Anthropologie du médicament au Sud · Web viewutte contre le s ida, la t uberculose et le p...

67
I NTRODUCTION LE MÉDICAMENT DIFFUSÉ AU S UD CONTEXTES, FORMES CULTURELLES ET EFFETS SOCIAUX OBSERVÉS DEPUIS LES MARGES Alice Desclaux & Marc Egrot Au cours des cinquante dernières années, l’usage du médicament — défini a priori dans cet ouvrage comme une substance thérapeutique pharmacologiquement active, conçue et/ou validée par la recherche médicale, produite de manière industrielle et dont la vente et l’usage sont autorisés et régis par des instances sanitaires — a pris une place dominante dans les soins, quelles que soient les sociocultures. Cette croissance reflète le développement et l’extension de la biomédecine qui a donné une place centrale au médicament, l’un de ses moyens techniques les plus efficaces et les plus accessibles. Elle est aussi Anthropologue, médecin, directrice de recherche IRD, UMI TransVIHMI, Dakar, Sénégal. Anthropologue, médecin, chargé de recherche IRD, UMR Mivegec, Cotonou, Bénin. 9

Transcript of Anthropologie du médicament au Sud · Web viewutte contre le s ida, la t uberculose et le p...

Anthropologie du mdicament au Sud

Introduction

le mdicament diffus au SudContextes, formes culturelleset effets sociaux observs depuis les marges

Alice Desclaux[footnoteRef:2] & Marc Egrot[footnoteRef:3] [2: Anthropologue, mdecin, directrice de recherche IRD, UMI TransVIHMI, Dakar, Sngal.] [3: Anthropologue, mdecin, charg de recherche IRD, UMR Mivegec, Cotonou, Bnin.]

Au cours des cinquante dernires annes, lusage du mdicament dfini a priori dans cet ouvrage comme une substance thrapeutique pharmacologiquement active, conue et/ou valide par la recherche mdicale, produite de manire industrielle et dont la vente et lusage sont autoriss et rgis par des instances sanitaires a pris une place dominante dans les soins, quelles que soient les sociocultures. Cette croissance reflte le dveloppement et lextension de la biomdecine qui a donn une place centrale au mdicament, lun de ses moyens techniques les plus efficaces et les plus accessibles. Elle est aussi induite par la popularit du mdicament, due une combinaison complexe defficacit biologique, de matrialit et de valeur mtonymique combinant la connaissance scientifique, la technologie, le savoir mdical et la gurison (Van der Geest & Whyte, 1989).

Laugmentation de limportance quantitative et qualitative des mdicaments dans la vie quotidienne, qui stend au-del de la place quoccupe la biomdecine dans les pratiques de soins, est un fait empirique. Globalement, les mdicaments reprsentent le quart des dpenses individuelles de sant au dbut du xxiesicle, et les dpenses en mdicaments ont davantage augment en dix ans (1997-2006) que les dpenses globales de sant (WHO, 2011a). Les pratiques de consommation mesures en termes conomiques sont trs disparates lchelon plantaire, car elles dpendent des ressources disponibles: plus de 78% des produits pharmaceutiques sont consomms dans les pays aux revenus levs, qui reprsentent seulement 16% de la population mondiale. Dans les pays occidentaux, les mdicaments accompagnent une vie quotidienne dont ils ont contribu augmenter la dure: on y recherche dsormais un mdicament pour chaque trouble (Busfield, 2010) et les mdicaments ont colonis la chambre coucher et la cuisine (Fox & Ward, 2008); lautom-dication domine les pratiques de soins profanes, faisant cho limportance de la prescription dans les pratiques mdicales (Fainzang, 2001, 2012). Moins de 4% des mdicaments disponibles au niveau mondial sont consomms en Afrique et en Asie du Sud-Est, qui reprsentent ensemble 37% de la population mondiale. Mais lcart se rduit entre Nord et Sud: laugmentation des dpenses pharmaceutiques en dix ans a t plus importante dans les pays de bas revenus que dans ceux aux revenus levs (WHO, 2011a). De plus, ces donnes ne concernent que les changes dans le secteur formel: les volumes de mdicaments achets dans le secteur informel pourraient tre trs importants au Sud (Baxerres, 2010).

Ces quelques donnes quantitatives permettent dapprhender la situation actuelle de la diffusion des mdicaments et la dynamique de pharmaceuticalisation[footnoteRef:4]: pour lOrganisation mondiale de la sant (OMS), lexpansion de la diffusion des mdicaments au cours des prochaines dcennies est inluctable dans les pays du Sud, et lenjeu est dassurer que cette croissance permette un accs quitable des traitements de qualit (WHO, 2011b). Cette volution soulve des questions majeures concernant les ressorts culturels et sociaux de lusage des mdicaments, ainsi que son impact actuel et potentiel sur la gestion de la sant, de la maladie et des soins. Pour aborder ces aspects, il est dabord ncessaire de situer cette diffusion des mdicaments dans le contexte des systmes de soins des pays du Sud. [4: .Sil nexiste pas encore de terme spcifique lgitim par les instances acadmiques ou par un usage commun plusieurs disciplines pour dsigner ce processus, le terme pharmaceuticalisation, traduction de langlais pharmaceuticalization, est de plus en plus utilis en sciences sociales, simultanment pour qualifier cette croissance et sa signification sociologique, discute plus loin dans cette introduction.]

Les dynamiques paradoxales de la diffusion du mdicament au SudLe mdicament central pour la sant publique

Le mdicament a suivi la progression de la mdecine coloniale au dbut du xxesicle. La mdecine tropicale a t dfinie dabord historiquement et sur le plan pidmiologique comme une lutte contre des pathologies infectieuses, premire cause de mortalit en zone intertropicale. Dans ce contexte, lmer-gence du mdicament a t favorise par le modle pasteurien qui fait correspondre un agent infectieux, une maladie, et un mdicament (Halioua, 2009). Pendant la seconde moiti du XXesicle, les institutions internationales en sant publique ont soutenu la mise en place de dispositifs dapprovision-nement en mdicaments dans le cadre du dveloppement des systmes de soins par les tats. En 1977, lOMS proposait une premire liste de mdicaments essentiels dfinis comme ceux qui rpondent aux besoins minimaux en mdicaments dun systme de soins de sant de base et qui ont la meilleure efficacit, la meilleure innocuit et le meilleur rapport cot/efficacit concernant les maladies prioritaires (OMS, 2011a). La disponibilit de ces mdicaments dans les services de soins, qui devait tre assure dans le cadre de la politique de soins de sant primaire adopte en 1978, avait entre autres pour objectif damliorer la frquentation des services de la part de populations insatisfaites de ny obtenir jusqualors que des prescriptions. Au cours des annes 1980, les dispositifs de distribution de mdicaments sont tendus jusquau niveau le plus dcentralis. En 1988, lInitiative de Bamako instaure le recouvrement partiel des cots de fonctionnement des services de sant au moyen dune participation communautaire, sous la supervision de comits de gestion (Kerouedan, 2011). Une politique globale du mdicament est progressivement labore pour les rendre accessibles lensemble de la population et en assurer la qualit grce au relais des tats, encourags adopter la liste rgulirement actualise des mdicaments essentiels, tout en ladaptant leurs besoins et leur politique sanitaire nationale (Bruneton, 2011). Au dbut du xxiesicle, lOMS considre que la politique pharmaceutique globale doit traiter deux priorits: dune part laccs aux mdicaments des prix abordables; dautre part la qualit des mdicaments en termes dinnocuit, defficacit, et de prescription et utili-sation rationnelles, (OMS, 2013). Le mdicament est toujours considr par les organismes internationaux, les institutions de sant publique et dsormais les institutions de sant globale, comme loutil indispensable pour amliorer la sant des populations du Sud (Koplan et al., 2009).

Le mdicament trop rare

En 2000, les objectifs du millnaire pour le dveloppement adopts par lassemble gnrale des Nations unies entrinent ces priorits, au travers de lobjectif8: Mettre en place un partenariat mondial pour le dveloppement, dont la cible 8.E est de:

rendre les mdicaments essentiels disponibles et abordables dans les pays en dveloppement en coopration avec lindustrie pharmaceutique.

Les analyses rcentes soulignent les obstacles structurels latteinte de cet objectif, en faisant tat de:

fortes disparits en matire daccs aux mdicaments dans le secteur public comme dans le secteur priv ainsi que dcarts de prix importants freinant laccs aux mdicaments chez les populations pauvres.

(Groupe de rflexion sur le retard pris dans la ralisationdes objectifs du Millnaire pour le dveloppement, 2008).

Un grand nombre de personnes souffrant de problmes de sant ne bnficient pas dun traitement mdical adquat, par manque de mdicaments, cause de leur cot qui les met hors de porte des populations aux revenus limits, et du fait de labsence de traitements pour des pathologies dites ngliges ou orphelines, ou de formulations pour les enfants. La disponibilit des mdicaments pour les populations du Sud ne couvrirait que le tiers des besoins de traitement dans le secteur public et les deux tiers dans le priv. Le prix constitue une barrire majeure notamment cause des cots de distribution: le cot des mdicaments essentiels gnriques pour les acheteurs serait quivalent 250% du prix de rfrence international dans le secteur public, et 610% dans le secteur priv. De plus, du fait de taux de couverture par des systmes dassurance maladie infrieurs 10%, les cots des mdicaments sont ports par les patients hauteur de 50 90% dans les pays pauvres versus moins de 30% dans les pays riches (WHO, 2011a). Face aux ingalits conomiques en matire daccs au mdicament, les modes de financement des dpenses de sant sont considrs aujourdhui comme une question de sant publique prioritaire.

Aussi, les organismes internationaux considrent le mdicament dans les pays du Sud comme un produit indispensable la sant des populations mais encore trop rare et trop cher, ncessitant pour amliorer son accs des partenariats plus solides entre les gouvernements, les socits pharmaceutiques et la socit civile, y compris les consommateurs (Groupe de rflexion sur le retard pris dans la ralisation des objectifs du millnaire pour le dveloppement, 2008: 39), au travers dune bonne gouvernance notamment au niveau national. Laccs conomique et le contrle de qualit des mdicaments, au centre de la politique de lOMS, font simultanment lobjet de mobilisations dans le secteur huma-nitaire, o cette question est traite comme un enjeu thique (Sterckx, 2004).

Linondation de mdicaments

Au niveau local, le mdicament se prsente sous un autre jour, qui apparat dans le champ scientifique au travers dtudes consacres par les sciences sociales aux systmes mdicaux. la fin des annes 1980, Van der Geest & Whyte, dans le premier ouvrage consacr lanthropologie du mdicament au Sud, ouvraient leur prface par le constat: Les mdicaments occidentaux inondent le Tiers Monde (Van der Geest & Whyte, 1988). Depuis, dans les pays dAfrique ou dAsie, mme les moins avancs, les espaces de vente des mdicaments sont plus souvent caractriss par la profusion que par la raret. Le nombre de mdicaments disponibles sur le march est dsormais sans rapport avec les revenus des pays, ce que confirment les analyses qui montrent que certains pays du Sud peuvent commercialiser dix fois plus de mdicaments quun pays europen, en nombre de formes commerciales et populations deffectifs quivalents (Bruneton, 2011).

Des travaux empiriques, disparates, qui concernent divers aspects de loffre, illustrent cette profusion des mdicaments dans les systmes de soins du Sud assortie dune diversification des produits. Le dveloppement en Afrique de rseaux de diffusion dans le secteur informel et les pharmacies par terre avaient t dcrits la fin du xxesicle (Fassin, 1992; Jaffr, 1999). Des mdicaments notraditionnels, notamment ceux indiqus pour linfection VIH qui ont merg lorsque la mdecine ne disposait pas de traitement mais qui continuent tre diffuss, circulent dans plusieurs pays africains o ils peuvent tre prescrits par des professionnels de sant (Hardon et al., 2008; Simon & Egrot, 2012). La diffusion de mdicaments dorigine chinoise sur les marchs informels africains est de plus en plus dcrite sur des lieux sans rapport avec les institutions ou les professions mdicales, et ces mdicaments chinois inscrits dans un rapport ambigu avec la mdecine sont apprcis par les consommateurs (Hsu, 2002). La vente dans les officines pharmaceutiques de produits over the counter, cest--dire hors prescription mdicale, sest dveloppe. Les officines se sont multiplies dans un secteur priv favoris par les politiques nolibrales menes partir des annes 1990, profitant du fait que la fourniture des mdicaments par les services de sant publics est devenue plus complexe (Abuya, 2007). Des volumes importants de faux mdicaments ou mdicaments contrefaits sont dcrits comme tant en circulation (OMS, 2010), sans que lon puisse mesurer prcisment ce qui dcoule du dveloppement de leur production en Afrique et en Asie (Caudron et al., 2008), de la possibilit croissante de les reprer et des changements dans lapproche de ces produits notamment au plan juridique (Aldhous, 2005; Mackey & Liang, 2011). La circulation illicite transfrontalire de mdicaments (qui ne sont pas ncessairement des mdicaments faux ou contrefaits), notamment entre pays anglophones et francophones ayant des rglementations diffrentes en matire de distribution, de vente et de dlivrance des produits pharmaceutiques est aujourdhui mieux connue (Baxerres, 2010). Ouagadougou, les individus des classes moyennes urbaines ont commenc constituer des pharmacies domestiques, diffrentes selon le sexe en termes de troubles viss, de produits choisis et de destinataires (les femmes grant le traitement des enfants), comprenant une proportion importante de mdicaments achets hors prescription (Bila, 2011). Vue partir du terrain, la raret relative des mdicaments essentiels coexiste ainsi avec une profusion de mdicaments de statuts divers du point de vue des institutions sanitaires.

Nouveaux dispositifs et nouvelles indications

Au cours de la dernire dcennie, la pandmie de sida a suscit le dvelop-pement de nouveaux dispositifs et de nouvelles modalits pour lorganisation de la production, la diffusion et lutilisation des mdicaments. Des mcanismes complexes de gouvernance, dapprovisionnement et de distribution ont t mis en place (Fonds dachat, dispositif Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, dispositif OMS, etc.) sous gouvernance transnationale, sur la base de nouvelles formes de partenariats (alliances internationales, partenariats publics-privs, coalitions). Ces dispositifs sinterpo-sent ou se superposent aux rapports antrieurs entre tats et firmes pour lapprovisionnement en mdicaments, bouleversant les distinctions entre secteurs lucratif et non lucratif, public et humanitaire, notamment par lapparition des fondations comme intermdiaires ou acteurs part entire. Des systmes de gestion ont t mis en place, de lapprovisionnement la distribution, en premier lieu pour les antirtroviraux. Ces dispositifs ont permis dassurer un traitement cinq millions de personnes en Afrique (8millions dans lensemble des pays revenus intermdiaires et limits), qui auront besoin de ces traitements pendant toute la dure de leur vie (en ltat actuel des connaissances) [OMS, 2011b]. Le traitement de linfection VIH a impos grande chelle une approche qui conjugue modle pasteurien et modle de traitement de la maladie chronique, exigeant un approvisionnement continu et contrl pour une prise quotidienne de mdicament. Pour assurer la rtention dans la file active, les programmes de traitement doivent mettre en place un ensemble de techniques mdicales et sociales qui dpassent le cadre des services sanitaires. Ils doivent ainsi combiner loptimisation des rgimes thrapeutiques, la dcentralisation des outils de diagnostic et de suivi sur les lieux de soin, la rduction des cots, ladaptation des services aux contextes locaux et la mobilisation des populations devant soutenir les personnes vivant avec le VIH et les aider prendre leur traitement notamment au travers dinterventions ducatives (WHO, 2012a).

Les progressions considrables en dix ans en termes deffectifs de populations traites pour linfection VIH et damnagement des services de soins ont ouvert des perspectives aux instances de sant publique et leur permettent denvisager lapplication de ce modle dautres pathologies pour lesquelles un mdicament est indispensable la survie. La monte en frquence, dans les pays du Sud, des maladies chroniques, lie laugmentation de la dure de vie et aux effets pathognes des environnements et modes de vie urbains, ainsi que laccroissement de leur dpistage et leur prise en charge biomdicale, engagent une population croissante vivre avec le mdicament. Dans certains pays, des pathologies telles que le diabte, la drpanocytose, les maladies cardio-vasculaires, ou les maladies neurologiques et dgnratives, encore trs peu traites, font lobjet de nouveaux programmes nationaux. Les rductions des prix internationaux de certains mdicaments couples laccroissement du pouvoir dachat dune partie des populations des pays du Sud permettent aussi de prvoir le traitement plus grande chelle des maladies non transmissibles qui reprsentent la premire cause de dcs dans le monde (WHO, 2010). Sur divers sites, des organisations non gouvernementales transnationales ouvrent des brches en instaurant le traitement de pathologies jusqu prsent peu traites au Sud (hpatites, certains cancers, insuffisance rnale).

De nouvelles indications pour les mdicaments sont aussi ouvertes en prvention pour des produits dj utiliss en traitement curatif. En 2012, la prophylaxie mdicamenteuse de la transmission du VIH tait recommande en renforcement ou comme substitut des stratgies comportementales antrieures. Les institutions nationales et internationales ont largi les indications dutili-sation des antirtroviraux de nombreuses situations: mise sous traitement de personnes infectes par le VIH quel que soit leur niveau dimmunodpression; des conjoints de personnes infectes par le VIH; des personnes qui ont t exposes au VIH, avant la confirmation de leur diagnostic; des personnes qui vont tre en situation dexposition au VIH dans des populations vulnrables (WHO, 2012b). Cette stratgie augmente considrablement le nombre de personnes vivant avec le VIH qui devraient prendre des antirtroviraux: quinze dix-sept millions de personnes supplmentaires devraient recevoir ce traitement dans les pays de revenus limits ou intermdiaires (WHO, 2012b). Les traitements de masse vise prventive sont depuis quelques annes remis sur le devant de la scne, tant dans le cadre de programmes verticaux anciens hrits de la mdecine coloniale que pour des maladies ngliges, comme le praziquantel pour la schistosomiase, lazithromycine pour le pian, livermectine pour lonchocercose, les helminthiases intestinales ou certaines dermatoses.

Les effets des nouveaux dispositifs en termes daugmentation de la circulation des mdicaments au Sud sont aussi perceptibles pour dautres pathologies prioritaires au plan international. Concernant le paludisme, lapplication des recommandations rcentes de lOMS pour la prvention durant la grossesse et le traitement des pisodes cliniques a entran une importante augmentation des volumes de mdicaments circulant en zone dendmie. titre dexemple, le nombre de traitements par combinaisons thrapeutiques base dartmisinine (CTA) achets par le secteur public fut de 11,2millions en 2005, de 76millions en 2006. Il a atteint 181millions en 2010, auxquels sajoutent 35millions de traitements par CTA acquis dans le secteur priv la mme anne. Selon les projections, la demande totale en CTA devrait atteindre 287millions de traitements en 2011, soit une augmentation de 32% par rapport 2010.

Le facteur principal de cette hausse est la multiplication par dix des ventes prives subventionnes par le Dispositif pour des mdicaments abordables pour le paludisme (DMAp)

(WHO, 2011c: xii).

Les mdicaments sont donc appels occuper davantage de place dans les systmes de soins en termes dindications mdicales, de varit des situations et des populations concernes et de volumes des produits en circulation, au Sud comme au Nord (Baxerres & Simon, 2013a).

Trop ou trop peu de mdicaments?

Ce tableau complexe et rapidement volutif de la diffusion des mdicaments au Sud, prsent ci-dessus au travers dune histoire sociale de la sant publique dapproche trs gnrale, est travers par deux lignes de force. La premire donne au mdicament une place croissante dans la gestion de la sant par des populations htrognes sur les plans pidmiologique et social, de plus en plus nombreuses. La seconde lui donne des formes multiples dfiant les possibilits de catgorisation empirique, qui le font apparatre charg de significations diverses, pouvant tre trs diffrentes selon les contextes et les institutions. Pour les anthropologues, ce tableau soulve de multiples questions dampleur variable, qui concernent les dterminants sociaux, politiques et culturels de cette volution sous ses deux aspects diversification et augmentation dans la diversit des contextes. Les questions portent galement sur le sens de cette dynamique eu gard au rapport la sant et la maladie et lvolution des systmes de soins, ainsi que sur ses effets en termes de transformations sociales.

Les objectifs de lOMS, conus en termes de sant publique, introduisent une apprciation de cette double dynamique daugmentation et de diversification des mdicaments. En dfinissant des propositions pour accrotre laccs qui devrait tre assur ceux qui en ont besoin de manire continue et sans barrire conomique et pour amliorer leur qualit qui devrait combiner innocuit, efficacit, modalits de prescription et dutilisation rationnelles, lOMS conduit concevoir une bonne et une mauvaise pharmaceuticalisation. La distinction reposerait dune part sur la caractrisation des produits (mdica-ments efficaces ou essentiels versus mdicaments faux, contrefaits, illicites, inutiles, ou toxiques), dautre part sur des modes de distribution, prescription, dispensation, consommation, qui devraient tre rationnels au regard de lamlioration de la sant et du dveloppement, cest--dire selon les concepts de la sant publique: efficients, accessibles, acceptables, durables, et srs (WHO, 2009).

Considrer les objectifs de lOMS conduit ouvrir plusieurs champs linvestigation des sciences sociales, selon que lon se place dans une perspective danthropologie pour la sant publique ou de la sant publique. Dans le premier cas, il faudra explorer les interprtations de la stratgie de lOMS de lchelle globale au niveau local, les conditions sociales pour quelle soit mise en uvre, ses perceptions miques et ses effets sociaux dans la diversit des contextes. Dans le second, il faudra situer les propositions de lOMS par rapport la pharmaceuticalisation, examiner de manire critique les dfinitions quelles instaurent de laccessibilit, lacceptabilit, la qualit et lusage rationnel des mdicaments, les effets sociaux des normes comme des distinctions quelles induisent, et la manire dont elles organisent le rapport entre le mdicament et la sant.

clairages anthropologiques

Depuis trois dcennies des analyses anthropologiques ont clair les inscriptions sociales et culturelles du mdicament, en particulier au Sud. Nous en rappel-lerons ici les principaux courants, sans objectif dexhaustivit ni de revue des travaux anthropologiques mens au Nord. Auparavant, quelques prcisions sont indispensables pour circonscrire le mdicament, au centre de cette tude.

Le mdicament ou les mdicaments

Le noyau dur des perceptions des mdicaments dans les savoirs mdicaux communs, et dans les savoirs profanes, les conoit comme des substances matrielles dfinies par leur capacit pharmacologique daction qui leur donne le pouvoir de soigner, de prvenir la maladie ou damliorer les performances physiques (Dagognet & Pignarre, 2005). Le mdicament fait aussi lobjet de caractrisations juridiques, pharmaceutiques et commerciales, qui expliquent en partie la multiplicit de ses formes matrielles en circulation, y compris pour un mme principe actif.

Au-del de ce noyau dur de significations partages appartenant au registre biologique et pharmacologique, des dfinitions relevant dautres registres peuvent tre utilises; elles ne sont pas homologues, par exemple entre registres juridique et mdical; dautre part, on note des glissements smantiques entre les dfinitions institutionnelles et leurs usages qui procdent souvent par extension. Les dfinitions donnes par des codes de la sant publique quels que soient les contextes nationaux ou internationaux peuvent circonscrire des primtres organiss autour de notions du registre mdical, que les rglementations spcifiques restreignent de manires diverses. Les produits dittiques ou les phytoremdes, par exemple, peuvent ainsi tre reconnus ou pas comme des mdicaments, selon les rglementations locales. Les catgorisations internes la notion de mdicament fondent galement leurs qualificatifs et distinctions sur des principes htrognes. Les dfinitions mdicales et pharmaceutiques utilisent souvent la dnomination commune internationale, qui qualifie le principe actif dun point de vue pharmacologique sans prendre en compte les excipients qui composent aussi le mdicament. Les catgorisations qui leur sont associes considrent des classes thrapeutiques fondes sur une homologie biologique ou chimique des mdicaments, ou sur une cible thrapeutique, mais peuvent y inclure des produits aux principes actifs trs diffrents. Les dfinitions commerciales correspondent des formes galniques de dure spcifie, catgorises par firme et dfinies selon des logiques de droit industriel et de proprit intellectuelle. Un inventaire des termes utiliss par lOrganisation mondiale de la sant pour dsigner des mdicaments essentiels met en vidence de nombreux principes de dnomination, catgorisation et hirarchisation, incluant entre autres la rglementation sanitaire internationale, les indications par classe thrapeutique ou par type de pathologie, la qualification au regard du droit de proprit intellectuelle, la valeur en termes de sant publique, qui peuvent tre mobilises dans des classements polythtiques. La superposition de plusieurs principes de dfinition dun mdicament pharmacologique, juridique, commercial, thrapeutique distincts mais parfois hybrids, rend ainsi infructueuse la recherche dune dfinition qui permettrait de disposer dun rfrent etic, cest--dire dfini distance des contextes sociaux que lon veut tudier et pouvant tre utilis de manire transversale ces registres didentification. Elle explique la diversit des catgorisations pharmaceutiques des mdicaments, et contribue la richesse des perceptions miques pour divers acteurs et dans divers contextes sociaux.

Malgr ces diverses dimensions produites par des constructions idelles dans des registres divers et par la varit des significations, le mdicament constitue une entit conceptuelle cohrente. Cette perception tient la matrialit dun mdicament, son caractre tangible et une forme didentit visuelle qui permet chacun, inform ou pas, de le reconnatre aisment quel que soit le contexte. La complexit de cet objet pourrait aussi tre considre comme une caractristique commune tous les mdicaments; il en est de mme de lambivalence pharmacologique des produits pharmaceutiques, dont la toxicit est gnralement un corollaire de lefficacit. On comprend pourquoi ses analystes qualifient le mdicament dobjet trange entre march, science et socit (Pignarre, 1997), rappellent son ambivalence ontologique de pharmakon (Dagognet, 1984), identifient des opinions contrastes son propos (Van der Geest & Whyte, 2003) et in fine le prsentent comme bon penser parce quil concentre des logiques sociales, symboliques et pharmacologiques multiples sous une apparence banale (Van der Geest & Whyte, 1989). Ces observations conduisent adopter une dfinition a priori du mdicament, prsente en dbut dintroduction, qui prend en compte ses divers registres de qualification tout en tant englobante et centre sur des lments de signification essentiels. Ce parti pris impose de porter lattention sur les dfinitions miques, dexaminer les tensions quelles gnrent en particulier linterface entre plusieurs registres, et de sintresser aux processus de redfinition du mdicament la marge. Il nous conduit aussi limiter notre propos en excluant de lanalyse des produits thrapeutiques aux caractristiques spcifiques, comme les vaccins, qui font lobjet de discours de dfiance lis aux caractristiques des produits (drivs dagents pathognes), au mode dadministration par injection et lhistoire politique de sa diffusion (obligation vaccinale au Nord, campagnes de vaccination de masse au Sud) [Leach & Fairhead, 2007].

Analyses au Sud

Whyte et al. ont retrac la manire dont quelques anthropologues ont commenc investiguer les mdicaments dans les pays alors considrs comme en dveloppement, en prenant conscience de la facilit avec laquelle ces objets familiers aux chercheurs taient intgrs dans les pratiques de soin rituelles, ou utiliss loin des services de sant (Whyte et al., 2002). Aprs avoir t analys comme un objet thrapeutique parmi dautres dans des travaux sur les systmes mdicaux, le mdicament est devenu un objet dtude part entire au Sud au cours des annes 1980. Des monographies ont montr limportance de la diffusion des mdicaments dans des rseaux informels et commerciaux, ainsi que lmergence de lautomdication comme pratique de soin, en particulier au Cameroun (Van der Geest, 1987a), en Ouganda (Whyte, 1988) et en Inde (Greenhalgh, 1987). Cest louvrage collectif dirig par Van der Geest & Whyte qui a apport une collection dtudes suffisante pour documenter les effets de cette circulation des mdicaments en particulier hors du secteur formel (Van der Geest & Whyte, 1988). Il analysait dune part les contextes multiples dans lesquels les mdicaments font lobjet de transactions en tant quobjets matriels, par exemple les marchs, et montrait les effets de lintrication entre la logique thrapeutique et dautres logiques. Louvrage explicitait aussi les significations du mdicament, sintressant au sens donn divers types de produits et aux constructions culturelles de lefficacit (Etkin, 1988). Ces travaux faisaient valoir que les contextes locaux peuvent dterminer des usages des mdicaments trs loigns de leurs indications mdicales et rvlaient le processus culturel de rinterprtation, selon les ethnomdecines ou les systmes mdicaux, qui conduit par exemple considrer la pnicilline comme un traitement ayurv-dique (Burghart, 1988). Ils montraient aussi les effets de larrive de produits pharmaceutiques sur les pharmacopes locales dont les phytoremdes adoptent la prsentation des mdicaments, ce qui prfigurait une forme de syncrtisation des traitements traditionnels, une tendance qui saffirmera et sera dcrite de manire plus approfondie dans dautres travaux (Simon & Egrot, 2012). Un autre ouvrage collectif sintressera plus particulirement, dans dautres contextes du Sud, aux conditions de mise en uvre de pratiques et dusages autour dune srie de mdicaments essentiels, compatibles avec les recom-mandations de sant publique (Nichter & Vuckovic, 1994a). Cette vague de travaux a permis de dfinir un programme dtude pour lanthropologie du mdicament au Sud (Van der Geest, 1984a, 1984b; Nichter & Vuckovic, 1994b), en affirmant quelques impratifs mthodologiques tels que la ncessit dtudier les mdicaments partir du point de vue de leurs consommateurs, en vitant de leur imposer a priori des rfrences biomdicales (Van der Geest, 1991). Des anthropologues accompagnent alors la mise en place de la politique de lOMS de promotion des mdicaments essentiels, et documentent divers aspects de sa faisabilit ou son acceptabilit pour les populations (Van der Geest, 1987b, 1992).

Des produits de la globalisation

Au dbut des annes 2000, les nouvelles lectures thoriques de la mondialisation permettent de mettre en relief la circulation du mdicament entre pays (Appadurai, 1988). La globalisation favorise la circulation des produits par rapport celle des normes ou des savoirs et des cadres relationnels dans lesquels ils ont t composs, et met lemphase sur la valeur marchande des biens (Abls, 2008). Les mdicaments se prtent bien ce processus du fait de leur matrialit et de leur caractre concentr et maniable. Leur circulation est aussi favorise par le fait que les dispositifs transnationaux destins organiser et rguler les changes commerciaux leur accordent un statut dexception du fait de leur contribution la sant publique (Henderson & Petersen, 2001). Les travaux dAppadurai suscitent alors lapplication au mdicament de la notion de vie sociale (Whyte et al., 2002). Cette approche marque un changement de paradigme: les mdicaments ne sont plus considrs comme des produits issus de la culture occidentale et faisant lobjet dindignisation, linterface entre tradition recompose et modernit glocalise, mais comme des produits en mouvement, soumis des transactions sociales et des changements de sens aux tapes qui vont de la production la consommation. La vie sociale du mdicament le soumettrait une succession de cadres sociaux qui engagent des logiques daction varies autour dacteurs diffrents: les politiques, les fournisseurs, les grossistes, les prescripteurs, les vendeurs, les usagers abords comme des consommateurs. Cette approche permet darticuler les diffrents registres de comprhension des mdicaments, de mettre en vidence les tensions ou les synergies associes aux transitions dun contexte lautre, et dencourager la ralisation de monographies aux premires tapes de leur production, peu tudies jusqualors. De plus, cette lecture analytique introduit la dimension politique dans ltude de ces diffrentes tapes, et permet daborder Nord et Sud avec une approche thorique congruente. Les recherches prennent comme objet dtude une ou plusieurs tapes de cette vie sociale, par exemple en se focalisant sur les interactions entre fournisseurs et consom-mateurs et en considrant lensemble des mdicaments disponibles comme la fait Tan aux Philippines (Tan, 1999). Elles peuvent aussi focaliser lanalyse sur une catgorie de mdicament examine aux diffrents stades, comme la fait Phillips propos de la nvirapine (Phillips, 2009). ltude de la diversit horizontale des contextes locaux, qui est le fondement de lethnologie, cette lecture ajoutait celle de la diversit verticale des tapes biographiques, ouvrant linvestigation des espaces sociaux jusqualors dlaisss par lethnographie (Baxerres & Simon, 2013b). Elle permettait aussi de conjuguer les thories de la mondialisation et celles de lanthropologie mdicale, et dexercer des approches analytiques allant des tudes culturelles lconomie politique, tout en offrant une grille de lecture pour ordonner les travaux. Ce cadre thorique trs efficace a permis le dveloppement de lanthropologie du mdicament au cours des quinze dernires annes. Bien des espaces lintrieur de ce cadre restent encore explorer et analyser.

Dveloppements au temps de lpidmie de VIH

Lpidmie de sida, par sa dimension de catastrophe humanitaire, a ouvert de vastes questions et des opportunits pour la recherche anthropologique, invite clairer les politiques de sant publique et la mise en place de programmes de traitement dune ampleur unique. Ces dveloppements mritent dtre rappels, avant de revenir notre thme plus gnral, car ils ont boulevers plusieurs gards les approches et les pratiques de lanthropologie autour du mdicament, notamment du fait du volume important de travaux raliss ce sujet. Quatre thmatiques ont t favorises: la recherche anthropologique au service de laccs aux antrtroviraux; les politiques du mdicament et le nexus pharma-ceutique; le mdicament rvlateur des dynamiques sociales; la recherche thrapeutique comme nouvel objet.

La recherche anthropologique au service de laccs aux antrtroviraux

Ds larrive des antirtroviraux dans les pays du Sud, la fin des annes 1990, un courant de recherches menes en articulation avec des approches de sant publique sest centr sur les dimensions sociales qui conditionnent laccs aux traitements, lobservance et leur impact sur les systmes de soins. Ces travaux sont dterminants une priode o les politiques considraient que les obstacles structurels et culturels au Sud auraient d conduire rserver ces traitements aux pays du Nord. Sappuyant sur la connaissance prcise des situations locales, ces travaux portent dabord sur ces prtendus obstacles, quils soient lis aux sociocultures, aux nouveaux programmes quils accompagnent, ou aux systmes de sant qui les accueillent. Les premires tudes menes en Afrique de lOuest analysent les effets sociaux des paiements, les dispositifs daccs aux antirtroviraux et les dterminants du triage des patients, les perceptions des mdicaments et les rapports entre adhsion et observance, la circulation des mdicaments, les appuis communautaires ncessaires laccs au traitement, et lquit des options stratgiques (Msellati et al., 2001; Desclaux et al., 2002). Paralllement des tudes, menes notamment en Hati, mettent lemphase sur lappui communautaire comme condition pour assurer lefficacit des antirtroviraux; elles montrent par exemple comment des pairs facilitent la prise des traitements en restaurant un lien social prouv par la stigmatisation (Farmer et al., 2001), comme pour le traitement de la tuberculose multi-rsistante (Farmer & Kim, 1998).

Ces tudes sont importantes dans lhistoire de lanthropologie du mdicament au Sud car elles ont impos une nouvelle manire dintgrer lapproche comprhensive des sciences sociales, les tmoignages des personnes concernes, la perspective des militants et lanalyse bioclinique et pidmiologique, depuis la conceptualisation des recherches jusqu la prsentation des rsultats dans les publications et lors de confrences internationales. Ce fut particulirement vident lors de la confrence internationale sur le sida de Bangkok en 2004, lorsque pour la premire fois des donnes de terrain riches et personnalises (clichs photographiques de malades sans traitement et sous traitement, entretiens films, histoires de cas) ont t utilises dans des sessions scientifiques habituellement rserves des prsentations de rsultats cliniques et pidmiologiques essentiellement quantitatifs. Lintroduction de matriaux qualitatifs issus de travaux anthopo-logiques, concernant notamment les situations socioconomiques et rapportant la dimension dexprience humaine en appui aux revendications des personnes atteintes pour laccs aux antirtroviraux, faisait passer les personnes vivant avec le VIH du statut dobjets celui de sujets de la recherche, et rendait visible dans les milieux scientifiques la ncessit thique du traitement[footnoteRef:5]. Au plan thorique, cette approche sinscrivait dans la suite des analyses de Paul Farmer qui interprtent les ingalits dans laccs au mdicament au Sud comme un effet de la violence structurelle, une lecture thorique quil avait applique aux vulnrabilits pidmiologiques (Farmer, 1997; Farmer & Kim, 1998). En phase avec lapproche qui considre lpidmie de sida comme un enjeu de droits humains, dveloppe par Jonathan Mann lOMS dans les annes 1980, par Peter Piot Onusida, et par Jim Yong Kim, mdecin anthropologue qui a dirig le dpartement sida de lOMS entre 2004 et 2006, ce courant a fait valoir une forme danthropologie engage. Laccs au mdicament y apparat comme un objet central de lapplication du droit la sant dont luniversalit est revendique (Farmer & Maru, 2012). Cette approche, qui nourrit un courant de recherches toujours dactualit, se fonde aussi sur la mise en exergue des ingalits partir de donnes pidmiologiques, dsormais disponibles avec un degr de prcision indit. Les taux diffrentiels de couverture des besoins en traitement antirtroviral, deux trois fois plus levs dans certains pays africains quaux tats-Unis dAmrique, montrent quaccder au traitement peut tre plus difficile pour des populations pauvres ou marginalises dans les pays du Nord que pour les patients des pays du Sud. Cette nouvelle gographie politique des ingalits dans laccs aux traitements sera une des bases conceptuelles de la notion de sant globale affiche comme une manire moins ingalitaire et plus informe (par des recherches quantitatives et qualitatives) de pratiquer la sant publique internationale, prenant en compte le rapport entre ressources sanitaires et populations vulnrables un niveau transnational (Koplan et al., 2009). [5: .Le recours des actions symboliques utilisant lmotion dans les milieux scientifiques pour rendre visibles les personnes au-del des chiffres a dabord t employ par des associations comme Act Up.]

Les politiques du mdicament et le nexus pharmaceutique

Lexploration ethnographique des politiques et dispositifs de sant publique qui gouvernent linnovation thrapeutique, la production, la gestion, la diffusion et la distribution des mdicaments a conduit des analyses dabord formules en termes de rapports de pouvoir, explorant les registres de ngociation et les relations entre niveaux transnationaux et nationaux. Dans certains contextes nationaux, comme au Brsil, laccs aux antirtroviraux a t mis en place, non pas la suite de dcisions mdicales, mais grce lappareil judiciaire qui a fait valoir le caractre constitutionnel du droit la sant (Biehl, 2009). En Amrique latine notamment, laccs aux mdicaments a t obtenu au travers de revendications dordre politique concernant le rle de ltat pour assurer la justice sociale. Les militants associatifs ont fait jouer des relais nationaux et internationaux pour que soient mis en place des systmes de diffusion et distribution des mdicaments valus en termes de droits humains (Chirac et al., 2000; Velasquez & Correa, 2009). Ailleurs, comme au Sngal, cest la logique de sant publique qui a prvalu lorsque les institutions sanitaires ont mis en place laccs au traitement antirtroviral dans le cadre dun projet pilote, puis dun programme national (Desclaux et al., 2002). Ces dispositifs, mis en place en partie indpendamment des politiques nationales du mdicament au prtexte de lexceptionnalit du sida, ont aussi eu des effets politiques et cono-miques. En Afrique de lEst, par exemple, la dfinition des politiques nationales daccs aux antirtroviraux a impliqu les acteurs supranationaux une chelle sans commune mesure avec les dispositifs dcisionnels des priodes prcdentes (Hardon & Dilger, 2011). Les dispositifs de traitement organiss par le Pepfar (Presidents Emergency Plan for Aids Relief) au travers des structures de soins confessionnelles ont donn une nouvelle lgitimit aux glises notamment en leur permettant de grer des montants financiers importants pour organiser la distributions dantirtroviraux fournis essentiellement par des firmes amricaines (Dilger & Luig, 2010). En Afrique du Sud, cest lhistoire sociale et politique qui apparat au premier plan des rticences gouvernementales la mise en place des traitements; les traces de lapartheid et de la violence raciale marquent aussi les obstacles que doivent surmonter les personnes pour tre soignes et obtenir des antirtroviraux (Denis, 2001; Fassin et al., 2004; Fassin, 2006; Le Marcis, 2010). Les travaux voqus montrent, en lui restituant son paisseur historique et politique, que le contexte macrosocial de laccs aux antirtroviraux est le substrat dune gopolitique encore partiellement analyse.

Les rapports de pouvoir sont aussi au centre danalyses concernant dautres catgories de traitement. Ces analyses ont port sur les modes de gouvernance mondialiss appliqus par des instances internationales publiques, prives et associatives, et font tat de leur complexification en montrant comment les mdicaments sont au centre dinterconnexions sociales multiples, ce que Petryna & Kleinman qualifient de nexus (Petryna & Kleinman, 2006). Ces analyses montrent que les mondes locaux du mdicament ne peuvent tre compris quau regard dune mise en perspective globale, entre autres parce que les firmes pharmaceutiques dfinissent leurs marchs (et leurs interventions humanitaires) en fonction dune conomie de la production et selon des rglementations apprhendes lchelon mondial (Biehl, 2006). Ces analyses du local examin partir du global mettent bien en lumire les enjeux, notamment de proprit intellectuelle et de stratgies commerciales, qui expliquent le retard laccs des mdicaments de dernire gnration pour les pays du Sud et le manque de disponibilit de certaines catgories de mdicaments pour traiter des pathologies endmiques qualifies dorphelines, ou linfection VIH en cas de rsistance aux traitements de premire et deuxime lignes (Petryna et al., 2006). Du ct des usagers, au-del des questions de disponibilit du mdicament, les conditions daccs aux traitements dans le cadre de ces dispositifs transnationaux ont conduit Nguyen considrer la relation de soin comme trop limite pour rendre compte de linscription sociale des personnes sous traitement. Dans le contexte de pharmaco-socialits des sociabilits motives par le mdicament il analysait, en Cte-dIvoire, lengagement des personnes traites comme une forme dexercice dune citoyennet thrapeutique. Pour lui, en labsence de manifestations de ltat auprs des individus, cest au travers de ces programmes de traitement que les personnes vivant avec le VIH peuvent prouver le contrat social, revendiquer pour, ou contribuer lamlioration de la situation collective des personnes vivant avec le VIH, et bnficier de soins dont la responsabilit est porte par lchelle globale des institutions (Nguyen, 2005, 2011). Lapport propre lapproche anthropologique a t, en particulier chez Nguyen et chez Biehl, darticuler leurs analyses des dispositifs dapprovisionnement et des politiques du mdicament avec une exploration des subjectivits des personnes sous traitement, un domaine encore peu abord au Sud (Biehl, 2010a; 2010b).

Le mdicament rvlateur des dynamiques sociales

Paralllement ces approches la premire, hybride entre anthropologie et sant publique, et entre recherche et intervention; la seconde plus marque du ct de lanthropologie politique que de lanthropologie de la sant de nombreux travaux plus classiquement ethnographiques ou sociologiques exami-nent les socits du Sud travers le prisme de laccs et lobservance pour les antirtroviraux, mettant en exergue le poids des contextes structurels et limpact des ingalits sociales. Les clivages les plus vidents sont lis aux catgories socioconomiques et de genre. Les programmes daccs aux antirtroviraux sont introduits la fin des annes 1990 dans des systmes de soins qui ont subi les politiques no-librales des annes 1980; les traitements ny sont disponibles qu des cots trs levs au travers dune offre de soins prive: sont alors traits essentiellement des hommes des catgories sociales les plus aises, comme ce fut dabord le cas en Ouganda (Whyte et al., 2004). Par la suite, alors que des programmes publics permettent un accs plus quitable sur le plan conomique, la mise en place des programmes de prvention de la transmission mre-enfant du VIH permet aux femmes dtre dpistes un stade asymptomatique et leur familiarit avec les services de soins et les formes daide qui leur sont proposes leur permettent de tirer davantage profit des traitements que les hommes (Desclaux et al., 2011). Dans certains pays, larticulation entre les reprsentations de la maladie, laccs aux traitements et la construction culturelle du genre rduit les capacits des hommes accder au traitement (Bila & Egrot, 2009). La domination masculine semble fragiliser les hommes dans des espaces sanitaires o un bon patient est conu comme une personne socialement vulnrable, compliante, et accordant la priorit aux questions de sant personnelle et familiale. Les programmes publics daccs aux traitements sont parvenus rduire les ingalits socio-conomiques dans laccs aux antirtroviraux; cela na pas t le cas pour les ingalits de genre. Par ailleurs, les diffrences daccs au traitement selon divers critres tels que lge (enfants, populations ges) ou la citoyennet et les droits civiques (immigrs stabiliss ou non, personnes incarcres) ne sont que trs progressivement documentes et diversement gres par les programmes nationaux. Les logiques sociales se rvlent galement dans la manire dont des populations considres comme vulnrables pour diverses pathologies (telles que les homosexuels, profes-sionnels/les du sexe, usagers de drogues, etc. pour linfection VIH), sont traites de manire diffrencie par les dispositifs grant linclusion dans les programmes de traitement (Desclaux, 2004).

La disponibilit des traitements antirtroviraux vient aussi rvler et, dans une certaine mesure, bouleverser dautres distinctions et rles sociaux: ceux des professionnels de sant. En Afrique de lOuest par exemple, o le rapport habituel entre soignant et soign dans les services de soins publics a t dcrit comme trop lointain ou trop proche au regard de lthique car soumis linfluence dun ordre social ou de rseaux sociaux dappartenance (Jaffr & Olivier de Sardan, 2003), laccs dune personne aux antirtroviraux peut tre favoris ou limit de ce fait (Carillon, 2011). Dautres travaux montrent simultanment la forme particulire dengagement des mdecins spcialiss VIH, pour lesquels linclusion des personnes dans les programmes de traitement est une exigence professionnelle (Grunais & Ouattara, 2008). Les situations sont cependant diffrentes selon les pays, la charge que reprsente sur les ressources humaines le nombre des personnes sous traitement, et le niveau de dlgation des tches des soignants moins professionnaliss que les mdecins, qui dterminent la manire dont les antirtroviraux restent sous contrle des professions mdicales. Par ailleurs, dautres thrapeutes dveloppent des traitements en dehors du paradigme biomdical mais en utilisant des formes dhybridation entre mdicaments et produits thrapeutiques alternatifs et traditionnels, dans un secteur qui doit tre pris en compte dans lanalyse du systme du mdicament une notion calque sur celle de systme mdical (Desclaux & Lvy, 2003).

Un autre courant dtudes sest dvelopp autour de lvolution du rle du patient, au vu des formes de mobilisation communautaire qui se sont manifestes trs tt dans lhistoire de lpidmie, lorsque lauto-support tait la seule rponse sociale en labsence de proposition thrapeutique (Eboko et al., 2005, 2011). Lorsque les antirtroviraux sont disponibles, limportance des besoins en termes daccompagnement des personnes atteintes, qui dpasse largement les capacits des services de sant, conduit les associations, par ailleurs diversement engages dans des revendications pour laccs aux traitements, mettre en place des formes dintervention centres sur le mdicament. Sur la base dun savoir dexprience et de modles tels que celui du counseling li au dpistage du VIH, se mettent en place des formes dappui destines maintenir un niveau dobservance lev, qui font merger la figure du patient expert (Billaud, 2011), dj dcrite dans les pays du Nord (Barbot, 2002; Epstein, 2001). Ce rle social sera entrin dans le cadre de programmes, notamment sur financement du Fonds mondial qui reconnat les mdiateurs de sant comme des intervenants communautaires du mdicament, entre secteur professionnel et profane. Lmergence de cette fonction, dont les acteurs revendiquent une professionnalisation et un statut, analyse dans la diversit des situations locales et des modles dintervention, soulve la question de la redfinition de la relation thrapeutique autour dune dispensation assure par de nouveaux intervenants qui ne sont pas des professionnels de sant (Bureau, 2010). Ces travaux montrent le dveloppement et les transformations des pharmacosocialits, une notion construite partir de celle de biosocialit pour dsigner les relations sociales motives par la prise dun mdicament et liant prfrentiellement ses usagers (Rabinow, 2000).

La recherche thrapeutique comme nouvel objet

la fin du xxesicle, la recherche mdicale se dveloppe au Sud et des essais thrapeutiques y sont dlocaliss en nombre croissant pour des raisons de moindre cot et, pour certaines pathologies, de meilleure disponibilit de populations naves de traitement. Cest souvent sous langle de lthique que des anthropologues vont sintresser aux pratiques de recherche, pour donner des lments mieux documents que les dnonciations de chasseurs de cobayes produites par le journalisme dinvestigation[footnoteRef:6]. Les essais cliniques, dvelopps dans des espaces transnationaux qui crent des lots dabondance dans les ocans de dnuement que reprsentent les services de soins (Couderc, 2011), transfrent-ils au Sud des tudes devenues inacceptables au Nord (Crane, 2010)? Gnrent-ils des ingalits dans laccs aux mdicaments ou rduisent-ils celles qui prvalent au Sud? Les questions que soulvent les aspects thiques abondent. La recherche parvient-elle concilier les rgles dthique internationales et les formes sociales ou les manires de penser dans les contextes locaux (Bonnet, 2003)? Quels rles sociaux accorde-t-elle aux patients du Sud, entre sujets et objets de recherche? Quels arbitrages et amnagements lthique de la recherche mdicale implique-t-elle sur le terrain? Une littrature rcente aborde ces questions partir dtudes empiriques, qui documentent et valorisent les formes microsociales dexercice local de lthique face des rgles labores dans les socits occidentales, ou sintressent la valeur sociale de la recherche (Kelly & Geissler, 2012). [6: .Voir louvrage The Body Hunters: Testing New Drugs on the Worlds Poorest Patients (Shah, 2007).]

Ces questionnements thiques rejoignent un courant denqutes ethnogra-phiques ouvert par les travaux de Geissler & Molyneux, qui ont dcrypt les relations sociales construites autour des normes et des pratiques inhrentes des essais thrapeutiques en Gambie, en Ouganda et au Kenya (Geissler & Molyneux, 2011). Au-del des monographies dessais cliniques, les interactions entre lexercice de la mdecine et celui de lexprimentation humaine autour de mdicaments ont t analyses dans le contexte de centres et plateformes de recherche tudis comme des espaces sociaux transnationaux et simultanment articuls avec les systmes de soins locaux, par exemple au Sngal en contexte rural (Ouvrier, 2011) et en contexte urbain (Couderc, 2011). Ces tudes montrent la manire dont les protocoles, procdures et normes de bonnes pratiques cliniques imposes aux participants/patients et aux chercheurs/ soignants sont contraints par les dispositifs techniques (Brives, 2012) et interprts au prix de ngociations et darbitrages (Ouvrier, 2011; Couderc, 2011). Ces espaces de recherche mdicale dvelopps trs rcemment ont ouvert des perspectives la recherche anthropologique, qui peut les aborder en analysant linscription des communauts transnationales de chercheurs, des sociabilits rgies par la recherche et des publics de la recherche, tout en examinant comment les relations tablies dans le monde scientifique sarticulent avec les rapports post-coloniaux entre pays donateurs et pays aux ressources limites (Geissler et al., 2012).

Ces quatre thmatiques ne recouvrent pas la totalit des travaux raliss propos des antirtroviraux, mais ont reconfigur une approche des mdicaments au Sud focalise jusqualors essentiellement sur lanalyse des pratiques et des interprtations dans les sociocultures locales.

La pharmaceuticalisation au Sud

Dans ce contexte, examinons les pistes thoriques qui permettent daborder laugmentation de volume des mdicaments en circulation au Sud.

Thories de la mdicalisation

Les modes de gestion de la maladie dans les pays du Sud au dbut du xxiesicle se prtent une analyse en termes de mdicalisation, condition de prciser les modalits dutilisation de ce concept. labor par des sociologues tels que Irving Zola et Eliot Freidson au cours des annes 1970, il a t largement partag par les historiens, les sociologues et les anthropologues, au travers de la dfinition propose par Conrad (1992). Ce sociologue dcrit un processus qui conduit considrer des phnomnes divers comme relevant de la sant et de la maladie, et les interprter et les traiter comme des troubles pathologiques. La profession mdicale se saisirait ainsi de problmes antrieurement traits comme moraux, spirituels, ou lgaux (tels que lhomosexualit, lalcoolisme, lavortement, etc.). Lhistorien de la mdecine Allan Brandt considre que la mdicalisation, analyse en tant que dynamique culturelle et institutionnelle, est un trait majeur de lhistoire du xxesicle, qui redfinit les disparits globales (Bell & Figert, 2012). Au xxiesicle, la mdicalisation change de forme, suivant les transformations de la mdecine de plus en plus fonde sur les technosciences, et limportance accrue des sciences fondamentales (gntique, virologie, pharmacologie, etc.) au dtriment de lapproche clinique, dsormais articule jusqu lhybridation avec les technologies informatiques et informationnelles (digitalisation des donnes mdicales, diagnostic assist par ordinateur, monitoring pidmiologique et gestionnaire, etc.) (Lakoff & Pignarre, 2008). Ce processus, qui redfinit lorganisation de la pratique mdicale, est qualifi de biomdicalisation[footnoteRef:7], dont se distingue une nouvelle biomdicalisation pour marquer lemprise des aspects biologiques notamment dans la redfinition des traitements au travers des biotechnologies (Clarke, 2000, 2010). [7: .Cette acception nest pas celle habituellement en usage parmi les anthropologues de la sant, qui utilisent le terme biomdical pour diffrencier des ethnomdecines, la mdecine fonde sur le paradigme scientifique des sciences biologiques; les sociologues sont moins confronts cet enjeu.]

La mdicalisation de la vie ne parat pas uniforme, ni entre catgories sociales dune mme population, ni entre socits occidentales et pays ressources limites, comme lavance Nikolas Rose, qui voque trois domaines dans lesquels la mdicalisation peut tre analyse de manire diffrentielle: les manires de vivre inflchies par le souci prventif, les systmes de sens o la maladie et la mdecine occupent une place centrale, et lautorit accorde la mdecine (Rose, 2007). Au Sud, o lemprise des technosciences et surtout des biotechnologies sur la transformation de la vie elle-mme (Rabinow, 2000) est relativement limite, la mdicalisation et la biomdicalisation (incluant sa forme nouvelle) mritent dtre distingues et observes comme des processus concomitants, mme si la plupart des auteurs utilisent le terme mdicalisation titre gnrique.

La notion de mdicalisation a servi de support la critique socio-politique de la mdecine, ds les publications initiales de Conrad et dIvan Illich, qui en montraient la dimension de contrle social (Conrad, 1975 [2006]; Illich, 1975). Lanalyse en termes de mdicalisation a t utilise dans des tudes postcoloniales, notamment par Nancy Rose Hunt qui, en restituant lhistoire de la grossesse et de la naissance au Congo de lpoque coloniale ltat indpendant au temps de Mobutu, a mis en lumire les effets de leur mdica-lisation, en particulier en termes de genre ou de rapport des individus aux institutions (Hunt, 1999). Ailleurs, cette analyse montrait la psychiatrisation des troubles sociaux et des revendications politiques de lAfrique coloniale, notamment travers la rponse apporte par la Grande Bretagne la rvolte Mau Mau en 1954 au Kenya (Fassin, 2000). Les sciences sociales sinspirant des analyses de Michel Foucault ont interprt la mdicalisation comme une gouvernementalit constitutive du biopouvoir, et son extension hors des pays occidentaux comme une forme dimprialisme culturel (Frde, 1998). Dans les pays du Sud, on peut arguer que la mdicalisation apparente au travers des discours mdico-centrs recouvre souvent une sous-mdicalisation des actes, pour peu que lon dfinisse la mdicalisation comme lexercice de savoirs ou de pratiques spcifiques, une intervention professionnalise, ou lextension du rle des professionnels biomdicaux aligne sur des normes internationales de sant publique. Ces questions peuvent tre examines autour du mdicament. Partout, les travaux de sociologie et danthropologie montrent que le mdicament est un des moyens les plus prgnants la fois de la mdicalisation, au sens de Conrad, et de la biomdicalisation, au sens de Clarke (Clarke et al., 2003).

Du mdical au mdicament

Depuis quelques annes, un courant dabord sociologique distingue la pharma-ceuticalisation comme un aspect particulier de la mdicalisation, la premire notion tant dfinie comme le processus par lequel des conditions sociales, comportementales ou corporelles sont traites ou considres comme ncessitant un traitement mdicamenteux par les patients, les mdecins ou les deux[footnoteRef:8] (Abraham, 2010). Mark Nichter a t le premier anthropologue utiliser ce terme (Nichter, 1996 [1989]), la notion ayant t dveloppe essentiellement par des sociologues. Ce processus aurait sa dynamique propre, lie notamment lautonomie que donne au patient la possibilit de se fournir en mdicament sans passer par linstitution mdicale et hors dune relation de soin. Le rapport entre pharmaceuticalisation et mdicalisation est donc complexe. Dune part la pharmaceuticalisation peut tre une consquence de la mdicalisation; elle peut aussi en tre le mdium, comme dans la promotion de maladies[footnoteRef:9], lorsque la promotion de nouveaux mdicaments laquelle participent les mdecins conduit pathologiser des conditions courantes telles que les troubles de lattention chez les enfants, la mnopause, les troubles de lrection, le syndrome prmenstruel, le deuil, etc. (Busfield, 2010; Pignarre, 2003). Mais la pharmaceuticalisation peut aussi court-circuiter la profession mdicale, lorsque le mdicament est dissoci de lintervention des mdecins au travers de la publicit directe envers les patients, en phase avec une approche du traitement de la maladie comme acte de consommation (Ballard & Elston, 2005), ou lorsquil vise la sant positive (cest--dire lamlioration des performances hors de tout contexte pathologique) ou dautres aspects dont la prise en compte comme relevant du pathologique fait lobjet de tensions ou est inscrite dans une histoire rcente (Fox & Ward, 2008). Ainsi dfinie, la pharmaceuticalisation apparat comme un processus culturel, susceptible de modifier les mtaphores au cur de lidentit, de la sant, de la maladie, de la vie, de la longvit et leurs interrelations (Dumit & Greenslit, 2006: 127). En 2011, des sociologues britanniques proposent une synthse de ces approches, et apprhendent la pharmaceuticalisation de la socit au travers de six dimensions et dynamiques cls: 1. La redfinition ou reconfiguration des problmes de sant comme ayant une solution pharmacologique; 2. Une modification des formes de gouvernance (lies cette reconfiguration); 3. La mdiatisation du mdicament; 4. La cration de nouvelles identits technico-sociales et la mobilisation du patient et des groupes de consommateurs autour du mdicament; 5. Lutilisation de mdicaments pour des objectifs non mdicaux et la cration de nouveaux marchs de consommateurs; 6. Linnovation mdicamenteuse et la colonisation des avenirs sanitaires (Williams et al., 2011: 710)[footnoteRef:10]. [8: .The process by which social, behavioural or bodily conditions are treated or deemed to be in need of treatment, with medical drugs by doctors or patients (Abraham, 2010): 604.] [9: .Disease mongering.] [10: .i) the redefinition or reconfiguration of health problems as having a pharmaceutical solution; (ii) changing forms of governance; (iii) mediation; (iv) the creation of new techno-social identities and the mobilisation of patient or consumer groups around drugs; (v) the use of drugs for non-medical purposes and the creation of new consumer markets; and, finally, (vi) drug innovation and the colonisation of health futures.]

Une pharmaceuticalisation aux dpens de qui?

Le mdicament est historiquement associ la prescription dans le systme biomdical comme un lment majeur de lintervention thrapeutique, donnant son efficacit la relation de soins (Benoist, 2008). Mais le rapport entre mdicaments et professionnels de sant est ambigu et les tensions autour du mdicament ne sont pas nouvelles: dj, lors de la Seconde Guerre mondiale, le mdicament moderne avait merg alors que la prparation de mdicaments lofficine par des pharmaciens excutant les prescriptions mdicales laissait la place une production industrielle qui rduisait le rle du mdecin la slection du traitement et au suivi de ses effets (Lecourt, 2004). Lvolution du rapport entre professionnels de sant et mdicament est un enjeu de lavnement pistmologique de la mdecine des preuves scientifique au dtriment dune mdecine fonde sur lart de lapprciation clinique (Marks, 2000). Les avances pharmacologiques ont galement favoris cette focalisation sur le mdicament plutt que sur le thrapeute comme agent de la gurison. Au Nord, les mdicaments sont de plus en plus accessibles directement pour les consommateurs, pour des raisons multiples tenant dune part lapparition de nouvelles modalits daccs (commercialisation sur internet, dveloppement de filires dapprovisionnement, vente directe en pharmacie ou boutique), dautre part des modifications du statut et du rle des professionnels de sant dans le soin (rduction du nombre des professionnels de sant dans les tablissements publics, accroissement du niveau des connaissances de la population en matire de traitements), et au dveloppement de lauto-mdication li lmergence du patient consommateur (Fainzang, 2012). Au Sud, dautres processus tels que la dlgation des tches de la part des mdecins et pharmaciens des professionnels moins forms, y compris dans le cadre des grands programmes sanitaires, ont pu avoir des effets similaires. La frquence de la prescription, la vente et la dlivrance des mdicaments en dehors des cadres professionnels et la circulation informelle des mdicaments, notamment en Afrique entre pays ayant des lgislations relatives au mdicament trs diffrentes, favorisent lauto-mdication (Baxerres, 2010; Baxerres & Le Hesran, 2011). Dans le champ du sida, la ncessit de grer lapprovisionnement et la dispensation des antirtroviraux a mis les pharmaciens au premier plan, mais lampleur des effectifs des patients imposant des relais a impliqu les intervenants communautaires dans la dispensation et le suivi. Des acteurs plus nombreux assistants en pharmacie, conseillers pour lobservance, patients experts ont pour rle daccompagner ces deux tapes, notamment par lducation thrapeutique du patient, un mode dintervention dsormais impratif selon les normes internationales de prise en charge des maladies chroniques (Simon et al., 2009). La pharmaceuticalisation, dfinie comme lextension de la diffusion des mdicaments, soprerait aux dpens du contrle par les professions mdicales, et au profit de multiples formes dexercice plus ou moins spcialises dans le champ conomique ou dans celui du soin.

Les voies de la pharmaceuticalisation

Au Nord, en focalisant lattention sur le mdicament dissoci du contexte mdical, la notion de pharmaceuticalisation aurait permis, selon ses thoriciens dans le champ de la sociologie, de rassembler et dvelopper lanalyse ethno-graphique et sociologique du secteur des firmes et du dveloppement des mdicaments (Williams et al., 2008; Abraham, 2008, 2010). Une revue de la littrature qui aborde larticulation entre mdicalisation et pharmaceuticalisation considre que lapport de lanthropologie cette analyse, en complment de la sociologie, concerne essentiellement les pays du Sud (Bell & Figert, 2012). Les auteurs mettent en avant ce propos deux tudes cls qui dcryptent sous langle politique et social les mcanismes institutionnels qui ont conduit tendre de manire considrable la distribution de mdicaments dans deux pays. Dans son analyse du traitement social du sida au Brsil, qui met en rapport les subjectivits et expriences des personnes traites, les constructions institutionnelles de la gestion de la maladie et les politiques de sant, Biehl a montr comment la question de laccs aux antirtroviraux a t gre par ltat brsilien et les firmes comme un droit humain, ce qui en a fait un enjeu de justice et de citoyennet (Biehl, 2008, 2010a, 2010b). La seconde analyse part du constat que la prvalence de lasthme est la Barbade une des plus leves au monde. Whitmarsh dcrypte cette particularit en montrant que les conditions environnementales (notamment la pollution) expliquent moins cette morbidit que le rle quont jou les multinationales pharmaceutiques pour faciliter le diagnostic et orienter le traitement de lasthme vers lutilisation de mdicaments, notamment au travers dinformations dlivres la population, dinfluences sur les politiques publiques et de la fourniture de produits pharmaceutiques (Whitmarsh, 2008). Ces travaux considrent les firmes multinationales comme les principaux acteurs de la pharmaceuticalisation, et prsentent le nexus de la dfinition des politiques publiques comme lieu essentiel de la re-construction des systmes de soins autour du produit pharmaceutique. Les systmes dapprovisionnement et de distribution des mdicaments seraient issus de ngociations entre des industriels soucieux daccrotre leur march et de maximiser leur rentabilit, et des institutions publiques exerant une biopolitique. Ces ngociations explicites sappuieraient sur des formes de manipulation des perceptions collectives visant faire apparatre les mdi-caments comme indispensables sur le plan mdical et/ou thique. La pharma-ceuticalisation consisterait dans le premier cas attribuer au mdicament le statut de ncessit thique pour en faire llment central des politiques publiques; dans le second cas, elle passerait par la manipulation des reprsentations collectives orientes vers la pharmacologie au dtriment des perceptions des causes environnementales de la maladie.

Les tats et les firmes dune part, la profession mdicale et les pharmaciens dautre part, seraient-ils les seuls acteurs de la pharmaceuticalisation? La circulation ou lappropriation des capitaux, dans un secteur o les analyses conomiques montrent que les enjeux financiers sont considrables (Pignarre, 2004), en est-elle le dterminant majeur? Le complexe mdical industriel dj dnonc par Illich il y a quatre dcennies modle-t-il sans rsistance ou rinterprtation les pratiques quotidiennes du mdicament? Quels autres processus sociaux sont impliqus au Sud dans laugmentation des volumes de mdicaments diffuss et le changement culturel qui dfinissent la pharmaceuticalisation? Le concept de marge peut tre utile pour reprer ces formes sociales particulires, dont les acteurs sont essentiellement locaux.

Explorer les marges de la pharmaceuticalisation

Cet ouvrage a pour projet dexplorer la pharmaceuticalisation au Sud en labordant par ses marges. Au pralable, il est ncessaire dapporter quelques claircissements complmentaires sur ces deux notions.

La notion de pharmaceuticalisation mise lpreuve

Le concept de pharmaceuticalisation, tel que dfini par ses principaux thoriciens, est encore assez peu circonscrit. Le processus culturel qui en constitue llment central est bien dcrit par Williams et al. comme une transformation des significations qui attribue au mdicament le rle doprateur symbolique et de moyen technique (Williams et al., 2011). Les moyens quenglobe la notion (dynamiques sociales, dimensions conomiques et politiques) le sont galement. Nanmoins la dfinition la plus prcise (voir plus haut) est assez peu spcifique et peut recouvrir toute extension quantitative de lusage du mdicament, incluant des usages dans le cadre normatif de la mdecine. Aussi, bien quelle rsulte dun courant de pense associ une critique du pouvoir hgmonique de la mdecine, cette dfinition ne vhicule pas a priori ce contenu critique. Cest du moins ce que revendiquent ses auteurs, en faisant tat dun concept dnu de jugement de valeurs (Williams et al., 2011). Nanmoins la majorit des tudes qui ont jusqu prsent utilis la notion de pharmaceuticalisation se sont inscrites dans ce courant critique. De ce fait, elles ont vit de considrer les mdicaments essentiels.

Les auteurs de cet ouvrage nendossent pas a priori ce discours critique, pas plus quun point de vue a priori favorable, mme sils peuvent le dvelopper a posteriori dans leurs analyses. Ceci tient entre autres la situation globale des pays du Sud en termes de mdicalisation voque plus haut, et aux objets dtude, en particulier pour les chapitres qui ont abord laccs aux mdicaments. Cette option ne signifie pas que nous nous contenterons pour cet ouvrage dune dfinition molle de la pharmaceuticalisation: il sagira plutt de discuter lapplication de cette notion, labore pour des contextes de surconsommation des mdicaments, propos des situations diffrentes au Sud.

Lapproche des marges

Dans la rhtorique des organismes internationaux (Banque mondiale, Organisation mondiale de la sant) et des institutions en sant globale anglophones, la marginalit dsigne une situation dexclusion ou de vulnrabilit rsultant dune ingalit ou dune injustice sociale. tre marginalis signifie tre pauvre et ne pas pouvoir accder aux biens tels que les mdicaments et aux services qui, grce une mdecine globalise, devraient tre disponibles pour tous (Ecks, 2005). En dfinissant la marginalit en premier lieu comme un dficit de ressources et de possibilit dinsertion dans les dispositifs rguls au niveau global, ces institutions relaient un modle hgmonique, fond sur lexpertise biomdicale et sur lutilisation des mdicaments et technologies produits par des entreprises multinationales, suivant des normes internationales relayes par des rgulations aux niveaux rgional ou national. Cest laune de ce systme global que la gestion de leur sant par les populations est mesure (Baer et al., 2003). Notre approche de la marge dans cet ouvrage est diffrente. Nous nutilisons pas cette mtaphore spatiale pour dsigner lespace social des exclus et des dclasss, comme dans la tradition sociologique; nous ne la rduisons pas non plus un simple cart la norme. Nous considrons ici la marge comme une forme sociale dexpression minoritaire moins reconnue et lgitime, ou au second plan, dans les reprsentations dominantes et officielles, ventuellement hors des cadres juridiques ou politiques dfinissant la norme (au sens commun du terme) ou leurs limites. Les marges se constituent partir, ou indpendamment, du modle dominant, ventuellement en tension ou en opposition, mais peuvent tre tolres, lalimenter, et long terme venir le rejoindre et le renforcer. Elles peuvent tre le lieu dune exprimentation, ventuellement interprte ultrieurement comme une innovation; ainsi la distinction et lopposition daujourdhui pourraient prsager dune cohrence demain. Plutt que distingues dans des catgories mutuellement exclusives, les marges ont avec le courant dominant des interrelations troites et dynamiques, entretenues par des interfaces ou des superpositions de sens et dactions. Entre excentricit et exclusion (Gauthier, 1994), les marges rvlent la norme, avant dventuellement constituer le lieu de sa recomposition. Lattention accorde aux marges permet de plus de questionne[r], ou pas, le savoir que nous possdons sur c[d]es objets plus centraux (Corin, 1986: 2).

Ambitions

Lambition de louvrage est dabord de documenter les inscriptions sociales des mdicaments, en particulier l o leur usage se dveloppe, ainsi que leurs significations, dans le systme formel ou ses marges. Il vise apprhender les perceptions des acteurs sur le terrain, notamment des personnes qui consomment les mdicaments, en relation avec des pratiques sociales, dans leur contexte. Il vise galement dcrypter les discours et les confrontations entre acteurs, pour expliciter des valeurs ou des significations sous-jacentes attribues au mdicament et hors de la question de la mdicalisation. Explorer ces questions partir de situations de marge devrait nous permettre de mettre davantage en relief des aspects de la pharmaceuticalisation pertinents au Sud, et de les apprhender de manire dynamique pour en saisir les dimensions profondes qui participent aux changements culturels. La situation de marge par rapport un modle dominant concernant le mdicament est pour certains chapitres davantage un parti pris analytique quune donne empirique, mais cette notion met en valeur la combinaison, propre chaque situation tudie dans cet ouvrage, entre diffrence et interrelation avec ce modle dominant. Louvrage vise ainsi dpasser des catgorisations simplistes et polarises, dont cette introduction a montr quelles sont rpandues propos du mdicament, pour permettre une apprhension du mdicament au Sud sans faire abstraction de sa complexit.

Prsentation des contributions

Les contributions de cet ouvrage documentent diverses facettes de la pharmaceuticalisation au Sud vue den bas, en articulant quatre champs thmatiques qui ont t assez peu explors jusqu prsent avec un regard anthropologique, notamment parce quils recouvrent des phnomnes qui ont particulirement merg au cours des dix dernires annes.

la marge du paiement

La premire partie est consacre au don et la gratuit des mdicaments, modles dchanges dvelopps en alternative au paiement par les patients pour contrecarrer son caractre inquitable. Ces formes de don de mdicaments ont t mises en place soit dans une dimension macro-sociale politique au moins autant quconomique, soit dans une dimension micro-sociale conditionne par des relations prexistantes au sein des institutions ou des contextes sociaux. Quatre tudes de cas sintressent aux pratiques concernant les transactions de mdicaments et aux rationalits et valeurs mobilises. Bernard Taverne analyse la manire dont a t prise la dcision en faveur de la gratuit des antirtroviraux au Sngal, qui a ensuite influenc les politiques adoptes dans les pays voisins, puis qui a t promue par lOrganisation mondiale de la sant. Ashley Ouvrier, examinant les logiques du don de mdicaments dans un dispensaire confessionnel en banlieue dune capitale ouest-africaine, rvle les interprtations miques du don, et met au jour ses significations en termes dexercice du pouvoir et deffets inquitables. Marc Egrot analyse une forme particulire de don concernant les antirtroviraux destins des personnes vivant avec le VIH au Sngal, la priode o les traitements taient encore payants dans le programme national, et analyse les logiques sous-jacentes aux dons. Enfin Valry Ridde et Omar Samb analysent les ides des professionnels de sant propos de la gratuit des mdicaments et leurs rticences face la gnralisation de projets de suppression sectorielle du paiement des soins. Ces travaux montrent que le mdicament est un support intressant pour examiner les formes actuelles de la question du don, un thme fondamental en anthropologie, et pour rvler les jugements moraux sur des aspects centraux et contingents en matire de soins.

Aux marges des dispositifs dapprovisionnement formel

La deuxime partie sintresse des espaces dchange et des circuits de diffusion qui ne suivent pas les voies officielles. La production et la circulation des mdicaments sont trs rgules, afin den contrler les aspects commerciaux et les effets de sant publique: la complexit des procdures ncessaires lobtention dune autorisation de mise sur le march, comme les accords de lOrganisation mondiale du commerce et les conflits et tractations dont ils ont fait lobjet, en attestent. Cet ouvrage ne porte pas sur les dispositifs scientifiques, juridiques et thiques, qui permettent la validation de mdicaments au travers de la recherche clinique, mais sintresse la manire dont, en aval, les produits peuvent circuler dans les marges. Carine Baxerres, qui a men une analyse approfondie des marchs informels du mdicament au Bnin et au Ghana, sintresse la construction sociale de la notion de contrefaon au vu des statuts juridiques des produits selon les pays et de la labilit des rglementations. Au Sngal, Bernard Taverne et Marc Egrot analysent lhistoire dun trafic de mdicaments dans une direction inhabituelle, de lAfrique lEurope, et sinterrogent sur la temporalit de sa dnonciation et lusage social de ce trafic. Pascale Hancart-Petitet sintresse la diffusion de la pilule chinoise au Cambodge, et explicite les motifs sous-jacents sa tolrance par les institutions publiques.

Aux marges du thrapeutique

La troisime partie sintresse des mdicaments dont lusage rvle les effets indsirables qui, comme les effets principaux, font lobjet de constructions sociales. En effet, dans lombre du mdicament, se diffuse la iatrognse qui comprend lensemble des effets indsirables (allergiques, toxiques, lis aux msusages, etc.). Si les professionnels de sant considrent que la toxicit est un corollaire de lefficacit quil faut matriser, les reprsentations collectives ne sont pas prcisment dfinies cet gard. Les effets indsirables des mdi-caments constituent pourtant un problme de sant publique croissant au Sud, qui a justifi la mise en place de centres de pharmacovigilance dans de nombreux pays. Alice Desclaux a explor les perceptions deffets secondaires trs spcifiques des antirtroviraux qui produisent une redistribution anormale des graisses dans le corps, et analyse la transformation dexpriences individuelles en reprsentations collectives. Maria Teixeira et ses collaboratrices, qui ont tudi les perceptions des contraceptifs en Afrique de lOuest, montrent que les femmes considrent en premier lieu les effets secondaires pour se dterminer sur lintrt de telle ou telle mthode contraceptive.

Aux marges du mdical

La dernire partie sintresse des usages du mdicament qui dbordent le champ mdical, prventif ou curatif. Anita Hardon analyse les modes dutilisation de la pilule contraceptive dans trois sites: ici considrs comme une solution de remplacement lavortement, les contraceptifs sont ailleurs utiliss essentiellement pour matriser les rgles et en viter le dsagrment des priodes cls, rvlant des dfinitions miques de la sant et du bien-tre. Blandine Bila rend compte du prolifique march informel des stimulants sexuels au Burkina Faso, des produits qui relvent de la recherche de performance, dans le champ de la sant positive ou dans le champ dune sexualit recompose. Enfin, Alice Desclaux analyse les usages dune plante mdicinale transforme en phytoremde par une firme multinationale de marketing en rseau, et montre les discordances entre statuts juridique et symbolique de produits prsents comme des complments alimentaires mais considrs par leurs utilisateurs comme des mdicaments. Ces trois tudes de cas explorent la manire dont le mdicament peut tre utilis par les personnes qui le consomment en dehors des dfinitions mdicales de leurs indications thrapeutiques.

Chacune de ces parties explore empiriquement une des logiques sous-jacentes lextension des mdicaments au Sud, pour documenter les aspects dterminants de la pharmaceuticalisation et permettre une rflexion sur les changements culturels et sociaux quelle porte.

Bibliographie des sources cites

Abls M., 2008. Anthropologie de la globalisation, Paris, Payot.

Abraham J., 2008. Sociology of pharmaceuticals development and regulation: a realist empirical research programme, Sociology of Health & Illness, 30, 6, 869-885.

Abraham J., 2010. Pharmaceuticalization of Society in Context: Theoretical, Empirical and Health Dimensions, Sociology, 44, 4, 603-622.

Abuya T. O., Mutemi W., Karisa B., Ochola S. A., Fegan G., Marsh V., 2007. Use of over-the-counter malaria medicines in children and adults in three districts in Kenya: implications for private medicine retailer interventions, Malaria Journal, 6, 57, [En ligne] http://www.malariajournal.com/content/6/1/57/abstract [Consult le 10 novembre 2014]

Aldhous P., 2005. Counterfeit pharmaceuticals: Murder by medicine, Nature, 434, 7030, 132-136.

Appadurai A., 1988. The Social Life of Things: Commodities in Cultural Perspective, Cambridge: Cambridge University Press.

Baer H. A., Merrill S., Susser I., 2003. Medical Anthropology and the World System, 2ed, Santa Barbara, Praeger Publishers.

Ballard K., Elston M.A., 2005. Medicalisation: A Multi-dimensional Concept, Social Theory & Health, 3, 3, 228-241.

Barbot J., 2002. Les Malades en mouvements: La mdecine et la science lpreuve du sida, Paris, Balland.

Baxerres C., 2010. Du mdicament informel au mdicament libralis. Les offres et les usages du mdicament pharmaceutique industriel Cotonou (Bnin), Thse de Doctorat en Anthropo-logie, Paris, EHESS, Universit dAbomey-Calavi.

Baxerres C., Le Hesran J-Y., 2011. Where do pharmaceuticals on the market originate? An analysis of the informal drug supply in Cotonou, Benin, Social Science & Medicine, 73, 8, 1249-1256.

Baxerres C., Simon E., 2013a. Regards croiss sur laugmentation et la diversification de loffre mdicamenteuse dans les Suds, Autrepart, 63, 1, 329.

Baxerres C., Simon E., 2013b. Les mdicaments dans les Suds. Production, appropriation et circulation des savoirs et des marchandises, Autrepart, 63.

Bell S.E., Figert A.E. 2012. Medicalization and pharmaceuticalization at the intersections: Looking backward, sideways and forward, Social Science & Medicine, 75, 5, 775-783.

Benoist J., 2008. Aspirine ou hostie? Au-del de lefficacit symbolique, In: J-J. Aulas, J. Benoist, P. Maire, R. Boussageon (dir.), Placebo. Le remde des remdes, Lyon, Editions Jacques Andr, 191-202.

Biehl J., 2006. Pharmaceutical Governance, In: A. Petryna, A. Lakoff, A. Kleinman (dir.), Global Pharmaceuticals: Ethics, Markets, Practices, Durham, Duke University Press, 206-239.

Biehl J., 2008. The Brazilian Response to AIDS and the Pharmaceuticalization of Global Health. In: R. A. Hahn, M. Inhorn (dir.). Anthropology and Public Health: Bridging Differences in Culture and Society, Oxford, Oxford University Press, 480-511.

Biehl J., 2009. Will to Live: AIDS Therapies and the Politics of Survival, Princeton, Princeton University Press.

Biehl J., 2010a. Human Pharmakon: Symptoms, Technologies, Subjectivities, In: B. Good, M. M.J. Fischer, S. Willen, M.-J. DelVecchio Good (dir.), A Reader in Medical Anthropology: Theoretical Trajectories, Emergent Realities, Malden, Wiley-Blackwell, 213-231.

Biehl J., 2010b. Medication Is Me Now: Human Values and Political Life in the Wake of Global AIDS Treatment, In: I. Feldman, M. Ticktin (dir.), In the Name of Humanity: The Government of Threat and Care, Durham, Duke University Press, 151-189.

Bila B., 2011. Genre et mdicament. Analyse anthropologique dans le contexte du sida au Burkina Faso, Thse de Doctorat en Anthropologie, Aix-en-Provence, Universit Paul Czanne dAix-Marseille.

Billaud A., 2011. Le pouvoir fonctionne: Les experts profanes face au VIH/SIDA Dakar (Sngal), Thse de Doctorat en Sociologie, Paris, EHESS.

Bonnet D., 2003. Lthique mdicale universelle engage-t-elle la construction dun acteur social universel?, Autrepart, 28, 4, 5-19.

Brives C., 2012. Lindividu dans un essai thrapeutique, Revue danthropologie des connaissances, 4, 3, 185207.

Bruneton C., 2011. Politique des mdicaments et bonne gouvernance pharmaceutique. In: D. Kerouedan (dir.). Sant internationale. Les enjeux de la sant au Sud, Paris, Presses de Sciences Po, 293-302.

Bureau E., 2010. Anthropologie dune norme globalise: la participation profane dans les programmes de lutte contre le sida au Cambodge, Thse de Doctorat en Ethnologie, Bordeaux, Universit Victor Segalen Bordeaux-II.

Burghart R., 1988. Penicillin: an ancient Aurvedic medicine, In: S. Van der Geest, S. Reynolds Whyte (dir.), The Context of Medicines in Developing Countries. Studies in pharmaceutical anthropology, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 289298.

Busfield J., 2010. A pill for every ill: Explaining the expansion in medicine use, Social Science & Medicine, 70, 6, 934-941.

Carillon S., 2011. Les ruptures de suivi mdical des personnes vivant avec le VIH Kayes (Mali). Approche anthropologique, Sciences sociales et sant, 29, 2, 5-39.

Caudron J-M., Ford N., Henkens M., Mace C., Kiddle-Monroe R., Pinel J., 2008. Substandard medicines in resource-poor settings: a problem that can no longer be ignored, Tropical Medicine & International Health, 13, 8, 1062-1072.

Chirac P., von Schoen-Angerer T., Kasper T., Ford N., 2000. AIDS: patent rights versus patients rights, The Lancet, 356, 9228, 502.

Clarke A., Mamo L., Fosket J.R., 2010. Biomedicalization: Technoscience, Health, and Illness in the U.S., Durham, Duke University Press.

Clarke A.E., 2000. Technosciences et nouvelle biomdicalisation: racines occidentales et rhizomes mondiaux, Sciences sociales et sant, 18, 2, 11-42.

Clarke A.E., Shim J.K., Mamo L., Fosket J.R., Fishman J.R., 2003. Biomedicalization: Technoscientific Transformations of Health, Illness, and U.S. Biomedicine, American Sociological Review, 68, 2, 161-194.

Conrad P., 1975 [2006]. Identifying Hyperactive Children: The Medicalization of Deviant Behavior, Farnham, Ashgate Publishing Limited.

Conrad P., 1992. Medicalization and Social Control, Annual Review of Sociology, 18, 1, 209-232.

Corin E., 1986. Centralit des marges et dynamique des centres, Anthropologie et Socits, 10, 2, 1-21.

Couderc M., 2011. Enjeux et pratiques de la recherche mdicale transnationale en Afrique. Analyse anthropologique dun centre de recherche clinique sur le VIH Dakar (Sngal), Thse de Doctorat en Anthropologie, Aix-en-Provence, Universit Paul Czanne dAix-Marseille.

Crane J., 2010. Adverse events and placebo effects: African scientists, HIV, and ethics in the global health sciences, Social Studies of Science, 40, 6, 843-870.

Dagognet F., 1984. La Raison et les Remdes, 2ed., Paris, PUF.

Dagognet F., Pignarre P., 2005. 100 mots pour comprendre les mdicaments: Comment on vous soigne, Paris, Empcheurs de Penser en Rond.

Denis P., 2001. La croisade du prsident Mbeki contre lorthodoxie du sida, Esprit, 271, 1, 8197.

Desclaux A., 2004. Equity in Access to AIDS Treatment in Africa: Pitfalls among Achievements, In: A. Castro, M. Singer (dir.), Unhealthy Health Policy: A Critical Anthropological Examination, Lanham, AltaMira Press, 115-132.