Anouilh analyse et commentaire

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A large selection of Anouilh's plays commented and analysed

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Jean ANOUILH

www.comptoirlitteraire.comAndr Durand prsenteJean ANOUILH

(France)

(1910-1987)

Au fil de sa biographie sinscrivent ses uvres qui sont rsumes et commentes(surtout Antigone, Becket ou lhonneur de Dieu

qui sont tudis dans des dossiers part).

Bonne lecture !

Il est n Crisole, prs de Bordeaux, dun pre, Franois, qui tait tailleur et dune mre, Marie-Magdeleine Soulue, qui tait une musicienne qui jouait du violon dans un orchestre itinrant et tait professeuse de piano. Comme lorchestre se produisait sur des scnes de casinos en province (en particulier, celui dArcachon) il fut, ds sa plus tendre enfance, sensibilis la scne et au phnomne du spectacle. Mais, comme, au premier entracte, on lenvoyait se coucher, il terminait mentalement les pices avant de sendormir. Plus tard, lorsquil vit les vrais dnouements, il fut souvent fort du. Trs tt pris de passion pour le thtre, de douze seize ans, il crivit de fausses pices et dcouvrit les grands auteurs classiques: Molire, Marivaux et Musset, mille fois relus. La famile tant venue stablir Paris, il entra lcole primaire Colbert puis au Collge Chaptal (o il eut comme condisciple Jean-Louis Barrault, et lut Claudel, Pirandello et Shaw). Tranant des heures sur la butte Montmartre avec un camarade, il passa son baccalaurat sans conviction. Sa grande passion tant le thtre, il rvait de vivre dans une troupe et hantait la Comdie des Champs-lyses, dirige par Louis Jouvet. Au printemps de 1928, il y assista la reprsentation de Siegfried de Jean Giraudoux, qui lblouit : C'est le soir de Siegfried que j'ai compris. Je devais entrer par la suite dans une longue nuit, dont je ne suis pas encore sorti, dont je ne sortirai peut-tre jamais, mais c'est cause de ces soirs du printemps 1928, o je pleurais, seul spectateur, mme aux mots drles, que j'ai pu m'vader un peu. La pice lui apprit quon pouvait avoir au thtre une langue potique et artificielle qui demeure plus vraie que la conversation stnographique. Mais, sa timidit tant maladive, il nosa pas aborder lauteur qui allait rester l'un de ses matres. Il eut une autre rvlation la lecture de la pice de Cocteau, Les maris de la tour Eiffel, qui fut un autre texte fondateur pour son uvre.Pourtant, il fallait vivre. Il passa un an et demi la facult de droit de la Sorbonne, mais abandonna ses tudes, sans avoir obtenu de diplme, pour des raisons matrielles (Je me suis dit que je ne pouvais laisser mon pre se crever me payer des tudes). Puis il travailla deux ans dans une maison de publicit, o il rencontra Jacques Prvert et o, a-t-il dit: Jai pris des leons de prcision et d'ingniosit qui mont tenu lieu d'tudes potiques, tout en inventant des gags pour des films. Il fit le choix de vivre pour et par le thtre et crivit:

_________________________________________________________________________________Humulus le muet

(1929)

ComdieHumulus est un homonculus (petit homme) muet mais qui, dit la duchesse, un mdecin anglais, force de soins, est arriv faire prononcer un mot par jour [] En grandissant, nous esprons quil pourra en dire davantage [] Si mon petit Humulus sabstient un jour de prononcer son mot, il peut en prononcer deux le lendemain. Humulus tombe amoureux d'Hlne et reste silencieux un mois pour faire un stock de mots. Puis il labore une dclaration en rgle ne dpassant pas les trente mots qu'il claironne dans un glorieux effort. la fin, la belle Hlne sort de son sac un norme cornet acoustique et dit gentiment : Pouvez-vous rpter, s'il vous plat? Un destin malicieux les avait amens, pour ainsi dire, diviser le travail: il est muet et elle est sourde ! Commentaire

Ce lever de rideau, crit en collaboration avec Jean Aurenche, procda dune ide farfelue pousse dans ses derniers retranchements. Cette brve farce ne tirait pas consquences, mais elle recelait le germe du thtre d'Anouilh avec ses principales caractristiques :

- une socit grotesque et un humour noir,

- des anti-hros avant la lettre, mi-chemin entre rve et cauchemar, tels que :

La Duchesse, sorte de personnage fabuleux sur un immense fauteuil oreilles armories. ct d'elle, l'oncle Hector, un grand hobereau maigre et faisand qui met alternativement son monocle l'il droit puis l'il gauche sans plus de succs. On entend un orchestre.

- et enfin un style sans prtention fort aim du public (quel club, quelle socit, quel patronage n'a pas jou Humulus le muet?) et devant lequel la critique fit trop souvent la petite bouche. Et, cependant, si, par exemple, Ionesco avait sign ce texte, ces oracles s'abandonneraient de longs dveloppements philosophiques sur le caractre inadquat du langage (avec citations tires de La leon), l'isolement tragique et absurde de l'tre humain, et ils rapprocheraient le dnouement d'Humulus de ceux de La cantatrice chauve (le dialogue lettriste), des Chaises (les signes inintelligibles sur le tableau noir) et de "Rhinocros (les cris inarticuls).

Anouilh ne laissa publier la pice quen 1958._________________________________________________________________________________Mandarine

(1929)

Drame

Commentaire

La pice, cre le 16 janvier 1933 lAthne, mise en scne par Grard Bothedat, avec Madeleine Ozeray et Pierre Culloz, dconcerta le public et fut un chec, nayant que treize reprsentations. Anouilh ne la laissa pas publier: le jeune homme de vingt-trois ans avait assez d'humilit et une ide suffisamment haute de son art pour retirer de la circulation un texte de lui qu'il n'approuvait plus.

_________________________________________________________________________________En 1929, Jean Anouilh fut introduit dans le milieu du thtre en devenant, la Comdie des Champs-lyses, le secrtaire de Louis Jouvet, personnage assez dur, hautain qui raviva chez lui la blessure ingurissable de la pauvret en l'appelant le miteux et qui ne sut pas non plus pressentir la passion qui lhabitait (ce que plus tard il se reprocha). Aussi les relations entre eux furent-elles ambigus et tendues, et Anouilh le quitta sans regret quand il fut appel sous les drapeaux la fin de 1930. Pendant son service militaire, il fit jouer:

_________________________________________________________________________________L'hermine(1931)

DrameLa riche Mrs Bentz essaie d'acheter le jeune Frantz. Il refuse les trente mille francs qu'elle lui propose : il a franchi le premier obstacle, gardant sa dignit qui est menace, lui qui se disait dispos faire n'importe quoi. L'amour naissant commence agir. En effet, il aime Monime, mais vit dans l'obsession de la misre qui souille : La pauvret a fait de ma jeunesse une longue succession de mesquineries et de dgots, je me mfie maintenant. Mon amour est une chose trop belle, j'attends trop de lui pour risquer qu'elle le salisse lui aussi. Je veux l'entourer d'une barrire d'argent. Mais elle soffre lui: Je serai ta matresse quand tu voudras. Tu veux parler? Je sais ce que tu vas me dire. Cela m'est gal. Tout m'est gal. Je veux que ton bras retrouve le chemin de ma taille, ta tte le chemin de mon paule sans aucune arrire-pense. Et, au rideau du premier acte, elle obtient cette union des corps qu'elle dsire de tout son cur.

Mais Monime est enceinte et devrait se faire avorter. La vieille duchesse de Granat, ridicule dans son fauteuil oreilles, tyrannique, qui est immensment riche, qui est la tante et la tutrice de Monime, qui est mineure, lui refuse la permission de se marier. Elle constitue donc un double obstacle, et Frantz, qui voit en Monime un parfait joyau qui exige aussi un crin parfait, veut la libert que donne l'opulence et dclare : Il faut avoir le courage de souhaiter qu'elle meure. Qu'elle lche tout cet argent qu'elle tient depuis sa jeunesse inutilement, tout cet argent qui reprsente notre bonheur. L'ide de cet assassinat a pris naissance par hasard, dans un fait divers, le crime crapuleux d'un petit-fils : C'est admirable ! [] Tuer sa grand-mre parce qu'on a envie d'aller Paris. Monime se sent complice du crime et explose : Orgueilleux... Orgueilleux... Je t'aimais comme une petite fille aime son ami d'enfance qu'elle a retrouv. Voil tout. Et maintenant je te hais d'avoir exploit ce pauvre amour. Je te hais d'avoir accroch moi tes rves d'impuissant et de fou. Anouilh fait excuter par Frantz, juste avant le second rideau, cette victime que nul ne peut regretter.Au troisime acte, Frantz rsiste au viol de sa conscience, que tentent les policiers. Leur chec consomm, il se confesse en toute libert, au moment le plus inattendu, au moment prcis o la voie s'ouvre vers la ralisation de son rve. Les jeux sont faits, mais en sens inverse. N'ayant plus rien quoi se raccrocher, il avoue et, grce cela, humble, purifi, il regagne l'amour de Monime. Alors que les policiers le ceinturent dj solidement, par le cri qu'elle pousse: Je t'aime, Frantz !, ils se retrouvent unis dans le rle de victimes pour un bref instant, et seulement sur le plan spirituel.

CommentaireLhermine est la fois un drame policier, un mlodrame, une profonde pice psychologique, une satire du rle corrupteur de l'argent. proprement parler premire pice d'Anouilh, elle rvle dj de puissants dons dramatiques. L'histoire d'un amour et l'histoire d'un crime s'entremlent et se combinent pour ajouter l'intrt croissant du drame policier la terreur et la piti dans lesquelles Aristote voyait, juste titre, la pierre de touche du tragique. Des critiques dlicats ont reproch au dramaturge de rechercher la sensation .On peut voir dans la pice un cho de Crime et chtiment de Dostoevski: Frantz est un nouveau Raskolnikov ; la vieille duchesse est semblable l'usurire ; Monime fait penser Sonia. Nanmoins, les diffrences sont profondes : dans le roman de Dostoevski, Sonia apprend le crime aprs coup et tombe amoureuse de l'assassin ; dans le drame d'Anouilh, Monime se sent complice du crime. Frantz retrouve lamour de Monime comme Raskolnikov, s'tant livr aux policiers, se dcouvre aim de Sonia.

Laction se situe, au premier acte, dans la riche maison de campagne de Mme Bentz, aux deuxime et troisime, dans un manoir de mlodrame, lieux qui symbolisent l'intrusion de l'argent la fois dans la haute bourgeoisie et la noblesse.

Anouilh, visant faire plus vrai, prsente de vrais personnages et des marionnettes, qui forment souvent un couple caricatural: dans L'hermine, ces marionnettes sont la Duchesse et Urbain.

Les protagonistes sexpliquent et donc sembrouillent.

Monime, l'anti-hrone, ne veut pas les affres de la grande passion, mais les petites miettes de bonheur donnes ceux qui connaissent leurs limites : Il fallait se contenter de ce que nous avions et vivre. Elle soppose lidalisme de la jeune fille rvolte :

- Je sais de quelles petitesses meurent les plus grandes amours. (acte II).

- On ne s'aime jamais comme dans les histoires, tout nus et pour toujours. S'aimer, c'est lutter constamment contre des milliers de forces caches qui viennent de vous ou du monde. Contre d'autres hommes, contre d'autres femmes. (acte II).

- Chaque volupt, chaque dvouement, chaque enthousiasme nous abrge. (acte III).

Frantz est guid vers son acte criminel par le pur dterminisme. Sa conception de lamour est raliste: Nous avons tous une fois une chance damour ; il faut l'accrocher, cette chance, quand elle passe, et construire son amour humblement, impitoyablement, mme si chaque pierre en est une anne ou un crime (acte I) - Faire l'amour avec une femme qui ne vous plat pas, c'est aussi triste que de travailler. (acte I). En payant un prix trop lev, il a introduit un dsquilibre qui rend la relation impossible. Elle le lui reproche et il s'effondre, il devient alors un anti-hros.

De plus, avec une finesse digne de Marivaux, Anouilh combine dans cet amour deux ides de l'amour et deux innocences. Sa puret exige l'harmonie d'un ensemble, celle de Monime appartient un acte. Elle commence par tre une sorte d'Agns, une fille pure en ce sens qu'elle suit sans calcul son instinct. Au-del de toute convention, morale ou sociale, elle annonce Antigone.Il consent et cela constitue, sur cet trange chemin de croix, la premire chute du jeune homme. Elle prlude aux deux autres, la fin des actes suivants, le crime et l'aveu.

Si le dsir reste libre, sa ralisation enchane. Frantz le sait et Monime, enceinte, le sent. Une double trahison les unit : il a renonc la puret de son exigence, elle doit maintenant faire chec son instinct en essayant de se faire avorter. Leur duo se module sur le ton du dsenchantement :

Frantz : Nous sommes des prisonniers, maintenant, Monime. Il faut nous aimer cote que cote, tous les jours, laborieusement, scrupuleusement. Et prendre des cachets pour tuer nos enfants, et prendre des sourires pour tromper ta tante.

Monime : Il faut que nous soyons heureux comme nous le pourrons, maintenant, mme en jouant des comdies.

Anouilh montrait dj trop de finesse pour se borner un simple dterminisme. Seuls les nafs imagineront que, si Frantz tait riche, son couple avec Monime formerait le tableau idyllique de l'amour parfait. Le jeune homme, qui a vcu les affres de la pauvret, commet une faute de logique en croyant que le contraire de la pauvret apporte le contraire de la souffrance, c'est--dire le bonheur.

Frantz et Monime prsentent les symptmes d'une incompatibilit d'humeur certaine. Elle est sensuelle et imprudente, il est puritain et prudent. Elle joue aux amoureuses thres mais ses vises vont au lit ; il joue au pur sentiment, l'homme suprieur dou d'une dure volont lucide, mais il s'analyse en ces termes : Je sais qu'il n'y a pas de compromis possible avec l'amour et qu'il suffit qu'une petite garce lve les bras et montre ses seins dans la rue pour que toute la tendresse soit inutile.

Parlant de sa victime sa matresse, Frantz dit d'une voix douce : Pendant tout le temps que je l'assommais sur son lit, je te voyais, j'avais envie de toi.

Bref, en dpit de leur jeunesse, l'hrone et le hros prsentent dj d'importants hiatus entre le paratre et l'tre. L'heure o l'tre est dbusqu et o le paratre s'effondre, le moment des chances et des bilans s'approche avec une certitude inluctable.

Le titre de la pice fait rfrence l'herminedu blason de la Bretagne dont la devise est : Plutt la mort que la souillure.

La pice tait dj riche de ce pessimisme lyrique qui allait devenir la marque d'un dramaturge si dou pour dire au mieux le pire.

Lharmonie dsespre entre Frantz et Monime, beau prlude au crime, semble provenir de l'argent, corrupteur par sa prsence comme par son absence, qui pourrit les personnes et empoisonne la vie. Aucun des personnages riches, Mr et Mrs Bentz, la duchesse de Granat, ne saurait se dire heureux. Le conflit mrit durant toute la pice par laffrontement avec la socit, une socit la fois mdiocre et odieuse qui n'a pas beaucoup chang depuis celle que Stendhal peignait autour de Julien Sorel.

Comme tous les grands artistes, Anouilh a su sonder les profondeurs de l'ambigut de la nature. Le crime peut tre vu comme un sacrifice expiatoire, rtribution quitable des turpitudes d'une socit ignoble, et le hros apparat alors comme un justicier.

Mais on ne fait pas couler le sang impunment, et le sadisme se manifeste immanquablement dans toute son horreur. Cel ne laisse pas d'tre horrible, surtout dans sa connotation sexuelle, mais Anouilh n'a pas cr les tres humains, il sest content de les mettre sur la scne. Ce dtail cependant claire d'une lueur significative le personnage de Frantz et souligne combien l'accusation d'immoralit est inepte. Il se situe par-del le bien et le mal, son crime a une cause, logique comme un scalpel, et des motifs obscurs. Dans une telle situation , au sens sartrien du terme, la raison et le reste se combinent souvent pour faire clater une tension : par exemple, dans Les mains sales, Hugo n'excute l'ordre lmentaire de supprimer un chef gnant, Hderer, qu' cause d'une cristallisation de motifs o jalousie et dsir de s'affirmer soi-mme et aux autres ne constituent pas encore toute l'histoire.

Anouilh avait-il tort de donner de la vrit et de la profondeur sa pice en nous infligeant une ralit dsagrable? Son choix nous rvle que, ds sa premire vraie pice, il se refusait aux concessions. La vie, par certains aspects, s'affirme en noir et les pices de mme couleur se justifient d'elles-mmes, si dplaisantes qu'elles apparaissent. Racine crivait dj, rpondant des accusations analogues : Le vice y est peint partout avec des couleurs qui en font connatre et har la difformit. Cette pice crite et monte la mme anne au Thtre de l'Oeuvre, par Paulette Pax, avec Pierre Fresnay, qui tait enthousiaste, et Marie Reinhardt, cre le 26 avril 1932, fut la premire chance d'Anouilh, sa premire rencontre avec le public. Elle reut de bonnes critiques, eut trente-sept reprsentations, le rendit clbre en une soire, mais suscita aussi de vives controverses.

_________________________________________________________________________________Entre deux tours de garde, on apprenait Anouilh le succs de sa pice. En consquence, de retour la vie civile, il fit la gageure de ne vivre que du thtre, et un peu du cinma. Ctait une folie que jai tout de mme bien fait de dcider.

_________________________________________________________________________________Jzabel

(1932)

Drame

Dans un appartement miteux, vivent le pre, la mre et leur jeune fils, Marc. La mre a des amants. Marc, comme son pre, dsire la bonne, une Lolita vicieuse et rapace. La mre, pour avoir cinq mille francs donner son amant, assassine son mari en omettant denlever des champignons vnneux. Marc refuse Jacqueline, la belle et jeune fille riche quil aime, et saccuse lui-mme pour partager le sort de sa mre. Mais, dans un ultime sursaut, il russit se librer de son emprise qui prenait un caractre incestueux, et part en courant comme un fou.Commentaire

De nouveau, un pauvre tait le personnage essentiel du drame. Marc qui commence dans la puret finit par suivre les impulsions du sang, tant guid lui aussi par le dterminisme de linfluence maternelle et de lhrdit sexuelle. Mais il possdait dj quelque chose de la lucidit de la Thrse de La sauvage, une sorte de prise de conscience. La pice est une tragdie de labsence de communication, tous les personnages se taisant au moment o un mot pourrait les sauver.

Cette pice ne fut jamais reprsente et ne figura pas dans le premier volume des Pices noires qui fut publi en 1942. Sans doute ntait-elle pour Anouilh qu'un premier chelon, une sorte d'esquisse que l'achvement de La sauvage rendit caduque.

La peinture du vice peut aller trop loin et tant faire har que le public se lasse et rompt le contact. Jzabel souffre de cette tare : la pice culmine dans un assassinat qui rappelle la mort d'Agamemnon, tu par son pouse pour faciliter son amour adultre avec gisthe, comme celle du pre dHamlet, tu l'instigation de sa femme, Gertrude, pour faciliter son amour adultre avec Claudius. Ainsi, le jeune Marc a endosser, entre les deux derniers actes du drame, le rle crasant d'Oreste et d'Hamlet. Mais la mre assassinant le pre cesse de constituer un grand thme tragique lorsque le crime a pour mobile une petite somme d'argent et relve, comme celui de Thrse Desqueyroux, d'une omission : Thrse oublia de compter les gouttes du dangereux mdicament comme la mre omet d'enlever les champignons vnneux. Les critiques attriburent cette superposition de l'pique et du sordide le quasi-chec de la pice.Marc, anti-hros, subit son hrdit et on ne saurait exclure cette explication du titre, car rien dans le texte ne permet d'affirmer que celle qui est appele la mre se nomme Jzabel. Cependant, les vers prononcs par Athalie maudissant son petit-fils, jettent une lueur sur le sens du drame d'Anouilh. Semblable Joas, Marc commence dans la puret et finit par suivre les impulsions du sang qu'il a reu : en cela, il se prsente d'abord comme l'antithse de ses parents mais finit par leur ressembler. Comme son pre, il dsire la bonne, une Lolita rapace, et il finit par s'abandonner au vice comme sa mre qui lui dit : Tout petit dj tu errais avec des photographies dans tes poches. Tu te touchais, tu te rendais malade. Mais, moi, je n'tais pas comme les autres mres, j'tais heureuse parce que tu me ressemblais ! Il sest corrompu sous l'influence de son milieu. L'argent joue un grand rle, comme dans L'hermine. La mre s'abandonne aux hommes pour briser la gangue qui l'enserre : J'avais peur de rester prs de ce mort tout simplement. Il avait toujours raison, il se sacrifiait toujours, mais il me suait ma vie tous les jours avec ses histoires d'argent... Il fallait que je le quitte...

L'activit sexuelle constitue une fuite en avant, et cette ivresse conduit celle de l'alcool. La fin de la mre annonce la dchance de Marc qui russit cependant, dans un ultime assaut, se librer de son emprise, qui prenait un caractre incestueux : aux rappels d'Oreste, d'Hamlet et d'Athalie s'ajoute donc celui de Phdre. Le pathtique drive du fait que, conscient de cette pourriture, le jeune homme veut en prserver la jeune fille riche qu'il aime. Cela implique une vritable auto-mutilation et, pour trouver le courage d'y parvenir, Marc s'exalte en s'analysant : C'est vrai. Je vous admire avec haine. Vous tes tellement belle, tout est si sale ici, si pauvre, si rat.

Jacqueline reprsente donc un idal qu'il ne veut aucun prix souiller. Bien qu'il l'aime plus que tout au monde, il la refuse. Belle, jeune et gte, menant son pre par le bout du nez, possdant des chiens et une voiture ne luxe, Jacqueline s'accroche. Marc alors lui montre sa mre ivre, puis, comme cela ne semble pas suffire, il ajoute: Ma mre, pour avoir cinq mille francs donner son amant, a assassin mon pre il y a trois jours. Passionne pour Marc, Jacqueline s'en tient la stricte justice et ne veut pas que les pchs d'une gnration retombent sur la suivante ; elle reprend ainsi son compte sans le savoir le sursaut de Marc au premier acte, criant ses parents : Mais vous l'avez mrit, vous, votre malheur ! Pas moi. Elle ragit dans l'abstrait. Sa passion enfante vite une compassion.

Alors, criant comme un fou, Marc s'accuse lui-mme, faussement d'ailleurs, et il emploie un vocabulaire ordurier et des menaces physiques pour chasser Jacqueline sans espoir de retour... Elle se sauve et elle est sauve, lui va glisser sur la pente de la dchance et on le voit s'enfoncer lentement jusqu'au sursaut final, une fuite qui permet de penser qu'il chappera peut-tre au triste sort de son pre et de sa mre. Il a prserv Jacqueline et peut-tre trouvera-t-il son chemin de Damas aprs l'effort surhumain lui permettant de sortir de l'ornire symbolise par sa mre et la servante vicieuse: Il les regarde toutes deux avec pouvante. Soudain, il se lve et part en courant comme un fou. Au bout de cette pice trs noire luit un reflet de lumire fort ple, bientt teint car dj on voit la jeune bonne qui commence faire du chantage sans qu'on lui rponde.

Cette dernire notation fait de la pice la tragdie de l'absence de communications, comme Humulus le muet en tait la farce. Ce thme revient dans Jzabel avec la force obsessive d'un leitmotiv insinuant : tous les personnages se taisent au moment o un mot pourrait les sauver : Jacqueline , Marc, la mre. Enfin, au dernier acte : Marc : Ne me parle plus. - La mre : Oh, laisse-moi te parler, sans me rpondre. Quand tu seras parti je serai condamne au silence pour toujours. _________________________________________________________________________________Le bal des voleurs

(1932)

DrameLady Hurf, qui s'ennuie comme une vieille tapisserie , cherche un moyen d'gayer le sjour qu'elle fait avec ses deux nices et leur tuteur Vichy, ville tranquille. Elle se sent d'une humeur faire une grande folie . peine a-t-elle prononc ce vu que l'occasion qu'elle cherchait lui est offerte. Trois voleurs burlesques se prsentent : Peterbono, le chef, un voleur chevronn, et ses deux disciplesencore trs novices : Hector et Gustave. Le trio essaie, en revtant les dguisements les plus divers, de monter quelques coups, notamment en sduisant des jeunes filles. Hector conte fleurette (surtout pour voir ses bagues de prs) va, une veuve dsabuse de vingt-cinq ans. Mais Gustave, le moins expriment des voleurs, est sincrement tomb amoureux de Juliette, qui a vingt ans, et il doit se battre contre ses sentiments. Les deux jeunes femmes sont les nices de Lady Hurf, et son ami, Lord Edgard, est leur tuteur. Dguiss en grands d'Espagne, ils se font recevoir chez lady Hurf, mais la vieille Anglaise excentrique ne se laisse pas prendre au pige, entre dans leur jeu et les invite un Bal des Voleurs, prtextant que ce sont de vieux amis elle, faisant mine, malgr l'tonnement des nices, de reconnatre le chef de la bande. Ce serait le duc de Miraflor qu'elle dit avoir rencontr Biarritz. Les voleurs n'ont garde de la dtromper et ils acceptent de venir loger dans sa villa. Le quiproquo est nou. Mais Lord Edgard est persuad avoir reu une lettre annonant le dcs du duc et, comme un vol a t commis, il a convoqu un dtective. Hector, qui a oubli le dguisement sous lequel il avait sduit va, essaie de la reconqurir. Le trio est dmasqu. Peterbono et Hector senfuient, mais Juliette et Gustave se sont envols car elle sest prise laimer. le faux prince Pedro. Lamentations. Ils reviennent cependant, perdument amoureux, et Lord Edgar dnoue la situation en faisant semblant de reconnatre Gustave comme son fils naturel enlev en bas ge, lui permettant ainsi dpouser Juliette. Tout est bien qui finit bien CommentaireCest une pice rose, la seconde pice rose dAnouilh avec laquelle il ajouta une nouvelle dimension son thtre : celle de la fantaisie pure, du jeu thtral gratuit, de la bouffonnerie. Voulant rivaliser avec le thtre de boulevard, il n'a cout que sa fantaisie dans ce divertissement parl, mim et dans, le sujet tant une transposition du thme dune pice noire, La sauvage, le dnouement tant cette fois heureux grce au mensonge du vieux tuteur et surtout grce la confiance persuasive avec laquelle Juliette accueille l'amour.

Anouilh parvint d'un coup la perfection de l'invraisemblance: il ny a rien de vrai dans cette histoire, mme pas le titre, car il y avait erreur sur les invitations, il s'agissait en ralit d'un bal des fleurs. D'ailleurs, on nous prvient ds le dbut. Au deuxime tableau du premier acte, nous savons que Lady Hurf joue aux intrigues pour tcher d'oublier qu'elle n'a pas vcu et, lorsque des comparses arrivent, elle dit va : Chut ! Voici nos marionnettes. En fait, les vraies marionnettes (quAnouilh place dans ses pices ct des vrais personnages, et qui forment souvent un couple caricatural) sont Lady Hurf et Lord Edgar.

Lady Hurf, matresse de crmonies, riche veuve laquelle rien n'a rsist, s'amuse maintenant, entoure d'un vieux pitre, Lord Edgar, de ses deux nices: va, veuve jeune et joyeuse, et Juliette, vierge folle. ct de cette bourgeoisie opulente et frelate, trois honntes voleurs exercent leur profession dans cette ville d'eau dcadente avec un arsenal de dguisements si efficaces qu'ils ne se reconnaissent mme pas les uns les autres. Entre ces deux mondes, celui des riches et celui des voleurs, voluent les Dupont-Dufort, financiers vreux : un bon mariage du fils sauverait le pre d'une faillite, frauduleuse sur les bords. Toutes ces marionnettes s'agitent en un ballet aux rythmes tant varis qu'endiabls, au son grotesque d'une clarinette solitaire qui ne cesse de ponctuer les rpliques en jouant, du prologue au dnouement, une musique compose par Darius Milhaud. Lorsque le cambriolage (vrai) est dcouvert, les Dupont-Dufort tlphonent la police ; mais, bien qu'innocents, ils ont des mines si patibulaires qu'ils sont finalement arrts : avec des gestes d'acrobates de cirque .

Anouilh avait fait revenir au thtre la tradition du cirque : On m'accusera de faire du music-hall, du cirque. Tant mieux : intgrons le cirque ! On peut accuser l'auteur d'tre arbitraire : mais l'imagination n'est pas arbitraire, elle est rvlatrice.

Le dnouement reste tout aussi farfelu : l'aristocrate Juliette, tombe amoureuse du troisime larron, Gustave, est prte tout. Lui, bien que voleur, ne l'est pas et il conserve sa dignit. Alors l'inutile Lord Edgar, qui jusqu'ici ne fut que la cinquime roue du carrosse, va sauver la situation en retrouvant son fils perdu ; mais le jeune voleur refuse de tomber dans le panneau, au grand dam du vieillard : Ainsi j'aurai attendu vingt ans que cet enfant me soit rendu par le ciel et, lorsque le ciel enfin daigne me le rendre, c'est lui qui refuse de me reconnatre pour pre? On entend ici l'cho de certains dnouements de la comdie classique et surtout de celui de L'avare.

L'ironie d'Anouilh consiste montrer que les seuls personnages authentiques de la pice sont les voleurs et notamment le voleur pauvre mais honnte qui refuse de tromper, mme pour possder celle qu'il aime ! Nanmoins, Juliette fait les derniers pas et Gustave succombe ; ainsi se ralise la prophtie que Lady Hurf dispensait devant va : Petite fille, petite fille, vous serez toujours poursuivie par des dsirs qui changeront de barbes sans que vous osiez jamais leur dire d'en garder une pour les aimer. Surtout ne vous croyez pas une martyre ! Toutes les femmes sont pareilles. Ma petite Juliette, elle, sera sauve, parce qu'elle est romanesque et simple. C'est une grce qui n'est pas donne toutes.

crite en 1932, la pice fut mise en scne par Andr Barsacq, qui tait la tte de la Compagnie des Quatre-Saisons, et cre le 17 septembre 1938 au thtre des Arts, avec Jean Dast et Mlle Geoffroy, sur une musique de Darius Milhaud. Elle remporta un beau succs, ayant deux cents reprsentations.

En 1955, The thieves carnival, jou New York, obtint un Tony award.

_________________________________________________________________________________Fin 1932, Jean Anouilh pousa son interprte, la comdienne Monelle Valentin. Mais les jeunes maris, tant sans le sou, navaient pas de meubles: Louis Jouvet leur prta ceux, spendides et faux, du deuxime acte de Siegfried. la reprise de la pice, lappartement redevint subitement vide. Ils allaient avoir une fille: Catherine qui allait devenir comdienne et jouer dans des pices de son pre._________________________________________________________________________________La sauvage

(1934)

Drame

Dans un caf de la dernire catgorie, joue un orchestre form de M. Tarde, contrebassiste ; de Mme Tarde, violoncelliste ; de lamant de celle-ci, le belltre Costa, pianiste ; des filles des Tarde, Thrse, vingt ans, premier violon, et sa sur, Jeannette, second violon. Tout ce petit monde de pseudo-artistes, besogneux, cupides, vulgaires, vicieux, mdiocres, odieux et grotesques, vivote sur des revenus mdiocres. Thrse est convoite la fois par l'amant de sa mre et par le patron du caf. Ses parents ne manifestent aucune indignation, loin de l: Mme Tarde ne serait pas fche de voir un nouveau lien attacher Costa ; M. Tarde accepterait volontiers d'changer sa fille contre la scurit d'emploi de son orchestre. Mais elle est reste miraculeusement pure et dsintresse, souffre de tels parents, vit sous la honte d'une rvolte contenue en voyant son pre, veule, s'avilir chaque jour un peu plus devant l'amant de sa mre. Elle a plu un grand pianiste et compositieur, Florent France, dont elle est la matresse, qui veut lpouser et pour lequel elle prouve un amour sincre, lui ayant tout donn, sans arrire-pense et sans condition. Elle a honte de ses parents qui sont avides dexploiter cette affaire inespre. Pourtant, elle accepte de passer quelques jours, avec son pre, dans la vieille demeure familiale de son fianc. Mais elle prouve vite un malaise dans cette maison si claire et si accueillante qui, avec son luxe, ses livres, ses portraits de famille, semble lui dire quelle nest pas faite pour elle. Loin de renier le pass quelle ne peut oublier, la sauvage se cabre dorgueuil. Elle a limpression quelle est totalement trangre cet univers qui ignore la pauvret et ses hontes. Elle essaie avec un plaisir morbide de faire chouer son mariage avec le brillant Florent dont le caractre est quilibr et heureux, qui devine sa dtresse et voudrait la sauver delle-mme, arracher ses mauvaises herbes. Il y parviendrait peut-tre ; mais, en voyant son pre se conduire grossirement et avec sans-gne, comme un ivrogne sans ducation, ce dont Florent, restant trs comprhensif, samuse plutt, Thrse se reprend, saccroche cette loque qui est de la mme race quelle, laquelle la lient les secrets sordides de leur pass commun, se cramponne sa pauvre rvolte, rvle Florent tout son pass misrable, lui montre labme entre les deux royaumes des riches et des pauvres, et sapprte partir. Lpret du dialogue frmissant est souligne par la vulgarit voulue de lexpression.

Le vieux Hartman tche dexpliquer Florent en quoi sa fortune, son talent, son bonheur le sparent du reste des tres humains ( commencer par lui-mme, Hartman, qui a jadis envi son gnie musical avant de se rsigner devenir son imprsario et son ami). Florent se met pleurer, et Thrse, qui comprend quil nest donc pas un vrai riche, quil a besoin delle, sattendrit, tombe dans ses bras et dcide de rester. Elle sefforcera de tourner le dos son pass et de vivre heureuse dans lunivers lumineux des riches.

lacte III, les prparatifs du mariage se font donc. Mais ils sont une nouvelle occasion pour Thrse de souffrir de linconscience heureuse des riches, de la charit paternaliste de la vieille tante de Florent, de lgosme de sa sur, Marie, jeune fille moderne qui joue travailler, le vrai travail tant en fait celui de la petite couturire qui monte la robe de marie de Thrse. Elle est ainsi rappele elle-mme : J'aurais beau tricher et fermer les yeux de toutes mes forces... Il y aura toujours un chien perdu quelque part qui m'empchera d'tre heureuse. Et, un soir o Florent joue du piano, elle s'accuse de coucher avec Costa, cet homme qu'elle hait parce qu'il est rapace, ivrogne, rat et l'amant de sa mre, et elle senfuit, s'enfonce dans la nuit, toute menue, dure et lucide, pour se cogner partout dans le monde.

CommentaireCest une pice noire o le thme essentiel de luvre dAnouilh, une recherche de la puret travers les compromissions imposes par la vie, tait dj prsent : Je suis ta fille, dclare Thrse. Je suis la fille du petit monsieur aux ongles noirs et aux pellicules ; du petit monsieur qui fait de belles phrases, mais qui a essay de me vendre un peu partout, depuis que je suis en ge de plaire. Florent peut se dfinir comme l'antithse personnifi du monde o naquit Thrse : richesse au lieu de pauvret, gnie de la musique comme virtuose et comme compositeur au lieu de creuses prtentions, maison de rve dans un parc au lieu de pouilleuses chambres d'htel, salles de concert au lieu de bastringues... On retrouve, dans la pice, plus pousse et plus systmatique, l'opposition du diptyque de L'hermine et de Jzabel. La rvolte de la sauvage se traduit sous la forme inattendue dune fidlit dsespre la tare indlbile de la pauvret. Elle ne supporte pas de quitter le malheur de son enfance et de son adolescence pour la salet du bonheur. Mais, si Thrse est rapprocher de Marc dans Jzabel, Anouilh n'usa pas des effets trop violents et trop faciles produits au milieu de la pice par le crime. Dans La sauvage, comme dans Brnice, le sang ne coule pas. Ensuite, avec une habilet consomme, il doubla ses personnages principaux :

- ct de Thrse Tarde, premier violon de l'orchestre, sa sur Jeannette, second violon, constitue une sorte de repoussoir. Elle aussi tient sortir de son milieu ; mais, au lieu de le faire par la rvolte et le refus, elle jouera serr, selon les rgles sordides de la socit, ce qui suggre l'ide que souvent le succs va ceux qui n'hsitent pas se salir les mains. Elle conseille sa sur: Attention !... N'aie jamais l'air de croire que tu peux n'tre que sa matresse. Et puis, quand vous sortez ensemble, tiens-toi, ma petite. Car il y a une chose qu'il ne faut pas que tu oublies : c'est que dans ta position on n'est jamais assez distingue.

- ct de Florent, son imprsario, confident et ami, Hartman, qui est totalement lucide avec une pointe d'envie, a su dominer ses sentiments, les mmes que ceux qui vont emporter Thrse sur la voie de son malheur ; mais il a commenc par le ressentiment, n de son infriorit devant Florent : Quand je vous ai rencontr, j'tais dj un vieil homme qui fouillait sans espoir une matire sourde de ses doigts malhabiles - un vieil homme perdu dans l'puisante recherche de ses voies clestes que vous aviez dj trouves tout seul en naissant. et il finit par voquer une affection, subtilement analyse pour le bnfice de Thrse : J'aime le dieu qui habite ses mains. Jeannette et Hartman agissent donc comme des catalyseurs dramaturgiques et, partis d'horizons totalement opposs, ils se retrouvent dans un simple bon sens terre terre. Au conseil de Jeannette : Adieu, Thrse, et fais donc pas tant de manires, va... Tu as une bonne place, garde-l. fait cho celui d'Hartman. L'hrone n'est qu' demi-convaincue : - Thrse : C'est vrai. J'ai besoin de leur chaleur, maintenant qu'ils m'ont enlev la mienne ... Mais comme c'est une comdie trange, leur bonheur ! - Hartman : Il faut apprendre votre rle.Rapparat le problme central, celui de L'hermine, celui de Jzabel : difi sur un amoncellement de compromis, le paratre va touffer l'tre. La fin de la rvolte s'ouvre sur l'anantissement : Hartman : J'ai t un tre humain, rvolt, moi aussi. Mais les jours clairs sont passs sur moi, l'un aprs l'autre... Vous verrez, peu peu vous arriverez ne plus avoir mal du tout. ne plus rien exiger d'eux, qu'une petite place dans leur joie. - Thrse, aprs un silence : Mais c'est un peu comme si on tait mort...

Le dilemme parvient l'absolu : le hros abhorre ce qu'il quitte et refuse de souiller l'idal dont la ralisation approche. Le coup de matre d'Anouilh consiste situer en ce point prcis l'ironie tragique. Pour ne pas compromettre l'idal, le personnage porte un faux tmoignage contre lui-mme et se charge de la culpabilit odieuse de la gnration qui l'enfanta : comme Marc, Thrse finit par s'accuser. Thrse et Marc se ravalent donc pour apparatre comme de vrais reprsentants de ce monde abject qu'ils renient vigoureusement et ayant, par cet impitoyable coup de force contre eux-mmes, tu tout espoir d'idal, leur reste une seule issue, la fuite... Le fantme d'Antigone commenait hanter le dramaturge. Le thme du bonheur impossible s'amorait d'une manire concrte. La dclaration de Thrse : Il y aura toujours un chien perdu quelque part qui m'empchera d'tre heureuse contenait en germe l'ide de la solidarit que Camus traduisit si bien dans L'homme rvolt par la formule le refus d'tre heureux tout seul (ce qui est aussi le motif de la conduite de Rambert dans La peste). Ainsi, nous nous sentons de cur avec la sauvage , car, paradoxalement, elle s'isole, pousse par une exigence profonde de libert. Nous plaignons beaucoup moins Florent, l'homme de la chance , parce qu'il lui restera toujours la musique. Mais sa tragdie vient en contrepoint celle de Thrse : il possdait beaucoup dj, puisqu'elle tait devenue, sans phrase et sans condition, une matresse parfaite. Lui non plus ne sut pas se contenter de ce qu'il possdait, offrant trop, il se crut le droit de trop demander. En cage, les plus nobles des animaux s'tiolent et meurent ; comme eux, Thrse restait magnifique en libert, malgr le contact de son effroyable milieu: Florent : Un miracle. Cela aurait pu lui donner de la crapulerie, cela ne l'a pare que de force, de franchise, d'une sorte de virilit. De sa libert, des amants qu'elle a eus avant moi, elle a fait cette puret sans masque ni retenue.La rupture du couple illustre aussi le thme de l'chec de l'effort vers l'impossible. Vieillir, c'est renoncer ses rves. Anouilh refusait de le faire : Florent restait au fond du cur un petit garon ttu, Thrse gardait, au mpris du rel, sa puret de jeune fille. Leur tragdie fut de s'abandonner la tentation de l'absolu, si bien qu'ils perdirent, l'un comme l'autre, ce relatif, cette approximation qui avait le mrite de leur appartenir concrtement.La pice, monte par les Pitoff aprs que Louis Jouvet eut refus de la mettre en scne, le rle tant tenu par Ludmilla qui lui prta son charisme exceptionnel, la musique tant de Darius Milhaud, fut cre le 10 janvier 1938 au thtre des Mathurins. Elle remporta du succs et eut plus de cent reprsentations.

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Y avait un prisonnier(1935)Comdie en trois actes

Ludovic est un homme d'affaires brillant mais quune erreur de jugement a conduit la banqueroute. Condamn quinze ans de rclusion en Italie, il retrouve sa famille Cannes sur le luxueux yacht de son beau-frre, Guillaume Barricault. Celui-ci a arrang le mariage d'Anne-Marie, fille d'Adeline issue d'un premier lit, avec le jeune Gaston Dupont-Dufort, dont la famille est particulirement influente, afin de restaurer la respectabilit de la famille entache par les erreurs de Ludovic. Mais l'exprience de la prison a profondment modifi le caractre de ce dernier.

Commentaire

La pice, cre le 21 mars 1935 au Thtre des Ambassadeurs, mise en scne par Marie Bell avec Aim Clariond et Simone Renand, eut une cinquantaine de reprsentations et une critique favorable. Comme Mandarine, elle a t renie par Anouilh et on ne la trouve pas dans les uvres compltes.

Les droits en furent vendus la Metro-Goldwyn-Mayer, mais le film ne fut jamais ralis._________________________________________________________________________________Anouilh acquit une certaine aisance.

_________________________________________________________________________________Vous n'avez rien dclarer?

(1936)

Scnario

Commentaire

Le film fut ralis par Lo Joannon et interprt par Pierre Brasseur, Raimu, Pauline Carton.

_________________________________________________________________________________Anouilh rencontra Georges et Ludmilla Pitoff et, grce eux, put prsenter coup sur coup:

_________________________________________________________________________________Le voyageur sans bagages(1937)

DrameEn 1936, Gaston, un homme de trente-six ans devenu amnsique la suite dune blessure reue pendant la guerre de 1914-1918, vit paisiblement dans un asile. Mais, un jour, on se mle de retrouver ses parents, une sombre histoire d'hritage, dont il est le bnficiaire et qui fait qu'il est convoit par de multiples familles qui jurent reconnatre en lui leur fils perdu. Semparent de lui les Renaud: la trs bourgeoise Madame Renaud, son fils, Georges, et sa femme, Valentine, qui tentent de rveiller ses souvenirs et de le convaincre qu'il est bien leur fils et frre, Jacques Renaud. Ils essaient en vain de provoquer le choc qui lui rendra la mmoire de son pass. Mais ce pass est totalement oppos celui que simaginait Gaston,qui dcouvre avec horreur que Jacques tait cruel, quil aimait tuer les btes, quil tait un escroc, quil avait estropi son meilleur ami en lui disputant les faveurs dune bonne, quil tait devenu lamant de Valentine et quil tait parti la guerre brouill avec tous les siens. Gaston refuse dendosser ce pass odieux. Pourtant, Valentine, qui laime, veut le convaincre quil est impossible deffacer les taches de la conscience, que nous devons nous accepter tels que nous sommes ou mourir. Elle lui rvle quil a une petite cicatrice dans le dos connue delle seule. Il naurait donc devant lui que le dsespoir ou la mort. Mais, bien que ce dtail soit exact, il nie cette cicatrice et refuse la famille Renaud. Comme dautres familles le rclament galement, il est sduit par un charmant petit garon anglais qui a perdu toute sa famille dans un naufrage et qui, pour toucher un gros hritage, aurait besoin de retrouver un neveu (beaucoup plus g que lui !). Profitant du privilge quil a de choisir son pass, il se reconnat membre de cette famille et le prouve grce un subterfuge: une fausse lettre o il est question de sa cicatrice. Ainsi il aura une identit sans avoir de pass. Commentaire

Cette histoire d'un soldat amnsique, qui fut traite aussi par Giraudoux, tire son origine dans la vie d'Anthelme Mangin, l'amnsique de Rodez. Autour du thme de l'amnsie, Jean Anouilh mit en scne la douloureuse servitude du pass.

Cest une pice noire qui, la fois cocasse et grave, oscille entre drision, moquerie, mensonge et sincre motion. On trouve d'une part, dans la structure de la pice, des lments de la tragdie: les domestiques qui jouent le rle du chur dans la tragdie grecque, et qui s'intercalent entre les moments importants. Mais il y a aussi de nombreux lments comiques: le passage d'un registre l'autre, trs brutalement ; les ractions outres de Juliette ; la peur du matre d'htel.

Lintrigue repose sur la confrontation entre un homme simple, naf, la recherche de son identit, et une famille nvrose, fige dans les non-dits. Face la duchesse et matre Huspar, la famille Renaud et ses domestiques, et la famille Madensale, Gastonest seul et est un enjeu: quel groupe appartient-il? Mais, plus grave,il porte ses accusations travers lui-mme: cest son propre pass quil accuse ; quand il fuit, il se fuit lui-mme. Dans cette pice, traite avec autorit et rigueur, pathtique et dchirante, le tragique de la vie quotidienne est devenu le tragique de la vie morale. La critique de la socit, jusque-l insuffisante et superficielle, sest approfondie et sest nuance. Le destin rgne en matre sur le monde.Aprs des scnes trs sombres, lauteur samusa terminer en rose, dans un climat de libre fantaisie, lamnsique, plus heureux que la plupart des hros dAnouilh, ayant le privilge de choisir son pass.Mais cette fin heureuse ressemble aux fins artificielles de pices de Molire o se fait une intervention improbable, miraculeuse, qui sauve tout ; ici, ce rle est jou par le petit garon. Mais on croit dautant moins ce romanesque, au happy ending quil se redouble de tricherie. En fait, il est possible que le premier dnouement soit le vrai. On peut mme considrer que le second est un rve que fait Gaston, la tte dans les mains.

La pice devait tre monte par Louis Jouvet, mais c'est Georges Pitoff qui accepta sans attendre et la cra au thtre des Mathurins le 16 fvrier 1937. Cent quatre-vingt-dix reprsentations furent donnes. Elle fit connatre Anouilh son premier grand succs. Il ladapta lui-mme au cinma, le film tant sorti en 1944.

Pierre Boutron en fit un tlfilm diffus en 2004._________________________________________________________________________________Le rendez-vous de Senlis

(1937)

DrameLas de la vie qu'il mne auprs d'Henriette, une pouse trop riche, dans un milieu corrompu, conscient d'avoir manqu aux promesses qu'il s'tait faites, Georges va tenter de s'offrir, pour un soir, la comdie de l'existence dont il rve. Mcontent du rel, il se donne un pass synthtique, celui qu'il aurait voulu avoir. Cest quiI a rencontr une pure jeune fille, Isabelle ; le naf amour qu'il lui a inspir et auquel il rpond avec toute la sincrit dont il est capable, lui inspire la fois honte et confiance. Redoutant de dcevoir son amie, il lui dissimule sa vritable personnalit et recompose pour elle un difiant tableau de sa jeunesse et de sa famille. Pour donner plus de ralit son jeu, il Ioue une villa Senlis, une vieille maison de province idale par son charme dsuet et paisible, et il engage un vrai matre d'htel qui jouera, contre une importante rmunration, un mensonge partiel ( Dans ce cas, je suis au service de Monsieur depuis de longues annes. Si Monsieur le veut bien, mon pre tait dj le matre d'htel de la famille ) et deux vieux acteurs, Philmon et Mme de Montalembreuse, qui joueront ses parents. Il leur fait rpter leurs rles, leur dit comment il voit le pre idal et la mre parfaite quil aurait su aimer, et les supplie dtre fidles, lespace dune soire, aux portraits imaginaires dont ses vrais parents lui ont offert de si dcevantes rpliques. Il a fabriqu, lintention de celle quil aime, un environnement faux et sduisant. Au deuxime acte, les vrais parents de Georges et son ami, Robert, font surgir son vrai pass, les souvenirs et les personnages. Leur irruption dissipe les songes. Robert, qui n'est plus son ami, railleur et crisp, plastronneur et veule, suffit mobiliser toute l'attention. Son loquence, la violence convaincante des termes brlants de haine et de regret qu'il emploie pulvrisent littralement les dfenses d'Isabelle. Cela ne veut pas dire qu'il ait raison, mais qu'il existe davantage. Ce triomphe est rvlateur. Au troisime acte, Isabelle apparat. Mystifie mais consentante, entrant son tour dans le jeu, elle confre aux rves de Georges une existence authentique et contribue les perptuer. Elle dclare : Oui, je crois que je lui apprendrai le bonheur . Mme si les employs de Georges le trahissent, peu importe. Quand l'ami Robert, afin de la dgoter, rvle que sa femme, Barbara, couche avec Georges, elle exige qu'il se taise. Georges croit avoir tu sa femme et a essay de se suicider. Mais tout va s'arranger: Henriette n'a qu'une bosse, la blessure de Georges ne prsente aucune gravit. Les comparses quittent la scne, non sans avoir, une fois de plus, rvolt le public par leur cupidit. Et, en un duo d'amour, Georges et Isabelle imaginent leur vie conjugale venir. Alors, fini le noir, tout devient rose, trop rose pour que l'inquitude ne naisse pas.

CommentaireCest une pice rose, proche du vaudeville, surtout dans la premire partie. Ensuite, cest le noir qui domine. Elle comporte beaucoup de traits rappelant la pice noire qui la prcdait, constitue une sorte d'inversion du Voyageur sans bagage. L'acte l nous montre un hros qui a d'emble, comme sans doute le fera Gaston aprs le dnouement du Voyageur sans bagage, compos un faux tableau correspondant exactement l'image qu'il dsirait prsenter de lui et de son milieu. Mais dans quelle mesure le faux peut-il comporter un caractre d'authenticit? Anouilh ne prtendit pas rsoudre cet ternel problme: il se contenta de nous troubler, de nous amener poser nous-mmes nos propres questions. Voici les lments perturbateurs, dans l'ordre o ils se prsentent:- Le hros manque de bonheur : La propritaire : Si vous aviez mon ge, les soucis vous dvoreraient vivant... - Georges (avec soudain un pli triste la bouche) : Oh ! croyez-moi, Madame, ils ont aussi le got des viandes jeunes.- Son optimisme est dsabus : Georges : Car tout s'arrange dans la vie, au moins pour un soir Vous me direz qu'un soir, ce n'est pas long. C'est parce que les hommes sont trop exigeants, Madame. Avec un peu d'imagination, on peut trs bien vivre toute sa vie en un soir. - Le personnage du matre d'htel se rduit un extra ; ds qu'on lui donne un rle, il commence drailler et reoit plusieurs rappels l'ordre, comme : Bravo ! Mais, tout de mme, ne brodez pas trop.

- Le cabotinage ne se cantonne pas aux amateurs, les vrais acteurs veulent aussi en remettre, d'o des remarques acerbes( Philmon (se mettant soudain en colre) : Mais sacrebleu, Monsieur, vous m'avez dit un personnage de pre ! Je vous compose un personnage de pre. Vous n'avez pas la prtention de m'apprendre mon mtier, tout de mme. ) parfois compliques (lorsque l'actrice joue vrai, elle le doit au fait paradoxal qu'elle prend le contre-pied du rel vcu : Mme de Montalembreuse hsite, surprise par le ton peut-tre, puis elle dit, ma foi, trs noblement : J'avais cru bien faire, mon petit. Mais si ton bonheur est autre part, il ne faut pas hsiter; pars et sois heureux. ton ge, c'est l'amour qui n'a pas de prix. (Georges a cout, les yeux ferms, en silence) . La suite du dialogue nous rvle que l'actrice a trouv son vrai fils exactement dans la mme situation, d'o un coup de thtre retardement : Georges la regarde, plein d'admiration : Et c'est ainsi que vous avez rpondu? - Mme de Montalembreuse, soudain hors d'elle ce souvenir : Vous pensez ! C'tait avec une petite violoniste... une petite putain de rien du tout... Je lui ai flanqu une paire de gifles, oui ! Ces scnes au cours desquelles Georges fait rpter aux comdiens leurs rles, leur dit comment il voit le pre idal et la mre parfaite quil aurait su aimer, et les supplie dtre fidles, lespace dune soire, aux portraits imaginaires dont ses vrais parents lui ont offert de si dcevantes rpliques, dgagent une grande motion. Elles permettent en outre desquisser le programme de vie o la plupart des personnages dAnouilh voient le secret du bonheur : suite de jours tranquilles partags entre l'amour et l'amiti, affectueuse comprhension, soires au coin du feu, soupires fumantes, vieillissement paisible, nobles rides.

- Enfin le quatrime rle, celui de l'ami, doit appartenir l'authentique Robert. Mais le plan prvoit de l'attendre en vain, personne ne prendra place table devant son couvert. Le seul vrai personnage brillera par son absence !

Ainsi, dans le concert de cette harmonie idale, le dramaturge introduisit dessein nombre de fausses notes. Il ne s'agit pas de simples erreurs d'excution n'affectant en rien l'esthtique : elles correspondent la volont de montrer que le projet du hros correspond une impossibilit.

La pice est donc une sorte dloge de lillusion thtrale, Pirandello ntant pas loin. Elle illustre encore le pessimisme dAnouilh: Nous voulons tous louer l'anne et nous ne pouvons jamais louer que pour une semaine ou pour un jour. C'est l'image de la vie. (acte I) travers la projection du hros, on retrouve dans Le rendez-vous de Senlis le milieu frelat qui caractrisait les pices prcdentes, noires ou roses, ainsi que la dictature de l'argent, impitoyable et destructrice. Lorsque Georges a pous cette femme immensment riche, son acte l'a dfini aux yeux du monde et maintenant ses choix refltent, qu'il le veuille ou non, la dfinition. Le dramaturge souligna trs habilement le caractre rel de cette virtualit en ne nous montrant jamais l'pouse, l'acheteuse (titre dune pice de Stve Passeur [1930] construite sur une ide analogue). Par sa fortune, elle joue le rle de corne d'abondance, et l'ironie premire, le gage de l'chec, consiste nous montrer Georges se servant des fonds de sa femme pour monter sa tromperie dans la maison de Senlis, loue prix d'or. Le hros rvle sa pourriture intime en ne se doutant pas du caractre odieux du rle qu'il assume. Lentement, le public juge et ainsi sa participation s'accrot, d'autant plus qu'il possde plus de lucidit que le hros lui-mme. Les autres protagonistes jugent aussi et nous assistons un intressant phnomne de polarisation: le parasite primaire se voit entour bientt de parasites secondaires. Autour de Georges et profitant de l'aubaine, ses parents, vieux couple odieux, variations de ceux rencontrs dans La sauvage. Dans les deux pices noires, les parents poussaient ce mariage de leur enfant avec un riche partenaire ; ici, aprs avoir gagn, ils se trouvent en train d'exploiter la mine d'or, avec un cynisme rvoltant bien qu'il corresponde exactement la situation. Nous apprenons que Georges a franchi ce pas qui avait rebut Marc dans Jzabel, et le pre, M. Delachaume, en montre une grande fiert : Alors? Il dit qu'il n'aime pas sa femme. Moi non plus, je n'aimais pas la mienne. Est-ce que j'ai fait tant d'histoires pour cela? Il dit que nous l'avons pouss ce mariage. Bien entendu, nous l'avons pouss ce mariage. Tout notre argent tait en trois pour cent et j'avais tout liquid pour me refaire un peu au moment de l'affaire Humbert ! Les parents constituent un fardeau lourd, encombrant mais, par certains cts, acceptable et lgitime. ct d'eux, un autre couple parasite, l'ami Robert et son pouse, Barbara. Triomphe de la pourriture : Barbara, matresse de Georges qui est lpoux d'une femme richissime, donne une double scurit son mari qui reste donc cocu et content. Dans ce bouillon de culture socio-familial tout pourrait donc tourner rond autour d'Henriette, belle inconnue qui mesure sa passion l'argent qu'elle fournit sans compter. Pivot de tout ce plantarium, Georges, maquereau lgitime, passionnment aim par son pouse qui visiblement en veut pour son argent. Insatisfaite, elle se propose d'en tirer les consquences dans une scne effroyable, avec concrtes menaces de mort dbouchant sur un ultimatum.

Isabelle, belle et pure comme l'aube, quilibre tout cela. A-t-elle, comme Monime, comme Thrse, suivi la logique de son amour? Se donna-t-elle sans phrase et sans condition l'homme qu'elle aime? Curieux mystre. Au dbut de la pice, Georges dit : Cette jeune fille - vous voyez que je me confie entirement vous - cette jeune fille est ma matresse. Nous le croyons durant plus de deux actes, puis le hros montre qu'il a menti et quil a entran l'auditoire sur une fausse piste : Alors, un jour, j'en ai eu par-dessus la tte de votre th dans vos petits tea-rooms verts et roses. Par-dessus la tte de nos frlements de mains entre deux meringues, de nos baisers vols dans les taxis. Seulement, que faire? [] L'amour, l'htel borgne? C'tait fichu d'avance. Comme une vraie jeune fille, elle l'avait classiquement rencontr au Louvre. travers elle, il chercha retrouver son intgrit perdue mais, selon un processus dj prsent par Corneille dans Le menteur, il ne put que recourir au mensonge pour prouver son mensonge. Deux actes durant nous le voyons tisser, envers et contre tout, l'image destine enchanter Isabelle. Quand elle apparat, au troisime acte, la vrit sordide passe sur elle sans la souiller car cest un tre trange chez qui la force intrieure triomphe des vilenies du monde. Ayant dcouvert un mcanisme efficace d'auto-dfense, elle s'en ressert bientt pour empcher Georges de dtruire leur amour. Lorsqu'il aura termin, comme Frantz, comme Marc, son orgie destructrice, au lieu de partir en claquant la porte, comme les autres femmes, elle reste et refuse de croire le pire.

L'abcs ainsi crev, la confession cathartique de Georges faite, la rgnration peut commencer. Dans lvocation de leur vie conjugale venir, le jeune homme peint un tableau idyllique de la famille qui a produit Isabelle, et, naturellement, les traits et les couleurs qu'il choisit apparaissent comme l'opposite mme de sa propre famille : Comme vous devez en avoir des grand-mres heureuses, se tenant la queue-leu-leu par le pan de leur jupe derrire vous, jusqu' la dernire qui vous tient la main et vous protge encore. Je vais vous dire quelque chose de drle, je crois bien que j'ai t aussi amoureux de toutes vos grand-mres. Le rendez-vous de Senlis finit donc bien. Mais faut-il se hter d'en rire de peur d'avoir en pleurer? Les amants ne sont qu'au dbut de leur aventure. Si la pice avait eu un acte de plus, ne serait-elle pas une pice noire? Isabelle la rose rsistera-t-elle aux souillures de la vie? Georges, qui a su faire taire sa conscience pour pouser Henriette, qui se vautra si longtemps dans l'amour de la femme de son meilleur ami, restera-t-il dfinitivement rose? S'il est vraiment un personnage d'Anouilh, ne verra-t-il son pass un jour ou l'autre se rveiller? Pouvons-nous oublier que tous les autres personnages sont noirs, que la corruption fait tache d'huile? Autant de questions rhtoriques qui nous indiquent sans doute pourquoi Anouilh rsista obstinment la tentation d'utiliser le mot comdie : cette pice rose est en fait une farce tragique. Nous avons assist un jeu o les caractres des personnages n'voluent pas, parlent et agissent comme des marionnettes. Nous suivons, amuss ou effrays, complices ou adversaires, leurs ractions l'emporte-pice. Dailleurs, comme dans Le bal des voleurs, Anouilh ne laissa pas au couple heureux le mot de la fin, et des comparses, une dizaine de rpliques durant, rappellent le dbut de la pice : le dner de la maison Chauvin, command avant le lever du rideau. Comme Corneille qui, avec L'illusion comique, crivit la parodie avant la pice srieuse, Le cid, Anouilh fit avec Le rendez-vous de Senlis la parodie d'Antigone. partir d'une mme ralit, l'art thtral peut se diriger vers la caricature ou vers la stylisation.

Mis en scne par Andr Barsacq au thtre de lAtelier, jou par Monelle Valentin, Michel Vitold et Georges Rollin, Le rendez-vous de Senlis fut cr le 30 fvrier 1930 et eut cent soixante-sept reprsentations.

_________________________________________________________________________________Anouilh rencontra Andr Barsacq dont il a pu dire: Il a t le seul compagnon de ma jeunesse. Tous deux, tant myopes et portant des lunettes, taient appels les jumelles. Il allait mettre en scne ses pices pendant dix ans.

Il rencontra aussi Robert Brasillach, crivain, critique de thtre, et rdacteur en chef de Je suis partout, un journal d'extrme droite, qui le considrait comme un jeune gauchiste.

En 1939, il cra avec Jean-Louis Barrault et Ren Barjavel la revue La nouvelle saison. Pendant la drle de guerre, il acheva la dernire de ses pices roses:_________________________________________________________________________________Locadia

(1939)

Pice de thtre

Le prince Albert Troubisco et la clbre cantatrice Locadia Gardi se connurent et s'aimrent. Mais, au troisime jour, elIe mourut trangle: Un soir, aprs une discussion d'art, elle quitte des amis sur le seuil de leur villa, elle veut nouer son charpe en leur criant adieu, mais son geste la dpasse : elIe s'trangle. Elle pousse un cri, un seul - trangl d'ailleurs - et elIe tombe, morte. Le prince s'attache alors l'impossible et conserve amoureusement son souvenir, dpensant une fortune pour reconstituer de toutes pices, dans l'immense parc de son chteau, le dcor de sa brve idylle ; des comparses jouant leurs rles, mi-vrais, mi-faux : la plupart ayant t tmoins de ces instants quil voulait terniser. Une duchesse, aide dHector, voulant le gurir de son obsession, engage, pour jouer le rle de la cantatrice dfunte, une jeune modiste, Amanda, qui lui ressemble comme une goutte d'eau. Pour bien jouer son rle, elle doit tre mise au courant. Mais, lorsqu'elle affronte le prince, tout est recommencer; car, perdu dans son amour, il apporte de nouveaux dtails, dont on ne sait trop s'il ne les imagine pas. Il faut interroger, enquter. Bref, on parle beaucoup, on raconte, on voque, et il ne se passe rien. La jolie modiste, prise son jeu, au lieu de se contenter d'incarner Locadia, livre combat contre son ombre ; refusant de jouer le rle qu'on lui attribue, elle redevient vite elle-mme. Avec beaucoup de finesse, elle amne le prince raconter l'idylle par le menu et, ce dfoulement termin, la mise mort de l'encombrant souvenir s'ensuit. Finalement, Albert abandonne son rve pour la charmante ralit qu'Amanda lui offre de vivre. CommentaireCest une pice rose, mais dune fantaisie grave. Les personnages n'ont aucune existence, mme dramatique. Ils flottent, juxtaposs dans une intrigue fluide. La meilleure scne est d'ailleurs accessoire : cest celle o se rencontrent deux matres d'htel qui s'entretiennent avec solennit de leur profession et opposent, en termes empreints d'une onction et d'une svrit piscopales, les mrites respectifs de la branche htelire et du service en maison bourgeoise.La pice fut compose durant la drle de guerre, priode o la France tout entire vivait une farce tragique, un rve malsain fond sur une gloire passe, et, peut-tre par une simple concidence mais une trange correspondance, elle prsenta une situation analogue. Le beau geste de suicide involontaire et souverain de Locadia pourrait constituer le symbole mme de la farce tragique .La reconstitution laquelle se livre le prince reproduit l'acte l du Rendez-vous de Senlis, mais, au lieu de durer une heure, un soir, elle se maintient et s'amliore depuis deux ans... Contrairement ce que Lamartine les abjurait de faire, les choses ne gardent pas le souvenir et, comme les humains ne le conservent pas non plus, le dsir d'ternit apparat vite comme un leurre : Le prince a un rictus : Je fais tout cela, simplement, parce que je suis en train d'oublier, Mademoiselle. Anouilh ne se sparant ni de lui-mme ni de son thme majeur, la jeune fille russit parce qu'elle reste pure et authentique. Habilement, il conduit le hros dtruire lui-mme Locadia, Amanda se contentant d'appuyer sur la chanterelle : - Le prince : Vous ne pouvez croire que j'aie pu aimer une personne aussi comique que Mademoiselle Gardi. - Amanda : Je n'ai jamais dit comique, Monsieur. - Le prince : Parce qu'elle est morte et que vous tes une petite fille sensible pour qui les morts sont sacrs. Mais si elIe tait l ce soir, cette place, vous ressemblant trait pour trait et habille comme vous, vous lui clateriez de rire au nez. Dites-moi donc oui. Vous le pouvez. - Amanda baisse la tte : Oui, Monsieur. La conclusion rpte, dans la forme et dans le fond, celle du Rendez-vous de Senlis. Le couple se cre quelques minutes avant le rideau final, et au revers de ce grand et pathtique instant nous percevons une profonde inquitude, prcise cette fois-ci ; le fantme d'une nouvelle illusion ne remplacerait-il pas l'ancien? - Le prince soupire malgr lui : Locadia... - Amanda, tout doucement, comme si c'tait elle : Oui, mon amour, posez vos deux mains sur mes hanches... Comme dans les autres pices roses, les dernires rpliques vont aux grotesques comparses. L'amour du hros et de l'hrone disparat comme une pierre trop prcieuse qui ne supporte pas de rester longtemps hors de l'crin. Restent en scne le couple caricaturalde marionnettes quAnouilh prsente souvent ct des personnages: l'excentrique duchesse et l'ahuri Hector, qui jouent le rle d'utilits. Mais ils finissent par s'en aller au son d'une petite ritournelle pas trop triste, le dernier des motifs musicaux crits par Francis Poulenc, qui ponctuent la pice.

Mise en scne par Andr Barsacq au Thtre de l'Atelier avec, dans les rles principaux, Yvonne Printemps, Victor Boucher, Pierre Fresnay, sur une musique de Francis Poulenc, elle fut cre le 28 novembre 1940, l'ouverture de la premire saison thtrale dans Paris occup, et eut cent cinquante reprsentations. En 1955, traduite par Patricia Moyes sous le titre Time remembered, elle fut joue au New Theatre Londres. En 1957, elle fut joue au Morosco Theater de New York avec Helen Hayes, Richard Burton et Susan Strasberg.

_________________________________________________________________________________Pendant l'occupation, Anouilh continua d'crire. Il ne prit position ni pour la collaboration, ni pour la rsistance. Ce non-engagement lui fut reproch.

_________________________________________________________________________________Eurydice

(1942)

Drame

Au buffet dune gare du Midi, arrivent deux musiciens ambulants: Orphe, un jeune violoniste, et son pre, harpiste mdiocre et ridicule. Leur succde une troupe de comdiens en tourne: la jeune et belle Eurydice, sa mre (qui minaude comme une jeune femme) et lamant de celle-ci, un vieux beau. Orphe et Eurydice prouvent un coup de foudre mutuel et dcident de tout quitter pour vivre ensemble. Les deux amants sont heureux quelques jours Marseille. Mais Eurydice, qui est en ralit la matresse de Mathias, limprsario de la troupe qui sest sucid, senfuit et est tue dans un accident dautocar. Un commis voyageur, M. Henri, personnage mystrieux qui na cess de suivre Orphe et Eurydice et qui en sait trop pour ne pas tre le Destin, explique Orphe quil est de la bonne race et lui offre de lui rendre Eurydice, condition quil ne la regarde pas en face jusquau matin. Il la ressuscite mais Orphe la regarde et elle disparat, aprs que les compagnons de sa vie seront venus tmoigner de sa parfaite puret qui la rendait digne de son bel amour perdu. M. Henri accorde alors Orphe lunique remde son mal: la mort qui lui permettra de retrouver Eurydice dans l'ternit : La mort est belle. Elle seule donne lamour son vrai visage.Commentaire

Cette pice noire fut la premire reprise par Anouilh dun mythe antique. Il s'engagea ainsi dans le chemin fray par les auteurs classiques et, au XXe sicle en France, par Cocteau (Orphe, 1927, Oedipe roi, 1928, La machine infernale, 1934) et Giraudoux (Amphitryon 38, 1930, La guerre de Troie naura pas lieu 1935, lectre, 1937). Le mythe a lavantage de surimposer une dramaturgie trop habile son lmentaire simplicit. Sa porte mtaphysique infusa une valeur nouvelle la perspective d'Anouilh. Mais il la aussi enrichi : le hros de la lgende se bornait dsobir, le sien obit un motif plus profond: il veut chasser Eurydice de ce monde parce qu'il sait pertinemment que leur idal commun ne pourra jamais s'y raliser.La prsence surnaturelle du Destin est banalise sous la figure de M. Henri. Mais, sur le plan scnique, un procd technique est frappant : les morts voient les vivants, mais les vivants ne voient pas les morts autour d'eux, moyen invent par Pirandello dans Henri IV.

Comme les tragdies classiques, la pice est structure sur des scnes qui sont des face--face entre deux personnages. Par exemple, le premier acte nous montre Orphe et son pre, puis Eurydice et sa mre, cette mre et son amant, Vincent, Eurydice et Orphe, Eurydice et l'amant qu'elle chasse, Mathias, Orphe qui chasse son pre et enfin, aprs le suicide de Mathias, Orphe et Eurydice nouveau.

Avec cette pice, Anouilh avait dcouvert le style qui allait faire sa grandeur. On remarque dans les plus beaux passages le triomphe dune posie en courtes phrases, avec un vocabulaire simple et prcis, rythm par l'utilisation, dans toute leur valeur incantatoire, de certains mots habilement choisis.

Ainsi, quand Orphe, dessill, voit clairement l'avenir et la transformation d'un pur idal en une banale aventure, la posie, qui exprime plus qu'elle ne dit, s'impose plus que jamais : Oui. J'entrerai un moment dans toi. Je croirai pendant une minute que nous sommes deux tiges enlaces sur la mme racine. Et puis nous nous sparerons et nous redeviendrons deux. Deux mystres, deux mensonges. Deux.

travers le monde des comdiens ambulants, tragique force de ridicule, Anouilh continua sa peinture naturaliste d'une socit corrompue, illustra encore son thme de lappartenance de ltre son milieu. On voit un pre qui exploite son fils, qui, lui, mprise ce rat aussi odieux que ridicule.

Cest M. Henriqui est le porte-parole de lauteur: Mon cher, il y a deux races d'tres. Une race nombreuse, fconde, heureuse, une grosse pte ptrir, qui mange son saucisson, fait ses enfants, pousse ses outils, compte ses sous, bon an mal an, malgr les pidmies et les guerres, jusqu' la limite d'ge ; des gens pour vivre, des gens pour tous les jours, des gens qu'on n'imagine pas morts. Et puis, il y a les autres, les nobles, les hros. Ceux qu'on imagine trs bien tendus, ples, un trou rouge dans la tte, une minute triomphants avec une garde d'honneur ou entre deux gendarmes selon : le gratin.

Nous dcouvrons dabord la relation pre-fils et la relation mre-fille, les deux dialogues initiaux se terminant sur des constats d'chec. Le pre se plaint : Ta mre ne m'a jamais aim. Toi non plus d'ailleurs. Tu ne cherches qu' m'humilier. La mre avait dj fort vcu : elle tait entretenue et avait un amoureux. Son amour pour Vincent, qui naquit sur un tango mexicain, est pathtique car, si lui sexalte encore : Ah ! l'incertain, le troublant premier jour. On se cherche, on se sent, on se devine, on ne se connat pas encore et on sait pourtant dj que cela durera toute la vie., sil rcite le rle de Perdican dans On ne badine pas avec lamour, elle constate plutt froidement son caractre phmre: Pourquoi s'est-on quitts quinze jours aprs?. Ainsi, ils prsentent aux jeunes, avec leur grotesque scne d'amour o le pass rel et les rles se mlent inextricablement, l'image exacte de ce qu'ils deviendront, d'ici un quart de sicle, d'o l'indication de mise en scne : Orphe et Eurydice les ont couts, serrs l'un contre l'autre comme pouvants. suivie d'un ordre surprenant donn aux deux croulants : Orphe : Voil, il faut que vous sortiez.

Le couple dOrphe et dEurydice se dtache, admirable comme une image de vitrail, sur le fond gris ou noir des personnages habituels au dramaturge. Entre eux, sest dclench un coup de foudre dont le souvenir est rappel par la caissire Eurydice, aprs le geste d'Orphe, juste avant quelle rentre dans la mort pour la seconde fois : Comme vous tiez beaux tous les deux quand vous vous tes avancs l'un vers l'autre dans cette musique ! Vous tiez beaux, innocents et terribles, comme l'amour.

Malgr la fracheur spontane de cet amour mutuel, le couple ne rsiste pas au souvenir de linconduite passe: seule la mort leur permettra de se rejoindre enfin. Et le dsespoir fait dire Orphe: La mort ne fait jamais mal. La mort est douce... Ce qui fait souffrir avec certains poisons, certaines blessures maladroites, c'est la vie. C'est le reste de vie. Il faut se confier franchement la mort comme une amie. (acte I).

Si lamour dEurydice pour Orphe est pur, il reste quelle prtait son corps aux lubricits du rgisseur avec plus de complaisance que de dgot, quainsi la ressemblance avec sa mre jeune se complte : Tu vois, mon chri, il ne faut pas trop nous plaindre... Tu avais raison, en voulant tre heureux, nous serions peut-tre devenus comme eux... Quelle horreur ! Aussi, pareille la sauvage, elle renonce son amour parce que son pass lui colle la peau. Dans la lettre quelle a crite avant sa mort et qui est lue aprs le geste dfinitif d'Orphe, elle explique exactement ce que pense celui qu'elle aime, d'o une fuite dcrite dans ce pathtique passage : Je m'en vais, mon chri. Depuis hier dj j'avais peur et en dormant, tu l'as entendu, je disais dj c'est difficile. Tu me voyais si belle, mon chri. Je veux dire moralement, car je sais bien que physiquement tu ne m'as jamais trouve trs, trs belle. Tu me voyais si forte, si pure, tout fait ta petite sur... Je n'y serais jamais arrive.

Eurydice illustre encore les thmes majeursdAnouilh : - Le poids du pass qui fait que nous nen finissons pas de traner derrire nous les actes, les paroles, que nous voudrions oublier.- Laffrontement de lidal et du rel: Orphe limine Eurydice parce que l'idal s'avrait impossible ; il commettrait la suprme infidlit en imaginant que, si elle avait vcu, tout tait ralisable.- La faillite de l'amour:

- Il ne faut pas croire exagrment au bonheur. Surtout quand on est de la bonne race. On ne se mnage que des dceptions. (acte II)

- Vous tes tous les mmes. Vous avez soif d'ternit et ds le premier baiser vous tes verts d'pouvante parce que vous sentez obscurment que cela ne pourra pas durer. Les serments sont vite puiss. Alors vous vous btissez des maisons, parce que les pierres, elles, durent ; vous faites un enfant, comme d'autres les gorgeaient autrefois, pour rester aims. Vous misez allgrement le bonheur de cette petite recrue innocente dans ce combat douteux sur ce qu'il y a de plus fragile au monde, sur votre amour d'homme et de femme... Et cela se dissout, cela s'effrite, cela se brise tout de mme comme pour ceux qui n'avaient rien jur. (acte III).

- Lavilissement quest la vie, le temps. M. Henri assne Orphe la brutale vrit : Songe que ce que te rservait la vie, ta chre vie, c'tait de te trouver seul un jour aux cts d'Eurydice vivante. [] Un jour ou l'autre, dans un an, dans cinq ans, dans dix ans, si tu veux, sans cesser de l'aimer, peut-tre, tu te serais aperu que tu n'avais plus envie d'Eurydice, qu'Eurydice n'avait plus envie de toi. - On aurait pu voir un Orphe et une Eurydice complaisants.

Mise en scne par Andr Barsacq, joue par Monelle Valentin et Alain Cuny, Eurydice fut cre le 18 dcembre 1942 au Thtre de lAtelier et eut quatre-vingt-dix reprsentations. Les critiques ne prirent gure parti. _________________________________________________________________________________En 1942, Anouilh regroupa sous des termes gnriques ses diffrentes pices et publia le premier volume des Pices roses (Le bal des voleurs, Le rendez-vous de Senlis, Locadia, auxquelles, dans une nouvelle dition en 1958, il joignit 'Humulus le muet) et des Pices noires. Locadia fut publie dans Je suis partout.En aot 1942, le rsistant Paul Collette tira sur un groupe de dirigeants de la collaboration au cours d'un meeting de la Lgion des Volontaires Franais (LVF) Versailles ; il blessa Pierre Laval et Marcel Dat. Le jeune homme n'appartenait aucun rseau de rsistance, aucun mouvement politique; son geste tait isol, son efficacit douteuse. La gratuit de son action, son caractre la fois hroque et vain frapprent Anouilh, pour qui un tel geste possdait en lui l'essence mme du tragique. Nourri de culture classique, il songea alors Antigone de Sophocle qui, pour un esprit moderne, voque la rsistance d'un individu face l'tat. Il traduisit la pice, la retravailla et en donna une version toute personnelle :

_________________________________________________________________________________Antigone(1944)

TragdieDans la ville de Thbes, aprs la mort dOedipe, ses deux fils, Polynice et tocle, dcidrent de rgner chacun un an. Mais tocle, au terme de la premire anne, refusa de quitter le trne. Aprs une guerre terrible o ils se sont entretus, Cron, leur oncle, prit le pouvoir, ordonna des funrailles somptueuses pour tocle, mort en dfendant sa patrie, tandis qu lgard du tratre Polynice, titre dexemple, il promulgua que Quiconque osera lui rendre les devoirs funbres sera impitoyablement puni de mort et dcrta que son corps, laiss sans spulture, devait pourrir sur le sol, ce qui, pour les Grecs, tait la sanction la plus terrible. La petite Antigone, leur soeur, rompt avec son fianc, Hmon, le fils de Cron, sans lui dire pourquoi et, malgr les conseils de sa soeur, Ismne, passant outre cet ordre, rend au dfunt les honneurs funbres en le recouvrant dun peu de terre. Elle est arrte par trois gardes qui la mnent Cron. Celui-ci prfrerait ne pas punir sa nice et la fiance de son fils. Comme personne dautre ne la vue, il lui suffirait de faire disparatre les gardes. Mais Antigone sobstine: si Cron la libre, son premier soin sera de retourner enterrer son frre. Cron tente alors de lui expliquer que son refus de spulture Polynice est avant tout un acte politique et quen choisissant de prendre en main ltat branl par le rgne dOedipe, il a choisi de dire oui, cest--dire dassumer les mille besognes de la cuisine politique pour rendre le monde un peu moins absurde. Il lui prouve par dix arguments la sottise de son acte, lui rvlant que Polynice ntait qu un fils de famille, un petit ftard imbcile, une ignoble crapule qui avait mme frapp son pre, Oedipe, et voulait le faire assassiner, et qutocle ne valait gure mieux : Ils se sont gorgs comme deux petits voyous pour un rglement de comptes. Il n'accorda les honneurs nationaux la dpouille d'tocle que pour des raisons de gouvernement ; saurait-on dire, d'ailleurs, quelle est la dpouille d'tocle? Cron s'est born faire ramasser le moins abm . Antigone n'ignore rien de cela, mais elle ne cde pas. Elle accomplit ce qu'elle doit et veut accomplir. Devant Cron qui lui jette : Essaie de comprendre une minute, petite idiote ! elle secoue la tte, insensible aux paroles trangres sa propre vrit : Je ne veux pas comprendre. Moi, je suis l pour autre chose que pour comprendre. Je suis l pour vous dire non et pour mourir. Antigone, branle, renonce alors. Mais Cron commet lerreur de lui dire quelle doit tre heureuse avec Hmon et consentir la vie qui nest en fin de compte que le bonheur. Or elle ne veut ni tre heureuse ni mme vivre. Cron doit donc la condamner tre enterre vivante. Mais elle se pend dans le tombeau. Son fianc se donne la mort ses cts. Eurydice, la reine, se tranche la gorge de dsespoir.

Pour une analyse, voir ANOUILH - Antigone_________________________________________________________________________________En 1945, Anouilh tourna un film qui tait son adaptation du Voyageur sans bagage.

On lui reprochait ses succs sous l'occupation allemande. Il se dfendit d'avoir sympathis avec les pro-nazis, mais dnona les excs de l'puration qui, avant mme que la guerre ne soit termine, stait mise en place : de nombreux sympathisants du rgime de Vichy furent jets en prison et condamns, certains excuts, parfois sans procs, les milieux culturels (journalistes, crivains et acteurs) ntant pas pargns. Lui, qui avait t inquit, montra une certaine compassion pour les vaincus, essaya en vain, avec Franois Mauriac, de sauver de la peine de mort l'crivain collaborateur Robert Brasillach, qui avait soutenu ses pices, en faisant signer une ptition qui ne reut que quelques noms, et dont lexcution le marqua profondment et assombrit sa vision du monde. Reflets de son vcu et de son sentiment du caractre invitable des compromissions, son registre se modifia, son ton se fit plus amer. Lhrosme et lidalisme gnreux cessrent doccuper la premire place dans son thtre. Lintransigeance fut dnonce comme dangereuse. Au lieu de la rage de puret, il proposa une sagesse modre, prit alors parti pour ceux qui acceptent les souillures de la vie. Ses premires pices avaient t publies sous les titres gnriques de Pices roses et Pices noires. Par la suite, les Pices brillantes et les Pices grinantes, marques par un accent cruel et froce, dominrent. Sa technique s'affina: il insra dans ses pices des anachronismes, des mises en abyme (thtre dans le thtre). Son thtre devint plus stylis, plus mordant. _________________________________________________________________________________Romo et Jeannette(1946)Drame

Toute une famille vgte dans le dlabrement moral le plus complet. Le pre est un bavard propre rien. Son fils, Lucien, demeure pareillement inactif ; tromp et abandonn par sa femme, il distille le pessimisme et la misogynie avec une insistance lugubre et fastidieuse. Tout le monde vit aux crochets de Jeannette, la seconde fille, qui est elle-mme entretenue par un amant. Meurtrie, fltrie, bien que sentant qu'elle aspirait autre chose, il lui est dsormais impossible de partager la complaisante satisfaction des justes ; quoi qu'il lui en cote, elle reste parmi les siens, les dchus et les humbles, rejetant un bonheur trop facile en mme temps qu'acquis un prix trop lev. Un moment, pourtant, elle est touche par l'amour de Frdric, qui la prfre sa fiance, Julia. Elle se laisse griser, s'enfuit avec lui. Julia, par dsespoir, absorbe du poison. La piti et le remords rappellent son chevet son ancien fianc. Il s'est arrach Jeannette pour un jour ou deux seulement. Mais, reste seule, Jeannette se ressaisit, comprenant que pour elle le bonheur bourgeois vient trop tard. Pour tre bien certaine, au moins, de ne pas risquer de cder aux impulsions et aux complaisances de son cur, elle s'empresse de crer l'irrmdiable en pousant son ancien amant qu'elle n'aime pas et avec qui rien ne tire consquence. Mais il est impossible Frdric de revenir en arrire. L'amour est le plus fort: Jeannette et Frdric meurent finalement tous deux puisque vivre est devenu impossible.

Commentaire

On y retrouve le thme mme de La sauvage, mais dform et comme simplifi. Le personnage de Julia, la sur de Jeannette nous fait penser une Thrse qui se serait adapte au bonheur que lui offrait Florent, qui s'y serait prcipite avec volupt, par haine du milieu o elle a t leve. Elle a pass, elle, l'ennemi: Mourir, ce n'est rien. Commence donc par vivre. C'est moins drle et c'est plus long. (acte III).

La pice, crite en 1945, fut cre le 1er dcembre 1956 par Andr Barsacq au Thtre de lAtelier, avec Maria Casars, Suzanne Flon et Andr Barsacq, et eut cent quarante reprsentations._________________________________________________________________________________En 1946, Anouilh a publi un recueil, Nouvelles pices noires.

________________________________________________________________________________Linvitation au chteau(1947)

Drame

La propritaire dun chteau, Madame Desmermortes, une vieille dame, suit avec un intrt sympathique et ironique les amours de ses neveux, deux jumeaux, Horace, brillant, froid, cynique, et Frdric, fin, timide, mlancolique. Ils sont tous deux pris de Diana, la fille dun richissime financier juif, Messerschmann. Mais lorgueuil dHorace stant heurt lorgueil et la richesse de Diana, cest sur Frdric quelle sest rabattue et elle lui est fiance. Horace imagine alors dinviter un bal donn en lhonneur de Diana une petite danseuse de lOpra, Isabelle, qui est charge dclipser Diana et de dtourner delle Frdric. Pour lloigner, Messerschmann lui offre des millions, mais elle refuse, pour le plaisir de dire non ; et, pure, nave et tendre, elle sprend dHorace, ne tardant pas cependant tre ulcre par la faon dont celui-ci la traite en simple instrument de ses desseins. De son ct, Frdric est rebut par la manire cruelle dont Diana traite la pauvre Isabelle. Au matin, Frdric et Isabelle font le bilan de la soire en prsence de Mme Desmermortes. Croyant ( tort) Messerschmann ruin, Horace pouse Diana.

Commentaire

Cest une pice brillante, proche du vaudeville, qui, avec ses entres et sorties tourdissantes, ses intrigues qui s'entrecroisent, tait le bondissement retrouv du Bal des voleurs ; elle prsentait donc encore un certain comique mais tmoignait dj d'un certain essoufflement de l'auteur. Les deux jumeaux sont tirs de la commedia dellarte, la puret nave de lun et le cynisme dsabus de lautre tant les deux ples caractriels dun grand nombre de hros et dhrones dAnouilh. Dans cette pice rose o le ton plus grave du Rendez-vous de Senlis rejoignait celui du Bal, ce qui frappe d'abord, c'est un rappel insistant du thme de l'argent ; mais la morale de la fable nous indique que, cette fois, l'argent ne fait pas le bonheur, quil est vaincu. La fire Isabelle met en chec la puissance de Messerschmann(le fait quil soit juif a entran une accusation dantismitisme, la mme qua valu Shakespeare Le marchand de Venise) : il lui offre des millions, mais elle refuse, pour le plaisir de dire non ; cette rsistance inexplicable le dpossde plus cruellement qu'une faillite ; de dsespoir, il dchire les liasses de billets qu'il porte sur lui. Paralllement, la situation des pauvres fait l'objet de plusieurs dveloppements, leur fiert vif, leur impuissance, leur scandale, leur gravit incurable. la mme occasion, l'hypocrisie bourgeoise est dmasque avec force. Si l'antagonisme social est prsent sous son aspect le plus irrductible, l encore, aucun remde n'est envisag, ni rforme ni rvolution. Un trait surprend par sa nouveaut : pour la premire fois il est question, en termes clairs, de la religion chrtienne, ou plutt de ce qu'elle reprsente pour deux fidles : une demoiselle de compagnie dvote et un peu niaise, une vieille dame lucide, riche et cynique ; tout cela donne un badinage sarcastique assez dconcertant ; il semble que la satire porte plus sur les personnages que sur la doctrine religieuse. Au total, pour une pice brillante , donc un divertissement, L'invitation au chteau a pu paratre droutante. Le spectacle laisse une impression ambigu que provoquent le mlange de mascarades, d'invraisemblances dans les caractres ou les situations, et la gravit des thmes abords.

La pice fut cre en 1947 par Andr Barsacq au Thtre de lAtelier avec Michel Bouquet (qui allait rester fidle Anouilh, interprtant nombre de ses pices) et Dany Robin, sur une musique de Francis Poulenc. Elle eut cinquante-neuf reprsentations.En 1950, elle fut joue Londres sous le titre Ring around the moon._________________________________________________________________________________Monsieur Vincent(1947)

Scnario

Ctait la biographie de Vincent de Paul, prtre franais du XVIIe sicle qui se consacra des misions dapostolat et de charit auprs des pauvres des campagnes.. Commentaire

Le film fut ralis par Maurice Cloche, avec Pierre Fresnay, Aim Clairiond, Jean Debucourt, Lise Delemare.

_________________________________________________________________________________Ardle ou la Marguerite(1948)Drame en un acteTout est construit autour du personnage dun vieux gnral, un homme volage, de mauvais caractre, au langage vert. Sa femme est atteinte d'une maladie trange qui la retient au lit. La vieille tante Ardle, une bossue, aime le prcepteur des enfants, un bossu lui aussi, et elle en est aime. On runit un conseil de famille pour la convaincre de renoncer son amour. Ardle, invisible, reste dans sa chambre, tandis que, devant sa porte, s'organise un vrai dfil, la fois ridicule et inquitant.

Commentaire

La pice donna le ton des pices grinantes. L'univers qu'on croyait respectable s'effondre : on ne voit apparatre que des tres domins par la sensualit, qui se mentent effrontment les uns aux autres. L'vocation de ce monde est impitoyable : l'amour physique fait peur, inspire le dgot ; la crainte de la dchance est lie l'horreur de la sexualit et devient une sorte d'obsession : Tout jouit et s'accouple et me tue , crie, pour finir, la gnrale, dans sa folie. L'enfance elle-mme est contamine, elle a perdu son innocence et n'est plus le refuge de l'idal, la part du rve et du bonheur : Toto et Marie-Christine reproduisent, en les parodiant les tristes gestes de la vie de dbauche des parents. Anouilh s'est dcidment concentr sur ce qui est sordide et honteux : il fait la preuve que vivre avilit .

La pice, prcde dpisode de la vie dun auteur, mise en scne par Claude Sainval, fut cre la Comdie des Champs-lyses le 4 novembre 1948 avec Mary Morgan, Jean Castelot, Claude Sainval et Marcel Prs__________________________________________