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Pour une anthropologie de la forme et une psychologie des symboles Amorçage par le rituel du DAMA chez les DOGON du Mali Les DOGON du Mali sont un peuple mandingue issu du Fouta-Djalon chassé - selon la romancière Maryse CONDE ("Ségou") - par d'autres tribus fédérées sous la bannière verte de la djihad. Sous la logique des migrations sous envahisseurs, ils ont eux-mêmes chassé un peuple disparu et vivant dans les éboulis de la falaise de Bandiagara, les TELLEM. Ils ont donc assujetti cette culture mais également adopté une partie de sa sagesse, par exemple, le culte du SIGUI qui a lieu tous les 60 ans et qui correspond à l'apparition de l'étoile SIRIUS dans notre constellation stellaire. Comment ces peuples disparus vers le 16° siècle avaient-ils perçu, sans télescope, ce mouvement des planètes ? cela reste une énigme de la hauteur des pyramides. Une langue secrète – le sigui-so – est liée à ce rituel rare. Il en va de même de la société secrète AWA qui a créé une langue particulière pour les initiés du culte funéraire du DAMA. Les expériences de conscience après la mort racontées par des "ressuscités" évoquent toutes le même scénario de début : l'esprit du mort (sa conscience ?) se décorpore et stagne un temps au plafond de la chambre du décédé où il voit son corps allongé et ses proches aux alentours qui le pleurent, après, il voit un tunnel (couloir) avec au bout une lumière blanche, ce que l'on attribue aux endorphines secrétées par le cerveau lors de l'extinction des fonctions vitales du corps. Notons que les praticiens des Etats Modifiés de Conscience (EMC) comme les chamans et les méditants bouddhistes parviennent parfois au premier stade de la décorporation et de la visualisation à l'extérieur de leur entité biologique. Ce premier instant de "l'âme"(psyché) du cerveau est intéressant pour une étude comparative entre les approches psychologiques dites "primitives" car dans le rituel du DAMA, un an après le décès de la personne, il s'agit par des danseurs masqués d'effrayer l'âme collée au plafond et de la faire décoller de cette demeure terrestre à laquelle elle s'accroche, ce que chez nous occidentaux, nous appellerons le travail du deuil vis-à-vis du défunt.

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Pour une anthropologie de la forme et une psychologie des symboles

Amorçage par le rituel du DAMA chez les DOGON du Mali

Les DOGON du Mali sont un peuple mandingue issu du Fouta-Djalon chassé - selon la romancière Maryse CONDE ("Ségou") - par d'autres tribus fédérées sous la bannière verte de la djihad. Sous la logique des migrations sous envahisseurs, ils ont eux-mêmes chassé un peuple disparu et vivant dans les éboulis de la falaise de Bandiagara, les TELLEM. Ils ont donc assujetti cette culture mais également adopté une partie de sa sagesse, par exemple, le culte du SIGUI qui a lieu tous les 60 ans et qui correspond à l'apparition de l'étoile SIRIUS dans notre constellation stellaire. Comment ces peuples disparus vers le 16° siècle avaient-ils perçu, sans télescope, ce mouvement des planètes ? cela reste une énigme de la hauteur des pyramides. Une langue secrète – le sigui-so – est liée à ce rituel rare. Il en va de même de la société secrète AWA qui a créé une langue particulière pour les initiés du culte funéraire du DAMA. Les expériences de conscience après la mort racontées par des "ressuscités" évoquent toutes le même scénario de début : l'esprit du mort (sa conscience ?) se décorpore et stagne un temps au plafond de la chambre du décédé où il voit son corps allongé et ses proches aux alentours qui le pleurent, après, il voit un tunnel (couloir) avec au bout une lumière blanche, ce que l'on attribue aux endorphines secrétées par le cerveau lors de l'extinction des fonctions vitales du corps. Notons que les praticiens des Etats Modifiés de Conscience (EMC) comme les chamans et les méditants bouddhistes parviennent parfois au premier stade de la décorporation et de la visualisation à l'extérieur de leur entité biologique. Ce premier instant de "l'âme"(psyché) du cerveau est intéressant pour une étude comparative entre les approches psychologiques dites "primitives" car dans le rituel du DAMA, un an après le décès de la personne, il s'agit par des danseurs masqués d'effrayer l'âme collée au plafond et de la faire décoller de cette demeure terrestre à laquelle elle s'accroche, ce que chez nous occidentaux, nous appellerons le travail du deuil vis-à-vis du défunt.

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Masque KANAGA du DAMA offert à l'auteur de cette réflexion en 1988 par le Maire de SANGHA, Anagaly DOLO

Masque oiseau (poule d'eau ?) récolté in situ en 1981 à Idjeli avec sur le flanc une petite échelle Wagem pour les esprits. Le blanc est la couleur des morts.

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Les anthropologues de la mission Dakar Djibouti 1931-1933 tels Marcel GRIAULE dans "Masques DOGON"1 et son collaborateur Michel LEIRIS dans l' "Afrique fantôme"2 l'expliquent amplement et mieux que ce que je ne pourrais le faire. La psychologie du symbolisme Les êtres humains sont d'abord des mammifères avec des besoins similaires mais sans rythme spécifique pour la reproduction (période du rut). Leur particularité est d'avoir développé en surimpression après l'archéo-cortex ou cerveau reptilien (siège des besoins et des pulsions) et après le méso-cortex ou cerveau des mammifères (système limbique, siège des émotions), le cortex des cellules grises (neurones) de la couche externe qui leur permet de réfléchir avec anticipation. Grâce au cortex, les hommes peuvent faire des projets et élaborer des stratégies pour les atteindre. Mais le revers de la médaille est qu'ils perçoivent également que leur existence est éphémère et donc qu'ils vont mourir à plus ou moins long terme. Cette option dans la capacité de prévoir et d'anticiper les dérange fortement, alors, ils refoulent cette prise de conscience en la manipulant pour ne pas trop en souffrir. Le problème se nomme "l'angoisse existentielle" et le remède le plus simple est dans la croyance de la permanence de l'esprit. Chez les grecs hellénistiques, après la mort, l'âme (ou psyché) allait un certain temps dans les enfers avant de se dissoudre et pour se concilier le passage du fleuve de l'oubli vers le royaume des morts de Hadès (Dieu des morts), les grecs mais aussi les romains après eux, plaçaient dans la bouche du défunt un pièce de monnaie pour qu'il puisse payer son transport en barque. Un des premiers rituels du culte des morts fut l'ensevelissement (ou la crémation) des corps des morts lors d'une cérémonie d'hommage rendue par les vivants. Concomitamment aux rituels de passage de la vie à trépas, les hommes ont inventé la magie par sympathie (par exemple en copiant sur les parois des grottes chamaniques des dessins du gibier à attraper lors des chasses). Les chamans étaient à la fois des guérisseurs "hommes médecine" et des intercesseurs auprès des mannes des ancêtres (les esprits) et/ou les esprits des forces de la nature (Mamywata par exemple pour le fleuve). Dans de nombreuses civilisations, par attrait du pouvoir, une partie de cette fonction symbolique sera instituée en caste : les prêtres. Ceux-ci installeront un code culturel spécifique et subjectif, inféodé sur autre chose, plus complexe que la simple peur de la mort : la religion. Une névrose obsessionnelle collective propre à l'humanité dira FREUD dans ses trois essais philosophiques ("Totem et Tabou", l'Homme Moïse et le monothéisme", "L'avenir d'une illusion").

1 GRIAULE Marcel, Masques DOGON, Institut d'ethnologie, Musée de l'Homme, Paris, 1983 : "Les morts se multipliant (…) de ce fait, les âmes des défunts séjournaient avec les vivants. Comme la mort s'étendait rapidement dans les pays, les âmes pullulèrent, pleurant en masse dans les villages, encombrant les hommes et cherchant constamment parmi eux des compagnons à entraîner. "Comment faire sortir de ma maison cette âme qui m'effraie ?". "Il faut mettre les masques, répondit le devin, et monter sur la terrasse. Ainsi l'âme s'enfuira. Le nyama contenu dans le rouge des fibres et qui fut transmis à la mort de l'ancêtre chassera l'âme du défunt. (…) Munis de haches, de couteaux, de lances, de sabres, ils simulèrent, au rythme des tambours, une bataille contre les invisibles, piquant et frappant l'air de leurs armes. Cette première danse (gemu) devint le moment principal du rituel de commémoration des morts (dama)."(p.71-72) 2 LEIRIS Michel, L'Afrique fantôme : " Au moment de son entrée, avant que les places ne se fixent, la société du quartier en deuil (où la fête se passe) a parcouru la place en serpentant, tambours en tête, masques en queue; marche sans frein de corybantes décrivant les lacets par lesquels un certain ordre dut commencer à s'introduire dans le chaos. Devant le chœur des hommes âgés qui chantent, de vieux initiés s'agitent, exhortant ceux qui crient, dansent ou chantent. Aux moments de paroxysme, de longue tirade en langue secrète sont lancées, et des paroles s'échangent. Quand les masques dansent bien, les vieux frappent devant eux la terre à coup de bâton, en guise d'applaudissements." In Miroir de l'Afrique, Paris, Quarto, Gallimard, 1995, p.220-222.

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Les athées scientifiques (les scientifiques sont ceux qui s'appuient sur des preuves et non sur des vérités dogmatiques) développent la valeur laïque de tolérance vis-à-vis des gens simples abusés par un quelconque clergé (variable selon les époques mais toujours riche et souvent misogyne) et qui croient à une puissance transcendantale (jamais prouvée mais bien pratique pour lutter contre l'angoisse existentielle) en forme anthropomorphique d'un bon père barbu par exemple. La réciproque des croyants envers les non croyants n'est – elle – pas possible : en Amérique, peu importe les formes de la foi, seuls les mécréants sont insupportables; au Vatican, lorsque cette idéologie des prêtres judéo-chrétiens régnait encore sur les Etats, le pouvoir clérical ne se gênait pas pour jeter l'anathème sur les libres-penseurs en les excommuniant et si l'occasion se présentait en les brûlant sur la place publique pour l'exemple (Giordano BRUNO a été brûlé mais non Benoît SPINOZA par exemple). Aujourd'hui, la barbarie viendrait plutôt de l'Islam intégriste qui lance des appels aux meurtres (des fatwas) contre les mécréants trop connus et la séduction pour une spiritualité "prête à porter" viendrait, elle, plutôt de la religion asiatique du bouddhisme. Au-delà d'une déclaration d'intention jésuitique non suivie d'effet concret, il n'y a aucune place pour la vertu de tolérance chez les gens quels qu'ils soient qui ont reçu une fois pour toute la révélation de la vérité. Mais, grâce à Dieu et aussi un peu grâce aux lumières, la Laïcité (séparation de la pression des clergés et du pouvoir temporel de l'Etat) s'est imposée en Occident et s'est distinguée par une pratique de l'ouverture des pratiques barbares de ceux qui prétendent lutter contre les forces du mal. Dès 1933, le sociologue allemand Max WEBER distingue en effet, l'éthique de conviction qui dit en substance que les croyances sont personnelles et toujours respectables chez tous nos frères humains et l'éthique de responsabilité qui veut que la tolérance s'arrête lorsque que, par obscurantisme, on pratique des "traitements cruels, inhumains ou dégradants" sur des membres de notre propre espèce, l'humanité (excision, lapidation, islamisme meurtrier aveugle, etc.). Notons à ce propos que les religions ne parlent pas souvent d'éthique (règles que l'on se fixe à soi-même sans aucune pression) mais plutôt de morale avec les scories de la culpabilisation ("tu dois, il faut"), source de mal vie par le renforcement de notre surmoi et donc aussi de nos tabous.

Serrure symbolique de porte DOGON, provenant de l'antiquaire "Noir d'Ivoire", Paris, 1990.

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Il est donc intéressant de distinguer sur la trame d'une spiritualité, d'une part la croyance en une supra puissance ressemblant à Papa (et respectable au nom de la liberté pour chacun) et d'autre part de la codification par et au profit d'un quelconque clergé (les religions d'Amon, la secte des assassins de Mani, la terreur de l'Inquisition espagnole, le pouvoir des jésuites qui contrôlent le Vatican, les fous de Dieu des déviances islamistes terroristes, etc.). Par contre, il ne serait pas utile de scinder l'étude des rituels issus d'une psychologie primitive et collective (les archétypes de l'humanité selon JUNG) et l'adogmatisme des tenants de la pensée rationnelle et scientifique qui cultivent le doute systématique. Notons en passant que les athées peuvent également tomber dans le fonctionnement à la croyance lorsqu'ils s'imaginent que la science est figée une fois pour toutes en une vérité et non en "actions permanente, en évolution" (dixit Bruno LATOUR, "La science en action" ainsi que la philosophe belge Isabelle Stengers). Donc sur un continuum entre la foi du charbonnier et le pragmatisme de la vérification expérimentale, nous pouvons trouver au choix ou en package : la religion, Dieu ou les Dieux et les rituels. Pour nous psychologues scientifiques, le concept non défini de Dieu n'est pas dérangeant si, pour des esprits simples, il peut être une consolation subjective; par contre, l'esprit de religion étant équivalent à la domination d'une caste sociale sur les autres couches de la population (celle des prêtres, lamas, imans,…), il faudrait – au nom de l'éthique de la responsabilité – répondre à leur intolérance mortifère et le plus souvent aussi sanglante de torture par une fermeté d'opposition à cette ingérence de main mise sur les esprits par la terreur. Il n'en va pas de même par rapport aux divers rites initiatiques qui ouvrent à l'adhésion à une communauté humaine fraternelle. Qu'il s'agisse du DAMA des DOGON ou de la cooptation d'un chaman en passant par une palette infinie de symboles (la fête laïque des jeunes de douze ans chez nous, la symbolique des alchimistes en passant aux bouddhistes sans Dieu, l'introspection,…), ce sont en effet des "petits arrangements avec la mort" par le développement d'une fraternité avec les vivants, ce qui peut se nommer avec André COMTE-SPONVILLE le "spiritualisme laïque". Pour cerner notre développement, nous resterons dans le domaine de la psychosociologie clinique multiculturelle, notamment l'approche ethnopsychiatrique. L'ethnopsychiatrie, une psychologie relationnelle multiculturelle Il s'agit d'une psychologie thérapeutique qui refuse les rituels dogmatisés religieux comme par exemple le rituel de la cure en psychanalyse ("le divan"), une réduction primitive à l'internalité et à la naïveté de croire que le travail sur une partie (le cerveau) peut englober le tout (le corps, la conscience, les autres, l'environnement et le cosmos). Proche des histoires de vie, il s'agit d'une technique de psychologie relationnelle de groupe qui écoute la souffrance humaine lorsqu'elle se raconte à la première personne. C'est aussi le travail social d'une ouverture vers une anthropologie culturelle multi-référentielle. C'est une technique de groupe où la personne est un membre à part entière comme les dits "spécialistes" du groupe : traducteurs et cliniciens. La personne est acceptée, nommée, parle seule en son nom et est en corollaire invitée par le dispositif à grandir. Cette pratique met donc l'accent sur le souffrant et non sur la maladie (et la nosographie); du coup, l'expertise culturelle propre à l'intelligence de la personne dans le cadre de son ethnie devient stratégie de vie, soit la reconnaissance à part entière d'adultes dans notre société moderne technologique aux natifs des populations migrantes, des humains dont l'esprit a été façonné par un autre groupe de référence et qui s'expriment par cette culture. Le questionnement s'ouvre et se retourne sur une réflexion à propos de nos pratiques sociales concrètes (la place du politique par exemple) et la place que nous réservons – dans la globalisation à visage uniquement économique – aux modes de pensées des autres mondes (le Tiers et le Quart). Au lieu de l'interprétation psychanalytique (parfois fumeuse) où seul l'analyste est un maître "supposé savoir" et seul à posséder les clés, il s'agit ici de compréhension pragmatique de la langue de l'autre, donc en faisant fi des lapsus, du signifiant et du signifié et des sens latents et/ou cachés. Il s'agit simplement d'écouter comme un partenaire de vie le "patient expert". La parole reste discutable, on peut argumenter et/ou nuancer en se servant par exemple des failles du traducteur, une sorte de "bouc émissaire" lors d'une médiation sans hiérarchisation des places statutaires. La langue est un objet fabriqué par un groupe ethnique et qui rétroagit en modelant chaque individu de ce groupe, avons-nous déjà dit.

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La culture est donc une socialisation du groupe d'appartenance qui "fabrique" le sujet du groupe concerné et l'échange multiculturel se fera dans le respect pointu des différences. Il n'y a plus de place aujourd'hui pour une pensée qui disqualifie les autres du haut de sa superbe occidentale. Les fétiches et leur efficacité sont étudiés en égaux avec les thérapeutiques "savantes".

Pendentifs en bronze d'ancêtres DOGON (5 cm) récoltés à Sangha en 1981

portés en sautoir comme talismans "Le Nommo a dessiné sur la terre le contour de deux âmes, deux silhouettes à forme humaine. La première tracée est femelle, la seconde est mâle. Et quand le nouveau-né prend contact, les deux âmes l'investissent. Il est seul dans son corps, mais il est deux dans le spirituel."3 Il ne s'agit pas ici d'ouvrir ni une discussion épistémologique ni des hypothèses spirituelles mais de s'autoriser à observer de façon rigoureuse les thérapies culturelles qui guérissent; autrement dit, il n'est pas question de se prononcer sur la validité scientifique des théories chamaniques, ni non plus de tomber dans l'autre travers d'un fonctionnement à la croyance. Non, il s'agit surtout d'aider un autre humain à sortir d'une souffrance psychique récurrente au lieu de juger de la pertinence ou non de ses énoncés. Le chaman, selon Georges DEVEREUX, propose au malade une "expérience affective corrective" qui l'aidera à réorganiser lui-même son système de défense c'est-à-dire qu' il ne recherche pas un insight de remise en question par l'illumination d'une prise de conscience mais une métacommunication sur sa problématique. Y coller une étiquette de "suggestion" d'autohypnose et/ou d'effet placebo serait encore des séquelles de notre croyance en la supériorité occidentale explicative. Les guérisseurs DOGON du Mali lissent dans les traces du renard pâle laissées dans le sable pour construire la divination, les marabouts du Sahel fabriquent des amulettes avec des écrits manuscrits du Coran, les sorciers Kirdis du Cameroun consultent l'oracle du crabe, les sorciers Baoulé de Côte d'Ivoire l'oracle de la souris, les Ngaanga des Bantou (Gabon, Congo, Centre Afrique) consultent leurs fétiches, 4 etc. Et nous, nous prenons des anxiolytiques, des euphorisants, des calmants et des somnifères en jugeant de façon condescendante les autres pratiques thérapeutiques.

3 GRIAULE Marcel, Dieu d'eau, Paris, Fayard, essais, 1966, p. 167. 4 Notons à ce propos que le terme fétiche provient des navigateurs portugais qui découvraient la côte africaine des Kongo au XVI° s. et nommaient les idoles FETISO "chose fée", c'est-à-dire "sortilège" ou "objet sort".

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L'ethnocentrisme (ou l'Européocentrisme) consiste à prendre notre culture du livre comme la référence absolue, une sorte de complexe de supériorité par rapport aux peuples à tradition orale. Cela nous empêche de nous enrichir des différences, de comprendre les complémentarités pour un apprentissage planétaire, tant que la culture "mondialisatrice" du Coca-Cola n'a pas encore nivelé l'ensemble. Par exemple, selon la proposition "une femme s'évanouit !", deux théories distinctes partagent encore le monde. Le rationaliste évoquera l'internalité du système humain (fantasmes, hormones) ainsi que l'environnement direct relationnel (les problèmes d'anxiété, de famille, sexuel,…), bref, les dysfonctionnements biopsychiques internes et les influences sociales, dira la société savante occidentale. Pour les cultures du TIERS-MONDE par contre, si quelqu'un tombe en transe en s'évanouissant, c'est que l'entité humaine a cédé la place à une autre conscience, celle d'un être distinct vivant dans un autre univers (un djinn par exemple). Milton ERICKSON avec son concept d'autohypnose relie les deux hypothèses en disant que nous sommes alors possédé par l'autre inconscient qui vit en nous. Pierre JANET parlerait lui de l'hémisphère gauche analytique et rationnel et de l'hémisphère droit plus intuitif et en lien avec le corps. L'ethnopsychiatrie va plus loin et propose de jouer l'autre jeu culturel, à savoir après l'avoir identifié de convoquer le "démon" (du djinn aux esprits de la nature) et puis enfin de marchander son départ (comme dans les exorcismes catholiques de libération des possédés d'avant la psychologie). Une troisième école pragmatique pourrait aussi aider à rapprocher ces deux lectures pour notamment arrêter de mépriser les savoirs populaires et d'injurier les patients qui ont une autre représentation du monde que la culture savante occidentale. Il s'agit de la sociologie d'Erwin GOFFMAN et de son concept d'ethnométhode, à savoir ce que les gens font, là où ils sont, pour se sortir d'un embarras en respectant la grammaire de leur culture. Pour conclure

"Nous nous faisons des images des faits. La forme est la possibilité de la structure"(WITTGENSTEIN) 5 La clé est une partie dont la serrure, la porte et le chambranle forment un tout ouvrant sur des

mondes symbolique et/ou matérialiste. Pour ouvrir des portes, il faut peut-être en préalable en percevoir la serrure avant même d'en rechercher les clés ? Le passage par le chas d'une aiguille sera plus facile à un chameau qu'à…

5 WITTGENSTEIN Ludwig, Tractacus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, 2005, p.38-37.

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Serrure DOGON, récoltée in situ en 2002.

Serrure Khassongé (Dogon, Bambara), récoltée en 1970.

Enfin la clé remise dans son contexte restera un symbole mort si nous n'y associons pas aussi celui qui la tient, ses envies et ses rêves. Imaginons un martien iranien (un persan à Paris) qui voudrait étudier une entité humaine du groupe ethnique des DOGON par exemple et qui découpe son cobaye en fines lamelles pour visionner le tout au microscope. Il verra des tissus organiques mais jamais la personne car à se vouloir trop scientifique, on détruit le sujet d'étude dans la complexité de ses interactions et de son biotope. Ce que nous croyons voir EST en réalité ce que nous voulons voir avec nos prémisses idéologistes matérialistes. Le phénomène observé en sciences humaines n'existe jamais en lui-même, il est une simple représentation du réel et doit donc inclure l'observateur observant, nous dit Edgar Morin. Au début était le chaos, le tohu bohu des ténèbres et du vide cosmique, nous dit la Genèse. "Le texte de Béréshit nous dit qu'il faut se comporter exactement à l'inverse de nos attitudes spontanées. Ne pas produire de lumière, ne pas essayer de comprendre, ne pas mobiliser son intelligence. Il faut au contraire détourner le regard, chercher la déchirure, le trou noir, accepter la frayeur ! Etre effrayé puis se demander : est-ce que je suis en possession de mes lettres, est-ce que je dispose d'un objet, d'un être susceptible de séparer en deux ? … Et je me rends alors compte que j'ai créé deux espaces que l'on pourrait désigner simplement par le plein et le vide. De cette position durement acquise par la déchirure, de ce lieu d'où j'aperçois le plein et le vide, je peux désormais m'enrichir de ces deux substances primordiales que sont la matière informe sans aucun plan d'organisation et le noir qui ne se refuse pas à la pénétration."6 Lorsque l'homme développa son cortex et donc sa conscience anticipatrice il se représenta son monde à partir de l'inorganisation de la matière (le vide des atomes et l'impermanence des formes jamais définitives) et de l'immensité de son inconnaissance, soit la part des ténèbres qui secréteront les idoles mais aussi les rites de protection et par delà la socialisation. Pour les bouddhistes, la roue est le symbole des existences : le cercle extérieur est soutenus par des rayons espacés de vide et le centre du moyeu est également vide.

6 NATHAN T. A qui j'appartiens ? Ecrits sur la psychothérapie, sur la guerre et sur la paix, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2007, p. 92.

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Le vide/la vacuité est l'essence de la matière atomique qui occupe une grande place autour du noyau atomique pour la danse des électrons. Nous avons inventé le plein et créé partout du sens et de la séparation (dualité). Lorsqu'un formateur ou un thérapeute rencontre un autre humain en souffrance, il a un devoir éthique d'arrêter de remplir de différence et de pouvoir la relation. Il est nécessaire qu'au contraire il se taise intérieurement et extérieurement, qu'il écoute avec une pleine conscience du vide (awaraness) et qu'il cherche à percevoir l'invisible. "Etre dans l'acceptation inconditionnelle de l'autre", nous dit le psychologue humaniste Carl ROGERS et non – comme les psychanalystes – lui expliquer ses erreurs à sens unique par méconnaissance de la liturgie du maître du divan. FREUD lui-même d'ailleurs, parlait pour le "rêve éveillé", d'une attention flottante d'ouverture, sans clé préétablie. Je dois sentir l'autre (feeling) et ce qu'il dégage : ses peurs, sa colère, son angoisse. Je dois percevoir son aura, sa force et ce qui l'entoure ou l'environne (et créé du stress par exemple). Ce sera seulement dans cette prédisposition d'esprit que je pourrais – en tant que conseiller co-chercheur – convoquer l'autre de lui-même (son démon ou son inconscient latéral) et lui demander comme Milton ERICKSON ou Pierre JANET une audience pour mieux le comprendre ainsi que ses besoins pour qu'il se désincorpore du sujet, comme n'étant que ce qu'il est, une illusion. Jean-Marie LANGE, 17 octobre 2007.

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Bibliographie de référence

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