Anouilh, Jean - Le Voyageur Sans Bagage & Le Bal Des Voleurs

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Anouilh, Jean - Le Voyageur Sans Bagage & Le Bal Des Voleurs

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  • ditions de la Table Ronde1958, pour Le voyageur sans bagage

    1958, pour Le bal des voleurs.

    Le voyageur sans bagage

  • PERSONNAGES

    GASTON, amnsique.GEORGES RENAUD, son frre prsum.Mme RENAUD, mre prsume de Gaston.VALENTINE RENAUD, femme de Georges.LA DUCHESSE DUPONT-DUFORT, dame patronnesse.

    Me HUSPAR, avou, charg des intrts de Gaston.LE PETIT GARONMe PICWICK, avocat du petit garon.LE MATRE D'HTEL

    domestiquesde la

    famille Renaud

  • PREMIER TABLEAU

    Le salon d'une maison de province trs cossue, avec unelarge vue sur un jardin la franaise. Au lever du rideau lascne est vide, puis le matre d'htel introduit la duchesseDupont-Dufort, M'Huspar et Gaston.

    LE MATRE D'HTELQui dois-je annoncer, Madame ?

    LA DUCHESSE

    La duchesse Dupont-Dufort, Me Huspar, avou, etMonsieur...

    Elle hsite.Monsieur Gaston.

    A Huspar.Nous sommes bien obligs de lui donner ce nom jusqu'

    nouvel ordre.

    LE MATRE D'HTEL, qui a l'air au courant.Ah ! Madame la duchesse voudra bien excuser Monsieur

    et Madame, mais Madame la duchesse n'tait attendue parMonsieur et Madame qu'au train de 11 h 50. Je vais faireprvenir immdiatement Monsieur et Madame de la venuede Madame la duchesse.

  • 12 Le voyageur sans bagage

    LA DUCHESSE, le regardant s'loigner.Parfait, ce matre d'htel!... Ah! mon petit Gaston, je

    suis follement heureuse. J'tais sre que vous tiez le filsd'une excellente famille.

    HUSPAR

    Ne vous laissez pas emporter par l'enthousiasme. N'ou-bliez pas qu'en plus de ces Renaud nous avons encore cinqfamilles possibles.

    LA DUCHESSE

    Ah ! non, matre... Quelque chose me dit que Gaston vareconnatre ces Renaud pour les siens ; qu'il va retrouverdans cette maison l'atmosphre de son pass. Quelquechose me dit que c'est ici qu'il va retrouver sa mmoire.C'est un instinct de femme qui m'a rarement trompe.

    HUSPAR s'incline devant un tel argument.Alors...

    Gaston s'est mis regarder les tableaux sanss'occuper d'eux, comme un enfant en visite.

    LA DUCHESSE, l'interpellant.Eh bien, Gaston, vous tes mu, j'espre ?

    GASTONPas trop.

    LA DUCHESSE soupire.Pas trop ! Ah ! mon ami, je me demande parfois si vous

    vous rendez compte de ce que votre cas a de poignant ?GASTON

    Mais, Madame la duchesse...

    LA DUCHESSE

    Non, non, non. Rien de ce que vous pourrez me dire nem'tera mon ide de la tte. Vous ne vous rendez pascompte. Allons, avouez que vous ne vous rendez pascompte.

    Tableau I 13GASTON

    Peut-tre pas trs bien, Madame le duchesse.

    LA DUCHESSE, satisfaite.Ah ! vous tes tout au moins un charmant garon et qui

    sait reconnatre ses erreurs. Cela, je ne cesse de le rpter.Mais il n'en demeure pas moins vrai que votre insouciance,votre dsinvolture sont extrmement blmables. N'est-cepas, Huspar?

    HUSPAR

    Mon Dieu, je...LA DUCHESSE

    Si, si. Il faut me soutenir, voyons, et lui faire comprendrequ'il doit tre mu.

    Gaston s'est remis regarder les uvres d'art.Gaston !

    GASTON

    Madame la duchesse ?LA DUCHESSE

    Etes-vous de pierre ?GASTON

    De pierre ?

    LA DUCHESSE

    Oui, avez-vous le cur plus dur que le roc ?GASTON

    Je... je ne le crois pas, Madame la duchesse.LA DUCHESSE

    Excellente rponse ! Moi non plus, je ne le crois pas. Etpourtant, pour un observateur moins averti que nous, votreconduite laisserait croire que vous tes un homme demarbre.

  • 14

    Ah?

    Le voyageur sans bagageGASTON

    LA DUCHESSE

    Gaston, vous ne comprenez peut-tre pas la gravit de ceque je vous dis ? J'oublie parfois que je parle un amnsiqueet qu'il y a des mots que vous avez pu ne pas rapprendredepuis dix-huit ans. Savez-vous ce que c'est que du marbre ?

    De la pierre.GASTON

    LA DUCHESSEC'est bien. Mais savez-vous encore quelle sorte de

    pierre ? La pierre la plus dure, Gaston. Vous m'entendez ?

    Oui.GASTON

    LA DUCHESSEEt cela ne vous fait rien que je compare votre cur la

    pierre la plus dure ?GASTON, gn.

    Ben, non...Un temps.

    a me ferait plutt rigoler.LA DUCHESSE

    Avez-vous entendu, Huspar ?HUSPAR, pour arranger les choses.

    C'est un enfant.LA DUCHESSE, premptoire.

    Il n'y a plus d'enfants : c'est un ingrat.A Gaston.

    Ainsi, vous tes un des cas les plus troublants de lapsychiatrie ; une des nigmes les plus angoissantes de lagrande guerre et, si je traduis bien votre grossier langage,

    Tableau I 15cela vous fait rire ? Vous tes, comme l'a dit trs justementun journaliste de talent, le soldat inconnu vivant et celavous fait rire? Vous tes donc incapable de respect,Gaston ?

    GASTONMais puisque c'est moi...

    LA DUCHESSE

    II n'importe ! Au nom de ce que vous reprsentez, vousdevriez vous interdire de rire de vous-mme. Et j'ai l'air dedire une boutade, mais elle exprime le fond de ma pense :quand vous vous rencontrez dans une glace, vous devriezvous tirer le chapeau, Gaston.

    Moi... moi?GASTON

    LA DUCHESSE

    Oui, vous vous ! Nous le faisons bien tous, en songeant ce que vous personnifiez. Qui vous croyez-vous doncpour en tre dispens ?

    GASTON

    Personne, Madame la duchesse.LA DUCHESSE

    Mauvaise rponse ! Vous vous croyez quelqu'un de trsimportant. Le bruit que les journaux ont fait autour devotre cas vous a tourn la tte, voil tout.

    // vent parler.Ne rpliquez rien, vous me fcheriez !

    // baisse la tte et retourne aux uvres d'art.Comment le trouvez-vous, Huspar ?

    HUSPARLui-mme, indiffrent.

    LA DUCHESSEIndiffrent. C'est le mot. Je l'avais depuis huit jours sur le

    bout de la langue et je ne pouvais pas le dire. Indiffrent !

  • 16 Le voyageur sans bagagec'est tout fait cela. C'est pourtant son sort qui se joue, quediable ! Ce n'est pas nous qui avons perdu la mmoire, cen'est pas nous qui recherchons notre famille ? N'est-ce pas,Huspar ?

    HUSPAR

    Certainement non.LA DUCHESSE

    Alors ?HUSPAR, haussant les paules, dsabus.

    Vous avez encore les illusions d'une foi neuve. Voil desannes qu'il oppose cette inertie toutes nos tentatives.

    LA DUCHESSE

    II est impardonnable en tout cas de ne pas reconnatre lemal que mon neveu se donne pour lui. Si vous saviez avecquel admirable dvouement il le soigne, quel cur il met cette tche! J'espre qu'avant de partir il vous a confil'vnement ?

    HUSPAR

    Le docteur Jibelin n'tait pas l'asile lorsque je suis passprendre les dossiers de Gaston. Je n'ai malheureusement paspu l'attendre.

    LA DUCHESSE

    Que me dites-vous, Matre? Vous n'avez pas vu monpetit Albert avant votre dpart ? Mais vous ne savez doncpas la nouvelle ?

    Quelle nouvelle ?HUSPAR

    LA DUCHESSE

    Au dernier abcs de fixation qu'il lui a fait, il a russi lefaire parler dans son dlire. Oh ! il n'a pas dit grand-chose.Il a dit : Foutriquet.

    HUSPARFoutriquet ?

    Tableau ILA DUCHESSE

    17

    Foutriquet, oui. Vous me direz que c'est peu de chose,mais ce qu'il y a d'intressant, c'est que c'est un mot,qu'veill, personne ne lui a jamais entendu prononcer, unmot que personne ne se rappelle avoir prononc devant lui,un mot qui a donc toutes chances d'appartenir son pass.

    Foutriquet ?HUSPAR

    LA DUCHESSE

    Foutriquet. C'est un trs petit indice, certes, mais c'estdj quelque chose. Son pass n'est plus un trou noir. Quisait si ce routriquet-l ne nous mettra pas sur la voie ?

    Elle rve.Foutriquet... Le surnom d'un ami, peut-tre. Un juron

    familier, que sais-je ? Nous avons au moins une petite base,maintenant.

    HUSPAR, rveur.Foutriquet...

    LA DUCHESSE rpte, ravie.Foutriquet. Quand Albert est venu m'annoncer ce rsul-

    tat inespr, il m'a cri en entrant : Tante, mon malade adit un mot de son pass : c'est un juron ! Je tremblais,mon cher. J'apprhendais une ordure. Un garon qui a l'airsi charmant, je serais dsole qu'il ft d'extraction basse.Cela serait bien la peine que mon petit Albert ait pass sesnuits il en a maigri, le cher enfant l'interroger et luifaire des abcs la fesse, si le gaillard retrouve sa mmoirepour nous dire qu'avant la guerre il tait ouvrier maon !Mais quelque chose me dit le contraire. Je suis uneromanesque, mon cher Matre. Quelque chose me dit que lemalade de mon neveu tait un homme extrmement connu.J'aimerais un auteur dramatique. Un grand auteur drama-tique.

    HUSPAR

    Un homme trs connu, c'est peu probable. On l'auraitdj reconnu.

  • 18 Le voyageur sans bagageLA DUCHESSE

    Les photographies taient toutes mauvaises... Et puis laguerre est une telle preuve, n'est-ce pas ?

    HUSPAR,

    Je ne me rappelle d'ailleurs pas avoir entendu dire qu'unauteur dramatique connu ait t port disparu l'ennemipendant les hostilits. Ces gens-l notifient dans les maga-zines leurs moindres dplacements, plus forte raison leurdisparition.

    LA DUCHESSE

    Ah ! Matre, vous tes cruel ! Vous dtruisez un beaurve. Mais c'est tout de mme un homme de race, cela j'ensuis sre. Regardez l'allure qu'il a avec ce costume. Je l'aifait habiller par le tailleur d'Albert.

    HUSPAR, mettant son lorgnon.Mais, en effet, je me disais : Je ne reconnais pas le

    costume de l'asile.,,. LA DUCHESSE

    Vous ne pensez pas tout de mme, mon cher, que puisquej'avais dcid de le loger au chteau et de promener moi-mme dans les familles qui le rclament le malade de monneveu, j'allais le supporter vtu de pilou gris ?

    HUSPAR,

    Ces confrontations domicile sont une excellente ide.LA DUCHESSE

    N'est-ce pas ? Mon petit Albert l'a dit ds qu'il l'a pris enmain. Ce qu'il faut pour qu'il retrouve son pass, c'est lereplonger dans l'atmosphre mme de ce pass. De l dcider de le conduire chez les quatre ou cinq familles quiont donn les preuves les plus troublantes, il n'y avait qu'unpas. Mais Gaston n'est pas son unique malade, il ne pouvaittre question pour Albert de quitter l'asile pendant le tempsdes confrontations. Demander un crdit au ministre pourorganiser un contrle srieux ? Vous savez comme ces gens-l sont chiches. Alors, qu'auriez-vous fait ma place ? J'airpondu : Prsent ! Comme en 1914,

    Tableau IHUSPAR

    19

    Admirable exemple !LA DUCHESSE

    Quand je pense que du temps du docteur Bonfant lesfamilles venaient en vrac tous les lundis l'asile, le voyaientquelques minutes chacune et s'en retournaient par lepremier train !... Qui retrouverait ses pre et mre dans detelles conditions, je vous le demande ? Oh ! non, non, ledocteur Bonfant est mort, c'est bien, nous avons le devoirde nous taire, mais le moins qu'on pourrait dire, si le silenceau-dessus d'une tombe n'tait pas sacr, c'est qu'il tait unemazette et un criminel.

    Oh! un criminel...HUSPAR

    LA DUCHESSENe me mettez pas hors de moi. Je voudrais qu'il ne ft

    pas mort pour lui jeter le mot la face. Un criminel ! C'estsa faute si ce malheureux se trane depuis 1918 dans lesasiles. Quand je pense qu'il l'a gard Pont-au-Broncpendant prs de quinze ans sans lui faire dire un mot de sonpass et que mon petit Albert qui ne l'a que depuis troismois lui a dj fait dire Foutriquet , je suis confondue !C'est un grand psychiatre, Matre, que mon petit Albert.

    HUSPAREt un charmant jeune homme.

    LA DUCHESSE

    Le cher enfant ! Avec lui, heureusement tout cela est entrain de changer. Confrontations, expertises graphologi-ques, analyses chimiques, enqutes policires, rien de ce quiest humainement possible ne sera pargn pour que sonmalade retrouve les siens. Ct clinique galement, Albertest dcid le traiter par les mthodes les plus modernes.Songez qu'il a fait dj dix-sept abcs de fixation !

    HUSPARDix-sept!... Mais c'est norme!

  • 20 Le voyageur sans bagage

    LA DUCHESSE, ravie.C'est norme ! et extrmement courageux de la part de

    mon petit Albert. Car il faut bien le dire : c'est risqu.

    Mais Gaston ?HUSPAR

    LA DUCHESSE

    De quoi pourrait-il se plaindre ? Tout est pour son bien.Il aura le derrire comme une cumoire sans doute, mais ilretrouvera son pass. Et notre pass, c'est le meilleur denous-mmes ! Quel homme de cur hsiterait entre sonpass et la peau de son derrire ?

    HUSPAR

    La question ne se pose pas.

    LA DUCHESSE, avisant Gaston qui passe prs d'elle.N'est-ce pas, Gaston, que vous tes infiniment reconnais-

    sant au docteur Jibelin de mettre aprs tant d'annesperdues par le docteur Bonfant tout en uvre pour vousrendre votre pass ?

    GASTON

    Trs reconnaissant, Madame la duchesse.

    LA DUCHESSE, Huspar.Je ne le lui fais pas dire.

    A Gaston.Ah ! Gaston, mon ami, comme c'est mouvant, n'est-ce

    pas, de se dire que derrire cette porte il y a peut-tre uncur de mre qui bat, un vieux pre qui se prpare voustendre les bras !

    GASTON, comme un enfant.Vous savez, j'en ai tellement vu de vieilles bonnes femmes

    ui se trompaient et m'embrassaient avec leur nez humide ;e vieillards en erreur qui me frottaient leur barbe...

    Imaginez un homme avec prs de quatre cents familles,

    Tableau I 21Madame la duchesse. Quatre cents familles acharnes lechrir. C'est beaucoup.

    LA DUCHESSE

    Mais des petits enfants, des bambinos ! Des bambinos quiattendent leur papa. Oserez-vous dire que vous n'avez pasenvie de les embrasser ces mignons, de les faire sauter survos genoux ?

    GASTON

    Ce serait mal commode, Madame la duchesse. Les plusjeunes doivent avoir une vingtaine d'annes.LA DUCHESSE

    Ah ! Huspar... Il prouve le besoin de profaner les chosesles plus saintes !

    GASTON, soudain rveur.Des enfants... J'en aurais en ce moment, des petits, des

    vrais, si on m'avait laiss vivre.

    LA DUCHESSEVous savez bien que c'tait impossible !

    GASTON

    Pourquoi ? Parce que je ne me rappelais rien avant le soirde printemps 1918 o l'on m'a dcouvert dans une gare detriage ?

    Exactement, hlas !...HUSPAR

    GASTON

    Cela a fait peur aux gens sans doute qu'un homme puissevivre sans pass. Dj les enfants trouvs sont mal vus...Mais enfin on a eu le temps de leur inculquer quelquespetites notions. Mais un homme, un homme fait, qui avait peine de pays, pas de ville natale, pas de traditions, pas denom... Foutre ! Quel scandale !

  • 22 Le voyageur sans bagageLA DUCHESSE

    Mon petit Gaston, tout nous prouve, en tout cas, quevous aviez besoin d'ducation. Je vous ai dj interditd'employer ce mot.

    Scandale ?

    Non...

    L'autre.

    GASTON

    LA DUCHESSE

    Elle hsite.

    GASTON, qui continue son rve.Pas de casier judiciaire non plus... Y pensez-vous,

    Madame la duchesse ? Vous me confiez votre argenterie table ; au chteau ma chambre est deux pas de la vtre... Etsi j'avais dj tu trois hommes ?

    LA DUCHESSE

    Vos yeux me disent que non.GASTON

    Vous avez de la chance qu'ils vous honorent de leursconfidences. Moi, je les regarde quelquefois jusqu'm'tourdir pour y chercher un peu de tout ce qu'ils ont vuet qu'ils ne veulent pas rendre. Je n'y vois rien.

    LA DUCHESSE, souriant.Vous n'avez pourtant pas tu trois hommes, rassurez-

    vous. Il n'est pas besoin de connatre votre pass pour le

    GASTON

    On m'a trouv devant un train de prisonniers venantd'Allemagne. Donc j'ai t au front. J'ai d lancer, commeles autres, de ces choses qui sont si dures recevoir sur nospauvres peaux d'hommes qu'une pine de rose fait saigner.Oh ! je me connais, je suis un maladroit. Mais la guerrel'tat-major comptait plutt sur le nombre des balles que

    Tableau I 23sur l'adresse des combattants. Esprons cependant que jen'ai pas atteint trois hommes...

    LA DUCHESSEMais que me chantez-vous l ? Je veux croire que vous

    avez t un hros, au contraire. Je parlais d'hommes tusdans le civil !

    GASTON

    Un hros, c'est vague aussi en temps de guerre. Lemdisant, l'avare, l'envieux, le lche mme taient condam-ns par le rglement tre des hros cte cte et presquede la mme faon.

    LA DUCHESSERassurez-vous. Quelque chose qui ne peut me tromper

    me dit moi que vous tiez un garon trs bien lev.GASTON

    C'est une maigre rfrence pour savoir si je n'ai rien faitde mal ! J'ai d chasser... Les garons bien levs chassent.Esprons aussi que j'tais un chasseur dont tout le monderiait et que je n'ai pas atteint trois btes,

    LA DUCHESSEAh! mon cher, il faut beaucoup d'amiti pour vous

    couter sans rire. Vos scrupules sont exagrs.GASTON

    J'tais si tranquille l'asile... Je m'tais habitu moi, jeme connaissais bien et voil qu'il faut me quitter, trouver unautre moi et l'endosser comme une vieille veste. Mereconnatrai-je demain, moi qui ne bois que de l'eau, dans lefils du lampiste qui il ne fallait pas moins de quatre litresde gros rouge par jour? Ou, bien que je n'aie aucunepatience, dans le fils de la mercire qui avait collectionn etclass par familles douze cents sortes de boutons ?

    LA DUCHESSE

    Si j'ai tenu commencer par ces Renaud, c'est que ce sontdes gens trs bien.

  • 24 Le voyageur sans bagageGASTON

    Cela veut dire qu'ils ont une belle maison, un beau matred'htel, mais quel fils avaient-ils ?

    LA DUCHESSE, voyant entrer le matre d'htelNous allons le savoir l'instant.

    Elle l'arrte d'un geste.Une minute, mon ami, avant d'introduire vos matres.

    Gaston, voulez-vous vous retirer un moment au jardin,nous vous ferons appeler.

    GASTON

    Bien, Madame la duchesse.LA DUCHESSE, le prenant part.

    Et puis, dites-moi, ne m'appelez plus Madame laduchesse. C'tait bon du temps o vous n'tiez que lemalade de mon neveu.

    GASTON

    C'est entendu, Madame.

    LA DUCHESSE

    Allez. Et n'essayez pas de regarder par le trou de laserrure !

    GASTON, s'en allant.Je ne suis pas press. J'en ai dj vu trois cent quatre-

    vingt-sept.

    LA DUCHESSE, le regardant sortir.Dlicieux garon. Ah! Matre, quand je pense que le

    docteur Bonfant l'employait bcher les salades, je frmis !Au matre d'htel.

    Vous pouvez faire entrer vos matres, mon ami.Elle prend le bras d'Huspar.

    Je suis terriblement mue, mon cher. J'ai l'impressiond'entreprendre une lutte sans merci contre la fatalit, contre

    Tableau I 25la mort, contre toutes les forces obscures du monde... Je mesuis vtue de noir, j'ai pens que c'tait le plus indiqu.

    Entrent les Renaud. De grands bourgeois de pro-vince.

    Mme RENAUD, sur le seuil.Vous voyez, je vous l'avais dit ! Il n'est pas l.

    HUSPAR

    Nous lui avons simplement dit de s'loigner un instant,Madame.

    GEORGES

    Permettez-moi de me prsenter. Georges Renaud.Prsentant les deux dames qui l'accompagnent.

    Ma mre et ma femme.

    HUSPAR

    Lucien Huspar. Je suis l'avou charg des intrts mat-riels du malade. Madame la duchesse Dupont-Dufort,prsidente des diffrentes uvres d'assistance du Pont-au-Bronc, qui, en l'absence de son neveu, le docteur Jibelin,empch de quitter l'asile, a bien voulu se charger d'accom-pagner le malade.

    Saluts.

    LA DUCHESSE

    Oui, je me suis associe dans la mesure de mes faiblesforces l'uvre de mon neveu. Il s'est donn cette tcheavec tant de fougue, avec tant de foi !...

    Mme RENAUD

    Neus lui garderons une ternelle reconnaissance des soinsqu'il a donns notre petit Jacques, Madame... Et ma plusgrande joie et t de le lui dire personnellement.

    LA DUCHESSE

    Je vous remercie, Madame.

  • 26 Le voyageur sans bagageMme RENAUD

    Mais je vous prie de m'excuser... Asseyez-vous. C'est uneminute si mouvante...

    LA DUCHESSE

    Je vous comprends tellement, Madame !Mme RENAUD

    Songez, Madame, quelle peut tre en effet notre impa-tience... Il y a plus de deux ans dj que nous avons t l'asile pour la premire fois...

    GEORGES

    Et, malgr nos rclamations incessantes, il nous a falluattendre jusqu'aujourd'hui pour obtenir cette secondeentrevue.

    HUSPAR

    Les dossiers taient en si grand nombre, Monsieur.Songez qu'il y a eu en France quatre cent mille disparus.Quatre cent mille familles, et bien peu qui acceptent derenoncer l'espoir, croyez-moi.

    Mme RENAUD

    Mais deux ans, Monsieur !... Et encore si vous saviez dansquelles circonstances on nous l'a montr alors... Je penseque vous en tes innocente, Madame, ainsi que Monsieurvotre neveu, puisque ce n'est pas lui qui dirigeait l'asile cette poque... Le malade est pass prs de nous dans unebousculade, sans que nous puissions mme l'approcher.Nous tions prs de quarante ensemble.

    LA DUCHESSE

    Les confrontations du docteur Bonfant taient de vrita-bles scandales !

    Mm e RENAUD

    Des scandales !... Oh ! nous nous sommes obstins...Mon fils, rappel par ses affaires, a d repartir ; mais noussommes restes l'htel avec ma belle-fille, dans l'espoird'arriver l'approcher. A force d'argent, un gardien nous a

    Tableau I 27mnag une entrevue de quelques minutes, malheureuse-ment sans rsultat. Une autre fois, ma belle-fille a puprendre la place d'une lingre qui tait tombe malade. Ellel'a vu tout un aprs-midi, mais sans rien pouvoir lui dire,n'ayant jamais eu l'occasion d'tre seule avec lui.

    LA DUCHESSE Valentine.Comme c'est romanesque ! Mais si on vous avait dmas-

    que ? Vous savez coudre au moins ?

    VALENTINE

    Oui, Madame.

    LA DUCHESSE

    Et vous n'avez jamais pu tre seule avec lui ?VALENTINE

    Non, Madame, jamais.LA DUCHESSE

    Ah ! ce docteur Bonfant, ce docteur Bonfant est un grandcoupable !

    GEORGESCe que je ne m'explique pas, tant donn les preuves que

    nous vous avons apportes, c'est qu'on ait pu hsiter entreplusieurs familles.

    HUSPAR

    C'est extraordinaire, oui, mais songez qu'aprs nosderniers recoupements, qui furent extrmement minutieux,il reste encore avec vous cinq familles dont les chancessont sensiblement gales.

    Mme RENAUD

    Cinq familles, Monsieur, mais ce n'est pas possible!...

    HUSPAR

    Si, Madame, hlas!...

  • 28 Le voyageur sans bagageLA DUCHESSE, lisant dans son agenda.

    Les familles Brigaud, Bougran, Grigou, Legroptre etMadensale. Mais je dois vous dire tout de suite que si j'aivoulu qu'on commence par vous, c'est que vous avez toutema sympathie.

    Mme RENAUD

    Je vous remercie, Madame.LA DUCHESSE

    Non, non, ne me remerciez pas. Je vous le dis comme je lepense. Votre lettre m'a, ds l'abord, donn l'impression quevous tiez des gens charmants, impression que notrerencontre confirme en tous points... Aprs vous, d'ailleurs,Dieu sait dans quel monde nous allons tomber ! Il y a unecrmire, un lampiste...

    Un lampiste ?Mme RENAUD

    LA DUCHESSEUn lampiste, oui, Madame, un lampiste ! Nous vivons

    une poque inoue ! Ces gens-l ont toutes les prtentions...Oh ! mais, n'ayez crainte, moi vivante on ne donnera pasGaston un lampiste !

    HUSPAR, Georges.

    Oui, on avait annonc que ces visites se feraient par ordred'inscription ce qui tait logique mais, comme vousauriez t ainsi les derniers, Madame la duchesse Dupont-Dufort a voulu, un peu imprudemment, sans doute, passeroutre et venir chez vous en premier lieu.

    Mme RENAUD

    Pourquoi imprudemment ? J'imagine que ceux qui ont lacharge du malade sont bien libres...

    HUSPAR

    Libres, oui, peut-tre ; mais vous ne pouvez pas savoir,Madame, quel dchanement de passions souvent intres-

    Tableau I 29ses, hlas ! il y a autour de Gaston. Sa pension de mutil,qu'il n'a jamais pu toucher, le met la tte d'une vritablepetite fortune... Songez que les arrrages et intrts compo-ss de cette pension se montent aujourd'hui plus de deuxcent cinquante mille francs.

    Mme RENAUD

    Comment cette question d'argent peut-elle jouer dansune alternative aussi tragique ?...

    HUSPAR

    Elle le peut, malheureusement, Madame. Permettez-moi, ce propos, un mot sur la situation juridique du malade...

    Mme RENAUD

    Aprs, Monsieur, aprs, je vous en prie...LA DUCHESSE

    Matre Huspar a un code la place du cur! Maiscomme il est trs gentil...

    Elle pince discrtement Huspar.il va aller nous chercher Gaston tout de suite !

    HUSPAR n'essaie plus de lutter.Je m'incline, Mesdames. Je vous demande simplement de

    ne pas crier, de ne pas vous jeter sa rencontre. Cesexpriences qui se sont renouveles tant de fois le mettentdans un tat nerveux extrmement pnible.

    // sort.LA DUCHESSE

    Vous devez avoir une immense hte de le revoir,Madame.

    Mme RENAUD

    Une mre ne peut gure avoir un autre sentiment,Madame.

    LA DUCHESSE

    Ah ! je suis mue pour vous !...

  • 30 Le voyageur sans bagage

    A Valentine.Vous avez galement connu notre malade ou enfin

    celui que vous croyez tre notre malade Madame ?VALENTINE

    Mais oui, Madame. Je vous ai dit que j'avais t l'asile.LA DUCHESSE

    C'est juste ! Suis-je tourdie...Mme RENAUD

    Georges, mon fils an, a pous Valentine toute jeune,ces enfants taient de vrais camarades. Ils s'aimaient beau-coup, n'est-ce pas, Georges ?

    Beaucoup, mre.GEORGES, froid.

    LA DUCHESSE

    L'pouse d'un frre, c'est presque une sur, n'est-ce pas,Madame ?

    VALENTINE, drlement.Certainement, Madame.

    LA DUCHESSE

    Vous devez tre follement heureuse de le revoir.Valentine} gne, regarde Georges qui rpond pour

    elle.

    GEORGES

    Trs heureuse. Comme une sur.

    LA DUCHESSE

    Je suis une grande romanesque... J'avais rv vous ledirai-je ? qu'une femme qu'il aurait passionnment aimeserait l pour le reconnatre et changer avec lui un baiserd'amour, le premier au sortir de cette tombe. Je vois que cene sera pas.

    Tableau I 31GEORGES, net.

    Non, Madame. Ce ne sera pas.LA DUCHESSE

    Tant pis pour mon beau rve !Elle va la baie.

    Mais comme Matre Huspar est long !... Votre parc est sigrand et il est un peu myope : je gage qu'il s'est perdu.

    VALENTINE, bas Georges.

    Pourquoi me regardez-vous ainsi? Vous n'allez pasressortir toutes vos vieilles histoires ?

    GEORGES, grave.En vous pardonnant, j'ai tout effac.

    VALENTINE

    Alors ne me jetez pas un coup d'oeil chaque phrase decette vieille toque !

    Mme RENAUD, qui n'a pas entendu et qui ne saitvraisemblablement rien de cette histoire.

    Bonne petite Valentine. Regarde, Georges, elle est toutmue... C'est bien de se souvenir comme cela de notre petitJacques, n'est-ce pas, Georges ?

    GEORGESOui, mre.

    LA DUCHESSEAh ! le voil !

    Huspar entre seul.J'en tais sre, vous ne l'avez pas trouv !

    HUSPARSi, mais je n'ai pas os le dranger.

    LA DUCHESSEQu'est-ce dire ? Que faisait-il ?

  • 32 Le voyageur sans bagageHUSPAR

    II tait en arrt devant une statue.VALENTINE crie.

    Une Diane chasseresse avec un banc circulaire, au fonddu parc ?

    HUSPAR

    Oui. Tenez, on l'aperoit d'ici.Tout le monde regarde.

    GEORGES, brusquement.Eh bien, qu'est-ce que cela prouve ?

    LA DUCHESSE, Huspar.C'est passionnant, mon cher !

    VALENTINE, doucement.Je ne sais pas. Je crois me rappeler qu'il aimait beaucoup

    cette statue, ce banc...LA DUCHESSE, Huspar.

    Nous brlons, mon cher, nous brlons.Mme RENAUD

    Vous m'tonnez, ma petite Valentine. Ce coin du parcfaisait partie de l'ancienne proprit de Monsieur Duban-ton. Nous avions dj achet cette parcelle, c'est vrai, dutemps de Jacques, mais nous n'avons abattu le mur qu'aprsla guerre.

    VALENTINE, se troublant.Je ne sais pas, vous devez avoir raison.

    HUSPAR

    II avait l'air si drle en arrt devant cette statue que je n'aipas os le dranger avant de venir vous demander si ce dtailpouvait tre significatif. Puisqu'il ne l'est pas, je vais lechercher.

    // sort.

    Tableau I 33GEORGES, bas Valentine.

    C'est sur ce banc que vous vous rencontriez ?VALENTINE

    Je ne sais pas ce que vous voulez dire.LA DUCHESSE

    Madame, malgr votre lgitime motion, je vous conjurede rester impassible.

    Mme RENAUD

    Comptez sur moi, Madame.Huspar entre avec Gaston. Mme Renaud murmure.

    Ah ! c'est bien lui, c'est bien lui...LA DUCHESSE, allant Gaston dans un grand geste

    thtral et lui cachant les autres.Gaston, essayez de ne rien penser, laissez-vous aller sans

    chercher, sans faire d'efforts. Regardez bien tous lesvisages...

    Silence, ils sont tous immobiles. Gaston passed'abord devant Georges, le regarde, puis Mme Re-naud. Devant Valentine, il s'arrte une seconde. Ellemurmure imperceptiblement.

    VALENTINE

    Mon chri...// la regarde, surpris, mais il passe et se retourne

    vers la duchesse, gentiment, cartant les bras dans ungeste d'impuissance.

    GASTON, poli.Je suis navr...

    LE RIDEAU TOMBE

  • DEUXIME TABLEAU

    Une porte Louis XV aux deux battants ferms devantlaquelle sont runis, chuchotants, les domestiques desRenaud. La cuisinire est accroupie et regarde par le trou dela serrure ; les autres sont groups autour d'elle.

    LA CUISINIRE, aux autres.Attendez, attendez... Ils sont tous le regarder comme

    une bte curieuse. Le pauvre garon ne sait plus o semettre...

    Fais voir...LE CHAUFFEUR

    LA CUISINIEREAttends ! Il s'est lev d'un coup. Il en a renvers sa tasse.

    Il a l'air d'en avoir assez de leurs questions... VoilMonsieur Georges qui le prend part dans la fentre. Il letient par le bras, gentiment, comme si rien ne s'tait pass.,.

    LE CHAUFFEUR

    Eh ben!...JULIETTE

    Ah ! si vous l'aviez entendu, Monsieur Georges, quand ila dcouvert leurs lettres aprs la guerre !... Il a pourtant l'air

    Tableau II 35doux comme un mouton. Eh bien, je peux vous assurer quea bardait !

    LE VALET DE CHAMBRE

    Tu veux que je te dise : il avait raison, cet homme.JULIETTE, furieuse.

    Comment ! Il avait raison ? Est-ce qu'on cherche despouilles aux morts ? C'est propre, toi, tu crois, de chercherdes pouilles aux morts ?

    LE VALET DE CHAMBRE

    Les morts n'avaient qu' pas commencer nous fairecocus !

    JULIETTE

    Ah ! toi, depuis qu'on est maris, tu n'as que ce mot-l la bouche ! C'est pas les morts qui vous font cocus. Ils enseraient bien empchs, les pauvres : c'est les vivants. Et lesmorts, ils n'ont rien voir avec les histoires des vivants.

    LE VALET DE CHAMBRE

    Tiens ! a serait trop commode. Tu fais un cocu et, hop !ni vu ni connu, j't'embrouille. Il suffit d'tre mort.

    JULIETTE

    Eh ben ! quoi, c'est quelque chose, d'tre mort !LE VALET DE CHAMBRE

    Et d'tre cocu, donc!...JULIETTE

    Oh ! tu en parles trop, a finira par t'arriver.LA CUISINIRE, pousse par le chauffeur.

    Attends, attends. Ils vont tous au fond maintenant. Ils luimontrent des photographies...

    Cdant sa place.Bah ! avec les serrures d'autrefois on y voyait, mais avec

    ces serrures modernes... c'est bien simple : on se tire lesyeux.

  • 36 Le voyageur sans bagage

    LE CHAUFFEUR, pench son tour.C'est lui ! C'est lui ! Je reconnais sa sale gueule ce petit

    salaud-l !JULIETTE

    Dis donc, pourquoi tu dis a, toi ? Ferme-la toi-mme, tasale gueule !

    LE VALET DE CHAMBRE

    Et pourquoi tu le dfends, toi? Tu ne peux pas faireromme les autres?

    JULIETTE

    Moi, je l'aimais bien, Monsieur Jacques. Qu'est-ce que tupeux en dire, toi ? tu ne l'as pas connu. Moi, je l'aimais bien.

    LE VALET DE CHAMBRE

    Et puis aprs ? C'tait ton patron. Tu lui cirais seschaussures.

    JULIETTE

    Et puis je l'aimais bien, quoi ! a a rien voir.LE VALET DE CHAMBRE

    Ouais ! comme son frre... une belle vache !

    LE CHAUFFEUR, cdant la place Juliette.Pire, mon vieux, pire ! Ah ! ce qu'il a pu me faire

    poireauter jusqu' des quatre heures du matin devant desbistrots... Et au petit jour, quand tu tais gel, a sortait del congestionn, reniflant le vin trois mtres, et a venaitvomir sur les coussins de la voiture... Ah ! le salaud !

    LA CUISINIRETu peux le dire... Combien de fois je me suis mis les

    mains dedans, moi qui te parle ! Et a avait dix-huit ans.

    LE CHAUFFEUR

    Et pour trennes des engueulades !

    Tableau II 37LA CUISINIRE

    Et des brutalits ! Tu te souviens, cette poque, il y avaitun petit gte-sauce aux cuisines. Chaque fois qu'il le voyait,le malheureux, c'tait pour lui frotter les oreilles ou lebotter.

    LE CHAUFFEUR

    Et sans motif ! Un vrai petit salaud, voil ce que c'tait.Et, quand on a appris qu'il s'tait fait casser la gueule en1918, on n'est pas plus mchants que les autres, mais on adit que c'tait bien fait.

    LE MATRE D'HTELAllons, allons, maintenant, il faut s'en aller.

    LE CHAUFFEURMais enfin, quoi !... Vous n'tes pas de notre avis, vous,

    Monsieur Jules?LE MATRE D'HTEL

    Je pourrais en dire plus que vous, allez!... J'ai coutleurs scnes table. J'tais mme l quand il a lev la mainsur Madame.

    LA CUISINIRESur sa mre !... A dix-huit ans !...

    LE MATRE D'HTELEt les petites histoires avec Madame Valentine, je les

    connais, je puis dire, dans leurs dtails...LE CHAUFFEUR

    Ben, permettez-moi de vous dire que vous tes bien bond'avoir ferm les yeux, Monsieur Jules...

    LE MATRE D'HTELLes histoires des matres sont les histoires des matres...

    LE CHAUFFEUR

    Oui, mais avec un petit coco pareil... Fais voir un peu queje le regarde encore.

  • 38 Le voyageur sans bagage

    JULIETTE, cdant sa place.Ah ! c'est lui, c'est lui, j'en suis sre... Monsieur Jacques !

    C'tait un beau gars, tu sais, cette poque. Un vrai beaugars. Et distingu !

    LE VALET DE CHAMBRE

    Laisse donc, il y en a d'autres des beaux gars, et des plusjeunes !

    JULIETTE

    C'est vrai. Vingt ans bientt. C'est quelque chose. Tucrois qu'il me trouvera trs change ?

    LE VALET DE CHAMBRE

    Qu'est-ce que a peut te faire ?JULIETTE

    Ben, rien...LE VALET DE CHAMBRE, aprs rflexion,

    tandis que les autres domestiquesfont des mines derrire son dos.

    Dis donc, toi... Pourquoi que tu soupires depuis que tusais qu'il va peut-tre revenir ?

    JULIETTE

    Moi ? pour rien.Les autres rigolent.

    LE VALET DE CHAMBRE

    Pourquoi que tu t'arranges dans la glace et que tudemandes si t'as chang ?

    JULIETTE

    Moi?LE VALET DE CHAMBRE

    Quel ge t'avais quand il est parti la guerre ?JULIETTE

    Quinze ans.

    Tableau II 39LE VALET DE CHAMBRE

    Le facteur, c'tait ton premier ?

    JULIETTE

    Puisque je t'ai mme dit qu'il m'avait billonne et faitprendre des somnifres...

    Les autres rigolent.

    LE VALET DE CHAMBRE

    Tu es sre que c'tait ton vrai premier ?

    JULIETTE

    Tiens! cette question. C'est des choses qu'une fille serappelle. Mme qu'il avait pris le temps de poser sa bote,cette brute-l, et que toutes ses lettres taient tombes dansla cuisine...

    LE CHAUFFEUR, toujours la serrure.La Valentine, elle ne le quitte pas des yeux... Je vous parie

    bien que, s'il reste ici, le pre Georges se paie une secondepaire de cornes avec son propre frangin !

    LE MATRE D'HTEL, prenant sa place.C'est dgotant.

    LE CHAUFFEUR

    Si c'est comme a qu'il les aime, M'sieur Jules...Ils rigolent.

    LE VALET DE CHAMBRE

    Ils me font rigoler avec leur mnsie , moi ! Tu pensesque si ce gars-l, c'tait sa famille, il les aurait reconnusdepuis ce matin. Y a pas de mnsie qui tienne.

    LA CUISINIREPas sr, mon petit, pas sr. Moi qui te parle, il y a des fois

    o je suis incapable de me rappeler si j'ai dj sal messauces.

  • 40 Le voyageur sans bagageLE VALET DE CHAMBRE

    Mais... une famille !

    LA CUISINIREOh ! pour ce qu'il s'y intressait, sa iamille, ce petit

    vadrouilleur-l...

    LE MATRE D'HTEL, la serrure.Mais pour tre lui, c'est lui ! J'y parierais ma tte.

    LA CUISINIREMais puisqu'ils disent qu'il y a cinq autres familles qui

    ont les mmes preuves !

    LE CHAUFFEUR

    Vous voulez que je vous .^dise le fin mot de l'histoire,moi ? C'est pas souhaiter pour nous ni pour personne quece petit salaud-l, il soit pas mort !...

    LA CUISINIEREAh ! non, alors.

    JULIETTE

    Je voudrais vous y voir, moi, tre morts...

    LE MATRE D'HTELa, bien sr, a n'est pas souhaiter, mme pour lui,

    allez ! Parce que les vies commences comme a ne seterminent jamais bien.

    LE CHAUFFEUR

    Et puis, s'il s'est mis aimer la vie tranquille et sanscomplications dans son asile. Qu'est-ce qu'il a apprendre,le frre !... L'histoire avec le fils Grandchamp, l'histoireValentine, l'histoire des cinq cent mille balles et toutes cellesque nous ne connaissons pas...

    LE MATRE D'HTELa, bien sr. J'aime mieux.tre ma place qu' la sienne.

    Tableau II 41LE VALET DE CHAMBRE, qui regarde par la serrure.

    Attention, les voil qui se lvent ! Ils vont sortir par laporte du couloir.

    Les domestiques s'gaillent.

    JULIETTE, en sortant.Monsieur Jacques, tout de mme...

    LE VALET DE CHAMBRE, la suivant, mfiant.Ben quoi ? Monsieur Jacques ?

    JULIETTEBen, rien.

    Ils sont sortis.

    LE RIDEAU TOMBE

  • TROISIME TABLEAU

    La chambre de Jacques Renaud et les longs couloirssombres de la vieille maison bourgeoise qui y aboutissent.D'un ct un vestibule dall'o vient se terminer un largeescalier de pierre la rampe de fer forg. Mme Renaud,Georges et Gaston apparaissent par l'escalier et traversent levestibule.

    Mm e RENAUD

    Pardon, je vous prcde. Alors, ici, tu vois, c'est lecouloir que tu prenais pour aller ta chambre.

    Elle ouvre la porte.Et voici ta chambre.

    Ils sont entrs tous les trois dans la chambre.Oh! quelle ngligence! J'avais pourtant demand qu'on

    ouvre ces persiennes...Elle les ouvre ; la chambre est inonde de lumire ;

    elle est de pur style 1910.

    GASTON, regardant autour de lui.Ma chambre...

    Mme RENAUD

    Tu avais voulu qu'elle soit dcore selon tes plans. Tuavais des gots tellement modernes !

    Tableau IIIGASTON

    43

    J'ai l'air d'avoir aim d'un amour exclusif les volubilis etles renoncules.

    GEORGES

    Oh ! tu tais trs audacieux, dj !GASTON

    C'est ce que je vois.// avise un meuble ridicule.

    Qu'est-ce que c'est que cela ? Un arbre sous la tempte ?GEORGES

    Non, c'est un pupitre musique.

    GASTON

    J'tais musicien?

    Mme RENAUD

    Nous aurions voulu te faire apprendre le violon, mais tun'as jamais accept. Tu entrais dans des rages folles quandon voulait te contraindre tudier. Tu crevais tes instru-ments coups de pied. Il n'y a que ce pupitre qui a rsist.

    GASTON sourit.

    Il a eu tort.// va un portrait.

    C'est lui?Mme RENAUD

    Oui, c'est toi, douze ans.

    GASTON

    Je me voyais blond et timide.

    GEORGES

    Tu tais chtain trs fonc. Tu jouais au football toute lajourne, tu cassais tout.

  • 44 Le voyageur sans bagageMme RENAUD, lui montrant une grosse malle.

    Tiens, regarde ce que j'ai fait descendre du grenier...GASTON

    Qu'est-ce que c'est? ma vieille malle? Mais vous allezfinir par me faire croire que j'ai vcu sous la Restauration...

    Mme RENAUD

    Mais non, sot. C'est la malle de l'oncle Gustave et ce sonttes jouets.

    GASTON ouvre la malle.Mes jouets!... J'ai eu des jouets, moi aussi? C'est

    pourtant vrai, je ne savais plus que j'avais eu des jouets...Mmc RENAUD

    Tiens, ta fronde.

    GASTON

    Une fronde... Et cela n'a pas l'air d'une fronde pourrire...

    Mme RENAUD

    En tuais-tu, des oiseaux, avec cela, mon Dieu ! Tu tais unvrai monstre... Et tu sais, tu ne te contentais pas des oiseauxdu jardin... J'avais une volire avec des oiseaux de prix ; unefois, tu es entr dedans et tu les as tous abattus !

    GASTON

    Les oiseaux ? Des petits oiseaux ?

    Oui, oui.

    Quel ge avais-je ?

    Mmc RENAUD

    GASTON

    Mme RENAUD

    Sept ans, neuf ans peut-tre...

    Tableau III 45GASTON secoue la tte.

    Ce n'est pas moi.

    Mme RENAUDMais si, mais si...

    GASTON

    Non. A sept ans, j'allais dans le jardin avec des mies depain, au contraire, et j'appelais les moineaux pour qu'ilsviennent picorer dans ma main.

    GEORGES

    Les malheureux, mais tu leur aurais tordu le cou !

    Mme RENAUD

    Et le chien auquel il a cass la patte avec une pierre ?

    GEORGES

    Et la souris qu'il promenait au bout d'une ficelle ?

    Mme RENAUD

    Et les cureuils, plus tard, les belettes, les putois. En as-tutu, mon Dieu, de ces petites btes ! tu faisais empailler lesplus belles ; il y en a toute une collection l-haut, il faudraque je te les fasse descendre.

    Elle fouille dans la malle.Voil tes couteaux, tes premires carabines...

    GASTON, fouillant aussi.Il n'y a pas de polichinelles, d'arche de No ?

    Mme RENAUD

    Tout petit, tu n'as plus voulu que des jouets scientifiques.Voil tes gyroscopes, tes prouvettes, tes lectroaimants,tes cornues, ta grue mcanique.

    GEORGESNous voulions faire de toi un brillant ingnieur.

  • 46

    De moi ?

    Le voyageur sans bagage

    GASTON pouffe.

    Mme RENAUDMais, ce qui te plaisait le plus, c'tait tes livres degographie ! Tu tais d'ailleurs toujours premier en gogra-phie...

    GEORGES

    A dix ans, tu rcitais tes dpartements l'envers !

    GASTON

    A l'envers... Il est vrai que j'ai perdu la mmoire... J'aiPourtant essay de les rapprendre l'asile. Eh bien, mme l'endroit... Laissons cette malle surprise. Je crois qu'elle ne

    nous apprendra rien. Je ne me vois pas du tout comme cela,enfant.

    // a ferm la malle, il erre dans la pice, touche lesobjets, s'assoit dans les fauteuils. Il demande soudain.

    Il avait un ami, ce petit garon ? Un autre garon qui ne lequittait pas et avec lequel il changeait ses problmes et sestimbres-poste ?

    Mme RENAUD, volubile.Mais naturellement, naturellement. Tu avais beaucoup de

    camarades. Tu penses, avec le collge et le patronage!...

    GASTONOui, mais... pas les camarades. Un ami... Vous voyez,

    avant de vous demander quelles femmes ont t lesmiennes...

    Mme RENAUD, choque.Oh ! tu tais si jeune, Jacques, quand tu es parti !

    GASTON sourit.Je vous le demanderai quand mme... Mais, avant de vous

    demander cela, il me parat beaucoup plus urgent de vousdemander quel ami a t le mien.

    Tableau IIIMme RENAUD

    47

    Eh bien, mais tu pourras voir leurs photographies toussur les groupes du collge. Aprs, il y a eu ceux avec lesquelstu sortais le soir...

    GASTON

    Mais celui avec lequel je prfrais sortir, celui qui jeracontais tout ?

    Mm e RENAUDTu ne prfrais personne, tu sais.

    Elle a parl vite, aprs un coup d'oeil furtif Georges. Gaston la regarde.

    GASTON

    Votre fils n'avait donc pas d'ami? C'est dommage. Jeveux dire, c'est dommage si nous dcouvrons que c'est moi.Je crois qu'on ne peut rien trouver de plus consolant, quandon est devenu un homme, qu'un reflet de son enfance dansles yeux d'un ancien petit garon. C'est dommage. Je vousavouerai mme que c'est de cet ami imaginaire que j'espraisrecevoir la mmoire comme un service tout naturel.

    GEORGES, aprs une hsitation.Oh ! c'est--dire... un ami, tu en as eu un et que tu aimais

    beaucoup. Tu l'a mme gard jusqu' dix-sept ans... Nousne t'en reparlions pas parce que c'est une histoire sipnible...

    Il est mort ?GASTON

    GEORGES

    Non, non. Il n'est pas mort, mais vous vous tes quitts,vous vous tes fchs... dfinitivement.

    GASTONDfinitivement, dix-sept ans !

    Et vous avez su le motif de cette brouille ?Un temps.

  • 48 Le voyageur sans bagageGEORGES

    Vaguement, vaguement...GASTON

    Et ni votre frre ni ce garon n'ont cherch se revoirdepuis ?

    Mme RENAUD

    Tu oublies qu'il y a eu la guerre. Et puis, tu sais... Voil.Vous vous tiez disputs pour une chose futile, vous voustiez mme battus, comme des garons de cet ge... Et sansle vouloir, sans doute, tu as eu un geste brutal... un gestemalheureux surtout. Tu l'as pouss du haut d'un escalier.En tombant, il a t atteint la colonne vertbrale. On a dle garder dans le pltre trs longtemps et depuis il est restinfirme. Tu comprends maintenant comme il aurait tdifficile, pnible, mme pour toi, d'essayer de le revoir.

    GASTON, aprs un temps.Je comprends. Et o cela s'est-il pass, cette dispute, au

    collge, dans sa maison ?Mme RENAUD, vite.

    Non, ici. Mais ne parlons plus d'une chose aussi affreuse,une de celles qu'il vaut mieux ne pas te rappeler, Jacques.

    GASTON

    Si j'en retrouve une, il faut que je les retrouve toutes, vousle savez bien. Un pass ne se vend pas au dtail. O est-il,cet escalier, je voudrais le voir ?

    Mme RENAUD

    L, prs de ta chambre, Jacques. Mais quoi bon ?GASTON, Georges.

    Vous voulez me conduire ?GEORGES

    Si tu veux, mais je ne vois vraiment pas pourquoi tu veuxrevoir cette place...

    Ils ont t jusqu'au vestibule.

    Eh bien, c'est l.

    C'est l.

    Tableau IIIMme RENAUD

    GEORGES

    49

    GASTON regarde autour de lui,se penche sur la rampe.

    O nous battions-nous ?GEORGES

    Tu sais, nous ne l'avons pas su exactement. C'est unedomestique qui a racont la scne...

    GASTONCe n'est pas une scne courante... J'imagine qu'elle a d la

    raconter avec beaucoup de dtails. O nous battions-nous ?Ce palier est si large...

    Mm e RENAUD

    Vous deviez vous battre tout au bord. Il a fait un faux pas.Qui sait, tu ne l'as peut-tre mme pas pouss.

    GASTON, se retournant vers elle.Alors, si ce n'tait qu'un incident de cette sorte, pourquoi

    n'ai-je pas t lui tenir compagnie chaque jour dans sachambre? Perdre avec lui, pour qu'il ne sente pas tropl'injustice, tous mes jeudis sans courir au soleil ?

    GEORGESTu sais, chacun a donn son interprtation... La malignit

    publique s'en est mle...

    GASTONQuelle domestique nous avait vus ?

    Mme RENAUD

    As-tu besoin de savoir ce dtail ! D'abord, cette fille n'estplus la maison.

  • 50 Le voyageur sans bagageGASTON

    II y en a srement d'autres l'office qui taient l cettepoque. Je les interrogerai.

    Mm e RENAUD

    J'espre que tu ne vas pas aller ajouter foi descommrages de cuisine. Ils t'en diront de belles, bien sr, lesdomestiques, si tu les interroges. Tu sais ce que c'est que cesgens-l..,

    GASTON, se retournant vers Georges.Monsieur, je suis sr que vous devez me comprendre,

    vous. Je n'ai rien reconnu encore chez vous. Ce que vousm'avez appris sur l'enfance de votre frre me semble aussiloin que possible de ce que je crois tre mon temprament.Mais peut-tre est-ce la fatigue, peut-tre est-ce autrechose pour la premire fois un certain trouble me prenden coutant des gens me parler de leur enfant.

    Mme RENAUD

    Ah ! mon petit Jacques, je savais bien...GASTON

    II ne faut pas s'attendrir, m'appeler prmaturment monpetit Jacques. Nous sommes l pour enquter comme despoliciers avec une rigueur et, si possible, une insensibilitde policiers. Cette prise de contact avec un tre qui m'estcompltement tranger et que je serai peut-tre oblig dansun instant d'accepter comme une partie de moi-mme, cesbizarres fianailles avec un fantme, c'est une chose djsuffisamment pnible sans que je sois oblig de me dbattreen outre contre vous. Je vais accepter toutes les preuves,couter toutes les histoires, mais quelque chose me ditqu'avant tout je dois savoir la vrit sur cette dispute. Lavrit, si cruelle qu'elle soit.

    Mme RENAUD commence, hsitante.Eh bien, voil : pour une btise de jeunes gens, vous avez

    chang des coups... Tu sais comme on est vif cet ge...

    Tableau IIIGASTON l'arrte.

    51

    Non, pas vous. Cette domestique est encore ici, n'est-cepas, vous avez menti tout l'heure ?

    GEORGES, soudain, aprs un silence.Oui, elle est encore la maison.

    GASTON

    Appelez-la, s'il vous plat, Monsieur. Pourquoi hsiterdavantage, puisque vous savez bien que je la retrouverai etque je l'interrogerai un jour ou l'autre ?

    GEORGESC'est si bte, si affreusement bte.

    GASTON

    Je ne suis pas l pour apprendre quelque chose d'agrable.Et puis, si ce dtail tait celui qui peut me rendre mammoire, vous n'avez pas le droit de me le cacher.

    GEORGESPuisque tu le veux, je l'appelle.

    Mm e RENAUD

    // sonne.

    Mais tu trembles, Jacques. Tu ne vas pas tre malade, aumoins ?

    Je tremble ?GASTON

    Mme RENAUD

    Tu sens peut-tre quelque chose qui s'claire en cemoment en toi ?

    GASTON

    Non. Rien que la nuit, la nuit la plus obscure.Mm e RENAUD

    Mais pourquoi trembles-tu alors ?

  • 52 Le voyageur sans bagageGASTON

    C'est bte. Mais, entre des milliers de souvenirs possibles,c'est justement le souvenir d'un ami que j'appelais avec leplus de tendresse. J'ai tout chafaud sur le souvenir de cetami imaginaire. Nos promenades passionnes, les livres quenous avions dcouverts ensemble, une jeune fille qu'il avaitaime en mme temps que moi et que je lui avais sacrifie, etmme vous allez rire que je lui avais sauv la vie unjour en barque. Alors, n'est-ce pas, si je suis votre fils, il vafalloir que je m'habitue une vrit tellement loin de monrve...

    Juliette est entre.JULIETTE

    Madame a sonn ?Mme RENAUD

    Monsieur Jacques voudrait vous parler, Juliette.JULIETTE

    A moi?GEORGES

    Oui. Il voudrait vous interroger sur ce malheureuxaccident de Marcel Grandchamp dont vous avez t tmoin.

    Mme RENAUD

    Vous savez la vrit, ma fille. Vous savez aussi que siMonsieur Jacques tait violent, il ne pouvait avoir unepense criminelle.

    GASTON la coupe encore.Ne lui dites rien, s'il vous plat. O tiez-vous, Mademoi-

    selle, quand l'accident s'est produit ?JULIETTE

    Sur le palier, avec ces Messieurs, Monsieur Jacques.GASTON

    Ne m'appelez pas encore Monsieur Jacques. Comment acommenc cette dispute ?

    Tableau III 53JULIETTE, un coup d'il aux Renaud.

    C'est--dire que...GASTON va eux.

    Voulez-vous tre assez gentils pour me laisser seul avecelle ? Je sens que vous la gnez.

    Mme RENAUD

    Je suis prte tout ce que tu veux si tu peux nous revenir,Jacques.

    GASTON, les accompagnant.Je vous rappellerai.

    A Juliette, quand ils sont seuls.Asseyez-vous.

    JULIETTE

    Monsieur permet ?GASTON, s'asseyant en face d'elle.

    Et laissons de ct la troisime personne, je vous en prie.Elle ne pourrait que nous gner. Quel ge avez-vous ?

    JULIETTE

    Trente-trois ans. Vous le savez bien, Monsieur Jacques,puisque j'avais quinze ans lorsque vous tes parti au front.Pourquoi me le demander ?

    GASTON

    D'abord parce que je ne le savais pas ; ensuite, je vousrpte que je ne suis peut-tre pas Monsieur Jacques.

    JULIETTE

    Oh ! si, moi, je vous reconnais bien, Monsieur Jacques.GASTON

    Vous l'avez bien connu ?JULIETTE, clatant soudain en sanglots.

    Ah! c'est pas possible d'oublier ce point-l!... Maisvous ne vous rappelez donc rien, Monsieur Jacques ?

  • 54 Le voyageur sans bagageGASTON

    Exactement rien.JULIETTE braille dans ses larmes.

    S'entendre poser des questions pareilles aprs ce qui s'estpass... Ah ! ce que a peut tre torturant, alors, pour unefemme...

    GASTON reste un instant ahuri ;puis, soudain, il comprend.

    Ah !... oh ! pardon. Je vous demande pardon. Mais alors,Monsieur Jacques...

    JULIETTE renifle.Oui.

    GASTON

    Oh! je vous demande pardon, alors... Mais quel geaviez-vous ?

    JULIETTE

    Quinze ans, c'tait mon premier.GASTON sourit soudain, dtendu.

    Quinze ans et lui dix-sept... Mais c'est trs gentil cettehistoire. C'est la premire chose que j'apprends de lui quime paraisse un peu sympathique. Et cela a dur longtemps ?

    JULIETTE

    Jusqu' ce qu'il parte.GASTON

    Et moi qui ai tant cherch pour savoir quel tait le visagede ma bonne amie ! Eh bien, elle tait charmante !

    JULIETTE

    Elle tait peut-tre charmante, mais elle n'tait pas laseule, allez !

    GASTON sourit encore.Ah ! non ?

    Oh ! non, allez !

    Tableau IIIJULIETTE

    55

    GASTON

    Eh bien, cela non plus, ce n'est pas tellement anti-pathique.

    JULIETTE

    Vous, vous trouvez peut-tre a drle! Mais, tout demme, avouez que pour une femme...

    GASTONBien sr, pour une femme...

    JULIETTE

    C'est dur, allez, pour une femme, de se sentir bafouedans son douloureux amour !

    GASTON, un peu ahuriDans son doulou... ? Oui, bien sr.

    JULIETTE

    Je n'tais qu'une toute petite bonne de rien du tout, maisa ne m'a pas empche de la boire jusqu' la lie, allez, cetteatroce douleur de l'amante outrage...

    GASTONCette atroce... ? Bien sr.

    JULIETTE

    Vous n'avez jamais lu : Viole le soir de son mariage f GASTON

    Non.

    JULIETTE

    Vous devriez le lire; vous verrez, il y a une situationpresque semblable. L'infme sducteur de Bertrande s'en valui aussi (mais en Amrique, lui, o l'appelle son oncle

  • 56 Le voyageur sans bagagerichissime) et c'est alors qu'elle le lui dit, Bertrande, qu'ellel'a bue jusqu' la lie, cette atroce douleur de l'amanteoutrage.

    GASTON, pour qui tout s'claire.Ah ! c'tait une phrase du livre ?

    JULIETTE

    Oui, mais a s'appliquait tellement bien moi !

    GASTON

    Bien sr...// s'est lev soudain. Il demande drlement.

    Et il vous aimait beaucoup, Monsieur Jacques ?

    JULIETTE

    Passionnment. D'ailleurs, c'est bien simple, il me disaitqu'il se tuerait pour moi.

    GASTON

    Comment tes-vous devenue sa matresse ?

    JULIETTE

    Oh ! c'est le second jour que j'tais dans la maison. Jefaisais sa chambre, il m'a fait tomber sur le lit. Je riaiscomme une idiote, moi. Forcment, cet ge ! a s'est passcomme qui dirait malgr moi. Mais, aprs, il m'a jur qu'ilm'aimerait toute la vie !

    GASTON la regarde et sourit.Drle de Monsieur Jacques...

    Pourquoi drle ?JULIETTE

    GASTON

    Pour rien. En tout cas, si je deviens Monsieur Jacques, jevous promets de vous reparler trs srieusement de cettesituation.

    Tableau III 57JULIETTE

    Oh ! vous savez, moi je ne demande pas de rparation. Jesuis marie maintenant...

    GASTONTout de mme, tout de mme...

    Un temps.Mais je fais l'cole buissonnire et je ne serai pas reu

    mon examen. Revenons cette horrible histoire qu'il seraitsi agrable de ne pas savoir et qu'il faut que j'apprenne debout en bout.

    JULIETTEAh ! oui, la bataille avec Monsieur Marcel.

    GASTONOui. Vous tiez prsente ?

    JULIETTE, qui se rengorge.Bien sr, j'tais prsente !

    GASTONVous avez assist la naissance de leur dispute ?

    JULIETTEMais bien sr.

    GASTON

    Alors vous allez pouvoir me dire pour quelle trange folieils se sont battus aussi sauvagement ?

    JULIETTE, tranquillement.Comment une trange folie ? Mais c'est pour moi qu'ils se

    sont battus.

    GASTON se lve.C'est pour vous ?

    JULIETTEMais bien sr, c'est pour moi. a vous tonne ?

  • 58 Le voyageur sans bagage

    GASTON rpte, abasourdi.C'est pour vous ?

    JULIETTE

    Mais, bien sr. Vous comprenez, j'tais la matresse deMonsieur Jacques je vous dis a vous, n'est-ce pas,parce qu'il faut bien que vous le sachiez, mais pas de gaffes,hein ? je ne tiens pas perdre ma place pour une histoire d'ily a vingt ans ! Oui, j'tais la matresse de Monsieur Jacqueset, il faut bien le dire, Monsieur Marcel tournait un peuautour de moi.

    GASTON

    Alors ?

    JULIETTE

    Alors un jour qu'il essayait de m'embrasser derrire laporte... Je ne me laissais pas faire, hein ? mais vous savez ceque c'est qu'un garon quand a a cela en tte... Juste cemoment, Monsieur Jacques est sorti de sa chambre et ilnous a vus. Il a saut sur Monsieur Marcel, qui a ripost. Ilsse sont battus, ils ont roul par terre...

    GASTONO se trouvaient-ils ?

    JULIETTE

    Sur le grand palier du premier, l, ct.

    GASTON crie soudain comme un fou.O ? O ? O ? Venez, je veux voir la place exacte.

    // l'a trane par le poignet jusqu'au vestibule.JULIETTE

    Mais vous me faites mal !

    GASTON

    O ? O ?

    Tableau III 59JULIETTE s'arrache de ses mains,

    se frotte le poignet.Eh bien, l ! Ils sont tombs l, moiti dans le vestibule,

    moiti sur le palier. Monsieur Marcel tait dessous.

    GASTON crie.

    Mais l ils taient loin du bord ! Comment a-t-il pu glisserjusqu'au bas des marches ? Ils ont roul tous les deux enluttant ?

    JULIETTE

    Non, c'est Monsieur Jacques qui a russi se relever etqui a tran Monsieur Marcel par la jambe jusqu'auxmarches...

    GASTONEt puis ?

    JULIETTE

    Et puis il l'a pouss, pardi ! En lui criant : Tiens, petitsalaud, a t'apprendra embrasser les poules des autres ! Voil.

    Il y a un silence.Ah ! c'tait quelqu'un, Monsieur Jacques !

    GASTON, sourdement.Et c'tait son ami ?

    JULIETTEPensez ! depuis l'ge de six ans qu'ils allaient l'cole

    ensemble.

    GASTONDepuis l'ge de six ans.

    JULIETTE

    Ah! c'est horrible, bien sr!... Mais qu'est-ce que vousvoulez ? L'amour, c'est plus fort que tout.

  • 60 Le voyageur sans bagage

    GASTON la regarde et murmure.L'amour, bien sr, l'amour. Je vous remercie, Mademoi-

    selle.GEORGES frappe la porte de la chambre,

    puis, ne les voyant pas, vient jusqu'au vestibule.Je me suis permis de revenir. Vous ne nous rappeliez

    plus ; maman tait inquite. Eh bien, vous savez ce que vousvoulez savoir ?

    GASTON

    Oui, je vous remercie, je sais ce que je voulais savoir.Juliette est sortie.

    GEORGES

    Oh! ce n'est pas une bien jolie chose, certainement...Mais je veux croire, malgr tout ce qu'on a pu dire, que cen'tait au fond qu'un accident et tu avais dix-sept ans, ilne faut pas l'oublier un enfantillage, un sinistre enfantil-lage.

    Un silence. Il est gn.Comment vous a-t-elle racont cela ?

    GASTON

    Comme elle l'a vu, sans doute.GEORGES

    Elle vous l'a dit, que cette bataille c'tait pour votrerivalit de club ? Marcel avait dmissionn du tien pour desraisons personnelles ; vous faisiez partie d'quipes adverseset, malgr tout, n'est-ce pas, dans votre ardeur sportive...

    Gaston ne dit rien.Enfin, c'est la version que, moi, j'ai voulu croire. Parce

    que, du ct des Grandchamp, on a fait circuler une autrehistoire, une histoire que je me suis toujours refus accepter pour ma part. Ne cherche pas la connatre, celle-l, elle n'est que bte et mchante.

    GASTON le regarde.Vous l'aimiez bien ?

    Tableau III 61GEORGES

    C'tait mon petit frre, malgr tout. Malgr tout le reste.Parce qu'il y a eu bien d'autres choses... Ah! tu taisterrible.

    GASTON

    Tant que j'en aurai le droit, je vous demanderai de dire : //tait terrible.GEORGES, avec un pauvre sourire ses souvenirs.

    Oui... terrible. Oh ! tu nous as caus bien des soucis ! Et,si tu reviens parmi nous, il faudra que tu apprennes deschoses plus graves encore que ce geste malheureux, surlequel tu peux conserver tout de mme le bnfice du doute.

    GASTONJe dois encore apprendre autre chose ?

    GEORGES

    Tu tais un enfant, que veux-tu, un enfant livr lui-mme dans un monde dsorganis. Maman, avec sesprincipes, se heurtait maladroitement toi sans rien faireque te refermer davantage. Moi, je n'avais pas l'autoritsuffisante... Tu as fait une grosse btise, oui, d'abord, quinous a cot trs cher... Tu sais, nous, les ans nous tionsau front. Les jeunes gens de ton ge se croyaient toutpermis. Tu as voulu monter une affaire. Y croyais-tuseulement, cette affaire ? Ou n'tait-ce qu'un prtextepour excuter tes desseins ? Toi seul pourras nous le dire situ recouvres compltement ta mmoire. Toujours est-il quetu as ensorcel ensorcel, c'est le mot une vieille amiede la famille. Tu lui as fait donner une grosse somme, prsde cinq cent mille francs. Tu tais soi-disant intermdiaire.Tu t'tais fait faire un faux papier l'en-tte d'unecompagnie... imaginaire sans doute... Tu signais de fauxreus. Un jour, tout s'est dcouvert. Mais il tait trop tard.Il ne te restait plus que quelques milliers de francs. Tu avaisdpens le reste, Dieu sait dans quels tripots, dans quellesbotes, avec des femmes et quelques camarades... Nousavons rembours naturellement.

  • 62 Le voyageur sans bagageGASTON

    La joie avec laquelle vous vous apprtez voir revenirvotre frre est admirable.

    GEORGES baisse la tte.Plus encore que tu ne le crois, Jacques.

    GASTON

    Comment ! il y a autre chose ?

    GEORGES

    Nous en parlerons une autre fois.

    GASTON

    Pourquoi une autre fois ?

    GEORGES

    II vaut mieux. Je vais appeler maman. Elle doit s'inquiterde notre silence.

    GASTON l'arrte.Vous pouvez me parler. Je suis presque sr de n'tre pas

    votre frre.

    GEORGES le regarde un moment en silence.Puis, d'une voix sourde.

    Vous lui ressemblez beaucoup pourtant. C'est son visage,mais comme si une tourmente tait passe sur lui.

    GASTON, souriant.Dix-huit ans ! Le vtre aussi, sans doute, quoique je n'aie

    pas l'honneur de me le rappeler sans rides.

    GEORGES

    Ce ne sont pas seulement des rides. C'est une usure. Maisune usure qui, au lieu de raviner, de durcir, aurait adouci,poli. C'est comme une tourmente de douceur et de bontqui est passe sur votre visage.

    Tableau IIIGASTON

    63

    Oui. Il y a beaucoup de chances, je le comprendsmaintenant, pour que le visage de Monsieur votre frre n'aitpas t particulirement empreint de douceur.

    GEORGES

    Vous vous trompez. Il tait dur, oui, lger, inconstant...Mais... oh! je l'aimais bien avec ses dfauts. Il tait plusbeau que moi. Pas plus intelligent peut-tre de l'intelli-gence qu'il faut au collge ou dans les concours mais plussensible, plus brillant srement...

    // dit sourdement.Plus sduisant. Il m'aimait bien aussi, vous savez, sa

    faon. Il avait mme, au sortir de l'enfance du moins, unesorte de tendresse reconnaissante qui me touchait beau-coup. C'est pourquoi cela a t si dur quand j'ai appris.

    // baisse la tte comme si c'tait lui qui avait tort.Je l'ai dtest, oui, je l'ai dtest. Et puis, trs vite, je n'ai

    plus su lui en vouloir.

    GASTONMais de quoi ?

    GEORGES a relev la tte, il le regarde.Est-ce toi, Jacques ?

    Gaston fait un geste.J'ai beau me dire qu'il tait jeune, qu'il tait faible au fond

    comme tous les violents... J'ai beau me dire que tout estfacile de belles lvres un soir d't quand on va partir aufront. J'ai beau me dire que j'tais loin, qu'elle aussi taittoute petite...

    GASTONJe vous suis mal. Il vous a pris une femme ?

    Votre femme ?Un temps.

    Le salaud.Georges fait oui . Gaston, sourdement.

  • 64 Le voyageur sans bagageGEORGES a un petit sourire triste.

    C'est peut-tre vous.GASTON, aprs un temps,

    demande d'une voix casse.C'est Georges que vous vous appelez ?

    GEORGESOui.

    GASTON le regarde un moment,puis il a un geste de tendresse maladroite.

    Georges...

    Mme RENAUD parat dans l'antichambre.Tu es l, Jacques ?

    GEORGES, les larmes aux yeux,honteux de son motion.

    Excusez-moi, je vous laisse.// sort rapidement par l'autre porte.

    Mme RENAUD, entrant dans la chambre.Jacques...

    GASTON, sans bouger.Oui.

    Mme RENAUD

    Devine qui vient de venir?... Ah ! c'est une audace.GASTON, las.

    Je n'ai dj pas de mmoire, alors... les devinettes...Mme RENAUD

    Tante Louise, mon cher ! Oui, tante Louise !

    GASTON

    Tante Louise. Et c'est une audace ?...

    Tableau IIIMme RENAUD

    65

    Ah! tu peux m'en croire... Aprs ce qui s'est pass!J'espre bien que tu me feras le plaisir de ne pas la revoir sielle tentait de t'approcher malgr nous. Elle s'est conduited'une faon!... Et puis d'ailleurs tu ne l'aimais pas. Oh!mais quelqu'un de la famille que tu dtestais, mon petit, tuavais pour lui une vritable haine, justifie d'ailleurs, je doisle reconnatre, c'est ton cousin Jules.

    GASTON, toujours sans bouger.J'ai donc une vritable haine que je ne savais pas.

    Mme RENAUD

    Pour Jules ? Mais tu ne sais pas ce qu'il t'a fait, le petitmisrable ? Il t'a dnonc au concours gnral parce que tuavais une table de logarithmes... C'est vrai, il faut bien queje te raconte toutes ces histoires, tu serais capable de leurfaire bonne figure, tous ces gens, toi qui ne te souviens derien !... Et Grard Dubuc qui viendra srement te faire dessucreries... Pour pouvoir entrer la Compagnie Fillire otu avais beaucoup plus de chances que lui d'tre pris causede ton oncle, il t'a fait liminer en te calomniant auprs de ladirection. Oui, nous avons su plus tard que c'tait lui. Oh !mais j'espre bien que tu lui fermeras la porte, comme certains autres que je te dirai et qui t'ont trahi ignoblement.

    GASTON

    Comme c'est plein de choses agrables, un pass!...Mme RENAUD

    En revanche, quoiqu'elle soit un peu rpugnante depuis 'qu'elle est paralytique, la pauvre, il faudra bien embrasser lachre Madame Bouquon. Elle t'a vu natre.

    GASTON

    Cela ne me parat pas une raison suffisante.Mme RENAUD

    Et puis c'est elle qui t'a soign pendant ta pneumoniequand j'tais malade en mme temps que toi. Elle t'a sauv,mon petit !

  • 66 Le voyageur sans bagageGASTON

    C'est vrai, il y a aussi la reconnaissance. Je n'y pensaisplus, celle-l.

    Un temps.Des obligations, des haines, des blessures... Qu'est-ce que

    je croyais donc que c'tait, des souvenirs ?// s'arrte, rflchit.

    C'est juste, j'oubliais des remords. J'ai un pass completmaintenant.

    // sourit drlement, va elle.Mais vous voyez comme je suis exigeant. J'aurais prfr

    un modle avec quelques joies. Un petit enthousiasme aussisi c'tait possible. Vous n'avez rien m'offrir ?

    Mme RENAUD

    Je ne te comprends pas, mon petit.GASTON

    C'est pourtant bien simple. Je voudrais que vous medisiez une de ces anciennes joies. Mes haines, mes remordsne m'ont rien appris. Donnez-moi une joie de votre fils, queje voie comment elle sonne en moi.

    Mme RENAUD

    Oh ! ce n'est pas difficile. Des joies, tu en as eu beaucoup,tu sais... Tu as t tellement gt !

    GASTON

    Eh bien, j'en voudrais une...Mme RENAUD

    Bon. C'est agaant quand il faut se rappeler comme celad'un coup, on ne sait que choisir...

    Dites au hasard.GASTON

    Mme RENAUD

    Eh bien, tiens, quand tu avais douze ans...

    67Tableau III

    GASTON l'arrte.Une joie d'homme. Les autres sont trop loin.

    Mme RENAUD, soudain gne.C'est que... tes joies d'homme... Tu ne me les disais pas

    beaucoup. Tu sais, un grand garon !... Tu sortais tellement.Comme tous les grands garons... Vous tiez les rois cettepoque. Tu allais dans les bars, aux courses... Tu avais desjoies avec tes camarades, mais avec moi...

    GASTON

    Vous ne m'avez jamais vu joyeux devant vous ?Mm e RENAUD

    Mais tu penses bien que si ! Tiens, le jour de tes derniersprix, je me rappelle...

    GASTON la coupe.Non, pas les prix ! Plus tard. Entre le moment o j'ai pos

    mes livres de classe et celui o l'on m'a mis un fusil dans lesmains ; pendant ces quelques mois qui devaient tre, sansque je m'en doute, toute ma vie d'homme.

    Mm e RENAUD

    Je cherche. Mais tu sortais tellement, tu sais... Tu faisaistellement l'homme...

    GASTON

    Mais enfin, dix-huit ans, si srieusement qu'on joue l'homme, on est encore un enfant ! Il y a bien eu un jour unefuite dans la salle de bains que personne ne pouvait arrter,un jour o la cuisinire a fait un barbarisme formidable, onous avons rencontr un receveur de tramway comique...J'ai ri devant vous. J'ai t content d'un cadeau, d'un rayonde soleil. Je ne vous demande pas une joie dbordante... unetoute petite joie. Je n'tais pas neurasthnique ?

    M"* RENAUD, soudain gne.Je vais te dire, mon petit Jacques... J'aurais voulu

    t'expliquer cela plus tard, et plus posment... Nous n'tionsplus en trs bons termes cette poque, tous les deux... Oh !

  • 68 Le voyageur sans bagagec'tait un enfantillage !... Avec le recul, je suis sre que celava te paratre beaucoup plus grave que cela ne l'a t. Oui, cette poque prcisment, entre le collge et le rgiment,nous ne nous adressions pas la parole.

    Ah!GASTON

    Mme RENAUD

    Oui. Oh ! pour des btises, tu sais.GASTON

    Et... cela a dur longtemps, cette brouille?Mme RENAUD

    Presque un an.GASTON

    Fichtre ! Nous avions tous deux de l'endurance. Et quiavait commenc ?

    Mme RENAUD, aprs une hsitation.Oh ! moi, si tu veux... Mais c'tait bien cause de toi. Tu

    t'tais entt stupidement.GASTON

    Quel enttement de jeune homme a donc pu vousentraner ne pas parler votre fils pendant un an ?

    Mme RENAUD

    Tu n'as jamais rien fait pour faire cesser cet tat de choses.Rien!

    GASTON

    Mais, quand je suis parti pour le front, nous nous sommesrconcilis tout de mme, vous ne m'avez pas laiss partirsans m'embrasser ?

    Mme RENAUD, aprs un silence, soudain.Si.

    Un temps, puis vite.

    Tableau III 69C'est ta faute, ce jour-l aussi je t'ai attendu dans ma

    chambre. Toi, tu attendais dans la tienne. Tu voulais que jefasse les premiers pas, moi, ta mre !... Alors que tu m'avaisgravement offense. Les autres ont eu beau s'entremettre.Rien ne t'a fait cder. Rien. Et tu partais pour le front.

    Quel ge avais-je ?

    Dix-huit ans.

    GASTON

    Mm e RENAUD

    GASTON

    Je ne savais peut-tre pas o j'allais. A dix-huit ans, c'estune aventure amusante, la guerre. Mais on n'tait plus en1914 o les mres mettaient des fleurs au fusil ; vous deviezle savoir, vous, o j'allais.

    Mme RENAUD

    Oh ! je pensais que la guerre serait finie avant que tuquittes la caserne ou que je te reverrais ta premirepermission avant le front. Et puis, tu tais toujours sicassant, si dur avec moi.

    GASTONMais vous ne pouviez pas descendre me dire : Tu es

    fou, embrasse-moi ! Mm e RENAUD

    J'ai eu peur de tes yeux... Du rictus d'orgueil que tuaurais eu sans doute. Tu aurais t capable de me chasser, tusais...

    GASTON

    Eh bien, vous seriez revenue, vous auriez pleur maporte, vous m'auriez suppli, vous vous seriez mise genoux pour que cette chose ne soit pas et que je vousembrasse avant de partir. Ah ! c'est mal de ne pas vous tremise genoux.

    Mme RENAUD

    Mais une mre, Jacques !...

  • 70 Le voyageur sans bagageGASTON

    J'avais dix-huit ans, et on m'envoyait mourir. J'ai un peuhonte de vous dire cela, mais, j'avais beau tre brutal,m'enfermer dans mon jeune orgueil imbcile, vous auriezd tous vous mettre genoux et me demander pardon.

    Mme RENAUD

    Pardon de quoi ? Mais je n'avais rien fait, moi !GASTON

    Et qu'est-ce que j'avais fait, moi, pour que cet infranchis-sable foss se creuse entre nous ?

    M1me RENAUD, avec soudain le ton d'autrefois.Oh! tu t'tais mis dans la tte d'pouser une petite

    couturire que tu avais trouve Dieu sait o, dix-huit ans,et qui refusait sans doute de devenir ta matresse... Lemariage n'est pas une amourette ! Devions-nous te laissercompromettre ta vie, introduire cette fille chez nous ? Neme dis pas que tu l'aimais... Est-ce qu'on aime dix-huitans, je veux dire : est-ce qu'on aime profondment, d'unefaon durable, pour se marier et fonder un foyer, une petitecousette rencontre dans un bal trois semaines plus tt?

    GASTON, aprs un silenceBien sr, c'tait une btise... Mais ma classe allait tre

    appele dans quelques mois, vous le saviez. Si cette btisetait la seule qu'il m'tait donn de faire ; si cet amour, quine pouvait pas durer, celui qui vous le rclamait n'avait quequelques mois vivre, pas mme assez pour l'puiser ?

    Mm e RENAUD

    Mais on ne pensait pas que tu allais mourir !... Et puis, jene t'ai pas tout dit. Tu sais ce que tu m'as cri, en pleinvisage, avec ta bouche toute tordue, avec ta main leve surmoi, moi ta mre ? Je te dteste, je te dteste ! Voil ceque tu m'as cri.

    Un silence.Comprends-tu maintenant pourquoi je suis reste dans

    ma chambre en esprant que tu monterais, jusqu' ce que laporte de la rue claque derrire toi ?

    Tableau III 71GASTON, doucement, aprs un silence.

    Et je suis mort dix-huit ans, sans avoir eu ma petite joie,sous prtexte que c'tait une btise, et sans que vous m'ayezreparl. J'ai t couch sur le dos toute une nuit avec mablessure l'paule, et j'tais deux fois plus seul que lesautres qui appelaient leur mre.

    Un silence, il dit soudain comme pour lui.C'est vrai, je vous dteste.

    Mme RENAUD crie, pouvante.Mais, Jacques, qu'est-ce que tu as ?

    GASTON revient lui, la voit.Comment? Pardon... Je vous demande pardon.

    // s'est loign, ferm, dur.Je ne suis pas Jacques Renaud ; je ne reconnais rien ici de

    ce qui a t lui. Un moment, oui, en vous coutant parler,je me suis confondu avec lui. Je vous demande pardon.Mais, voyez-vous, pour un homme sans mmoire, un passtout entier, c'est trop lourd endosser en une seule fois. Sivous vouliez me faire plaisir, pas seulement me faire plaisir,me faire du bien, vous me permettriez de retourner l'asile.Je plantais des salades, je cirais les parquets. Les jourspassaient... Mais mme au bout de dix-huit ans une autremoiti exactement de ma vie ils n'taient pas parvenus, ens'ajoutant les uns aux autres, faire cette chose dvoranteque vous appelez un pass.

    Mm e RENAUD

    Mais, Jacques..fl

    GASTON

    Et puis, ne m'appelez plus Jacques... Il a fait trop dechoses, ce Jacques. Gaston, c'est bien ; quoique ce ne soitpersonne, je sais qui c'est. Mais ce Jacques dont le nom estdj entour des cadavres de tant d'oiseaux, ce Jacques qui atromp, meurtri, qui s'en est all tout seul la guerre sanspersonne son train, ce Jacques qui n'a mme pas aim, ilme fait peur.

  • 72 Le voyageur sans bagageMme RENAUD

    Mais enfin, mon petit...

    GASTON

    Allez-vous-en ! J e ne suis pas votre petit.Mme RENAUD

    Oh ! tu me parles comme autrefois !GASTON

    Je n'ai pas d'autrefois, je vous parle comme aujourd'hui.Allez-vous-en !

    Mme RENAUD se redresse, comme autrefois elle aussi.C'est bien, Jacques ! Mais, quand les autres t'auront

    prouv que je suis ta mre, il faudra bien que tu viennes medemander pardon.

    Elle sort sans voir Valentine qui a cout lesdernires rpliques du couloir.

    VALENTINE s'avance quand elle est sortie.Vous dites qu'il n'a jamais aim. Qu'en savez-vous, vous

    qui ne savez rien ?GASTON la toise.

    Vous aussi, allez-vous-en !VALENTINE

    Pourquoi me parlez-vous ainsi? Qu'est-ce que vousavez ?

    GASTON crie.Allez-vous-en ! Je ne suis pas Jacques Renaud.

    VALENTINE

    Vous le criez comme si vous en aviez peur.

    GASTON

    C'est un peu cela.

    Tableau III

    VALENTINE

    73

    De la peur, passe encore. La jeune ombre de Jacques estune ombre redoutable endosser, mais pourquoi de la haineet contre moi ?

    GASTON

    Je n'aime pas que vous veniez me faire des sourirescomme vous n'avez cess de m'en faire depuis que je suis ici.Vous avez t sa matresse.

    VALENTINEQui a os le dire ?

    GASTONVotre mari.

    Un silence.VALENTINE

    Eh bien, si vous tes mon amant, si je vous retrouve etque je veuille vous reprendre... Vous tes assez ridicule pourtrouver cela mal ?

    GASTON

    Vous parlez une sorte de paysan du Danube. D'un drlede Danube, d'ailleurs, aux eaux noires et aux rives sansnom. Je suis un homme d'un certain ge, mais j'arrive fraisclos au monde. Cela n'est peut-tre pas si mal aprs tout deprendre la femme de son frre, d'un frre qui vous aimait,qui vous a fait du bien ?

    VALENTINE, doucement.Quand nous nous sommes connus en vacances Dinard

    j'ai jou au tennis, j'ai nag plus souvent avec vous qu'avecvotre frre... J'ai fait plus de promenades sur les rochersavec vous. C'est avec vous, avec vous seul, que j'ai changdes baisers. Je suis venue chez votre mre, ensuite, desparties de camarades et votre frre s'est mis m'aimer ; maisc'tait vous que je venais voir.

    GASTONMais c'est tout de mme lui que vous avez pous ?

  • 74 Le voyageur sans bagageVALENTINE

    Vous tiez un enfant. J'tais orpheline, mineure sans unsou, avec une tante bienfaitrice qui m'avait dj fait payertrs cher les premiers partis refuss. Devais-je me vendre un autre plutt qu' lui qui me rapprochait de vous ?

    GASTON

    II y a une rubrique dans les magazines fminins o l'onrpond ce genre de questions.

    VALENTINE

    Je suis dvenue votre matresse au retour de notre voyagede noces.

    GASTON

    Ah ! nous avons tout de mme attendu un peu.

    VALENTINE

    Un peu? Deux mois, deux horribles mois. Puis, nousavons eu trois ans bien nous, car la guerre a clat tout desuite et Georges est parti le 4 aot... Et aprs ces dix-septans, Jacques...

    Elle A mis sa main sur son bras, il recule.

    GASTON

    Je ne suis pas Jacques Renaud.

    VALENTINE

    Quand bien mme... Laissez-moi contempler le fantmedu seul homme que j'aie aim...

    Elle A un petit sourire.Oh ! tu plisses ta bouche...

    Elle le regarde bien en face, il est gn.Rien de moi ne correspond rien dans votre magasin aux

    accessoires, un regard, une inflexion ?

    GASTON

    Rien.

    Tableau III

    VALENTINE

    75

    Ne soyez pas si dur, de quelque Danube infernal quevous veniez ! C'est grave, vous comprenez, pour une femmequi a aim, de retrouver un jour, aprs une interminableabsence, sinon son amant, du moins, avec la reconstitutiondu plus imperceptible plissement de bouche, son fantmescrupuleusement exact.

    GASTON

    Je suis peut-tre un fantme plein d'exactitude, mais je nesuis pas Jacques Renaud.

    Regardez-moi bien.VALENTINE

    GASTON

    Je vous regarde bien. Vous tes charmante, mais je ne suispas Jacques Renaud !

    VALENTINEJe ne suis rien pour vous, vous en tes sr ?

    GASTONRien.

    VALENTINE

    Alors, vous ne retrouverez jamais votre mmoire.GASTON

    J'en arrive le souhaiter.Un temps, il s'inquite tout de mme.

    Pourquoi ne retrouverai-je jamais ma mmoire ?VALENTINE

    Vous ne vous souvenez mme pas des gens que vous avezvus il y a deux ans.

    Deux ans ?GASTON

  • 76 Le voyageur sans bagage

    VALENTINEUne lingre, une lingre en remplacement...

    GASTON

    Une lingre en remplacement ?Un silence. Il demande soudain :

    Qui vous a racont cela ?VALENTINE

    Personne. J'avais avec l'approbation de ma belle-mred'ailleurs adopt cette personnalit pour vous approcherlibrement. Regardez-moi bien, homme sans mmoire...

    GASTON l'attire malgr lui, troubl.C'tait vous la lingre qui n'est reste qu'un jour ?

    VALENTINEOui, c'tait moi.

    GASTONMais vous ne m'avez rien dit ce jour-l ?

    VALENTINEJe ne voulais rien vous dire avant... J'esprais, vous voyez

    comme je crois l'amour votre amour qu'en meprenant vous retrouveriez la mmoire.

    GASTONMais aprs ?

    VALENTINEAprs, comme j'allais vous dire, rappelez-vous, nous

    avons t surpris.

    GASTON sourit ce souvenir.Ah ? l'conome !

    VALENTINE sourit aussi.L'conome, oui.

    Tableau III

    GASTON77

    Mais vous n'avez pas cri partout que vous m'aviezreconnu ?

    VALENTINE

    Je l'ai cri, mais nous tions cinquante familles le faire.GASTON a un rire nerveux, soudain.

    Mais c'est vrai, suis-je bte, tout le monde me reconnat !Cela ne prouve en rien que je suis Jacques Renaud.

    VALENTINEVous vous en tes souvenu tout de mme de votre lingre

    et de son gros paquet de draps ?

    GASTONMais, bien sr, je m'en suis souvenu. A part mon

    amnsie, j'ai beaucoup de mmoire.VALENTINE

    Vous voulez la reprendre dans vos bras, votre lingre ?GASTON la repousse.

    Attendons de savoir si je suis Jacques Renaud.VALENTINE

    Et si vous tes Jacques Renaud ?

    GASTONSi je suis Jacques Renaud, je ne la reprendrai pour rien au

    monde dans mes bras. Je ne veux pas tre l'amant de lafemme de mon frre.

    VALENTINEMais vous l'avez dj t !...

    GASTONII y a si longtemps et j'ai t si malheureux depuis, je suis

    lav de ma jeunesse.

  • 78 Le voyageur sans bagageVALENTINE a un petit rire triomphant.

    Vous oubliez dj votre lingre!... Si vous tes JacquesRenaud, c'est il y a deux ans que vous avez t l'amant de lafemme de votre frre. Vous, bien vous, pas un lointain petitjeune homme.

    GASTON

    Je ne suis pas Jacques Renaud !

    VALENTINE

    coute, Jacques, il faut pourtant que tu renonces lamerveilleuse simplicit de ta vie d'amnsique. coute,Jacques, il faut pourtant que tu t'acceptes. Toute notre vieavec notre belle morale et notre chre libert, cela consisteen fin de compte nous accepter tels que nous sommes...Ces dix-sept ans d'asile pendant lesquels tu t'es conserv sipur, c'est la dure exacte d'une adolescence, ta secondeadolescence qui prend fin aujourd'hui. Tu vas redevenir unhomme, avec tout ce que cela comporte de taches, de ratureset aussi de joies. Accepte-toi et accepte-moi, Jacques.

    GASTON

    Si j'y suis oblig par quelque preuve, il faudra bien que jem'accepte ; mais je ne vous accepterai pas !

    VALENTINE

    Mais puisque malgr toi c'est fait dj, depuis deux ans !GASTON

    Je ne prendrai pas la femme de mon trere.

    VALENTINE

    Quand laisseras-tu tes grands mots ? Tu vas voir, mainte-nant que tu vas tre un homme, aucun de tes nouveauxproblmes ne sera assez simple pour que tu puisses lersumer dans une formule... Tu m'as prise lui, oui. Mais,le premier, il m'avait prise toi, simplement parce qu'il avaitt un homme, matre de ses actes, avant toi.

    Tableau IIIGASTON

    79

    Et puis, il n'y a pas que vous... Je ne tiens pas avoirdpouill de vieilles dames, viol des bonnes.

    Quelles bonnes ?VALENTINE

    GASTON

    Un autre dtail... Je ne tiens pas non plus avoir lev lamain sur ma mre, ni aucune des excentricits de monaffreux petit sosie.

    VALENTINE

    Comme tu cries !... Mais, peu de choses prs, tu as djfait cela aussi tout l'heure...

    GASTON

    J'ai dit une vieille dame inhumaine que je la dtestais,mais cette vieille dame n'tait pas ma mre.

    VALENTINE

    Si, Jacques ! Et c'est pour cela que tu le lui as dit avec tantde vhmence. Et, tu vois, il t'a suffi, au contraire, dectoyer une heure les personnages de ton pass pourreprendre inconsciemment avec eux tes anciennes attitudes.coute, Jacques, je vais monter dans ma chambre, car tu vastre trs en colre. Dans dix minutes, tu m'appelleras, cartes colres sont terribles, mais ne durent jamais plus de dixminutes.

    GASTON

    Qu'en savez-vous? Vous m'agacez la fin. Vous avezl'air d'insinuer que vous me connaissez mieux que moi.

    VALENTINE

    Mais bien sr!... coute, Jacques, coute. Il y a unepreuve dcisive que je n'ai jamais pu dire aux autres !...

    GASTON recule.Je ne vous crois pas !

  • 80 Le voyageur sans bagageVALENTINE sourit.

    Attends, je ne l'ai pas encore dite.GASTON crie.

    Je ne veux pas vous croire, je ne veux croire personne. Jene veux plus que personne me parle de mon pass !

    LA DUCHESSE entre en trombe, suivie de Me Huspar,Valentine se cache dans la salle de bains.

    Gaston, Gaston, c'est pouvantable ! Des gens viennentd'arriver, furieux, tonitruants, c'est une de vos familles. J'ait oblige de les recevoir. Ils m'ont couverte d'insultes. Jecomprends maintenant que j'ai t follement imprudente dene pas suivre l'ordre d'inscription que nous avions annoncpar voie de presse... Ces gens-l se croient frustrs. Ils vontfaire un scandale, nous accuser de Dieu sait quoi !

    HUSPAR

    Je suis sr, Madame, que personne n'oserait vous sus-pecter.

    LA DUCHESSE

    Mais vous ne comprenez donc point que ces deux centcinquante mille francs les aveuglent ! Ils parlent de favori-tisme, de passe-droit. De l prtendre que mon petitAlbert touche la forte somme de la famille laquelle ilattribue Gaston il n'y a qu'un pas !

    LE MATRE D'HTEL entre.Madame. Je demande pardon Madame la duchesse.

    Mais voici d'autres personnes qui rclament Matre Husparou Madame la duchesse.

    Leur nom ?LA DUCHESSE

    LE MAITRE D HOTEL

    Ils m'ont donn cette carte que je ne me permettais pas deprsenter ds l'abord Madame la duchesse, vu qu'elle estcommerciale.

    Tableau III

    Beurres, oeufs, fromages.Maison Bougran.

    81

    // lit, trs digne.

    LA DUCHESSE, cherchant dans son agenda.Bougran ? Vous avez dit Bougran ? C'est la crmire !

    LE VALET DE CHAMBRE frappe et entre.Je demande pardon Madame ; mais c'est un Monsieur,

    ou plutt un homme, qui demande Madame la duchesse. Vusa tenue, je dois dire Madame que je n'ai pas osl'introduire.

    LA DUCHESSE, dans son agenda.

    Son nom ? Legroptre ou Madensale ?

    LE VALET DE CHAMBRE

    Legroptre, Madame la duchesse.

    LA DUCHESSE

    Legroptre, c'est le lampiste ! Introduisez-le avec beau-coup d'gards ! Ils sont tous venus par le mme train. Jeparie que les Madensale vont suivre. J'ai appel Pont-au-Bronc au tlphone. Je vais tcher de les faire patienter !

    Elle sort rapidement, suivie de Me Huspar.

    GASTON murmure, harass.Vous avez tous des preuves, des photographies ressem-

    blantes, des souvenirs prcis comme dss crimes... Je vouscoute tous et je sens surgir peu peu derrire moi un trehybride o il y a un peu de chacun de vos fils et rien de moi,parce que vos fils n'ont rien de moi.

    // rpte.Moi. Moi. J'existe, moi, malgr toutes vos histoires...

    Vous avez parl de la merveilleuse simplicit de ma vied'amnsique tout l'heure... Vous voulez rire. Essayez deprendre toutes les vertus, tous les vices et de les accrocherderrire vous.

  • 82 Le voyageur sans bagageVALENTINE, qui est rentre

    la sortie de la duchese.Ton lot va tre beaucoup plus simple si tu veux m'couter

    une minute seulement, Jacques. Je t'offre une succession unpeu charge, sans doute, mais qui te paratra lgre puis-qu'elle va te dlivrer de toutes les autres. Veux-tum'couter ?

    Je vous coute.GASTON

    VALENTINE

    Je ne t'ai jamais vu nu, n'est-ce pas ? Eh bien, tu as unecicatrice, une toute petite cicatrice qu'aucun des mdecinsqui t'ont examin n'a dcouverte, j'en suis sre, deuxcentimtres sous l'omoplate gauche. C'est un coupd'pingle chapeau crois-tu qu'on tait affuble en1915 ! je te l'ai donn un jour o j'ai cru que tu m'avaistrompe.

    Elle sort. Il reste abasourdi un instant, puis ilcommence lentement enlever sa veste.

    LE RIDEAU TOMBE

    QUATRIME TABLEAU

    Le chauffeur et le valet de chambre grimps sur une chaisedans un petit couloir obscur et regardant par un il-de-buf.

    LE VALET DE CHAMBREH ! dis donc ! Y se dculotte...

    LE CHAUFFEUR, le poussant pour prendre sa place.Sans blagues ? Mais il est compltement sonn, ce gars-l !

    Qu'est-ce qu'il fait? Il se cherche une puce? Attends,attends. Le voil qui grimpe sur une chaise pour se regarderdans la glace de la chemine...

    LE VALET DE CHAMBRETu rigoles... Y monte sur une chaise ?

    LE CHAUFFEURJe te le dis.

    LE VALET DE CHAMBRE, prenant sa place.Fais voir a... Ah ! dis donc ! Et tout a c'est pour voir son

    dos. Je te dis qu'il est sonn. Bon. Le voil qui redescend. Ila vu ce qu'il voulait. Y remet sa chemise. Y s'assoit... Ah !dis donc... Mince alors !

  • 84 Le voyageur sans bagageLE CHAUFFEUR

    Qu'est-ce qu'il fait ?LE VALET DE CHAMBRE se retourne, mdus.

    Y chiale...

    LE RIDEAU TOMBE CINQUIME TABLEAU

    La chambre de Jacques. Les persiennes sont fermes,l'ombre rousse est raye de lumire. C'est le matin. Gastonest couch dans le lit, il dort. Le matre d'htel et le valet dechambre sont en train d'apporter dans la pice des animauxempaills qu'ils disposent autour du lit. La duchesse etMme Renaud dirigent les oprations du couloir. Tout se joueen chuchotements et sur la pointe des pieds.

    LE MATRE D'HTELNous les posons galement autour du lit, Madame la

    duchesse ?LA DUCHESSE

    Oui, oui, autour du lit, qu'en ouvrant les yeux, il les voietous en mme temps.

    Mme RENAUD

    Ah ! si la vue de ces petits animaux pouvait le faire revenirlui!

    LA DUCHESSE

    Cela peut le frapper beaucoupMm e RENAUD

    II aimait tant les traquer ! Il montait sur les arbres deshauteurs vertigineuses pour mettre de la glu sur lesbranches.

  • 86 Le voyageur sans bagage

    LA DUCHESSE, au matre d'htel.Mettez-en un sur l'oreiller, tout prs de lui. Sur l'oreiller,

    oui, oui, sur l'oreiller.

    LE MATRE D'HTELMadame la duchesse ne craint pas qu'il ait peur en

    s'veillant de voir cette bestiole si prs de son visage ?

    LA DUCHESSE

    Excellente, la peur, dans son cas, mon ami. Excellente.Elle revient Mme Renaud.

    Ah ! je ne vous cacherai pas que je suis dvore d'inqui-tude, Madame! J'ai pu calmer ces gens, hier soir, en leurdisant qu'Huspar et mon petit Albert seraient ici ce matin la premire heure ; mais qui sait si nous arriverons nous endbarrasser sans dgts ?..*

    LE VALET DE CHAMBRE entre.

    Les familles prsumes de Monsieur Gaston viennentd'arriver, Madame la duchesse.

    LA DUCHESSE

    Vous voyez ! Je leur avais dit neuf heures, ils sont l neuf heures moins cinq. Ce sont des gens que rien ne feracder.

    Mme RENAUD

    O les avez-vous introduits, Victor ?

    LE VALET DE CHAMBRE

    Dans le grand salon, Madame.

    LA DUCHESSE