationactuelle de l'Église. Le débat sur les pages sans passion de1 Clément couvre souvent la dispute entre les descendantspassionnés des réformateurs et ceux du concile de Trente. Étantmoi-même catholique romain, je ne suis pas sûr d'être considérécomme objectif dans ce débat. Il me semble bien que certains,qui critiquent Clément pour avoir qualifié de divin un dévelop-pement dont les facteurs sociologiques humains sont bien appa-rents, ne regardent pas toujours d'un ceil suffisamment critiquela description des fonctions charismatiques dans les Églises desannées cinquante. N'y aurait-il pas aussi des facteurs sociologi-ques humains dans le charisme de « directions » (pluriel dekubernésis, « gouvernement ») mentionné en 1 Co 12, 28, - ence sens que ceux qui revendiquaient pour eux-mêmes ce don divinfaisaient aussi souvent preuve de capacités humaines (alors, lecharisme serait quelque chose dont on peut dire que cela vientde Dieu, mais seulement dans un sens plus large?). Si l'ondéplore, à propos de 1 Clément, que son sens de l'ordre divinait mis fin à la liberté de l Évangile, est-on bien sûr que ceux quise réclament de charismes donnés par Dieu, au sens strict, soientvraiment plus tolérants en présence du désaccord ? Peut-onmontrer qu'il a existé une « démocratie pneumatique » dans lespremiers temps du Nouveau Testament ? En d'autres termes,étant entendu que plusieurs formes de gouvernement de l'Églisese trouvent virtuellement présentes dans les pages du NouveauTestament et que 1 Clément a contribué à renforcer l'une d'elles,sur quels critères les chercheurs peuvent-ils dire a priori qu'une

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de ces formes est plus chrétienne qu'une autre, dès l'instant queJésus ne paraît pas s'être préoccupé lui-même de la structured'une communauté chargée de continuer son oeuvre? Si dans lafoi, les chrétiens attribuent au moins partiellement le développe-ment du gouvernement de lÉglise à l'oeuvre de l'Esprit Saint, surquel critère peut-on affirmer qu'une organisation plus structuréeet plus autoritaire est moins conforme à l'Esprit Saint qu'uneorganisation charismatique et fonctionnelle? Si l'on adopte uncritère a posteriori, à savoir qu'un gouvernement de l'Église estchrétien dans la mesure où il facilite la mise en wuvre des idéauxévangéliques (ou, du moins, ne les bloque pas), ne se heurte-t-on pas à ce paradoxe: Paul critique le fonctionnement charis-matique de la communauté (1 Co 12-14) précisément parce qu'ilarrive que la recherche des charismes enfreigne le commandementévangélique de l'amour, alors que Clément, lui, revendique unpresbytérat d'institution divine dans la succession apostoliqueafin d'empêcher les Corinthiens d'enfreindre ce même comman-dement? En comparant les lettres écrites aux Corinthiens àquarante ans d'intervalle par Paul puis par Clément (et sanss'occuper pour l'instant des développements à venir) peut-onvraiment conclure que le gouvernement charismatique de l'Églisea davantage favorisé l'Évangile que l'organisation presbytérale?On peut toutefois penser que ceux qui réprouvent 1 Clément lefont beaucoup moins en raison de sa façon de réagir en présenced'une situation donnée, que des développements et des prises deposition ultérieures que d'autres ont voulu justifier en faisantappel à 1 Clément. La meilleure façon de se situer face à cesblocages est de reconnaître que le problème ne réside pas dansles directives données par Clément, mais dans la nécessitéconstante d'une vigilance réformatrice pour que les structuresd'Église demeurent comptables envers l'Évangile (car elles seronttoujours un mélange d'humain et de divin, à moins qu'on jugeque l'analyse sociologique exclue l'intervention de l'Esprit Saint).En d'autres termes, si la véritable objection qu'on fait à 1 Clémentc'est que le museau de la bête pointe sous le tapis, la sagesse est-elle de vouloir une bête sans museau, ou bien de retirer le tapis?

Ce trop long paragraphe est évidemment une digression: maiscomment l'éviter, compte tenu de ce qui se laisse déceler depassion dans le débat autour de 1 Clément ? Une question quirentre davantage dans le cadre de cet ouvrage est celle de la

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contribution de 1 Clément à l'évolution du christianismeromain". Il est possible que les dangers perçus à Corinthe aientconduit l'Église de Rome à s'affermir dans sa propre orientation.Il faut prendre soin de replacer cette évolution sur la toile de fondde l'histoire. Des chrétiens avaient été exécutés à Rome dès letemps de Néron, d'autres persécutés dans certaines parties del'Empire sous Domitien. Comment cette « superstition étran-gères, considérée comme asociale et athée, allait-elle survivre?Elliott'l a lu 1 Pierre en fonction de la survie du christianismeau milieu de la désintégration sociale de son temps: à l'époquede 1 Clément, la question de la survie est encore plus aiguë. Del'avis de l'auteur, le pire ennemi est le désordre à l'intérieur: lezèle jaloux de certains chrétiens envers d'autres chrétiens.1 Clément s'efforce de parer à ce danger en appelant à un ordrefondé sur deux thèmes essentiels du christianisme romain: l'im-portance de l'héritage juif et le respect de l'autorité impériale.

De l'héritage juif, 1 Clément a tiré le symbolisme du sacerdocelévitique qu'elle a adapté pour renforcer considérablement lastructure qui s'était développée en plusieurs Églises à la fin dui', siècle, c'est-à-dire une structure composée d'évêques-presbytreset de diacres. Cette structure, non seulement joue un rôle socialau service de la communauté, mais elle s'acquitte encore duservice divin: ce n'est pas seulement une diakonia, mais aussi uneleiiourgia. Pour Clément, cette leitourgia impose le respect desministres chrétiens car ils font partie d'une ordre approuvé parDieu et ne sauraient être destitués par caprice. Cette structuresi nettement articulée a fort bien pu se développer sous lacontrainte de nécessités sociales; mais Clément veille à ce quele ministère ne devienne pas la victime d'une attitude de « sélec-tion l>. 1 Clément décrit l'ordre divin (tagma): Dieu, le Christ,les apôtres, les évêques, les diacres, avec un sens du sacré destinéà provoquer chez les chrétiens une loyauté inébranlable enversleurs évêques-presbytres dans les temps difficiles ; et c'est ce qui

41. Le jugement de Richardson (Early, 39), est admirablement nuancé; « Lalettre de Clément reflète le passage de la foi paulinienne à un type dechristianisme où prédominent le souci de l'éthique et celui de la loi et de l'ordre.Cela n'exclut pas, toutefois, une connaissance et une certaine intelligence del'évangile paulinien... II faut plutôt dire que le christianisme romain révèle sonenracinement dans le judaïsme hellénistique et son adaptation dans la capitalede l'Empire. »

42. Home, 217.

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va permettre à l'Église de faire face à deux siècles de persécutionromaine.

Mais 1 Clément va, dans ses perspectives, de par leur origineet leurs implications, au-delà de l'hérita , "-' juif. L'admiration del'auteur pour la discipline militaire trahit au moins un débutd'idée que l'Empire romain ne sera jamais christianisé tant quele christianisme n'aura pas compris, pour s'en servir, la force del'adversaire. Rome se montrait raisonnablement tolérante àl'égard des cultes privés pourvu que ceux-ci ne soient pasimmoraux et ne mettent pas en cause ses exigences de conformitéextérieure à l'ordre religieux et socia1 43 . Le christianisme ne tendpas à devenir une religion orientale à mystères de plus, avec sespieux dévôts ; il tend à devenir une société qui revendique desdroits exclusifs, antithétiques de ceux de l'Empire - tous lesrégimes absolus sont arrivés depuis à la même conclusion.Quelqu'un a observé avec finesse: « Les chrétiens n'ont pas cesséde s'étonner de se voir tenus pour ennemis de l'ordre romain,mais rétrospectivement il faut bien admettre que ce sont lesRomains qui voyaient juste. u Jusqu'alors, les écrits chrétiensqui se rattachent à l'Église de Rome demandaient l'obéissanceau gouvernement romain; 1 Clément va plus loin en inculquantla même obéissance à l'égard des autorités ecclésiales. Le chris-tianisme devait réussir grâce à ses communautés bien structuréeset à des institutions qui soutenaient efficacement les convertis. Ilallait façonner une organisation aussi serrée (sinon plus) que cellede l'Empire et il allait offrir de bien meilleurs motifs d'adhésion 45.

Ainsi 1 Clément propose-t-elle une formule non seulement poursurvivre à la persécution, mais encore pour triompher du per-sécuteur. L'ultime victoire des idées de Clément viendra, non pasquand Constantin aura cessé de persécuter les chrétiens, maisquand, un demi-siècle plus tard, le christianisme sera devenu lareligion officielle de l'Empire.

Pour innovatrice qu'elle soit, je voudrais souligner que1 Clément s'inscrit sur une trajectoire qui a des antécédents dans

43. GUTERMAN, Religions, 25-31: le culte de dieux non approuvés n'étaitpas permis en public, et pas même en privé s'il y avait érection d'autels.

44. GAGER, Kingdom, 27-28. HINSON, Evangelization, 27, cite W.R. Halli-day : a un état dans l'état ». Voir Dix, Jew, 69-70: les chrétiens étaientdancreux en tant que collegium.

49.' HINSON, (Evangelization), est superbe sur ce point.

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l'attitude des premiers chrétiens face à l'évangélisation de Rome.D'une façon impressionnante, mais perceptible, les Actes desApôtres ont simplifié l'histoire du christianisme, en centrant lecours des événements autour de Pierre et de Paul, et en faisantcommencer l'histoire de l'Église à Jérusalem pour la faire aboutirà Rome. Dans ce schéma, les Actes incarnaient l'idée que le destindu christianisme était lié à Rome et au monde païen sur lequelRome régnait. Les Actes ont traduit en termes de politiquepratique la croyance que le christianisme portait la BonneNouvelle pour tous. Il n'est donc pas exagéré de prétendrequ'instinctivement, les premiers chrétiens étaient « portés versRome »°6 . Paul, qui n'aimait pas se rendre dans les Églisesfondées par d'autres que lui, désirait passionnément se rendre àRome (Rot 1, 10, 15 ; 15, 22). Pourquoi Rome? Athènes étaitle musée de l'Antiquité classique, le grand dépositaire de l'héritageculturel; or, rien ne suggère que Paul ait tellement désiré se rendreà Athènes. Son seul passage par cette ville semble bien, en fait,avoir été placé sous le signe de l'incompatibilité, d'après le récitdes Actes (17, 15-34). Alexandrie était la bibliothèque des étudesclassiques, mais il ne semble pas que Paul s'y soit jamais rendu(d'ailleurs, le Nouveau Testament ne nous dit absolument riensur l'implantation du christianisme à Alexandrie). La préférencedonnée à Rome sur Athènes et Alexandrie n'indique-t-elle pasqu'on a compris très tôt que le pouvoir de changer le monderésidait dans la capitale politique, et non au musée ou à labibliothèque? On a beaucoup dit que le christianisme est unereligion centrée sur l'incarnation du divin dans l'histoire. Pour-tant, aujourd'hui, il y a des chrétiens qui semblent avoir du malà admettre que leurs pères aient pu faire preuve d'esprit pratique,et de fort peu de romantisme, quand ils ont estimé que l'incar-nation demandait que l'Évangile emprunte le véhicule des struc-tures politiques. Si les chrétiens ont connu « l'appel de Rome »,c'est en partie parce que là se trouvait la machine qui gouvernaitle monde connu et à travers laquelle ce monde pouvait être gagnéau Christ.

Le choix de Clément en faveur d'un ordre clair de préférenceà l'ambiguïté et à une liberté qui permettait les divisions dans

46. L'expression est de Schelke, ainsi que la comparaison avec Athènes etAlexandrie (u Rümische v, 393-394).

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l'Église se reflète dans la suite de l'histoire romaine. Certes, enimitant l'ordre impérial et son autorité à des fins évangéliques,l'Église de Rome s'exposait à un grand danger. Consciemmentou non, en entreprenant de conquérir l'Empire, elle s'exposaitau péril de voir les valeurs intrinsèques du système romainconquérir l'Église, au point que celle-ci en vienne à trop rendreà César et à oublier qu'elle n'a qu'un seul et unique Seigneur.On notera à cet égard qu'au jugement de la tradition johannique,quelque peu prévenu à l'encontre de tout autre pasteur que leChrist lui-même, Pierre se voit allouer un rôle pastora1 47 parcequ'il a répondu au critère du bon pasteur par la manière dontil a donné sa vie. Cela veut dire que, paradoxalement, Néron arendu service à l'Église romaine en martyrisant son grand apôtredans le cirque voisin de la colline vaticane. Non moins paradoxa-lement, ce n'est pas nécessairement un service que Constantin arendu à l'Église romaine quand il fit en sorte que son évêquedevienne le pontifex maximus de la religion romaine. Le Césarqui voulait tuer le christianisme fut peut-être moins redoutableque le César qui voulut en faire son allié.

Quand on se rend compte à la fois des dangers et de la grandeurde la trajectoire suivie par le christianisme romain, il est consolantde voir que nos ancêtres chrétiens ont fourni à l'Église romained'utiles modèles pour se corriger. A la fin des années cinquante,Paul écrit pour la première fois un éloge de l'Église de Rome« Votre foi est proclamée dans l'univers entier » (Rm 1, 8).Cinquante ans plus tard, au début d'une autre lettre auxRomains, Ignace d'Antioche loue l'Église de Rome, « présidentede la charité ». Louée dès les débuts pour sa foi et pour sa charité,l'Église romaine pourrait bien être appelée à se voir jugée sur cesdeux points.

L'appréciation portée par Paul sur la foi des Romains s'estrévélée remarquable de prévision en ce qui concerne le 11° siècle 48,

quand ceux qu'on allait plus tard reconnaître pour hérétiques,les Valentin, les Marcion, les Tatien, se sont heurtés aux pres-

47. Jn 21, 15-19: rôle pastoral fondé, à coup sûr, sur l'amour du Christ,et tel

ûil laisse au Christ la possession du troupeau.48. ~. BAUER, Orthodoxy and Heresy in Earl test Christianity (Philadelphie,

Fortress, 1971 ; l'original allemand est de 1934) voit dans 1 Clément le premiersigne d'une influence dominante de Rome dans la formation de l'orthodoxiechrétienne.

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bytres romains° 9 . Cette sensibilité particulière au contenu de lafoi chrétienne pourrait expliquer qu'Irénée cite Rome en premiercomme soutien contre l'hérésie : a La tradition qu'elle tient desapôtres et la foi qu'elle annonce aux hommes sont parvenuesjusqu'à nous par des successions d'évêques » (Adversus haereses,3. 3. 2-3). Lors des controverses christologiques et trinitaires desIII= et 1ve siècles, divers évêques de grands centres chrétiens(Antioche, Alexandrie, Constantinople) furent déposés pour héré-sie ou excommuniés: Rome se gagna une réputation enviable parla prudence de son orthodoxie. Même dans le christianismeoccidental divisé, beaucoup de ceux qui ne partagent pas lathéologie de Rome lui accordent qu'elle a su garder le zèle pourla foi orthodoxe.

La discussion serait plus vive sur le fait de savoir si Rome asu demeurer aussi la présidente de la charité. En fait, pourcertains, affectés par le zèle romain pour la foi orthodoxe, il ya là une déficience évidente; d'autres parleraient d'un amour quidoit savoir châtier. Quoi qu'il en soit, au cours de ce siècle-ci,grâce à l'action d'un évêque de Rome, Jean XXIII, beaucoupde ceux qui se situent en dehors de l'allégeance romaine ontéprouvé un moment le contact de l'amour"; et leur façon deregarder Rome en a été tout entière transformée. Il y a donc peut-être une leçon à recevoir de l'histoire des débuts de l'Égliseromaine. Si « l'Église en séjour à Rome » doit prêcher aux autresÉglises et les reprendre, ses avertissements seront plus efficaceslorsque le zèle pour une foi a célébrée dans le monde entier » seraincarné dans une Église x présidente de la charité » s'.

49. Adversaire des hérétiques, Hégésippe est arrivé à Rome un peu avant170; or, comme le remarque Grant (Augustes, 152) : « En parlant de l'Égliseromaine, Hégésippe ne mentionne pourtant pas d'hérésie. Il est évident qu'ilvoit en Rome le principal exemple de la préservation de la véritable orthodoxiedans la succession des évêques locaux.

50. J'admets tout à fait la difficulté qu'il y a à donner de ce fait une analyselogique ou historique. Si l'image de Jean XXIII créée par la presse est plusbelle que nature, c'est en tout cas cette image qui a joué un rôle historique.

51. A propos de la mansuétude de Clément, priant pour les empereurs aprèsavoir été persécuté par eux, Lightfoot (Apostolc Fathers, 1, l, 384), remarque« Qui aurait disputé à l'Église de Rome sa primauté, si elle s'était toujoursexprimée ainsi? »

CHAPITRE V

SOURCES SUPPLÉMENTAIRESÉVENTUELLES

POUR NOTRE CONNAISSANCEDU CHRISTIANISME ROMAIN PRIMITIF

Dans les chapitres qui précédent, j'ai eu recours à quatredocuments écrits au long d'une quarantaine d'années (entre 58et 96) pour reconstituer l'aspect dominant du christianisme àRome à l'époque du Nouveau Testament. C'est un christianismequi vient de Jérusalem, qui partage à l'égard du judaïsme lespositions des apôtres de Jérusalem (de Pierre, en particulier), etqui demeure fidèle à ses origines, à son héritage et à ses traditionsjuives, même lorsque la proportion des membres d'originepaïenne sera devenue majoritaire dans la communauté chrétiennede Rome, - bref, c'est un exemple de ce que j'ai nommé dansl'introduction le groupe 2 : des chrétiens, Juifs et païens, modérés.J'ai repéré à Rome, sur les franges, des tenants intransigeants dela circoncision (le groupe 1), opposés à Pierre et à Paul, mêmeaprès qu'il ait changé; ce sont des gens qui ont peut-être eu unepart à la mort des deux apôtres dans la persécution de Néron.J'ai détecté aussi l'existence (ou du moins la crainte) d'unchristianisme rassemblant des Juifs et des païens plus radicaux,

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(le groupe 4), ayant pratiquement abandonné tout l'héritage juifle type de christianisme recommandé par l'Épître aux Hébreux,mais dont Paul s'est dissocié dans ses déclarations explicites del'Épître aux Romains sur l'héritage juif. Mais, j'y insiste, ces deuxderniers groupes étaient, à Rome, vraiment sur les franges.

Bien d'autres ouvrages que les quatre étudiés jusqu'ici ont étéinvoqués par les chercheurs à propos des premiers temps duchristianisme romain. certains sont des écrits du Nouveau Tes-tament qu'on tient pour adressés à Rome ou envoyés de Rome;d'autres sont extérieurs au Nouveau Testament et ont été rédigésdans la période qui s'étend jusqu'à 150. C'est justement parce quej'ai conscience du caractère hypothétique de l'analyse présentéeci-dessus qu'il me paraît utile de la soumettre à l'épreuve desautres documents qu'on peut invoquer, à la seule exception dece qui me parait fantaisiste ou invraisemblable'. Je vais donc dansce chapitre examiner certains textes susceptibles de compléter (oude contredire) mon tableau de l Église romaine, en analysant trèsrapidement les épîtres aux Philippiens et aux Éphésiens, l'évangilede Marc, lÉpitre d'Ignace d'Antioche aux Romains, le Pasteurd'Hermas, les légendes de Pierre et Simon le Mage, et la SecondeÉpître de Pierre'. Ce ne sont ici, j'y insiste, que des indicationspour l'utilisation éventuelle de ces ouvrages dans une recherched'ensemble: ce chapitre est, en somme, un appendice invitantd'autres chercheurs plus compétents à participer à la discussion.

1. Un savant comme Streeter (Primitive, 196-200) pense que l Épître deJacques a été adressée à Rome. J'ai indiqué plus haut (n. 21 du chop. précédent)que 1 Clément ne reflète probablement pas la situation romaine.

2. Cette liste nous mène jusque vers 150. On pourrait poursuivre par l'étudede Justin (qui enseigne à Rome vers 150-165), de la crise des quartodécimansà propos de la date de Pâques (vers 190), et des traditions liturgiques sous-jacentes à l'ocuvre d'Hippolyte, au début du tu• siècle (les Comtitutiomapostoliques, en particulier) : Hippolyte est un presbytre romain et le premierdes antipapes. La bibliothèque gnostique de Nag Hammadi pourrait aussi nousfournir des informations sur l'image de Rome, parfois à travers une présentationhostile à Pierre, symbole de l Église catholique.

SOURCES SUPPLÉMENTAIRES

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A. PAUL AUX PHILIPPIENS

Cet écrit a été envoyé à Philippes par Paul alors en prison(1, 13, 17, 19). Les deux principaux candidats pour la localisationde cette captivité sont Éphèse (vers 56-57) et Rome (vers 61-63)'.Les Actes ne font pas mention d'une captivité à Éphèse, maiscette éventualité n'a rien d'invraisemblable, si l'on tient comptedes allusions de Paul, vers la fin des années cinquante, à ce qu'ila souffert à Éphèse ou en Asie (1 co 15, 32; 2 Co 1, 8-10).Aujourd'hui, la plupart des spécialistes adoptent l'hypothèseéphésienne, car la proximité de cette ville avec Philippes rendpossibles les trois ou quatre aller et retour de Paul que l Épîtresuppose, entre Philippes et le lieu d'emprisonnement. En outre,Philippiens leur semble plus proche par son thème des épîtres dela fin des années cinquante (Galates, 1 et 2 Corinthiens, Romains)que de Colossiens et Éphésiens, qu'on tient pour rédigées à Romeau début des années soixante. Ces arguments perdent, toutefois,de leur force si l'on adopte l'hypothèse critique qui voit dansColossiens et Éphésiens des épîtres post-pauliniennes postérieuresà 70, ce qui nous prive de tout matériel de comparaison avec ceque Paul aurait écrit de Rome au début des années soixante. Leproblème se complique encore du fait que beaucoup voient enPhilippiens un ouvrage composite, réunissant plusieurs lettres quin'ont pas été toutes écrites au même moment. L'hypothèseromaine, presque universellement adoptée avant le XVIIP siècle etqui a encore des défenseurs respectables (E W. Beare, Cerfaux,Dodd, Harrison, Guthrie, J. Schmid, Cullmann), a pour ellequ'une captivité romaine de Paul est un fait acquis (Ac 28, 16,30) et que Marcion affirme, vers 150, que Paul a écrit Philippiensde sa prison romaine 4 .

Si Philippiens a bien été écrite de Rome, quel éclairage projette-t-elle sur la chrétienté romaine au début des années soixante?J'ai suggéré que la lettre de Paul aux Romains avait fait bonne

3. L'hypothèse selon laquelle Philippiens aurait été écrite durant la captivitéde Paul à Césarée de Palestine, vers 58-60, (Ac 23, 33; 27, 1), a eu sa vogue(1,ONMEYER, Paulus, Pffederer, Spitta);elle semble aujourd'hui abandonnée.

4. HAGNER, (Use, 226-228), cote aussi des parallèles entre 1 Clément 47, 2et Ph 4, 15 (a dans les commencements de livangile ») et entre 1 Clément 21,I et Ph 1, 27 (erse conduisent dignement) n; il les invoque (avec hésitation) àl'appui d'une connaissance éventuelle de Phifppiens chez Clément de Rome.

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impression sur cette Église et qu'Ac 28, 15 est dans le vrai enmontrant une délégation venant accueillir Paul à son approchede Rome. J'ai suggéré aussi que ce sont les chrétiens, Juifs etpaïens, du groupe 1, intransigeants sur la circoncision, qui sesont montrés coupables d'un «zèle jaloux» contre Paul(1 Clément 5, 2-5) et auront contribué à son martyre par lesRomains sous Néron. Ph 1, 14-15 pourrait confirmer ces deuxsuggestions. Beaucoup de chrétiens de la région ont été confortéspar sa captivité, mais il y en a qui « prêchent le Christ parjalousie ». La violente polémique du chapitre 3 contre les mis-sionnaires chrétiens juifs qui veulent imposer la circoncision auxpaïens convertis permettrait d'identifier ces prédicateurs envieux.L'hypothèse romaine rend intelligibles l'allusion en 1, 13 à lagarde prétoriennes et celle de 4, 22 aux chrétiens de la maisonde l'empereur (de César) (même si ces allusions peuvent s'expli-quer aussi dans l'hypothèse éphésienne) ; en effet, Ac 28, 16 ditqu'à Rome Paul avait une garde, et Rm 16, 11 mentionne deschrétiens qui sont à Narcisse, peut-être le proche conseiller del'empereur Claude (il en est pour identifier le Clément qui setrouve auprès de Paul en Ph 4, 3 avec celui qui a écrit 1 Clémentau nom de lÉglise de Rome en 96; mais c'est là pure conjecture,car Clément est un nom courant). En 1, 1, Paul salue les évêqueset les diacres de l'Église de Philippes : si les deux fonctionsexistaient aussi dans l Église d'où il écrit, cela cadre bien avecl'hypothèse romaine car la structure bipartite est attestée pourles années quatre-vingt et quatre-vingt-dix par 1 Pierre et1 Clément.

La proximité de ton de Philippiens avec Romains et les autresépîtres pauliniennes de la fin des années cinquante ne présentepas de difficulté dans l'hypothèse romaine, car Philippiens auraété écrite, dans ce cas, seulement trois ou quatre ans aprèsRomains'. Paul écrit en Rut 1, 15: « De là mon désir de vousannoncer l ivangile à vous aussi qui êtes à Rome » ; en Ph 1,12-13 il pourrait décrire ce qui s'est effectivement passé à sonarrivée comme prisonnier à Rome: « Je veux que vous le sachiez,

5. Voir LIGHTFOOT, Philippiam, 99-104.6. Ibidem, 41-06; Lightfoot pense que Paul a écrit Philippiens, Colossiens

et Éphésiens pendant sa captivité romaine de 61 à 63, mais il place Phdippiensau début de cette période pour la séparer des autres et la rapprocher dans btemps de Romains. II énumère des parallèles.

SOURCES SUPPLÉMENTAIRES

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frères, ce qui m'est arrivé a plutôt contribué au progrès del'Évangile. Dans tout le prétoire, en effet, et partout ailleurs, ilest maintenant bien connu que je suis en captivité pour Christ. »Ceux de Rome, encouragés par ce que Paul souffre en prisonpour le Christ, prêchent maintenant le Christ « par amour,sachant que je suis ici pour la défense de l'Évangile » (Ph 1,15-16). En Rm 12, 1, Paul exhortait les Romains à « offrir leurcorps en sacrifice (thysia) vivant, saint et agréable à Dieu : c'estle culte spirituel ». En Rm 15, 16, Paul parlait de lui comme d'unministre (leitourgos) de Dieu dans le service sacerdotal de l'Évan-gile. En Ph 2, 17, Paul dit de lui-même, en prison (à Rome?):« Même si mon sang doit être versé en libation dans le sacrifice(thysia) et le service (leitourgoa) de votre foi'. » J'ai soutenu qu'enRomains Paul était plus modéré qu'en Galates au sujet dujudaïsme et de l'histoire vétéro-testamentaire du salut. Il estdifficile de décider si, en Philippiens 3, la condamnation desextrémistes qui exigent la circoncision est plus proche de Galatesou de Romains, car les deux épîtres s'en prennent à cettei ntransigeance. Toutefois, Ph 3, 4-7 sur la condition juive, semblefaire écho à Roi 11, 1. Qui plus est, en Rm 16, 18, Paul affirmeque ceux qui ont semé la discorde à Rome « ne servent pas leSeigneur Jésus-Christ mais leur propre ventre », et en Ph 3,

1 8-19 les ennemis du Christ sont ceux qui «ont pour dieu leurpropre ventre ». Donc, tout compte fait, si Philippiens a été écritede Rome au début des années soixante, elle s'insère sans difficultédans le tableau de la chrétienté romaine et des expériences quePaul y a connues, tel que j'en ai proposé la reconstitution dans

l es chapitres qui précèdent.

7. Cullmann, (Peter, 105) estime que cette attitude convient mieux auxderniers temps de la vie de Paul, dans les années soixante, qu'à une éventuelleraptivité à Éphèse dans les années cinquante. Philippiens suppose qu'on accède: Jsément à Paul dans sa prison, ce qui rappelle les circonstances de la captivitéuimaine rapportées en Ac 28, 30-31, mais ne cadre pas avec Éphèse, où Paulél ait « accablé... au point de désespérer de la vie » (2 Co 1, 8).

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B. LÉPTTRE AUX ÉPHÉSIENS

Colossiens (4, 3, 18) et Éphésiens (3, 1 ; 4, 1 ; 6, 20) se présententelles aussi comme écrites par Paul en prison. Alors que la captivitédont parle Philippiens est largement tenue pour authentique,beaucoup pensent que Colossiens est post-paulinienne. Davan-tage encore estiment quiphésiens est post-paulinienne et que larédaction en est dépendante de Colossiens, quoique d'une autremain. Dans la ligne qui est ici la mienne, je vais travailler surl'hypothèse post-paulinienne.

Quelle captivité est choisie pour servir de cadre fictif à ces deuxépîtres? Quand on les considérait comme authentiques, onadmettait généralement qu'il s'agissait de la captivité romaine dePaul en 61-63 (contre l'idée que Philippiens aurait été écrite deRome dans les années soixante, on tirait argument des dissem-blances entre cette épître d'une part et, de l'autre, Colossiens etÉphésiens, tenues, elles, pour écrites de Rame). Dans l'hypothèsed'un cadre fictif, la ville où Paul est mort pourrait être la favorite,car il était difficile de choisir une captivité moins connue. Maismême si c'est à Rome que pensait l'auteur, il faut rester extrê-mement prudent quand il s'agit de préciser ce que cela nousapprend réellement sur la chrétienté romaine des années quatre-vingt (date généralement proposée dans l'hypothèse post-pauli-nienne). L'auteur connaît-il vraiment la situation de l'Égliseromaine, ou bien fait-il appel à son imagination?

Ces précautions prises, je souhaite m'en tenir à Éphésiens pourplusieurs raisons. Hagner (Use, 226, 230) considère comme It trèsprobable » que Clément ait connu Éphésiens, mais pas mêmecomme a probable » qu'il ait connu Colossiens. Mitton a défendul'idée que l'auteur de 1 Pierre a connu Éphésiens (mais pasColossiens)'. Si l'auteur d'Éphésiens puise à plusieurs des épîtrespauliniennes, beaucoup de commentateurs ont souligné ses rela-tions étroites avec l'Épître aux Romains. Il y a donc des raisonsexternes pour rattacher à Rome Éphésiens plutôt que Colossiens.Qui plus est, alors que l'auteur d'Éphésiens puise largement dansColossiens, il paraît laisser de côté une section cruciale, Co 2,

8. C.L. MITTON, n The Relationship between 1 Peter and Ephesians », dansJTS 1 (1950) 67-73. D'autres, comme Selwyn et Boismard, soutiennent que cesdeux ouvrages dépendent d'une tradition commune (celle de l Église romaine?).

SOURCES SUPPLÉMENTAIRES

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1 6-23, qui décrit l'hérésie juive gnosticisante qui est à l'originede l Épitre. En d'autres termes, l'auteur d~Éphésien ne semble pasd'avis que les circonstances précises de Colossiens puissent êtreutiles à ses propres lecteurs et il ne paraît pas viser une hérésieou un groupe d'adversaires particuliers. Il semblerait donc queColossiens et Éphésiens différent par le lieu d'origine, ou dedestination, ou par les deux à la fois; en sorte que, si l'on choisitRome pour lieu d'origine ou de destination d'Éphésiens 9 , il estplus avisé de laisser Colossiens de côté.

Nous avons vu qu'en dépit des efforts déployés par l'Épître auxHébreux pour convaincre la communauté romaine que le Christavait remplacé le culte lévitique, la tendance était, en 1 Pierre eten 1 Clément, à préserver ce culte dans l'Église sous une formespiritualisée. Si 1 Pierre 2, 5 parle d'un édifice spirituel bâti avecdes pierres vivantes, Ep 2, 18-22 dit que les chrétiens constituentla Maison de Dieu qui devient, en grandissant, un temple saintdans le Seigneur. Si en Rm 11, 17-24 Paul se représente les païenscomme une branche d'olivier franc greffée sur l'arbre qu'estIsraël, Ep 2, 12-16 parle des païens comme d'un groupe autrefoisétranger à la communion d'Israël, mais aujourd'hui rapprochépar le sang du Christ, en sorte que le mur de séparation est abattuet que les deux ne font plus qu'un. En d'autres termes, Éphésienssemble décrire l'accomplissement du rêve de Paul en Rm 11.Rappelons-nous que l Église romaine des années quatre-vingt etquatre-vingt-dix avait réconcilié l'image de Pierre et celle de Paulde telle sorte que ceux qu'avait autrefois séparé leur façon decomprendre ce que signifiait le Christ pour les Juifs et pour lespaïens, étaient à présent les colonnes de la même Église(1 Clément 5). La chrétienté de Rome pouvait, en conséquence,apparaître idéalement comme le heu de rencontre de chrétiensautrefois divisés. A Rome, des convertis en majorité d'originepaïenne auront rejoint une communauté très loyale à l'héritagej uif, de sorte que la mission de Paul coïncidait avec celle de Pierre.l'ai avancé qu'en ce qui concerne la mission auprès des païensRome a pu se considérer comme le successeur de lÉglise de

9. L'adresse en 1, 1 aux saints rt qui sont à Éphèse » est d'authenticitédouteuse et il n'est donc pas impossible que l'auteur se soit adressé aux chrétiensde la région dans laquelle l'ouvrage a été composé. D'un autre côté, il pourraits'adresser à l'ensemble des chrétiens.

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Jérusalem. Dans un article qui a fait date", H. Chadwick asoutenu que l'auteur d'Éphésiens met en valeur la continuitéessentielle entre 1Église primitive de Jérusalem, composée dechrétiens juifs, et l'Église de la mission paulinienne, à majoritépaïenne. Rome conviendrait parfaitement pour y situer une telleperspective. Le Paul d'Éphésiens, tout en se désignant lui-mêmecomme un apôtre (1, 1) semble se représenter « les apôtres » surlesquels est fondée lÉglise universelle comme un groupe différent(même s'il n'en est pas exclu) : conception en harmonie avec cellede Rome, pour laquelle les « valeureux apôtres » sont énumérésdans l'ordre, Pierre et Paul (plus haut, p. 159).

Ainsi, à certains égards, Éphésiens cadrerait bien avec lasituation du christianisme romain dans les années quatre-vingt(tout comme Philippiens avec celle des années soixante). Cepen-dant, le rattachement d'Éphésiens à Rome comme à son lieud'origine demeure fragile. Il est bien vrai que, si Éphésiens aeffectivement été composée pour résumer la carrière de Paul etsa pensée", une Église qui se considérait comme son héritière,puisque c'est là qu'il était mort, lui est un lieu d'origine conve-nable. Néanmoins, avant de faire d'Éphésiens un des témoinsmajeurs du christianisme romain, il faudrait en analyser lecontenu pour voir dans quelle mesure s'y reflète la situation localeet dans quelle mesure s'y reflète, par les emprunts à Colossiens,un autre milieu. En reconstituant la physionomie de l'Égliseromaine entre 58 et 96, je n'ai pas trouvé trace de la naissanced'un courant de pensée gnostique. Avec sa conception presquemystique du salut et son universalisme intemporel, Éphésiens aparu à certains comme teintée de gnosticisme. S'il y a du vraidans cette hypothèse, cela suggérerait que les rapports (s'il y ena) entre l Épître et Rome sont tout au plus partiels: Éphésienspeut, en effet, avoir amalgamé les situations et les problèmes deplusieurs Églises post-pauliniennes.

10. a Die Absicht des Epherserbriefes », dans ZNW 51 (1960) 145-163.11. Dans l'hypothèse de Goodspeed-Knox, adoptée et modifiée par

C.L. M(TrON, Ephesians (New Century Bible, Londres, Oliphants, 1976),7-10, Éphésiens est rattachée au recueil des épîtres pauliniennes. Rome pourraitêtre le lieu où ce recueil s'est constitué. 2 Pierre, si elle est originaire de Rome,est le premier ouvrage du Nouveau Testament à montrer connaissance de cerecueil (3, 16).

SOURCES SUPPLÉMENTAIRES

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On notera qu'Éphésiens est le seul ouvrage post-paulinien quej'ai pris en compte dans l'étude du christianisme romain. Je met couve personnellement incapable de décider si 2 Thessaloniciensest réellement post-paulinienne; même si c'était le cas, peu dechoses la rattacheraient à la situation romaine, à moins que lepersonnage de l'Antichrist au chapitre 2 soit Néron ou Domitien.Dans le cadre imaginé par les Épîtres Pastorales post-pauli-oienues, Paul n'est pas encore arrêté quand il écrit 1 Timothéeet Tite, mais il est en prison à l'époque de 2 Timothée (1, 8).Comme dans cette dernière épître, il demande à Marc de venirl e rejoindre (4, 11) et qu'il est lui-même sur le point de mourir(4, 6-8), il est fort possible que ce soit la captivité romaine quisoit envisagée (dans les années quatre-vingt, date possible pour2 Timothée, on savait que Paul était mort à Rome; et 1 P5, 13 montre Marc présent à Rome (Babylone) vers le temps dela mort de Pierre). A coup sûr, « Pudens et Lin » de 4, 21 sont(les noms familiers dans la tradition romaine; toutefois, Priscaet Aquila sont auprès du destinataire, non de l'expéditeur (4, 19).En tout cas, des Pastorales en général et de 2 Timothée enparticulier, on ne peut pas tirer grand-chose sur la situation del'Église d'où elles ont été envoyées. L'intérêt porté par lesPastorales à la consolidation du système des évêques-presbytreset des diacres peut se comparer avec l'apologie des presbytres deCorinthe en 1 Clément. Mais on ne trouve pas dans les Pastoralesl'importance accordée aux lévites et au culte par 1 Clément.Hagner (Use, 230-236) ne trouve pas d'indices suffisants pouraffirmer que 1 Clément a utilisé 2 Timothée, mais il estime assezprobable que 1 Clément a connu et utilisé les deux autresPastorales (opinion plutôt optimiste) 'z. Ceux qui admettent queles Pastorales sont post-pauliniennes ont encore beaucoup à fairepour en discerner le lieu d'origine probable, avant qu'il soitpossible de faire utilement appel à ces documents dans l'étudede l'Église de Rome.

12. L'ouvrage cité plus haut, note 52, chop. III de cette part., attribue (p. 137-1 38) une faible probabilité à la connaissance de Tite chez Clément, l'incertitudedans le cas de 1 Timothée, et aucun indice pour 2 Timothée.

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C. LiVANGILE SELON MARC

Commençons par relever ce que dit le Nouveau Testamentd'hommes portant le nom de Marc: a) « Jean, qu'on appelaitaussi Marc » est mentionné dans les Actes. Marie sa mère avaità Jérusalem une maison dans laquelle nombre de chrétiens seréunissaient pour prier et c'est là que Pierre se rend quand il estéchappé de prison, au début des années quarante (12, 12).Barnabé et Saul emmènent avec eux (Jean) Marc de Jérusalemà Antioche (12, 25), puis d'Antioche à Chypre au cours du« premier voyage missionnaire » (milieu des années quarante) ;mais il les quitte à Pergé de Pamphylie et s'en revient à Jérusalem(13, 13). Quand Barnabé et Saul sont sur le point de quitterAntioche pour le « second voyage missionnaire », vers 49, Bar-nabé veut emmener Marc, mais Paul sjy refuse parce que (Jean)Marc les a abandonnés en Pamphylie. Il s'ensuit une ruptureabrupte ente les deux apôtres, Barnabé partant pour Chypre avec(Jean) Marc, tandis que Paul gagne l'Asie Mineure(Ac 15, 36-41). b) Dans les lettres authentiques de Paul, unpersonnage du nom de Marc se trouve auprès de lui vers la findes années cinquante ou le début des années soixante, et il envoieses salutations dans la lettre que Paul écrit de prison à Philémon(24). Dans la lettre (probablement) post-paulinienne aux Colossiens(4, 10), la notice de la lettre à Philémon est amplifiée: lessalutations sont envoyées de la part de Marc, «le cousin deBarnabé, au sujet duquel vous avez reçu des instructions, - s'ilvient chez vous, accueillez-le. » Dans la Seconde Épître, post-paulienne, à Timothée (4, 11), Paul en prison et proche de la mort,écrit: « Prends Marc et amène-le avec toi, car il m'est précieux. »c) En 1 P 5, 13 (probablement post-pétrinienne), l'Église romaine(« la communauté des élus qui se trouve à Babylone ») envoie sessalutations aux chrétiens d'Asie Mineure, « ainsi que Marc, monfils. »

S'agit-il d'un seul et même homme? La première chose est desavoir si b) et c) parlent du même Marc. Nous avons vu plushaut (p.232, 235) que dans les développements post-pauliniensc'est vraisemblablement une captivité romaine qu'entendent évo-quer 2 Timothée et Colossiens/Éphésiens (en se basant sur

SOURCES SUPPLÉMENTAIRES

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Philémon)". L'idée qu'il y ait eu deux Marc à Rome dans lesannées soixante, l'un proche de Paul, l'autre de Pierre, paraît peuprobable: il s'agit plutôt du même homme. La seconde questionest de savoir si le Marc de Rome, b), c), est le même que le (Jean)Marc de Jérusalem a), qui, dans les années quarante, est associéà Paul (même si cela tourne mal) et à Pierre (qui fréquente lamaison de la mère de (Jean)Marc). A priori, le fait que Marc,comme (Jean)Marc, ait été associé aux deux apôtres rend leuridentification vraisemblable. A posteriori, dans les années quatre-vingt, ils sont implicitement identifiés par l'auteur de Colossiensqui a rattaché Marc à Barnabé, exactement comme les Actesassociaient étroitement (Jean)Mare à Barnabé '4. L'un dans l'autredonc, tout penche en faveur d'un seul personnage", même s'ilfaut supposer pour cela que, séparé de Paul durant la période45-50, Marc travaillera de nouveau avec lui au début des annéessoixante. On a l'impression que, vers 50, Marc a dû se trouverthéologiquement plus proche de Pierre que de Paul dans l'affaired'Antioche, tout comme ce fut le cas pour Barnabé (Ga 2, 13)et que c'est la raison pour laquelle après cette affaire Barnabéet Marc se sont séparés de Paulu. Plus tard, Marc aura changéd'attitude à l'égard de Paul, et/ou le Paul de Romains et desannées soixante se sera montré plus modéré et se sera rapprochédes positions de Pierre, réduisant ainsi la distance qui le séparaitde Marc.

Jusqu'ici nous avons considéré le témoignage du NouveauTestament: tournons-nous maintenant vers la Tradition. D'aprèsce que Papias, évêque de Hiérapolis au début du ll° siècle, avait

1 3. On pense, en général, que les auteurs de Colossiens et diphésiens ontchoisi comme cadre la captivité romaine de 61 à 63 tandis que l'auteur desPastorales pensait à une seconde captivité romaine, au cours de laquelle Paulest mort. En Colossiens, Marc est auprès de Paul; en 2 Timothée, Paul luidemande de venir le rejoindre.

14. Les Recognitiones pseudoclémentines (1, 7) et les Actes de Pierre (4,Vercelli) associent Barnabé avec Rome.

15.

gisant remarquer que « Marc (Mucus) est le prénom latin le pluscourant dans l'Empire romain et que l fglise primitive a dû connaître d'innom-brables Marc », D.E. NINEHAM, Saint Mark (Londres, Penguin, 1963), 39-41,considère comme précaire, mais sans l'exclure, l'identification de Marc avec(Jean) Marc.

16. Le partisan fanatique de Paul qu'est Marcien n'inclut pas dans son canonl'évangile de Marc; mais, rejeté lui-même par Rome, peut-être Marcionassociait-il dans son idée Marc avec cette ville. Beaucoup de spécialistes relèventune forte influence paulinienne sur Marc, mais voir plus loin, p. 242-243.

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appris d'un disciple des disciples de Jésus (si c'est bien ce qu'ilveut dire en parlant du a presbytre/ancien »), un certain Marc,qui n'était pas lui-même un disciple ou un auditeur de Jésus, sefit l'interprète de Pierre" et mit par écrit ce que Jésus avait ditet avait fait. Ce récit martien, bien que sans ordre" et représentantle souvenir des adaptations orales de Pierre à ses auditeurs, n'étaitni faux ni erroné (Eusèbe, Histoire, 3. 39. 15). On ne voit pastrès bien, d'après Papias, si Marc a écrit du vivant de Pierre. Onpeut en douter, à cause de l'allusion au souvenir et au manqued'ordre: si Pierre avait été en vie, le récit aurait dû être plusrigoureux. Dans le dernier tiers du II» siècle, le prologue antimar-cionitet' ajouté à Marc et Irénée (Adversus haereses, 3. 1. 1)précisent que Marc a écrit après la mort de Pierre et de Paul;mais Clément d'Alexandrie et, plus tard, Épiphane et Jérôme,tiennent que Marc a écrit du vivant de Pierre. D'ailleurs, Clémentassure (Eusèbe, Histoire, 2. 15. 2) que Pierre autorisa la lecturede l'ouvrage de Marc dans les églises.

En confrontant la tradition de Papias et celle du NouveauTestament, on peut se demander si le Marc dont parle Papiasest bien le (Jean)Marc des Actes et le Marc des traditionspaulinienne et pétrinienne (qui était probablement un seul etmême homme) ? Origène (Eusèbe, Histoire, 6. 25. 5) identifiel'évangéliste avec le Marc de 1 Pierre; dans son commentaire surle verset 24 de Philémon, Jérôme (PL 26, 618A) est d'avis quele Marc nommé dans ce texte est l'auteur de l'évangile. Avanteux, Papias connaissait 1 Pierre (Eusèbe, Histoire, 3. 39. 17) ;aussi quand il parle de Marc comme de l'interprète de Pierre,

17. Cette description est un peu ambiguë. Chronologiquement, la prochaineréférence à l'ouvrage de Marc se trouve chez Justin (vers 160) qui parle desa mémoires (apomnemoneumata) de Pierre » (Dialogue, 106).

18. Le 1, l, 3 oppose le caractère méthodique du récit lucanien à ceux quil'ont précédé. Papias voit-il dans Marc l'un de ces récits antérieurs et donc,impli

fcitement, moins méthodiques?mé[hodiqires?

19. Voir R. G. HEARD, u The Old Gospel Prologues», dans JTS 6 (1955,1-16, en particulier 4-6). Ce prologue, que certains datent beaucoup plustardivement, situe en Italie la rédaction de l'évangile, par Marc le colobodactyle(a aux doigts courts ») : ce qualificatif qu'Hippolyte de Rome applique aussi éMarc (Philosophoumena, Réfutation de toute les hérésies 7. 18 ou 7. 30, 1 ;GCS 26, 215), représente-t-il une tradition romaine? S'agit-il d'une infirmitéphysique ou une façon d'évoquer le manque d'aisance littéraire?

SOURCES SUPPLÉMENTAIRES

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il pense presque sûrement à celui que Pierre, écrivant de Rome(la Babylone de 1 P 5, 13), appelle a mon fils ». Si nous réunissonsmaintenant tous ces fils, il parait vraisemblable que, vers le début(lu H, siècle, une tradition circulait selon laquelle Marc ( proba-blement le (Jean)Marc de Jérusalem qui avait accompagné Pauldans ses voyages des années quarante puis avait été, à Rome dansl es années soixante, le compagnon de Pierre et de Paul) avait,étant à Rome" et sous l'influence de Pierre, rédigé un évangile,

cela juste avant la mort de Pierre ou peu de temps après (mortqui ne se situe pas plus tard que 67).

Dans quelle mesure peut-on faire confiance à cette tradition ?11 y a trois facteurs à prendre en compte: Marc, Pierre, Rome" ;i l faut s'interroger à propos de chacun d'entre eux, même si les(Jeux premiers ont moins d'importance dans l'optique de notreouvrage.

Et d'abord, est-ce bien (Jean)Marc qui a écrit l'évangile ? Cetteattribution a pour elle sa modestie: l'auteur supposé n'est pasun apôtre de renom"; ce n'est pas un disciple dont la carrièreest connue de tous, ni un témoin oculaire (bien que (Jean)Marcsoit de Jérusalem)". On a du mal à expliquer cette traditioni ndiscutée, attachée à une personne aussi inattendue que Marc,s'il n'y a pas là un fond de vérité. En sens contraire, certains fontremarquer que cet évangéliste ne paraît pas connaître la géoga-

20. Rome est supposée par Papias; l'Italie est spécifiée par le prologue anti-marcionite. Bien que plus tard on ait associé Marc à Alexandrie, Clémentd'Alexandrie précise que Marc a écrit, à Rome, les actes de Jésus qui sontdevenus plus tard l'évangile que nous connaissons, et qu'il écrivit un évangile,pirituel après son arrivée à Alexandrie (voir M. SMITH, Clement ofAlexandria,iml the Secret Gospel of Mark, Cambridge, Mass., Harvard, 1973). Près de'00 ans plus tard, Chrysostome affirme, à tort, que l'évangile de Marc a été, édigé en Égypte (Homélies sur Matthieu, 1, 3; PG 57, 17).

21. Cela a été bien souligné par MOREAU, a Rome », 38-39.22. STREETER, Gospels, 562: « A ceux-là d'apporter la preuve, qui soutien-

,~ent l'attribution traditionnelle de Matthieu et de Jean et voudraient la nier,I; ms le cas de Marc et de Luc. » En ce qui concerne ma troisième question

~ a A-t-il été écrit à Rome? »), c'est Streeter qui est à l'origine de l'attributionde chacun des évangiles à l'un des grands centres chrétiens, idée défendue pluswrd par T.W. Manson (à la p.52 des Studies citées plus haut, n.4, chop. II

~ i v cette part.).23. On peut considérer comme purement imaginaire l'affirmation d'Épiphane

1unarion, 51,6; PG 41, 900a) selon laquelle Marc serait l'un des 70 disciplesi voyés en mission par Jésus (Le 10, 1).

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phie de la Palestine et qu'il ne peut donc s'agir du (Jean)Marcdes Actes2°.

En second lieu, est-ce de Pierre que Marc tient cette tradition ?Ici la probabilité d'une fiction est plus grande. Si Marc n'est pasun témoin oculaire, d'où tient-il ce qu'il sait de Jésus? D'aprèsle Nouveau Testament, Pierre avait séjourné chez (Jean)Mare àJérusalem; à Rome, Marc est le compagnon de Pierre et même« son fils ». Même en l'absence d'information solide, on pouvaitêtre tenté de supposer que c'est de Pierre que Marc tenait ce qu'ilsavait (la tradition sur les rapports entre Marc et Pierre s'est eneffet amplifiée: d'abord, il a mis par écrit les souvenirs de Pierre;puis il a obtenu, après coup, son approbation; enfin, il a étéencouragé par lui, il a pratiquement écrit sous sa dictée). Comptetenu de tout cela, il s'impose de procéder à une vérificationinterne. Même ceux qui pensent que l'évangéliste a bien eucontact avec un témoin oculaire" reconnaissent que la traditionévangélique s'explique au mieux pour une bonne part à partirde sources antérieures, plus ou moins distantes de la présentationorale faite par un témoin oculaire. Pour les scènes vécues,attribuables (on en discute) à un contact direct de l'évangélisteavec un témoin oculaire, Pierre est absent de la plupart d'entreelles: il n'y a donc pas de raison interne pour les faire remonterjusqu'à lui. Il est vrai que Taylor et d'autres avec lui maintiennentque Marc dépend de Pierre pour les scènes « pittoresques » danslesquelles ce dernier figure en personne, par exemple la transfi-guration, Gethsémani, le reniement. Mais aujourd'hui, la plupartdes critiques y voient des scènes théologiquement très denses quine sont guère plus proches du récit d'un témoin oculaire qued'autres récits marciens moins « pris sur le vif ». Qui plus est,l'image que Marc donne de Pierre est la moins favorable de tous

24. W. SCHWEITZER, The Good News according to Mark, Richmond, Knox,1970, 24. Cet argument s'oppose aussi au choix de la Galilée pour lieu de Icoreposition (plus loin, n. 27 de ce chap.).

25. On trouvera dans Taylor ( Mark, 78-82), une défense bien imfonnée etconservatrice de la tradition pétrinienne. Pour la thèse plus extravagante qdvoit en Pierre le véritable auteur de cet évangile, voir J. CHAPMAN, Matthew,Mark and Lake, Londres, Longman, Green, 1937, 83-93. Le contraste entreJean et Pierre tout au long de Jn 21 invite à penser que Jn 21, 21, en soulignantque c'est le disciple bien-aimé qui « a écrit ces choses-ci », répondrait peuPétreà une tradition selon laquelle Pierre serait lui-même derrière la rédaction d'unévangile.

SOURCES SUPPLÉMENTAIRES

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les évangiles, et l'on trouve chez Matthieu des scènes pétriniennesmajeures qui sont absentes de Marc26. Il y a donc peu de raisonsi nternes de ratifier l'image donnée par Papias d'un Marc écrivantcomme l'interprète de Pierre ou pour qualifier son évangile,comme le fait Justin, de « souvenirs » de Pierre.

En troisième lieu, l'évangile de Marc a-t-il été écrit à Rome ?Compte tenu de ce que disent les Actes du séjour de (Jean)Marcà Jérusalem et à Antioche ainsi que de la tradition postérieuresur la venue de Marc à Alexandrie, il est remarquable que laTradition ne situe pas son évangile dans l'une de ces villes.L'absence de rival traditionnel sérieux" est en faveur de l'histo-ricité de la tradition du Il- siècle qui parle de Rome. Néanmoins,l es épîtres de Pierre et de Paul associent Marc à Rome: il n'estdonc pas impossible que, voyant en Marc l'auteur de l'évangile,on aura conjecturé de bonne heure qu'il l'aura écrit à Rome. Iciencore, il importe de procéder à la vérification interne. L'évangileexplique le sens d'expressions araméennes (3, 7 ; 5, 41 ; 7, 11, etc.)et de coutumes juives élémentaires (7, 3-5), si bien qu'il est permisd'exclure la Palestine comme lieu de composition. Il y a plus delatinismes dans le grec de Mare" que dans tout autre évangile,et cette observation statistique fait penser à un milieu dans lequelon parlait beaucoup latin. On a dit notamment que la pièce debronze, kodrantes, de Mc 12, 42, « deux lepta, ce qui fait unquadrans », n'avait pas cours dans la partie orientale de l'Empire"et que Marc donnait ici une équivalence monétaire à ses lecteursoccidentaux. Me 15, 21 identifie Simon de Cyrène comme « lepère d'Alexandre et de Rufus », vraisemblablement parce queceux-ci sont connus de Marc et de ses lecteurs. On a aussi attirél'attention sur le seul autre Rufus du Nouveau Testament, qui

26. Mt 14, 28-31; 16, 17-19: 17, 24-27; voir R.E. BROWN, Peter, 78-105.27. Certains modernes suggèrent la Galilée (Lohmeyer, Marxsen, Kelber),

mais cette idée n'a pas d'appui dans la tradition.28. TAYLOR, Mark, 45, LANE, Mark, 24-25. P.L. Couchoud allait jusqu'à

suRRérer que l'évangile avait été rédigé primitivement en latin.W.M. RAMSAY, dans Expository 77mes 10 (1898-1899), 232, 336. D'un

côté, A.E.J. RAWLINSON, The Gospel According ta St. Mark (WestminsterCommentaries, 3= édition, Londres, Methuen, 1931), XXXI, trouve que Marcest écrit dans « le grec qu'on devait parler à Rome dans les classes inférieuresde la société». De l'autre, H.J. CADRURY, 7he Making of Luke-Acis (NewYork, Macmillan, 1927) 88-89, affirme que les latinismes de Marc sont trèslargement répandus dans le grec et les langues sémitiques du temps et nepermettent pas de situer Marc en Italie.

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vivait à Rome (Roi 16, 13)3°. L'identification est hasardeuse. Ilest encore plus hasardeux de voir en Me 9, 49, «tous seront saléspar le feu », une allusion à la persécution des chrétiens par Néronaprès l'incendie de Rome". La plupart des spécialistes pensentque l'auteur de Matthieu et celui de Luc ont cornu et utilisé Marcindépendamment, moins de vingt ans après sa composition(même Jean est par moments proche de Marc), et fon supposedonc que Marc aura été écrit dans un endroit où l'on était encontact avec d'autres communautés chrétiennes éloignées. L'undans l'autre donc, l'évidence interne n'est pas défavorable à latradition qui assigne Rome pour lieu d'origine à Marc".

Pour résumer les réponses aux trois questions qui ont servi àtester la fiabilité de la tradition du 11° siècle selon laquelle Marca écrit à Rome son évangile sous l'influence de Pierre, l'élémentle plus douteux est le rôle joué par Pierre à l'origine de cetévangile; mais on ne peut écarter d'un revers de main lapossibilité que Marc en soit l'auteur et Rome le lieu de compo-sition.

En raison de ce jugement, il convient d'examiner, au moinsrapidement, comment l'évangile de Marc peut se rattacher auxdocuments que j'ai associés avec Rome et comment il peut sesituer dans le cadre du christianisme romain tel que je l'ai dépeint.Si 1 Clément connaît sur Jésus des matériaux qu'on trouve dansles évangiles synoptiques, il est très difficile d'assurer que l'auteura connu spécifiquement tel évangile. Ceux qui admettent cetteéventualité penchent davantage pour Matthieu (et pour Luc) quepour Marc" (A. Fridrichsen 34 suggère que l'envie (phthonos)mentionnée en 1 Clément 5 comme la cause de la mort desmartyrs romains serait un écho de Mc 15, 10 où les grands prêtreslivrent Jésus à Pilate par envie; mais le lien est ténu). En fait,

30. Un Alexandre est mentionné en 1 Tm 1, 20 et 2 Tm 4, 14; il peut s'êtretrouvé à Rome, mais c'est un adversaire de Paul.

31. LANE, Mark, 24.32. Bacon, (Mark, 46), est trop affirmatif : « Que le plus ancien des évangiles

grecs conservés ait atteint à une suprématie de courte durée sous le simple titre"selon Marc" peut s'expliquer dans l'hypothèse d'une origine romaine, maisdifficilement autrement. » Non moins positif se montre un adversaire déclaréde la priorité de Marc, W.R. FARMER, « Modern Developments of Griesbach^sHypothesis», dans NTS 23 (1976-1977), 275-295; il affirme (288) que Marc« cadre sans aucun doute avec une on~ne romaine ».

33. TELFER, Office, 52; HAGNER, tlse, 171-178.34. Voir CULLMANN, Peter, 108.

SOURCES SUPPLÉMENTAIRES

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l'absence totale de curiosité pour Marc dans les documentsromains de la première période post-néotestamentaire pose unproblème dans l'hypothèse où Marc aurait composé son évangileà Rome, et plus particulièrement quand il s'agit de le faireremonter à Pierre, le grand apôtre de l Église de Rome.

De même, si l'auteur de 1 Pierre connaît sur Jésus desmatériaux qu'on trouve dans les Évangiles, on peut supposer qu'iltire cette information d'un niveau de tradition antérieur auxévangiles écrits: il n'y a donc pas de raison de penser qu'il a utiliséMarc". Best (Peter, 52-54) a relevé des parallèles entre les deuxouvrages, mais il est difficile d'assurer que les thèmes signalés sontsuffisamment spécifiques pour être attribués à la théologie proprede liglise romaine. Par exemple, 1 P 1, 18 et Mc 10, 45 attribuentl'un et l'autre à la mort de Jésus l'aspect d'une rançon; 1 P4, 13 et Me 13 mettent tous deux en rapport le thème de lapersécution et celui de la parousie.

En ce qui concerne les rapports entre Marc et l'Épître de Paulaux Romains, le refus de croire en Jésus est expliqué en Roi 11,8 par référence à Is 6, 9 sur les yeux incapables de voir et lesoreilles d'entendre. En Mc 4, 12, l'incapacité du peuple àcomprendre les paraboles de Jésus est expliquée par le mêmepassage d'Isaïe : « En sorte qu'ils puissent voir, mais non perce-voir, qu'ils puissent entendre, mais non comprendre. » Toutefois,il est clair qu'il s'agit là d'un thème chrétien commun ( Ac 28,27; In 12, 40) et il en va de même du parallélisme suggéré entreRoi 13, 9-10 et Me 10, 19; 12, 29-30 à propos de la liste descommandements du décalogue et de leur récapitulation dans lecommandement de l'amour. En Rm 14, 9, le Christ est « leSeigneur des morts et des vivants » alors qu'en Mc 12, 27 Dieu« n'est pas Dieu des morts, mais des vivants ». Il y a plusimpressionnant en faveur d'une relation possible avec la théologieromaine, c'est la comparaison entre la formule évangélique deRm 1, 3-4 (connue, peut-on penser, de l Église romaine) qui parlede filiation divine pour la descendance davidique, et la questionde Jésus en Mc 12, 35-37, qui va dans le même sens. Bacon, quirelève des parallèles, parle du « radicalisme antijuif de Marc » àpropos de passages où Marc semble plus sévère que Paul

35. E. BEST, « I Peter and the Gospel Tradition », dans NTS 16 (1969-1970),particulièrement 95-113.

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ANTIOCHE ET ROME

(Mark, 75). Rut 14, 20 déclare à propos des lois diététiques« Certes, tout est pur, mais il est mal de manger quelque chosesi l'on est ainsi cause de chute » ; de son côté, Mc 7, 19 ignorecet amendement pastoral : « Par là, il déclarait pure toute nour-riture. » Roi 11, 25-26 admet qu'un endurcissement (pir&is)affecte une partie d'Israël, mais c'est seulement « jusqu'à ce quesoit entré l'ensemble des païens ; et ainsi tous seront sauvés ». EnMe 3, 5, c'est sans autre précision que monte la colère de Jésusdevant la p5rixsis qu'il rencontre à la synagogue. Mc 7, 3 dit « lespharisiens et tous les Juifs » et s'exprime à la troisième personne,ce qui suggère que son auditoire n'est pas juif'6 ; en fait, le premierà confesser le Fils de Dieu est un centurion romain (Mc 15, 39).D'après Mc 7, les traditions des pharisiens viennent des hommeset non de Dieu; elles sont même, par moment, contraires à lavolonté de Dieu. Cela sonne de façon plus radicale que le Paulde l'Épître aux RomaanS 3'.

L'un dans l'autre donc, la comparaison de Marc avec lesdocuments ordinairement rattachés à l'Église de Rome (Romains,1 Pierre, 1 Clément) n'est pas décisive, en partie parce qu'on nesait pas si Marc écrit pour confirmer une communauté ou, aucontraire, pour la reprendre et l'amener à changer. Dans cettedernière éventualité, il se pourrait bien que Marc se soit trouvéen opposition avec certains documents romains.

Gardant à l'esprit cette difficulté, comparons à présent Marcavec le christianisme romain. Il faudrait tout un livre pour étudiertous les aspects. Je me propose donc d'énumérer simplement desobservations qui, si l'évangile de Marc a été écrit à Rome, sontsusceptibles de contredire ou, au contraire, d'étayer ma recons-titution du courant chrétien majoritaire à Rome, à savoir unchristianisme issu de la mission de Jérusalem, resté très conscientde ses origines juives et très fidèle à son héritage cultuel. Cesobservations sont recueillies chez les critiques modernes : ellesreflètent donc l'immense désaccord qui caractérise la recherchecontemporaine à propos de Marc". Elles sont marquées, qui plus

36. On est tenté de se demander si celui qui écrit ainsi peut être juif ; mais1 Th 2, 14-15 (si l'authenticité paulinienne en est assurée) montre Paul de mêmeprenant ses distances par rapport aux Juifs.

37. Noter toutefois que

l mmel (Introduction, 93), pense que Marc défendJésus contre l'accusation d'avoir abandonné la loi juive.

38. Voir le ton presque désespéré de C.E EVANS, dans The CambridgeHistory of the Bible, 3 vol., Cambridge University, 1960-1963, I. 270-271.

SOURCES SUPPLÉMENTAIRES

245

est, par notre incapacité à distinguer avec quelque certitude entrece qui relève du travail rédactionnel ou éditorial de Marc et cequi lui vient des traditions (certitude qui nous permettraitéventuellement de discerner plus clairement la situation de l'évan-géliste de sa communauté).

Observations négatives. 1) Même si, dans le dernier tiers dup< siècle, les païens constituaient la majorité ethnique dans lachrétienté romaine, pourraient-ils avoir ignoré les coutumes juivesessentielles en fait de pureté, comme Marc 7 le suppose, sivraiment cette chrétienté continuait à garder de fortes attachesjuives? On peut répondre qu'à Rome la fidélité à l'héritage juifétait sélective, qu'elle se concentrait sur le culte et non sur lesrites de pureté des pharisiens; mais il faut admettre que Marcsemble avoir en vue un auditoire de païens assez peu au fait dujudaïsme. 2) Au jugement des interprètes les plus modérés, Marcdépeint Pierre durant le ministère de Jésus comme rempli debonnes intentions, mais incapable de comprendre le Fils de Dieu.Pour des interprètes plus radicaux, (T.J. Weeden, W.H. Kelber),Marc s'en prend à Pierre et aux Douze, en qui il voit les tenantsd'une christologie erronée faisant de Jésus un homme divinconfirmé par des miracles. L'hostilité de Marc viendrait de ce quecet enseignement aurait suscité chez les chrétiens juifs de Romede fausses espérances en la parousie, espérances liées à la révoltejuive contre Rome. Souvent réfutée, cette dernière interprétationne peut se concilier avec l'origine romaine de Marc que si l'onvoit dans cet évangile un correctif à l'idéalisation de Pierre parles Romains.

Observations positives. 1) Des spécialistes appartenant auxtendances les plus diverses 39 ont relevé chez Marc (plus particu-lièrement au chapitre 13, mais non exclusivement) une insistancesur le caractère inévitable de la persécution et même sur soncaractère actuel ou imminent. Pour certains, il s'agirait d'allusions

39. Par exemple, R.H. Lightfoot, S.E. Johnson, Rawlinson, Weeden;voir B.M.F. VAN IERSEL, a The Gospel according to St. Mark - Written fora Persecuted Community?», dans Nederlands Theologisch Tijdschrift, 34(1980), 15-36.

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ANTIOCHE ET ROME

spécifiques à des événements de la guerre juive contre Rome, àla fuite des chrétiens de Jérusalem à Pella, à la persécution sousNéron, et à la destruction du Temple, - en bref, aux événementsdes années 65-70. Il est clair que la communauté chrétienne deRome, si elle a des racines juives profondes, aura été affectée parles événements de Rome comme par ceux de Jérusalem. On avu dans les éléments antijuifs chez Marc et dans son hostilité àl'égard du grand prêtre, une apologie adressée aux concitoyensdes chrétiens de Rome: les forces impliquées dans la révolte juivecontre Rome étaient les mêmes qui avaient été hostiles à Jésus,et c'est, par conséquent, contre les Juifs et non contre les chrétiensque les Romains devaient tourner leur colère". 2) Plus souventencore, les spécialistes ont relevé chez Marc l'insistance sur la

nécessité des souffrances et de la crucifixion de Jésus, au pointqu'il est impossible de rien comprendre à Jésus en dehors de cetteoptique. On verra donc dans Marc l'affirmation que c'est seu-lement par la souffrance que les chrétiens de son temps parvien-dront à la vraie foi en Jésus. Ainsi, par un quasi tour de force,Marc aurait tiré des souffrances endurées par les chrétiens deRome une leçon de catéchèse positive proposant un mode de vie

dans lequel la rédemption donne tous ses effets. 3) On peutcomprendre de même le portrait assez négatif tracé de Pierredurant le ministère. La mort de Pierre à Rome pouvait passerpour une défaite aux yeux de certains: le grand apôtre qui avaitsi souvent échappé à la mort aux mains de ses adversaires juifsvenait de succomber devant l'empereur romain. Marc enseigneque même le premier des Douze n'avait pu comprendre pleine.ment Jésus sans prendre lui-même sa croix. Autrement, on auraitpu voir en Pierre un homme dont la foi reposait sur les suces,miraculeux de Jésus et sur les miracles accompagnant sa propre 'carrière. La mort de Pierre et celle de Paul pouvaient désormaisapparaître, par les yeux de Marc, comme l'acmé et non comnq,le nadir de la carrière apostolique".

Tout cela est peu concluant, en ce sens qu'il est sans doute,possible de concilier, fût-ce au prix de quelques difficultés, p

40. Voir S.G.F. BRANDON, «The Date of the Markan Gospel», d&MNTS7 (1960-1961), 126-141.

41. Cette façon de voir est diamétralement opposée à celle de Kelber et deWeeden.

SOURCES SUPPLÉMENTAIRES

247

l 'attribution de Marc à Rome et la situation des chrétiens à Romet elle que je l'ai évoquée; mais cette attribution n'ajoute que peu(le choses à ce que nous pouvons déjà savoir par d'autresdocuments.

D. IGNACE, AUX ROMAINS

Tandis qu'on le conduit sous escorte d'Antioche à Rome poury subir le martyre sous Trajan (98-117), l'évêque Ignace écrit unesérie de lettres. Elles reflètent sa propre expérience à Antioche42e1, à une exception près, elles nous révèlent l'existence de divisionset de querelles doctrinales à l'intérieur des Églises auxquelles ellessont adressées. La Lettre aux Romains est l'exception. N'y avait-il pas d'hérésies à Rome? Soit ignorance de la situation préciseà Rome, soit préoccupation unique de ne pas se voir frustrer dumartyre par la bienveillante sollicitude des Romains à son égard,Ignace dans sa lettre ne nous en dit pas beaucoup sur la situation(le l'Église de Rome, donc sur le sujet de cette recherche. On peutrecenser un petit nombre de faits, la plupart déjà relevés dansl es précédents chapitres, qui s'intègrent dans mon tableau duchristianisme romain.

- La formule d'Ignace, saluant « l'Église qui préside dans lacapitale du pays des Romains », est plus solennelle et plusélogieuse que celles adressées aux autres Églises. L'Église deRome est «digne d'honneur, digne de félicitations, digne de

l ouange, digne du succès, digne de la sainteté. » Ignace ser encontre ici avec 1 Clément qui s'adresse à «l'Église de Dieuen séjour à Rome » : ces deux ouvrages militant contre la thèseselon laquelle la communauté de Rome n'aurait pas constitué unef glise, parce qu'elle n'avait pas été fondée par des apôtres, ouparce qu'elle était divisée en Synagogues.

- C'est en particulier une Église « prééminente dans l'amour »( voir encore 2, 2 et 3, 2), une Église qui n'a jamais été jalouse,line Église même qui a enseigné les autres (3, 1).

42. L.W. BARNARD, oThe Background of St. Ignatius of Antioch», dans, (, .Studies, 19-30. Voir aussi, ci-dessus IK part. chap. IV.

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ANTIOCHE ET ROME

- C'est une Église qui a reçu les directives des apôtres Pierreet Paul (4, 3), fait qui peut expliquer le respect dont témoigneIgnace à son endroit.

- Ignace ne mentionne pas un évêque unique à Rome, sans

doute parce que l'Église y connaissait encore la structure bipartiteavec épiscopes-presbytres et diacres.

E. LE PASTEUR D'HERMAS

Cette prophétie chrétienne, longue et énigmatique, est tantôtconsidérée comme une ceuvre particulièrement médiocre, tantôt

regardée comme une oeuvre théologique profonde ; elle mériteraitune étude bien plus attentive que ce qu'on peut lui consacrer ici.Aucun texte grec complet n'en a été conservé (peut-être parceque sa christologie était suspecte d'arianisme) et pourtant Irénée

(Adverses haereses, 4. 20. 2) s'y réfère comme aux Écritures;

Origène (sur Romains 16, 14 (10, 31), PG 14, 1252 B) la qualifie

de « divinement inspirée » ; et Eusèbe (Histoire, 3. 3. 6) rapportequ'elle était lue publiquement dans les églises. Il ne fait pas dedoute qu'elle a été écrite à Rome (Visions, 1. 1. 1 ; 2. 1. 1 ;

4, 1. 2) ; il est précisé que Clément se chargera de la faire parvenir

ailleurs (Visions, 2. 4. 3), ce qui pourrait indiquer que lesrévélations d'Hermas jouissaient à Rome d'un statut ecclésiasti-que officiel. On s'accorde peu sur sa composition 13, mais la

division chronologique en deux parties est une opinion respec-

table. Les Visions 1 à 4 (dans lesquelles Clément est mentionné)et peut-être aussi la neuvième parabole, ont pu être écrites audébut du II=siècle. Le pasteur fait son apparition à la Vision 5,et le reste de l'ouvrage peut avoir été rédigé vers 135-14541 ,

Hermas véhicule des traditions et des concepts hellénistiques,mais les spécialistes ne s'entendent pas sur la question de savoir

si ce n'est là que pur revêtement ou bien s'il s'agit de quelque

43. Voir dans Bernard, (« Shepherd »), différentes opinions.44. Le fragment de Muratori rapporte qu'Hermas écrivait à l'époque o0 son

frère Pie était évêque de Rome (140-155), ce qui est peut-être un signe de plusde son statut officiel dans l'Église. Certes, l'ouvrage ne contient aucun indiœde la crise montaniste : il doit appartenir à la première moitié du u• siècle.

SOURCES SUPPLEMENTAITRES

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chose de plus profond. Tous reconnaissent pratiquement que, sil'auteur ne parle pas des Juifs et de leurs coutumes, si même ilne cite pas l'Ancien Testament, il n'en subit pas moins profondé-ment l'influence des traditions juives 45. Pour certains, cela signifiequ'il s'agit d'un juif converti; pour d'autres, qu'il appartient, àRome, à une communauté juive à part; on est allé jusqu'àsuggérer quelque influence essénienne particulière 46 . Toutefois,Barnard (« Shepherd », 3435) est peut-être plus près de la vérité« Ainsi donc, 1 Clément, comme Hermas, est une oeuvre chré-tienne fortement appuyée sur l'apologétique et les traditions dujudaïsme tardif et du judéo-christianisme primitif; cela soulèvela question de la composition de l Église romaine à la fin du l-et au début du He siècle. Il semble y avoir des raisons de penserque l'influence de l'élément judéo-chrétien est restée forte dansl'Église jusqu'au il- siècle. » Je modifierais légèrement cette for-mulation car je pense qu'il y avait à Rome un courant majoritairede chrétiens, d'origine juive et d'origine païenne, extrêmementfidèle à Jérusalem et aux traditions juives. L'auteur d'Hermas estpeut-être ethniquement un pur païen, mais il est représentatif dece courant qui se perpétue. Que la structure de l'Église sembleêtre encore celle des évêques-presbytres et des diacres 47, celamontre à quel point l'Église de Rome était conservatrice. On peutse demander si le remarquable symbolisme ecclésiologique pré-

45. Voir DANIELOu, Théologie, en particulier les références à la p.432;BARNARD, « Early », 378-384 ; et aussi du même, « Hermas, the Church andJudaism », dans ses Studies, 151-163. J. REILING, Hermas and ChristianProphecy (supplément à Novum Testamentum, 37; Leyde, Brill, 1973), 26,affirme: a Le mélange d'éléments authentiquement judéo-chrétiens et de ceséléments incontestablement hellénistiques caractérise le milieu d'Hermas. »

46. J. P. AUDET, (RB 60 (1953), 41-82), a comparé Hermas avec le Manuelde discipline de Qumràn, (1 QS). B suggère qu'Hermas était le fils d'un Juifmembre de la communauté de Qumran, et qu'il fut emmené à Rome commeesclave ( Visions, 1. 1. 1) après la guerre de 70. L'idée d'une influence essénienneà Rome a été reprise par E.G. Maison dans un article paru dans les Actes duseptième congrès international de patristique d'Oxford; il relève l'intérêt portéaux choses militaires en 1 Clément 37 et les renseignements donnés plus tard,à Rome, par Hippolyte sur les esséniens.

47. Voir plus haut, p. 206. Toutes les allusions aux presbytres et aux évêquesse trouvent dans des sections que certains jugent chronologiquement plusanciennes. Toutefois, si en Mandements, 11. 1 les hommes assis sur la banquettesont des presbytres, cela montre que la structure avec évêques-presbytres se seramaintenue jusque dans les années 140. Telfer, (Office, 61), pense, cependant,qu'il y avait à Rome, sans aucun doute, un épiscopat monarchique à l'époqueoù le Pasteur d'Hermas a été achevé.

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ANTIOCHE ET ROME

senté par Hermas", qui dépeint l'Église sous les traits d'une vieillefemme qui fut créée avant toutes choses et pour qui fut constituéle monde (Visions, 2. 4. 1 ; voir 2 Clément 14, 1), n'est pas lereflet de Dame Sagesse, créée avant que le monde fût (Si 1, 4),et venue demeurer en Israël (24, 8-12), si bien que l'Églisedeviendrait ici la continuation d'Israël.

En tout cas, il n'y a aucune difficulté réelle à faire cadrerHermas avec le développement du christianisme romain tel quej'en ai esquissé la reconstitution dans ce livre. Ainsi par exemple,1 Clément montrait ses tendances romaines quand elle corrigeaitl'Épître aux Hébreux sur le rejet du sacerdoce et du cultelévitique ; et tout de môme, Hermas (Visions, 2. 2. 4) appuie parune vision divine son enseignement selon lequel les péchéscommis après le baptême peuvent être pardonnés, doctrine quicorrige celle de He 6, 4-6 qui déclare impossible le pardon après«l'illumination». Rome n'aimait pas les positions extrêmes.

F LES LÉGENDES DE PIERRE ET DE SIMON LE MAGE

Ac 8, 9-24 rapporte l'histoire d'un magicien nommé Simon,originaire d'une ville de Samarie, qu'on saluait comme « lapuissance de Dieu, celle qu'on appelle la grande ». Il avait cruen Jésus et il avait été baptisé par Philippe; plus tard, il se prità envier le don de l'Esprit que les apôtres Pierre et Jean pouvaientconférer. Il proposa de l'argent en échange de ce pouvoir sacré(d'où le nom de « simonie»), ce que Pierre repoussa avecindignation, jugeant que Simon se trouvait dans les liens del'iniquité. Par crainte du châtiment divin, conclut le récit, Simondemanda la prière de Pierre. Simon n'est pas le seul « mage»qu'aient rencontré les prédicateurs de l'Évangile; et il s'en tireà meilleur compte qu'Elymas bar Jésus, mage et faux prophètequi eut affaire avec Paul à Paphos à Chypre ( Ac 13, 6-11).Pourtant, Simon est devenu l'objet d'une légende dans laquelles'incarnent symboliquement les conflits de l'Eghse au tt° siècle.

48. Voir L. PRRNVEDEN, The Concept of the Church in the Shepherd ofHermas (Studia Theologica Lundensia; Lund, Gleerup, 1966).

SOURCES SUPPLÉMENTAITRES

251

Vers 155, Justin, originaire de Naplouse en Samarie, qui arrivaà Rome avant 150 et y subit le martyre vers 165, adresse sapremière Apologie à l'empereur Antonin le Pieux (138-161). Auchapitre 26, il rapporte que Simon, mage originaire de Gitto enSamarie, exerçait des pratiques diaboliques à Rome sous le règnede Claude (41-54) et qu'il y était considéré comme un dieu. Onalla jusqu'à lui élever une statue sur une île du Tibre, entre lesdeux ponts, avec une inscription latine: Simoni deo sancto, « àSimon, le dieu saint. » Une femme du nom d'Hellène, uneancienne prostituée, l'accompagnait; on saluait en elle « la pre-mière idée engendrée par lui» en tant que Dieu. Un autreSamaritain, Ménandre, était disciple de Simon. Or, le Simon dece récit n'est jamais identifié avec le Simon d'Ac 8 et on ne ditpas que ce fut un chrétien; mais Justin ne cite pas les Actes dansses écrits. II est fort improbable qu'il y ait eu, dans la littératurechrétienne, deux Simon tous deux magiciens, originaires deSamarie, exerçant dans les années trente et quarante, et tous deuxsalués comme des dieux. Clairement, la statue dont parle Justinest à rapprocher de l'inscription gravée dans le marbre, décou-verte sur file du Tibre en 1574, et dédiée à un dieu sabin, SimonSancus : « Simoni Sanco Deo Fidio Sacrum ». Certains pensentqu'une lecture erronée de l'inscription aura conduit Justin àcomposer la légende de Simon. Il est plus probable que Justina connu, en Samarie ou à Rome, la légende de Simon et qu'ila rapproché à tort, la statue et la légende.

Quelque vingt-cinq ans plus tard, Irénée de Lyon (Adversushaereses, 1, 23) nous offre une forme plus élaborée de la légendede Simon. A présent, il est clair que c'est Simon le Maged'Ac 8 qui a été honoré d'une statue sous le règne du CésarClaude. Il a disputé avec les apôtres; sa foi en Jésus était unei mposture; et il a été glorifié comme un dieu. Il se présente lui-même comme le Père de tous; sa compagne, l'esclave phénicienneHellène, qu'il a sauvée en descendant pour la délivrer descontaminations terrestres, est la première conception de sonesprit. Sa pensée est présentée comme une gnose pleinementdéveloppée (ce que Justin suggérait seulement) et il devient le pèrede toutes les hérésies gnostiques, avec Ménandre pour successeur.II est vrai qu'Irénée ne dit pas que Simon le Mage est venu àRome, mais cela semble impliqué par l'allusion à la statue.

Un peu plus tard, les Actes apocryphes de Pierre (180-225?),

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ANTIOCHE ET ROME

composés peut-être en Asie Mineure ou en Syrie, nous disent quePierre, à l'appel d'une vision divine, vint à Rome pour réfuterSimon le Mage (qui est davantage un magicien diabolique qu'ungnostique) qu'on y acclamait comme un dieu 4' (dans les Actesde Paul, ce dernier est lui aussi impliqué dans la confrontationavec Simon à Rome). Vers le même temps (22), Hippolyte, quiécrit à Rome, (Philosophoumena ou Réfutation de toutes leshérésies, 6, 1-15), accorde beaucoup d'intérêt à Simon le Mage,gnostique et progéniteur de Valentin. Pierre s'est opposé à lui àRome et c'est là que le mage Simon a péri: il a été enterré vivant,mais n'est pas ressuscité le troisième jour (Philosophoumena,6, 20).

Au Iv=siècle, il existe toute une littérature attribuée (fausse-ment) à Clément de Rome. On emploie souvent l'expression lespseudo-clémentines pour désigner les homélies et les recogni-tiones, ainsi que quelques lettres adressées à Jacques. Les spé-cialistes ont retrouvé derrière les pseudoclémentines, des sourcesqui remontent au II° siècle, et dont certaines sont sûrementd'origine judéo-chrétiennes», c'est-à-dire qu'elles ont été compo-sées par des Juifs qui croient au Christ et pour qui leur foichrétienne est la seule chose qui les distingue des Juifs nonchrétiens (Recognitiones, 1. 43. 2; 1. 50. 5-6). Dans certaines deces sources les plus anciennes, la première place est donnée àJacques, le frère du Seigneur, qui l'a consacré évêque de Jéru-salem (1. 43. 3). Dans une lettre supposée adressée à Jacques parPierre, Jacques est salué comme « Seigneur et évêque » ; une autrelettre, de Clément à Jacques, est adressée à « l'évêque des évêques,qui dirige Jérusalem, la Sainte Église des Hébreux, et les Églisesde partout. » Dans le récit qui sous-tend ces documents, dans lespremiers temps Jacques a beaucoup de succès à Jérusalem, où

49. Tout cela est accepté comme un fait par Eusèbe (Histoire, 2. 14-15) quiaffirme que Simon le Mage cherchait à se dérober aux apôtres en partant pourRome, où il fut honoré comme un dieu par l'érection d'une statue. Peu après,toujours sous le règne de Claude, Pierre fut conduit par la providence àcombattre Simon, et il apparut à Rome « comme un noble capitaine de Dieuvêtu de (armure divine ». Cette combinaison de l'érection d'une statue sousClaude avec le conflit entre Pierre et Simon permet de mieux comprendre latradition selon laquelle Pierre serait venu à Rome dans les années quarante.Voir plus haut, p. 000-000.

50. Voir ES. Joies, «The Pseudo-Clementines : A History of Research »,dans The Second Century 2 (1982), 1-33; 63-96.

SOURCES SUPPLÉMENTAITRES

253

il gagne les Juifs à la foi au point que même le grand prêtre estprêt à se faire baptiser (Recognitiones, 1. 69. 8). Mais c'est alorsque Saul apparaît: il s'en prend physiquement à Jacques, détruitle travail de conversion, et cela a pour conséquence la fuite de5 000 chrétiens, devant la persécution, de Jérusalem à Jéricho(1, 70-71). Fuite qui reflète presque sûrement la tradition selonlaquelle, après la mort de Jacques dans les années soixante, leschrétiens se sont enfuis à Pella plutôt que de se joindre à la révoltejuive contre Rome. La surimpression avec la persécution deschrétiens par Saul avant sa conversion, dans les années trente,conduit les spécialistes à supposer que, dans les sources despseudo-clémentines qui datent du Il- siècle, c'est le chrétien Paulqui est réellement visé, lui qui, au jugement des judéo-chrétiensplus récents, a empêché la conversion massive des Juifs par sesprises de position radicales à l'égard de la Loi. Au chapitre desrecognitiones qui suit immédiatement celui-ci (1. 72), Pierre serend à Césarée pour y confronter Simon, un mage de Samarie,et c'est le début d'une très longue série de discussions entre Simonet Pierre (ici encore, les spécialistes détectent derrière le person-nage de Simon un parti-pris antipaulinien et y voient un échode la dispute entre Paul et Pierre à Antioche, Ga 2, 11). Lesdisputes ont lieu à Césarée bien que le narrateur en soit Clémentde Rome; dès le début, Pierre a le projet de voyager et de serendre «dans la ville de Rome » même (Recognitiones, 1. 12-13).Pour finir, Simon quitte Césarée pour Rome, où il sera honorépubliquement comme un dieu ; trois mois plus tard, Pierre quitteCésarée pour le suivre (3. 63-74). Ainsi donc, même si Pierre etSimon ne se sont pas réellement affrontés à Rome, il y a là unetradition connue, qui a été transférée en Palestine, probablementparce que les pseudoclémentines ont été écrites dans la régionde Syrie-Palestine".

Ces indices épars montrent qu'au w siècle une légende estlargement répandue, selon laquelle dans les premiers temps duchristianisme un penseur pervers, diabolique, avait été vaincu parPierre, d'abord en Palestine (Samarie), puis à Romesz. La

51. Ibidem, 9: « Le consensus actuel est qu'aucune des pseudoclémentinesn'a vu le jour à Rome. »

52. Il est notable qu'en dépit du respect marqué des pseudoclémentines pour.1acques et Jérusalem, c'est Pierre qui tient tête à Simon en dehors de Jérusalem.Comment les judéo-chrétiens du n= siècle se situent-ils vis à vis de Jérusalem?

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ANTIOCHE ET ROME

perversité de la doctrine de Simon dépend du point de vue decelui qui rapporte l'histoire: c'est, par exemple, la gnose (celacommence avec Justin, puis Irénée, Hippolyte), ou le christia-nisme hellénistique, antijuif (d'après les pseudoclémentines).Dans ces légendes, on rencontre l'image de Pierre dans lesdéveloppements qu'elle a connus après sa mort dans, et grâce à,la réaction romaine à des mouvements du lt= siècle considéréscomme hérétiques, par exemple quand Rome a résisté à la foisau gnostique Valentin et à l'archi-paulinien Marcion, dans lesannées cent-quarante. Le dernier ouvrage à examiner va nousmontrer un développement semblable à l'intérieur du NouveauTestament.

G. LA SECONDE ÉPÎTRE DE PIERRE

Écrite après 1 Pierre et par un autre auteur, elle est proba-blement beaucoup plus tardive. En fait, la plupart des critiquesla datent du II° siècle, en s'appuyant sur son contenu et sur lapensée qui s'y exprimes'. Très grecque de style et de pensée, ellea le caractère d'un discours d'adieux de Pierre, comparable encela au discours d'adieux pseudépigraphe de Paul en 2 Timothée3-4 54 . Rien n'indique le lieu d'origine dans ce texte, mais la

Eusèbe (Histoire, 4. 5. 3-4) énumère quinze évêques juifs de Jérusalem jusquàl'époque d'Hadrien (130), puis encore quinze autres, d'origine païenne (5, 12),

- rappel symbolique du fait que pendant la seconde révolte juive de Jérusaleml'Église y est devenue entièrement païenne ethniquement (voir VON

CAMPENHAUSEN, Jerusalem, 25-28). Toutefois, BAGArn, The Church from theCircumcision (Jérusalem, éditions franciscaines, 1971), 10-14, affirme qu'unecommunauté judéo-chrétienne rivale s'est maintenue à Jérusalem pendant dessiècles et que le cénacle (négligé des paganocbrétiens) était entre leurs mains.Jérôme, in Ezechielem, 4. 16. 161 (PL 25. 139B), mentionne de son temps desdivisions parmi les chrétiens de Jérusalem.

53. REICKE, Episties, 144-145, le date du début des années quatre-vingt-dixparce qu'il s'exprime avec respect à l'égard du gouvernement et des magistrats(2, 10) : il devrait donc, pense-t-il, être antérieur à la persécution de Domitien.Toutefois, 1 Clément fait preuve d'un respect analogue après la persécution;voir plus haut, n. 31, Ille chop. et n. 51, IV' chop. d e cette part.

54. Voir FGRNBERG, Early, 10-11.

SOURCES SUPPLÉMENTAITRES

255

référence à une lettre précédente de Pierre (3, 1) permet derattacher 2 Pierre à l'Asie Mineure, destinataire de 1 Pierre, ouencore à Rome d'où 1 Pierre a été envoyées'. L'assertion selonlaquelle cette première lettre de Pierre avait les mêmes destina-taires que 2 Pierre (3, 1) ; « Voici la seconde lettre que je vousécris ») n'a, en fait, rien de précis car 3, 15-16 parle de lettresde Paul connues des destinataires (« il vous a écrit ») : or, il n'ya pas de région à laquelle aient été adressées à la fois des lettresde Pierre et des lettres de Paul (le pluriel).

Mais on peut se demander ce que cette épître nous apprendimplicitement sur la situation dans laquelle son auteur écrit.Pierre est à ses yeux l'autorité majeure. Si l'autorité de Pierrea besoin d'être défendue, c'est parce que la tradition qu'il atransmise (avec d'autres), sur la parousie notamment, se trouveconfrontée à l'enseignement de faux prophètes (1, 16-23). L'au-teur connaît les épîtres de Paul et les tient, semble-t-il, pourÉcritures (3, 1 6-17) 11. Le sens peut en être dénaturé (pas néces-sairement par les faux prophètes), mais c'est que la pensée difficilede « notre bien-aimé frère Paul » est mal comprise (remarquons-le: rien ne suggère que Paul se soit trompé). Néanmoins, 2 Pierrene s'appuie pour l'essentiel ni sur 1 Pierre ni sur Paul, les autoritésexplicitement revendiquées, mais sur un document qu'il nementionne pas, l'Épître de Jude, « le frère de Jacques » (Jude 1).En se fondant à la fois sur le contenu et sur la référence à Jacques,on pense que Jude est le produit d'une chrétienté profondémentenracinée dans le judaïsme. Nous avons vu qu'au début et aumilieu du IIe siècle les chrétiens juifs, à qui l'on doit les pseudo-clémentines et qui se réclamaient de Jacques, respectaient Pierremais haïssaient Paul. D'un autre côté, à la même époque,Marcion rejette totalement l'héritage juif et voit dans Paul

55. 2 Pierre 3, 1 renvoie à 1 Pierre et non pas à un autre ouvrage pétrinienperdu: c'est du moins ce qui semble ressortir de la similitude entre 2 P 1,I -2 et I P 1, 1-2. Curieusement, Fornberg ( Early, 130-147), opte pour l'AsieMineure sans même discuter le cas de Rome, alors que 2 Pierre ne parle pasde questions qui, de l'aveu de Fornberg, intéressent l'Asie Mineure (le cultei mpénal, l'hostilité entre Juifs et païens).

56. On s'est souvent servi, pour lui assigner, une date tardive, (moitié duu• siècle), du fait que des écrits chrétiens aient été regardés comme Écritures.!vrais Jean (I8, 9) place l'accomplissement des paroles de Jésus sur le mêmeplan que l'accomplissement des paroles des prophètes de l'Ancien Testament;et 2 Clément 2, 4 (qui pourrait remonter à la fin du 1=• siècle, voir plus hauto. 21, IV' chop. d e cette part.) traite comme Écriture une parole de Jésus.

Page 121: Antioche - Raymond Brown

256

ANTIOCHE ET ROME

l'apôtre par excellence. Au Ile siècle, l'Église romaine qui, dansmon hypothèse, a reçu le christianisme de Jérusalem, s'appuietoujours sur les traditions juives tout en exaltant Pierre et Paul,et dans cet ordre. Dès lors, l'étrange assemblage d'autorités surlequel s'appuie 2 Pierre trouverait bien son cadre à Rome". Onse demande même si les faux docteurs et ceux qui dénaturentla pensée de Paul (s'agit-il de deux groupes distincts?), ces gensauxquels s'en prend 2 Pierre, ne font pas entendre l'écho descontroverses romaines avec Valentin et ses disciples gnostiques,ainsi qu'avec Marcion, vers 140 (mais cela n'est qu'une conjec-ture, rien de plus, car les descriptions données par 2 Pierre sonttrès générales et la date de l'ouvrage demeure très incertaine). Unimmense respect pour la prophétie (au point qu'en 2 P 3, 2 les« saints prophètes» sont invoqués comme guides à l'égal desapôtres), l'affirmation répétée que la prophétie ne saurait êtrel'objet d'interprétation privée, - toutes choses qui pourraientbien correspondre à une Église dans laquelle un prophète commeHermas est le frère d'un évêque et où un autre évêque-presbytre,Clément, se charge de faire connaître ses Visions.

En tout cas, dernière contribution du Nouveau Testament audéveloppement prétrinien, 2 Pierre donne l'image d'un Pierre quise montre accueillant à Paul (correctement entendu) tout ens'appuyant implicitement sur l'autorité du frère de Jacques. Lerôle joué par Pierre durant sa vie, au plan ecclésial, s'expliquepeut-être par sa capacité à tenir le juste milieu, reconnu qu'il estpar Paul comme apôtre sans pour autant s'aliéner les partisansde Jacques, plus conservateurs. Si 2 Pierre est originaire de Rome,le rôle de cette Église au plan ecclésial au milieu du 11° sièclepourrait s'expliquer par l'usage qui y a été fait du personnagede Pierre pour garder une position moyenne, tandis que lesextrémistes utilisaient « Jacques » et « Paul » comme des symbolesantagonistes, dans leurs prétentions à représenter seuls le chris-tianisme dans sa pureté.

57. E DANKER, «2 Peter 1 : A Solermt Decree», dans CBQ 40 (1978), 64-

82, voit en 1, 311 le parallèle d'un décret impérial, comme si l'empereurs'adressait aux assemblées de citoyens dans tout l'Empire. Danker remarqueque 2 Pierre ne contient pas de nombreuses citations de l'Ancien Testament,à la manière de I Clément, mais cela peut tenir à ce que 2 Pierre copiepratiquement Jude.

CONCLUSION

Dans son étude sur Antioche' J. P. Meier décrit une premièregénération marquée par les conflits entre différentes variétés dechrétiens, chacune constituée de Juifs et des païens qu'ils ontconvertis, A Antioche dans les années quarante, il y eut desaffrontements entre, d'un côté, les hellénistes et Paul et, de l'autre,Pierre et les partisans de Jacques. L'enjeu en était la significationde l'Évangile au regard de l'héritage juif. Issus de ces premiersconflits, des courants se perpétuent à Antioche bien avant dansla deuxième génération, de sorte qu'après soixante-dix l'Église ycompte des Juifs chrétiens, des conservateurs et des libéraux, et,plus proches de ces derniers spirituellement et en nombre toujourscroissant, des chrétiens d'origine païenne. En introduisant desperspectives neuves et, en même temps, en combinant entre ellesde « vieilles » traditions issues de ces différents courants, Mat-thieu, l'évangéliste d'Antioche, s'efforce d'unifier cette chrétientédisparate en dotant son Église d'une identité distincte. Surl'histoire du salut et sur la Loi, il est plus conservateur que Paul,mais à l'égard des païens son attitude est plus libérale que cellequ'on associe au nom de Jacques. Pour Matthieu, la personnalitéde Pierre joue un rôle de passerelle: il incarne I Église dans son

l. Cette conclusion est l'eeuvre commune de R.E. BROWN et de J.P. MEIER

Page 122: Antioche - Raymond Brown

25$

ANTIOCHE ET ROME

enseignement, et il permet d'insister sur une position moyenne.Il semble qu'une pareille autorité s'exerçait encore par les pro-phètes et les docteurs, et Matthieu est très attentif à ce quel'institution n'en arrive pas à imposer son monopole. Néanmoins,dans les deux décennies qui suivent Matthieu, c'est-à-dire à lagénération suivante, une structure solide avec un épiscopatmonarchique, des presbytres et des diacres, s'est mise en placeà Antioche. Évêque d'Antioche, Ignace se fait le défenseur de cettestructure face aux conflits théologiques qui se poursuivent (etvont même s'amplifiant) entre chrétiens « de droite » et « degauche ». Du fait de leur ouverture au monde païen, les pluslibéraux des chrétiens avaient reçu une touche de gnosticisme,poussant une christologie très évoluée jusqu'à un docétisme quiévacuait l'humanité de Jésus. A l'opposé, à l'autre extrémité duspectre, il y avait les judaïsants, même s'ils devaient être relati-vement peu nombreux. Tenant d'une position moyenne, Ignacesemble n'avoir eu avec les extrémistes qu'une communion mar-ginale, même si le schisme n'avait peut-être pas éclaté encoreouvertement. La notion d'Église catholique proposée par Ignacea ses racines chez Paul, mais son héritage est plus large.

Dans son étude sur Rome, Brown suggère que le courant leplus puissant dans le christianisme romain est issu de Jérusalemdans les années quarante et qu'il présente à l'égard du judaïsmeune attitude semblable à celle de Jacques et de Pierre. Les païensconvertis par cette mission devaient donc se montrer plus fidèlesà l'héritage juif que ceux qui avaient été convertis par la missionpaulinienne. Quand, à la fin des années cinquante Paul écrit àRome pour obtenir son appui à la collecte qu'il a organisée enfaveur de Jésuralem, avec l'espoir de venir lui-même ensuite àRome, son attitude à l'égard du judaïsme est plus modéréequ'autrefois: ce changement est dû en partie à l'expérience, enpartie au désir de se faire bien accueillir. Ce Paul devenu plusmodéré a été bien accueilli à Rome; mais c'est surtout le martyrequ'il y a subi (après avoir été dénoncé par des zélotes juifschrétiens excessivement conservateurs?) qui lui a valu une placed'honneur à côté de Pierre sur la liste romaine des héros (les« colonnes»). Le personnage de Pierre conserve la première placeet c'est en son nom (1 Pierre) ou en l'associant à celui de Paul,nommé en second (1 Clément) que l'Église de Rome assume àson tour l'ancienne mission de Jérusalem auprès des païens et

CONCLUSION

259

s'efforce d'instruire les autres Églises. Cet enseignement supposeque l'héritage cultuel juif, avec son imagerie, garde toute savigueur: même lipitre aux Hébreux, qui insiste avec tantd'éloquence sur le remplacement du culte par le Christ, n'arriverapas à ébranler Rome. A la fin du 1- siècle, 1 Clément joint àl'héritage lévitique une estime pour l'organisation et l'autoritéimpériale qui caractérise les ouvrages qu'on peut rattacher àRome. Antioche déjà avait rattaché à l'épiscopat monarchique(avec ses presbytres et ses diacres) l'autorité dans l'enseignementet le culte. Mais Rome a préservé plus longtemps la structureavec plusieurs évêques-presbytres (avec leurs diacres). L'autoritédans l'Église de Rome n'en fut pas pour autant amoindrie, carl'idéologie de l'organisation lévitique et celle de l'organisationimpériale s'y sont trouvées associées à la structure ecclésiale. Sidonc Ignace d'Antioche a influé sur l'adoption, finalement, parl~Église catholique de l'organisation tripartite, avec un évêque, despresbytres et des diacres, la valeur que Rome attachait à l'ordreétabli fondé sur la succession apostolique (comme on le voit en1 Clément) a conféré à cette structure ecclésiale beaucoup de sonimportance sacrale et sociologique.

En achevant cette étude conjointe de ces deux grands centreschrétiens, Antioche et Rome, dans lesquels Pierre et Paul tousdeux ont prêché, dans lesquels aussi les gens du parti de Jacquesexerçaient leur influence, nous avons conscience que la rechercheserait à poursuivre dans deux directions. En premier lieu, et nousy avons insisté dans la préface, beaucoup de ce que nous avançonsgarde un caractère provisoire. Nous avons cruellement consciencede la faiblesse de certains maillons dans la chaîne documentaire,en particulier à la deuxième génération. En supposant qu'àAntioche on sera passé en moins de vingt ans des prophètes/doc-teurs de Matthieu à l'organisation d'Ignace, avec un évêque, despresbytres et des diacres, Meier enjambe un large fossé. Il y aquelque témérité à voir, avec Brown, dans lipitre aux Hébreuxun rectificatif adressé (vainement) à Rome et à s'en servir commed'un miroir qui refléterait la situation romaine, - mais c'est uneconjecture plausible s'agissant d'un ouvrage néo-testamentaire surl equel on ne peut guère proposer que des conjectures. Si d'autressavants veulent bien se pencher sur notre thèse, ils pourraientcontribuer à renforcer les maillons les plus faibles. Néanmoins,à notre sens, l'essentiel de la thèse ne dépend pas de ces points

Page 123: Antioche - Raymond Brown

260

ANTIOCHE ET ROME

précis; si bien qu'un désaccord sur telle suggestion particulièren'entraîne pas nécessairement le rejet de tout l'ensemble. Nouslançons même une invitation à ceux qui seraient tentés de toutrejeter en bloc: proposez-nous donc une meilleure reconstitution,qui rende mieux compte du disparate des matériaux étudiés.Toute recherche biblique implique une reconstitution: nous lerépétons, si notre solution ne doit pas emporter l'adhésion, nousserons heureux d'avoir poussé quelqu'un à proposer une solutionmeilleure.

En second lieu, il faudrait étudier d'autres centres chrétiens,avec leurs variétés propres de christianisme. Par exemple, àtravers les Pastorales, Colossiens, Éphésiens et les Actes se laissentrepérer des courants divergents de christianisme paulinien. Ons'est déjà attaqué à l'étude du christianisme johanniquet. SiÉphèse plutôt que la Syrie a été le centre de la communautéjohamlique, c'est peut-être là que ces deux puissants courants,le johannique et le paulinien (et d'autres encore avec eux) ontcoexisté dans la tension. L'Asie Mineure s'est montrée au II° sièclebeaucoup plus audacieuse que Rome en proposant de nouvelleshypothèses chrétiennes. La vie de ces deux Églises au II° sièclereflète-t-elle ce que fut leur différence au I°• siècle, aucune ten-dance particulière ne prenant le dessus à Éphèse, tandis ques'imposait à Rome un christianisme plus conservateur?

Certains critiqueront peut-être ce livre sans se sentir le moinsdu monde enclins à proposer quelque chose d'autre sur l'un oul'autre des deux points mentionnés plus haut. Ils estimeront peut-être que les différents ouvrages du Nouveau Testament peuventêtre pris en eux-mêmes, sans qu'il soit nécessaire de chercher àen proposer un tableau d'ensemble. Nous sommes d'un avisradicalement opposé. Pierre, Paul, Jacques ont eu à faire les unsavec les autres, ils ont préservé la koinonia, la communion, même,apparemment, quand ils se sont affrontés. Plus tard, il arriveraqu'un ouvrage écrit au nom de l'un d'eux et dans sa traditionen mentionne un autre (2 Pierre mentionnant Paul), ou se réfèreimplicitement à la pensée d'un autre (Jacques rejetant un sloganpaulinien sur la foi et les oeuvres), ou traite des mêmes person-nages (Ignace et 1 Clément mentionnant tous deux Pierre et Paul;

2. Voir un résumé de cette reconstitution dans R.E. BROWN, La COmmrI-nauté du disciple bien-aimé, p. 182-185

CONCLUSION

261

les écrits pauliniens et 1 Pierre mentionnant également Marc).En d'autres termes, les différents ouvrages que nous avons étudiésétaient en étroite relation les uns avec les autres et, si l'on veutles interpréter correctement, il faut s'efforcer de comprendre cequi les relie.

Pour être honnêtes, toutefois, il faut dire que l'intérêt que nousportons aux rapports étroits entre les premières Églises chré-tiennes et aux diverses variétés de christianisme qu'elles présententn'est pas purement académique. Si l'Église d'Antioche a disparu,celle de Rome se perpétue, et comme on l'a vu plus haut (p. 228)le conseil de Paul et d'Ignace à l'Église de Rome autrefoisdemeure valable encore aujourd'hui. Sur un plan plus vaste, lesdébats théologiques et les conflits politiques, les changementsintervenus dans le mode de vie des chrétiens, les réinterprétationsauxquelles ils ont donné lieu, les divisions à l'intérieur, lespersécutions à l'extérieur, tout cela, qui a marqué les Églises duNouveau Testament au long des trois premières générations,fournit une abondance de leçons et de modèles aux Églises etaux croyants de notre temps. En fait, dans toutes les Églises ettoutes les confessions, une des données les plus permanentesdemeure le problème de l'existence d'un centre modéré entre lesextrêmes de droite et de gauche qui menacent l'Église d'éclate-ment. Au 1-siècle, dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, Antioche (avec Matthieu) et Rome (avec 1 Clément) en ontappelé l'une et l'autre à la personnalité de Pierre comme symboledu centre. Dans chacune de ces deux Églises, Jacques et Paulavaient laissé, à divers degrés, un héritage, mais il semble qu'ilsse soient montrés bien trop absolus de leur vivant pour pouvoirfournir à ces communautés l'image idéale de la réconciliation.Durant sa vie, Pierre avait été repris par Paul face à face touten étant tiré en sens contraire par les partisans de Jacques(lia 2, I1-12). Sa position lui avait valu de recevoir des coupsdes deux côtés': par un gauchissement de l'histoire, elle aura servi

3. Cullmann (Peler, 53) remarque: « Les médiateurs ont toujours une positionparticulièrement difficile, et Pierre... a probablement dû servir de médiateurentre les hellénistes et les judaïsants dès les tout débuts de I fghse primitive.De même lit-on dans une étude ¢cuménique (R.E. BROwrt, Jeter, 1962) : « Laposition théologique de Pierre se situait probablement entre celle de Jacqueset celle de Paul... » DURR, Unity, 385, soutient que « Pierre a été probablement,en tout état de cause, celui qui sert de lien, celui qui a fait plus que tout autrepour rassembler le christianisme du 1°' siècle dans sa diversité. Jacques et Paul...

Page 124: Antioche - Raymond Brown

262

ANTIOCHE ET ROME

après sa mort à justifier la position moyenne entre ceux qui seréclamaient les uns de Jacques les autres de Paul, pour durcirtoujours davantage les positions extrêmes.

En rédigeant ce dernier paragraphe, nous avons éprouvé uncertain malaise. Quand nous jugeons que Pierre a servi de figurede ralliement au courant centriste dans l'histoire d'Antiochecomme dans celle de Rome, nous risquons de susciter uneopposition. Nous sommes l'un et l'autre catholiques romainsnous entrevoyons, dès lors, l'éventualité qu'on veuille voir dansnotre travail un plaidoyer sophistiqué, à mots couverts, en faveurde la primauté pontificale. Mais avec l'humour du condamné,nous nous sommes dit que si tel était notre lot aux yeux de ceuxqui sont toujours prêts à dépister un complot papiste, il setrouverait aussi parmi les nôtres des extrémistes prêts à détecterun complot papiste, il se trouverait aussi parmi les nôtres desextrémistes prêts à détecter un complot antipapiste. Car, ensomme, en étudiant les deux sièges traditionnels de Pierre, nousne l'avons jamais trouvé y portant la tiare ou y faisant fonctiond'évêque. Si cela devait troubler des catholiques romains quipensent (à tort) que le rôle ultérieur de la papauté repose sur lefait que Pierre aurait été le premier évêque de Rome (ci-dessus,note 14, chapitre IV de cette seconde partie), peut-être seront-ils rassurés d'entendre que Pierre, à Antioche et à Rome, est plusqu'un évêque. Il y est un apôtre. Et n'en déplaise à Paul, quiveut le confiner dans l'apostolat auprès de ceux de la circonscision(Ga 2, 7-8), il semble bien avoir réussi à édifier d'une manièreremarquable et durable, l Église des païens.

s'identifiaient trop avec leurs "marques" spécifiques propres de christianisme...Mais comme le montre en particulier l'épisode d'Antioche en Galates 2, Pierreavait à la fois le souci, qui manquait à Paul, de tenir à l'héritage juif etl'ouverture, qui manquait à Jacques, aux exigences d'un christianisme en pleineexpansion u.

BIBLIOGRAPHIE

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Page 125: Antioche - Raymond Brown

300

ANTIOCHE ET ROME

Tacite

Annales 2.85.5

128, n. 813.32

13715.44

132; 133 et n. 18; 160 et n. 43;166 et n. 1

189, n. 57

INDEX THÉMATIQUE SÉLECTIF

Abraham (fils dl- cf. « le problème du fils de Paul »

p. 22Accomplissement (temps de 1l

87 ; 158 ; 196

76;147;ID;161;162; 197, n. 71 ;248

Anaclet (Clet) et Lin- au nombre des presbytres-6piscopes

136 et n. 26; 203 ;204

Ancien et nouveau, neuf et vieux

88;

109, n. 16;157; 196

116

Apocalyptique et histoire du salut- chez Paul

157; 158 et n. 38- - chez Matthieu

88

Actes des apôtres- valeur historique documentaire et la volonté

de conciliation chez Luc

- schématisation de l'histoireet de l'expansion géographique de l tglise

22, n 4 ; 52 et n 3 ;53 ; 57 ; 60 ; 61 ;62; 138, n. 29226139, n 1 ; 169 ; 170

Alexandrie- au nombre des grandes villes de l'empire

romain, avec Antioche et Rome 17- lieu d'ancienne diaspora 126 ; 127, n. 7- organisée en gerousia 135- notre ignorance des origines chrétiennes 40- au nombre des grands centres chrétiens (voir

aussi Athènes) 224,225Alimentaires (observances)

- cf. diététique; cache route; décret apostoli-que 20; 21 ; 23; 36;

63; 67, n. 39; 68;

- programme herméneutique de Matthieu 86; 87; 88;Antisémitisme

- chez Horace 127- chez Cicéron (pro Flacco 28, 66-67) 127 et n. 5- chez les « Hellénistes » 254- chez Sejan 128 et n. 9

Page 126: Antioche - Raymond Brown

- sa rupture avec Pain

Birkat ha-minim

Canonicité et apostolicité à Rome

« Catholicisme primitif »

Catholique (l'Église c. ou « grande Église »)

Céphas- (voir aussi: Pierre)

César (Jules)- son attitude envers les Juifs

Charismes, charismatiques

- phénomènes charismatiques- charismes et institutions

Chema Israel

Chemoné esré- (voir aussi: dix-huit bénédictions)

Chrétien (le nom de)

Chrestos, chrestus

Christ

- « en Christ »- « le nom du Christ »

I NDEX THÉMATIQUE 303

24; 34

74; 75 et n. 8

188 et n. 56

219, n. 40

31 et n.2; 107 etn. 13 ; 116; 258

18, n. 2 ; 19; 31 ;32, n. 3 ; 62 ; 66,n. 38 ; 218

127 et n. 6

48 ; 79 et n. 17 ;83; 85 ; 86, n. 29;103; 112; 177;18466, n. 3893; 105 et n.8;209 ; 219 ; 220 ;221

21; 154, n.30;243

59 et n. 18 ; 76 ;108; 109; 115;132; 166 et n. 1

133, n. 18 ; 134 etn.21; 135 etn. 22 ; 142

132; 151; 154;157; 160; 171;174; 182; 188;190; 192; 194;195 ; 196 et n. 66 ;208 ; 216; 226;232; 233 ; 235 ;245174166 et n. 1

302 ANTIOCHE ET ROME

-- motifs matthéens apocalyptiques

Apostasie et persécutions

88

1 66 et n. 3 ; 167 ;195 ; 196 et n. 66

Apostolique- autorité a. et pseudonymie 201, n. 4- décret a. ; cf. Ac 15 20 ; 67 et n. 39 ;

73 ; 77- génération sub-a. et post-a. 201- succession a. par désignation 216 ; 217 ; 218

Apôtres et anciens- à Jérusalem 62- à Antioche (voir aussi Presbyterion) 103

Apôtres, prophètes et docteurs 60 et n. 22; 62;83; 99

- titre revendiqué par Paul 152 et n. 27- titre associant Pierre et Paul à Rome 159 ; 218 ; 234

(voir aussi Colonnes; Douze)

Aquila et Prisca (Priscilla) 25; 134; 136;140; 142; 144;148 ; 184 et n. 46 ;207, n. 18 ; 235

Athènes, Alexandrie et Rome: la culture, larecherche et le pouvoir 224

Autorité (attitude face à l'a. ; voir aussi Rome) 81 ; 176 et n. 26 ;177 ; 213; 215

Autorité dans l'Église 85 ; 86 ; 91 ; 92;215s.

- l'attitude ambivalente de Matthieu 98 ; 99 ; 100(voir aussi Succession apostolique; Lier et délier)

Baptême: remplaçant la circoncision 36; 66; 89- formule trinitaire 36; 111 ; 112- ritualisation (Didaché) 112-- relation de 1 Pierre au baptême 171 s.

Barnabé- (voir aussi: Jean, Marc) 23 ; 45 ; 53, n. 6 ;

57 ; 58, n. 16; 59et n.17;60,n22;61 ; 63;66,n.37;68; 73; 218;238;239

- était-il un «Helléniste » ? 58, n. 16

Page 127: Antioche - Raymond Brown

304

ANTIOCHE ET ROME

ChrisdanismosChristianos, christianus

59, n. 1959 et n. 18; 133,n.18; 134; 135et n. 22

INDEX THÉMATIQUE

305

Colossiens : épître post-paulinienne?

231 ; 232Conflit d'Antioche

60; 63 et n. 30 ;121

« Concile » de Jérusalem (Ac 15)

60; 64Christologie comparée de Marc, Matthieu et Paul

- c., ecclésiologie et morale

Circoncision et mission- (voir aussi les quatre « groupes »)

90 ; 9190 et n. 35 ; 93 etn. 41

18 ; 19 ; 20; 22 ;23; 36; 44; 53,

Convivialité (cf. lois alimentaires) ou repas encommun; partage de la table

Corneille (conversion de)

Corinthe

20; 67 ; 73 ; 76;77; 156

41; 66, n.38;161

n.6;57;58;60; - ancienneté de cette église 20061; 62; 65; 66; - fondement d'une intervention romaine 206; 207; 218;74;76;90;115; 219142; 147; 148; - modèle biblique, lévitique 212-213156; 157; 161; modèle civique, impérial (tagma) 212-214162; 169; 194; - succession apostolique en question 209230

Citations (les formules de c. dans Matthieu) 83 et n. 27 ; 28 ; Croix de Jésus 88; 194

86; 87 Culte lévitique

Claude (41-54) 128; 129; 134; - l'archaïsme de sa description et les verbes au135; 136; 142; présent 182; 189; 190;144; 176; 188; 213 et n. 25214; 230; 251 - attachement et nostalgie 198

Clément de Rome '~ - remplacement ou spiritualisation 180 ; 1 90 ; 17L;

- (voir aussi Domi40a) 203 ; 204 197

- sa connaissance des synoptiques 242 « Démocratie pneumatique » 219; 220- sa connaissance de Paul (Ro, 1 et 2 Co) 208 et n. 22 Denys de Corinthe 201 ; 205 ; 206 ;- sa court issance de 1 Pierre 208 et n. 23

207 n l9Corinthiens (seconde lettre) 206, n. 21 ; 208

Diacres, .

Cléricalisme (menace ressentie dans l'église de - (voir: ecclésiale organisation),Matthieu) 98 ; 99 ; 116 -esl «jeunes » de ( Pierre 5 sont-ils des dia-Collecte (de Paul pour Jérusalem) 59, n.20; 64 et 1 cres? 177, n.29

n. 15 ; 1 39; 144 ;145; 146; 147; diadoché (succession apostolique) 216, n. 33148;184 Diaspora 18; 126; 168;

Colonnes (ou piliers) 169, n. 14- les apôtres de Jérusalem 19; 62; 63; 123; Didaché 20; 101; 102;

147; I50; 156; 110etn.18;111;161 112 ; 204

- Pierre et Paul à Rome 159; 163; 160,M d+daskaloï (voir aussi docteurs) 83; 84 et n. 28n. 41 ; 188; 200;

218 ; 233 dikaiosyni 46 ; 174

Page 128: Antioche - Raymond Brown

57; 58 et n. 16;66, n.38; 218;245

Droite- (voir Groupes [Il)- (voir aussi: judaïsants; ébionites)

Ébionites

Ecclésiologie et christologie- e. de Matthieu à Antioche- la structure « monarchique » de l'épiscopat,

à trois degrés

- la structure presbytérale, à deux degrés

- le modèle romain

66; 73 et n. 4 ; 74

91 et n. 3693 à 10032; 71, a.1; 94et n. 45 ; 95 ; 102et n.2; 103 etn.4; 105; 116;203 ; 204 et n. 12et 13; 248; 249et n. 4794, n.45; 102;103 ; 112 ; 204 etn. 12; 205 ; 222;230; 235; 248;249 et n. 47203-204; 212-214

158, n. 38 ; 159 ;212; 224; 230;231; 239, n.20;250

Évangile et charismes 220; 221

306 ANTIOCHE ET ROME

Divorce 68

Dix-huit bénédictions- (voir aussi Chemoné esré) 75 et n. 8

Docètes, docétisme (voir aussi gnosticisme) 65 et n. 36; 103et n. 5 ; 106 etn. 11 ; 107 ; 108 ;109 ; 112, n. 22

Docteurs et prophètes (voir aussi scribes) 59 et n. 21 ; 60 etn. 22; 83 ; 84 etn. 28

Domitien (81-96) 103; 104; 129;130; 166 et n. 2 ;200 et a.3 ;201;202; 214; 222;235 ; 254, n. 53

Domitilla 202

Douze: les douze tribus de la Diaspora 169, n. 14- les Douze et les quatre « groupes » 169, n. 14- les Douze de Jérusalem 19 ; 21 ; 23, n. 6 ;

I NDEX THÉMATIQUE 307

- e. du Pasteur d'Hermas 249-250- e. et modèle impérial 213; 214; 215- e. et parallèle lévitique 213- e. et charismes 219; 220; 221

Église locale et Église universelle 85; 93; 94; 116

Églises domestiques 25 ; 142 ; 178 et

ekklesia

- hé katholiké ekklesia

n.30; 215; 217

93 et n. 43 ; 94 ;19331 et n. 2; 107 etn. 13 ; 116

episkopos 55 ; 65 ; 104

episkopoïpresbyteroï 206, n. 12

episkopeih 217

Évêques et diacres (Is 60, 17 LXX) 212

Enseignement- (le pouvoir d'e. dans l'Église)- (voir aussi docteurs) 92; 93; 94

Éphésiens (épître aux; post-paulinienne?) 181 ; 232

Eschatologie: l'événement au centre de l'histoiredu salut 90; 214

Esprit de sainteté 154, n. 30

Esprit Saint 218; 219; 220;221 ; 250

Esséniens 73; 109, n. 16

Étienne (voir aussi Hellénistes) 23; 24, n.11;56; 58; 68; 179,n.32; 180 etn. 36

ethné et ethnikoï 97, n. 54

Eucharistie 47; 48; 65; 102;212, n. 26; 213

Évangile 47 et n. 42; 150;151; 152; 153;

Page 129: Antioche - Raymond Brown

Gnosticisme, gnostiques- (voir aussi docétisme)

- thèmes gnostiques

49, n.46; 71,n.l; 74, n.6;103 et n. 5 ; 106et n.ll; 108;233; 234; 251 ;252; 25447, n.41; 103,n. 5 ; 236

Groupes (distinction de quatre g. de chrétiens juifsavec leurs convertis du paganisme)

- un : ultra-conservateurs, extrême droite ;intransigeants sur la circoncision (judaïsants;Galates)

- deux: droite conservatrice modérée accep-tant le compromis du décret apostolique dans lafidélité à l'héritage juif (Jacques, Pierre, Rome)

- trois : gauche libérale modérée (Paul dansson évolution de Galates à Romains; Matthieu)

- quatre: gauche radicale dans son rejet del'héritage juif des observances et du culte (les«hellénistes»; Paul dans Galates ; évangile deJean)

Guerre juive (première)

Harmonisations

Hébreux @épître aux)

Hébreux et hellénistes et Ac 6-7

Hébreux (chrétiens)

INDEX THÉMATIQUE 309

19 ;67 ;68 ;77 etn.l; 73; 80;108; 109 et n. 16;147, n.18; 149;161 ; 162, n. 47 ;196, n. 67 ; 227 ;23019; 20; 21; 40;66; 72; 73; 75;77;81;86;116;138;169etn.14;145, n. 14; 181 ;196; 202; 22721-23 ;66 et n37;68; 73; 108;155 ; 181, n. 4323 ; 24, n. 8 ; 68 ;73; 108; 112;155; 180; 181,n.43; 192; 194;228

55; 72 et n.2;189; 190; 247;248

212, n.27; 213,n. 29

24; 122; 123;165 ; 181 et n. 44;183; 186 et n. 52;194, n.63; 195;198 et n. 72

180, n. 36

22, n. 4 ; 23, n. 6 ;58, n. 16; 162 etn. 46; 178 ; 179

fucus judaièus (voir Temple)

Forts » et n faibles »

Frères » / a faux frères »

Gaius (le presbytre ? romain)

128 ; 191

155 et n. 33

197; 62, n.27;150; 161

131, n.15; 186;187 et n. 55

Galates (épître aux) et Romains 21 ; 22 ; 146 etn. 17; 149; 152;153 ; 156 ; 157 etn. 36

Galates et le livre des Actes 32; 51

Gauche- voir Groupes (IV);- voir aussi Hellénistes

Générations (les trois g. de chrétiens et le problèmede la deuxième g.) 32 et n. 3 ; 33 ;

49, n.46; 122;263

geromia 54; 55; 135

308 ANTIOCHE ET ROME

Excommunication 96 ; 97 et n. 54 ;98

exousia 92

Femmes (pas explicitement exclues de la succes-sion apostolique) 216, n. 34

Fêtes des Juifs 21; 22; 23; 180

Fils de David 154, n. 30; 243

Fils de Dieu 91; 92; 154;243; 244; 245;246

Fils de l'Homme 91;92

Page 130: Antioche - Raymond Brown

n. 1 ; 102 ; 247 etn.42

Incendie de Rome

Israël- l'Israël spirituel de la diaspora- dans la mission terrestre de Jésus

132 ; 133 ; 160 etn.43; 166, ri. 1242

156 ; 158 ; 19719388

Jabné (Jamnia; Yavneh)

Jacques, frère du Seigneur

Jacques (le parti de; groupe II)

- sa récupération par le groupe 1

9;74 et n.7

18, n.2; 19; 20;31 ; 32, n. 3 ; 45 ;49;60;62;72 etn.3; 145; 182;184 et n. 47

20;21;44;65;66, n.37; 67;69;81;82170, n. 16

310 ANTIOCHE ET ROME

hegoumenoî 1 83; 184; 216

hellénas/hellénisies 56 et n. 14hellénistès 58, n. 16

Hellénistes 21; 22, n.4; 23etn.67;40;41;44; 53, n. 6 ; 56;58; 68; 73; 77;81;82;86;179;180; 192

-leur radicalisme 68; 155; 162,n. 46

- rapports avec l'évangile de Jean 24, n.8; 1 08;156, n. 35 ; 180 etn. 39; 187, n. 55

Hérésie et orthodoxie à Rome 226 et n. 49

Héritage juif dans le christianisme 195; 196; 203 ;233

hilasierion 175

Histoire du salut 36; 86; 87; 88 ;89; 93; 157;158, et n. 38 ; 193 ;196

Ignaced'Antioche 25; 103, n.5;105, n.8; 106;107 et n. 14; 109et n. 16

-- sa connaissance de Matthieu 37 et n. 9 ; 45 à47 et n. 40, 41 ;106, n. 12

- sa connaissance de la tradition johannique 106, n. 11- ses épîtres 32 ; 37; 49 ; 101,

INDEX THÉMATIQUE 311

- Israël et l'Église 88; 192; 250- (voir aussi Peuple de Dieu)

Itinérants (docteurs et prophètes) 60; 99, n.57;- (voir aussi charismatiques) 112; 113

Jean- le quatrième évangile- Jean et les «hellénistes »

62; 25025 ; 180 et n. 3724 et n. 8, 9 ; 156,n.35; 180 etn. 39

- les épîtres de Jean 25 ; 65Jérusalem

- ses liens privilégiés avec le judaïsme romain 129, 130- son autorité sur les Églises de la diaspora 158 ; 169 ; 244- e la sainte Église des Hébreux » 252- les évêques de Jérusalem 254, n. 52- impact de la destruction de Jérusalem sur les 37; 39; 69; 72;

chrétiens 85; 130; 177,n. 28 ; 190-191

- espérances de restauration 193 ; 194; 195(voir aussi: Collecte; Pella ; Temple) .

Jésus et Israël selon Matthieu 88; 89- sa fidélité à la Loi selon Marc 246, n. 37- Jésus et, a l'autre » Temple 1 92 et n. 60; 193,

n. 62- Jésus terrestre et Jésus ressuscité 87; 88 ; 89; 174- s'est-il préoccupé de la structure d'une com-

munauté chargée de le continuer? 223- succession apostolique héréditaire dans la

famille de Jésus? 219, n. 36

Page 131: Antioche - Raymond Brown

189A194;210it

Judaïsme de la Diaspora et origines chrétiennes- les quatre groupes de judéo-païens- fidélités chrétiennes aux traditions juives- les chrétiens « judaisants » (Groupe 1)

125 - Marc et Pierre (l'interprète)

18-21170; 245 -; 249 amplification de cette tradition

61 ; 62 et n. 27;65 et n. 36; 66 et - un évangile « spirituel », « secret » de Marc à

n. 37; 255 Alexandrie

173 ; 237 ; 240 etn. 25; 241 ; 2422 3 8 e t n . 1 7 ;240; 241

239, n. 20

Juifs : maîtres spirituels palestiniens à Rome -129 Marc et Matthieu; 130 78; 79; 90; 91

- (voir aussi Israël; Peuple de Dieu) - remise en question de l'antériorité de Marc 35, n. 2 ; 36

leirourgia et diakonia 212, Marc et Jean-Marcn. 28; 222 63; 173; 235;

Lévitique (l'héritage 1. chrétien) 193 ; 194236; 237; 238;239 ; 240 ; 241

Lier et délier 92 et n.39; 40; - radicalisme antijuif chez Marc 243 ; 244; 246 et94; 96 n. 40

Lin (voir Anaclet) Marcion 24, n.10; 163;Liturgie 55;175;176;182; 226; 229; 237,

- (voir culte) : fêtes juives a.16; 238 et213 n. 19; 239, n. 20;

Liturgie chrétienne (voir eucharistie) 83;98;99;111; 254; 256

112; 198; 213; Martyre de Pierre et de Paul 121, n. 1; 131 ;222; 231 - (voir aussi « zèle jaloux») 160 et n. 41 ; 184;

logikos 175 et n. 24 210; 227; 242;

- (voir: spirituel) 243 ; 246 et n. 41

Loi de Moise 44; 55; 66; 79; Matthieu: « premier évangile » 116

81 ; 85 ; 90; 147 ; - langue de Mt 39; 44

154; 157; 162; - Mt et les Ébionites 73, n. 4

163; 172; 196 - Mt et la Didaché 110 et n. 19, 20- donnée par l'intermédiaire des anges 147; 157; 163; - Mt et la Birkai ha-minim 75 et n. 8

196 - tonalité anti juive chez Mt 82

Luc (évangile de) 24, n.12; 48,- discours et parénèse chez Mt 91- l'« École de Matthieu » 83 et n. 26; 99 etn. 45 ; 239, n. 22

n. 57- accords « mineurs » avec Matthieu 82, n. 24- divergence d'« ordre » avec Marc 238, n. 18 Midrachiques (techniques) 79; 202, n.8

M (source matthéenne) 36; 40; 80 et Moise, homme de foi 197, n. 70n. 19, 20, 21; 81 - « oublier Moïse » 147et n22;82dn2~ - Loi de Moise (voir aussi Loi) 52; 55; 66; 81 ;24; 91 82; 90; 196

312 ANTIOCHE ET ROME à INDEX THÉMATIQUE 313

Josèphe (Flavius) Marc (évangile)- son silence sur l'expulsion des Juifs de Rome - ses latinismes 241 et n. 28, 29

sous Claude 136 et n. 25 - explication des aramaïsmes 241- son attitude face au pouvoir romain 177, n. 28 -- désarroi des critiques 244 et n. 38

Page 132: Antioche - Raymond Brown

314

Néron- (voir aussi: Poppée ; incendie de Rome)

ANTIOCHE ET ROME

p.128; 131; 132;142 ; 160 et n. 41;

INDEX THÉMATIQUE

- (voir aussi scribes; synagogue)

315

74; 75; 81; 82;88 ; 89 ; 98 ; 99

162; 166, n.1;176; 184, n.47;188; 189, n.57;200 ; 214 ; 222;225; 227; 230;235; 242; 246

- Pharisiens et Sadducéens- Pharisiens chrétiens- (voir aussi Judaïsants)

Pierre- (voir aussi Céphas)

- « grand rabbin de l'Église »

92, n. 3918; 62, n. 16

45; 47; 49; 95;9792 et n. 39 ; 94 ;

noutheiesis de Rome à Corinthe 207 95; 96- son rôle de ralliement 65; 66, n.37;

Orthodoxie de la foi romaine 225 ; 226 82;95;97;115;Papias de Hiérapolis 168; 172, n.18; 256

237; 238 et n. 18; Pierre et Rome 13I, n. 15 ; 136 et239, n. 20 ; 24I n. 26

Pardon des péchés après le baptême 187, n. 54; 250 - il n'y a pas apporté la foi 132- il n'en a pas été évêque local 136 et n. 27 ; 137

paroikein, paroikia (diaspora) 201, n.5; 209 - élaboration de son image (voir aussi 174 et n. 20 ; 177 ;Parousie: son retard 36 ; 38 ; 255 Colonnes) 178 ; 225 et n. 47 ;- parousie et persécutions 243 ; 245; 246 245; 246- son anticipation liturgique 212, n. 26 - le modèle ultérieur de la Papauté 169 et n. 12

Paul (Saul) 31 ; 32, n. 3 ; 47; I Pierre 122; 123; 165;48 ; 49 167; 168; 17I;

- ses captivités 19;I31 et n.16; 172 et n. 18 ; 174

16I, n. 44; 183 et et a21;195,n64;

n.45 243

- son image pastorale 177; 178; 2I2; 2 Pierre 172, n. 18; 254;235 ; 237, n. 13 255, n. 55

- ses changements entre Galates et Romains 123; 149; 156; pneumatikos (voir Spirituel) 175, n. 24159; 161 ; 172 Polémique entre Juifs et chrétiens 100, n. 58

- « fils de Paul, fils d'Abraham » 22-23Pontifex maximus 192; 225

- les épîtres de Paul dans le cadre de ses 229 et n. 3 ; 230;captivités 232; 237, n. 13 Poppée et le Judaïsme 128; 133, n. 19

Pella et l'abandon de Jérusalem par les chrétiens 206, n.17; 246; porneia 20, n. 3 ; 67 ; 68 ;

253 149

Pentecôte 22 ; 138 et n. 29porosis 244

- et Alliance du Sinaï 193 et n. 61 presbyterion 55; 65 ; 103 ; 105

Peuple de Dieu 88; 89, n.34; Presbytres-évêques 177, n. 29; 2I6

-- (voir Israël} 93; 156; 171 Presbytres-bergers 216-- ekklesia en Dt 23 LXX 193 Presbytres institués et charismes 209

Pharisiens Presbytres et diacres 177; 178

Page 133: Antioche - Raymond Brown

proiokaihedria

Q (source ou document)

n. 898; 104 et n.6

36;45;Aen16;80 et n. 18 ; 82 etn. 25 ; 88 ; 91 etn. 36

Scribes et l';iarisiens

Scribes et évangile- (voir aussi École de Matthieu)

210; 215

81; 83, n.27;88; 98

45; 62; 83; 84;86

Qoumrân (voir Esséniens) 83; 96, n.53; Septante 45; 167; 182;193 et n. 61, 62 193; 202, n.8;

Rabbinique (succession par désignation) 217, n. 36 210 et n. 24- Pierre grand rabbin de l'Église universelle 92 et n. 39 ; 94 ; Sociologie du Nouveau Testament et du christia- 33 et n. 4 ; 79,- (voir Lier et défier) 95 ; 96 nisme primitif n. 17; 219 s.

religio licita 76Spiritualisation du culte et du Temple 176 et n. 25; 210;

Remplacement du culte lévitique 192; 233 - (voir Logikos; Pneumaiikos) 211 ; 230 ; 233- (voir Spiritualisation)

Rhétorique apodictique dans Rm 153 ; 154 et n. 31Succession voulue par Dieu dans I iglise 212

Rome: « présidente de la charité » 225 ; 247 « Superstition étrangère » 137 ; 143 ; 222- papauté et fonction pétrinienne 205 Synagogue (s) 54; 65; 74-76;- pas liée à l'épiscopat monarchique 208 81; 82; 83; 85;- anachronisme d'un épiscopat romain de 93; 134; 142;

Pierre et de Paul 205, n. 14 149, n. 8- liste des évêques de Rome 203 ; 204 e t

n. 11 ; 205 Synagogue des Hébreux, à Rome 135, n. 24; 179 et

- « l'appel » de Rome (voir Athènes et Alexan- n.33drie) 224 Synagogue (rupture avec la) 37 et n. 8 ; 38 ;

- l'autorité de Rome sur Corinthe (voir nou- 65; 71, n. 1 ; 74;thetesis) 207, n. 19 75 et n.9; 82;Royaume 85; 88 ; 89; 93 ;

- (voir Peuple de Dieu) 88 ; 89 ; 93 98 ; 142

316 ANTIOCHE ET ROME INDEX THÉMATIQUE 317

Presbytres et « jeunes » dans l Pi 177 et n.29 Sacerdoce lévitique 22; 182; 196;Prophètes et docteurs 59 et n. 21 ; 60 et 222

n.22; 83; 98; •acerdoce du Christ et des fidèles 175 ; NB ; 210; 213 ;99 ; 112231- dimension charismatique 48

- rôle liturgique 99, 112 °r cerdoce et évangile 175Prophètes et scribes 83; 84 Sacrifices 175; 197; I98;Prophètes et apôtres 83 - (voir Temple; Spiritualisation; hilasterion; 231 ; 233Prophètes (« les saints ») 256 leitourgia: thysia)

Prophètes (faux et faux docteurs) 65 ; 85; 86; 250; « Saints » (les fidèles) 149 ; 184; 185 ;255 ; 256 217

Prosélytisme 23, n. 6 ; 128 et Schisme 65-66; 109 ; 209 ;

Page 134: Antioche - Raymond Brown

Terrestre / céleste

196 ; 197 ; n. 70 ;-

(voir aussi spiritualisation)

198

thysia

175 ; 230

Vatican

131 et n. 15 ; 189,- (voir aussi Martyre)

n. 57

Vespasien

55; 128; 201;202 et a. 7

Tibère (expulsion des Juifs sous) 126, n. 3 ; 128;132; 135

Timothée 22; 152; 183 eta45;184etn46;189, n. 57; 185,n. 50

Tite 22, n. 5 ; 61 ; 235

Titus 55; 128; 129 et- (voir aussi Bérénice) n. 10; 191

Tradition (retrouver la tradition dans l'herméneu-tique de Matthieu) 86 et n. 30

Trajan 104; 166 ; 247

Transtévère 126, n. 2 ; 127 ;133

Trinitaire (baptême) 36; 111 ; 112

INDEX THÉMATIQUE 319

Voies (les deux v. ; cf. Didaché) 110 et n. 18Zèle jaloux (phthonos) 160; 161 ; 162 et

- (voir aussi Martyre de Pierre et de Paul) n. 46; 47; 200;209; 210; 222;230; 240; 242;243; 247

318 ANTIOCHE ET ROME

synedrion = presbyterion 104

Tabernacle (cf. le Temple) 24, n.II; 180;182; 190; 193,n. 61; 194

tagma 214 ; 216, n. 33 ;- (voir aussi diadoché) 222

Temple de Jérusalem 22; 23; 24; 55 ;- (voir aussi Collecte; Tabernacle) 85; 127; 128;

159; 161; 176;189-195; 212

- culte dans les ruines du T? 191, n. 59- l'espérance d'un 3° T. 191- fidélité au T. chez les chfétiens 182; 191; 194;

58, n. 16

Page 135: Antioche - Raymond Brown

TABLE DES MATIÈRES

Préface ..................................... ............... ....... 13

Introduction .................................................... 19

PREMIÈRE PARTIE

ANTIOCHE

Chapitre premier. LIGLISE DE MATTHIEU DANS L'ES-PACE ET LE TEMPS......................................... 35

La date de composition de l'évangile de Matthieu.. 35Le heu de composition de l'évangile de Matthieu ... 38

Chapitre II. LÉGLISE D'ANMOCHE A LA PREMIÈREGÉNÉRATION CHRÉTIENNE............................... 51

Les sources .................................................. 51La communauté juive d'Antioche....................... 54Les débuts de liglise chrétienne à Antioche ......... 56Le conflit entre Pierre et Paul ........................... 60

Page 136: Antioche - Raymond Brown

L'arrière-plan de l'épître aux Romains ................

146

Observations à partir du texte de Romains...........

149Les répercussions: Paul à Rome........................

158

E. Le Pasteur d'Hermas........ . . . ................ .......E Les légendes de Pierre et de Simon le Mage ....G. La Seconde Épître de Pierre ........................

322 ANTIOCHE ET ROME TABLE DES MATIÈRES 323

Chapitre 111. L'ÉGLISE D'ANTIOCHE A LA DEUXIÈMEGÉNÉRATION CHRÉTIENNE............................... 71

Les facteurs externes qui ont influé sur les change-enlsintervenus dans l'Église 72

Chapitre III. L ÉGLISE DE ROME A LA DEUXIÈME GÉNÉ-LLes facteurs internes qui ont ffavorisé

isé les change-RATION CHRÉTIENNE .................. . ............ . ...... 165

ments dans l'Église d'Antioche . ......................... 76 '~

Les divers courants de la tradition évangélique dans A. La Première Épître de Pierre 1 66l'Église d'Antioche . ........................................ 78. . . . . . . . . ...............

L'évangile de Matthieu, réponse aux problèmes ren- Date et destinataires ....................................... 166

contrés par l'Église d'Antioche .......................... 85 La dimension juive de la Première Épître de Pierre 170La Première Épître de Pierre et la pensée paulinienne 172

Chapitre IV. L'ÉGLISE D'ANTIOCHE A LA TROISIÈME B. L'Épître aux Hébreux................................. 176

GÉNÉRATION CHRÉTIENNE............................... 101 Date et destinataires....................................... 178

A. Ignace d'Antioche.... . . ........ ........................ 102 Le message de l'Épître aux Hébreux aux chrétiens

La structure de l'Église ..... ............................... 102de Rome ... ..... ............................................. 190

La théologie ................................................. 106Groupes divers.............................................. 108

B. La Didaché.................... .......................... 109 Chapitre IV. L'ÉGLISE DE ROME AU DÉBUT DE LA

TROISIÈME GÉNÉRATION CHRÉTIENNE................ 199Chapitre V PIERRE, MATTHIEU, IGNACE ET LA LUTTEPOUR UNE POSITION MOYENNE......................... 115

Date, auteur, circonstances............................... 200La continuité de Romains et 1 Pierre à l Clément . 208

DEUXIÈME PARTIE Appréciation ................................................ 219

ROME

Chapitre premier. LES DÉBUTS DU CHRISTIANISME AROME......................................................... 125 Chapitre V. SOURCES SUPPLÉMENTAIRES ÉVEN-

TUELLES POUR NOTRE CONNAISSANCE DU CHRIS-Le judaïsme à Rome ...................................... 125 TIANISME ROMAIN PRIMITIF............................ 227Le christianisme à Rome ................................. 130

Chapitre II. L`ÉGLISE DE ROME VERS LA FIN DE LA A. Paul aux Philippiens........ . ......................... 229PREMIÈRE GÉNÉRATION.................................. 139 B. L'Épître aux Éphésiens ............................... 232

C. Lévangile selon Marc ................................ 236Une lettre façonnée par le christianisme romain..... 140 D. Ignace, aux Romains... .............................. 247

Page 137: Antioche - Raymond Brown

324

ANTIOCHE ET ROME

COLLECTION "LECTIO DIVINA"

4. C. Spicq: Spiritualité sacerdotale d'après saint Paul.6. L. Cerfaux : Le Christ dans la théologie de saint Paul.g. L. Bouyer: La Bible et l'Évangile.

11. M. -E Boisnard : Le Prologue de saint Jean.12. C. Trumontant: Pssai sur lape usée hébraïque.13. J. Steinmann : Le Prophète Bzéchiel.14. Ph. Béguerie, J. Ledercq, J. Sieinmann: Études sur les prophètes d'Israël.15. A. Brunot : Le Génie littéraire de saint Paul.16. J. Sleintuann : Le Livre de Job.19. C. Spicq : Vie morale et Trinité sainte selon saint Paul.20. A.M. Duharle: Le Péché originel dans l'Écriture.22. Y. Congu : Le Mystère du Temple.23. J. Stdnmann : Le Prophétisme biblique, des origines à Osée.24. E Amiot : Les Idées maîtresses de saint faut.25. E. Beaucamp : La Bible et le sens religieux de l'univers.26. P.-E Bonnard : Le Psautier selon Jérémie.27. G.-M Behler : Les Paroles d'adieux du Seigneur.28. J. Steinmann : Le Libre de la consolation d'Israël et les Prophètes du retour

de l'exil.29. C. Spicq : Dieu et l'homme selon le Nouveau Testament.30. M:E. Boismud : Quatre Hymnes baptismales dans la première épître de

Pierre.32. J. Dupont : Le discours de Milet.33. L. Cerfaux : Le Chrétien dans la théologie paulinienne.34. C. Lecher : LActualité chrétienne de l Ancien Testament d'après le Nouveau

Testament.35. A. M. B«nud : Le Mystère du Nom.36. B. Renaud: Je suis un Dieu)'oloux.37. L.M. Dewailly : La Jeune Église de Thessalonique.39. L. Legrand: La Virginité dans la Bible.40. A.M. Ramsey : La Gloire de Dieu et la Transfiguration du Christ.

Conclusion ...................................................... 257

Bibliographie.................................................... 263

Index ............................................................. 279