ANNALES DES MINES · méthodes de validation statistiques laissent ... de l’énergie et des...

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mars 2010 • NUmÉrO 99 PrIX : 23 ANNALES DES MINES GÉRER & COMPRENDRE N° 99 Mars 2010 UNE SÉRIE DES ANNALES DES MINES FONDÉES EN 1794 L’ultralibéralisme ennemi du management moderne ? Territorialité et bureaux virtuels : un oxymore ? La haute couture aujourd’hui : comment concilier le luxe et la mode ? ISSN 0295.4397 ISBN 978-2-7472-1662-3 Publiées avec le soutien du ministère de l’Économie, de l’Industrie et de l’Emploi couv_couv 01/03/10 11:23 Page1

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mars 2010 • NUmÉrO 99

PrIX : 23 €

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N° 9

9Mars 2010

UNE SÉRIE DES

ANNALESDES

MINESFONDÉES EN 1794

L’ultralibéralisme ennemi du managementmoderne ?

Territorialité et bureauxvirtuels : un oxymore ?

La haute coutureaujourd’hui : comment concilier le luxe et la mode ?

ISSN 0295.4397

ISBN 978-2-7472-1662-3 Publiées avec le soutien du ministère de l’Économie,de l’Industrie et de l’Emploi

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mars 2010, Numéro 99

GÉRER ET COMPRENDRE • MARS 2010 • N° 99 1

L’ambiance est à la moralisation. L’outrance de certaines pratiques financières s’est étalée augrand jour et, révélation qui glace d’effroi, le roi est nu ! Horreur, c’est l’avidité qui guidait lemonde ! Taxons donc les super bonus des traders, interdisons aux banques de jouer au casinoavec leurs fonds propres, obligeons les entreprises renflouées grâce à l’argent public à le resti-tuer au plus vite, empêchons les bénéficiaires des aides d’État de délocaliser dès que nous avonsle dos tourné ! À bas les parachutes dorés, les retraites chapeau, les administrateurs aux cas-quettes multiples, les managers qui poussent au suicide leurs salariés ! Le peuple est-il dans la rue ? Le drapeau rouge flotte-t-il sur la Maison Blanche, le 10 DowningStreet ou l’Élysée ? Que nenni ! Et pourtant, il n’y a pas si longtemps, les mêmes qui, aujourd’hui, por-tent haut l’étendard de la moralisation étaient souvent les thuriféraires du libéralisme le plus débridé. Étatde crise oblige : il faut moraliser, et nos dirigeants politiques rivalisent donc d’ambitions louables. Le capi-talisme se meurt, le capitalisme est mort, vive le capitalisme, donc !Dans cette 99e parution, les auteurs y figurant nous proposent une vision du monde plus nuancée quecette approche manichéenne. Quelques pratiques financières peuvent heureusement offrir un aspect plusmoral que celles dénoncées ces temps-ci : certains fonds d’investissement protestants préfigurent ainsi,selon les chercheurs qui les analysent pour nous, une évolution de la responsabilité sociale des entreprisesanticipant des tendances environnementales et sociales que l’on se plaît à espérer pour demain.Mais l’essence du capitalisme moderne réside également dans des pratiques, parfois subtilement contrai-gnantes, mais souvent plus brutales, qui amènent les acteurs qui les vivent à élaborer ruses et stratagèmespour s’y soustraire. On voit ces pratiques à l’œuvre dans les méthodes d’évaluation des individus (aussimondialisées qu’impersonnelles), dans la flexibilité imposée à des ressources humaines souvent fort dés-humanisées ou dans ces lieux de travail abstraits, se traduisant pour leurs occupants de passage par desfrustrations aiguës et des luttes sourdes pour préserver espaces privés et symboles statutaires.« Les choses n’existent que quand elles sont nommées », proclame Henri Vacquin, témoin vigilant etacteur privilégié des évolutions des entreprises depuis un demi-siècle, dans l’entretien roboratif qu’il aaccordé à Bernard Colasse et Francis Pavé. Et c’est également à cette ambition de « bien nommer leschoses », afin de les rendre intelligibles derrière le masque des apparences, que s’attache Gérer &Comprendre depuis déjà un quart de siècle. Et pour cela, nul besoin de moralisation !

Pascal LEFEBVRE

ÉDITORIAL

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LE CHOIX DES RAPPORTEURSChaque article est donné, selon la règle du« double aveugle », à au moins deux rappor-teurs, membres du comité de rédaction. Lecomité fait appel à des évaluateurs extérieursquand l’analyse d’un article suppose de mobi-liser des compétences dont il ne dispose pas.

LES DÉBATS DU COMITÉ DE RÉDACTIONLe comité se réunit huit fois par an, chaque rap-porteur ayant préalablement envoyé son com-mentaire au président du comité de rédaction.C’est le comité de rédaction de Gérer etComprendre qui décide collectivement des posi-tions à prendre sur chaque article. Chaque rap-porteur développe son avis, ce qui nourrit undébat quand les rapporteurs divergent. Aprèsdébat, une position est prise et signifiée auxauteurs. Il arrive que les désaccords gagnent àêtre publiquement explicités, soit parce que celapeut faire avancer la connaissance, soit parceque les divergences du comité sont irréducti-bles. L’article est alors publié avec la critique durapporteur en désaccord, un droit de réponseétant donné à l’auteur. Ces débats permettentd’affiner progressivement la ligne éditoriale dela revue et d’affermir son identité.

LES INTERACTIONS ENTRE LES AUTEURSET LE COMITÉLes avis transmis aux auteurs peuvent êtreclassés en quatre catégories : • oui car : l’article est publié tel quel et lecomité explique à l’auteur en quoi il aapprécié son travail ; il est rare que cetteréponse survienne dès la première soumis-sion ;

• oui mais : l’article sera publié sous réservede modifications plus ou moins substan-tielles, soit sur le fond, soit sur la forme ;

• non, mais : l’article est refusé, mais unenouvelle version a des chances d’être accep-tée moyennant des modifications substan-tielles ; les auteurs peuvent avoir un dia-logue avec le président du comité ; celan’implique toutefois pas une acceptationautomatique ;

• non car : l’article est refusé et l’auteur doitcomprendre qu’il n’a pratiquement aucunechance de convaincre le comité, même aprèsréécriture.

Gérer et Comprendre peut aussi évaluer lesarticles écrits en allemand, anglais, espagnolet italien.

LES CRITÈRES DE REJETPour préciser quels articles la revue souhaitepublier, le plus simple est d’indiquer ses cri-tères de rejet :• DES CONSIDÉRATIONS THÉORIQUES FONDÉES

SUR AUCUNE OBSERVATION OU EXPÉRIMENTA-TION : même si Gérer et Comprendre débordela seule tradition clinique et expérimentaledont elle est née, elle se méfie des considéra-tions théoriques déployées sans confronta-tion avec les faits. Le plus souvent, lesméthodes de validation statistiques laissentsceptique le comité, bien que plusieurs deses membres (qui ne sont pas les moins cri-tiques…) aient par ailleurs une large expé-

rience de l’enseignement des méthodesmathématiques et statistiques ;

• DES DESCRIPTIONS SANS CONCEPTS : à l’opposédu cas précédent, c’est ici le défaut de la narra-tion sans structuration théorique qui est visé ;

• DES TRAVAUX SANS PRÉCISION DES SOURCES : lefait de restituer des observations ou desexpériences pose naturellement un pro-blème : le chercheur n’étant ni un observa-teur invisible, ni un investigateur impassi-ble, il importe de préciser comment ont étéeffectuées les observations rapportées, celaafin que le lecteur puisse juger par lui-mêmedes perturbations qu’ont pu occasionner lesinteractions entre l’auteur et le milieu danslequel il était plongé ;

• UN USAGE NORMATIF DES THÉORIES ET DES

IDÉES : on a longtemps rêvé de lois et de solu-tions générales en gestion, mais cet espoir nerésiste pas à l’observation ; les articles quiproposent soit des théories implicitement ouexplicitement normatives, soit des recettesprésentées comme générales sont pratique-ment toujours rejetés ;

• DES ARTICLES ÉCRITS DANS UN STYLE ABSCONS :considérer que les textes savants ne doivents’adresser qu’aux chercheurs est un traversétrange de la recherche en gestion : c’estpourtant dans le dialogue entre théorie etpratique que naissent le plus souvent lesconnaissances les plus nouvelles, comme lemontrent les dialogues des Lumières, dontles Annales des mines portent l’héritage ; maisil faut pour cela que le style soit suffisam-ment clair et vivant pour encourager la lec-ture de ceux qui n’ont pas d’enjeux directs decarrière pour lire ; il arrive alors que lecomité aide les auteurs pour amender laforme de leurs textes.

Mais nul papier n’est parfait : ainsi, certainsarticles publiés pèchent au regard des critèresci-dessus. Mais c’est aussi le travail du comitéque de savoir de quels péchés on peut absou-dre. Gérer & Comprendre est toujours atten-tive à favoriser les pensées vraiment originales,quand bien même elles seraient en délicatesseavec les règles énoncées ci-dessus.

INFORMATIONS PRATIQUESLes articles ne devront pas dépasser les 40 000signes, espaces compris.Ils devront être adressés par l’internet (de pré-férence) à l’adresse suivante :

[email protected] ou par voie postale en triple exemplaire à :

Caroline ELISSEEFFÉcole de Paris du Management94, boulevard du Montparnasse

75014 PARISMerci de ne laisser dans le corps du texte (sou-mis au comité de façon anonyme) aucune indi-cation concernant l’auteur. Toutes les informations nécessaires aux rela-tions entre le secrétariat du comité et l’auteur(titre de l’article, nom et qualités de l’auteur,coordonnées postales, téléphoniques et inter-net, données biographiques éventuelles, etc.)seront rassemblées sur une page séparée jointeà l’envoi.Les titres, les résumés et l’iconographie sontde la seule responsabilité de la rédaction.

RÉDACTION DES ANNALES DES MINESConseil général de l’industrie, de l’énergie et des technologies

www.annales.org

Pierre COUVEINHES, Rédacteur en chefGérard COMBY, Secrétaire général

Martine HUET, Assistante de la rédactionMarcel CHARBONNIER,

Lecteur

GÉRER & COMPRENDRERÉALISATION

Manne HÉRON (†), Maquette intérieure

Hervé LAURIOT dit PRÉVOST,ESE, Génie Atomique

Mise en pageStudio PLESS,

Maquette de couvertureChristine de CONINCK,

IconographeMarise URBANO,

Réalisation

ABONNEMENTS ET VENTESÉditions ESKA

12, rue du Quatre-Septembre 75002 Paris

Directeur de publicationSerge KEBABTCHIEFFTél. : 01 42 86 56 00 Fax : 01 42 60 45 35

TARIFSVoir encart p. 95-96

FABRICATIONAGPA Éditions

4, rue Camélinat42000 Saint-ÉtienneTél. : 04 77 43 26 70 Fax : 04 77 41 85 04

COUVERTURECecchino da Verona, Le Jugement

de Pâris, panneau, XVe s. Florence,Museo nazionale del Bargello

Photo © MP/LEEMAGE

PUBLICITÉEspace Conseil et Communication,

44-46, boulevard Georges Clemenceau78200 Mantes-la-JolieTél : 01 30 33 93 57Fax : 01 30 33 93 58

TABLE DES ANNONCEURSAnnales des Mines : 2e, 3e

et 4e de couverture

GÉRER & COMPRENDRECOMITÉ DE RÉDACTION

Tél. : 01 42 79 40 84Gilles ARNAUDESC ToulouseMichel BERRY

Président Centre de recherche en gestion

de l’École polytechniqueHamid BOUCHIKHI

ESSECFrançoise CHEVALIER

Groupe HECBernard COLASSE

Université de Paris-DauphineCaroline ELISSEEFF

Secrétaire de rédaction

Pierre COUVEINHES, Rédacteur en chef

des Annales des MinesHervé DUMEZ

Centre de recherche en gestion de l’École polytechnique

Daniel FIXARICentre de gestion scientifiquede l’École des mines de Paris

Dominique JACQUETUniversité Paris X Nanterre

Hervé LAROCHEESCP-EAP

Pascal LEFEBVREUniversité d’Évry-Val d’Essonne,

Éditorialiste de Gérer & ComprendreChristian MOREL

RenaultJean-Philippe NEUVILLE

INSAFrédérique PALLEZ

Centre de gestion scientifique de l’École des mines de Paris

Francis PAVÉCentre de sociologie des organisations

Louis-Georges SOLERINRA

Jérôme TUBIANADanone

Michel VILLETTEENSIA

Jean-Marc WELLERLATTS – École Nationale des Ponts et Chaussées

GÉRER & COMPRENDRERELECTEURS HORS COMITÉ

Franck AGGERICentre de gestion scientifique de l’École des mines de Paris

Gilles AMADOGroupe HEC

Rachel BEAUJOLINReims Management School

Pierre-Jean BENGHOZICentre de recherche en gestion

de l’École polytechniqueAnnabelle-Mauve BONNEFOUS

Groupe HECFlorence CHARUE DUBOC

École polytechniqueFrançois ENGEL

Centre de gestion scientifique de l’École des mines de Paris

Sébastien GANDCentre de gestion scientifique de l’École des mines de Paris

Francis GINSBOURGERÉcole des mines de Paris

Thierry HOMMELSciences Po

Benoît JOURNEUniversité de Nantes

Frédéric KLETZCentre de gestion scientifique de l’École des mines de ParisCatherine CHEVALIER KUZLAUniversité Paris Dauphine

Pascal LE MASSONCentre de gestion scientifique de l’École des mines de Paris

Nicolas MOTTISGroupe ESSEC

Jean-Philippe NEUVILLEINSA

Thomas PARISCNRS

Claude RIVELINEÉcole des mines de ParisJean-Michel SAUSSOIS

ESCP-EAPDominique TONNEAU

Centre de gestion scientifique de l’École des mines de Paris

Bertrand VENARDAudencia Nantes

GÉRER ET COMPRENDRE • MARS 2010 • N° 992

ANNALES DES MINES

FONDÉES EN 1794

ISSN 0295.4397

SÉRIE TRIMESTRIELLEN° 99 • mars 2010

LE FONCTIONNEMENT DU COMITÉ DE RÉDACTION DE

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4L’ULTRALIBÉRALISME ENNEMIDU MANAGEMENT MODERNE ?Entretien avec Henri VACQUIN

Mené par Bernard COLASSE et Francis PAVÉ

16COMMENT CONCILIERMORALE PROTESTANTE ET FINANCE ?Par Christophe INARD, Fanny VERRAX

et Grégory SCHNEIDER-MAUNOURY

26SOLIDARITÉ ET RIVALITÉ DANS L’ENTREPRISEPar Jérôme SAULIÈRE

32TERRITORIALITÉ ET BUREAUXVIRTUELS : UN OXYMORE ?Par Emmanuelle LÉON

42LA RESPONSABILITÉ SOCIALEDE L’ENTREPRISE À L’HEURE DE LA FLEXIBILITÉ DES RESSOURCES HUMAINES :L’EMPLOYABILITÉ EST-ELLE UN ARGUMENT VIABLE ?Par Moez BEN YEDDER et Lotfi SLIMANE

53L’INCARNATION LOCALE D’UN OUTIL GLOBAL DE GESTION DES COMPÉTENCESPar Sophie BRETESCHÉ et Michel DEVIGNE

64LA RÉPUTATION :UN OUTIL POUR GÉRER DES CARRIÈRESPar Sébastien DUBOIS

74LA HAUTE COUTUREAUJOURD’HUI :COMMENT CONCILIER LE LUXE ET LA MODE ?Par Marine AGOGUÉ

et Guillaume NAINVILLE

87Christophe VIGNON

CAISSIÈRE… ET APRÈS ?À propos du livre de MathiasWaelli, Caissière… et après ?,Paris, PUF, 2009

Michel VILLETTE

MARIAGE, CAPITALISME ET…PETITS POTS POUR BÉBÉSÀ propos du livre de ElizabethC. Dunn : Privatizing Poland,Baby Food, Big Business andthe Remaking of Labor,Cornell University Press, 2004

91ANGLAIS, ALLEMAND, ET ESPAGNOL

TÉMOIGNAGE

RÉSUMÉS

ÉTRANGERS

MOSAïQUE

EN QUÊTE DE THÉORIES

L’ÉPREUVE DES FAITS

RÉALITÉS MÉCONNUES

mars 2010 • Numéro 99

SOMMAIRE

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Gérer & Comprendre : Comment, en ayant « baig-né », si l’on peut dire, dans le communisme, êtes-vousdevenu un consultant réputé ?

Henri Vacquin : Je suis né en 1939 à Bezons (95 –Val d’Oise), dans la ceinture rouge, et j’ai été effecti-vement fortement marqué par le PC. Je suis fils d’immigrés italiens. Mon père était militantsyndical CGT, communiste encarté. Ma mère n’étaitpas aussi engagée que mon père et elle m’a appris qu’ilne fallait pas confondre Dieu et l’Église, ce qui est trèsimportant pour votre équilibre quand vous avez étéélevé et avez progressé dans le sérail d’un parti commele parti communiste.

À 11 ans, j’étais secrétaire national des Vaillants, quiétaient l’équivalent des Cœurs Vaillants d’à côté. En1951, j’ai représenté la France au Festival mondial dela jeunesse à Berlin-Est. J’ai été nourri au biberon dela militance. J’ai pris très vite des responsabilités. Parexemple, pendant la guerre d’Algérie, j’étais secrétairenational de l’Union des étudiants communistes, avecdes gens comme Kouchner et quelques autres.La guerre d’Algérie aidant, nous avons mis à profit

une période de sensibilisation de la jeunesse pourcréer le premier grand mouvement des étudiants com-munistes, dit de masse, qui s’est opposé au parti pen-dant près de cinq ans. Ce qui m’a beaucoup marqué.Mais la distinction que faisait ma mère entre Dieu etl’Église m’a permis de ne pas confondre l’idéal géné-

ENVOÛTÉ PAR LE

PARTI COMMUNISTE,DÉSENVOÛTÉ GRÂCE

À MA MÈRE

Henri Vacquin © D.R.

L’ULTRALIBÉRALISMEENNEMI DU MANAGEMENTMODERNE ?Du Parti communiste au conseil en entreprises : un parcours hors du commun, une expérience exceptionnelle des relations sociales dans l’entreprise

Entretien avec Henri VACQUIN mené

par Bernard COLASSE et Francis PAVÉ

TÉMOIGNAGE

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reux dans lequel je m’inscrivais avec le PC et ses pra-tiques du centralisme démocratique, de ne pasconfondre Moïse et Staline.Ma mère a été véritablement à l’origine de mon pro-cessus intellectuel de désenvoûtement. Pour vous direà quel point j’étais envoûté, j’ai découvert, un jour,dans des papiers que je rangeais, ce que j’écrivais àl’âge de 11 ans, quand, dans les rues de Berlin-Est, je

voyais des gens faire la queue devant des magasins fer-mant à vingt-trois heures : j’écrivais dans mon petitcarnet que l’instauration du régime socialiste en RDAavait radicalement transformé la relation au travail, etque l’ampleur des tâches à accomplir était telle que lesgens faisaient leurs courses la nuit pour avoir plus detemps pour travailler le jour ! Se retrouver, dix ansaprès, à découvrir le regard que l’on portait sur les réa-lités quand on était enfermé dans un postulat quiinterdisait la question, c’est phénoménal. Et puis, en plus, deuxième avantage, étant d’origineitalienne, nous soutenions Togliatti, patron du PC ita-lien, contre Thorez, Gramsci contre Staline et lesautres, et j’étais l’objet de la part du parti d’une pres-sion colossale : j’étais fils de « prolo », j’avais donctoutes les caractéristiques qui permettent d’avoir lascience infuse de la « conscience de classe » ; en

milieu bourgeois étudiant, j’étais un militant rare. Defait, le Parti misait beaucoup sur moi. Heureusement,ma mère m’avait souvent répété que « les autresn’avaient pas deux têtes », qu’il n’y avait aucune raisonde faire des complexes et de refouler les questionsqu’on se posait même à l’égard des dirigeants, fussent-ils membres du Parti. Autodidacte, j’avais préparé lesArts et Métiers mais, assez vite, la politique m’avait

emmené ailleurs. Mais je ne regrette rien de cettepériode, quant au formidable apprentissage du mana-gement que cela a été pour moi.

Un apprentissage du management ?

Oui, car j’ai eu affaire au centralisme démocratiquedans sa plus belle expression : le bureau politique duParti, les débats, les congrès, etc. ; c’est une forme demanagement. Mais en 1965, trois ans après la guerred’Algérie, le PC avait repris la direction de l’Union desÉtudiants Communistes et, dans le langage qui lui estpropre, nous avait ainsi « renvoyés aux poubelles del’Histoire » avec l’aide des révolutionnaires trotski-sants et maoïstes. Le réformisme était, à l’époque,encore plus difficile à porter que pour la CFDTaujourd’hui. Avec pour tout bagage le fait d’être un

BERNARD COLASSE ET FRANCIS PAVÉ

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« À 11 ans, j’étais secrétaire national des Vaillants, qui étaient l’équivalent des Cœurs Vaillants d’à côté. En 1951, j’ai représentéla France au Festival mondial de la jeunesse à Berlin-Est. » Affichette publicitaire pour le journal Vaillant, vers 1946-1950.

© Coll. KHARBINE-TAPABOR

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spécialiste du centralisme démocratique, il a bien falluque j’aille chercher du travail. Et un fou m’a embau-ché dans une boîte de conseil parce que sa cartoman-cienne – c’est la stricte vérité – lui avait dit qu’il allaitrencontrer un jeune italien qui allait sauver sa boîte.Je n’ai rien compris de ce qui m’arrivait, mais je suispassé dans le monde de Taylor.

C’est alors que vous avez commencé votre apprentissagede consultant ?

J’ai fait une première intervention dans une grosseboîte, dont le nouveau président voulait un diag-nostic du management. Mon patron m’a dit :« Écoute, on va aller voir ces types, on va les inter-viewer et, après, on va faire un rapport que l’on ren-dra au président». Je comprenais vaguement qu’ilallait s’agir de voir comment s’élaboraient la prise dedécision et sa mise en œuvre par des patrons, doncdes capitalistes, et vous vous doutez bien que celan’était pas sans m’intéresser. J’allais devoir meconfronter à la population des « tas de vous autres »,comme les désignait ma mère. « Ces tas de vousautres », ce sont tous ceux, qui, de près ou de loin,sont investis dans l’exercice d’un pouvoir, quel qu’ilsoit, et qui, de ce fait, ont une fâcheuse tendance « à mépriser les humbles et honnêtes gens ». J’avaisen la matière déjà découvert le bien-fondé de cettethèse avec les dirigeants du PC. J’allais pouvoirapprécier ce qu’il en était du côté des patrons. Et,qui sait, fort d’une expérience versant contre-pou-voir et versant pouvoir, je pourrais peut-être appor-ter ma pierre à l’invention d’un management oùl’exercice du pouvoir intégrerait la prise en comptede la dignité des humbles et honnêtes subordonnés.Aussi ridicule que cela puisse paraître, cette ambi-tion ne m’a jamais quittée. Elle m’avait guidé dansmon investissement militant, elle se perpétue trèsbien en sociologie des organisations. Il y suffit d’unepetite dose de folie, mais aussi d’être à la hauteur del’ambition quand vous vous dites sociologue enignorant tout de ce qu’est la sociologie. Cela estcertes quelque peu angoissant, encore que ce ne soitpas aussi dramatique que cela en a l’air.L’autodidacte sait qu’il a une multitude de trous àcombler, et il est en permanence dans une courseaux concepts pour boucher ses manques. Qui plusest, confronté aux réalités, il est continûment sou-mis à la question : il n’a pas le choix, et il enacquiert une aptitude à rendre très vite opérationneltout concept bouche-trou dès qu’il en trouve un. Il

en est ainsi des dirigeants syndicaux, dont c’estl’apanage de n’avoir pas fait, en général, une grandeécole. Voilà l’état dans lequel j’étais lors de mon pre-mier emploi et de ma première intervention dansl’entreprise.

C’était dans un petit cabinet de conseil ?

Oui, c’était un petit cabinet dirigé par un très bravetype, un ancien de la Cegos et de Planus. Il étaitcurieux, plein de bon sens, et il avait envie degagner de l’argent d’une manière propre. Il avait sixgosses, trois maîtresses, il avait des contraintesfinancières. J’ai eu en cela une chance exception-nelle d’intégrer le métier de consultant, opportu-nité que jamais un grand cabinet ne m’auraitofferte.

Cette première intervention dans l’entreprise allaitêtre pour moi une véritable révélation. L’ayant abor-dée avec une trouille colossale, je me suis découvertsavoir une masse de choses que je ne savais pas savoir.Stakhanov et Taylor, c’est la même chose ! Le centra-lisme démocratique tel que pratiqué dans un comitéde direction m’était transparent et j’ai retrouvé là lesfonctionnements du bureau politique du PC. J’aidonc présenté mon rapport. Cela a été un festivalparce qu’en matière de prise de décision, le centra-lisme démocratique était à l’œuvre partout. Ce quej’avais observé dans ce comité de direction était banalpour moi. À partir de là, je suis devenu, malgré moi,un spécialiste du management des boîtes, parce quecette réussite-là a rayonné d’une manière qui m’abeaucoup étonné.

Vous avez alors abandonné la politique ?

Mon militantisme m’avait dégoûté de tout investisse-ment politique. Quand à 20-25 ans, vous êtes pro-pulsé trop vite, trop haut, dans la hiérarchie et quevous êtes ainsi en relation avec les dirigeants poli-tiques, vous ne mettez plus jamais au pinacle qui-conque dirige quelque chose quelque part. Cela vousdonne une capacité d’interrogation curieuse à l’égardde tous ces gens. Dégoûté du politique, je n’avaisqu’une envie, c’était de me demander quel était lecontre-pouvoir qui, à la limite, pouvait pallier lescarences politiques, occuper l’espace et sauver lesmeubles. Ce contre-pouvoir, c’était naturellement lesyndicalisme. C’est ce qui m’a amené à m’intéresseraux conflits du travail.

TÉMOIGNAGE

GÉRER ET COMPRENDRE • MARS 2010 • N° 996

STAKHANOV

ET TAYLOR, C’EST LA MÊME

CHOSE !

LE CENTRALISME

DÉMOCRATIQUE

EST UNE FORME

DE MANAGEMENT

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Et vous allez inventer l’analyse a posteriori des conflitsdu travail ?

Oui. Quelle était mon ambition derrière cetteaffaire ? J’en avais marre de voir des grèves qui se ter-minaient presque toujours par l’achat de la reprise dutravail sans que l’on recherche les causes des dysfonc-tionnements. Conscient de mon autodidaxie, jem’étais entouré d’un certain nombre de copains phi-losophes et scientifiques à qui j’essayais de présentermes réflexions afin qu’ils me conseillent sur ce que jedevais lire ou sur ce qu’ils pouvaient m’en dire. Petit àpetit, j’en suis venu à l’idée suivante : le conflit est unmoment-clé de la libération de la parole, c’est là queles choses se nomment, il ne faut surtout pas lesoublier. Le conflit est une opportunité pour compren-dre : il faut donc faire systématiquement l’analyse aposteriori des causes qui l’ont suscité afin de cesser decontinuer d’en être les objets. C’était mon ambition,avec mon « analyse a posteriori des conflits », que dedoter directions et syndicats de cette matière.

En général, on considère plutôt le conflit comme quelquechose de négatif, un peu comme un échec.

Oui, surtout à l’époque dont je vous parle, dans lesannées 1970-1971 : le conflit, particulièrement s’ildébouchait sur une grève, était considéré comme unemaladie honteuse, dont il était préférable de ne pasparler. Côté syndical, l’ouverture d’une analyse descauses d’un conflit se réduisait aux revendications nonsatisfaites. Et qui plus est, à faire cela, j’apparaissaisaux yeux de mes amis syndicalistes comme celui quiavait retourné sa veste et, pour les patronats, commele cheval de Troie du syndicalisme ; vous avez raison,la tâche s’avérait complexe. Mais je vais avoir unechance assez inespérée. Un soir, je dîne avec le patrond’une boîte de la métallurgie et, à table, sa femme,une caricature de la petite bourgeoise, me dit : « Vousvous rendez compte, nous n’avions pas de syndica-liste, nous sommes allés voir l’évêque et nous avonsembauché un militant CFDT. Eh bien, savez-vous cequ’il nous a fait trois ans après ? Une grève ! » Celatombait on ne peut mieux, justement, ils avaient àtable, avec ma personne, un spécialiste de l’analyse desconflits du travail et, le vin aidant, je ne sais pas com-ment, mais toujours est-il que le président m’a dit :« J’ai un conflit ; venez nous régler ça ! ».

Ce sera votre première analyse a posteriori d’un conflitdu travail ?

Oui, et cela en 1972, et dans la métallurgie ; ce quin’est pas rien, parce que c’est là, dans la métallurgie,que vous avez à la fois une présence syndicale solide etun patronat qui tient la route, ce qui n’est pas tou-jours le cas ailleurs. Je vais donc, pour la première fois,présenter à l’ensemble des syndicats mon processus

d’analyse a posteriori du conflit, de recherche descauses du conflit au regard du personnel via la consti-tution d’un échantillon significatif, construit avec euxet l’encadrement, la rédaction d’un rapport et sa resti-tution à la direction, aux syndicats et à l’ensemble dupersonnel interviewé pour s’assurer qu’il s’y reconnaît.Tout ceci pour éclairer la concertation des problèmesavant la négociation ultérieure destinée à les résoudre.L’ensemble des organisations syndicales (CFDT,CGT et FO) représentées dans l’entreprise se déclarè-rent partantes comme d’ailleurs du côté de la direc-tion de l’usine (elle n’avait pas le choix, la demandeémanant du PDG). Cette première analyse a poste-riori apporta effectivement une réelle amélioration desrelations sociales, mais pas seulement.

Effectivement via les syndicats, j’avais découvert qu’ily avait deux camions de cette boîte qui partaienttoutes les semaines sans être enregistrés. Je m’inquié-tai donc de savoir de quoi il s’agissait, et comme jen’étais ni flic, ni inspecteur des impôts, je téléphonaiau président pour lui dire que je voulais le voir pourlui poser deux ou trois questions : « Peut-être faites-vous un peu de chiffre d’affaires au noir ? Moi, ce n’estpas ma tasse de thé, mais si jamais ce n’est pas lecas… ». Et ce n’était pas le cas : le second bénéfice del’analyse du conflit, non négligeable pour le présidentfut de découvrir, et ceci, grâce aux syndicats, que sondirecteur général et son directeur d’usine étaient entrain de voler son entreprise. Je ne sais pas si ce futl’amélioration des relations sociales ou la défense dupatrimoine du patron qui y participa le plus, maiscette analyse a posteriori des conflits allait me crédibi-liser d’une manière non négligeable et, comme parhasard, dans la métallurgie, laquelle exerce un leader-ship de fait au CNPF (devenu aujourd’hui leMEDEF). Côté syndical, les fédérations de la métal-lurgie exercent aussi un poids non négligeable au seinde leurs confédérations respectives. Je m’étaisconstruit une première référence très utile.

Pourriez-vous nous préciser davantage le déroulement devos interventions ?

Ce déroulement est extrêmement banal. Ce quicompte, ce qui est le plus important, c’est de faire légi-timer la finalité poursuivie aussi bien par les syndicatsque par la direction. Une fois que j’ai obtenu de ladirection de rentrer dans un processus de cet ordre,j’exige toujours de faire un diagnostic du fonctionne-ment de l’équipe de direction.

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DE L’« ANALYSE

A POSTERIORI

DES CONFLITS

DU TRAVAIL »

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Vous êtes donc toujours mandé par la direction ?

Il arrive que ce ne soit pas le cas, mais la plupart dutemps je suis effectivement mandé par la direction,c’est-à-dire par des patrons susceptibles de se direqu’il vaut mieux connaître les dysfonctionnementsde la maison que de les subir, et que le syndicalismea un rôle à jouer dans la négociation de la résolutionde ces dysfonctionnements. Ce qui réduit d’unemanière non négligeable le marché. Par ailleurs, vousne pouvez pas engager une analyse de conflit sansrisque pour la direction de l’entreprise, même si elleest demandeuse. La restitution du rapport aux syn-dicats comme au personnel peut non moins ques-tionner le management que la pratique syndicale. Ilfaut donc s’assurer a priori de la capacité de la direc-tion à assumer. Pour cela, il n’y a pas d’autres choixque d’examiner la tolérance au conflit dans le mana-gement des instances de direction. Une intolérancemarquée, en ces lieux, augure mal de celle que nemanquera pas de faire apparaître l’analyse du conflit.Et comme cette dernière a pour fonction de mettre àjour des questions, une éventuelle incapacité de ladirection à y répondre peut lourdement nuire à sacrédibilité. L’analyse d’un conflit ne peut pas appa-raître comme un outil de décrédibilisation des direc-tions. Il y a donc des cas où, après l’examen dumanagement de la direction, il vaut mieux renoncerà une analyse. J’ai refusé plus d’analyses a posteriori que je n’en aifaites. Mais je ne suis pas sûr que le fait d’avoir dit nonà certains ait été totalement sans effet.

Quand vous parlez de la finalité, à quoi pensez-vous ?

Pour moi, c’est simple : le propre des dysfonctionne-ments qui secrètent une conflictualité est de ne pasêtre nommés. Or, les choses n’existent que si elles lesont. La finalité, c’est de les faire nommer. Donc ils’agit de relater des faits vus par les interlocuteurs syn-dicaux et la direction, mais aussi par un échantillonsignificatif du personnel. Cet échantillon significatif du personnel, je le consti-tue avec une contribution demandée aussi bien à lahiérarchie qu’aux acteurs syndicaux, à partir des-quelles je tranche en fonction des opportunités desaisie des faits qui me semblent nécessaires. Je neferme jamais la porte aux sollicitations spontanées quipourraient intervenir. Mais avant d’en arriver là, jeprends connaissance de l’histoire de l’entreprise, c’est-à-dire, en gros, des grands faits structurants qui sontintervenus tant en termes managériaux que sociaux,pour savoir un peu d’où elle vient et où elle en est.Une prise de connaissance de l’histoire qui sera aussipratiquée lors des interviews, pour essayer de m’ap-proprier la mémoire collective, pour être ainsi à mêmed’interpréter ce en quoi elle influence la lecture del’actualité.

Vous dites qu’ensuite vous allez voir des acteurs lambda.Vous allez en voir une dizaine ? Une cinquantaine ?

C’est variable. Par exemple, la première analyse quej’ai faite, c’était dans une boîte où il y avait deux centcinquante personnes ; il n’y avait qu’une seule usine,et là, j’ai dû voir une soixantaine de personnes parceque, comme je vous l’ai dit, j’avais levé un lièvre quin’était pas prévu. Par contre, dans ma dernière ana-lyse, réalisée cette année dans une grande entreprise detransport, l’unité concernée par le conflit comptait sixmille personnes et l’échantillon n’en a comporté quequatre-vingt-neuf.

Mais je vais vous dire… : on fait souvent des entre-tiens allant bien au-delà de ce dont on a besoin, afinde ne pas marginaliser des acteurs qui seraient offus-qués de ne pas avoir été « dans le coup… » Mais laplupart du temps, on n’a pas besoin de tout ça.D’ailleurs, bon nombre de fois, je pourrais écrire lerapport bien avant d’avoir fait le tour de toutes lesinterviews, ce que me reprochent beaucoup mes col-laborateurs, d’ailleurs. Les dysfonctionnements mana-gériaux et sociaux fondamentaux se retrouvent eneffet dans la plupart des entreprises quelle qu’en soitleur singularité. Cela dit, comme je ne voudrais pasdonner l’image d’un dilettante, je me suis bordé enm’entourant de sociologues « normaux » (je veux direnormalement diplômés), pour ne pas m’exposer et ris-quer de voir ainsi remise en cause ma démarche en rai-son d’une rigueur méthodologique douteuse. Maisl’essentiel de notre apport se réduit à formuler les per-ceptions des dysfonctionnements en les enrichissantdes mécanismes organisationnels et managériaux quiles génèrent. Ceci est écrit et restitué, conformément à l’engage-ment de départ, à la direction et aux acteurs syndi-caux, avec l’idée, rarement concrétisée, de faire unerestitution commune.

Vous avez réussi à faire des restitutions communes ?

Oui, bien évidemment, parce que cela est souventdemandé explicitement dans le cahier des charges, etqu’il est dès lors difficile d’y renoncer, encore qu’ilarrive que le courage ne soit pas toujours là au derniermoment. Pour faciliter ce courage, il m’arrive parfois,lorsque je perçois une situation particulièrement diffi-cile et peu gratifiante pour la direction ou les syndi-cats, d’annoncer d’emblée que la restitution sera faiteexclusivement par voie orale, afin d’éviter d’éven -tuelles utilisations du rapport hors de l’entreprise, qui

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LES CHOSES

N’EXISTENT

QUE SI ELLES SONT

NOMMÉES

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vulnérabilisaient son image ou celle des organisationssyndicalesVoilà, c’est ça mon métier et c’est de cette place-là queje peux parler comme observateur de ce qui s’est passédepuis la fin des années 1960, de ce qu’a été, depuis,l’énorme mutation du travail, de l’emploi et du mana-gement ; cette mutation qui, par exemple, débouchesur les suicides à France Télécom.

Vous vous êtes aussi doté d’un observatoire social ?

Oui, j’ai créé au début des années 1980 un groupeconstitué des DRH de vingt boîtes publiques et pri-vées, chacune d’une branche différente, pour avoirune vision des rapports sociaux au-delà des entreprisesoù j’intervenais. Une fois par trimestre, j’ai une heure d’entretien avecchacun des participants sur l’impact des phénomènessociétaux sur sa boîte et sur les événements significa-tifs, managériaux ou sociaux, qui ont eu lieu chez lui.Je recense les quelques questions sociétales qui seposent selon moi à ce moment-là : j’interpelle mesinterlocuteurs pour qu’ils m’en donnent leur percep-tion, la prise en compte qu’ils en font ou non et,après, on rentre dans des problèmes plus précis. Oùen êtes-vous de vos négociations sur les NAO(Négociations Annuelles Obligatoires) ? Vous êtesdans un processus de fusion, comment vous en sortez-vous ? Votre restructuration ? Votre PSE (Plan deSauvegarde de l’Emploi) ? Je les écoute, puis je faisune analyse de ce qu’ils ont dit et je leur livre en débatla synthèse des tendances qui se dégagent. Cela sepasse tous les trimestres, et ce depuis vingt-cinq ans.

Est-ce que vous financez vous-même cet observatoire ouest-ce que ce sont les entreprises des DRH qui le font ?

C’est une très bonne question, parce que c’est pourmoi une véritable mine d’or pour saisir les problèmesmanagériaux et sociaux des entreprises, mais il sembleque c’en soit également une pour les entreprises ; ellespayent donc leur participation. Les premiers qui sontvenus là étaient des gens avec qui j’avais travaillé,après ils en ont parlé à d’autres, etc.

Vous aviez commencé à évoquer les suicides à FranceTélécom. Pourrions-nous y revenir ?

Oui, parce qu’ils sont un véritable coup de Trafalgarpour la crédibilité de l’exercice du pouvoir dans l’en-treprise, c'est-à-dire du management ; ceci en raisonde souffrances au travail qui atteignent le seuil de l’in-tolérable. C’est la prise de conscience de cela dansl’opinion qui constitue la nouveauté, j’y reviendrai.Étymologiquement, le travail et la souffrance sontétroitement liés depuis toujours, c’est son acceptationsociale, selon les valeurs en cours dans la société, quien est le thermomètre. Et cela n’a pas toujours été ce

qu’il en est aujourd’hui. J’ai connu - c’est le privilègede l’âge - les entreprises d’avant les années 1980, àl’époque où l’entreprise constituait un tout. En premier lieu, elle était supposée être immortelle :on a cru ça jusqu’à la restructuration de la sidérurgie.Elle était structurée et « procédurée » d’une manièrefigée, tous les acteurs avaient des référents pour se posi-tionner en son sein. On était dans une appartenancedont on connaissait les termes. C’était l’époque où lebalayeur était en CDI et faisait partie de la famille, iln’était pas sous-traité. C’était l’époque où la souffranceau travail se traduisait, dans la revendication, par la cri-tique des cadences infernales. Les cadences infernales,cela représentait, pour le collectif, la manière de nom-mer ce qui était la cause quasi exclusive de la souf-france au travail. À cette époque, l’appartenance col-lective jouait un rôle décisif parce que, dès qu’il y avaitde près ou de loin un excès dans la pratique du pou-voir, tout le monde se sentait atteint et cela mobilisaitl’ensemble du collectif. Donc, à cette époque, on ne sesuicidait pas, on ne retournait pas son agressivitécontre soi, mais vers quelque chose que l’on connais-sait : l’entreprise, dont le périmètre était balisé et où lepatron était un manager à part entière. On savait à quis’en prendre. Cela dit, la souffrance avait le mérite des’arrêter avec la sirène annonçant la fin de poste, on engardait quelques courbatures musculo-squelettiques,mais, quand on disait qu’on en avait plein le dos, onne parlait que de ça.

Il faut avoir connu ça pour comprendre ce qui se passeaujourd’hui et mesurer l’ampleur de la rupture quis’est opérée avec la manière dont on a mené au forcepsla mutation drastique du travail et de l’emploi trenteans durant. Mais revenons aux suicides.Nous avons abordé, dans l’observatoire, des cas de sui-cides parmi le personnel bien avant que ceux d’EDF,de Thalès, de PSA et de Renault ne soient médiatisés.Le suicide constituait déjà un fort traumatisme, maisqui restait confiné au service ou à l’unité.Dès que l’on a commencé à médiatiser les suicides ausein du personnel, ils sont devenus dans l’opinionpublique « des suicides du travail », ce qui changeaittout du point de vue de la responsabilité de l’entre-prise. L’écho du traumatisme rayonnait désormaisdans toute l’entreprise, il n’était plus confiné au ser-vice, en interne, et l’image de l’entreprise pouvait enêtre atteinte. Le premier réflexe a été de minorer leschoses. On s’est subitement intéressé, dans l’entre-prise, au taux de suicide dans la Cité pour relativiserles siens. On en a fait une affaire de « fragiles », et l’ona envoyé des psychologues pour traiter les symptômes,

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SOUFFRANCES

ET SUICIDES

AU TRAVAIL

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afin de montrer qu’on ne restait pas inerte. Et, bienévidemment, on pestait contre la presse d’avoir créé leproblème. Cette stratégie d’évitement a été rompuepar le patron deRenault qui, le pre-mier, a, de fait,reconnu une res-ponsabilité effectivedu managementdans les suicides autravail. On a sup-primé les réunionsavant 7 h 30 etaprès 19 h 30, on arecommandé auxchefs de projet dene pas négliger lelien avec leurs colla-borateurs. On a faitde la thérapie col-lective en offrantune libération deparole au person-nel, et on a requisles organisationssyndicales comme ilse doit. On n’avait,ce faisant, qu’abor -dé les nuisances dutravail, mais en rience qui est auxsources de tous lesmaux et qui tient àla nature de l’exer-cice du pouvoir,chez Renault commepartout ailleurs.Mais en procédantde la sorte, Renaultest parvenu à sauver un peu de son image dans l’opi-nion. Il en ira tout autrement pour France-Télécomqui, précisons-le, n’a pas le record des suicides au tra-vail, mais seulement une direction qui a un énormeretard à l’allumage sur ce qui se passe dans l’opinion.Les suicides de Renault n’ont, en effet, pas eu lieu à lamême époque ; ils ont eu lieu un peu avant septem-bre 2008 et à chaud sur l’événement. Ceux de France-Télécom ont eu lieu après un an de maturation dansl’opinion du suicide du capitalisme ultralibéral, et celachange tout. La crise a été comme une gifle reçue dansun sommeil profond dont il a bien fallu réaliser qu’ilne s’agissait pas d’un cauchemar, mais bel et biend’une réalité. L’apocalypse de 2008 a d’abord sidéré :comment avait-on pu en arriver là ? Une questionpleine de bon sens, tant il est vrai que l’on ne saitjamais où l’on en est sans savoir d’où l’on vient. En second lieu, et cela, à chaud sur l’événement, l’idées’est imposée que c’était scandaleux, im moral. On

pouvait entendre moult expli cations des économistes,n’y rien comprendre, mais avoir la certitude que tousces gens nous avaient menés en bateau en se remplis-

sant copieusementles poches et quetout cela avait étéune énorme mani-pulation parfaite-ment, répétons le,im morale. Un sen -timent pour lequelil n’y a nul besoind’avoir fait Harvardpour être à mêmede le comprendre. Enfin, commentcette immoralitéqui, trente ansdurant, a guidé lesfinalités, n’aurait-t-elle pas pu, aumême titre, guiderl’exercice du pou-voir et, partant, lahiérarchie dans larelation de travailau quotidien ?Comment la rela-tion de travailavait-elle pu at -teindre le seuild’une ingérencedans l’identitémême de l’indi-vidu, tel qu’on leconçoit en ultrali-béralisme, pourfinir par fairequ’un échec au

travail aboutisse à la négation de soi et au suicide ?

Comment l’opinion en est-elle venue à se demanderpourquoi nous en étions arrivés là ?

Pour moi, cela tient à la résurgence des valeurs ultralibé-rales. Le noyau dur de ces valeurs se réduit à la rapacitéau gain comme moteur de l’histoire ; le « tout à l’indi-vidu » au détriment de l’appartenance collective, dans lasociété comme au travail ; et la relation hiérarchiqueréduite à un contrat marchand où le subordonné seraità égalité de dignité avec le dirigeant.Nos démocraties occidentales se sont montréesaccueillantes à cette résurgence de l’ultralibéralisme etses valeurs s’y sont développées d’autant mieuxqu’avec l’écroulement du Mur de Berlin, le non-mar-ché, indissociable de la tyrannie, a propulsé le marchéau pinacle, jusqu’à ce qu’il devienne un « tout-au-marché » tout-puissant.

TÉMOIGNAGE

GÉRER ET COMPRENDRE • MARS 2010 • N° 9910

« C’était l’époque où la souffrance au travail se traduisait dans la revendica-tion par la critique des cadences infernales. Les cadences infernales, celareprésentait, pour le collectif, la manière de nommer ce qui était la causequasi exclusive de la souffrance au travail ». Affiche anonyme du 22 mai1968.

© Coll. KHARBINE-TAPABOR

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Il aura fallu que le système se suicide, en 2008, pourdévoiler sa perversion. Mais cela n’aura pas été l’œu-vre d’une quelconque remise en question portée pardes contre-pouvoirs. C’est même en cela que rienn’indique que ce suicide du capitalisme ne pas soit pasde ceux dont on renaît très vite de ses cendres. Si viteque la mise en question des valeurs du postulat nepermette pas l’instauration de valeurs alternatives.

Comment cela s’est-il concrètement traduit dans lemanagement de l’entreprise ?

Pour répondre à cette question, il faut refaire le par-cours des années 1970 à aujourd’hui. Nous étions, audébut des années 1970, à la fin de l’expansion et lechômage montait, mais personne n’imaginait ce quinous attendait en la matière. C’était le temps du tra-vail prescrit, tayloro-stakhanoviste, avec un exercicedu pouvoir fondé sur la maîtrise a priori du dirigé ettout l’attirail des règles organisationnelles, des procé-dures, des structures appropriées pour l’exercercomme tel. On ne demandait à l’individu que d’êtreun exécutant cadré a priori. Le contrôle a posterioriindividuel était, de ce fait, faiblement nécessaire. Ils’exerçait quasi exclusivement par l’étroit contrôle deconformité aux procédures des directions opération-nelles, effectué par des fonctionnels qui en exerçaientun gardiennage rigoureux.Tout cela était figé depuis une éternité, l’organisationétait devenue une fin en soi.Cette immuabilité de l’organisation finira par êtremortelle pour beaucoup d’entreprises, mais elle étaitclaire et légitime tant aux yeux des dirigeants que dessyndicalistes et du salariat. Du manœuvre au cadredirigeant, en passant par les agents de maîtrise, tout lemonde pouvait s’y positionner et y trouver les repèresde son appartenance à l’entreprise. On était posi-tionné dans son poste par les classifications. Pour unfranchissement de qualification, les règles étaient tota-lement légitimes. On passait par exemple de P1 à P2,quand on était ajusteur, par un essai : un plan, unbout de ferraille, des tolérances sur les cotes, un délaitemps, et c’était le pied à coulisse ou le palmer (1) quitranchait. La tête du client n’y jouait qu’un rôle déri-soire. Il y avait de la souffrance dans le travail, mais onen disposait à vie.C’était là l’état des lieux quand, déjà, le travail prescritatteignait ses limites. Les premiers signes de la mutationdu travail apparaissaient. On avait désormais besoindans l’entreprise de mobiliser d’une tout autre manièrel’énergie des salariés, et cela passait manifestement parune autonomie de l’individu dans son espace de travail.Le salarié ne pouvait pas rester ligoté dans le travail pres-crit, et mettre de son désir dans ses tâches sans qu’il aitun espace de liberté où il puisse faire à sa manière.

Comment a-t-on donné aux salariés des espaces deliberté ?

Sont alors nées les démarches d’élargissement puisd’enrichissement des tâches, les groupes de gestionautonomes… et le concept d’organisation qualifiante.Ce dernier concept d’organisation étant une formed’aveu des nuisances de l’organisation précédente,comme du rôle-clé de l’organisation dans la relationde travail.

Tout cela était très pertinent, mais exigeait de faire,comme le disait Antoine Riboud dès 1972, « par etavec » les salariés ; mais il fallait aussi être au clair surles finalités de l’entreprise et les valeurs qui lui don-nent sens. Le patron de BSN n’hésitait pas à être trèsprécis en matière d’affirmation des valeurs qu’il vou-lait voir porter dans l’entreprise. Concernant l’indivi-dualisation, il indiquait on ne peut plus clairementque, si celle-ci devait permettre la libération de la per-formance individuelle, c’était à la condition premièrequ’elle s’inscrive dans l’« exclusive optimisation » de laperformance collective. Ainsi naquit le « double projet économique et social »avec le « par et avec », une manière de manager, selondes valeurs partagées, par les finalités, où les néces-saires adaptations des moyens deviennent sensées ettout autrement acceptées. L’évaluation de la perfor-mance individuelle inscrite dans le primat de la per-formance collective, tisse une appartenance à l’entre-prise et un lien tout autre que la solitude dans lacourse de fond à la performance individuelle, qui faitd’un échec au travail un échec identitaire.

Les idées d’Antoine Riboud étaient-elles partagées par lesautres patrons ?

Hélas, Antoine Riboud ne fit école que dans quelquesrares entreprises. Très majoritairement, cette émanci-pation de la relation de travail, par ce qu’elle exigeaitde remise en cause de l’exercice du pouvoir, fut esti-mée par les décideurs des entreprises privées,publiques et des administrations d’un prix à payer partrop exorbitant.L’accouchement des changements qui s’imposaient semena selon le management antérieur, c’est-à-dire car-rément à contre-pied des finalités visées, et donc auforceps. Pour employer une métaphore de l’époque :on a affiché une finalité d’émancipation du salariat detype Gorbatchev que l’on a menée à la manière deStaline, en la justifiant, déjà à cette époque, par les(1) Instrument de mesure de dimensions.

MANAGER

« PAR ET AVEC » LES SALARIÉS

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rigueurs du temps. Ainsi de la restructuration de lasidérurgie au milieu des années 1970 qui allait inau-gurer toutes celles qui suivraient, fondées exclusive-ment sur l’ajustement des effectifs en contrepartie depréretraites, et ultérieurement de PSE. C’est dans cecontexte que l’on est passé à un tout autre travail quin’exigeait plus simplement, comme le travail prescrit,de mobiliser les capacités d’exécution du dirigé, maisde le solliciter dans sa subjectivité même. Un proces-sus d’individualisation dans lequel, contrairement à cequi se faisait chez BSN, le syndicalisme fut margina-lisé par les directions ; le très faible investissement dusyndicalisme laissa le subordonné individualisé dansun tête-à-tête avec le dirigeant où, sans la présence ducontre-pouvoir syndical, l’égalité de dignité de l’un etde l’autre avait peu de chance d’être maintenue.En loupant ce coche de l’individualisation, le syndica-lisme s’est montré incapable de défendre l’individu autravail dans le cadre collectif. Il le réalise très bienaujourd'hui, mais avec trente ans de retard.

On va sortir de l’organisation taylorienne.

Petit à petit, on sort effectivement de l’organisation tay-lorienne par des biais multiples, mais sans vraimentréinterroger l’exercice du pouvoir qui la porte. Ainsi ena-t-il été de la grande mode de la « qualité ». Mais ellesera menée le plus souvent selon une démarche plusmécanique que participative. La « qualité » n’en jouera

pas moins un rôle non négligeable dans les modifica-tions de l’organisation et de la relation de travail. Le syn-dicalisme sera, là encore, marginalisé et s’investira peu,et bien à tort, dans l’étude de l’incidence du change-ment de l’organisation sur la relation de travail.L’organisation relève effectivement du domaine par tropréservé de la direction, alors qu’elle n’est pas sansinfluence sur la nature de l’exercice du pouvoir, ce quiaurait dû intéresser les contre-pouvoirs syndicaux. Ainsi,par exemple, de la gestion des stocks, qui donne nais-sance aux flux tendus, du repli sur le cœur du métier,qui fait se libérer des activités non directement straté-giques et donne son plein essor à la sous-traitance. Lepérimètre de l’entreprise devient de plus en plus flou.Après les nationalisations du début des années 1980, lesouvertures du capital vont bon train au début desannées 1990. On est passé, chez France Télécom, dugrade à la fonction sans l’acculturation préalable quiaurait été nécessaire : toujours la pratique managérialedu forceps…Tout cela a été marqué, du début des années 1970 àaujourd’hui, par ce qu’on nomma d’abord le malaisedes agents de maîtrise, pour, au fil du temps, le prêteraux cadres, et finalement réaliser, aujourd’hui, qu’ils’agit d’un malaise du type de maîtrise, c’est-à-dire dutype de pouvoir que l’on exerce.À la fin des années 1980 tout était joué, rien ne s’op-posait plus au mode d’exercice du pouvoir qui fondele management ultralibéral. S’auto-évaluant, les déci-

TÉMOIGNAGE

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« Tout cela était très pertinent, mais exigeait de faire, comme le disait Antoine Riboud dès 1972, “par et avec’’ les salariés ».Antoine Riboud en 1969.

© Bruno Barbey/MAGNUM PHOTOS

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deurs distillaient en cascade l’individualisation del’encadrement jusqu’à ne plus en faire que l’exclusiveaugmentation des rémunérations. Tout cela étaitentré dans les us et coutumes, y compris pour l’en-semble du salariat, à l’exclusion du secteur public où,à l’éducation nationale, dans la police, dans la jus-tice… les valeurs ultralibérales avaient le plus grandmal à se légitimer comme telles. C’était déjà l’époque où, dans l’entreprise, l’on enavait plein la bouche des valeurs. Les directions de lacommunication devenaient de petites reines, auxcôtés des PDG, chargées de soigner l’image de cesderniers et celle de l’entreprise, en interne comme enexterne.C’était la grande mode de la « culture » de l’entreprisefondée sur « les valeurs ». Il était commun d’afficherdix valeurs du type « le client est roi », « zéro défaut »,« l’épanouissement de soi », etc., pour qu’on les assi-mile à dix commandements divins mis en page sousforme d’une « table de la loi » devant la photo duPDG, afin qu’on le prenne pour Moïse, avec le postu-lat ultralibéral pour parole de Dieu.Dans la pratique concrète de l’individualisation, onétait à l’aise pour tout justifier. Il faudrait désormaischanger n fois de métiers dans sa vie et m fois d’entre-prises, la mobilité professionnelle comme géogra-phique devenait une nécessité absolue avec l’épée deDamoclès du chômage suspendue au-dessus de la têtedu salarié et la même sur l’entreprise, si la rétributiondu capital ne tournait pas aux alentours de 10 à15 %.

Le « postulat ultralibéral » n’est-il pas déstabilisateur ?

Oui, parce que dans le monde du travail, fabriquerdes gens qui croient dans le postulat ultralibéral nesuffit pas. Il faut que la pratique du pouvoir ne soitpas trop en rupture avec les finalités d’émancipationde l’individu que le pouvoir affiche. Même en étanttrès isolé, on peut réaliser être l’objet d’un « double-bind », c'est-à-dire d’une pratique de la direction radi-calement contradictoire avec la finalité qu’elle est cen-sée poursuivre, une situation qui rend fou. C’était là l’apparente quadrature du cercle du mana-gement ultralibéral. La mobilisation subjective de l’in-dividu au travail supposait un exercice du pouvoirdélibérément construit sur une part d’amaîtrise dusubordonné, afin qu’il puisse mobiliser son désir, faireà sa manière, mettre du sien dans son travail ; uneamaîtrise quelque peu déstabilisatrice de la concep-tion du pouvoir la plus répandue depuis toujours,conception qui se fonde sur l’emprise a priori. Unedéstabilisation dont les agents de maîtrise, toutd’abord, puis l’encadrement n’ont pas cessé de donnerle spectacle depuis les années 1970. L’établissement decette nouvelle conception du pouvoir ne s’est jamaisvraiment concrétisé, mais, quand bien même aurait-ileu lieu, cela n’aurait pas suffi, il fallait aussi que le

contenu du travail puisse être un objet désirable.L’individu, aussi individualiste puisse-t-il être, abesoin de donner sens à son propre travail en l’inté-grant à la finalité globale de l’entreprise, ne serait-ceque pour s’y faire reconnaître par les autres.

On avait réussi, en à peine vingt ans, à accréditer lamobilisation subjective de l’individu au travailcomme le fin du fin de son émancipation, évaluée àl’aune d’une performance prescrite et légitimée par unpostulat de valeurs quasi divin, délivrant à chacun lamanne d’un nouveau concept : « la compétence ». Enlangage d’entreprise, il s’agit des potentialités de l’in-dividu qui se libèrent en « situation », c’est-à-diredans l’organisation du travail, les structures, les procé-dures, les indicateurs, les définitions de fonctions, lesmodalités d’élaboration des objectifs, de l’attributiondes moyens et de l’évaluation de la « compétence-per-formance », lesquelles cadrent insidieusement la réa-lité du type d’exercice du pouvoir et la compatibilitéavec une « situation » qui catalyse réellement la mobi-lisation de la subjectivité de l’individu. Déjà, et bien avant la médiatisation des suicides autravail, le management branlait dans le manche ; ilfallait trouver un moyen supplémentaire pour, tout enconservant la finalité supposée émancipatrice de l’in-dividu au travail, le mettre sans qu’il s’en rendecompte, sous une nouvelle emprise qui emporte sonassentiment. La recette a été trouvée : la « situation »est incarnée par l’organisation en conformité avec lemanagement qui lui est nécessaire. L’organisation est devenue une fin en soi, variabled’ajustement à la seule main de la direction, accréditantla permanence du changement pour masquer la péren-nité de l’exercice du pouvoir qu’elle porte. Avec la per-manence des changements organisationnels, qui faitperdre les repères, l’autonomie allouée est devenue sansbornes, elle n’est plus de celles qu’on peut s’approprier,mais s’apparente à un désert où l’on est perdu sous lapire des emprises qui soit. Autre bénéfice de la rapiditédes changements organisationnels : au rythme où ilss’opèrent, ils laissent en chemin les instances de repré-sentation du personnel en retard d’un ou de plusieurschangements. L’exercice du pouvoir légitimé par le pos-tulat ultralibéral aura réussi ce que Hannah Arendtdécrivait comme « une tyrannie sans tyran », où le pou-voir véritable serait devenu anonyme. Il aura fallu quecet exercice du pouvoir s’avère assassin pour qu’il fassel’objet d’une mise en question.Ce sont les croyants dans le postulat qui en meurent,en voyant dans leur échec au travail un échec identi-taire, en lieu et place de la perversion de la « situa-

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QUAND LE POUVOIR

SE CONSTRUIT SUR

L’« AMAÎTRISE » DU SUBORDONNÉ

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tion » qui les pousse à la négation d’eux-mêmes. Lesdemi-croyants ou les non-croyants n’en sont pasmoins touchés et, s’ils n’en meurent pas, ils le fontpayer en transformant leur agressivité en délinquancepassive qui, même si elle ne se voit pas, n’en est pasmoins coûteuse pour l’entreprise ; présentéisme-absent, véritable absentéisme, maladie réelle ou deconfort, manipulation des indicateurs : tout cela faitflorès, de l’agent d’exécution aux cadres supérieurs.

Ce que vous nous avez expliqué vaut pour la France,mais ne semble pas avoir le même écho en Europe. Pourne parler que de nos voisins, quelle spécificité avons-nousdans nos relations sociales, comme vous le dites, pour enêtre arrivés là ?

Nous avons en effet quelques spécificités en France,mais, apparemment, en Europe, les Grecs en ont aussi.Depuis toujours nous bénéficions, si l’on peut dire,d’un cycle de rapports sociaux se décomposant ainsi :Conflit – Revendication – Négociation ; fruit d’unereconnaissance mutuelle dérisoire entre interlocuteurssociaux. Vous noterez au passage que je ne parle pas departenaires, mot pervers inventé pour nier les antago-nismes entre capital et travail. Notre tradition syndicaledoit un peu au christianisme social, plutôt réformiste,mais pour beaucoup aux différentes écoles marxistesplutôt révolutionnaires et à l’anarchisme ; ceci doubléde l’allergie organique de nos patronats à tout contre-pouvoir. Vous avez là l’explication de ce qui a entretenule cycle évoqué précédemment. Quand bien même ce cycle aurait un peu évolué, il n’apas encore muté. Ainsi, Bernard Thibault en estencore à faire des cours à chaque congrès pour qu’unepart de ses militants ne confondent pas compromis etcompromission. Nos patronats, quant à eux, ne sontpour l’essentiel que des lobbyistes auprès des pouvoirspublics, quel que soit le rôle de négociateur qu’ilsaffectent de remplir. Par exemple, en 1968, le CNPFn’était pas représentatif de ses mandants. Il n’avait pasla latitude de signer un accord interprofessionnel : cesont les événements qui le lui ont imposé.Traditionnellement, la représentativité des syndicatspatronaux a toujours été faible, même si elle est beau-coup moins évoquée que celle des syndicats de salariés. C’était antérieurement l’UIMM, la fédération de lamétallurgie, qui masquait le vide, avant que d’au-tres types de branches professionnelles n’émergent,du fait, entre autres, du développement des ser-vices, dont la fédération était beaucoup moinsaguerrie en matière de connaissance des interlocu-

teurs sociaux. La fluidité des relations sociales y abeaucoup perdu.Globalement, nous disposions de patronats très archéoset d’un syndicalisme divisé qui, sauf à l’occasion degrandes crises comme en 1936 ou en 1968, étaient depiètres négociateurs. Tradition nellement, en France,l’échec des négociations a fait des pouvoirs publics lavoiture-balai qui concluait en leur lieu et place. Cecin’ajoutait rien à leur crédit et, qui plus est, a entretenuau sein du politique, de gauche comme de droite, unepropension naturelle à négliger le rôle des corps inter-médiaires patronaux et syndicaux.

Exonérez-vous pour autant les responsabilités patronaleset syndicales dans la manière dont l’action a été conduitetout au long de la mutation du travail et de l’emploi ?

À l’évidence, non. Même si la responsabilité n’est pasla même, côté patronal et côté syndical. Par exemple,partons du début de la mutation du travail et de l’em-ploi qui commence en France avec la restructurationde la sidérurgie, laquelle donnera le ton pour toutescelles qui suivront. On va inventer à chaud, sur l’évé-nement, la mise en place de la préretraite, qui devien-dra ensuite systématique : la réduction des effectifscomme variable exclusive d’ajustement, accompagnéede la préretraite à 56 ans. Réduction des effectifs etacquis social vont constituer, dans leur systématisa-tion, la plaie des trente ans qui suivront. On venait demettre en place toutes les conditions, labellisées« acquis social », qui allaient fabriquer par la suite lestatut des seniors d’aujourd’hui, avec 60% d’inactifschez les plus de 55 ans. Cet acquis social allait démon-trer qu’il pouvait devenir mortifère. Ce n’était pas lepremier, ni d’ailleurs le dernier. Dans cette affaire, le syndicalisme a une réelle respon-sabilité, même si les rigidités politiques et patronales ysont aussi pour quelque chose. Parmi les autres grandes vulnérabilités, il faudrait aussinoter la faiblesse de la représentativité patronale dans lesPME et les TPE, ainsi que la désertification syndicale deces lieux qui représentent 50% du salariat.

Mais aujourd’hui, en est-on encore là ?

Du côté patronal, hélas oui. Pour les syndicats, parcontre, si cela ne bouge pas au rythme que l’on pour-rait espérer, il y a quand même des évolutions. Lesdeux secrétaires généraux de la CGT et de la CFDTont déclaré l’un et l’autre que le syndicalisme étaitmortel. C’est très bon signe. Ils n’en sont pas encore àdéclarer «notre syndicalisme est mort ! Vive le syndi-calisme à construire », mais ils s’y évertuent. Ainsipeut-on relever de nouvelles synergies entre la CGT etla CFDT, les nouvelles formes de représentativité encours, la dimension européenne qui gagne du terrainet, qui sait, l’unification mondiale du syndicalisme,jusqu'à présent beaucoup trop absent dans la mondia-

TÉMOIGNAGE

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L’INSTALLATION

DANS L’ENTREPRISE

D’UNE « TYRANNIE

SANS TYRAN »

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lisation. Il n’en reste pas moins que, dans l’entreprisecomme dans le Service public, tout un lien est àreconstruire avec les mandants, ce qui va exiger unereforme drastique de l’organisation et du manage-ment du syndicalisme.

Vous faites là des analyses qui ne doivent pas plaire dansle milieu patronal, mais pas beaucoup plus dans lemilieu syndical. Quels sont vos liens avec les uns et lesautres ?

D’abord, je ne suis qu’un bouchon sur l’eau, ce quiévite d’être trop exposé, sinon via la presse, mais lerisque pris à questionner les uns et les autres, quand onne représente que soi-même, ne coûte que très peu dechose. J’ai été sur les listes noires des institutions patro-nales, mais cela ne m’a pas vraiment nuis avec mesclients ; eux, ce qui les intéresse, c’est l’efficacité chezeux. Il y a même eu une période où être considérécomme un homme de gauche m’a amené beaucoup dedemandes, en particulier au moment de la victoire élec-torale de la Gauche, en 1981. Le patronat vivait l’élec-tion de la Gauche comme une usurpation du pouvoir.J’ai dû faire, cette année-là, la moitié de mon chiffred’affaires en conférences, déjeuners, dîners et moultprésentations entre des dirigeants d’entreprises et desdirigeants syndicaux qui, normalement, auraient déjàdû se connaître. J’ai même gagné, malgré moi, une première marquede reconnaissance internationale, au titre d’uneconsultation pour une envoyée spéciale du présidentdes États-Unis, faite au cours d’un dîner organisé parun grand chef d’entreprise, avant que FrançoisMitterrand ne nomme les membres duGouvernement. Cette dame s’inquiétait de savoir si lePrésident était susceptible de nommer un commu-niste à l’Intérieur. Je n’ai pas pu retenir un éclat derire, avant de la rassurer. Je n’en ai pas moins quitté cedîner très perplexe au sujet des services de renseigne-ments américains. Quant aux syndicalistes, comme aucun d’entre euxn’a de doutes sur la reconnaissance que je leur porte,dans les confédérations et jusqu’au terrain, dans les

entreprises ou les administrations, ils m’autorisent desquestions qu’ils toléreraient beaucoup moins venantd’autres que moi. Alors, certes, avec les dirigeantsconfédéraux et en public, il faut mettre les formes,mais off the record, c’est avec tous très ouvert. Commec’est le cas dans l’entreprise, l’étiquette confédérale n’aici que peu d’importance. Ce sont les réalités quicomptent. Souvent, il faut du temps pour déterminerl’appartenance syndicale ; il n’est en effet pas rare derencontrer une étiquette révolutionnaire avec un dis-cours tout ce qu’il y a de réformiste.

Vous avez dit que les suicides à France Télécom consti-tuaient pour vous un basculement historique à travers laremise en cause du « management ultralibéral ». Alors,on bascule vers quoi ?

Je n’en sais évidemment rien, ni en France, ni sur laplanète. Je vois mal s’installer un désenvoûtement desdirigeants politiques aux affaires et des entreprises àl’égard du postulat ultralibéral, et l’opposition degauche est en capilotade. La droite fait dans l’acti-visme : d’ici à fin février, il faudra avoir signé dans lesentreprises quelque chose en matière de risques psy-chosociaux pour montrer qu’on ne reste pas inerte àl’égard des suicides au travail. Le monde du travailvient de vivre une fuite en avant sans perspectives, quise révèle catastrophique. Il a vécu tout cela avec fata-lisme, une colère rentrée, un sentiment d’injustice, etle tout, qui plus est, dans la plus totale impuissance.Rien n’est à exclure : entre l’envie qui pourrait naîtredans l’opinion d’un grand conflit supposé être réso-lutoire et l’installation dans le fatalisme (cette dernièrehypothèse n’étant pas la moins dangereuse). On a deschances de découvrir l’extrême besoin que l’on a, endémocratie, du syndicalisme pour la régulationsociale. Le syndicalisme français a su offrir, au prin-temps 2009, un exutoire à l’opinion qui a pu ainsifaire entendre sa colère. Aux affaires, on s’est félicitéde l’essoufflement des manifestations, et la presse en afait, bien à tort, un échec syndical. Compte tenu del’état du monde politique, on a une fâcheuse tendanceà beaucoup trop demander au syndicalisme… �

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Comment concilier entre elles la morale, la reli-gion et la finance ? C’est la tâche, complexe etambiguë, que s’est assignée un fonds financier

créé par les Quakers en 1928. Depuis lors, l’idée s’estfortement modifiée, et ce concept a contribué àl’émergence de l’investissement socialement responsa-ble (ISR). En 2008, les encours des fonds américains (principa-lement protestants) de ce type ont été dépassés parceux de leurs homologues européens : il nous sembledonc tout à fait pertinent d’étudier quelles sont lespratiques d’investissement de l’ISR religieux (notam-ment protestant) : quels en sont les objectifs et lespratiques de gestion ? Quelles en sont les justifica-tions ? L’approche protestante de l’ISR diffère-t-ellede l’approche catholique ? L’ISR « protestant » se dis-tingue-t-il de l’ISR non confessionnel ?Après avoir retracé l’historique des fonds protestants,cet article proposera des éléments de compréhensionsociologique du phénomène, à la lumière (notam-ment des travaux de Max Weber). Cette perspectivethéorique nous conduira à une analyse des politiques

d’investissement propres à quatre fonds ou fonda-tions protestantes. Enfin, après avoir procédé à unecomparaison entre fonds d’investissement protes-tants et fonds d’investissement catholiques, nousconclurons cet article par quelques remarques por-tant sur le concept de responsabilité sociale de l’en-treprise.

DU FONDS D’INVESTISSEMENT DES QUAKERS À L’ISR

Les fonds d’investissement protestants appliquent audomaine de l’investissement la pratique quotidienneprônée par l’éthique protestante. Ainsi, ce type d’in-vestissement poursuit deux objectifs : un objectif de

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* Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines.

** Responsable de l’ISR, Inter Expansion, APRIONIS, Chercheur associé CERMAD / ESCEM Tours-Poitiers. [email protected]

COMMENT CONCILIER MORALEPROTESTANTE ET FINANCE ?Nous nous proposons d’analyser dans cet article les pratiques de gestion des fonds d’investissement socialement responsables (ISR)créés par des communautés protestantes. Après une mise en perspective historique et sociologique, nous observerons les pratiques actuelles de quatre fonds ISR et nous ferons le constatqu’au-delà des éventuelles ambiguïtés (portant sur leurs justificationsthéologiques) de ces fonds, le pragmatisme qui les caractérise est fort

éloigné du dogmatisme qui leur est prêté. Ces fonds, dont les pratiquestranscendent leurs origines religieuses, posent des questions pertinentes surle renouveau de la finance et sur l’avenir du concept de responsabilitésociale de l’entreprise.

Par Christophe INARD*, Fanny VERRAX* et Grégory SCHNEIDER-MAUNOURY**

RÉALITÉS MÉCONNUES

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rendement financier et un objectif d’améliorationcomportementale guidée par des préceptes moraux.Les premières pratiques d’investissement socialementresponsable sont nées dans des communautés reli-gieuses (pour leur usage propre), toutes animées par lafoi protestante. Au XIXe siècle, avec le mouvementphilanthropique des quakers et les sectes méthodistes,ces communautés religieuses interdisaient à leursmembres d’investir dans des activités considéréescomme « pécheresses », comme celles liées à l’arme -ment, à l’alcool ou autabac.En 1928, aux États-Unis, est créé le pre -mier fonds d’inves tis -sement socialement res-ponsable : le Pio neerFund, institué parPhilip L. Carret. C’estle premier fonds àrecourir de façon systé-matique à un sin screen[litt. : « écran anti-péché »], qui prohibetout investissement liéaux industries du tabacet de l’alcool. En 1971, deux pasteursde l’église méthodiste,Luther Tyson et JackCorbett, lancent le PaxWorld Fund, dont lesdifférentes missionssont de promouvoir lapaix (en veillant à nepas investir dans desentreprises liées à l’in-dustrie de l’arme ment ;historiquement, ils’agissait, pour ces fon-dateurs, de ne pas cau-tionner la guerre duViêt-Nam, de réduireles inégalités sociales,de protéger l’envi -ronnement et d’œu vreren faveur du développement durable (nous auronsl’occasion de reparler, dans la suite de cet article, desactivités de ce fonds d’investissement).Par ailleurs, un des principaux succès de l’ISR est lapublication (en 1977) et la diffusion des PrincipesSullivan (1). Ces principes, édictés par le révérendLeon Sullivan, un pasteur protestant, incitaient lesinvestisseurs à ne pas investir dans les entreprises pré-sentes en Afrique du Sud, à l’époque du régime de

l’apartheid. Cette pression financière a eu un effetsignificatif sur les entreprises et les élites blanches sud-africaines, en contribuant à les convaincre d’abandon-ner ce système fondé sur la ségrégation ethnique. Aujourd’hui, l’investissement socialement responsable(ISR) représente 20 % des fonds investis en Europe,soit 2 665 milliards d’euros en 2008 (2) : le montantdes encours de l’ISR européen est désormais supérieurà celui des encours de l’ISR américain.L’ISR poursuit un double objectif : exercer concrète-

ment la responsabilitésociale de l’investisseuret mettre en valeur lescoûts et bénéfices fu -turs liés aux questionsenvironnementales,so ciales et de gouver-nance. Cette défini-tion, tant par lesobjectifs que par lesmoyens, n’est pasdépourvue d’ambi -guïté : elle auto riseune diversité des pra-tiques. Face à cetteambiguïté, Eurosif, as -so ciation euro pé ennede l’inves tis sementsocia lement responsa-ble, a proposé, dès2005, une définitionet une typologie desmoyens utilisés. Cetteassociation regroupeainsi les investisse-ments selon trois typesde pra tiques : unesélection des projetsfondée sur des critèresnon financiers (ce quirevient à une sélectionfondée sur les meil-leures pratiques envi-ronnementales ou so -ciales), la qualité dudialogue entre l’entre -

prise et son actionnariat (questions soumises à ladirection de l’entreprise lors des assemblées généralesd’actionnaires) et, enfin, sur une analyse financièreapprofondie (avec, notamment, l’intégration du coûtdes rejets de carbone au compte de résultat ou aubilan). Dans ce contexte, il s’avère pertinent d’analyser lepositionnement particulier de l’ISR religieux et denous interroger sur les divergences éventuelles entre

CHRISTOPHE INARD, FANNY VERRAX ET GREGORY SCHNEIDER-MAUNOURY

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« En 1928, aux États-Unis, est créé le premier fonds d’investisse-ment socialement responsable : le Pioneer Fund, institué par PhilipL. Carret. C’est le premier fonds à recourir de façon systématique àun sin screen [litt. : “écran anti-péché’’], qui prohibe tout investis-sement lié aux industries du tabac et de l’alcool ». “L’ivresse deNoé’’, mosaïque du XIV e siècle, bibliothèque Saint-Marc, Venise

(1) Principes de SULLIVAN ; http://www.sullivanprinciples.org (2) Eurosif : Socially Responsible Investment in Europe, 2008 ;http://www.eurosif.org

© ROGER-VIOLLET

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RÉALITÉS MÉCONNUES

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ces fonds, selon que les promoteurs s’appuient ounon sur des fondements religieux. Pour les fondsreligieux, l’objectif de l’ISR est d’instiller de lamorale dans l’économie. Pour de nombreux fondsISR non religieux, la question de l’évaluationmorale des entreprises a été tranchée depuis Kant(3), qui a montré qu’une telle évaluation est impos-sible, car une décision d’entreprise est toujours liéeà son intérêt à plus ou moins long terme. Dès lors,c’est la compréhension par l’entreprise de son inté-rêt à long terme, c'est-à-dire sa stratégie de longterme, qui peut être analysée.

ÉLÉMENTS POUR UNE SOCIOLOGIE DE L’INVESTISSEMENT RELIGIEUX

La première nouveauté apportée par L’Éthique protes-tante et l’esprit du capitalisme (de Max Weber) résidedans le fait de ne pas réduire le fait religieux à un irra-tionnel et d’étudier l’articulation des motifs religieuxavec les pratiques sociales. En regroupant en troisétapes (au travers des ruptures initiées par Luther,Calvin et les sectes protestantes – Méthodistes etBaptistes) le raisonnement de Weber, nous montre-rons comment l’éthique protestante peut contribuer àl’élaboration de pratiques d’investissement sociale-ment responsables.

Éthique de la « besogne » luthérienne

La première étape est la rupture de Luther avec la reli-gion catholique. En lieu et place de la contemplation(et surtout de ses formalisations dans les sacrements),Luther propose une éthique de la besogne, consacréeà sa vocation (en allemand : Beruf ), au sens de fonc-tion exercée durant toute la vie, de domaine de travaildélimité. Idée clé de la Réforme, l’accomplissementdu devoir au sein des métiers temporels devient laforme la plus élevée que puisse revêtir la morale del’homme en action. Néanmoins, il ne faut pas voir chez Luther unequelconque affinité avec l’esprit capitaliste.Notamment parce qu’il défend l’argument de la nonproductivité de l’argent. Le métier est vu comme un« destin » auquel l’homme doit se plier, comme samission qui lui est imposée par Dieu. Weber réduitainsi, dans un premier temps, le seul apport duluthérianisme au domaine éthique à un apportnégatif : « l’abandon du projet de dépassement desdevoirs intramondains dans les devoirs ascétiques »(4). Certes, Luther réhabilite le travail quotidien,mais son éthique de la besogne correspond égale-ment à la volonté qui est la sienne de ne pas procu-

rer à ses disciples de voie facile et « garantie » d’ac-cès à Dieu.

L’éthique du travail quotidien (signe d’une élévationfuture) chez Calvin

Deuxième rupture, le dogme de la double prédestina-tion professé par Calvin affirme, quant à lui, que Dieune veut pas le salut de tous les hommes et que tous lestextes bibliques, en parlant de la grâce universelle deDieu, ou du Christ mort sur la croix pour tous lespêcheurs, ne font en réalité référence qu’aux seulsélus. L’impossibilité, pour le croyant, de savoir s’il estélu ou non serait à la source, d’après Weber, d’uneangoisse terrible le poussant à rechercher partout dessignes de son élection. Ne pouvant se sauver ni par lafoi, ni par les œuvres, le croyant calviniste en seraréduit à chercher des indices de son salut dans ses suc-cès matériels, d’où un intérêt accru pour les préoccu-pations intramondaines et pour les professions sus-ceptibles de lui permettre d’amasser des richesses. Lecroyant calviniste va donc chercher à multiplier lesbonnes actions dans son travail, issues de cette pra-tique quotidienne déduite de la vocation luthérienne.

L’éthique des communautés Méthodistes, Baptistes et Quakers

Troisième rupture, pour les Méthodistes, la religion estune méthode d’accession « garantie » à la vie éternelle.Ils prolongent le raisonnement de Calvin. Le croyantméthodiste est conduit à voir dans ses succès matérielsun indicateur de son salut. La mauvaise action peut êtrecompensée par une bonne action. Parmi ces bonnesactions, on trouve le travail quotidien : c’est là une idéedirectement issue de l’éthique de la besogne.Dernière rupture, les « Baptistes » (incluant Mennoniteset Quakers) ne se considèrent plus comme une« Église », c’est-à-dire comme un rassemblement defidèles croyant en une vie future meilleure, mais commeune « secte », c’est-à-dire comme une communauté decroyants recherchant une amélioration de leurs condi-tions de vie présente.

Éthique protestante, profit et investissement

Face à la doctrine catholique de l’époque qui condam-nait l’argent, les protestants ont des positions diffé-rentes et divergentes sur ce sujet.Luther défend, en effet, l’argument de la non-produc-tivité de l’argent. Hormis une application stricte desprincipes de bonne gestion, la doctrine luthérienne apeu de portée sur l’investissement lui-même.Calvin ne condamne pas la richesse en tant que telle, cequ’il condamne, c’est le fait que la richesse « dorme ». Il

(3) KANT (Emmanuel) : Fondements de la métaphysique des mœurs, trad.V. DELBOS, Le livre de Poche, 1993.

(4) WEBER (Max), L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad.KALINOWSKI, (Isabelle), Champs Flammarion, 2002, p. 146.

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encourage donc clairement l’investissement. L’inves -tissement financier peut donc atteindre les mêmesobjectifs que le travail quotidien.Pour les Méthodistes, l’investissement est un moyend’accéder au salut comme tout autre travail, à conditionque soient respectées les règles d’investissementconformes à la croyance méthodiste. Enfin, les Baptistesconsidèrent l’investissement à l’égal d’un apostolat : onmultiplie l’argent comme on multiplie les fidèles. Onretrouve cette ambiguïté dans l’exemple ci-après :

Le logo de la Lousiana Baptist Foundation

Le logo de la Lousiana Baptist Foundation reprend lesigne évangélique : il représente deux pains et un pois-son, faisant référence à l’épisode biblique de la multipli-cation des pains lors du ministère de Jésus (voir, entreautres : Matthieu, 14, 14-21 ; Jean, 6, 2-13). On peutinterpréter cette allusion de deux manières différentes :premièrement, en prenant en compte leur slogan « mul-tiplying ministries », il s’agirait simplement d’une façond’agrandir la communauté baptiste, grâce notamment àl’inves tissement communautaire, pour nourrir à la foisspirituellement et charnellement un nombre de fidèlesde plus en plus important. Une autre interprétation pos-sible serait que cette image représenterait l’argent déposéà la Lousiana Baptist Foundation par les investisseurs, quiva croître de façon miraculeuse, comme le firent lespains. Le fonds d’investissement ne ferait dès lors querépéter le miracle christique, d’une façon que Dieu, parconséquent, ne saurait condamner.

ANALYSE DES PRATIQUES DE QUELQUES FONDS

Par-delà l’exemple précédent, il est intéressant, à par-tir du canevas wébérien, d’observer les pratiquesactuelles de quelques-uns de ces fonds religieux à tra-vers trois choix stratégiques : allocation d’actifs,exclusion (et sa justification), stewardship.La suite de cette recherche consistera à observer lespratiques de quatre fonds : Louisiana BaptistFoundation (Baptiste), Pax World (Méthodiste), LydiaB. Stokes et Earlham (Quaker), Mennonite MutualAid (Mennonite).

Nous ne pouvons analyser les performances de cesfonds, car l’information indispensable pour cela n’estpas disponible. On peut seulement savoir si une fon-dation est investie dans un actif particulier, un secteurou une entreprise qui aurait perdu de sa valeur, en rai-son de mauvaise gestion (subprimes, Dubai World) oud’escroquerie (Madoff ). On constate, à travers cesexemples, que l’inspiration religieuse de l’investisseurne le protège en rien de la faillite ou de la sous-perfor-mance et ce, quelle que soit sa religion...

Une réflexion sur l’allocation d’actifs

La politique d’investissement de la Lousiana BaptistFoundation définit quels sont les supports d’investisse-ment interdits et, a contrario, les produits recomman-dés (Voir le tableau 1 de la page suivante).Le premier constat est la technicité de cette liste :avant d’analyser les secteurs d’activité en tant que tels,cette liste précise les types de produits financiers inter-dits et recommandés. Les produits dérivés sont inter-dits, alors que les produits de couverture des risquessont recommandés. Cela fait preuve d’un certainpragmatisme et d’une certaine prudence (pas d’achatd’actions en direct, achat de produits de couverture derisques). On retrouve là le pragmatisme des sectesprotestantes, telles que décrites par Weber, qui met-taient en avant l’efficacité terrestre plutôt que ledogme céleste.Deuxième constat, cette prudence est toute relative.En effet, si les residential mortgage back securities seretrouvent interdits, ce n’est pas le cas des commercialmortgage back securities (qui font partie desCollateralized Mortgage Obligations – CMO). Les pre-miers, dénomination technique des subprimes de par-ticuliers, ont déjà montré leur dangerosité. Mais onpeut se poser la même question au sujet des subprimesliées à l’immobilier commercial (5).Cette politique d’investissement donne aussi l’impres-sion que certains profits sont « naturels » (autoriséspar Dieu) et que d’autres seraient contre-nature,comme si la loi du marché s’était substituée à celle deDieu. Prenons l’exemple des taux variables, dans les-quels la Louisiana Baptist Foundation permet d’inves-tir : il est bon de faire du profit avec le marché. À l’ex-trême limite, on pourrait l’interpréter comme undérivé de la « théologie de la prospérité ». Le profitainsi réalisé ne serait que la confirmation de la grâcede l’investisseur. À l’opposé, les taux variables inversés,qui permettent de s’enrichir dans le sens inverse dumarché, sont un secteur d’investissement interdit parla Louisiana Baptist Foundation. En d’autres termes,on peut profiter de la croissance du marché et y inves-tir, mais on ne saurait retirer un profit du malheurd’autrui.

CHRISTOPHE INARD, FANNY VERRAX ET GREGORY SCHNEIDER-MAUNOURY

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(5) The Economist, 7 août 2009.

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La logique des exclusions en matière de politiqued’investissement : constat empirique et justificationsthéologiques

Dans un monde financier où l’on préfère parler d’ob-jectif et de performance plutôt que de contrainte etd’interdiction, la notion d’exclusion dans les poli-tiques d’investissement est clairement un trait distinc-tif des fonds ISR religieux. Cette logique d’exclusionsera analysée ici à partir du cas de l’alcool.L’alcool fait l’objet d’une exclusion dans la plupart desfonds d’investissement d’inspiration protestante.La Fondation Earlham justifie cette exclusion par l’ar-gument de la « simplicité », central dans l’enseigne-ment des Quakers. La Lydia B. Stokes Foundation n’émet pas, quant à elle,d’interdiction absolue, mais propose un quota : elles’engage à ne pas investir dans des entreprises retirantplus de 5 % de leurs revenus de la production ou dela distribution d’alcool.Commençons par explorer le texte biblique (7), afin decomprendre les justifications théologiques de ce filtragenégatif. De fait, la Bible n’interdit de manière expliciteni l’alcool, ni le tabac. Les passages auxquels se réfèrentles fidèles pour justifier leur volonté de ne pas consom-mer ces produits sont généralement les suivants.

Comme le dit un proverbe : « le vin est moqueur, lesboissons fortes sont tumultueuses ; quiconque en faitexcès n'est pas sage. » (8).Ou encore, dans les Épîtres de Paul : « Purifions-nousde toute souillure de la chair et de l'esprit, en achevantnotre sanctification dans la crainte de Dieu. » (9).Ce verset est souvent cité pour justifier le filtragenégatif à l’encontre, tout à la fois, de l’alcool, du tabacet de la pornographie. L’ironie inhérente à ce texteréside dans le fait que le verset suivant ajoute, leurdonnant la parole : « Donnez-nous une place dansvos cœurs ! Nous n'avons fait tort à personne, nousn'avons ruiné personne, nous n'avons tiré du profit depersonne. » (10). Dans le livre de Timothée, seuls les hommes d’églisesont concernés par une restriction liée à l’alcool : « Ilfaut donc que l'évêque soit irréprochable, mari d'uneseule femme, sobre, modéré, réglé dans sa conduite,hospitalier, propre à l'enseignement. Il faut qu'il nesoit ni adonné au vin, ni violent, mais indulgent, paci-fique, désintéressé. » (11).Mieux, même : l’alcool est conseillé pour soulagercertaines indispositions : « Ne continue pas à ne boireque de l'eau, mais fais usage d'un peu de vin, à causede ton estomac et de tes fréquentes indispositions. »(12).

RÉALITÉS MÉCONNUES

GÉRER ET COMPRENDRE • MARS 2010 • N° 9920

Tableau 1: Investissements interdits / Investissements recommandés.

(6) Pour cette traduction, nous nous référons à : ANTOINE (Joseph) et CAPIAU-HUART (Marie-Claire), Dictionnaires des marchés financiers,Bruxelles, De Boeck Université, 2008.

(7) Toutes les citations sont extraites de la Bible Segond de 1910, consultable en ligne : http://www.info-bible.org/lsg/INDEX.html

(8) Proverbes, 20,1.

(9) 2 Corinthiens, 7,1.

(10) 2 Corinthiens, 7,2.

(11) 1 Timothée, 3,2-3.

(12) 1 Timothée 5,23.

Investissements recommandés– produits de couverture : couverture de

risque, notamment lié à la fluctuation des

devises.

– produits cash equivalent : des actifs toujours

prêts à être convertis en liquidités.

– certificats de dépôt : titres de créance

négociables, émis par les banques (moins

de 3 mois).

– obligations bancaires : titres de créance

négociables, émis par les banques (plus de

3 mois).

– fonds de placement : organismes de déten-

tion collective d’actifs financiers (en France,

SICAV et FCP).

– CMO (Collateralized Mortgage Obligations) :

obligations à taux variable adossées à un pool

de prêts hypothécaires commerciaux.

Investissements interditsLa plupart des produits dérivés :

– swaps : contrats d’échanges de flux financiers (devises, taux

d’intérêt) entre deux parties, généralement des banques ;

– structured notes : produits structurés, sur actions ou dérivés,

à revenu fixe, qui peuvent toutefois comporter un risque de

défaillance.

Certains types d’obligations telles que :

– taux variables inversés : obligations « dont le coupon est une

fonction inverse d’un taux de référence, c’est-à-dire augmente

lorsque le taux diminue et diminue lorsque le taux augmente. » (6)

– Interest-Only (IO) et Principal-Only (PO) : produits structurés sur

obligation, utilisés en gestion de trésorerie, assimilables à de la

spéculation.

Produits de « luxe » :

– les métaux précieux

– les objets de collection

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On peut donc conclure qu’il n’y a rien, dans le textebiblique, qui justifiât explicitement un filtrage négatifde toutes les entreprises impliquées dans la produc-tion ou la vente d’alcool. Sauf à ce que les protestants,dans leur ensemble, ne considèrent, à l’instar desadeptes de l’Opus Dei, qu’il est possible pour chaquecroyant de servir Dieu dans un univers laïc, en se sou-mettant, toutefois, à des contraintes valables usuelle-ment pour les seuls membres du clergé.

Le même raisonnement peut être plus ou moins tenudans le cas des autres produits cibles du sin screeningque sont le tabac, les produits de luxe, les matériauxprécieux, la pornographie, le jeu ou l’armement. Ladétermination des activités pécheresses est donc àchercher ailleurs, sans doute bien davantage dans lepuritanisme que dans une éthique protestante fondéesur la lecture de la Bible.Il existe, toutefois, un cas particulier : celui des Quakers,dont le témoignage (testimony) est à l’origine de nom-breuses organisations : le FCNL (Friends Comittee onNatural Legislation), un « lobby quaker d’intérêt

public », la Lydia B. Stokes Foundation, ou encore, biensûr, le « Quakers Fund », un service de conseil pourinvestisseurs, fondé en 1996. Tous les fonds d’investisse-ment quakers accordent une attention particulière à laquestion des armes. L’interdiction d’investir dans l’in-dustrie de l’armement est à mettre en relation avec l’his-toire de ce mouvement. La « Société des Amis » a étéfondée au XVIe siècle par George Fox, qui prit particontre toute forme de violence, incluant bien sûr la

guerre, mais également la peine de mort. La justificationthéologique de ce choix se trouve dans la croyance en la« lumière intérieure » de chacun, véritable étincelledivine qui ne doit en aucun cas être violentée. Le sinscreening s’exerçant à l’égard de l’industrie de l’arme-ment, dans les fonds d’investissement quakers, doit parconséquent être directement relié à leur pacifisme, quiest une forme de respect du divin en tout-un-chacun.Aujourd’hui, les fonds d’investissement d’inspirationprotestante opèrent-ils « seulement » une activité defiltrage négatif, ou bien préconisent-ils aussi desformes d’action plus larges, telles que l’investissement

« La “Société des Amis’’ a été fondée au XVIe siècle par George Fox, qui prit parti contre toute forme de violence, incluantbien sûr la guerre mais également la peine de mort ». Mariage de George Fox, fondateur du Quakerisme, avec Margaret AskewFell Fox (1614-1702), œuvre de John Jewell (1935-1895), Newport Museum & Art Gallery, South Wales.

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RÉALITÉS MÉCONNUES

GÉRER ET COMPRENDRE • MARS 2010 • N° 9922

à vocation communautaire (en faveur de leurs proprescommunautés religieuses, par exemple) ou encore lemilitantisme actionnarial ?

Au-delà du sin screening : le stewardship dans les fonds d’investissement protestants

Certains en ont même fait leur slogan, comme lefonds mennonite Mutual Aid, qui a pour deviseStewardship Solutions.On peut distinguer quatre typesde pratiques dans la notion de stewardship : – le filtrage (négatif ou positif) : « Ils ciblent lesentreprises qui, par exemple, contribuent à la durabi-lité sociale, économique ou environnementale, ouencore les secteurs d’activité qui ont des pratiquesexemplaires en matière de gestion des ressourceshumaines. Les portefeuilles qui intègrent ces filtrespositifs rechercheront les entreprises répondant à cescritères. » (13) ;– le screening best in class (les meilleures pratiquessectorielles) : cette pratique consiste à sélectionner lesentreprises ayant les meilleures performances dansleur secteur d’activité ou cœur de métier ;– l’activisme (ou le dialogue) actionnarial : « Il s’agitd’un processus qui consiste à se servir de l’influencedes actionnaires pour contribuer à améliorer les entre-prises, du point de vue social ou environnemental. »(14) ;– l’investissement à vocation communautaire :« Avec ce type de placement, l’argent est investi dansdes projets de développement communautaire oudans des micro-entreprises qui contribuent à la crois-sance et au bien-être de communautés particulières.Le principe consiste à enrayer la saignée de capitaux etde revenus qui affaiblit les communautés les plus pau-vres. » (15).Ces pratiques, qui constituent un véritable steward -ship, vont permettre de sortir de la gestion rigoriste etun peu simpliste du sin screening. Nous allons mainte-nant examiner de manière plus détaillée deux d’entreelles : l’activisme actionnarial et l’investissement com-munautaire.

L’activisme actionnarial

Les deux fondateurs du Pax World Mutual Fundavaient deux objectifs en tête : d’une part, bien sûr,fournir un investissement cohérent avec leurs valeurs,mais aussi, d’autre part, encourager les entreprises às’adapter aux nouveaux standards de la responsabilitésociale et environnementale. En regroupant plusieurstypes de fonds, ils ont fait du militantisme actionna-rial leur fer de lance :

« Chez Pax World, nous prenons nos responsabilitésen tant qu’actionnaires au sérieux, et nous croyonsque des actionnaires engagés peuvent jouer un rôleimportant dans l’amélioration de la performancefinancière, environnementale, sociale et collégiale desentreprises dans lesquelles nous investissons. C’estpourquoi :– nous élisons des représentants d’actionnaires(proxies) en accord avec nos critères environnemen-taux, sociaux, et de gouvernance ;– nous engageons le dialogue avec la direction de l’en-treprise sur les sujets qui nous importent ;– nous encourageons les résolutions des actionnaires,lors des réunions annuelles des actionnaires, visant àconvaincre les entreprises d’adopter des standards deresponsabilité plus exigeants ;– nous soutenons les initiatives de politique publiquepromouvant une plus grande transparence de l’entre-prise et visant à en accroître la responsabilité sociale. »(16)C’est ainsi que Pax World a défini une politique devote, en indiquant à chaque proxy quelle attitudeadopter lors de la soumission des résolutions au votedes actionnaires en assemblée générale, que ces der-nières émanent de la direction ou des actionnaires, surles différents thèmes habituels (composition duconseil, droits des actionnaires, audit et contrôle,rémunérations). En ce qui concerne, par exemple, lacapacité des actionnaires à agir par consentement écritou à organiser des réunions, les proxies doivent voter« pour » toute décision visant à faciliter ce procédé, et« contre » tout instrument visant à limiter la capacitéde décision des actionnaires. Mais sur les questionsfinancières (comme les autorisations d’endettementou de restructurations de dettes), il est conseillé auxproxies d’agir « au cas par cas ».

L’investissement communautaire

Le but est d’aider des communautés défavorisées à sedévelopper. La Foundation Partnership on CorporateResponsibility distingue quatre types d’institutions quipermettent de venir en aide à ces communautés, quecelles-ci se situent aux États-Unis ou dans les pays envoie de développement :– les banques de développement communautaires :elles opèrent de la même façon que les banques « nor-males », mais en ciblant les populations aux revenusfaibles et modérés ;– les coopératives de crédit communautaires (CreditUnions) : là encore, elles fonctionnent comme les coo-pératives de crédit habituelles, mais elles se concen-trent sur le développement économique de certains

(13) AIR, Association canadienne pour l’investissement responsable(http://www.socialinvestment.ca/French/DefinitionFrench.htm).

(14) Idem.

(15) Idem.

(16) http://paxworld.com/investment-approach/shareholder-activities/

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secteurs. Ce sont des institutions à but non lucratif,qui sont la propriété de leurs membres ;– les fonds d’emprunt communautaires : ils cherchentà protéger les particuliers aux revenus modestes, quiinvestissent sur le long terme à un taux très faible, per-mettant ainsi un développement économique local àfort impact ;– les prêts aux micro-entreprises : ils visent à atteindredes personnes qui n’auraient pas pu obtenir un prêt demanière conventionnelle pour leur permettre d’ache-ter une maison ou de développer une petite activité(commerciale ou artisanale). Quant au Pax World Fund, il comporte des fonds spé-cifiques consacrés à des communautés particulière-ment défavorisées économiquement, comme leWomen’s Equity Fund, destiné aux femmes. En mars2009, dans cette perspective, il a également conçu lepremier indice boursier tenant compte de l’égalitéhomme-femme (17).Que ce soit à travers l’activisme actionnarial ou l’in-vestissement communautaire, les pratiques des fondsd’investissement apparaissent donc beaucoup plus

ouvertes que ce que le donnait à croire le seul sin scree-ning, et la notion de stewardship apparaît centrale dansla plupart des fonds d’investissement d’inspirationprotestante.

PROTESTANTS/CATHOLIQUES : RESPONSABILITÉSOCIALE OU RESPONSABILITÉ GLOBALE ?

Pour mieux cerner la spécificité de l’investissementsocialement responsable pratiqué dans les sphères pro-testantes, nous prendrons en considération les activi-tés de l’association catholique « Éthique etInvestissement ». Cette association a développé unecharte se déclinant en vingt points, qui constituent lesvingt critères du bon placement. Après les avoirregroupés en six catégories, nous les comparerons auxrecommandations des différentes églises et sectes bap-tistes étudiées.Sur les quatorze points de la charte non spécifiques auxpays en voie de développement, onze sont directement

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GÉRER ET COMPRENDRE • MARS 2010 • N° 99 23

Tableau 2 : L’entreprise idéale, selon « Éthique et investissement » (association catholique)

Une entreprise utile à la société1. Politique d’innovation et de développement, créatrice d’emploi.13. Utilité sociale des biens et services produits.

… qui traite ses salariés avec respect…2. Participation des salariés à la valeur ajoutée de l’entreprise.3. Importance donnée à la formation des salariés.4. Responsabilité des salariés dans l’organisation du travail.5. Possibilité d’expression au sein de l’entreprise.6. Conditions de travail et de sécurité.

… sans discrimination…7. Emploi de personnes handicapées et adaptation à leur poste de travail.8. Emploi de jeunes ou de personnes peu qualifiées avec contrat d’apprentissage ou stages de qualification.11. Contribution à des actions pour l’insertion des personnes défavorisées.12. Politique d’intégration des personnes d’origine étrangère.

… en les accompagnant jusqu’au bout…9. Accompagnement des personnes licenciées avec aide au reclassement.10. Accompagnement des mises en retraite ou préretraite.

… et qui respecte l’environnement…14. Participation active à la protection de l’environnement.

Des critères spécifiques pour les entreprises implantées dans les pays en développement :15. Formation des cadres autochtones.16. Transfert de la maîtrise technologique.17. Création d’entreprises locales.18. Coopération avec l’enseignement professionnel du pays.19. Réponse aux besoins économiques réels du pays.20. Part de la valeur ajoutée sous forme d’intéressement ou d’aménagement des infrastructures.

(17) http://paxworld.com/newsmedia/2009/03/08/pax-world-kld-construct-first-gender-index-series-for-international-finance-corporation/

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en lien avec le rôle des salariés : le traitement et la consi-dération apportés à ceux qui produisent la valeur ajou-tée de l’entreprise apparaissent donc comme primor-diaux, dans une perspective catholique. Certes, on retrouve certains points dans les guidesd’investissement des fonds protestants :– le respect de l’environnement : quoique pris encompte récemment, il est maintenant à l’ordre dujour dans la plupart des fonds : la EarlhamFoundation, sous la forme d’un screening négatifenvers les entreprises qui ne respecteraient pas l’envi-ronnement (dans le cadre des critères pour « amélio-rer la société humaine »), la Lydia B. StokesFoundation, ou la Pax World Foundation, par l’inter-médiaire du Global Green Fund ;– l’utilité sociale des biens et des services produits :à travers la condamnation des produits de luxe, à laLousiana Baptist Foundation, ou encore la recherchede la simplicité dans les fonds quakers, on retrouvebien l’idéal d’utilité sociale.Cependant, les fonds d’investissement d’inspirationprotestante apparaissent comme beaucoup plusconcernés par leur responsabilité globale.Ainsi, la Fondation Earlham, fondée par des Quakers,affirme œuvrer en faveur de valeurs très globales : lerespect de la vie et de la dignité de chaque êtrehumain, la paix, l’égalité, l’intégrité, la simplicité et labonne entente entre les peuples et les nations (18). Dela même manière, la Fondation MEDA, d’inspirationmennonite, a pour slogan « alleviating poverty aroundthe World » (« soulager la pauvreté dans le monde »).Dans les deux cas, aucune importance particulièren’est accordée aux salariés des entreprises concernées.Toutefois, on peut nuancer ces différences et lesremettre en perspective par les deux faits suivants :– l’ICCR (aux États-Unis) est une structure intercon-fessionnelle qui cherche à définir et approfondir dessujets communs de dialogue actionnarial et à diffuserson opinion sur des résolutions votées dans les assem-blées générales des sociétés américaines.Sur les neuf groupes de travail de l’ICCR, on encompte cinq consacrés aux questions sociales et socié-tales (accès à la santé, respect de la sous-traitance,microcrédit, promotion des droits de l’Homme, vio-lence et militarisation de la société), trois aux ques-tions environnementales (justice environnementale,changement climatique, eau et alimentation) et un àla gouvernance.En 2008, leurs principales résolutions ont porté sur lagouvernance, la communication environnementale(changement climatique, OGM), les armements et lerespect de la sous-traitance (19) ; – au-delà de sa charte, l’association « Éthique etInvestissement » aborde souvent les questions envi-ronnementales (par exemple, journées sur l’eau, en

novembre 2007, et sur l’assurance, en février 2009).Plusieurs membres d’« Éthique et Investissement »ont d’ailleurs collaboré à la rédaction de l’ouvrageintitulé 20 solutions pour sauver le capitalisme, qui sou-lève manifestement la question de la responsabilitéglobale de l’entreprise.

L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES DES FONDS RELIGIEUX : QUEL IMPACT SUR L’ISR ET SUR LA RESPONSABILITÉ SOCIALE DE L’ENTREPRISE(RSE) ?

Au-delà du débat entre catholiques et protestants, lepragmatisme dont font preuve, de façon existentielle,les fonds protestants et la notion de stewardship rap-prochent considérablement lesdits fonds des fondsISR non religieux. Les pratiques des fonds étudiéssont, en effet, très proches de la conception kantiennede l’analyse d’une bonne entreprise. Il s’agit de don-ner une évaluation de la stratégie de l’entreprise à longterme (plus précisément, la question kantienne seraitcelle-ci : a-t-elle compris son intérêt de long terme ?),et non plus de vérifier la conformité de ces pratiquesà telle ou telle morale. Dans cette perspective, lesfonds religieux sont des acteurs d’avenir dans lemonde de la finance, car ils contribuent au renouvel-lement de l’analyse fondamentale de la stratégie desentreprises. Ainsi, les interrogations inhérentes à cesfonds ont une valeur ajoutée non seulement pourleurs détenteurs, mais aussi pour l’ensemble du mar-ché. Concrètement, on peut donner un exemple dedifférence entre engagement (et signature de charte)et performance à long terme : pour une sociétéimmobilière, il est relativement peu pertinent desavoir si elle a signé la Déclaration universelle desdroits de l’Homme. En revanche, il est pertinent deconnaître la performance énergétique des bâtimentsqu’elle gère, et les programmes d’investissementnécessaires pour l’améliorer.Au-delà de l’ISR, quel impact peut avoir cette évolu-tion des fonds religieux sur la responsabilité sociale del’entreprise ? Il faut, tout d’abord, convenir de la simi-litude entre les questions de conformité à telle ou tellepratique avec la conception luthérienne de la besogne.Ce respect de bonnes pratiques est, certes, un moyende faire des profits de manière « raisonnable ». Maisau-delà de ce qui peut apparaître comme unecontrainte, l’accomplissement du devoir au sein desmétiers temporels est la forme la plus élevée quepuisse revêtir l’activité morale de l’homme. Il n’y a dèslors qu’un seul moyen de vivre qui agrée à Dieu :l’accom plissement exclusif des devoirs intramondainsqui découlent pour chaque individu de la position qui

RÉALITÉS MÉCONNUES

GÉRER ET COMPRENDRE • MARS 2010 • N° 9924

(18) http://www.earlham.edu/policies/investing.html (19) http://www.iccr.org

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est la sienne et constituent par là-même son « Beruf ».Mais, avec l’évolution de l’analyse de cet accomplisse-ment, la responsabilité sociale de l’entreprise est aussisa capacité d’anticipation stratégique intégrant desquestions souvent négligées, telles que la dynamiquesociale de l’entreprise, les contraintes ou les opportu-nités environnementales et la qualité du contrôleinterne et de la gouvernance.

CONCLUSION

Nous nous sommes attachés dans cet article à ouvrirdes pistes pour tenter d’identifier et de caractériser laspécificité des pratiques des fonds d’investissementsocialement responsable d’origine protestante. Celanous a permis de comprendre comment des principesreligieux sont susceptibles de trouver une traductiondans certaines lignes directrices présidant à la prise desdécisions d’investissement. Au-delà des caractérisations et des justifications, cetteanalyse aboutit aux trois constats suivants. Tout d’abord,les pratiques d’investissement des fonds protestants ne selimitent pas à l’exclusion, dont les fondements doiventêtre recherchés davantage dans le puritanisme ambiantque dans des interdictions religieuses strictes. Ensuite,les différences entre communautés relèvent de diffé-rences davantage nationales que religieuses. Enfin, lesfonds protestants ont évolué depuis leur origine, etnotamment à travers la notion de stewardship, ils fontpreuve de pragmatisme, en recourant à des outils sem-blables à ceux des fonds ISR non religieux.Dès lors, nous conclurons par deux remarques. D’unepart, les fonds « protestants », bien loin d’être les ancêtresdes fonds ISR, contribuent à ce segment de marché etpeuvent encore en être les pionniers. D’autre part, l’évo-lution de l’ISR religieux pourrait préfigurer une évolu-tion de la RSE, qui serait moins portée sur le respect detelle ou telle pratique et plus orientée vers le développe-ment de stratégies de long terme, anticipant les ten-dances environnementales et sociales de demain. �

BIBLIOGRAPHIE

DISSELKAMP (Annette), L’Éthique protestante de MaxWeber, PUF, Sociologies, 1994.KANT (Emmanuel), Fondements de la métaphysiquedes mœurs, Trad. V. DELBOS, Le livre de Poche,1993.U. ALI (Paul) & GOLD (Martin), An appraisal ofsocially responsible investments and implications for trus-tees and other investment Fiduciaries, 2002, MutualFunds Analytical Services Pty Ltd (trading as StellarCapital) and Centre for Corporate Law and SecuritiesRegulation.WEBER (Max), L’Éthique protestante et l’esprit du capi-talisme, trad. KALINOWSKI (Isabelle), ChampsFlammarion, 2002.WEBER (Max), Les Sectes protestantes et l’esprit du capi-talisme, trad. KALINOWSKI (Isabelle), ChampsFlammarion 2002.“Proxy Voting Guidelines”, Pax World Funds, Janvier2005.“Investment Guidelines”, Georgia Baptist Foundation,Avril 2007.“Lousiana Baptist Foundation”, Investment PolicyStatement”.

WEBOGRAPHIE

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Sedet, æternumque sedebit infelix Theseus (2).VIRGILE, Énéide, VI, 617-618.

AVIS AU LECTEUR : Cette note est la somme absolu-ment partiale, dramatisée et romancée (et en fin decompte plus fictive que réelle) d’anecdotes, vécues ouobservées, pendant ces huit mois de stage. Chaque per-

sonnage emprunte des traits à plusieurs modèles et c’est envain que l’on chercherait à remonter à la source sans unmélange de chacun des protagonistes. Si l’ensemble res-semble à un portrait – à charge – de l’entreprise et de sessalariés, cela tient davantage à un parti pris d’auteurqu’à mon vécu de stagiaire : je n’aurais pas aimé passerune année complète dans l’entreprise que je décris ici…

GÉRER ET COMPRENDRE • MARS 2010 • N° 9926

* Ingénieur-élève des mines.

(1) Bénédicte VIDAILLET et Christophe VIGNON, « Comment tenircompte de la subjectivité du manager en cours de formation ? », Gérer &Comprendre n°96, juin 2009.

(2) Là est et sera éternellement assis le malheureux Thésée.

SOLIDARITÉ ET RIVALITÉ DANS L’ENTREPRISELes stages permettent aux jeunes de découvrir le monde de l’entre-prise en ayant un statut intermédiaire entre celui d’observateur etcelui d’acteur. Lorsque leur stage dure plusieurs mois, comme c’est le cas pour les ingénieurs-élèves des Écoles des Mines, ceux-ci s’efforcent de s’intégrer et d’exercer les mêmes missions queles jeunes recrutés. Ils ont alors de l’entreprise une vision originale, « vue d’en bas », pourrait-on dire. Pour reprendre un récent article de Gérer et Comprendre (1), ils se sentent invités à s’identifier à des images idéales de leur rôle. Mais cette identification est aliénante

et ne peut être surmontée qu’après l’accès à une position leur permettant decomprendre que les images auxquelles ils s’étaient identifiés n'étaient quedes apparences. La dimension imaginaire est particulièrement forte dans le conseil en stratégie, où l’apparence et le relationnel, très codifiés, jouentun rôle essentiel. Leur témoignage sur leur itinéraire montre ce que le regard ingénu qui est leleur peut donner à penser de la marche des affaires. C’est dans cet esprit quenous publions ce texte, rédigé par Jérôme Saulière au cours d’un stage qu’ileffectuait dans le cadre de sa première année de formation au Corps desMines.

Par Jérôme SAULIÈRE *

RÉALITÉS MÉCONNUES

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C’est le jour où Armand s’est joint à nous,pour la première fois, à la cantine, que j’aicommencé à ressentir un malaise. Je dois

préciser, pour commencer, que je suis malentendantet que la cantine est, pour moi, noyée dans unvacarme absolument inintelligible. Mes collègues lesavent et ils évitent de m’y adresser la parole, de peurd’être embarrassés si, au bout de trois répétitions, jen’ai toujours pas compris ce qu’ils avaient à me dire.À la cantine, comme dans nombre d’autres situationsde la vie quotidienne, j’ai donc appris à faire abstrac-tion du son : je suis comme au cinéma muet : j’ob-serve, j’observe. Je ne sais pas si cela me rend pluslucide, mais ce dont je suis certain, c’est ce que celame donne un autre regard sur les choses.Armand travaille auxfusions-acquisitions,mieux connues sous lenom de M&A (abré-viation anglaise quel’on prononce « émén-eille » et qui rime avecoseille). Les fusions-acquisitions sont l’unedes trois sous-direc-tions formant la direc-tion de la stratégie. Lesdeux autres sont ladirection des étudeséconomiques et pros-pectives (DEEP, quel’on prononce « dîp », àl’anglaise, afin de souli-gner la profondeur deleurs analyses) et ladirection du planningstratégique (DPS, quel’on prononce « dépé -hesse », ce qui est tristeet banal).Je n’avais jamais vuArmand se joindre ànous. Tout de même,cet Armand s’occupede fusions-acquisi-tions ! Ce jour-là, ilm’avait déjà semblémerveilleux qu’entre laconclusion d’une jointventure et la valorisa-tion d’une acqui sitionpotentielle, il eût letemps de pourvoir auxbesoins triviaux de son organisme. Il mangeait vite, ilest vrai : on sentait que chaque minute prise à décou-per son entrecôte était une minute de cadre supérieur,de ces minutes dont l’accumulation ferait qu’au lieude finir sa journée à vingt-trois heures cinquante neuf

ce soir, il la finirait demain, à minuit cinq.Mais Armand était là, presque en face de moi, etj’avais, pour la première fois, tout le loisir de lecontempler.À sa gauche, se tenait Sébastien, jeune recrue de ladirection, tout juste sorti d’une excellente école d’in-génieur. La première chose qui m’a frappé, c’est à quelpoint Sébastien et Armand se ressemblaient.Physiquement. Deux grands bruns, bien faits, à laforte carrure et aux traits réguliers. Les mêmes che-veux délicatement bouclés. Les mêmes lunettes auxépaisses montures noires. Cinq ans d’écart, peut-être… Autant dire : rien. Or, très vite, une autre chosem’a frappé : c’était de constater combien Sébastien etArmand étaient différents.

Sébastien a tout pourlui, certes. Une bellechemise bien repassée,un costume trèsconvenable (peut-êtrede chez Brice ?) et unecravate assortie. Lecroiseriez-vous dans larue que vous vousdiriez : « Que voilà unélégant jeune cadre ! ».Mais, si vous le croisiezaux côtés d’Ar mand(pure hypothèse philo-sophique, ce genre dechoses ne saurait bienentendu arriver dans laréalité) – là, je gageque vous ne verriezmême pas Sébastien.Bien sûr, ce n’estpresque rien, un cos-tume Hugo Boss (oupeut-être Kenzo ?).Des chemises aux plissavants, impeccable-ment vallonnées, etdont les pans empeséssont comme les ver-sants moelleux de coû-teuses collines decoton. D’étincelantsboutons de man-chettes qui en gardentles manches. Une cra-vate dont les refletsnacrés, qu’elle jettecomme un éclat de

rire, narguent nos mises ternes de simples mortels. Ensomme, l’assortiment parfait, et d’un goût impecca-ble, de tout ce qui fait l’honnête homme, dans cettevallée de larmes et de superficialité qu’est la vie enentreprise.

JÉRÔME SAULIÈRE

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« Des chemises aux plis savants, impeccablement vallonnées, etdont les pans empesés sont comme les versants moelleux de coû-teuses collines de coton. D’étincelants boutons de manchettes quien gardent les manches. Une cravate dont les reflets nacrés, qu’ellejette comme un éclat de rire, narguent nos mises ternes de simplesmortels. En somme, l’assortiment parfait, et d’un goût impeccable,de tout ce qui fait l’honnête homme, dans cette vallée de larmes etde superficialité qu’est la vie d’entreprise ». “Le geai paré des plumesdu paon’’, illustration pour une fable de La Fontaine par Raymondde la Nezière (1865-1953), 1930.

© Raymond de la Nezière, D.R. Ph. coll. Jonas/KHARBINE-TAPABOR

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Ce jour-là, à la cantine, j’avoue que j’ai contempléArmand comme un enfant contemple un beau sapinde Noël. J’étais tout simplement émerveillé par tantd’élégance. Si j’avais été d’humeur cynique, je meserais dit : « Il y en a qui ne savent plus quoi faire deleur argent ! Il faut qu’ils l’affichent jusque sur leursmanches de chemises ! » Au lieu de cela, je me sou-viens avoir entendu une petite voix, au fond de moi,une petite voix très naïve, qui disait : « Moi aussi,quand je serai grand, j’aurai beaucoup d’argent ! »De même qu’il y a trois sous-directions, il y a troiscatégories de gens à la direction de la stratégie. Il y aceux qui ont fait de la banque d’affaires ; il y a ceuxqui ont fait du conseil et puis, il y a ceux qui n’ont faitni l’un, ni l’autre. Et l’on pourrait établir une bijec-tion univoque entre les trois catégories de gens et lestrois sous-directions – M&A, DPS, DEEP – si uninfime grain de sable ne venait enrayer le fonctionne-ment de cette admirable machine. Le grain de sable,c’est le stagiaire, c’est-à-dire : moi. Hiérarchiquement,je suis rattaché à la DPS. Je travaille exclusivementpour la DPS. Mais mes collègues de la DPS justifienttous de plusieurs brillantes années de conseil derrièreeux et, quant à moi, je n’ai à leur opposer que mesquelques malheureuses années d’études. Je pourraispeut-être faire semblant, jouer le jeu… ? Oui, maisvoilà : personne ne serait dupe. Car il y a autre chose,un ensemble de détails insaisissables qui fait que,même si je le voulais, je ne pourrais ni leur ressembler,ni être des leurs. Je dois ajouter que je partage mon bureau avecJérémie, de la DEEP : cela a dû contribuer à faire naî-tre ce sentiment d’étrangeté. Pourtant, même si j’avaispartagé le bureau d’un membre de la DPS, j’ai le sen-timent qu’il n’en serait pas allé différemment et que,comme aujourd’hui, j’aurais partagé mes repas, mespauses et mes moments de détente avec les membresde la DEEP. Parce que, comme moi, ils ne justifiaientpas d’une expérience antérieure – parce que, commemoi, ils avaient gardé un peu de leur naïveté d’étu-diants.Si j’étais arrivé deux ans plus tôt, le paysage aurait étédifférent. En ce temps-là, les jeunes stratèges auxdents longues, consultants et financiers, étaient unedenrée rare. Aux côtés des trois catégories que j’aicitées, une quatrième prospérait, en nombre et enpuissance : celle des anciens. En ce temps-là, la straté-gie était l’art d’écouter les anciens ; leur voix était cellede la sagesse. Si j’avais été stagiaire à cette époque,j’aurais naturellement passé mon temps avec lesjeunes de la DEEP, trop pétrifié de respect pour oserprendre place à la table des aïeux. Le résultat auraitdonc, notez bien, été le même – mais, au moins, celaaurait été naturel. Mais, en deux ans, une révolutionde velours a eu lieu dans les couloirs de la stratégie.Les anciens sont partis les uns après les autres à laretraite : personne ne les y a poussés, mais le mouve-ment s’est accéléré, vers la fin, car les derniers restants

ne reconnaissaient plus « leur » stratégie et ne voyaientdonc pas de raison de s’éterniser ; ainsi, les jeunesloups ont petit à petit pris le pouvoir, sans se fatiguerà organiser un coup d’État. Ils ont hurlé, et d’autresloups sont venus, répondant à leur appel. Et la straté-gie s’est peuplée de loups. De gentils loups très bienpeignés et bien élevés, qui vous montrent toujourspatte blanche.En parlant de loups… Il faut que je vous présenteÉléonore. Si mon chef n’avait pas eu l’idée de me fairetravailler pour Éléonore, les choses auraient été plussimples pour moi – peut-être –, c’est du moins ce queje me dis, le soir, tandis que sept heures sonnent etque, bien en peine de savoir ce qu’il fait ici, le pin-gouin de mon fond d’écran me fixe de son œil tristeet niais. Jérémie lit le désespoir en moi :– Je crois que je ne vais pas tarder, lui dis-je.– Quoi ? Il est seulement sept heures. Tu as pris tonaprès-midi ?Il ricane. Cette blague l’amuse toujours autant. Aprèstout, j’aime qu’il la refasse à chaque fois : c’est unerengaine qui me rassure. Sans Jérémie, bien souvent,les journées paraîtraient particulièrement longues.Il faut, disais-je, que je vous présente Éléonore. Parcequ’elle est parfaite. Parce qu’elle est belle, intelligente,diplomate. Parce que c’est la meilleure d’entre nous.Et ce n’est pas moi qui le dis : tout le monde le sait.Le chef n’a d’éloges que pour elle. Et vous auriez beauêtre jaloux, vous ne pourriez lui en vouloir vraiment,car elle est bien trop aimable pour s’attirer quelquerancœur que ce soit. Éléonore a beau s’être couchée laveille à minuit et demie à cause d’une conférence télé-phonique avec les États-Unis, elle arrive chaque matintirée à quatre épingles. Ses cheveux raides impeccable-ment peignés, pas une mèche ne dépasse ; ses beauxyeux doux soulignés au mascara et à l’eye-liner,comme les filles des magazines ; son complet irrépro-chablement ajusté et, détail qui n’aura échappé à per-sonne, les chaussures assorties au sac à main. Je ne saispas si c’est d’avoir travaillé dans le conseil pendantcinq ans qui a rendu Éléonore si parfaite. Je supposequ’elle l’était déjà avant. Quand, pour la premièrefois, le chef nous a présentés l’un à l’autre, je suistombé amoureux d’elle (je suppose que tous leshommes tombent amoureux d’elle). Et puis, nousavons parlé affaires.Le chef voulait que je travaille avec elle ; il disaitqu’elle m’expliquerait les détails. Il nous a laissésensemble. Éléonore m’a aussitôt subjugué par sonadorable gentillesse. Elle m’expliquait tout avec uneprofonde clarté, sans aucune condescendance, en semettant à mon humble niveau de stagiaire et ce, toutnaturellement. Après une demi-heure de cet exercicevirtuose, j’ai compris qu’il fallait que je fasse pour ellel’étude du marché des aspirateurs à convergence neu-tronique. « Ça m’a l’air super intéressant ! », s’est-elleexclamée en guise de conclusion, comme regrettant dene pas avoir le temps de la faire elle-même. Je l’ai crue,

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et je suis retourné à mon bureau avec des étoiles et desaspirateurs plein les yeux. Le soir du surlendemain, j’avais fait mes petitesrecherches et je les avais résumées en une présentationsynthétique, dont j’étais très fier. Nous consacrâmesune heure à la passer en revue. Éléonore eut soin, toutd’abord, de me montrer qu’elle appréciait beaucoupmon travail, puis s’instaura un drôle de petit jeu : unà un, page après page, elle mit le doigt sur chacun desdéfauts de ma présentation, des plus énormes aux plusinfimes ; elle fit un sort à toutes les formulationsmala droites et aux défauts de concision ; elle balayatous les moutons de poussière que j’avais voulu cachersous les tapis ; elle soumit à la question mes chiffresun par un : mes milliers d’aspirateurs et mes milliardsde dollars. À chaque nouvelle remarque, je rougissais,honteux de ne pas l’avoir anticipée, consterné parmon manque de sens critique. Quand l’interrogatoire fut terminé, je crus que l’hu-miliation touchait à sa fin. Mais non : Éléonore meredit que j’avais fait un excellent travail ! Et elle com-mença à réécrire ma présentation. « Là, il faudrait untableau comme ça. » J’acquiesçai. « Et puis, le mes-sage, ce serait… » « Il faut qu’on mette bien en évi-dence les channels to market. » De temps en temps,pensant (sans doute de bonne foi) me faire participerà la prise de décision, quand elle ne faisait que m’en-foncer dans l’intériorisation patente de ma médio-crité, elle glissait un « qu’est-ce que tu en penses ? »,ou un « ça te semble juste ? ». Et j’acquiesçais. Et ellepoursuivait sa marche inéluc table, démon de bonsens, d’ordre, de propreté, de justesse et d’implacablerationalité. Je ressortis triste de cet entretien. Le lendemain, jerefis sagement la présentation – c’est-à-dire, je tapaimot pour mot les phrases qu’elle avait eu soin dem’écrire la veille sur un brouillon ; j’exécutai les deuxou trois schémas qu’elle m’avait commandés et je luienvoyai le tout dans un message plein de bons senti-ments (car j’avais, entre-temps, ravalé mon orgueil etje m’étais convaincu de ce que j’étais là pour appren-dre – la seule bonne façon de voir les choses). Elle adû dire au chef des choses très élogieuses à mon sujet,car, depuis, il ne se passe pas de mois sans qu’il nenous fasse travailler ensemble (c’est-à-dire, sans qu’ilne me mette au service d’Éleonore).Quelques jours après, c’était l’Épiphanie. Au seuild’une belle et nouvelle année, pleine de contratsjuteux et de promotions éclatantes, le partage de lagalette est l’occasion pour toute la direction de la stra-tégie de se retrouver et de se livrer aux derniers com-mérages. Quand j’entrai dans la salle de réunion (où l’on avaitrepoussé les tables pour accueillir toute l’équipe), j’eusl’impression désagréable d’être exclu par avance. Aucentre de la pièce, telle une Madone de la Renaissanceitalienne, peau de pêche et yeux de biche, trônaitÉléonore. Postés à ses côtés, ne regardant qu’elle et la

laissant voir au spectateur – sur l’exact modèle deSaint Jean, de Saint Pierre et du donateur, dans untableau de Bellini, à la restriction près que le donateurn’était pas agenouillé (ce qui aurait été du plus mau-vais effet) –, se tenaient trois de mes collègues de laDPS : Charles, Gustave et Dimitri.Pourquoi, cette impression que ce groupe de quatrem’excluait, alors que je faisais partie de l’équipe depuisdéjà presque trois mois ? Alors qu’il ne manquait quemoi pour qu’elle se trouvât au grand complet ? Etd’où me vint ce sentiment que, de toute façon, il étaitbien normal qu’il en fût ainsi, puisqu’ils m’étaienttous tellement supérieurs et que je n’étais rien, à côtéd’eux ? Dieu et Claude Riveline le savent pourtantbien, qu’en tant que bon « Corps des Mines », je n’aipas une propension démesurée à la modestie. Je meservis un verre de cidre et m’approchai d’eux...Dimitri, le premier, me fit un sourire d’invitation. Ilme dit quelque chose que je ne compris pas, car lapièce était très bruyante. Je le fis répéter deux fois,puis, conciliant, je dis oui, et cette réponse parut lesatisfaire. Ensuite, pendant quelque temps, plus per-sonne ne s’intéressa à moi. Je regardais les lèvres desgens, qui bougeaient à une vitesse incroyable, et cetteinformation lacunaire me servait pour complétercelle, plus lacunaire encore, que me fournissaient mesoreilles. À un moment, je dus regarder les lèvresd’Éléonore avec un peu trop d’insistance, car elle mefixa gentiment et murmura quelque chose à monintention. Cela sonnait comme « les petits pois dan-sent dans la forêt. » Ce n’est certainement pas cequ’elle avait voulu dire. Je ne sais pas ce qui me pritalors, mais je me sentis très faible, et je sentis quequelque chose m’échappait. Alors il y eut un« splatch » et les chaussures de Charles, Gustave,Dimitri, celles d’Éléonore et les miennes furent asper-gées de cidre, tandis que mon verre roulait sous latable.– Merde !, fis-je.Je le dis une seconde fois, puis une troisième. Monlangage est d’habitude plus fleuri, mais là, juste là,rien de plus pertinent ne me vint à l’esprit. Les autresme regardaient avec des yeux ronds. Après un silencestupide, pendant lequel je contemplais nos dix chaus-sures, je me confondis en excuses. Et tous firentchœur, avec une politesse exquise, pour m’assurer quece n’était rien.– Tu as l’air fatigué, ces derniers temps, observaGustave.– La stratégie te porte sur les nerfs, ricana Charles.– Tu devrais prendre quelques jours de congés, recom-manda Éléonore.Et, sur ces mots, ils partirent tous les quatre, pro -bablement par délicatesse, afin de m’épargner l’hu-miliation de devoir éponger le sol à leurs pieds. Jen’ai pas posé de congés après cet incident, mais pen-dant plusieurs jours, je ne suis plus sorti de monbureau.

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Je vous ai parlé d’Éléonore. J’aimerais dire quelquesmots de Charles, avec qui j’ai beaucoup travaillé toutau long de mon stage. Charles est, à la Stratégie, legrand expert des tableurs Excel. Je l’ai très vite com-pris : il a suffi qu’il me le dise. Même s’il n’avait paseu la prévenance de le faire, je m’en serais renducompte à la seule vue d’un de ses chefs-d’œuvre. Lasobriété des couleurs (des couleurs corporate), la lisibi-lité de la présentation, la logique de la construction, lalimpidité des formules, la rigueur avec laquelle l’unitéet la source sont systématiquement documentées –tout conspire à affirmer la supériorité du tableur « à laCharles. »

Ce qui est amusant, c’est que Charles est le seul del’équipe à sortir d’une école de commerce. J’imaginesa satisfaction à penser que lui – le commercial, l’épi-cier – il est, parmi tous ces ingénieurs, le maîtreincontesté du tableau Excel, et, par là-même, le déten-teur de toute cette science qui sous-tend le métier destratège : la science des business plans, des modèles etde la valorisation des actifs. Un jour, Charles a eu une mission pour moi. Il s’agis-

sait de « déboguer » un modèle qui tournait en rond,c’est-à-dire qui se mordait la queue – en langageExcel, on dit qu’il avait une référence circulaire. Enme confiant cette mission, Charles avait un sourire depitié qui disait : « Je m’y suis cassé les dents : com-ment trouverais-tu une solution, toi, pauvre mor-tel ? » Je suppose que j’ai pris cela comme un défi : lesoir même, je lui ai proposé une solution, à base d’ité-ration et de convergence. Peu importent les détails : c’était ma-thé-ma-tique. Ila froncé les sourcils, le temps de comprendre le prin-cipe. Puis il m’a regardé avec un grand sourire, nonplus de pitié, cette fois-ci, mais de triomphe : « Ah

bah, c’est du propre ! » Il est vrai que l’on trouve rare-ment, sur un business plan, trois lignes d’itérationspour arriver à un résultat. Il est vrai que ma solutionà son problème était assez absconse. Mais elle mar-chait !Quand j’y repense, je ne peux m’empêcher de penserque Charles m’a tendu un piège, ce jour-là. L’issue(mathématique) de son dilemme n’avait pas pu échap-per à ce fin stratège. J’avais raison, en théorie. Mais,

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« Mais, bizarrement, son ton était plus plaintif que réconfortant : un pauvre ton, qui sonnait faux. Comme s’il avait plutôtvoulu dire : “Et quand pourrai-je leur en remontrer, à tous ces prétentieux ? Quand pourrai-je ignorer les petits jeunes à montour ? Dans combien d’années, au terme de combien de promotions gagnerai-je autant qu’eux ?’’ ». “Jeune homme nu’’, étudepar Hippolyte Flandrin (1809-1864), musée Bonnat, Bayonne.

© GIRAUDON/THE BRIDGEMAN ART LIBRARY

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en pratique, il avait gagné : ma solution était un pau-vre artifice de classe préparatoire, qui aurait pétrifiéd’horreur le premier expert-comptable ou le premierauditeur venu. Ainsi, le vieux cheminot des calculséconomiques avait eu raison du petit scientifiqueencore vert. Jamais plus, dans nos affrontements, jen’ai osé prétendre avoir trouvé une solution révolu-tionnaire (ou simplement meilleure que la sienne).J’ai appris à feindre l’incertitude pour ne pas semblerimmodeste. Ce n’était pas une mauvaise leçon. Quoiqu’il en soit, je crois bien que Charles a adopté masolution pour « déboguer » son modèle.Un jour (le printemps venait d’arriver), j’arrive à lamachine à café et j’y trouve Pierre-Henri, un cadretrès occupé, un directeur, un homme à particule – ungarçon éminemment gentil, que j’aime beaucoup –un type très simple, aussi, de cette simplicité qui peutfaire dire, sans affectation : « Mais enfin, quand j’étaisjeune, Paris-Deauville, c’était deux heures dans lagrosse cylindrée de papa ! ». Ce jour-là, Pierre-Henridiscutait avec Dimitri :– Et alors, que vas-tu lui offrir ? demandait Dimitri. L’objet de tant d’attention était la compagne dePierre-Henri, dont c’était l’anniversaire.– Oh, comme toutes les femmes, elle aime les sacs ; jepense à un petit sac Hermès. Hermès, il n’y a que ça,je trouve !Éléonore, que je n’avais pas remarquée parce qu’elle étaitcachée par Dimitri, surgit alors – ce fut comme un leverde soleil sur la grisaille de la matinée – pour observerqu’Hermès était une valeur sûre (c’était donc passé demode), mais qu’elle préférait Louis Vuitton. Ce à quoiPierre-Henri, fidèle à son côté vieille France, ne put pasconsentir. Tapie dans un coin, très attentive à la discus-sion, Géraldine, la timide secrétaire de Pierre-Henri,rougissait. Devant ses yeux voltigeaient de coûteux sacsà mains bruns et beiges estampillés « LV » et d’inaborda-bles carrés Hermès.Un jour, j’ai osé m’ouvrir à Jérémie de mes questionsexistentielles. Je lui ai dit que j’avais l’impression de nepas vivre dans le même monde que mes collègues de

la DPS. Étaient-ce les cinq ou dix pauvres années quinous séparaient ? Leur expérience dans le conseil ?Était-ce le fait qu’ils étaient tous beaux et bien habil-lés, qu’ils sentaient bon et souriaient en permanence,tout en ayant constamment l’air intelligent et péné-trant ? Était-ce leur salaire ? Ou était-il possible quece soit une manigance de leur part, visant à me don-ner le sentiment d’être leur collègue (ce que j’étais !),tout en me tenant toujours à distance, par l’évidencede ma médiocrité ?Jérémie a ri. « Ils ne sont pas comme nous, » a-t-ildéclaré, emphatiquement. Je n’ai pas réussi à obtenird’explication de sa part, mais il semblait gêné, commesi j’avais dit quelque chose d’indécent et qu’il avaitrétabli la situation par une pirouette. C’est alorsqu’Éléonore fit son entrée dans notre bureau.– Tu n’es pas trop busy en ce moment ?, m’a-t-elledemandé. (Je ne suis jamais très busy, honnêtement).OK, tu penses que tu pourrais me refaire les charts dela slide 8 ? Les camemberts ne sont pas ronds ! (Riredélicieux de petite fille). Et tant que tu y es, tu pour-rais peut-être mettre les couleurs corporate ? Ça ne tedérange pas ? (Ça ne me dérangeait jamais ; j’étais unstagiaire très docile et poli). OK, cool. Tu penses quetu peux me faire ça pour dans… tout de suite ?Comme d’habitude, j’ai acquiescé. La porte fermée,j’ai regardé Jérémie (qui était cramoisi). Éléonore nel’avait pas salué, ni regardé ; elle ne l’avait pas vu. Ellene lui avait pas prêté plus d’attention qu’à la planteverte posée sur mon bureau. Il s’aperçut que je leregardais, il toussota, puis s’exclama :– Allez, mon vieux : plus que six mois… !Mais, bizarrement, son ton était plus plaintif queréconfortant : un pauvre ton, qui sonnait faux.Comme s’il avait plutôt voulu dire : « Et quand pour-rai-je leur en remontrer, à tous ces prétentieux ?Quand pourrai-je ignorer les petits jeunes à montour ? Dans combien d’années, au terme de combiende promotions gagnerai-je autant qu’eux ? » Je cherchai son regard, pour en avoir le cœur net, maisil avait détourné la tête. �

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TERRITORIALITÉ ETBUREAUX VIRTUELS :UN OXYMORE ? Les changements dans l’organisation du travail et la volonté deréduire les budgets dédiés à l’immobilier conduisent de nombreusesentreprises à réinventer, voire à supprimer, leurs bureaux, à l’aide destechnologies mises à leur disposition. Le développement des espacesde travail partagés s’inscrit dans cette logique. Cependant, l’espace detravail n’est pas uniquement un lieu fonctionnel : il est également l’undes symboles qui relie le salarié à son organisation ; aussi celui-ciaura-t-il spontanément tendance à vouloir le faire sien. Une étude decas, menée au sein des bureaux virtuels d’Accenture, démontre que

la territorialité s’inscrit dans tout espace… fût-il virtuel.

Par Emmanuelle LÉON

L’ÉP

REU

VE DES FAITS

Au cours des dernières années, les espaces de tra-vail en libre service se sont considérablementdéveloppés au sein des entreprises (ELSBACH,

2004) et ce, afin d’intensifier l’utilisation des locaux etde réduire les coûts afférents. Pour les populationsnomades, tels que les commerciaux ou les consultants,la nécessité de disposer d’un espace de travail person-nel est de facto loin d’être évidente. Cependant, le lien entre un individu et son bureaun’est pas uniquement fonctionnel : l’espace de travailsymbolise souvent le statut hiérarchique du salarié et,plus largement, il atteste du lien existant entre le sala-rié et son organisation. Que se passe-t-il lorsqu’uneorganisation décide de supprimer ce lien ? Au traversd’une étude de cas menée sur les bureaux virtuelsd’Accenture France, nous nous proposons d’étudierles formes prises par la territorialité dans un espacequi, par définition, la rejette. En effet, les bureaux vir-tuels se réservent, exactement comme des chambresd’hôtel, et fonctionnent selon le principe du « pre mierarrivé, premier servi ». Ils se veulent à la fois non ter-ritoriaux et non hiérarchiques : « non terri toriaux »,car aucun département ne peut revendiquer un étageou une localisation spécifique, et « non hiérar-chiques », car les espaces de travail sont attribués en

fonction des situations de travail, et non en fonctiondu niveau hiérarchique.

DU TERRITOIRE À LA TERRITORIALITÉ

C’est à partir d’observations menées par les étholo-gistes sur les animaux que la notion de territoire aémergé. En extrapolant cette notion au comporte-ment humain, différents chercheurs ont estimé quel’homme possède un instinct territorial (LORENZ,1970 ; ARDREY, 1966). ALTMAN (1975) opère unedistinction entre les territoires primaire, secondaire ettertiaire. Le territoire primaire est un lieu dont l’iden-tité du propriétaire ne fait aucun doute (c’est le casd’un bureau attitré ou du domicile). Le territoiresecondaire est, quant à lui, un lieu semi-public, dontles règles en matière de droit d’accès et d’utilisationsont plus flottantes. Les occupants d’un territoiresecondaire détiennent une autorité relative sur ce lieu,mais sont susceptibles de changer dans le temps. Le

* Professeur Associé, ESCP EUROPE.

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EMMANUELLE LÉO

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territoire tertiaire est, quant à lui, accessible à tous etson fonctionnement dépend des normes et coutumes. ALTMAN (1975) définit la territorialité comme unmécanisme de régulation de notre frontière avecautrui. FISCHER (1989) utilise le concept de territo-rialité pour étudier les territoires humains et leur attri-buer une interprétation tant au plan psychologiqueque culturel. La territorialité correspond à un type de

comportement orienté vers l’appropriation et l’occu-pation d’un lieu (ou d’une aire géographique) par unepersonne ou par un groupe (BROWN, LAWRENCE etROBINSON, 2005). La création de territoires répond àtrois besoins : une réaction à la présence réelle ouimplicite de l’autre, une réponse aux propriétés del’environnement et la satisfaction d’états émotionnels.Les recherches menées sur la territorialité humaine

« Le marquage permet de construire et de sauvegarder un espace personnel : c’est le processuspar lequel un espace est signé, délimité par son occupant. Ainsi, par exemple, le fait de dépo-ser ses affaires sur une table pour réserver sa place est une forme de marquage ». Chat se frot-tant contre un poteau pour marquer son territoire.

© J.-L. Klein et M.-L. Hubert/B

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montre l’importance du comportement territorialcomme forme de domination, mais également decommunication avec les autres.

EXPRESSIONS DE LA TERRITORIALITÉ DANS LES ESPACES DE TRAVAIL

En ce qui concerne les espaces de travail, la territoria-lité s’exprime principalement au travers des trois pro-cessus suivants : l’appropriation, la privatisation et lapersonnalisation. Nous considérons que ces trois pro-cessus sont graduels : en effet, dans un premier temps,l’individu cherche à « faire sien » un lieu (appropria-tion), avant de s’intéresser à la possibilité (ou non)d’isoler ce lieu des autres (privatisation) et de le modi-fier en fonction de critères personnels (personnalisa-tion).

L’appropriation de l’espace de travail

Dans son sens large, l’appropriation signifie le fait denous attribuer la propriété de quelque chose, même sicette chose ne nous appartient pas légalement.L’appropriation est un mécanisme d’adaptation quisuppose que le rapport de l’individu (ou du groupe) àl’espace n’est jamais neutre, et que l’individu (ou legroupe) est à même de donner du sens à un environ-nement d’où les signes et les valeurs sont a prioriexclus (FISCHER, 1989). On distinguera l’appro -priation collective (appropriation d’un espace donnépar un groupe) de l’appropriation individuelle (plusspécifique au territoire primaire).L’appropriation introduit des dimensions d’appar -tenance et de revendication d’un lieu personnel. Ellese concrétise à travers différents mécanismes, dont lesplus importants sont le marquage, les déplacements et la communication. Le marquage permet deconstruire, puis de sauvegarder un espace personnel :c’est le processus par lequel un espace est signé, déli-mité par son occupant. Ainsi, par exemple, le fait dedéposer ses affaires sur une table pour réserver sa placeest une forme de marquage. Nous nous intéressons iciplus particulièrement aux marqueurs de statut, c’est-à-dire aux moyens utilisés par les individus (et parl’organisation) pour signaler les positions hiérar-chiques. SUNDSTROM (E.) et SUNDSTROM (M.G.)(1986) distinguent les marqueurs de statut suivants :la taille de l’espace de travail, sa localisation et sonaccessibilité. Au-delà de leur valeur instrumentalepour l’accomplissement des tâches, ces marqueurssont les signes de reconnaissance d’une réussite et ser-vent de stimulant dans la perspective d’une perfor-mance future. En règle générale, on peut affirmer queplus on s’élève dans la hiérarchie, plus l’espace occupéest important et valorisant. La position dans l’étage, laproximité des centres de décision, l’étage lui-même, le

fait d’avoir vue sur l’extérieur ou sur des cours inté-rieures… ne sont pas neutres : c’est souvent une véri-table carte des pouvoirs qui se dessine, au travers desattributions spatiales. Les déplacements effectués sur le lieu de travail –facilitant les échanges informels – dépendent euxaussi du niveau hiérarchique. En effet, la marge demanœuvre de chacun, dans ses déplacements,dépend pour une très large part de son statut dansl’entreprise : c’est donc en fonction de la place occu-pée que l’on sera autorisé à se déplacer librementdans un rayon d’action plus ou moins grand(FISCHER, 1990). La symbolique du pouvoir et cellede l’espace se renforcent : c’est ainsi que la distanceavec autrui peut être plus facilement maintenue sil’on dispose du choix d’être accessible, ou non. EnFrance, il est fréquent de devoir passer par le bureaud’une assistante avant d’accéder au bureau d’uncadre dirigeant. La position occupée au sein d’uneorganisation permet donc de développer un rapportà l’espace plus ou moins maîtrisé.

La privatisation de l’espace de travail

Le lieu de travail est avant tout un endroit dans lequelon vit. Les individus ont tendance à l’investir à l’ins-tar d’un espace personnel et à rechercher une certaineintimité. Selon FISCHER (1989), les salariés préfèrentlargement disposer d’un lieu de travail privé qui soitprotégé des bruits, des conversations et des regards.Les problèmes liés à la privatisation ont d’ailleurs étéétudiés à la suite de la multiplication des bureaux pay-sagers (ou bureaux ouverts). BECKER et STEELE (1995)rappellent qu’un espace privé atteste d’un statut plusélevé et reflète également la place accordée à l’individupar l’organisation. SUNDSTROM (E.) et SUNDSTROM (M.G.) (1986)recensent trois formes possibles de privatisation del’espace de travail : – la privatisation acoustique (consistant à s’isoler dubruit ambiant, tel que les conversations ou les bruitsde pas) ;– la privatisation verbale (permettant d’échanger despropos confidentiels) ;– enfin, la privatisation visuelle (permettant d’être àl’abri du regard d’autrui).L’isolement visuel et acoustique, que l’on obtientgrâce à des frontières physiques, produit ce queFISCHER (1989) appelle l’intimité architecturale.Dans l’environnement de travail, la privatisation (ounon) d’un espace dépend notamment de l’architecturedu bâtiment : orientation et taille des espaces, exis-tence de cloisons, qualité des matériaux, etc. Au-delàde ces aspects architecturaux, d’autres facteurs ren-dent possible ou non la privatisation de l’espace detravail : le degré de connaissance entre individus par-tageant un bureau, le niveau de complexité de la tâcheà effectuer, l’âge et le sexe des employé(e)s, les normes

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gouvernant l’utilisation des espaces privés, le degré decohésion et la taille du groupe (GOODRICH, 1982).En règle générale, le fait de ne pas pouvoir privatiserson espace de travail est source d’insatisfaction. Parmiles inconvénients les plus fréquemment cités figurentles nuisances sonores (tels que les bruits de pas, lesconversations des voisins, les visites ou les salutationsde passage), les regards d’autrui et le sentiment d’êtretrop près les uns des autres (ALTMAN, 1975 ;ELSBACH, 2004). L’intimité semble être liée au degréde clôture du lieu, ainsi qu’au nombre de personnesdans l’entourage.

La personnalisation de l’espace de travail

L’espace de travail est vécu comme un territoire per-sonnel, son occupant l’investissant comme sondomaine privé. Selon ALTMAN (1975), il devient unterritoire primaire si l’utilisateur est le seul à l’occuper,s’il est fréquemment occupé par lui et s’il a des droits,reconnus par les autres, quant à l’accès à cet espace età son utilisation. L’occupation d’un espace de travailattitré a un impact positif sur l’implication du salariédans son organisation (BROWN, LAWRENCE etROBINSON, 2005).SOMMER (1974) définit la personnalisation comme ladécoration, la modification ou le réaménagementvolontaire de l’espace par son occupant, de manière à yrefléter sa valeur personnelle. Dans le contexte organisa-tionnel, ce processus est lié à la marge de liberté laissée àl’utilisateur dans l’adaptation et le contrôle d’un espacereconnu comme son territoire. L’identité d’un individuet son statut dans l’échelle de l’organisation se reflètentau travers de la personnalisation de son espace de travail(SUNDSTROM (E.) et SUNDSTROM (M.G.), 1986 ;MOLESKI et LANG, 1982). Mais le degré de personnalisation semble, dans unelarge mesure, lié au niveau des responsabilités exer-cées. Ainsi, la qualité du mobilier ou le confort dessièges sont souvent supérieurs dans un bureau decadre dirigeant (MONJARET, 1996). L’introductiond’objets personnels dans un bureau est le stadeultime de la personnalisation. En effet, l’occupantdes lieux rend ainsi agréable son cadre de travail,tout en signifiant ses liens avec l’extérieur. La per-sonnalisation peut renseigner les autres sur sesgoûts, ses préférences et ses opinions ; elle constitueun message relatif à lui-même, adressé tant à ses col-lègues qu’aux visiteurs. GOODRICH (1982) établitun parallèle entre l’espace de travail personnalisé etle style de travail de l’occupant (ainsi, les personnes« auditives » consacreraient de l’espace aux élémentsfavorisant la communication (tables, chaises) afind’accueillir leurs visiteurs ; les personnes « vi -suelles » chercheraient à favoriser l’intimité néces-saire à la lecture, etc.). La territorialité apparaît donc comme inhérente àl’être humain. Cependant, elle est aujourd’hui niée

dans de nombreux espaces de travail qui se veulent (etse disent) « non territoriaux ». La territorialité parvient-elle à s’exprimer, dans ce typede contexte ? C’est afin de répondre à cette question que nousavons mené une recherche exploratoire dans une orga-nisation ayant décidé de supprimer tout lien entre lesindividus et leur(s) espace(s) de travail.

PRÉSENTATION DU TERRAIN D’ÉTUDE ET DE LA MÉTHODOLOGIE

Le développement de formes de travail « nomade »,dans lesquelles les employés ne passent qu’un tempslimité au sein de leur entreprise, symbolise la ruptureentre l’espace de travail et le travail lui-même (EVETTEet LAUTIER, 1994). Que se passe-t-il, lorsqu’une orga-nisation décide de traduire concrètement cette rup-ture dans l’aménagement de ses locaux ? En 1996,Accenture France abandonne les bureaux occupésdans la Tour Gan (du quartier d’affaires de LaDéfense) pour s’installer dans un nouvel immeublesitué à l’angle des Champs-Élysées et de l’avenueGeorge V. Les nouveaux bureaux, baptisés « bureauxvirtuels », sont en fait la déclinaison, sur une grandeéchelle, du just-in-time office. Leur fonctionnementrepose sur un système de réservation sophistiqué per-mettant aux utilisateurs d’occuper, pour des périodesrelativement courtes, différents espaces de travail :bureau fermé, espace ouvert, salle de réunion, etc. Pardéfinition, les bureaux virtuels se veulent non-territo-riaux (puisque nul ne sait où il sera installé pour tra-vailler) et non hiérarchiques (puisqu’ils sont attribuésen fonction de la situation de travail du consultant).

Description et fonctionnement des bureaux virtuels

Comme il le ferait pour une chambre dans un hôtel, leconsultant doit réserver son espace de travail à l’avance.Cette réservation reste limitée dans le temps (dequelques heures à quelques jours). Les bureaux doiventsystématiquement être laissés vides tous les soirs (lesdocuments oubliés étant récupérés par les agents desécurité) : il est donc impossible de « s’approprier » unbureau. Pour mieux comprendre la suite de notre pro-pos, il est utile à ce stade de décrire les différents espacesde travail du bâtiment George V (1).

Les bureaux ouverts, dits open spaces

Ils représentent les 4/5 des espaces de travail indivi-duels (soit 200 open spaces, au total). Ce sont desbureaux en forme de L, regroupés par bloc de quatre

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(1) Ce bâtiment a en effet été spontanément baptisé « George V » par lesconsultants, et nous retrouverons cette dénomination au fil des entretiens.

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et séparés du bloc contigu par une cloison à mi-hau-teur en verre légèrement opaque (JAQUENOUD, 1997).L’occupant de cet espace de travail dispose d’un télé-phone, de prises de courant et d’un boîtier deconnexion lui permettant de connecter son ordina-teur portable au réseau informatique de l’entreprise.Ces espaces de travail sont dédiés à des situations detravail nécessitant peu d’échanges avec d’autresconsultants : lecture et rédaction de courriers électro-niques, réalisation de propositions commerciales, etc.

Les bureaux fermés, dits closed spaces

Les closed spaces ont pour particularité d’être entourés degrandes cloisons vitrées les isolant du bruit ambiant. Onen compte 45 dans tout l’immeuble. Ils sont générale-ment disposés le long d’un couloir (de 5 à 6 closed spaces,en enfilade), entourés de chaque côté par les postes fixesdes secrétaires ou par des open spaces. Le couloir danslequel ils sont localisés est un espace de circulationobligé pour qui souhaite faire le tour de l’étage. À l’inté-rieur, on trouve une table ovale, sur laquelle un télé-phone est posé. Il n’y aucun espace de rangement. Lessituations de travail se déroulant dans les closed spacessont les suivantes : réunions en petit comité, entretiensde recrutement, entretiens d’évaluation, conférencestéléphoniques, etc.

Les autres espaces de l’immeuble

En sus de ces deux types d’espaces de travail, il faut noterl’existence, à chaque étage, d’espaces de discussion, par-tiellement séparés du reste de l’étage par une cloisonvitrée ouverte et organisés autour de grandes tablesovales. Des salles de réunion (pouvant être facilementtransformées en salles de réception où l’on peut organi-ser cocktails et dîners) occupent l’intégralité du dernierétage de l’immeuble. Enfin, le lounge, situé au premierétage, est destiné aux consultants effectuant un court

séjour dans les locaux : ils ont ainsi accès à un poste detravail sans réservation. Conçu selon le modèle des com-pagnies aériennes, le lounge dispose également de fau-teuils et de canapés, de distributeurs de boissons chaudes,d’un stand de journaux, etc.

Méthodologie et collecte des données

Étant donné les spécificités de l’objet de notrerecherche, nous avons choisi comme méthode uneapproche qualitative, à visée exploratoire, s’appuyantprincipalement sur des entretiens semi-directifs. Dansle cadre de cette étude, nous avons choisi de cibler unepopulation homogène, celle des associés du cabinet. Pourquoi les associés ? Nous voulions rencontrer despersonnes qui avaient déjà occupé des bureaux « attit-

« Les closed spaces ont pour particularité d’être entourés de grandes cloisons vitrées, les isolant du bruit ambiant ».© Lise Sarfati/MAGNUM PHOTOS

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rés », de préférence au sein de la Tour Gan. Or, seulsles managers et les associés bénéficiaient de ce privi-lège, attaché à leur statut. Au vu de l’organisation despromotions dans les métiers du conseil, nous sommespartis de l’hypothèse que toute personne ayant legrade de manager en 1996 occupait un poste d’asso-cié dans l’entreprise six ans plus tard (c’est-à-dire en2002) ou avait quitté Accenture.Concrètement, afin de réaliser notre échantillon, nousavons donc récupéré la liste de tous les associésd’Accenture France, puis nous avons effectué un tri,afin d’éliminer ceux qui n’étaient pas dans l’entrepriseen 1996 et ceux qui étaient récemment partis à laretraite : 29 personnes (28 hommes et une femme)répondaient à ces critères. Ayant nous-mêmes travaillé, dans le passé, au sein decette entreprise, nous avons bénéficié d’un accès faci-lité au terrain. Dans un premier temps, nous avonsmené deux entretiens exploratoires avec le manager etavec l’assistante qui s’étaient occupés de la mise enœuvre du projet. Dans un deuxième temps, nousavons envoyé un courrier électronique à tous les asso-ciés que nous avions identifiés comme répondant ànos critères, afin de solliciter auprès d’eux un entre-tien. À ce stade, il était essentiel de bénéficier du sou-tien de la hiérarchie, étant donnée la faible disponibi-lité des associés. Pour ce faire, nous avons pris contactavec le DRH Monde et avec le PDG France d’Accen -ture, qui nous ont accordé leur appui.Après la réalisation d’un guide d’entretien, nous avonsrencontré, sur la base du volontariat, neuf associés(entre février et avril 2002) ; les entretiens se sontdéroulés dans des closed spaces et ont été enregistrés. Ilsont duré, en moyenne, une heure et vingt minutes, etils ont fait l’objet d’une retranscription par traitementde texte, puis d’une analyse thématique catégorielle.Nous nous sommes également appuyés sur des maté-riaux secondaires, tels que l’ouvrage rédigé par l’asso-cié à l’origine du projet, François JAQUENOUD (1997),sur la documentation interne mise à notre dispositionpar Accenture, sur des articles de presse et sur unreportage télévisé (diffusé sur la chaîne M6, dans lecadre de l’émission Capital). Au cours des entretiens,nous avons aussi eu l’occasion d’observer les locaux etles modalités d’occupation de l’espace.

QUAND LA TERRITORIALITÉ RATTRAPE L’ESPACE DE TRAVAIL

La symbolique du bureau : est-ce la fin ?

Le fait de partager l’espace n’est pas, en soi, nouveau : ilavait déjà fait l’objet d’expérimentations, notammentchez Accenture, aux États-Unis (BECKER et STEELE,1995). Cependant, ce partage était limité aux managers,

aux consultants et aux juniors du cabinet. Ce qui faitl’originalité du projet d’Accenture France, c’est l’ampleurdu phénomène : tous les niveaux hiérarchiques sontconcernés, y compris les associés du cabinet. Les diri-geants se retrouvent logés à la même enseigne que lesautres consultants. Au travers des bureaux virtuels, c’estdonc la symbolique de l’espace de travail et son rôle demarqueur de statut hiérarchique qui sont mis à mal.Historiquement, les pratiques d’occupation deslocaux par les consultants correspondaient à la pyra-mide hiérarchique. En effet, dans les locaux occupés àla Tour Gan, le simple fait d’avoir un bureau consti-tuait, en soi, une reconnaissance statutaire réservéeaux managers et aux associés. La taille du bureau, ainsique sa localisation et son orientation dépendaient dugrade de son occupant. Ainsi, plus on s’élevait dans lahiérarchie et plus le bureau devenait spacieux : l’asso-cié disposait d’un bureau d’une taille minimale de18 m², le manager avait un bureau d’environ 12 m², et les autres consultants se retrouvaient dansun espace ouvert, appelé staff room. La hauteur del’étage et l’angle occupé par le bureau avaient égale-ment une signification : « À la Tour Gan, il y avait desrites. […] Alors les bureaux d'associés dominants, si vousvoulez, c'étaient les bureaux d'angle, vers Paris… (Toutça, très codifié…) ».Un des enjeux des bureaux virtuels est d’organiser lapénurie des espaces de travail. Cette pénurie est en soiun message adressé aux consultants : leur bureau doitse trouver non pas dans les locaux de l’entreprise, maischez les clients. Ainsi, pour la population des associés,François JAQUENOUD (1997) considère que seulement20 % du temps de travail (consacrés à des réunionsinternes, à la réalisation de propositions commercialesou aux entretiens d’évaluation, etc.) nécessitent uneprésence physique dans les locaux de l’entreprise.D’après LAUTIER (2) (1996), en dépossédant les asso-ciés de leurs bureaux, l’organisation fait disparaître lasymbolique du bureau individuel et fragilise leur fonc-tion en les astreignant à davantage de productivité.L’autre ambition, affichée lors du déménagement, estcelle du brassage des compétences en interne. La logiquedu « premier arrivé, premier servi » représente une rup-ture totale avec l’organisation prévalant précédemment àla Tour Gan, où chaque division était installée à un étagequ’elle considérait comme « son » territoire et n’avait quepeu de contacts avec les autres. Les bureaux virtuels sontainsi perçus comme un moyen de brasser les compé-tences en favorisant les interactions : les instigateurs duprojet considèrent que les espaces de travail partagés sontpropices au partage d’expériences et à la constitutiond’équipes pluridisciplinaires. JAQUENOUD (1997 : 82)affirme même que « la notion de ‘‘territoire’’ est bannie du‘‘George V’’ ».

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(2) Cité dans un article de JASOR (1996), Andersen Consulting : Finis lesbureaux individuels, vive l’espace à la carte, L’Essentiel du Management,n°14, avril.

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Les diverses formes d’expression de la territorialitédans les bureaux virtuels

Paradoxalement, lors de nos différentes visites dans leslocaux de l’entreprise, nous avons remarqué que certainsbureaux étaient systématiquement occupés par lesmêmes consultants… et laissés vides, en leur absence.Nous avons aussi vu des consultants occuper des bureauxfermés sans, pour autant, y tenir des réunions ou desentretiens. Il nous a donc semblé qu’au-delà des discours,la territorialité continuait de se manifester et ce, dans unespace qui, de par sa conception même, la nie et larejette. Nous avons identifié trois formes principales deterritorialité : l’appropriation collective de l’immeuble,celle des étages du bâtiment et la privatisation des espacesde travail.

• L’appropriation collective de l’immeubleNous avons constaté que la disparition des bureauxindividuels pouvait être compensée par la promotiond’espaces collectifs, auxquels les employés s’identi-fient. En s’installant à l’angle des Champs-Élysées etde l’avenue George V, dans un immeuble qui lui estentièrement dédié, équipé des dernières technologies,Accenture affiche sa capacité à innover ; son siègesocial doit avoir le même impact qu’une campagnepublicitaire. De fait, la mise en place des bureaux vir-tuels d’Accenture a fait l’objet de nombreux articles,d’émissions de télévision, ainsi que d’un reportagetourné pour le Futuroscope de Poitiers et consacré àl’impact des nouvelles technologies sur les espaces detravail. Les consultants que nous avons rencontrésnous feront part de leur fierté à faire visiter le« George V » à leurs clients, ou à leurs proches.Les bureaux virtuels d’Accenture favorisent la noto-riété de l’entreprise ; ils lui permettent de se distin-guer du cabinet d’audit Arthur Andersen, égalementinstallé, à l’époque, dans la Tour Gan, à La Défense.Pour que l’appropriation collective soit possible, il fal-lait en effet regrouper tous les consultants en un seulet même lieu et faire en sorte que ce lieu leur soitdédié : « On est tous dans le même bâtiment, et ça, jecrois que c’est vraiment important. Ça a eu un impacttrès positif. C’est-à-dire que, quand on rentre ici, on seretrouve entre “Accentures’’. […] On croise les gens dansles couloirs ; on sait que c’est des gens d’Accenture ».L’espace est ainsi collectivement marqué. En définitive, en s’installant dans ses nouveaux locaux,Accenture a choisi de ne plus partager le même immeu-ble avec d’autres entreprises, mais bien… de « partager »les bureaux entre les consultants ! Le George V devientrapidement le centre névralgique de l’activité : il ne s’agitpas de bureaux anonymes. La comparaison avec un hôtel(du fait de la réservation des espaces de travail, de l’accèsà des services de type conciergerie ou de la simple pré-sence du lounge, au premier étage) est perçue de façonnégative par certains associés : « Alors, on dit : “c'est unpeu comme un hôtel’’ ? Eh bien, c'est vrai !... Dans les faits,c'est comme un hôtel. La question, c’est : “Est-ce que vous

avez envie de passer trois cents jours (ou deux cents jours)par an, dans un hôtel ?’’ C'est pareil pour le travail !... ».Aussi certaines habitudes réapparaissent-elles, pouréviter la banalisation des bureaux, comme le fait d’ypasser régulièrement (y compris, pour cet associé, quinous a, dans un premier temps, expliqué que cela pré-sentait l’intérêt de diminuer ses temps de transport…avant de se rendre compte qu’il venait tous les joursdans l’immeuble George V, car il n’éprouvait aucunplaisir à travailler depuis son domicile). C’est avanttout dans ces lieux que les associés échangent demanière informelle sur leurs missions : le fait de nepas s’y rendre aurait pour corollaire de se priver d’in-formations utiles, qui ne transitent pas par le courrierélectronique. Un autre élément témoignant de cetattachement au siège de l’entreprise réside dans lesexpressions employées par les associés interrogés : « àla maison », « chez nous », « c’est comme une équipe defootball : on marque un but, et puis on revient »…

• L’appropriation collective des étagesDans un premier temps, le système de réservation del’immeuble positionnait les associés à proximité deleurs secrétaires (3). Les différentes divisionsd’Accenture ont ainsi spontanément recréé des terri-toires, aux différents étages du bâtiment George V.Les raisons évoquées par les associés sont, toutd’abord, d’ordre fonctionnel et organisationnel :« C'est pratique [d’être au même étage] : on n'a pas à seréaffecter une imprimante ; on n’a pas à chercher sesmarques ; on n'est pas trop loin de sa secrétaire. […] Ona ses collègues, (qui sont) au même endroit… ».L’appropriation collective d’un étage donné permetd’y recréer des « repères ». Les associés que nous avonsrencontrés, n’ayant plus de bureaux attitrés, compen-sent l’anonymat des espaces de travail par une appro-priation forte, au niveau des étages de l’immeuble :« Et donc, je ne sais pas (les autres ont dû vous le direaussi)… : on a, quand même, recréé, un petit peu, lesterritoires. On a recréé des territoires. Les gens se sontquand même regroupés, par market unit ou par groupe,et par building. Et même, dans les buildings, par étage.Voilà, et je trouve ça très bien. […] Il y a sans doute desfacteurs plus psychologiques et presque affectifs, donc, desécurité, de stabilité, qui (y) sont aussi attachés, je pense,qui font que bouger tout le temps, partout, ça marche,mais (que) ça n’est pas forcément agréable ». Cette volonté de délimiter un territoire s’exprime éga-lement au travers des déplacements, qui facilitent lesdiscussions informelles. L’un des associés nousexplique qu’il a modifié certains de ses itinéraires afinde faciliter ces échanges impromptus : « Il m'arriveeffectivement de faire exprès, délibérément, de ne pasprendre le chemin le plus court pour arriver à la machine

(3) Tout le personnel administratif est installé dans des bureaux ouverts,mais conserve le même espace de travail, ainsi que des meubles pourstocker des documents.

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à café ou autre, ce qui me permet de voir qui est là et, àl'occasion, de rencontrer des gens et d'échanger à partird'une simple salutation…, d'engager une conversationqui est, je pense, toujours très utile ».Nous avons entendu à plusieurs reprises des témoi-gnages sur cette appropriation collective, la « satisfac -tion » de venir au bureau étant clairement indexée sur lefait d’être au « bon » étage. Par contraste, le fait de nepas pouvoir s’installer à « son » étage provoque, visible-ment, chez tous, un certain malaise (« Ça m'arrive que,si j'ai réservé trop tard, il faut que j'aille au 6e étage ou dansd'autres étages, et ça, je n'aime pas trop, en fait… »), unedéception (« C'est pour ça que quand on a – quand onvous réserve ! – un bureau en-dehors de votre étage de pré-dilection, c'est un peu décevant… »), voire un vif mécon-tentement (« Si je vois que c’est à un étage différent de masecrétaire, l'énervement commence. Voilà ! […] Parce que,moi, ça m'énerve prodigieusement, si je ne suis pas là… »). Les termes employés (« aimer », « décevant », « çam’énerve ») attestent d’une relation à l’étage plus émo-tionnelle que fonctionnelle. Contrairement à l’un deces témoignages, il ne s’agit pas d’une « simple ques-tion d’efficacité ». Il est intéressant de noter, à cetégard, l’ancrage des habitudes liées à l’appropriationd’un étage. Ainsi, même si l’une des divisions est loca-lisée dans un autre immeuble d’Accenture, surnomméAxe France (4), certains associés continuent, lorsqu’ilsviennent dans le bâtiment George V, de s’installer àl’étage qu’ils occupaient auparavant : « Oui, en géné-ral, j'essaie de m'installer au troisième, parce que c'est unpeu là que sont plutôt mes collègues de Ressources (unedes divisions d’Accenture). On a été, dans le passé, autroisième ; on a gardé l'habitude... Il y en a quand mêmeplusieurs comme moi, qui sont de Ressources, affectés àAxe France, mais qui sont là… », explique l’un d’entreeux. Un autre précise : « Je m'installe dans le bureauqui m'est affecté. S'il n'y a pas de bureau affecté, je vaisau troisième ; je rentre dans le premier qui est vide, et jem'installe…, comme si j'étais chez moi !.. ». Il semble donc que les bureaux virtuels aient exacerbéchez les associés le besoin d’être installés à un étage qui« ait du sens » pour eux, dans lequel ils se sentent « à leurplace ». Au-delà de motivations d’ordre instrumental(occuper un espace de travail à proximité de son secré-tariat), on trouve ici une volonté affirmée de se réappro-prier des lieux voulus anonymes : « On n'est quandmême pas des robots et ça fait plaisir de voir les gens, (de)savoir un peu ce qu'ils font », constate un associé.

• La privatisation, retour de la symbolique de l’espace detravailLa recherche de privatisation se veut tout d’abord fonc-tionnelle, car un lieu de travail protégé accroît l’efficacité

au travail. Comme les associés consacrent la majeure par-tie de leur temps, dans l’immeuble George V, en réu-nions formelles et informelles, il leur semble impératif depouvoir occuper des bureaux où l’on « puisse organiserune communication à plusieurs ». Aussi privilégient-ilsl’utilisation des closed spaces, car « les espaces ouverts, c'estbien quand on est tout seul sur une tâche, et qu’on a unedemi-journée à passer sur quelque chose. Dès qu'on doit êtreen discussion, rencontrer des gens et travailler sur un docu-ment, ce n’est pas très approprié ».Indispensable dès lors qu’il faut travailler à plusieurs,le closed space est également nécessaire dans le cas decontacts téléphoniques, surtout lorsqu’il s’agit de dis-cussions avec des clients ou des prospects : « On nepeut pas téléphoner facilement [dans un open space] àdes personnes importantes dans une entreprise ; ce n'estpas très facile, de vivre son coup de téléphone de manièreambiante » ; « Quand je fais un appel commercial unpeu compliqué, je suis toujours en peu sous tension. Si jesuis dans un environnement plus calme, je me sens beau-coup mieux. Voilà pourquoi je préfère [être dans un clo-sed space], et je pense qu'on est presque tous dans cettesituation ». Or, les appels téléphoniques rythment lajournée des associés : « On est tout le temps au télé-phone, souvent sur deux lignes en même temps. Ça m'ar-rive fréquemment : je suis sur un mobile, j'ai un appelsur le fixe, et inversement ». Si la privatisation acoustique est un élément deconfort dans le bon déroulement de leur activité pro-fessionnelle, les associés sont surtout attachés à la pri-vatisation verbale. Le terme de « confi dentialité » estrevenu systématiquement dans les entretiens : « Je nesuis jamais en open space, parce que j'ai toujours une oudeux conversations, ou une ou deux réunions, qui néces-sitent d'être en closed space, pour des raisons de confi-dentialité » ; « En même temps, il faut reconnaître quevous êtes appelé, tout au long de la journée, à rencontrerdes gens qui peuvent vous voir, qui peuvent avoir besoinde traiter des informations de façon plus confidentielle,des coups de fil confidentiels, etc. » ; « C'est-à-dire queoui, l'open space, comme son nom l'indique, c'est ouvertà tout le monde. Donc, il n'y a pas de confidentialité parrapport aux conversations téléphoniques ».En revanche, la privatisation visuelle n’est pas recherchéepar les associés. Tout d’abord, force est de constater queles bureaux virtuels n’offrent que peu d’espaces de travailpermettant cette privatisation. En effet, seules les sallesde réunion isolent visuellement les participants du restede l’étage. Les open spaces sont, par définition, ouvertsaux regards de tous ; quant aux closed spaces, ils ont laparticularité de disposer de grandes cloisons vitrées.Toute personne faisant le tour de l’étage voit ainsi son(ses) occupant(s). Par ailleurs, comme les associés vien-nent principalement dans les locaux d’Accenture pouravoir l’occasion de travailler à plusieurs, le fait de pouvoirêtre repérés, alors qu’ils n’occupent pas systématique-ment le même espace de travail, facilite, selon eux, leséchanges informels.

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(4) À ce jour, l’immeuble « George V » n’est plus occupé par Accenture,mais par la société LVMH. Aujourd’hui, toutes les divisions d’Accenturesont installées dans l’immeuble « Axe France », situé dans le 13e arron-dissement de Paris.

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La privatisation est aussi vécue comme une contre-partie de l’impossible personnalisation de sonespace de travail. En effet, les associés se montrentparfois irrités du manque de reconnaissance symbo-lique que leur organisation leur manifeste au traversde ces nouveaux locaux. Ils estiment que l’occupa-tion des closed spaces est donc légitime, en regard desefforts qu’ils ont dû consentir : « Et il y a aussi unpetit élément de statut qui entre aussi en ligne decompte. […] Simplement que, bon, à un certain âge,ça fait un bout de temps qu’on est dans la société, bonce n’est pas choquant qu’on ait droit à un bureau nonpersonnalisé, transparent ! »Certains associés estiment d’ailleurs qu’il se produit unphénomène d’autocensure chez les consultants : « Vousne verrez pas un junior, un analyste comme on dit cheznous, dans un closed space. […] Je pense qu’ils doiventpenser, quelque part, que ces closed spaces sont plutôtréservés à des gens seniors et donc, il ne leur viendrait pas àl'esprit d'en réserver un. C'est plus une autocensure qu'au-tre chose ». On sent fort bien qu’un manager (a fortiori,un consultant junior) qui s’installerait dans un closedspace transgresserait les règles implicites régissant l’attri-bution et l’appropriation de ces espaces de travail. Unassocié précise : « Il y avait une notion du fait qu'on pou-vait, d'un coup, se retrouver au même niveau que l'ana-lyste, dans l'attribution d'un espace. La réalité, c'est que çan'a jamais été comme ça. […] C'est clair qu’entre un asso-cié et un consultant qui demandent un espace, dans uneliste d'attente, le consultant a pu la demander quinze joursplus tôt, hein… ? La réalité, c'est que… ».Nous avons donc vu que les associés privilégient unétage en particulier (appropriation collective de l’es-pace) et s’installent prioritairement dans des bureauxfermés. Si la privatisation de l’espace n’avait qu’unevisée fonctionnelle, celui-ci pourrait se situer n’im-porte où à l’étage choisi. Or, il n’en est rien : danscertains cas, les associés s’installent toujours dans lemême bureau, qui reste vide en leur absence. Ils nepeuvent le personnaliser (par exemple, en y laissantleurs affaires), mais ils ont réussi à faire passer unmessage implicite au reste des consultants. Un jeuneassocié constate : « La réalité […], c’est que, en fait,les associés ont considéré qu’il y avait des bureaux assi-gnés pratiquement et, si vous vous promenez dans lesétages, vous avez pratiquement systématiquement lesmêmes personnes dans les mêmes bureaux. Donc, onréserve… les assistantes réservent sur une durée – je nesais pas laquelle parce que je ne suis jamais allé voir lesbases, mais j’imagine sur une durée la plus longue pos-sible – tout simplement parce que, si un associé revientet qu’il n’a pas son bureau, ça va pas être trèssympa !... ».Cette hiérarchisation implicite se retrouve égalementau niveau de la population des associés. En effet,devant le déséquilibre entre l’offre et la demande declosed spaces, les associés seniors font valoir leurs droits

sur les associés juniors. Ainsi, au cours d’un des entre-tiens, nous avons failli déménager – alors que l’espaceavait été réservé – car il s’agissait d’un closed spacegénéralement occupé par un associé ayant plus depoids dans l’organisation que mon interlocuteur. Lesystème a donc été détourné de son concept initiald’occupation des espaces en fonction des situations detravail, pour réintégrer (tout au moins, en partie) lanotion de ligne hiérarchique.

CONCLUSION

Dans ses différentes expressions (appropriation, pri-vatisation, personnalisation), le concept de territo-rialité montre que l’individu n’est pas neutre vis-à-vis de l’espace qu’il occupe. Ainsi, un bureau estplus qu’un simple lieu « fonctionnel » où tout unchacun s’installe pour travailler. Pourtant, l’évalua-tion d’un espace de travail se limite souvent à ladimension financière : combien paie-t-on, pourcombien de mètres carrés ? Ces considérations éco-nomiques sont légitimes, mais elles ne doivent pasocculter la réflexion sur la territorialité. En effet, lesindividus, quel que soit leur niveau hiérarchique,ont besoin de pouvoir s’approprier leur espace detravail. L’appropriation n’est d’ailleurs pas un phé-nomène indépendant : elle se manifeste principale-ment dans des situations de désappropriation ins-crite dans l’aménagement des locaux. Or, force estde constater que les modifications organisation-nelles intervenues durant les vingt dernières années(internationalisation croissante nécessitant de nom-breux déplacements, télétravail, équipes virtuelles,fonctionnement en mode projet, etc.) n’ont été querarement pensées en termes d’impact sur les espacesde travail.Cette étude de cas conduit également à s’interrogersur les changements induits par un déménagement.Ainsi, un bureau n’est pas simplement un lieu : c’estaussi un des symboles du lien existant entre unemployé et son entreprise (qui lui « fournit » unbureau). Certaines entreprises (MALLERET, 2004) uti-lisent d’ailleurs leurs locaux comme outils d’intégra-tion d’une population a priori peu fidèle. Un espacede travail intelligemment conçu peut ainsi contribuerau développement de l’implication des salariés. Aussiles dirigeants auraient-ils intérêt, dans leurs projets encours et à venir, à s’interroger sur les objectifs qu’ilsentendent assigner à leur gestion de l’immobilier. Il nefaut pas oublier que le « bureau » demeure,aujourd’hui encore, un des symboles de l’intégrationsociale et de la progression hiérarchique au sein d’uneentreprise. Sa transformation (ou sa disparition) doi-vent nous conduire à réfléchir et à réinterroger nospratiques de gestion de l’espace. �

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LA RESPONSABILITÉSOCIALE DE L’ENTREPRISE À L’HEURE DE LA FLEXI BILITÉ DES RESSOURCES HUMAINES :L’EMPLOYA BILITÉ EST-ELLEUN ARGUMENT VIABLE ?Plaçant l’intérêt des parties prenantes non sociétaires (comme les

employés) au même degré d’importance que ceux des actionnaires, la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE), en tant que concrétisation dudéveloppement durable par les entreprises, s’est imposée à ces dernières. Sur un autre plan, la flexibilité devient un aspect qui, bien que relativementancien, est de plus en plus admis comme une voie possible d’un accroisse-ment de la compétitivité de l’entreprise, voire d’une réorientation indispen-sable à sa viabilité. Cependant, la flexibilité (plus particulièrement dans sa dimension quantitative) est souvent décriée en raison des conséquencessociales qui peuvent découler de son adoption. Précarisation des salariés,compétition sur les coûts de main-d’œuvre entre sous-traitants, rupture du lien entre entreprise et travailleurs… : la flexibilité semble, par certainsaspects, faire partie des pratiques « antisociales ». À partir de là, on voit malcomment une firme soucieuse d’adhérer à la logique sociale prônée par la RSE pourrait aussi se prévaloir d’une certaine flexibilité. Pourtant, dans la pratique, les logiques de la flexibilité et de la RSE semblent cohabiter.

Par Moez BEN YEDDER* et Lotfi SLIMANE**

L’ÉPREUVE DES FAITS

* Assistant à la Faculté des Sciences Juridiques Économiques et deGestion, Université de Jendouba, Doctorant à l’Institut Supérieur de Gestion, Université de Tunis. [email protected]

** Maitre-assistant à l’Institut Supérieur de Comptabilité etd’Administration des Entreprises, Université de la [email protected]

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Cet article a pour objectif d’examiner les possibi-lités et les limites de l’intégration de ces deuxlogiques, à travers l’examen critique de la

notion d’employabilité, qui semble constituer leurterrain de rencontre le plus plausible. Ainsi, nousexposerons les raisons qui font que les entreprisesadhèrent à la RSE ou à la flexibilité, en présentantsuccessivement les fondements de l’une et de l’autre.Par la suite, nous évoquerons les avantages et lescontraintes de l’adoption de la flexibilité. Une pre-mière lecture montre que l’adhésion simultanée auxprincipes de la RSE et à la logique de la flexibilité esttout à fait plausible, pour peu que l’entreprise inves-tisse dans l’employabilité de ses salariés : ceux-ci neseraient plus laissés pour compte, en cas de réajuste-ment d’effectifs, puisque l’entreprise leur aurait donnéles moyens de retrouver un emploi. Toutefois, unedeuxième lecture, mettant en exergue les postulatssous-jacents au concept d’employabilité, invite à plusde prudence en matière d’intégration des deuxlogiques précitées.

LA RSE, ENTRE L’IDÉAL DU DÉVELOPPEMENTDURABLE ET LA RÉALITÉ DE L’ENTREPRISE

Il va sans dire que l’histoire de la notion de RSEoccupe une place singulière dans la littérature mana-gériale. Concept ancré dans l’air du temps à l’époquedu New Deal américain, puis tombé en disgrâce àl’époque du libéralisme triomphant (qui avait can-tonné l’entreprise dans un rôle purement écono-mique), la RSE est depuis le début de notre vingt-et-unième siècle en plein renouveau, dans une versionnon seulement plus universelle et se réclamant desprincipes du développement durable (ACQUIER et al.,2005), mais aussi plus pragmatique et proche despréoccupations managériales.

La RSE : contribution de l’entreprise au développe-ment durable

Bien qu’il n’existe pas de consensus sur la définitionde la RSE, celle qu’en donne le Livre vert de laCommission des Communautés européennes (CCE)(2001) semble être la plus largement admise. Elle a étéretenue par de nombreux auteurs tant européensqu’anglo-saxons. Selon la CCE, la RSE serait « l’inté -gration volontaire par les entreprises de préoccupa-tions sociales et environnementales à leurs activitéscommerciales et à leurs relations avec leurs parties pre-nantes » (2001, p.3). En 1953, Howard BOWEN a posé les fondements de laRSE, dans son ouvrage intitulé The social responsibili-ties of the businessman. Pour ACQUIER et GOND

(2005), cet ouvrage fait prévaloir deux principes.Premier principe : les hommes d’affaires doivent se

limiter à la prise de décisions allant dans le sens desorientations et des valeurs souhaitées par l’entreprise.Deuxième principe : la prise en compte par l’entre-prise de certaines préoccupations sociales doit êtrel’expression d’une démarche volontaire. La définitionde CARROLL (1979), qui a longtemps prévalu dans lalittérature, souligne que la RSE intègre l’ensemble desobligations économiques, légales, éthiques et discré-tionnaires de l’organisation envers la société à unmoment donné. L’idée sous-jacente est que les entre-prises ont certes pour rôle de faire des profits et de seconformer à la loi, mais aussi d’aller au-delà de cesaspects. Si la RSE est souvent utilisée comme synonyme dudéveloppement durable, il existe une différence signi-ficative entre ces deux concepts. Pour DAUDÉ et NOËL

(2005), le développement durable est une notionpolitique qui s’applique, tout d’abord, aux États, dansla définition de leur politique économique et sociale.Néanmoins, ce concept est supposé intégrer plus lar-gement la société (notamment, les entreprises) pourpouvoir être effectivement mis en œuvre. Son déploie-ment au sein de l’entreprise consiste en l’adoption depratiques socialement responsables par les diversesfonctions de la firme (REYNAUD, 2006). La RSE appa-raît comme une appropriation du concept de dévelop-pement durable par les entreprises, qui les renvoie àleurs engagements dans les domaines écologique etsocial (CAPRON et QUAIREL-LANOIZELÉE, 2004).Aujourd’hui, la RSE est tout aussi enracinée dans lapensée et la pratique managériales que l’est le dévelop-pement durable dans les sphères politique et institu-tionnelle. Dès lors, il paraît difficile d’imaginer que lesfirmes ne l’adoptent pas comme référence.

De l’obligation d’être responsable

C’est sous le poids des mutations affectant lescontextes économique, social et sociétal que le mou-vement de la responsabilité sociale a pris son essor.Désormais, il semble difficile, pour une entreprise(surtout si elle est d’une taille significative et si elleœuvre dans un secteur d’activité « exposé »), de ne pasadhérer à cette logique (ROWLEY et BERMAN, 2000).Parmi les facteurs qui ont incité les entreprises à lefaire, on peut citer les éléments suivants : – L’affrontement entreprises/organisations non gou-vernementales : pour FRANKENTHAL (2001), le pointde rupture se situe au milieu des années 1990, à l’oc-casion du « clash » intervenu entre la compagniepétrolière Shell et la société civile (dont les ONGenvironnementales). DOH et GUAY (2006) rappellentqu’à cette époque, Shell avait dû faire face à une levéede boucliers des ONG écologistes, qui avaient euconnaissance des intentions de la compagnie pétro-lière de couler en haute mer une plateforme pétrolièredevenue obsolète. Les ONG avaient alors lancé unecampagne de boycott fortement médiatisée, qui avait

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contraint Shell à recourir à des procédés plus respec-tueux de l’environnement pour le démantèlement deses installations (ces auteurs mentionnent que la firmeanglo-néerlandaise a su retirer des leçons de cetteexpérience, devenant une entreprise parmi les plussoucieuses de son environnement institutionnel et desa réputation). Une autre donne est apparue : la professionnalisationdes ONG, qui rationalisent leurs méthodes de travail(QUÉINNEC, 2004). C’est notamment le cas de cellesqui s’occupent de relations avec les entreprises etœuvrent désormais dans le cadre de mouvances collec-tives transnationales. Les médias modernes (Internet,notamment) mettent en lumière les écarts éventuelsdes entreprises et les ONG concrétisent cette visibilitésur un plan fonctionnel (ROBERTS, 2003) : ce sontelles qui créent et institutionnalisent de nouvellesnormes, que les entreprises prennent en compte(DOH et GUAY, 2006). MOON et al. (2006) qui quali-fient de « radical » le changement intervenu au coursde la dernière décennie dans les relations entre lesentreprises et la société. – La remise en cause de l’éthique des affaires : dépas-sant le cadre de l’affaire Shell, la plupart des auteursfont référence à des échecs en série essuyés par desentreprises américaines, des échecs dont ils font lacause essentielle de la remise à l’ordre du jour duconcept de RSE. Les références aux scandales finan-ciers et aux faillites des grands groupes américains dece début de siècle sont nombreuses : ainsi, Enron,Arthur Andersen, Worldcom ou encore Xerox ontattiré, par leurs échecs, l’attention du public sur laRSE. DOH et GUAY (2006) signalent que c’est juste-ment l’époque où les entreprises américaines et euro-péennes (et plus particulièrement celles dont la répu-tation avait été ternie par le criticisme des ONG,comme Monsanto ou GlaxoSmithKline) ont mis enplace leur stratégie de RSE. Autres conséquences de ces scandales : la première setraduit par une intégration significative de l’éthiquedes affaires dans les cursus universitaires des businessschools américaines, éthique qui fait l’objet d’un inté-rêt croissant, ces dernières années (ELIAS, 2004). Lanouvelle génération de managers semble plus sensibi-lisée aux questions liées à l’éthique des affaires, en rai-son de cette intégration des principes de la RSE. Unedeuxième conséquence concerne la montée en puis-sance de cette autre catégorie d’acteurs que sont lesorganismes de certification. Pour renforcer leur crédi-bilité aux yeux du public, les entreprises empruntentla voie de la certification de leurs produits, en recou-rant à ces organismes tiers (IGALENS, 2004a). – Les initiatives institutionnelles de promotion de laRSE : plusieurs acteurs faisant office d’autorité

publique, tant à l’échelle nationale qu’à l’échellesupranationale, ont pris des initiatives visant à pro-mouvoir la RSE. Parmi ces initiatives, on peut citer lePacte Mondial promu par l’Organisation des NationsUnies (ONU) : il est fondé sur dix principes relatifsau respect de l’environnement, à celui des droits fon-damentaux au travail et, enfin, à celui des droits del’Homme (1). On peut aussi évoquer la DéclarationTripartite sur les Multinationales du BureauInternational du Travail (BIT), qui appelle les entre-prises transnationales à respecter les droits fondamen-taux des travailleurs dans tous les pays où elles opèrent(2). Au niveau européen, la publication par la CCEdu Livre vert invitant les entreprises à se fixer desobjectifs sociaux et environnementaux, à côté de leursobjectifs économiques, constitue probablement l’ini-tiative la plus retentissante. Ces diverses actions peu-vent être rattachées à la catégorie des Soft-Law, de parleur nature juridique non contraignante (DUPLESSIS,2007). En revanche, les autorités publiques françaisessont allées beaucoup plus loin, avec l’adoption de laloi sur les nouvelles régulations économiques (loiNRE), qui enjoint aux entreprises cotées en Bourse depratiquer le reporting sociétal (ce qui les amène, defacto, à appliquer la RSE).Pris dans leur ensemble, les facteurs que l’on vientd’évoquer constituent les éléments les plus visiblesayant amené les entreprises à opter pour la RSE. Maisd’autres facteurs ont joué un rôle indirect dans cetteévolution : c’est le cas, notamment, de l’intérêt portépar le milieu académique à ce thème, concrétisé parl’émergence du courant Business and Society, dont lespartisans tiennent à justifier l’existence (DÉJEAN etGOND, 2004). Signalons un débat en cours sur le carac-tère aléatoire du courant de la RSE (dont la diffusionne serait qu’un effet de mode). Néanmoins, il va sansdire, qu’à l’heure actuelle, les entreprises (du fait desfacteurs susmentionnés) sont invitées de manière plusau moins contraignante à s’inscrire dans cette dyna-mique et à afficher leur responsabilité sociale.Néanmoins, parallèlement à ces pressions sociale etinstitutionnelle, la pression économique s’exerçant surl’entreprise ne s’est jamais relâchée. L’on peut diffici-lement imaginer que les acteurs parties prenantes à laRSE n’en seraient pas conscients, et l’on peut suppo-ser qu’ils ont su infléchir leurs exigences sociétales afinde garantir au concept une diffusion optimale.

« Tous responsables » (3) ? La RSE, entre la démocratisation et le nivellement par le bas

En 1958, alors que la littérature sur la RSE étaitencore balbutiante, LEVITT lança le débat sur le sujet,dans un article intitulé « Les dangers de la responsabi-

(1) www.unglobalcompact.org

(2) www.ilo.org /multi

(3) Titre de l’ouvrage de IGALENS (J.).

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lité sociale » (4). La principale idée défendue parLEVITT (qui allait par la suite être reconnu commel’un des théoriciens de la mondialisation) est que lesentreprises ne doivent pas se substituer à l’État pource qui relève de son rôle social, mais se concentrer uni-quement sur la production et la vente de biens et deservices (MCWILLIAMS et al., 2006). En 1970,FRIEDMAN lui emboîtait le pas, faisant état, dans unarticle à l’intitulé évocateur (« La responsabilitésociale de l’entreprise, c’est d’accroître ses profits »(5)), de ses critiques à l’encontre de la RSE. Depuislors, les arguments de FRIEDMAN, père de la théorieéconomique néolibérale, sont omniprésents, mêmedans les textes les plus récents portant sur la RSE(ALLOUCHE et al., 2004). Sous le poids de telles critiques qui, à côté de leurvirulence, trouvent un écho de par la notoriété acadé-mique de leurs auteurs, c’est une vision utilitariste dela RSE qui a émergé. Ainsi, pour FRIEDMAN (1970),la firme peut s’engager dans des actions sociales si, etseulement si, celles-ci sont susceptibles de lui éviterune action gouvernementale pouvant s’avérer coû-teuse (paiement d’une amende), ou afin d’éviter uneéventuelle réaction hostile du public. Plus récem-ment, on a évoqué le business case, qui fait référence auchangement de politique de l’entreprise en vue d’yintégrer les visées de la RSE, tout en gardant pourobjectif premier la profitabilité de la firme (DYLLICK

et HOCKERTS, 2002 ; HOLLIDAY et al., 2002). Les par-tisans du business case mettent en avant les retombéespositives de la RSE pour les actionnaires. Les argu-ments avancés sont multiples. Tout d’abord, la RSEpermettrait de limiter les risques d’une mauvaise gou-vernance susceptible de nuire aux intérêts des action-naires et elle améliorerait l’image de marque de lafirme, la fidélité du consommateur, ainsi que les rela-tions dans le travail. Ensuite, le volet environnemen-tal de la RSE contribuerait à l’efficience économiqueen permettant de diminuer la consommation des res-sources et de réaliser des économies d’énergie. Enfin,la RSE rendrait l’entreprise plus dynamique, en sti-mulant la créativité par la mise en place de nouvellesorientations. L’approche du business case s’avère popu-laire auprès des entreprises, puisqu’elle leur permet àla fois de s’aligner sur les orientations de la RSE et dene pas déroger à leur finalité économique première.Néanmoins, pour certains tenants de la RSE, plusproches de la philosophie morale, le fait de sauver lesapparences ne fait qu’affaiblir la sensibilité éthiquede l’entreprise (ROBERTS, 2003). Dans la perspectivekantienne de la morale, la bienveillance doit êtreintrinsèque à l’acte lui-même et non au souhait d’at-teindre une finalité (L’ETANG, 1994). Autrement dit,une entreprise mettant en place des activités de RSEne devrait pas s’attendre à une contrepartie, contrai-

rement à ce que soutiennent les tenants du businesscase. Il en va de même dans la perspective philoso-phique de LEVINAS, pour qui la responsabilité nes’exerce qu’au profit d’autrui et en aucun cas avecune finalité intéressée (ROBERTS, 2003). L’exercicede la responsabilité s’effectue alors « malgré soi » ;elle ne s’inscrit ni dans la recherche d’une satisfac-tion quelconque, ni dans la perspective de l’atteinted’un succès. La responsabilité ne se situe pas dans lecadre d’obligations mutuelles : elle se doit d’être uneobligation à sens unique. Par ailleurs, la mise en œuvre de la RSE (plus particu-lièrement le rôle des fonctions liées aux relationspubliques dans le déploiement du dispositif ) suscitel’appréhension de certains. Plusieurs auteurs (maisaussi plusieurs acteurs sociaux, IGALENS, 2004b) neseraient pas convaincus par la réorientation des com-portements de l’entreprise qu’induirait la RSE. Danscette optique, la transversalité du concept ne seraitqu’illusoire, la mise en place et le déploiement du dis-positif revenant plutôt aux professionnels de la com-munication et des relations publiques. Ainsi,PERRAULT (2003), par exemple, critique le PacteMondial, une initiative onusienne de promotion de laRSE, en affirmant que les entreprises sont libres de« publiciser leur adhésion et d’arborer fièrement lelogo de l’ONU » (p. 6), alors qu’aucun mécanisme nepermet de vérifier leur adhésion réelle aux valeurs pro-mues par le pacte. ALLOUCHE et al. (2004) signalent,à ce sujet, le fait que l’effort déployé par les entreprisespour présenter leur performance sociale est « incont-estable ». Les rapports sur la RSE auraient ainsi pourobjectif de donner une légitimité aux démarchesmises en œuvre (GARRIC et al., 2006). L’élaborationdes rapports sociaux consacrerait la logique du « fairesavoir », aux dépens d’une réflexion sur les manièresde faire (ALLOUCHE et al., 2004). Dans un article, intitulé « La RSE est-elle une inven-tion de la fonction Relations publiques ? »,FRANKENTAL (2001) affirme qu’au niveau organisa-tionnel, les attributions liées à la RSE sont, le plussouvent, rattachées au département Relationspubliques. Pour L’ETANG (1994), les activités liées à laRSE et les activités de relations publiques sont telle-ment interconnectées qu’il devient évident que la RSEest en passe de devenir un outil au service des relationspubliques. Ce caractère publicitaire et instrumentalsoulève des controverses autour du concept même deRSE. ROBERTS (2003) appelle ainsi à faire le distinguoentre ce qui constitue l’essence de la RSE et ce quirenvoie à l’image.Dans les faits, plusieurs ONG restent réticentes àl’adhésion à des initiatives émanant d’entreprises seprévalant de la RSE (IGALENS, 2004b). PourPOUGNET-ROZAN (2006), l’aspect « mythique » du

(4) LEVITT (T.) The dangers of social responsibility, Harvard BusinessReview, Septembre – Octobre 1958.

(5) FRIEDMAN (M.) The Social Responsibility of Business is to makeprofit, New York Times Magazine, 13 Septembre 1970.

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concept entache sa réalité et nuit à la confiance dupublic à son égard. Le public dénoncerait des pra-tiques péjorativement qualifiées de greenwashing, dontla seule finalité serait d’enjoliver l’image de l’entre-prise (DUPUIS, 2007). Pour BARTHEL (2005), entrel’éthique du discours et l’éthique de l’action, il y a unlong chemin, quisuppose une vo -lonté, de la parttant de l’entrepriseque de ses acteurs.Les appréhensionsrelatives à un nivel-lement par le basimputable à la RSEapparaîtront d’au -tant plus légitimessi l’on prend enconsidération lapression écono mi -que, qui a entraî néles entreprises surdes voies que l’onimagine difficile-ment compatiblesavec les principesde la responsabilité.Plus particulière-ment, l’on peutévoquer la flexibi-lité, qui est (dansson acception laplus courante) uneorien tation mana-gériale quasi-incon-tournable, mais quiest souvent décriéeen raison de sesconséquences sur leplan social.

QUAND LA RESPONSABILITÉ RENCONTRE LA FLEXIBILITÉ

La flexibilité est considérée comme la réponse la plusappropriée que puissent apporter les entreprises pourfaire face aux incertitudes de l’environnement écono-mique. De fait, l’imprévisibilité des changements affec-tant cet environnement a rendu quasi obsolètes lesnotions de prévision, d’anticipation et de planification(REIX, 1997 ; MASINI et GOUX-BAUDIMENT, 2000).Selon EVERAERE (1997), il serait préférable de parler deflexibilités, au pluriel, étant donné que la flexibilitétouche la production, la technologie, le système d’in-formation, le contrôle de gestion, les ressourceshumaines, etc. Si l’on s’en tient à ce dernier domaine,

on trouve que la flexibilité y prend plusieurs formesselon le contexte, le poids des acteurs et les choix stra-tégiques de l’entreprise (WACHEUX, 1999).

La flexibilité : la fin du surcoût des RH

Bien qu’on l’associesouvent au contexteéconomique actuel, laflexibilité est un phénomène ancien.Dans des secteurscomme l’agricul tu re,on a depuis tou -jours fait appel àune main-d’œuvresaisonnière pourfaire face aux fluc-tuations inhérentesà la nature de l’acti -vité. Si la flexibilité resteune problématiqued’une grande actua -lité, c’est parcequ’elle gagne lasphère des grandesunités de produc-tion et des services,tant dans le secteurprivé que dans lesecteur public (6).C’est aussi parcequ’elle a changé lestermes tradition nelsdu rap port salarial,faisant de ce quiétait consi déré jus -qu’alors comme desformes atypiquesd’emploi des pra-

tiques réglementées et négociées (Ber nard BRUNHES,1997 ; ROBERT, 2000) : cette mutation s’est produitesous l’impulsion de l’évolution de l’environnementéconomique, ainsi que sous celle de certains facteursde nature managériale :– le recentrage des entreprises sur leur cœur demétier : selon COLLOMP (1997), cette tendance estsuivie jusqu’à l’obsession (il s’agit du recentrage del’entreprise sur sa vocation première). Comme le sou-ligne AUTIER (2006), une des conséquences de cettetendance s’est traduite par l’évaluation du rendementdu capital humain, entraînant une segmentation de la

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« On a depuis toujours fait appel à une main-d’œuvre saisonnière pour faireface aux fluctuations inhérentes à la nature de l’activité ».

(6) Le secteur public, longtemps à l’abri des pratiques de gestion flexiblede l’emploi, a de plus en plus recours à ces pratiques. Elles concernentsurtout des activités comme le nettoyage, l’entretien des machines, le gardiennage...

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main-d’œuvre. La firme se focalise alors sur le noyauhumain jugé essentiel pour son fonctionnement etson développement, et accorde une importance moin-dre aux populations périphériques, ce qui entraîneune « flexibilisation » de leur statut (contrats à duréedéterminée, travail à temps partiel, télétravail, inté-rim) ou encore le recours par l’entreprise à la sous-traitance, et donc l’externalisation de leurs métiers.– le repositionnement de la gestion des ressourceshumaines : celle-ci est désormais intégrée aux choixstratégiques de l’entreprise (ULRICH, 1997). La fonc-tion RH est donc appelée à créer de la valeur, et sur-tout à rendre celle-ci visible afin de défendre sa légiti-mité (TREMBLAY et SIRE, 1997). La mise en évidencede la profitabilité des ressources humaines et de l’as-pect lucratif du travail qu’elles accomplissent, place lesdirecteurs des ressources humaines devant une obliga-tion de résultat.– les transformations du rapport au travail : dans lesecteur des services (notamment dans les activités quiutilisent les technologies de l’information et de lacommunication), l’unité de lieu ne représente plusune exigence pour l’exercice du travail (DORIN,1994). La logique des compétences a conféré uncaractère évolutif aux tâches et aux responsabilités dessalariés (ZARIFIAN, 1999). Cette volatilité des référentssymboliques du travail (lieu et tâches), associée à lamobilité interne du personnel (qui remet en cause lesliens sociaux entre collègues), n’est pas sans consé-quences sur la manière dont le salarié appréhendel’entreprise. Le succès des pratiques d’indivi -dualisation du traitement du personnel (CERDIN etPERETTI, 2001) témoigne d’une plus grande contrac-tualisation du lien entre l’entreprise et le salarié. L’ensemble des éléments contextuels que nous venonsde présenter forme un cadre à la fois dynamique etcontraignant, qui fait de la flexibilité des ressourceshumaines une réelle nécessité pour l’entreprise.D’atout, la flexibilité est devenue une nécessité(EVERAERE, 1997) et chaque entreprise est appelée àl’intégrer ou à la développer davantage. Pour certainsauteurs, il s’agit d’une condition de survie pour l’en-treprise (BLANCO, 1999). Une telle perspective semblebénéfique pour l’entreprise, en termes de compétiti-vité immédiate. Néanmoins, en filigrane, elle engen-dre certaines conséquences sociales, qui, par ricochet,se traduisent à moyen et long terme par des retombéesnégatives sur la firme.

Quand la flexibilité désenchante

En matière de GRH, la flexibilité est associée aurecours à des formes d’emplois dits atypiques (ou« extériorisés »). Ces formes de travail sont souventassociées à une situation de précarité, à tel point quele passage de la précarité à la flexibilité ne serait qu’unglissement sémantique (TUCHSZIRER, 2005). Cesemplois sont de nature instable et discontinue. Pour

un salarié, l’absence de sécurité de l’emploi signifieaussi l’absence d’avantages sociaux et d’une sécuritééconomique. Entre autres conséquences, la précaritéde l’emploi conduit parfois les personnes qui lavivent, à retarder la concrétisation de projets fami-liaux ; il est vraisemblable qu’elle complique encoredavantage l’accès au financement bancaire, et donc àla propriété (TREMBLAY, 1994). On comprend, dèslors, les résistances sociales à l’encontre de la flexibi-lité, d’autant plus qu’en contexte de crise, ce sont lesemplois précaires qui sont les premiers à être suppri-més. Cet aspect social affecte l’entreprise, à plusieursniveaux :– la contestation sociale : il va sans dire que les entre-prises qui précarisent leurs salariés n’ont pas bonneréputation. Les « redéploiements » d’effectifs risquentd’être perçus comme des licenciements boursiers nui-sant à l’image de l’entreprise, y compris par certainsinvestisseurs (IGALENS, 2004a). Les entreprises recou-rant à des ajustements d’effectifs sont davantage sus-ceptibles d’avoir à faire face à des actions en justiceémanant des parties concernées (ROWLEY et BERMAN,2000) ;– le faible engagement du personnel non permanent :l’absence de sécurité dans l’emploi remet en cause lesentiment d’appartenance du salarié à l’organisation(LEMIRE et SABA, 2005). Le personnel instable n’estpas susceptible d’avoir un sentiment d’allégeance àl’égard de l’entreprise, et il ne peut adhérer totalementaux objectifs de celle-ci. Un salarié dont la position estinstable ou dont la présence n’est que temporaire nepeut pas acquérir un sentiment d’appropriation desobjectifs stratégiques. Cela risque, au contraire, dedévelopper, chez lui, un fort sentiment de démotiva-tion et de non appartenance à l’entreprise, et donc unrisque de réduction de son implication ;– les difficultés d’un apprentissage organisationnelinternalisé : la flexibilité des rapports de travail réduitle temps nécessaire pour amorcer l’apprentissage. Toutindividu a besoin d’une période d’entraînement,avant de devenir opérationnel. Il y a donc un proces-sus de mémorisation, d’assimilation et de routinisa-tion des prescriptions qui est inhérent à l’apprentis-sage (SENGE, 2006). Cela fragilise la mémoire organi-sationnelle, qui constitue une base de données utilisa-ble dans le cadre d’un processus d’apprentissage.L’entreprise apprend peu, et « routinise » peu, en rai-son de la présence de salariés temporaires(VATTEVILLE, 2002). Néanmoins, une telle lecture de la flexibilité, qui can-tonnerait celle-ci à un aménagement des effectifs auxconséquences sociales peu louables, serait réductrice.Pour BELANGER (1993), le recours aux pratiques deflexibilité serait la traduction de deux orientationsmajeures, selon que l’entreprise opte pour un modèlestratégique de domination par la qualité et l’innova-tion, ou pour un modèle de domination par les coûts.La flexibilité, dont les conséquences « anti sociales » ont

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été décrites plus haut, serait alors considérée commeuniquement quantitative et fondée sur le réajustementdes effectifs propre à ce deuxième modèle. Elle se tra-duirait aussi par une dimension qualitative de nature àconsolider le lien entre l’entreprise et ses salariés(EVERAERE, 1997).

La flexibilité qualitative : un nouveau compromis« socialement responsable » placé sous le signe de l’employabilité

Comme nous l’avons souligné plus haut, la consécra-tion de la flexibilité est aussi due au changement desattentes des salariés, avec une reconfiguration ducontrat psychologique (LEMIRE, 2005).L’obsolescence du compromis fordien a entraîné uneplus grande individualisation des relations du travail. Àce niveau, la flexibilité qualitative va représenter unnouveau cadre permettant de contenir cette transforma-tion (DE MONTMORILLON, 1997). Elle se concrétise pardifférentes pratiques complémentaires, telles que la for-mation, la mobilité interne ou la responsabilisation dessalariés. Ainsi, la formation est déployée dans le but dedévelopper les compétences des salariés, de leur permet-tre de disposer des moyens d’un cheminement profes-sionnel valorisant. La formation n’est pas uniquementconsidérée comme un moyen d’adaptation, mais aussicomme un outil de resocialisation de l’individu. L’ensemble de ces pratiques vise un objectif d’habili-tation des salariés. De la sorte, le salarié n’a pas l’im-pression de perdre au change. On se retrouve ici dansune logique proche de celle des modèles de flexi-sécu-rité associés aux pays d’Europe du Nord. Dans cenouveau compromis entre l’entreprise et ses salariés,l’employabilité compense la perte de sécurité due à laflexibilité. Mieux formé, plus responsable, autonomeet mobile, le salarié peut plus facilement retrouver unemploi lorsqu’il est amené à quitter l’entreprise. Unetelle logique s’accommode des principes de la RSE.En effet, le développement de l’employabilité figureen bonne place parmi les pratiques de GRH sociale-ment responsables (COULON, 2006). Ce développe-ment est devenu une des bases du nouveau contratpsychologique (LEMIRE, 2005). D’ailleurs, l’employ -abilité individuelle est susceptible de représenter ungage face aux risques d’isolement social et de passagepar des périodes successives de chômage. Pour HATEGIKAMANA (2004), l’employabilité est unevaleur essentielle de la performance. Elle permettraitaux salariés de s’adapter aux évolutions de leurs métierset, donc, d’adapter l’entreprise à son environnement.L’employabilité peut aussi être un argument dans lacommunication de l’entreprise sur sa responsabilitésociale, qui lui permet de se prémunir des risques decontestation sociale à l’encontre de sa politique d’em-ploi. La rhétorique portant sur la responsabilité socialetouche aussi les salariés : actions de développement del’employabilité à l’appui, elle peut constituer un levier

susceptible de renforcer le lien unissant les salariés àl’entreprise (GARA et GAHA, 2007).

Si l’employabilité est un terrain sur lequel les logiquesde la flexibilité et de la responsabilité sociale peuventse rencontrer, il n’en demeure pas moins qu’il seraitsimpliste de présenter ce concept comme une pana-cée. Dans un contexte où les entreprises peuventrevoir à la baisse leur orientation citoyenne alorsqu’elles ne peuvent faire de concessions quand il s’agitdes impératifs de rentabilité, il conviendrait de souli-gner les limites de l’employabilité en tant que conceptconsensuel.

Déconstruction de l’employabilité

La notion d’employabilité revêt deux sens différents(EL AOUFI et BENSAÏD, 2005). Dans une premièreacception, elle renvoie à la capacité d’adaptation dessalariés aux exigences professionnelles et, dans une

PASSAGE DE LA FLEXIBILITÉ QUANTITATIVE ÀLA FLEXIBILITÉ QUALITATIVE DANS L’INDUSTRIE

AUTOMOBILE FRANÇAISE.

Le recours au travail temporaire, l’une des formes lesplus emblématiques de la flexibilité quantitative, estfortement présent dans le secteur automobile. Audébut des années 2000, on comptait jusqu’à 10 000intérimaires pour 100 000 CDI chez Peugeot. Dansce contexte, on a assisté à une multiplication descontentieux de requalification de contrats de travailtemporaire (CTT) en CDI. L'année 2002 a consti-tué un tournant dans le contentieux portant sur desrequalifications. Peugeot a dû faire face à 400 juge-ments de requalification. Le 21 janvier 2004, laCour de cassation a condamné la pratique de l’en-chaînement de contrats de mission temporaire del'entreprise Sovab, une filiale de Renault (7).Confronté à une avalanche de requalifications, legroupe Peugeot a décidé de mettre fin à des pra-tiques qui jetaient le discrédit sur sa politiquesociale. Il a signé une charte avec les entreprises detravail temporaire, qui les oblige à respecter un cer-tain nombre de règles. En plus des règles relatives àla garantie des droits des intérimaires (comme l’en-gagement à ne proposer que des missions définiesdans la durée), cette charte stipule que les intéri-maires doivent accéder à la formation et participeraux améliorations (8).

(7) http://www.analysesociale.com/automobile.html

(8) http://www.developpement-durable.psa.fr

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deuxième acception, elle est synonyme de possibilitéd’accéder à un emploi. Ces deux significations ne sontpas diamétralement opposées entre elles : elles ren-voient, en effet, toutes deux à un objectif unique,consistant à doter le salarié d’un potentiel de qualifi-cation qui lui permette d’accéder à une meilleurecondition salariale. Ce n’est pas l’employabilité entant que telle que nous envisageons de déconstruireici, mais bien cette idée que son développement per-mettrait de recourir à des pratiques de flexibilité, touten étant socialement responsable. Originellement, la déconstruction, au sens deDERRIDA (1967), s’applique davantage à un texte qu’àune idée. C’est une méthode qui permet de critiquerun écrit en en dévoilant les carences et en en révélantles postulats latents. Les faiblesses de la pratique dudéveloppement de l’employabilité se manifestent, auminimum, dans trois domaines :– La nature discriminante de l’investissement dansle capital humain : le développement de l’employa-bilité des salariés cible (le plus souvent) une popula-tion particulière, à savoir celle des salariés à hautpotentiel et des knowledge workers (DRUCKER,1991). Bien que cette orientation ait été critiquée,les logiques qui président à la quantification duretour sur investissement en matière de RH ontcontribué à la maintenir (AUTIER, 2006). La logiquedu capital humain en management est une logiquequi, comme nous l’avons précédemment souligné,reste fondamentalement discriminante. Outre cettedifférenciation hiérarchique, la dualité du traite-ment entre salariés internes et salariés externalisés setraduit aussi par l’absence de renforcement descompétences de ces derniers. En tout état de cause,l’entreprise n’investit pas dans des salariés qui nesont pas les siens propres (VATTEVILLE, 2002). Ledéveloppement de l’employabilité par l’entrepriseest souvent présenté comme un des moteurs d’unemobilité ascendante, à l’intérieur comme à l’exté-rieur de l’entreprise. Or, elle ne représente pas un« ascenseur social » pour les catégories périphériquesde salariés. – L’absence de prise en compte de la situation dumarché du travail : le renforcement de l’employabi-lité sous-entend l’idée que l’on donne au salarié lapossibilité de retrouver rapidement un emploi, encas de départ. Or, cette idée est tout à fait réduc-trice. En effet, elle suppose que l’acquisition del’emploi par une personne ne dépend que de sonniveau de compétence, en faisant fi de la sensibilitédu marché aux influences conjoncturelles. Si uneentreprise en vient à réduire ses effectifs, on peut

admettre que les licenciés « employables » pourronttrouver assez aisément un nouvel emploi.Toutefois, dans un contexte de crise, comme c’est lecas actuellement (par exemple, dans le secteur auto-mobile), on voit mal comment les licenciés, fus-sent-ils les plus employables, pourraient retrouverfacilement un emploi, si aucune entreprise du sec-teur ne recrute. L’investissement dans les compétences des salariésn’est donc pas un gage de sécurité de l’emploi. – L’origine managériale du passage de la stabilité àl’employabilité : le droit à la formation tout au longde la vie et les diverses dispositions permettant auxsalariés d’accroître leur potentiel ont souvent étéprésentés comme des avancées sociales et ont été,dans les faits, généralisés grâce à des évolutions juri-diques. Ainsi, l’amélioration du potentiel des sala-riés est une revendication sociale. Néanmoins, larhétorique du renforcement de l’employabilité pro-pre aux RH est bien plus managériale que sociale.En effet, le fait que l’entreprise échange cet investis-sement « social » contre une plus grande flexibilitédu statut des salariés ne découle pas d’on ne saitquelle volonté d’un nomadisme croissant de la partdes salariés… Ce sont les firmes qui ont reformuléles termes de l’échange de sorte à obtenir l’adhésiondes salariés à la logique de la flexibilité : la facettequalitative de celle-ci est ainsi venue pallier l’aspectantisocial de sa facette quantitative. Sans opposerl’intérêt des salariés à ceux de l’entreprise (et sans

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L’INÉGALITÉ EN MATIÈRE D’ACCÈS À LA FORMATION CONTINUE

Le Centre d'Études et de Recherche sur lesQualifications (Cereq) a réalisé une enquête sur lesinégalités en matière de formation dont les résultatssont parus en début d’année 2009 (9). Cette études'appuie sur les résultats français de deux enquêteseuropéennes, réalisées, pour l'une, auprès des entre-prises et, pour l'autre, auprès des salariés, par l'Insee(10) et la Dares (11). Les différences en termes d'ac-cès à la formation sont encore très visibles. Pour lescadres et professions intermédiaires, le taux d'accès àla formation atteint, respectivement, 60 % et 58 %.En revanche, pour les ouvriers et les employés, cetaux descend à 38 % et 29 %. Le Cereq constate aussique les cadres ont davantage de possibilités de choisirleur formation que les autres salariés.

(9) Quand la formation continue. Repères sur les pratiques de formationdes employeurs et des salariés, Edition Cereq, Février 2009.

(10) Institut National de la Statistique et des Études Économiques(Ministère de l’Économie, de l’Industrie et de l’Emploi).

(11) Direction de l’Animation de la Recherche, des Études et desStatistiques (Ministère du Travail, des Relations sociales, de la Famille, dela Solidarité et de la Ville).

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opposer la dimension sociale de la firme à sa dimen-sion managériale), il convient de souligner que ledéveloppement de l’employabilité est bien moinsune réponse proactive aux attentes sociales qu’unerhétorique managériale permettant à l’entre prise defaire admettre la flexibilité, tout en renforçant sonportefeuille de compétences.Le cheminement professionnel d’un salarié est unprocessus présentant de multiples facettes, et lerenforcement de son profil ne peut être qu’un atoutsupplémentaire, pour lui. Toutefois, de là à se don-ner le droit de mettre fin à sa relation d’emploi etce, à n’importe quel moment, au prétexte qu’on luiaurait donné les moyens lui permettant de retrou-ver rapidement du travail, il y a un décalage indé-niable, qui résulte d’une « course à la flexibilité ».Or, ce décalage est en contradiction avec les prin-cipes du développement durable et avec leur tra-duction managériale, à savoir la RSE. Il importedonc que les entreprises se réclamant de ces prin-cipes choisissent un degré de flexibilité qui n’aillepas jusqu’à contrarier la fonction sociale de lafirme. En effet, une RSE « tronquée » n’est pas denature à susciter l’adhésion autour de l’entreprise etpeut même s’avérer contreproductive. C’est ainsique la contestation sociale des restructurations aux-quelles a procédé Danone a profondément remis encause l’image de cette firme, pourtant une des plusen pointe en matière de RSE.

CONCLUSION

Nous avons voulu, dans cet article, mettre en reliefune réflexion sur deux notions (la flexibilité et laresponsabilité sociale de l’entreprise), qui, bien quereposant sur des fondements symétriquement oppo-sés, cohabitent dans la pratique managériale. Sansêtre synonyme d’une politique d’emploi à vie, laRSE suppose le renforcement du lien entre l’entre-prise et ses employés, alors que la flexibilité sup-pose, au contraire, le relâchement de ce même lien.À cette cohabitation sur le terrain s’oppose unedichotomie dans la littérature. La rareté desrecherches sur la relation existant entre ces deuxnotions s’explique par certains effets de mode, dansla recherche en management. Ainsi, la flexibilitéétait devenue un thème phare de la littératuremanagériale dans les années 1990, alors que la RSEest, par excellence, un champ de réflexion desannées 2000. Les voies empruntées pour trouver un terrain deconciliation entre flexibilité et responsabilité socialede l’entreprise qui soit plus viable que la simple rhéto-rique de l’employabilité ouvrent des pistes deréflexion pertinentes. Une de ces voies peut consisternotamment à suivre les démarches de RSE des entre-prises caractérisées par la flexibilité de la gestion deleurs ressources humaines, telles que, par exemple, lesmultinationales de l’intérim. Une deuxième voiepourrait consister à examiner, dans une perspectiveopposée, le degré de flexibilité adopté par les entre-prises connues en raison de leur engagement citoyen.L’on réaliserait ainsi un benchmark susceptible de met-tre en évidence le « juste milieu » entre l’utopie dudéveloppement durable et le mythe de l’entreprisepérenne. �

BIBLIOGRAPHIE

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L’ÉPREUVE DES FAITS

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LES SALARIÉS DU SECTEUR FINANCIER ET LA CRISE

L’enquête réalisée par l’Organisation Internationaledu travail (OIT) au sujet de l’impact de la crisefinancière sur les employés du secteur de la finance(12) a recensé 325 000 suppressions de postesannoncées (entre août 2007 et le 12 février 2009)par le secteur des banques et des assurances, dans lemonde entier. Des licenciements sont à prévoir dansles back-offices des marchés intermédiaires et dans lesservices administratifs. Elles risquent de touchertoutes les professions, y compris la gestion, lesventes, les ressources humaines, le personnel admi-nistratif, les commis et les opérateurs de machines.Même les informaticiens s’attendent à de sévèresréductions d’emplois. À l’échelle mondiale, en2009, le nombre d’informaticiens travaillant dans lesecteur bancaire susceptibles d’être licenciés étaitestimé à 50 000.

(12) Incidence de la crise financière sur les travailleurs du secteur de lafinance, Bureau International de Genève, 2009.

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MOEZ BEN YEDDER ET LOFTI SLIMANE

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L’INCARNATION LOCALED’UN OUTIL GLOBAL DE GESTION DES COMPÉTENCESDans cet article, nous mettrons en perspective la capacité d’ajuste-ment d’un site de production local face au déploiement d’un outil global de gestion des compétences dans le secteur agro-alimentaire. Si l’outil présente un caractère conformatoire, il susciteégalement des appropriations différenciées liées aux contextesd’exercice des activités et des milieux professionnels sur lesquels il s’exerce.

Par Sophie BRETESCHÉ et Michel DEVIGNE*

Peut-on globaliser la gestion des compétences ?Posée dans ces termes, la question suppose quel’on mette en perspective le type de rapport

entretenu entre des modes de gestion globalisée de lamain-d’œuvre et les contextes locaux de travail et deproduction.Une première réponse à cette question met en pers-pective la dichotomie introduite par la globalisationde l’emploi au niveau international. Cette dichotomierepose sur un clivage entre, d’un côté, des cadres diri-geants, en capacité de faire valoir leurs compétencessur un marché interne et, de l’autre, des salariés sou-mis à des normes de rendement standardisées àl’échelle mondiale (SEIGNOUR et PALPACUER, 2005). Dans cette perspective, l’accent est mis sur une ges-tion duale des ressources humaines qui contribue àdissocier une gestion globalisée des personnels à hautpotentiel d’une gestion locale de salariés soumis à desobjectifs de productivité accrus. Ce phénomène est enpartie soutenu par des dispositifs de gestion qui visentà homogénéiser les indicateurs sociaux à l’échelle dezones géographiques transnationales. D. COURPASSON

analyse cette évolution sous l’angle de la dialectiquede l’autonomie et du contrôle (COURPASSON, 2000).D’un côté, les firmes en réseau décentralisent certainspouvoirs (comme, par exemple, la responsabilité en

matière de résultats économiques de l’entité), mais, del’autre, elles créent les conditions d’un contrôle accru,au travers de procédures productrices de conformité.À ce titre, les instruments de gestion (et plus particu-lièrement ceux destinés à gérer les salariés à l’échelleglobale) sont soupçonnés de servir des objectifs denature disciplinaire (COUTROT, 1998), voire même dedévelopper de nouvelles aliénations au travail(DURAND, 2004).La perspective que nous avons adoptée dans cet arti-cle est celle d’interroger les effets d’un outil de gestiondes compétences déployé par une firme agroalimen-taire dans une de ses entités de production. Il s’agitplus particulièrement d’analyser la philosophie ges-tionnaire de l’outil, en mettant en perspective lescontextes locaux de son déploiement et les ressourcesmobilisées par les acteurs. Ce point de vue permet derendre compte, d’une part, de l’aspect conformatoirede l’outil (MOISDON, 1997) et, d’autre part, de lacapacité des différents services d’un même site local des’approprier de façon différenciée l’outil étudié, en fai-sant exister des rationalités locales (BERRY, 1983). Defait, si conformation à l’« esprit global » de l’outil il ya, cette conformation n’interdit pas l’adaptation de cetesprit par les contextes locaux. Ainsi, entre des approches mettant l’accent sur l’as-pect contraignant des outils (MAUGERI, 2001;MONTCHÂTRE, 2007) et celles insistant sur la neutra-lisation des outils par des acteurs toujours aptes à s’en

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L’ÉPREU

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* École des Mines de Nantes.

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accommoder (BOUSSARD, 2003), nos constats nousamènent à postuler une « voie moyenne » : l’outilremplit bien une fonction de conformation des com-portements dans le sens dicté par ceux qui l’ont créé,sans, pour autant, que la conformation opéréen’étouffe la capacité des acteurs à l’influencer, voire àse l’approprier à leurs propres fins. Dans cette pers-pective, il est intéressant de dissocier les effets de l’ou-til sur la relation managériale, de ses effets sur la rela-tion salariale (UGHETTO, 2007).Notre analyse s’est appuyée sur une enquête de ter-rain conduite auprès d’une vingtaine de salariés dusite concerné et sur une étude minutieuse de l’outilde gestion des compétences. Pour l’échantillonnagedes personnes, nous avons retenu le principe desgrappes hiérarchiques : c’est ainsi que nous avonsinterviewé des personnes en lien hiérarchique directet ce, au sein de l’ensemble des services présents surle site. Notre recherche s’inscrivait dans le cadred’un programme de recherche s’intéressant auxeffets de la mise en place de démarches compétences(1). Notre point d’entrée au sein de l’entreprise iciprésentée était la responsable des Ressourceshumaines, qui s’interrogeait sur l’accueil par les dif-férentes équipes de la démarche mise en place.Outre les entretiens semi-directifs que nous avonsmenés, nous avons recueilli tous les documentsutiles (et disponibles) relatifs à l’outil accompagnantla démarche (nous disposions de ces documents lorsdes entretiens, et nous les utilisions afin d’amenernos interlocuteurs à réagir). Nous commencerons, dans une première partie, par

présenter successivement l’entreprise et le site étudié,puis l’outil d’évaluation des compétences. Dans uneseconde partie, nous décrirons les différences dans l’ap-propriation de l’outil qui se font jour, selon le serviceconsidéré. Enfin, dans une partie conclusive, nousreviendrons sur l’alliance conformation-appropriationdifférenciée, que notre étude de cas nous aura permis demettre à jour.

RATIONALISER LES PROCESSUS MANAGÉRIAUX(NOTAMMENT LES COMPÉTENCES)

Une longue histoire, à la fois globale… et locale

L’entreprise au centre de notre attention, que nousnommerons, pour les besoins de l’anonymat,

« Toutes-Graines », a une présence mondiale. Sonmétier de base est le négoce de graines, mais, au fil deson siècle et demi d’existence, ce métier s’est ramifiéen une multitude d’activités, qui recouvrentaujourd’hui aussi bien le négoce et la transformationque la distribution de produits et l’offre de servicesagricoles, alimentaires, industriels et financiers. Elleemploie plus de 150000 personnes, dans près de 70pays et est un des acteurs majeurs de la première trans-formation et de la commercialisation à l’échelle mon-diale des produits primaires (PARMENTIER, 2007). Entermes d’organisation générale, le Groupe est organiséen une petite dizaine de plates-formes regroupant,ensemble, près de 80 business units (BU), chacune deces BU se déclinant en plusieurs centaines de sites.Les implantations françaises de « Toutes-Graines »,qui se sont développées à partir des années 1960,comptent plus de 2000 personnes, réparties sur 15sites rattachés à 7 BU, au total. Le site au sein duquella démarche a été menée, a été acquis par l’entreprisedans les années 1960 ; il comprend à la fois : a) desactivités de trading de graines (aujourd’hui, de tourne-sol), b) des activités industrielles d’extraction, de tri-turation et de raffinage (2) et c) un certain nombre defonctions support pour les deux autres activités citéesen a) et b). Il emploie quelque 150 personnes, répar-ties de façon équilibrée entre les trois activités préci-tées. Les activités industrielles et de trading sont aucœur du fonctionnement du site.L’histoire locale du site et l’histoire globale du groupes’interpénètrent : la première définissant les contraintesphysiques et techniques de l’activité et la seconde préci-sant les matières premières à traiter confiées au site, lesniveaux de productivité et de qualité attendus, ainsi queles investissements consentis pour répondre auxcontraintes. Si le quotidien de l’activité est fait essentiel-lement de préoccupations spécifiques tant à la conduited’une industrie de flux qu’à la conduite du négoce sur lesmarchés des matières premières alimentaires, la marquedu Groupe n’en est pas moins présente, en raison dupoids et de l’importance des procédures Groupe mises enœuvre.

Des processus globaux multiples, qui donnent corpsau Groupe

Notre rapide présentation de « Toutes-Graines » lelaisse entendre : la diversité des métiers, des implanta-tions géographiques, des sites, des savoirs et des tech-niques mis en œuvre offrent de multiples forces cen-trifuges à ce groupe multinational. À ces forces ont étéimposés autant de mécanismes d’intégration visant à

(1) Programme de recherche RECOR (REssource COmpétences enRégion) mené par le département de Sciences Sociales et de Gestion del’École des Mines de Nantes, en collaboration avec l’Université de Nanteset Audencia, avec un financement du FSE, de la DRTEFP Pays de laLoire et de la DRIRE Pays de la Loire.

(2) L’extraction est la phase durant laquelle est opérée une première pres-sion des graines oléagineuses, produisant une huile qui sera par la suiteraffinée afin de lui conférer des propriétés la rendant apte à la consom-mation. De l’extraction résulte une pâte, qui contient encore de l’huile,mais qui demande une phase de trituration pour être extraite et, ensuite,raffinée.

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construire et à entretenir un socle minimum com-mun, voire à promouvoir quelques éléments d’uneculture d’entreprise partagée (GODELIER, 2006).Chaque entité du site est ainsi fortement équipée enoutils de gestion, dont la caractéristique commune,au-delà de leur spécialisation par métier, est d’avoirété définis, en tout ou partie, à l’échelle du Groupe (etsouvent d’avoir été imposés par ce même niveau).Le quotidien de l’activité est marqué par ces efforts denormalisation. En la matière, le cas du contrôle degestion industriel est tout particulièrement parlant.En effet, cette activité est normalisée au quotidien, enfonction des docu-ments à produire età transmettre tant àla Business Unitdont dépend le sitequ’aux divers ser-vices du site : ainsi,par exemple, lesreportings des chif-fres de productionde la veille aux diffé-rentes étapes de pro-duction (livraison,trituration, raffine-rie, expédition) doi-vent être transmisavant 10 h au ser-vice financier quigère le « PNL »(Product and Loss,c’est-à-dire le comptede résultat), maispour cela, des docu-ments inter médiairesdoivent avoir ététransmis et compa-rés entre différents services (dont le service francilien),qui gèrent les approvisionnements de l’usine enmatières premières. Les activités de négoce des tradersdonnent également lieu à des procédures communes àl’ensemble des services de négoce du Groupe, notam-ment en ce qui concerne la définition des termes descontrats d’achats et de ventes de matières premières. Les entreprises de rationalisation par la mise en placede dispositifs de gestion multiples au sein de « Toutes-Graines » concernent la quasi-totalité des activités dusite. En outre, nombre de processus de gestion sontglobalisés au sein de « Toutes-Graines », du fait qu’ilssont soutenus et formalisés par des outils qui ontd’abord été développés au niveau du Groupe, puisdéployés dans l’ensemble de ses sites, quelle qu’en soitla localisation. Dans ces vastes efforts de rationalisa-tion et de standardisation des méthodes managérialesétablies, les compétences ont fait l’objet d’unedémarche similaire : elles se sont vu dédier un outilworldwide spécifique. La description de cet outil et de

sa logique permettra d’en préciser la nature et la por-tée exactes, tout au moins telles qu’elles avaient étépostulées.

Un outil stratégique, pour des compétences globales

L’outil d’évaluation des compétences (nommé « Entretien individuel de performance » au sein del’entreprise) est fortement formalisé et a fait l’objet dudépôt d’un brevet par l’entreprise au début des années2000. Il se décline sous deux formes au sein du site :une forme « logiciel » (en langue anglaise), utilisée par

les fonctions supportet par le trading, etune forme « papier »(en langue française),qui, en une douzainede pages, restitueexactement l’ensem -ble du cheminementde l’outil informa-tique (laquelle estdestinée à l’unité deproduc tion). L’outil comprendquatre grandes ru -briques : l’« Éva lua -tion des com pé ten -ces », les « Objec - tifs », les « Sou haitsde développements »et l’« Évaluation glo-bale de la perfor-mance ».L’évaluation des com-pétences se décline, àson tour, en cinqrubriques :

– « Savoir-faire techniques – connaissances compé-tence métier ». – « Cœur du Leadership » : qui est défini par les appré-ciations « Intégrité, Conviction, Courage : Fait preuved’honnêteté, de transparence, est digne de confiance,admet ses erreurs. Est convaincu des actions qu’il mène etpousse les autres à l’action. Ne se décourage pas face auxdifficultés, aux risques, à l’adversité ou aux doutes, remeten cause le statu quo, est prêt à entendre et à défendreson point de vue différent (sic) ». – « Capacité d’apprentissage » : qui se décline en qua-tre items, et pour laquelle il faut donner des exemplesprécis ;– « Capacité d’exécution » ;– « Comportement : savoir-être au travail ».Ces évaluations se voient appliquer une grille com-portant 5 niveaux d’appréciation : « au-dessous desattentes » ; « conforme à certaines attentes » ; « conforme aux attentes » ; « au-delà de certainesattentes » ; « au-delà des attentes ». En schématisant et

SOPH

IE BRETESCHÉ ET M

ICHEL DEV

IGNE

GÉRER ET COMPRENDRE • MARS 2010 • N° 99 55

« Ces évaluations se voient appliquer une grille comportant 5 niveauxd’appréciation : “au-dessous des attentes’’ ; “conforme à certainesattentes’’ ; “conforme aux attentes’’ ; “au-delà de certaines attentes’’ ; “au-delà des attentes’’ ». Diplôme d’honneur décerné à un employé par laManufacture générale du papier Naussan à Angoulême, en 1902.

© IM/KHARBINE-TAPABOR

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en simplifiant, le document se présente sous la formesuivante (3) :

Les objectifs sont déclinés, quant à eux, en : « Deuxobjectifs sur l’année N-1 » et « Deux objectifs sur l’an-née N+1 ». Les mêmes niveaux d’appréciation sontappliqués à l’atteinte des objectifs. Les souhaits de

développement se déclinent en une évaluation desactions de formation suivies au cours de l’année N-1,

en souhaits d’actions de formation et en souhaitsd’évolution de carrière. Le document se conclut parune « Évaluation globale de la performance », quireprend les sous-totaux issus des rubriques concernant« Savoir-faire techniques – connaissances compétencemétier », « Capacité d’apprentissage », « Capacitéd’exécution », « Comportement : savoir-être au tra-vail » et « Deux objectifs sur l’année N-1 » (une

L’ÉPREU

VE DES FAITS

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En dessousdes attentes

En dessousdes attentes

En dessousdes attentes

En dessousdes attentes

En dessous de certainesattentes

En dessous de certainesattentes

En dessous de certainesattentes

En dessous de certainesattentes

Conforme aux attentes

Conforme aux attentes

Conforme aux attentes

Conforme aux attentes

Au-delà de certainesattentes

Au-delà de certainesattentes

Au-delà de certainesattentes

Au-delà de certainesattentes

Au-delà des attentes

Au-delà des attentes

Au-delà des attentes

Au-delà des attentes

• Savoir-faire techniques

Autant d’items que de compétences identifiées dans la fiche de poste de la personne évaluée

• Cœur du leadership

• Capacité d’apprentissage

Exemples précis

Esprit de curiosité

Capacité d’adaptation

Ouverture d’esprit

Force de proposition

Synthèse du salarié – Synthèse du manager

• Capacité d’exécution

Exemples précis

Sens des priorités

Détermination et initiative

Motivé pour atteindre la performance

Aide les autres à progresser

• Autonomie

Optimiste

Assure la communication

Souplesse

Synthèse du salarié – Synthèse du manager

• Comportement : Savoir-être au travail

Exemples précis

Se concerte

Décide

Adhère

Fait preuve de respect

Fait preuve de franchise

Se montre impliqué

Recherche et renforce la collaboration

Engage sa responsabilité et celle des autres (managers)

Est capable de force de proposition

Innove et contribue au changement

Synthèse du salarié – Synthèse du manager

(3) Le document présenté constitue une synthèse produite par les auteurs à partir des items déclinés dans l’outil d’évaluation des compétences.

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appréciation reposant donc sur les cinq niveaux préci-tés).Cette rapide présentation de l’outil appelle quelquesprécisions et remarques. Les savoir-faire techniquessont évalués en fonction du contenu de la fiche deposte de la personne évaluée. Cette fiche de poste, àen juger par les exemplaires qui nous ont été transmis,est très détaillée : elle comporte de 5 à 10 pages, rédi-gées dans une police de caractères de petite taille, avecdes paragraphes très resserrés. Elle reprend par lemenu les très nombreux actes techniques que le titu-laire du poste doit savoir accomplir afin de pouvoir letenir. Elle inclut également les conditions et les résul-tats de ces actes, par exemple : « consignation avantintervention 100% ». La fiche de poste inclut ainsi unensemble d’objectifs, intitulés « KRA » (pour KeyResults Areas), sur lesquels les salariés seront évalués :elle apparaît ainsi très exhaustive, mais aussi très nor-mative. En effet, plus qu’elle ne décrit un poste, elledéfinit comment ce poste doit être tenu et ce qu’ilimplique tant en termes de connaissances et d’actionsau regard des résultats de leur mise en œuvre.Une autre remarque doit être faite, même si, à la lec-ture, le document que nous présentons ici est sansdoute en lui-même parlant (4) : un grand nombredes rubriques relèvent de jugements devant être por-tés sur le comportement de la personne, chacun deces jugements devant être démontré au moyend’exemples, que doit fournir l’évalué. Le salarié est

en effet placé en situation de devoir défendre lafaçon dont il investit son espace de travail, étantdonné que l’outil requiert de réaliser au préalableune auto-évaluation, que l’un de nos interlocuteurssur le site décrit en ces termes : « L’outil est très struc-turé : il faut démontrer son travail et donner despreuves concrètes ; il faut pouvoir se rappeler de tout etle mettre noir sur blanc ». « Se défendre », « argumen-ter et pouvoir justifier », « négocier », « tenir un carnetde bord »… sont autant d’expressions utilisées par lespersonnes rencontrées, expressions qui témoignentdu sentiment qu’éprouvent ces dernières confrontéesà la nécessité de défendre leur cas. Ce rôle de la« preuve » souligne le type d’échange qui s’instauredans la mise en œuvre de l’évaluation : il revient, enl’occurrence, aux salariés de justifier, pièce par pièce,leur conformité aux exigences de la firme. Ce support d’évaluation est pensé, notamment dansses supports de présentation, comme servant l’atteintede la « Visée stratégique » définie par l’entreprise àl’horizon 2010, puis 2015. Cette « Visée stratégique »représente la place que le Groupe veut occuper d’iciquelques années : « D’ici 2015, [Toutes-Graines] sera le

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« Ce rôle de la “preuve’’ souligne le type d’échange qui s’instaure dans la mise en œuvre del’évaluation : il revient, en l’occurrence, aux salariés de justifier, pièce par pièce, leur confor-mité aux exigences de la firme ». Marque de tailleur de pierre, attestant de son travail, abbayede Sénanque, XII e siècle.

(4) On pourra comparer avec intérêt le document d’évaluation ici pré-senté synthétiquement avec celui produit par DURAND, en pages 104-105 de son ouvrage. Les deux documents laissent en effet une large partà l’appréciation des comportements individuels, et plus précisément(selon l’auteur) à la valorisation des comportements de loyauté et deconformité à la norme.

© Éditions Gaud

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partenaire privilégié de nos clients en étant reconnucomme ayant les meilleurs talents, créateurs des meil-leures solutions dans les domaines de l’agriculture, del’alimentation et de la gestion du risque » (Magazineinterne du Groupe en France, février 2007). Le planstratégique se fixe, en outre, des objectifs financiersambitieux : doubler en 8 ans (en prenant 2007comme année de référence) son chiffre d’affaires, sesbénéfices et ses effectifs (qui passeraient à 300 000).Le plan décline les moyens pour atteindre ces objec-tifs : « [Toutes-Graines] fait reposer son modèle d’organi-sation en Business Units sur le principe du Leadership,composé d’ambition, d’audace et d’exemplarité. Les 3piliers suivants sont le fondement des comportements etdes prises de positions de chaque collaborateur : HautePerformance […], Service Client […], Innovation […].Chaque salarié, personnellement ou en équipe, doitcontribuer à ces valeurs, où qu’il soit et quelle que soit saposition au sein de l’organisation (5) ». Le lien entre« Visée stratégique » et GRH est donc très explicite-ment établi, l’entretien d’évaluation des compétencesétant le moyen d’attester de ce lien. La haute perfor-mance, instituée comme objectif majeur, doit êtredétectée et attestée tant au niveau des résultats duGroupe qu’à celui des comportements des personnes.L’outil d’évaluation des compétences est censé rendrecompte de cette haute performance dans le comporte-ment des personnes, et doit y inciter.

En somme : un outil de conformation, comme les autres

La présentation de la « philosophie gestionnaire »(HATCHUEL et WEIL, 1992) ou encore des « idéesfortes » de l’outil (SEGRESTIN, 2004) permet de rendrecompte de la visée conformatoire de l’outil(MOISDON, 1997), l’exploration des modes de fonc-tionnement organisationnel semblant lui être étran-gère. L’outil vise la conformation à un double titre :d’une part, au niveau des attendus du poste des per-sonnes évaluées, postes qui sont définis avec unegrande précision, et, d’autre part, au niveau des com-portements, identifiés comme devant servir la réussitede la stratégie globale à moyen terme du Groupe dansson entier. L’outil est ainsi très explicitement vucomme étant au service de la stratégie globale duGroupe « Toutes-Graines ».Reste à savoir, maintenant, comment les idées fortesde l’outil trouvent à s’articuler avec des dispositifsd’accompagnement et des modes d’appropriation par-ticuliers (SEGRESTIN, 2004 ; VAUJANY, 2005 ;GRIMAUD, 2006). Il convient, à n’en pas douter, d’ac-corder une attention soutenue aux modalités selonlesquelles les différentes communautés qui consti-

tuent le site en sont venues à considérer l’outil et àl’intégrer dans leurs pratiques de travail.

TRADERS, OPÉRATEURS ET FONCTIONNELS :TROIS MONDES, TROIS FORMESD’APPROPRIATION

En décrivant la façon dont les acteurs concernés parcet outil l’utilisent, deux constats peuvent être faits :d’une part, son usage est très différencié suivant lescontextes managériaux et les fonctions auxquelles ilest appliqué ; d’autre part, en dépit de la forte diffé-renciation de son utilisation, il agit comme une tech-nique de conformation efficace. Ainsi, ses différentsmodes d’appropriation ne remettent pas en cause lacapacité manifeste qu’a l’outil de modeler un certainnombre de comportements.L’appropriation de l’outil d’évaluation des compé-tences est fortement différenciée selon que l’on consi-dère les activités de l’usine, celles des fonctions sup-port et celles du trading. À chacune de ces fonctionscorrespondent des modalités particulières de réalisa-tion de l’activité, qui ont un fort impact sur la façondont les acteurs de ces fonctions s’emparent de l’outilet/ou se positionnent par rapport à celui-ci. Pourcomprendre les modes d’appropriation de l’outil, ilconvient donc de prendre en compte tant le contextelocal et global de l’activité que les marges de manœu-vre dévolues aux acteurs en présence.

L’usine de traitement : s’arranger avec l’outil pour défendre le collectif

L’usine de traitement présente la caractéristique deconstituer une structure de production ancienne.Ouverte en 1970, l’usine de trituration a connu desmodifications successives, liées au type de matière pre-mière traitée : le soja, puis le tournesol. Le process deproduction s’articule autour de trois ateliers de trans-formation : la préparation, l’extraction, puis le raffi-nage. Chacun des trois ateliers est tenu par un opéra-teur, sous la direction d’un chef de quart : ce sontainsi quatre personnes qui participent conjointementau processus de production. La production organiséeen 3x8 s’opère sous la responsabilité d’une chef defabrication, en charge de suivre le process et de gérer lesmultiples aléas liés à l’activité, comme, par exemple,une panne de chauffage ou un problème d’approvi-sionnement en matières premières ou en intrants chi-miques (hexane (6), acides,…). L’inter dépendancegénérée par l’industrie de process crée de nécessaires et

(5) Au vu de la consultation du site Internet du Groupe, le 27 mai 2009.

(6) L’hexane est un gaz qui permet, lors de la phase d’extraction, demieux séparer l’huile des matières premières travaillées. Une autre parti-cularité de ce gaz est d’être inodore et très explosif, ce qui explique quel’installation étudiée, sans être classée Seveso II, n’en est pas très éloignée.

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multiples ajustements entre opérateurs. La gestion del’aléa agit comme une incertitude forte qui favorise leséchanges entre opérateurs et chefs de quart. Dans lecas de pannes compliquées ou de signes d’alerte, lepassage de relais entre équipes nécessite du tempspour partager une vision commune de la situation.Cette nécessité opérationnelle de l’échange crée unevision partagée de situations problématiques et ren-force le sentimentd’unité professionnelle.Ainsi, le contexted’exer cice d’une activitéà risque, en l’occur -rence le raffinaged’huiles alimentaires,dans un environne-ment fortement urba-nisé, concourt à cons -truire un discours sur laresponsabilité collectiveet la vigilance indivi-duelle (7). De plus, lescaractéristiques de l’usi -ne, à savoir son ancien-neté et sa modernisa-tion au coup par coup,participent à la cons -truction d’une histoirecommune, bâtie autourde la connaissance desfailles de l’outil de pro-duction, que l’un desinterviewés résume ences termes : « ici, autechnique, on a appris àêtre baroudeur ! ». Dans ce contexte, leformat standard del’outil d’évaluation a étéaménagé afin de respec-ter les équilibres de tra-vail. Jugé, au départ,complexe et incompréhensible par les chefs de quart,« qui n’en voulaient pas » (un supérieur hiérarchique),l’outil a, d’une part, été traduit en français et, d’autrepart, mis sous forme papier. Le mode d’utilisation dusupport papier a lui-même fait l’objet d’aména -gements significatifs, car, selon les équipes, les opéra-teurs prennent une part plus ou moins importantedans le renseignement de l’outil et ce, en fonction tantde leurs souhaits que de ceux de leur chef de quart. Ladiversité dans le renseignement fait office de règled’usage, comme le laisse entendre ce témoignage :

« quand arrive le PMP, faut beaucoup discuter, sinon lesgars montent un mur. Certains opérateurs sont sceptiqueset ne veulent pas le remplir, c’est fait par le chef de quart,ça dépend des équipes ». Au final, chaque chef de quartévalue ses opérateurs, puis les défend auprès des diffé-rents responsables hiérarchiques qui interviennent surl’usine : le responsable maintenance, le responsablequalité, le responsable technique. C’est à la suite de

cet échange dont les opé-rateurs sont exclus queces derniers sont finale-ment évalués. Le mana-gement de proximitéjoue donc un rôle centraldans le renseignementdu support d’évaluation,en inscrivant l’outil dansle cadre d’une évaluationcollective, même sichaque opérateur « a sonPMP ». En effet, pour leschefs de quart, dissocierles compétences indivi-duelles des compétencescollectives est un exercicedélicat, dans le contexted’une activité de process.L’évaluation individuelles’exerce dès lors avec pru-dence et ménagement,afin de préserver les équi-libres d’équipe : « Onévalue un peu comme unemoyenne, c’est très diffi-cile, pour l’am biance detravail, de distinguer lesuns ou les autres. À terme,c’est contre-productif devouloir favoriser Untel ouUntel » (chef de fabrica-tion).Outre ces aménage-

ments, l’outil a fait l’objet d’autres retou ches, au seinde l’usine. Ainsi, les objectifs des opérateurs sur le sitene sont ni négociés ni négociables ; ils sont imposéspar le directeur technique en fonction d’objectifs deproductivité fixés pour le site, en comparaison desniveaux de productivité des autres sites comparablesdu Groupe. Par ailleurs, d’autres objectifs sont impo-sés, cette fois localement, qui se déclinent individuel-lement : pour l’essentiel, il s’agit de tâches de net-toyage des installations, qui sont assimilées par lesopérateurs comme autant de « tâches en plus » venants’ajouter aux compétences requises pour l’activité deproduction. Ce surcroît de tâches requiert deconduire des missions qui s’ajoutent au travail quoti-dien. Il correspond à des tâches auparavant sous-trai-tées, qui ont progressivement été réintégrées au travail

« S’arranger avec l’outil pour défendre le collectif ». “Surface480’’, œuvre de Giuseppe Capogrossi, 1963, Galerie nationaled’art moderne, Rome.

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(7) Comme indiqué en note 6, le site n’est pas classé Seveso. Tout inci-dent qui pourrait avoir une visibilité publique, même sans gravité, estperçu comme risquant d’entraîner une procédure de reclassement en siteSeveso.

Giuseppe Capogrossi © ADAGP Ph. © ALINARI-ROGER-VIOLLET

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routinier de l’opérateur. « Gérer le quotidien et le plus »constitue d’ailleurs le principal message retenu à l’is-sue de l’évaluation des compétences.Si les contraintes que semble faire peser l’outil sontlourdes, les effets de l’évaluation au niveau individuelrestent des plus limités. D’une part, l’évaluation quicompte et qui pèse, porte essentiellement sur les ratiosjournaliers de productivité et de qualité de la produc-tion. Ce sont en définitive les normes de rendementscomparatifs entre usines qui sont opératoires, auxyeux du management. D’autre part, la rémunérationdépend plus de la rémunération acquise et de l’apti-tude de l’opérateur à pouvoir évoluer sur trois ateliersque de l’évaluation elle-même. En d’autres termes,« on peut être augmenté si on est mal évalué, mais poly-valent ». De fait, c’est bien la rotation sur trois ateliersqui constitue l’aune de l’efficacité professionnelle, etdonc des perspectives d’évolution. Cet élémentexplique également la réticence des opérateurs et deschefs de quart à s’engager dans une course à la perfor-mance évaluée individuellement, qui se traduit, endéfinitive, par des « tâches en plus », alors même que laconduite du process exige une attention individuelle etcollective sans faille.

Les fonctions support : se prémunir de l’outil

Les fonctions support, sur le site local de « Toutes-Graines », comprennent un ensemble de services quivont de la comptabilité au commercial, en passant parl’administration des contrats informatiques et des res-sources humaines. Si ces unités sont localisées sur lesite de raffinage d’huile, les rattachements fonction-nels sont ceux de la Business Unit (BU) à laquelle ilscontribuent. Ainsi, la procédure d’évaluation descompétences s’inscrit dans le cadre d’un échange orga-nisé entre le salarié et son manager de BU. Les moda-lités de l’entretien d’évaluation des compétencesdépendent donc des rattachements hiérarchiques auxBU. Cet élément a une incidence majeure à la fois surla définition des objectifs à atteindre (car ceux-ci sontdirectement liés à la stratégie globale du Groupe) etsur la nature de l’évaluation qui s’exerce à l’échelletransnationale. En effet, chaque manager de BU a en charge de décli-ner des projets définis à l’échelle européenne en objec-tifs opérationnels individualisés. Dans la plupart descas relatés par les interviewés, les finalités assignéesdépassent les tâches routinières réalisées sur le sitelocal. Dans ce processus, « l’exceptionnel devient leconforme », selon un de nos interlocuteurs. Les objec-tifs correspondent à des projets d’innovation quidemandent un investissement réalisé au-delà du tra-vail sur site et qui témoigne de la capacité de l’indi-vidu à s’inscrire dans des projets impulsés par la firme.Pour certains, cette injonction du « toujours plus »peut s’avérer particulièrement éprouvante (« çaépuise », « on n’en fait jamais assez »), car elle laisse l’in-

dividu faire face à la nécessité d’atteindre les objectifsen mobilisant ses ressources personnelles.Pour les fonctions support, la performance indivi-duelle d’un salarié est évaluée par un managementsitué, dans certains cas, à plus de 2000 kilomètres etqui ne rencontre visuellement les salariés qu’une foispar an. De fait, le cadre de travail quotidien du salariéévalué et l’ensemble des valorisations qui peuvent luiêtre éventuellement liées sont difficiles à restituerauprès d’un manager absent physiquement, comme lelaisse entendre cette assistante logistique : « on défendson PMP devant un manager que l’on ne connaît pas etque l’on voit une fois par an… c’est assez déstabilisant ».La transversalité des fonctions support sur différentssites s’accompagne, en effet, d’un management dis-tancié des activités. Deux conséquences découlent dece lien distancié entre l’évalué et son évaluateur :d’une part, l’importance accordée aux ratios pourpiloter des activités géographiquement très éloignéesles unes des autres et, d’autre part, la forte valorisationde l’implication dans des projets propres aux fonc-tions support et donc, la plupart du temps, transna-tionaux, voire mondiaux.Dans ce cadre, l’entretien annuel s’avère crucial, étantdonné qu’il constitue un des rares points de contactentre manager et subordonné. Il s’avère aussi, commele souligne un de nos interviewés, ressembler forte-ment à une « partie de poker ». L’enjeu consiste, pourle salarié, à négocier des objectifs articulant le travailquotidien sur site avec le travail propre à la fonctionsupport, organisée, quant à elle, sur une base inter-sites, face à un manager qui vient, en ce qui leconcerne, avec des propositions cadrées autant par desratios de fonctionnement globaux que par une visiondes projets transversaux centraux. Dans le cadre del’entretien, l’échange équivaut à une prise de risque(essentiellement, pour le salarié), étant donné que lesressources pertinentes mobilisables dans ce cadre spé-cifique ne sont pas forcément à sa portée et ce, pourplusieurs raisons.Première raison : l’évaluation est réalisée dans la« langue des affaires ». Ce principe général, peucontestable dans un groupe mondial comme « Toutes-Graines », nie (ou tout au moins masque) une réalitéliée à l’inégalité des salariés face au degré de maîtrisede la langue, comme en témoigne cet exemple relatépar un informaticien détaché sur un projet : « On nes’est pas compris, j’ai pris un objectif alors que le mana-ger en attendait un autre ». Seconde raison : l’évaluation valorise la mobilité géo-graphique dont peuvent faire preuve les salariés tantdans leur activité actuelle que dans leur activité future.Il y a, en effet, selon nos interlocuteurs, une prime« naturelle » pour les employés mobiles, due au fait queles grands projets supports transversaux se déroulenttous sur une scène régionale (au sens de région mon-diale), voire mondiale, et qu’ils impliquent tous denombreux déplacements pour participer aux commu-

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nautés qui ont en charge ces projets. De cette capacitéà être mobile pour les projets découle celle à être mobiledans le cadre de son évolution professionnelle. Cette« donnée » cadre, de fait, la situation de l’entretien et lesperspectives d’évolution professionnelle.En l’absence de mobilité, le salarié s’inscrit dans le cadred’une activité de site soumise à des normes de rende-ments croissants et directement connectés au systèmed’information de la Business Unit auquel il « rendcompte » et qui « paramètre » des relations verticalesentre le site et la BU. Cette contrainte agit essentielle-ment au niveau individuel et il revient par conséquent ausalarié de mobiliser les ressources personnelles nécessairespour faire face aux critères de performance définis auniveau de sa BU, qu’il doit décliner localement.

Le trading : mobiliser l’outil pour en faire une aideindividuelle

C’est avec les traders que l’outil d’évaluation des com-pétences trouve son utilisation la plus profonde, dansla mesure où ces salariés sont ceux qui se l’approprientle plus, en tant que moyen mis à disposition de la ges-tion de leur travail. Afin de comprendre ce mode d’appropriation, il fautprendre en compte le contexte de travail de ces acteurs(8). Pour le dire de façon générale, ils s’occupent del’achat et/ou de la vente de produits alimentaires (dansle cas d’espèce, des oléagineux et des tourteaux (9)),tout au long des différentes étapes de leur transforma-tion, en s’occupant autant des aspects approvisionne-ments que de l’expédition, et en intervenant aussi biensur des marchés physiques que sur des marchés finan-ciers et assurantiels. Pour chacune des opérations, il y aen général un ou deux traders en charge, sous l’autoritéd’un chef trader sur le site. Chacun des traders interve-nant sur un marché physique ou financier, il est à la foistrès autonome dans ses choix d’achat ou de vente etdans ses prises de position, et est lié à des arbitrages demarché pris par le bureau de trading Europe du groupe(situé en Suisse), à la position de marché arrêtée éven-tuellement par le Groupe sur un marché et en un tempsdonné, ainsi qu’à l’état mondial du commerce desgraines. Nos interlocuteurs ne cessent d’osciller, dansleur discours, entre la valorisation de leur autonomiesur les options prises et les contraintes qui déterminent,au final, l’ampleur de cette autonomie.Dans ce contexte d’activité, l’outil d’évaluation descompétences est mobilisé sur deux registres : le regis-tre de la feuille de route et celui de l’occasion de « sor-tir du marché ». L’outil est considéré comme uneétape importante de la négociation des objectifs avecle manager direct, en général présent sur la plateforme

locale de trading. En ce sens, l’outil intègre les« KRA » (Key Results Areas) à l’aune desquels leur acti-vité sera jugée. L’outil opère comme une feuille deroute puisqu’il décrit les objectifs à atteindre. Il estrégulièrement consulté pour estimer le degré de réali-sation des objectifs fixés. Vu en tant que feuille deroute, l’outil fait également écho, pour les traders, à« ce que l’on attend du jeune marchand » chez « Toutes-Graines ». Ainsi, l’évaluation individuelle permet devérifier la conduite de projets et, d’une certaine façon,de valider la conformité des traders aux attentes de lafirme à leur égard. C’est d’ailleurs ce que rappelle leresponsable des équipes de trading sur le site, lorsqu’ilsouligne que l’outil permet de « cadrer les jeunes : ça lesmet en condition pour bien comprendre ce que « Toutes-Graines » attend d’eux ».L’outil permet en outre aux traders plus confirmés de« sortir du marché », étant donné que les objectifsintègrent, en sus des critères liés au seul trading, desprojets plus larges ne pouvant être menés qu’endehors des opérations sur le marché. Par exemple, ils’agit, pour une trader, de « contribuer à construire unweb-service à destination des clients du marché àterme, sur telle matière première » ; en ce sens, celarenvoie à un « projet en plus » de l’activité courantedu trader, mais qui, d’une part, est censé lui donnerune respiration par rapport aux flux du marché et,d’autre part, lui donne une possibilité de faire valoirune réalisation personnelle.Comme on peut le constater, l’outil est mobilisé parles traders pour les aider finalement à gérer leur « rap-port au spot » (comprendre leur engagement dans lavie trépidante du marché, sur lequel ils intervien-nent). Des trois activités décrites, le trading est celleoù l’outil est ainsi le plus mobilisé par le salarié. Maiscette mobilisation, si elle peut être mise au serviced’une prise de distance par rapport au quotidien desinterventions sur le marché, se révèle égalementlourde d’implications, notamment dans sa dimension« projet en plus du reste ». En effet, en fonction deséquipes, le « projet en plus » se déploie avec plus oumoins de facilité. Par conséquent, ce qui fait l’objetd’une attention particulière lors de l’évaluation, àsavoir justement ce projet conduit en propre, s’appuieen définitive sur la capacité à faire équipe pour tenirdes objectifs de nature individuelle. La possibilité deréaliser le projet personnel est, en fait, étroitement liéeà la possibilité, pour les traders, de coopérer entre euxafin d’organiser une sortie momentanée du marché del’un d’entre eux. Ainsi, « le projet en plus, j’y consacreune demi-journée pendant laquelle mon collègue prendma charge, et inversement ». Il revient donc aux tradersde trouver des aménagements interindividuels afin

(8) Nous n’entrerons pas ici dans les distinctions entre les différents typesde traders existant sur le site étudié. Nous nous en tiendrons, volontaire-ment, à une description générale du « métier de traders », étant entenduqu’il y a des métiers spécifiques, liés aux différents états de la matière pre-mière traitée.

(9) Les tourteaux sont les résidus issus des oléagineux après extraction del’huile et raffinage. Il s’agit d’une sorte de pâte séchée, qui peut entrerdans la composition d’aliments destinés aux animaux d’élevage.

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d’organiser la prise en charge de l’activité courante, etde trouver du temps pour mener à bien le « projet enplus ». Ces projets tiennent à cœur aux traders, qui lesidentifient comme le moyen d’obtenir des bonus caléssur les objectifs et de pouvoir prétendre à des évolu-tions professionnelles au sein de la firme… dans lamesure bien sûr où les objectifs liés à l’activité princi-pale ont, quant à eux, bien été atteints. La« contrainte souple » impulsée par l’outil suscite desaménagements interindividuels entre traders pourorganiser, voire réorganiser l’activité supplémentaire.Aussi, la force de l’outil repose-t-elle sur le type d’en-gagement qu’il impulse. La subjectivité des salariés estici au centre des « formes d’usage du temps », car cesont à la fois la disponibilité et la flexibilité qui sontconsidérées comme autant de preuves de la qualité del’engagement. En outre, les possibilités de promotionen trading sont bien réelles, car elles reposent sur descompétences transposables d’un site à l’autre, les« marchands » (selon l’expression utilisée en interne)pouvant facilement évoluer dans l’espace couvert par« Toutes-Graines »…, en supposant qu’ils soient prêtsà être mobiles. Au terme de la description des différences dans l’appro-priation en fonction de types d’activités repérées, letableau 2 ci-dessous résume le poids des contextes de cesactivités dans les modes d’appropriation de l’outil.

CONFORMATION ET MODALITÉSD’APPROPRIATION

Les outils de gestion sont souvent dénoncés soitcomme exerçant de (trop) fortes contraintes, soitcomme introduisant des préoccupations peu opé-

rantes, voire gênantes. Entre contrainte et innocuité,le terrain de recherche ici présenté incite à choisir unevoie moyenne : si l’outil d’évaluation des compétencesest contraignant (et, en ce sens, conformatoire, auniveau individuel), il n’empêche pas des formes d’ap-propriation différenciées au sein des entités du site.Conformation et appropriations ne s’excluent pasmutuellement : elles peuvent, bien au contraire, s’ar-ticuler entre elles. L’outil joue le rôle de mise en visi-bilité des objectifs, comportements et résultats atten-dus de chacun et il permet de détecter la réalisationeffective de ces diverses prescriptions. Dans cettelogique, il influe à la fois sur l’échange managérial etsur l’échange salarial.Du point de vue de l’échange salarial, les termes en sonteffectivement modifiés par l’usage de l’outil, et l’onrejoint ici les constats faits par Jean-Daniel REYNAUD

(REYNAUD, 2001). L’évaluation des compétences confi-gure, en effet, un droit d’usage des capacités du salariéqui dépasse largement le cadre du contrat de travail etqui agit au niveau global. Par conséquent, l’outil signaletrès précisément le « régime de mobilisation » requispar la firme dans un contexte mondialisé et ce sont, àla fois, l’usage du temps et la conformité aux valeurs duGroupe qui font l’objet d’une évaluation. Appréhendéscomme des ressources clés au service de la stratégie duGroupe, le temps de travail et les capacités individuellesfont l’objet d’une démarche d’objectivation qui agit àl’instar d’une discipline productive. Néanmoins, sur lesite, dans un contexte stratégique de développement, lapérennité des postes n’est pas directement menacée etce qui se joue dans l’évaluation porte, en définitive, surles gains attendus de l’implication individuelle dans lesprojets globaux. Du point de vue de l’échange managérial, le salarié estplacé en situation de négociation directe avec sa hié-

Tableau 2 : Contexte de travail et modalités d’appropriation de l’outil

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Caractéristique de l’activité

Modes de déclinaison de l’outil compétence

Modalités d’appropriation

Effets sur le parcours professionnel

Usine

Interdépendance liée à l’activité de process

Exécution de tâchessupplémentaires

Défensive :Préservation du collectif

Sans conséquence

Fonctions support

Dépendance fonctionnelleà la Business Uniteuropéenne

Conduite de missions défi-nies par la Business Unit etdéveloppement de projetstransnationaux

Aléatoire :Prise de risque individuelle

Identifie la mobilité géogra-phique comme sourceessentielle de promotion

Trading

Contribution à une activitéde marché transnationale

Développement de projetspersonnels servant l’activitéde trading globalement

Intégrée :Incitation à la coopération

Inscrit le salarié dans unelogique de mobilité géogra-phique naturelle et possible

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rarchie et cet élément concourt à renforcer le rôle stra-tégique dévolu au management. Dès lors, l’outildevient pour le management un moyen supplémen-taire d’organiser et de structurer le dialogue autour del’activité. Par conséquent, la capacité à négocier lesobjectifs et à mobiliser le bon argumentaire constitueune ressource clé qui crée, potentiellement, les condi-tions d’un échange inégal non seulement entre mana-ger et managés et mais aussi entre salariés d’un mêmesite. En effet, les modalités de l’échange varient trèsfortement en regard des situations de travail et desparcours professionnels. Les espaces locaux jouentdans ce domaine un rôle clé, car ils participent à ren-forcer les capacités d’ajustement face au caractèreconformatoire de l’outil.

L’effet majeur de l’outil porte, par conséquent, sur le rôledédié au management qui organise la négociation,décline les objectifs en lien avec la stratégie et ajuste leniveau d’activité. Dans ce cadre, le surcroît d’activitéimpulsé par l’outil fait l’objet d’aménagements locaux. Sila tension opérée sur l’usage du temps de travail est bienréelle, celle-ci est en partie tempérée par les capacités denégociation locales et par les compromis obtenus autourde la gestion de la charge de travail et c’est, en l’occur-rence, la relation managériale qui fait l’œuvre d’une exi-gence accrue. Ce constat invite à nuancer les travaux quiassocient le déploiement des outils de gestion de la com-pétence au démantèlement progressif du compromis for-dien, que ce soit au travers de la « dés-institutionnalisa-tion de la carrière » (MONTCHÂTRE, 2007), de la remiseen cause de la qualification (PIOTET, 2007) ou de l’indi-vidualisation du rapport salarial (DURAND, 2004).Certes, l’outil introduit une nouvelle discipline produc-tive, mais celle-ci s’exerce, pour l’essentiel, dans la rela-tion managériale. À ce titre, le compromis fordien est enpartie renouvelé, au sens où le salarié est invité à faire unusage optimisé de son temps de travail, sans remise encause fondamentale de son employabilité. �

BIBLIOGRAPHIE

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Tableau 3 : Les effets de l’outil

Relation managériale

Relation salariale

Effets globaux

Déclinaison de la stratégie en objectifs

Outil pour lemanagement

Discipline productive

Effets locaux

Négociation des objectifs

Aménagement duniveau d’activité

Parcours différenciés

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LA RÉPUTATION : UN OUTIL POURGÉRER DES CARRIÈRESLa réputation a été avancée comme un critère majeur dans le déroulement des carrières, sans qu’elle soit explicitement définie. Cet article propose une définition opérationnelle de la réputation, étiquette ou image sociale qui se construit dans les relations entre lesacteurs. Les artistes fournissent un exemple privilégié pour décrypterces mécanismes, et le cas des poètes contemporains offre ensuite une illustration marquante de la gestion de la réputation tant par lesindividus que par les organisations, dans le cas considéré les éditeurs.La réputation est, en effet, à la fois un outil de décision et un enjeu

au cœur des stratégies des acteurs.

Par Sébastien DUBOIS*

EN QUÊTE DE THÉORIES

Les carrières auraient changé et, avec elles, lesoutils qui accompagnent leur gestion. Dans touteune série de champs d’activité, on les observerait

« nomades » ou « sans frontières » (ARTHUR, 1994 ;CADIN, DE SAINT-GINIEZ et BENDER, 2003). Les car-rières ne se déroulent plus comme dans les anciensmodèles (1), où l’on gravissait, dans l’organisation,une à une les marches menant au sommet de la pyra-mide (SULLIVAN, 1999). La carrière des artistes a sou-vent été donnée en exemple de ces transformations,mettant en exergue des mécanismes observables dansd’autres domaines (ACCOMINOTTI, 2008 ; MENGER,2002). Plusieurs auteurs commencent pourtant à cri-tiquer la théorisation des carrières « nomades » qui nereconnaîtrait pas assez les effets structurels, sociaux,dans un modèle excessivement plastique (et, pour toutdire, un peu idéalisé) : il s’agit, pour eux, de retrouverles contraintes sociales dans l’organisation de carrièressouples (GUNZ, EVANS et JALLAND, 2000), là oùaucun nouveau modèle n’aurait été avancé de façonconvaincante (ZUCKERMAN et alii, 2003). La réputa-tion a été présentée comme un concept à même de

remettre de l’ordre dans ces idiosyncrasies et de four-nir aux managers et aux chefs de projets d’autresmoyens pour gérer la trajectoire de leurs collabora-teurs (KANTER, 1989 ; ARTHUR, 1994 ; EBY, BUTTS etLOCKWOOD, 2003). La réputation demeure néan-moins un concept flou, tant dans la littérature quedans l’esprit des acteurs : elle n’a pas été plus précisé-ment définie dans la littérature académique ou mana-gériale. L’objet de cet article est de donner une défini-tion plus précise et opérationnelle de la réputation etdes mécanismes par lesquels elle se construit pour,ensuite, organiser les carrières, et donc de dégager despistes de réflexion, des outils d’analyse destinés aussibien à ceux dont la carrière obéit à ce nouveau modèlequ’à ceux dont le métier est de gérer des collabora-teurs, dans un univers flexible. Je m’attacherai plusétroitement, dans cet article, à la réputation des indi-vidus et à ses effets sur leur carrière, et non à la répu-tation des organisations et à ses conséquences sur leurstratégie (FOMBRUN et SHANLEY, 1990) ou sur le mar-ché (PODOLNY, 1993).

* Professeur associé, Rouen Business School, Chercheur associé auCentre de Sociologie du Travail et des Arts, [email protected]

(1) Pour la description de l’ancien modèle des carrières, voir, par exemple, SUPER (1957) ou WILENSKY (1961).

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Pour étudier cette question, je m’appuierai sur le casdes poètes contemporains. Sur le marché de la poésie,les acteurs gèrent leur activité par projet en associantdes collaborateurs dans un temps limité, selon unmode d’organisation qui s’est répandu à de nombreuxsecteurs, comme l’a abondamment souligné la littéra-ture (voir BOLTANSKI et CHIAPELLO, 1999) (2). Cesmutations ont modifié le déroulement de carrièressoumises à la flexibilité, à la multiplicité des projets età la plasticité organisationnelle (ARTHUR, 1994) ; latrajectoire sociale des poètes exemplifie cette souplessepuisqu’ils collaborent, sans contrat fixe, avec plusieursemployeurs, dans une multiplicité de projets (édition,direction de collections, lectures et événements cultu-rels, direction d’institutions, journalisme cultureletc.), sur un marché concurrentiel (DUBOIS, 2006) oùla réputation joue un rôle décisif (DUBOIS, 2009a), àl’image de celui des professions intellectuelles ; c’est ceque Lucien KARPIK (2007) (3) appelle justementl’économie de la singularité et de la qualité ; bref, desactivités dans lesquelles le travail n’est pas reproducti-ble, variant grandement d’un individu à un autre.Flexibilité, réactivité : les évolutions induites par cesdeux caractéristiques présentent l’inconvénient d’êtrea priori moins lisibles pour l’analyste, puisqu’aucunelogique structurelle ne semble donner forme à ces car-rières dont seul l’individu pourrait reconstruire a pos-teriori la cohérence. La littérature a avancé les troisknowings (4) pour tenter de rendre plus prévisibles cescarrières, leur gestion et les facteurs de succès ; cestrois facteurs restent cependant idiosyncrasiques. Cesmutations posent donc de nouvelles questions à ceuxqui doivent gérer les carrières : comment lire et com-ment faire lire ces trajectoires éclatées pour redonnerde la cohérence aux projets, tant individuels que col-lectifs ? Comment gérer la trajectoire d’individus quin’appartiennent pas à l’organisation, mais y apportentune collaboration ponctuelle ? Pour répondre à cesquestions, je m’appuie sur une enquête réalisée auprèsde poètes, soit 18 entretiens qualitatifs et 91 réponsesà un questionnaire quantitatif, complétés par l’analysede la biobibliographie de 150 poètes (5). C’est doncà partir du cas des artistes que je proposerai, dans unpremier temps, une définition de la réputation et desa construction comme processus social. J’en viendrai,ensuite, aux moyens de gérer la carrière par la réputa-

tion, tant pour les individus que pour ceux qui ont àgérer la carrière de collaborateurs dans un universflexible : la réputation est, en effet, tout à la fois unmoyen de motivation et un objectif, aussi bien pourles collaborateurs que pour les managers.

UNE DÉFINITION DE LA RÉPUTATION

La réputation est trop souvent perçue comme le résul-tat d’un talent, lui-même inaccessible à l’analyse tantil renvoie à des qualités intrinsèques, incommensura-bles, de l’individu. Le cas des artistes est symptoma-tique : depuis le XIXe siècle et le romantisme, un grandartiste est réputé exprimer dans ses œuvres une per-sonnalité exceptionnelle, comme descendue desnuages ou de nouveaux dieux (BÉNICHOU, 1996) ;Olympio parle dans « la bouche d’ombre » de VictorHugo. À cela, il n’y aurait rien à comprendre, réduitsque nous serions à constater, impuissants, la puissancedu talent : un brillant avocat gagne ses affaires du hautde son éloquence, de sa capacité d’analyser les dossierset de trouver dans le droit les moyens de parvenir à sesfins, quoiqu’il ait suivi les mêmes études qu’unconfrère, pourtant moins réputé. On confiera dès lorsses affaires juridiques à celui dont on sait qu’il justifiede ces qualités exceptionnelles. Cette vision ne soulèveguère le voile sur le visage d’Olympio, sinon qu’il vautmieux choisir son avocat en se fondant sur le bouche-à-oreille, comme le souligne KARPIK (2007). On peutpourtant aller plus loin et proposer une analyse de cefait social et organisationnel puissant, qui, à la fois,éclaire les trajectoires individuelles et aide à la prisedes décisions. La réputation peut se concevoir commeune catégorie de pensée variant sur trois axes : un axevertical (haut ou bas), un axe horizontal (dans des cer-cles restreints ou à une échelle étendue) et un axe tem-porel (la réputation étant plus ou moins durable).

La réputation : une « étiquette » résumant les qualités d’un individu

La réputation est d’abord une étiquette (BECKER,1985), un signal (JONES, 2002) envoyé aux acteurs,qui varie sur un axe horizontal, une étendue sociale. La

(2) Une des premières industries (sinon la première) à adopter ce nou-veau modèle est d’ailleurs une industrie culturelle : celle du cinéma, quiest passée du modèle fordiste des studios, où tous les collaborateursétaient salariés (y compris les acteurs et les réalisateurs), à un modèle plusflexible, éclaté, où différents acteurs s’associent, au coup par coup, pourmonter un projet de film de façon à satisfaire un marché, hautementconcurrentiel et incertain (STORPER et CHRISTOPHERSON, 1989), exigeant(surtout après l’apparition de la télévision) des produits différenciés.

(3) Lucien KARPIK (1995) avait démontré l’importance de ces structuresà partir de l’exemple des avocats. Les professions libérales, consultants,académiques, experts technologiques, top management, etc. fournissentd’autres exemples de secteurs d’activité où ces mutations sont en cours(voire pour certains déjà achevées).

(4) Knowing why, who et whom : voir notamment ARTHUR, INKSON etPRINGLE (1999) et EBY, BUTTS et LOCKWOOD (2003).

(5) Ces poètes ont été sélectionnés à partir de plusieurs sources : bases dedonnées du Printemps des Poètes, du Centre international de poésie deMarseille, du Centre National du Livre. Des bases de données ont étéconstruites à partir de ces informations, donnant lieu à un travail indiciel(DUBOIS, 2009b) et à une théorisation de la carrière des poètes (DUBOIS,2009a).

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réputation est donc une « image partagée » (LANG,2004, p. 13210). Elle renvoie à une communauté, etc’est au sein de cette première communauté qu’elle seconstruit. Ainsi, la réputation d’un avocat n’a aucunsens dans le milieu médical ; des poètes contemporainssont internationalement connus, réputés dans les uni-versités ou les milieux littéraires américains ou japo-nais, tout en étant largement ignorés du grand publicfrançais. Pour repérer la réputation d’un individu, c’estdonc le plus souvent à sa communauté d’origine qu’ilfaut se référer. Cette communauté, ce sont d’abord sespairs. Chose capitale : la réputation peut s’analyser etmême se mesurer. Économistes et sociologues de l’artont construit des outils pour mesurer la réputation :recensement dans les catalogues et ouvrages de réfé-rence, indices, analyses de réseaux, etc. La réputationn’est pas le talent qui, lui, est incommensurable : elleen est la transcription dans le jeu social, sachant que laréputation ne reflète pas fidèlement le talent, tant lesbiais susceptibles d’interférer peuvent être nombreux :les prix littéraires, qui devraient récompenser le talentpur, s’obtiennent, en réalité, au sein d’un réseau d’in-fluences qui, s’il n’évacue pas le talent, ne se fonde pasexclusivement sur lui. Toute la difficulté tient à la défi-nition du talent et à sa mesure : on n’a jamais pu lemesurer avec précision. On a longtemps débattu, et ondébat encore de cette question du talent, en ce quiconcerne les artistes, les écrivains : le talent se réduit-ilà la réputation, à une perception sociale, ou bien ren-voie-t-il à des qualités dont l’artiste seul disposerait, jus-tifiant son statut exceptionnel ? Je n’entrerai pas plusavant dans ce débat théorique ; il nous suffira ici deconsidérer que la réputation, en tant qu’image sociale,peut (contrairement au talent) être perçue et mesurée. Si la réputation peut être mesurée, c’est d’abord en larapportant à la communauté où elle s’est fondée, àcette échelle horizontale. Elle va s’élargir (ou non) àd’autres mondes sociaux, selon le modèle des cerclesconcentriques (BOUDON, 1981). Un universitaireréputé dans sa spécialité peut s’adresser à une commu-nauté plus large, devenir un expert auprès d’organisa-tions, de médias, d’institutions. Notons que son dis-cours changera certainement, pour s’adapter à cettenouvelle communauté. C’est le chemin suivi parBOURDIEU, qui, après avoir produit des livresconstruits selon une méthodologie exigeante (proto-coles d’enquêtes, statistiques, etc.), écrivit à la fin desa carrière des livres qui ne se fondaient plus sur aucuntravail empirique. Contrairement à l’idée répanduequi la rapporte essentiellement aux caractéristiquesdes individus, cette information qu’est la réputation seconstruit à travers les relations entre acteurs. Elleconstitue une catégorie de pensée collective, une qua-lité relationnelle. Le meilleur exemple est encore celuide l’artiste : sa réputation ne renvoie pas aux qualitésintrinsèques d’une œuvre, mais à l’estimation de celle-ci par d’autres acteurs (critiques, autres artistes,public, etc.).

La réputation n’existe que dans l’estimation descapacités d’un individu ou d’une organisation. Elleest donc subjective, même si elle peut s’appuyer surdes éléments concrets (taille d’une œuvre, qualitésintrinsèques, etc.). Elle se concentre dans un nom,qui résume les informations qu’elle contient : c’estpourquoi les artistes signent leurs œuvres, leurconférant à la fois identité et valeur (6). Admettonsque je réalise une œuvre d’art et que celle-ci soitensuite signée d’une manière plausible par un grandartiste contemporain, tels Maurizio Cattelan ouDamien Hirst : elle prendra immédiatement unevaleur qu’elle n’aurait pas si je l’avais signée de monnom. Quelles informations le nom concentre-ilainsi ? La réputation exprime non seulement lesqualités d’un individu et de ses prestations sur uneéchelle haut/bas (un artiste, un avocat est plus oumoins réputé), mais aussi la nature de ces presta-tions (artiste classique ou expérimental, avocatexcellant dans tel domaine où il est spécialisé, etsans intérêt dans d’autres, chirurgien maîtrisanttelle ou telle technique opératoire...). La réputationrenseigne sur ce que l’individu fait, ou plutôt sur cequ’il est censé faire. Elle synthétise également desindications sur les qualités relationnelles d’un indi-vidu. Céline ou Proust, pour être d’excellents écri-vains, n’en étaient pas moins des individus réputés « impossibles à vivre ». Des informations sur la fia-bilité, le respect des délais peuvent aussi se résumerdans une réputation : ainsi, Rembrandt était réputéexcellent peintre de son vivant, mais quiconque s’in-téressait à sa peinture savait qu’obtenir de lui untableau en temps et en heure relevait de l’exploit(ALPERS, 1991).

Un processus temporel

Enfin, la réputation est un processus temporel :c’est là sa troisième dimension. La réputation d’unepersonne au temps T-1 conditionne sa réputation autemps T. La réputation peut être perçue comme unprocessus d’accumulation au fil du temps, commeun cercle vertueux (ou, au contraire, comme un cer-cle vicieux). La réputation d’un artiste est, enquelque sorte, la somme des évaluations de sesœuvres. Ce rapport au temps, essentiel, varie selonles mondes ; on est à Hollywood ce que son dernierfilm a été, un échec pouvant ruiner une carrière(FAULKNER, 1987). Ainsi, Orson Welles ne seremettra jamais de l’échec commercial de CitizenKane, alors qu’on lui avait accordé des moyensconsidérables eu égard à sa réputation de jeune pro-

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(6) Marcel Duchamp a poussé cette logique jusqu’à son extrémité enexposant son célèbre urinoir (FONTAINE, 1917), qui ne vaut que par lasignature de l’artiste (rien dans cette sculpture ne justifiant l’accession austatut d’œuvre d’art, sinon la réputation et le discours de l’artiste).

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dige, car la réputation s’accroît très rapidement dansle monde du cinéma. Durant le reste de sa carrière,il courra après l’argent pour réaliser des films, car lesproducteurs le considéraient comme un cinéaste quidépensait beaucoup d’argent sans en rapporter. Àl’inverse, en poésie, la réputation s’acquiert lente-ment (les poètes publiés en collection de poche onten moyenne 57 ans, et 30 ans de carrière derrièreeux), mais aussi plus sûrement : un échec la remetmoins en cause. La réputation s’inscrit dans letemps, et de nombreux chercheurs se sont penchéssur la durabilité de la réputation pour finir parconstater, dans la plupart des cas, que celle-ci étaitrelativement stable (MILO, 1986 ; GINSBURGH etWEYERS, 2006), propriété qui la rend plus opéra-tionnelle. La réputation peut se comprendre commeune sorte de capital symbolique (BOURDIEU, 2006)qui se gère, sur lequel on peut spéculer : c’est ce queje me propose d’étudier maintenant, en examinantla manière dont les individus (et les organisations)peuvent utiliser la réputation comme un outil pourgérer des carrières.

GÉRER LA RÉPUTATION POUR GÉRER LA CARRIÈRE : LE CAS DES ARTISTES

Les mondes artistiques offrent, en effet, une sorte dezoom, de loupe, pour regarder certains mécanismes quiy sont exemplairement à l’œuvre (MENGER, 2002).C’est le cas de la réputation, dont on voit bien qu’elleorganise la trajectoire sociale des artistes puisqu’elle faitla valeur de leur nom et de leur œuvre, sur le marchécomme dans les canons esthétiques. Ainsi, la carrière despoètes apparaît informelle, faite de projets qui se succè-dent avec des partenaires souvent différents : publica-tions dans des revues ou des livres, lectures publiques,commandes, collaborations avec d’autres artistes(notamment des peintres), résidences d’écrivains, etc.Un poète n’est pas salarié chez un éditeur ; le droit desuite est très rare en poésie (7). Pourtant, la trajectoire de

« La réputation d’un artiste ne renvoie pas aux qualités intrinsèques d’une œuvre, mais à l’estimation de celle-ci par d’autresacteurs (critiques, autres artistes, public, etc.) ». Le jury du Prix Goncourt réuni au restaurant Drouant, le 16 novembre 1959.

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(7) Le droit de suite est une disposition contractuelle selon laquelle unauteur accorde à son éditeur la priorité pour la publication d’un nombre,en général limité, de ses œuvres, ne pouvant donc les soumettre à unconcurrent que si l’éditeur auquel le lie ce droit de suite les a refusées.

© KEYSTONE-France/EYEDEA

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la carrière des poètes reprend forme, si on la rapporte àune échelle réputationnelle, à une montée en réputa -tion : les poètes commencent leur carrière jeunes, géné-ralement en publiant dans des revues, publient leurspremiers livres (entre vingt-cinq et trente ans) chez depetits éditeurs, accèdent, pour les meilleurs d’entre eux,(vers trente-cinq/quarante ans) à de grandes maisonsd’édition puis à une collection de poche (vers cin-quante-sept ans, en moyenne). C’est au bout de ce longchemin que le juge de paix qu’est le système scolaire(thèses, inscription aux programmes de l’agrégation, dubaccalauréat, etc.) va s’intéresser à leur œuvre. Or, cesétapes sont clairement reliées les unes aux autres(DUBOIS, 2009a): il faut avoir publié chez un petit édi-teur (dans 75 % des cas) avant de pouvoir accéder à unemaison plus prestigieuse, tout comme il faut compterplusieurs livres (sept ou huit, en moyenne) publiés chezun grand éditeur avant de « passer » en poche . Dans lemonde de la poésie, la réputation s’acquiert lentement,par étapes qui sont comme autant de tournois, chaquefois plus exigeants. La multiplicité et la plasticité desprojets, apparemment informels, prennent place sur uneroute jalonnée d’épreuves, qui mène les meilleurs à laconsécration, au panthéon littéraire (DUBOIS, 2009a).

La réputation comme outil de décision

Tout au long de ce parcours, la réputation constitueun outil empirique de décision qui guide les associa-tions entre les acteurs, selon une loi bien connue ensociologie, qui veut que les acteurs s’associent selonleur niveau de réputation (BECKER, 2006). Les auteursles plus réputés se tourneront vers les éditeurs les plusréputés : les poètes publiés en poche comptent en

moyenne 11,7 livres publiés chez de grands éditeurs(8) et les autres, seulement 3,32. De même, on choi-sira un avocat selon les affaires qu’il aura traitées et lessuccès remportés, et un avocat célèbre aura tendanceà accepter des dossiers de clients prestigieux, ou biendes dossiers retentissants et donc susceptibles de ren-forcer sa réputation : il élargira ainsi sa clientèle. Undirecteur d’une collection de poche va évaluer laréputation d’un poète afin de décider s’il va le lancer(ou non) dans sa collection, lui ouvrant par là-mêmeun accès à un public plus large : il se fondera sur lesventes, les critiques portant sur son œuvre, l’influencequ’il peut avoir sur d’autres poètes, sa collaborationavec des artistes plasticiens reconnus, l’intérêt que luiportent les universitaires (au travers de séminairesencore très spécialisés), etc. Les mondes sociauxconnaissent des échelles de réputation différentes,mettant en œuvre des mécanismes différents : les cri-tiques (pour un artiste), le succès au tribunal (pour unavocat), des contrats avec de grandes entreprises (pourun consultant), la publication dans des revues cotées(pour un académique). Si la réputation est ainsi mobi-lisée par les différents acteurs, c’est parce qu’elle aide àréduire le risque inhérent à la réalisation de la presta-tion dont on ne mesure pas bien la qualité ex ante,telles la concrétisation d’une commande passée à unartiste, ou encore la prestation d’un avocat ou d’unmédecin. On mesure mal cette qualité, pour au moinsdeux raisons : ce sont des affaires de spécialistes que

« La réputation peut se comprendre comme une sorte de capital symbolique (au sens de BOURDIEU), qui se gère, sur lequelon peut spéculer ». Effigie de Victor Hugo sur un billet de banque émis en 1960.

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© ROGER-VIOLLET

(8) La publication en poche constitue un signe évident de consécration.Le classement des éditeurs s’est appuyé sur BOURDIEU (1999), les grandséditeurs étant : Gallimard (et ses filiales le Mercure de France et POL),Flammarion, Le Seuil et Albin Michel. Pour davantage de détails, je mepermets de renvoyer le lecteur à mes articles (DUBOIS, 2009a et 2009b).

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seuls des spécialistes peuvent juger, on doit décider des’associer (ou d’acheter une prestation) avant quecelle-ci ait été fournie. Un patient ne peut a priorijuger objectivement du talent d’un chirurgien, ce n’estqu’après l’opération qu’il saura si la prestation fournierépondait à ses attentes. Un éditeur décide de publier

un poète en poche avant de savoir s’il y réussira etcette réussite sera aussi la sienne puisque son travailconsiste à découvrir des auteurs de talent. Autrementdit, l’association entre deux acteurs mène à unéchange de réputations qui peut, en cas de réussite,renforcer la reconnaissance de chacun des partenaires

« Dans le monde de la poésie, la réputation s’acquiert lentement, par étapes qui sont commeautant de tournois, chaque fois plus exigeants. La multiplicité et la plasticité des projets, appa-remment informels, prennent place sur une route jalonnée d’épreuves, qui mène les meilleurs àla consécration, au panthéon littéraire ». Portrait de Pierre de Ronsard (1524-1585), dit “LePrince des poètes’’.

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© Albert Harlingue/ROGER-VIOLLET

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et, en cas d’échec, la menacer des deux côtés. Si undirecteur de collection se trompe trop souvent, l’édi-teur lui retirera sa confiance, tandis que le poèten’aura certainement pas de deuxième chance de voirson œuvre publiée en poche. C’est là le mécanismedes appariements sélectifs (MENGER, 2009), dont lacollaboration entre deux académiques signant ensem-ble un article fournit un autre exemple.

La réputation : un outil permettant de gérer les carrières et l’organisation

La réputation apparaît pour les individus comme unmoyen de construire leur trajectoire professionnelle,tout en fournissant aux organisations un levier sur lagestion des carrières. Je vais maintenant illustrer cesdeux points. Les poètes se montrent très attachés à leur réputation,qu’ils essaient de gérer au mieux. Ces stratégies, pastoujours conscientes (BOURDIEU, 2006), sont orien-tées par les structures sociales mêmes du monde oùl’individu agit, de sorte qu’il ne faut pas imaginer unartiste omniscient et spéculateur : si les poètes n’ontpas forcément insisté pour « passer » en poche, nimême réalisé que ce passage en poche constitue uneétape majeure dans leur carrière, très peu refusent ce « passage » (9). Les poètes ne s’associeront pas avec despartenaires qui risqueraient de dévaloriser leur capitalsymbolique et, de leur côté, les éditeurs les plus répu-tés s’intéressent naturellement aux auteurs les plusréputés. Les poètes ne publieront pas dans une maisonaccueillant des débutants peu réputés, s’ils ont déjà étépubliés chez Gallimard ou au Seuil. Ils peuvent rester,pour une part, fidèles à leur premier éditeur avec quides liens de confiance ont été tissés (pour des pla-quettes, des livres courts ou illustrés par des artistes,qui ne trouveraient pas leur place au catalogue d’ungrand éditeur, celui-ci, éventuellement, réunissantultérieurement ces productions en un seul volume) ;ils n’iront pas chez un autre petit éditeur, s’ils ontaccès à une maison d’édition prestigieuse, car celamenacerait aussi bien leurs ventes que leur accueil parla critique. Le niveau de réputation n’est pas ici le seulenjeu : il y a aussi la nature du travail fourni (ouattendu). Éditeurs et revues se rapportent plus oumoins explicitement à des choix esthétiques : unauteur étiqueté classique sera refusé par une revuepubliant de la poésie expérimentale, ladite revue étantsouvent liée directement ou indirectement à certainséditeurs, et non à d’autres. Par exemple, on ne trouvepas d’auteurs communs à Gallimard (assez classique),

et à POL, (plus expérimental), quoique cette dernièremaison appartienne à Gallimard. Et le seul auteurpublié chez POL à être passé en poche chezGallimard est Jacques Dupin, qui n’est pas (loin s’enfaut) le plus expérimental des auteurs de POL. Leniveau de réputation n’est pas le seul élément pris encompte lorsqu’on décide d’une association : l’éti-quette (dans le cas d’espèce, l’esthétique pour un chi-rurgien, ou pour un consultant, sa spécialité) renvoieà une perception du travail que peut accomplir unacteur, de ce que l’on peut attendre de lui. Un auteuraura tout à gagner à adresser ses manuscrits à desrevues ou à des éditeurs correspondant à ses propreschoix esthétiques. L’association avec telle ou tellerevue (ou tel ou tel éditeur) contribue à attacher uneétiquette à un auteur : publié chez POL, il sera réputé« expérimental », et il aura sans doute tendance àeffrayer des éditeurs plus conservateurs. Les éditeurs doivent eux aussi assurer la cohérence deleur catalogue, de leur politique éditoriale en choisis-sant des auteurs qui leur correspondent ; il y a doncdes sortes de « directives », comme BAXANDALL (1985)l’observait à propos des peintres du Quattrocento :être publié chez Gallimard exige de respecter un cer-tain nombre de règles. C’est pourquoi Gallimard adélégué à POL le travail avec les auteurs expérimen-taux, qui perceront (peut-être) plus tard, une fois cettelittérature mieux ancrée dans les conventions (sur lanotion de convention, voir BECKER (2006)). C’est làun moyen de ne pas passer à côté de poètes dont l’his-toire littéraire reconnaîtra (peut-être) plus tard lavaleur (10). Si Gallimard et le Seuil continuent demiser sur la poésie contemporaine, cela s’explique parleur histoire et par la nature de leur capital symbo-lique : ce sont des maisons littéraires réputées, quitournent essentiellement grâce à leur propre fonds (lefonds représentant 60% du chiffre d’affaires deGallimard). Il faut donc entretenir ce fonds en y inté-grant les auteurs qui, demain, feront l’histoire litté-raire, pour maintenir la marque, l’effet de réputationde la maison sur les critiques ou les enseignants (pres-cripteurs de « classiques » à leurs étudiants) et, biensûr, les lecteurs. Le directeur de la collection de pochede Gallimard parle ainsi de « classiques contempo-rains » pour désigner les poètes contemporains quiréussissent le mieux dans sa collection. Les éditeursgèrent donc leur propre réputation à travers leurs col-laborations avec les auteurs et les projets éditoriauxqu’ils conduisent. Car le travail des éditeurs, c’estavant tout de donner à leurs auteurs les meilleureschances de « monter en réputation » et d’assurer,

(9) Un des rares exemples est Henri Michaux qui, déjà parvenu à unstade avancé de sa carrière quand apparurent les collections de poche, netarda pas à être publié dans la collection de la Pléiade.

(10) Quant à ces règles non écrites, c’est, par exemple, pour Gallimard,le fait de respecter la grammaire et la syntaxe du français, tandis que desauteurs publiés chez POL s’amusent à les bousculer ou prétendent, en les

bousculant, faire bouger la langue en tant qu’instrument de pouvoir et denormalisation. Autre directive, qui étonne souvent : l’écriture en versréguliers exclut (à de très rares exceptions près) des meilleures maisons unpoète pour des raisons sociales et historiques : l’alexandrin est jugédépassé, daté, et seuls quelques poètes parviennent à en faire accepter unenouvelle version. Une très grande partie de la poésie contemporaines’écrit en prose.

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SÉBASTIEN DUBOIS

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ainsi, leur propre capital symbolique et leur réussiteéconomique. Les marchands de peintres impression-nistes (Durand-Ruel, Vollard) ou cubistes (Kahn -weiler) achetaient ainsi des œuvres de Monet, Manetou encore de Braque ou Picasso, pour, ensuite, fabri-quer leur réputation et revendre à un bon prix destableaux qu’ils avaient achetés moins cher, à unepériode où le peintre concerné n’était pas encoreconnu (WHITE (H.) et WHITE (C.), 1991). Une orga-nisation a intérêt à accroître la réputation de ses colla-borateurs (ou des collaborateurs extérieurs, avec les-quels elle travaille) : comme ses médecins, pour uneclinique ; ses enseignants-chercheurs, pour un établis-sement d’enseignement supérieur, etc. C’est aussi unemanière de stabiliser des relations, en montrant à sescollaborateurs (comme Durand-Ruel le faisait avec sespeintres) que leur réputation croît à travers leur colla-boration. C’est, enfin, attirer les talents : un poète iraplus volontiers chez Gallimard parce que cette maisona publié les grands noms de la poésie depuis le débutdu XXe siècle. À l’inverse, on peut avoir intérêt à atta-quer la réputation d’un concurrent : c’est là tout lesens des nombreuses controverses littéraires, où, pours’imposer, les écrivains jouent un double jeu consis-tant à se reconnaître des prédécesseurs prestigieux,tout en s’en détachant pour marquer leur originalitéet/ou critiquer souvent vertement ces mêmes prédé-cesseurs et des concurrents contemporains, le scandaleet la polémique contribuant à vous faire connaître. Làencore, ces stratégies ne sont pas nécessairement réflé-chies en tant que telles (elles le sont néanmoins sou-vent), mais le jeu de l’histoire littéraire fonctionneselon ces logiques, de sorte qu’en entrant en littéra-ture, on pratique quasi nécessairement ce jeu.

Fabriquer la réputation de ses collaborateurs (et la sienne propre) : quelles stratégies ?

Éditeurs et marchands d’art ont développé de nom-breuses stratégies pour fabriquer la réputation de leursartistes, et donc la leur. J’en présenterai trois : les stra-tégies de réseaux, l’appariement sélectif et la formali-sation des compétences.Les premières tournent autour de la communication,des relations publiques, en jouant sur la dimensionhorizontale de la réputation : il s’agit, en un mot, destratégies de réseaux (MULKAY et CHAPLIN, 1982).L’extension des réseaux améliore les perspectives decarrière (O’MAHONY et BECHKY, 2006 ; IBARRA etHUNTER, 2007) et les artistes cherchent à élargir leleur afin de trouver de nouveaux commanditaires,partenaires artistiques, employeurs ou intermédiaires(éditeurs, galeristes), ainsi, bien sûr, que de nouveauxclients. Organisation d’expositions et de vernissages,de lectures publiques et de rencontres littéraires, decocktails, travail avec la presse et les critiques de plusen plus orientés par le marketing : le grand marchandaméricain Léo Castelli, qui vendit les expressionnistes

abstraits (Pollock) et le pop’art (Warhol) créait des « épiphanies » et sut ainsi raccourcir le délai entre lemoment où il prenait ces artistes peu connus et lemoment où ceux-ci perçaient sur le marché de l’art.D’autres stratégies consistent à associer les artistesavec d’autres tout aussi connus (voire davantage),selon le mécanisme des appariements sélectifs : c’est làla fonction des préfaces, dans lesquelles un aîné pré-sente un cadet, ou des collaborations entre peintres etécrivains (René Char et Picasso), ou encore des collec-tions, dans lesquelles on peut intégrer un nouvelauteur aux côtés d’autres, mieux installés dans la célé-brité littéraire. La collection de poche PoésieGallimard publie ainsi des auteurs contemporainsdans un catalogue qui compte les plus grands noms dela poésie française et mondiale, manière de signifieraux critiques et aux lecteurs que ces poètes contempo-rains sont les nouveaux Baudelaire ou Aragon.Gallimard a bâti une stratégie de long terme pouraccompagner les poètes, dont la réputation (aucontraire de celle des romanciers) ne peut croître quelentement ; un coup commercial n’est pas possible enpoésie, et les prix, même les plus prestigieux, n’abou-tissent jamais à un décuplement des ventes, commeon l’observe dans le roman (DUBOIS, 2006). La mai-son commence à publier les jeunes poètes qu’elleretient dans ses revues, notamment la Nouvelle RevueFrançaise (NRF), où on leur demande des notules, descritiques, des articles, puis des poèmes. Elle publieraen volume ceux qui auront reçu le meilleur accueil,pendant qu’ils se socialisent auprès d’aînés déjà bieninstallés dans la maison (11) ; Gallimard emmèneraces poètes (jugés par leurs pairs, puis par les critiqueset le public) vers la consécration qu’est, pour un poètecontemporain, la publication de ses œuvres en collec-tion de poche.Troisième stratégie, il s’agit de théoriser ses compé-tences pour donner forme à celles-ci et les rendre plusfacilement repérables auprès des commanditaires, despartenaires : tous les poètes contemporains publiés enpoche (26 sur 27) ont produit des essais théoriquesfixant leurs positions esthétiques, leur place dans l’his-toire de la poésie en se recommandant (ou en criti-quant) des auteurs, présents ou passés. À l’inverse, lespoètes moins réputés ne pratiquent pas cet exercicedans les mêmes proportions, ni de manière aussiconvaincante. De plus, cette formalisation renforcel’identité d’un auteur, lui offrant de meilleures pers-pectives, comme ZUCKERMAN et alii (2003) l’ont

(11) 42,31 % des poètes publiés entre 1960 et 1967 dans cette revue(NRF) ont trouvé leur place dans la collection de poche de Gallimard.Logiques de réseaux et d’échange de réputation, comme en témoignel’histoire du Groupe Lambrichs. Éditeur et écrivain discret, il s’étaitentouré de nombreux poètes tandis qu’il dirigeait une autre revue chezGallimard, Le Chemin, dont il fut le « ciment » (Jude STÉFAN, Rencontreavec Tristan Hordé, Argol, 2005, p. 67) avant de prendre la tête de laNRF en 1977. Ce petit groupe rassemblait les poètes Jude Stéfan,Jacques Réda, Michel Deguy, Georges Perros, Ludovic Janvier et MichelButor (aujourd’hui tous publiés en poche, chez Gallimard).

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EN QUÊTE DE THÉORIES

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montré à propos des acteurs de cinéma. C’est pour-quoi les poètes ne changent pas d’orientation esthé-tique au cours de leur carrière afin de se rendre plusfacilement identifiables et de ne pas brouiller leur « étiquette » (DUBOIS, 2009a), c’est-à-dire la percep-tion que l’on peut avoir de leur travail ; pareilleconversion exigerait d’eux un long travail (appropria-tion de nouvelles techniques d’écriture, de nouvellesréférences), ainsi que le renouvellement d’une impor-tante partie de leur réseau professionnel.Ces stratégies portent leurs fruits, car les ventes despoètes édités en poche atteignent des tirages respecta-bles (de l’ordre de 80 000 exemplaires, pour les meil-leurs) et quatre des dix meilleures ventes de la collec-tion de La Pléiade (la plus rentable de Gallimard,représentant 15 % de son chiffre d’affaires) concer-nent des poètes. La réputation a un impact décisif surles tiers, tel le public, qui, voyant un poète publié dansune collection prestigieuse, sera plus enclin à acheterle livre, que si celui-ci était paru chez un petit éditeurinconnu, de même que les libraires, les critiques oul’université y prêteront davantage attention. Lesacteurs ont donc intérêt à ce que leur réputation s’ac-croisse à travers leur association, en vertu d’enjeuxtant symboliques (la gloire littéraire) que financiers.Gallimard a ainsi pu continuer à se présenter commele lieu où se fabrique la grande littérature, notre pan-théon littéraire, qui admet toujours quelques nou-veaux poètes à son firmament.

CONCLUSION

La réputation est une notion complexe, une catégo-rie de pensée collective partiellement manipulable(et par conséquent opérationnelle) qui se construitdans les interactions entre les acteurs. Ceux-ci yrecourent à travers une approche empirique, biensouvent intuitive, alors qu’ils en ignorent les méca-nismes. Quoique ces mécanismes empiriquesvarient d’un monde social à l’autre et d’un marché àl’autre (une collaboration avec un artiste-peintre,pour un écrivain ; la participation à un séminaireprestigieux, pour un universitaire), ils obéissentnéanmoins aux principes que j’ai tenté de dégagerici, qui positionnent la réputation sur trois axes : «l’étiquette » et les informations qu’elle résume, sonétendue sociale et son inscription dans le temps.C’est aussi renforcer l’efficacité de l’action, notam-ment parce que la réputation agit sur les motiva-tions intrinsèques des individus (12), très sensiblesà la valorisation de leur travail, autant qu’à celle de

leur valeur sur des marchés très concurrentiels. Laréputation est donc non seulement un outil mobili-sable dans la gestion de projets complexes associantdivers partenaires, mais aussi un objectif potentielpour les participants. Les mondes de l’art offrent uncas paradigmatique permettant d’observer dans ledétail des mécanismes organisationnels, tels quel’appariement sélectif ou la formulation des compé-tences, sachant que le comportement des profes-sions intellectuelles (avocats, médecins, acadé-miques, experts, graphistes…) s’apparente, par biendes côtés (autonomie, motivations intrinsèques,sens de la concurrence) à celui des artistes (13).Comme les artistes, les professions intellectuellesont tendance à privilégier la liberté que procurentles carrières « nomades », tandis que les travailleurspeu qualifiés préfèrent des emplois plus stables(MARLER, BARRINGER WOODARD et MILKOVITCH,2000). L’employabilité des premiers est, à l’évi-dence, bien supérieure à celle des seconds ; il n’estdonc pas surprenant que la réputation compte biendavantage dans ces professions intellectuelles. Cesconclusions invitent la recherche managériale à serapprocher d’autres champs disciplinaires, puisque« bien que la recherche sur les carrières reconnaisseses racines interdisciplinaires, elle tend encore àsous-estimer les contributions potentielles d’autreschamps (l’anthropologie, la sociologie) qui pour-raient faire progresser notre compréhension des pro-cessus de carrière » (SULLIVAN, 1999, p. 478). �

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(12) Pour une étude sur la subordination et les motivations intrinsèques,voir RICHER et VALLERAND (1995).

(13) CHIAPELLO (1998) développe ce point dans la relation paradigmatique entre artistes et managers (voir la bibliographie ci-après).

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LA HAUTE COUTUREAUJOURD’HUI : COMMENT CONCILIERLE LUXE ET LA MODE ? La maturité de nombreux secteurs industriels a remis en cause leurbusiness model. Les maisons de haute couture, contrairement auxapparences, ne se réduisent pas à l’exubérance de leurs grands couturiers : elles ont dû faire évoluer l’approche purement artisanalede leur activité pour pouvoir s’adapter aux changements de leurclientèle historique et ce, grâce au co-développement de deux différenciations « produits » : celle du luxe et celle de la mode.

Cette transition a profondément impacté l’organisation de ces sociétés : lesmaisons de haute couture ont trouvé des solutions originales leur permettantde dépasser l’opposition entre mode et luxe et de figurer, aujourd’huiencore, parmi les entreprises les plus rentables. Ainsi, derrière le strass et les paillettes, on découvre un monde atypique dans sa structure et son organisation, qui pourrait bien fasciner au moins autant par la finesse desstratégies qu’il met en œuvre que par ses créations elles-mêmes...

Par Marine AGOGUÉ* et Guillaume NAINVILLE*

EN QUÊ DE THÉORIES

La mode et le luxe sont deux secteurs qui, au pre-mier abord, semblent voisins : en effet, la hautecouture incarne le summum de la mode par sa

grande créativité, l’importance de ses défilés ou,encore, son rayonnement international. D’autre part,la haute couture est depuis de nombreuses années lecœur de métier de la plupart des maisons de luxe,comme Chanel, Dior ou Lanvin.Pourtant, à l’analyse, les activités de luxe et de modese révèlent profondément différentes en matièred’identité produits, de clientèle, de stratégies com-merciales, de business models, ou encore d’organisationde la production et de la distribution des produits. Lamode et le luxe renvoient donc à deux stratégies « pro-duits » très différentes et, par conséquent, à des orga-

nisations également distinctes. Cependant, si la plu-part des marques se positionnent majoritairement surl’un ou l’autre de ces secteurs, certaines maisons cher-chent, au contraire, à maintenir un équilibre plus finentre une logique de création fortement associée aurenouvellement des tendances de la mode et le main-tien d’une tradition, de codes et d’une histoire carac-téristiques du luxe.On prend alors conscience d’un paradoxe : d’un côté,une entreprise orientée « mode » doit se doter d’uneorganisation agile et très réactive, alors qu’une maisonorientée « luxe » se doit de capitaliser sur ses succès

* École Polytechnique – Master PIC.

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MARINE AGOGUÉ ET GUILLAUME NAINVILLE

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passés. La question sepose donc de savoircomment associer cesdeux stratégies « pro-duits ». Manier à la foisdes produits de luxe (trèsclassiques et perma-nents) et des nouveautésà la pointe de la mode serévèle, en effet, une tâchedélicate pour toute en -treprise. Il semble néces-saire de se positionnerentre le luxe et la mode,si l’on veut concilier descaractéristiques très dif-férentes sur le plan de lacréation, de la chaînelogistique, de la gestionde l’image et, enfin, duprocessus de vente.Cet article fait suite à untravail de recherche-intervention (HATCHUEL

et MOLET, 1986) réaliséchez Christian DiorCouture – marque em -blé matique de cette stra-tégie associant le luxe etla mode – dans le cadredu master PIC (Projet, Innovation, Conception) del’École Polytechnique. Nous allons dans un premiertemps établir ce qui différencie le luxe et la mode entermes de caractéristiques produit. Nous verronsensuite en quoi cette différenciation des produits clas-siques et des nouveautés peut impacter l’organisationdes entreprises qui les commercialisent. Enfin, nousnous interrogerons sur le business model qu’une entre-prise doit adopter, dès lors qu’elle choisit de concilierles composantes contradictoires du luxe et de la mode.

DES EXPRESSIONS DIFFÉRENTES DES CARACTÉRISTIQUES DE LA MODE ET DU LUXE SELON LES PRODUITS

Luxe et mode jouent sur deux types de différenciation

Un amalgame savamment entretenu par les marquesest souvent fait en ce qui concerne le luxe et la mode :il consiste à laisser croire que tout produit de luxe estégalement un produit de mode, et réciproquement.Pourtant, à bien y regarder, parler de produits de « mode » ou de « luxe » suppose qu’il puisse existerplusieurs versions d’un même article : un produitbasique – ni « luxe », ni « mode » –, un produit de

mode, un produit deluxe, voire un produitintégrant à la fois descaractéristiques du luxeet de la mode. Cettedouble différenciationd’un même produitpose le problème desavoir comment inter-agissent ces différentesdimensions.Les critères qui définis-sent le luxe se rappor-tent, pour l’essentiel, àdeux aspects (NUENO,QUELCH, 1998) : d’unepart, une faible valeurde la fonctionnalité duproduit relativement àson prix (par exemple,un vêtement de luxereste un simple vête-ment, même si son prixest très élevé) et, d’autrepart, une forte valeur del’image du produit rela-tivement à son prix (unvêtement d’une marquede luxe est mieuxreconnu, socialement,

qu’un vêtement « lambda »). Le premier aspect insistesur une qualité intrinsèque du produit (son prix élevé,sa grande qualité, sa créativité, sa technologie…),alors que le second met l’accent sur la valeur ajoutéeinhérente à la marque (le prestige que la marqueconfère au produit). Cette différenciation par le luxeest l’archétype de ce que la théorie économique néo-classique appelle la différenciation verticale(GABSZEWICZ, 2006), qui fait qu’entre deux produits(l’un, basique, et l’autre, de luxe) au même prix, tousles consommateurs se reporteront sur la versionluxueuse. En effet, le luxe est une des solutions déve-loppées afin de recréer une stratification sociale aboliepar la démocratie (WEBER, 1964), pour ceux qui dési-rent marquer leur statut.À l’inverse, la mode est une autre sorte de différen-ciation produit. En effet, entre deux produits demode, A et B, identiques en termes de prix etd’usage (par exemple, des pantalons), les clients serépartissent en deux populations : ceux qui achète-ront l’article A et ceux qui achèteront l’article B, sansqu’ils se reportent tous sur la même version , commece serait le cas pour une différenciation par le luxe.On parle alors de différenciation horizontale(GABSZEWICZ, 2006). Ce phénomène s’explique parle fait que la mode répond à un autre besoin desconsommateurs : il ne s’agit plus d’afficher son sta-tut dans la société, mais bien, dans un contexte de

« La mode se démode, le style - jamais… »Coco Chanel (1883-1971), en 1936 à Paris.

© Boris Lipnitzki/ROGER-VIOLLET

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mondialisation des cultures et d’uniformisation denos sociétés, de montrer sa singularité ou son appar-tenance à un groupe (SIMMEL, 1999), et de redonnerun rythme au temps, en matérialisant les saisons oules années (BAUDRILLARD, 1976). Ainsi, la modeapparaît comme une technique de différenciationéphémère qui touche tous les produits – de la grandeconsommation à la distribution sélective des magasinsde luxe – en s’inscrivant dans un schéma d’imitation– le vêtement en tant que signe d’appartenance –et/ou de distinction : « le style ou l’allure sont desfaçons de se représenter par rapport aux autres et donc,de construire son identité » (CARREIRA, 2008).

Les produits de luxe et les articles de mode n’ontpas les mêmes caractéristiques

On peut identifier plusieurs variables discriminantesqui permettent de distinguer un produit luxueuxd’un produit de mode : la qualité des matériaux, latechnicité de la confection, la technologie nouvelleemployée, la durée de vie, le rapport qualité/prix, ladiversité de l’offre, l’originalité du produit par rap-port à la concurrence et la volatilité de la demande(liée aux effets de mode). L’influence de ces critèresdans la décision d’achat du consommateur est varia-ble.Ainsi, par exemple, les produits de luxe se caractérisentpar la très grande qualité des matériaux utilisés (voireleur rareté), par la technicité de la confection (souventprésentée comme artisanale) ou par la recherche d’unetechnologie innovante (voire exclusivement exploitéepar une marque). Ces produits ont souvent une trèslongue durée de vie – comme, par exemple, le sacKeepall, créé par Louis Vuitton dans les années 1930 –,ils ne sont pas forcément très originaux et vis-à-visd’eux, les clients font souvent preuve d’une certaineconstance dans leurs attentes. Parmi les marquesemblématiques qui commercialisent des produits clas-siques, on peut notamment citer Hermès et son sacKelly, Chanel et sa « petite robe noire » ou encore Rolex,avec sa montre Oyster.Au contraire, les produits de mode se singularisentpar la brièveté de leur durée de vie – un produit duprêt-à-porter ne reste pas plus de 4 à 8 semaines dansune boutique Zara (CORREA, 2007) –, par la trèsgrande diversité de l’offre ou des versions disponi-bles (CHRISTOPHER, LOWSON, PECK, 2004) et,enfin, par la très grande variabilité de la demandeliée à la tendance du moment. Les trois plusgrandes marques de renommée mondiale qui com-mercialisent ce genre de produit sont la firme sué-doise Hennes&Mauritz (H&M), l’Espagnol Zara etle géant américain Gap. Ces enseignes doivent faireface à de nouveaux entrants, généralement trèsagressifs en termes d’innovation et de politiquetarifaire, comme par exemple le Japonais Uniqlo(Fast Retailing).

Figure 1 : Différenciation du produit entre luxe et mode

Pourtant, les caractéristiques du luxe et de la modeque nous présentons ici ne sont pas forcément antago-nistes, en ceci qu’un même produit peut très bien être,à la fois, luxueux et à la mode. En effet, le fait d’êtreréalisé dans des matériaux de qualité et d’utiliser destechniques de confection irréprochables (entre autres)n’empêche pas qu’un objet puisse être aussi très origi-nal, en rupture avec son temps, ou même déclinableen de nombreuses versions. On rencontre ce cas,notamment, dans le domaine de la haute couture, àl’image des grandes griffes, comme Christian DiorCouture, Lanvin ou Givenchy pour ne citer qu’elles.L’univers de la haute couture s’articule autour desdéfilés, qui expriment toute la créativité, l’énergie et ledynamisme d’une personnalité – Karl Lagerfeld pourChanel, John Galliano pour Dior –, et dont les retom-bées affectent toutes les catégories de produits.Pourtant, les maisons fondées sur ce corps de métier,certes prestigieux, ne sont plus rentables, du fait queles ventes ne sont pas suffisantes pour assurer à ellesseules le développement économique d’une société : àla fin des années 1990, parmi les grandes maisons decouture française, seules Chanel et Yves Saint Laurentéquilibraient leurs comptes et, depuis le retrait d’YvesSaint Laurent de sa maison, en 2002, Chanel est pro-bablement la seule à encore y parvenir en 2008(BASTIEN, KAPFERER, 2008). Les maisons de hautecouture ont donc développé de nouveaux businessmodels, en s’adaptant à l’évolution de leur clientèle,tout en conservant une activité de couture envisagéecomme un laboratoire de recherche, avec tous lesavantages (innovations, création, ouverture de nou-veaux segments produits…) et les inconvénients(dépense d’argent, de temps, de moyens, rentabilité àlong terme…) qui s’attachent à la recherche et déve-loppement : « La Haute Couture est le laboratoire derecherche de la maison, dans lequel travaillent une cen-

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Importance du critère dans la décision d’achat du client

mode

Luxe

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taine de couturières. C’est notre direction R&D, dont lesretombées rejaillissent non seulement sur les produits,mais aussi sur l’image de Dior. » (TOLEDANO S., 2006).

Traduction de la dualité luxe-mode en termes d’offre produit

Les notions de luxe et de mode renvoient à descaractéristiques produit différentes. Il apparaît ainsideux typologies produit : les classiques, issus dumonde du luxe et les nouveautés du secteur de lamode. Les articles dits classiques ne se contententpas de répondre à des codes classiques ; de la mêmemanière, les nouveautés ne se cantonnent pas à« être des produits nouveaux ». Ces deux types deproduits se distinguent selon au moins six critères :leur rapport au temps, leur durée de vie, les succèsauxquels ils sont associés, la gestion commerciale quien est faite, la largeur de l’offre disponible et, enfin, letype de créativité dont ils procèdent (voir le tableau 1de la page suivante).Un produit classique est ainsi un produit qui a déjàune histoire, dont la production ne s’est jamais arrêtéedepuis son lancement et qui, par la reprise de codesintemporels propres à sa marque, permet d’être tou-jours convoité par une clientèle devenue fidèle. Paropposition, une nouveauté est un article qui n’avaitjamais été édité par la maison, dont la production va

se limiter à une ou deux saisons et qui va probable-ment être en phase avec la tendance du moment – unecouleur, une forme, une matière –, mais qui ne répon-dra plus forcément aux critères esthétiques de la saisonqui suit.Cette définition soulève de nombreux problèmes : lepremier résulte du fait qu’un produit ne peut pas naîtreen étant intrinsèquement classique, mais qu’il doit ledevenir, puisqu’il lui faut se construire une renommée.Autrement dit, construire un produit classique revientà développer conjointement un produit iconique et uneclientèle qui lui restera fidèle. Ensuite, contrairement àce que suggèrent leurs noms, il ne suffit pas d’être nou-veau pour être catégorisé comme nouveauté : en effet,une nouveauté se singularise surtout par le fait qu’elleest un produit éphémère, qui peut certes constituer lanouveauté de la saison, mais qui sera remplacé par laprochaine nouveauté. Cette remarque nous permetalors de distinguer les nouveautés des nouvelles versionsde classiques, qui correspondent au lancement d’unclassique dans une nouvelle déclinaison de couleurs, decoupes, de matières…

La nécessité, pour les maisons de couture, de jouer à la fois sur deux différenciations produit

Les notions de luxe et de mode se traduisent par deuxstratégies bien distinctes l’une de l’autre, et donnent

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« L’univers de la haute couture s’articule autour des défilés, qui expriment toute la créativité, l’énergie et le dynamisme d’unepersonnalité, et dont les retombées affectent toutes les catégories de produits ». Fin d’un défilé de mode de la maison ChristianDior, 22 janvier 2001.

© Stephane Cardinale/SYGMA-CORBIS

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naissance à des produits qui diffèrent non seulementpar leurs caractéristiques, mais également par leur ren-tabilité. La question posée aux entreprises du secteurest, dès lors, de se positionner sur une stratégie de pro-duits classiques luxueux, sur une stratégie de produitsde mode, à savoir les nouveautés, ou encore sur unmélange des deux. Les maisons de haute couture, traditionnellementpositionnées sur le luxe, ont compris depuis bienlongtemps que le fait de capitaliser sur leurs succèspassés et d’adopter une politique de produits unique-ment classiques risquerait de lasser leur clientèle, enne renouvelant leur offre qu’à la marge. Proposer une

offre de nouveautés au sein des collections leur per-met, au contraire, de dynamiser leur marque etd’augmenter la fréquence d’achats de la clientèle, car,par définition, ce qui est à la mode se démode. Ainsi,un sac acheté au cours de la saison passée sera rem-placé par une nouveauté collant mieux à l’« air dutemps ».Une marque qui ne se développe que par le lancementde produits de mode d’une durée de vie forcémentlimitée finance la création d’un nouveau produit àpartir de ses succès précédents ; alors qu’une autremarque, se développant à partir d’un produit de luxedéjà en vente, utilise les bénéfices dégagés pour main-

Rapport au temps

Durée de vie

Succès

Gestion commerciale

Largeur de l’offre

Type de créativité

Les classiques sont ancrés dans une histoire,souvent centrée sur une personnalité, un événement, une culture : le sac Kelly d’Hermèsest associé à la princesse Grace Kelly, toutcomme le sac Lady Dior à la princesse Diana.

Les produits classiques ont une durée de vie très longue et ne sont jamais retirés de la vente.

Les classiques sont obligatoirement des succèset leur longévité est une preuve de ce succès.Les classiques sont indissociables de la réussited’une marque et entretiennent avec elle un rapport presque métonymique comme pour le parfum N°5 de Chanel.

Un classique n’est jamais soldé ou du moins ne devrait jamais l’être, pour ne pas altérerl’image qu’il incarne pour la marque.

Les classiques sont déclinés dans deux types degamme en boutique : la gamme achetée par lesclients avec des couleurs neutres (noir, marron,beige, blanc pour la maroquinerie), des taillescourantes (ni trop grand, ni trop petit au regarddes caractéristiques de la clientèle) et desformes simples (carré, en trapèze…) ; et unegamme plus originale qui sert essentiellement àune stratégie visuelle visant à égayer les vitrineset provoquer l’acte d’achat du client.

Les classiques se renouvellent par petitestouches, ils restent mutatis mutandis fidèles aux codes qu’ils ont eux-mêmes contribué àcréer, mais ils vont intégrer, par exemple, uneinnovation incrémentale, souvent subtile pour le profane, comme une nouvelle couleur, unenouvelle taille ou matière, mais qui ne faitjamais perdre de vue la nature du produit.

Les nouveautés sont des produits en adéquationavec une tendance et les goûts d’une époque.Les stars du moment assurent souvent leur promotion.

Les nouveautés ont une durée de vie très courte,car ils n’ont pas pour vocation première dedurer : ils correspondent à une période – à l’étéou l’hiver de telle ou telle année par exemple.

Le succès d’une nouveauté n’est jamais assuréet dépend largement de la tendance, ducontexte et aussi du mode de promotion du produit.

Les nouveautés sont souvent soldées en fin de saison ce qui correspond à leur fin de vie commerciale, et ce sans altérer l’image de la marque. Les stocks peuvent également êtreécoulés par des magasins d’usine ou en ventesinternes.

L’offre des nouveautés est beaucoup plus largeque celle des classiques : des couleurs peu utilisées sont proposées (comme le rose, violet,vert, fuchsia…), ainsi qu’une grande gamme detailles. Cette largeur de l’offre répond au besoindu client de mode de s’approprier l’objet.

Les nouveautés sont créées par innovation radicale en matière de forme, de couleur, dematériaux ou de technologie. Comme leur cycle de vie est très court, elles ne sont pas, en général, déclinées en différentes versions.

Les classiques Les nouveautés

Tableau 1

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tenir ce produit à son niveau, ce qui est beaucoupmoins consommateur de temps et d’argent. En effet,le lancement d’un nouveau produit coûte très cher : ilfaut d’abord rentabiliser la recherche qui a précédé lacommercialisation, la formation des vendeurs sur lenouveau produit en question, il faut également consa-crer une grande part du budget à la promotion dunouveau produit pour que les clients en découvrentles attributs, puis se l’approprient… À l’opposé, lagestion d’un article déjà exploité coûte beaucoupmoins cher : il « suffit » – et cette tâche est déjà en soidifficile – de savoir « redonner un coup de jeune » auproduit.

Figure 2 : Deux gestions différentes des lancements produits.

Toute la question est alors de comprendre com-ment se développe une maison qui joue sur les deuxtableaux, à savoir proposer, dans le même temps, uneoffre de produits orientée luxe, et une offre orientéemode. On peut faire le parallèle entre la gestion de l’offreproduit d’une maison de haute couture et lamanière dont les grandes sociétés industriellesgèrent leurs domaines d’activités stratégiques. Onconstruit ainsi une matrice analogue à celle duBCG (FENNETEAU, 1998), dans laquelle, en abs-cisse, on porte la part relative du chiffre d’affaireset, en ordonnée, sa croissance. La superficie del’aire étant proportionnelle au chiffre d’affairesgénéré par le produit.Cet outil d’analyse très simple soulève pourtant unedifficulté de taille : en effet, l’identification du posi-tionnement des classiques et des nouveautés parmi lesvaches à lait, les stars, les dilemmes et les poids mortsne répond pas à la question de savoir quoi en faire. Sil’interprétation des poids morts est assez évidente – ilfaudrait s’en débarrasser –, la question de savoir quefaire des stars reste entière : les transformer en clas-siques, ou bien « tuer » le produit alors qu’il est encorerentable.

UNE ORGANISATION DES ACTIVITÉS DIRECTEMENT LIÉE À LA NATURE DES PRODUITS

Comme nous venons de l’établir, certaines marquesutilisent à la fois le luxe et la mode pour différencierleurs produits. Cette remarque aurait peu d’impor-tance si la distinction entre les produits classiques etles nouveautés n’avait pas de conséquence en termesorganisationnels sur les activités d’une maison dehaute couture. Nous allons montrer à présent com-ment ces différences interviennent au cours du cyclede vie d’un produit, depuis sa création, sa production,sa distribution et sa vente, en passant par sa promo-tion.

Une création de rupture pour les nouveautés, et une création incrémentale pour les classiques

La création d’un produit repose sur la définition d’unstyle, de lignes, d’une coupe, qui répondent à une ten-dance déjà existante ou qu’ils créent de toutes pièces.Pourtant, les produits classiques et les nouveautés nesont pas envisagés de la même manière, en termes decréation :– Les nouveautés reposent sur une création radicale,au sens où rien ne pouvait permettre de prédire,quelque temps auparavant, l’utilisation de telles outelles couleur, coupe ou matière. Cela n’empêche nul-lement de s’inspirer d’éléments déjà existants, endétournant certains codes d’une maison (la ceintureChanel, inspirée de la poignée de son sac emblématique,le 2.55), en puisant dans d’anciennes modes (comme,par exemple, la mode des années 1960, et en particulierle look de Jackie Kennedy, pour la collection 61 de chezDior Couture) ou encore en puisant dans l’inspirationde certains pays (voyages des directeurs artistiques etthématiques géographiques, en ce qui concerne lamaison Hermès). Dans tous les cas, les nouveautés secréent par rupture avec la saison précédente, de sorteque lorsque l’on regarde la succession des nouvellescollections d’une maison comme Dior, saison aprèssaison, on n’y retrouve pas véritablement de conti-nuité, ni dans les formes, ni dans les matières.– Concernant les classiques, il faut bien distinguerdeux types de créations : il y a la création originelle

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Volume des ventesÉvénements (nouvelle déclinaison ou promotion du produit)

Produit A Produit B Produit C

Volume des ventes

Temps

Temps

10 %

100 % Part du chiffre d’affaires

croissance

classique

nouveautéStar

Vache à lait Poids mort

Dilemme

0 %0 %

Figure 3 : Matrice de BCG théorique des produits proposéspar une maison de haute couture.

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(c’est-à-dire le lancement du produit) et son renouvel-lement. En effet, les produits de mode sont éphé-mères, leur durée de vie commerciale étant très limi-tée – de l’ordre d’une ou deux saisons –, par oppositionaux produits de luxe, qui restent, quant à eux (indé-pendamment des tendances) beaucoup plus long-temps présents dans l’offre produits des marques, à telpoint qu’ils sont souvent qualifiés de « sans âge ».Pourtant, un produit de luxe qui ne se renouvellejamais – tant au niveau de ses caractéristiques physiquesque de sa promotion de vente – est un produitcondamné à mourir : en effet, même une clientèlefidèle se lasse, à un moment ou à un autre, et il fautdonc que la marque sache le remettre continuellementau goût du jour, soit en en proposant une nouvelleversion (nouvelle gamme de couleurs, de matières,

réinterprétation par un nouveau directeur artis-tique…), soit en procédant à une nouvelle promotion(nouvelle campagne de publicité, produit porté parune star ou vu dans une série télévisée…). Un exem-ple typique de cette transformation par petitestouches successives est donné par l’évolution du design du flacon de parfum N°5 de Chanel, qui figure

toujours dans les premières ventes de parfums auniveau mondial.Au contraire, le lancement originel d’un classiquerepose sur un savant mélange entre une rupture radi-cale, une très bonne promotion et la reprise du pro-duit par une personnalité iconique (comme une stardisposant d’une forte capacité à faire rêver, on pourraitciter Audrey Hepburn, pour Givenchy) ou bien par destêtes couronnées (comme Grace Kelly, dans le casd’Hermès). Ce constat suggère que c’est bien à partird’une nouveauté que l’on crée un classique, et c’estpourquoi cette transformation est une question straté-gique pour les maisons de haute couture. On dit, parexemple, de Bernard Arnault (THOMAS, 2008) qu’ilaurait demandé à Christian Lacroix, après son pre-mier défilé, quels étaient ses classiques.

Une distinction s’opère donc entre deux stratégiesproduit : celle du secteur de la mode, axée sur les nou-veautés, et celle du luxe, davantage orientée vers lesproduits classiques. Cette différence jouant sur lanature des produits renvoie à deux types d’organisa-tion bien différents, l’une agile et très réactive, l’autrecapitalisant sur les succès passés.

Création

Achat

Production

Suivi des ventes

Promotion

Vente

Capitalisation sur les réussites passées,extension de lignes et déclinaison des classiques en reprenant systématiquement les codes identitaires de la marque, mais en proposant de nouvelles couleurs, matières…

Achats facilités par l’utilisation de prévisions statistiques reposant sur un historique desventes passées.

Temps de production assez long pour pouvoirgarantir une qualité irréprochable à des pro-duits qui sont censés incarner l’image de lamaison (politique de push retail).

Historique important et fluctuations faibles dans les ventes, qui permettent un suivi desventes assez facile.

Communication orientée sur l’histoire du produit, mettant en scène des personnalitésfortes : Grace Kelly, Lady Diana…

Discours des vendeurs portant essentiellementsur les codes identitaires de la maison ; argumentation concernant le choix indémodable du client.

Création d’une rupture qui ne reprend presquerien de ce qui se faisait auparavant.

Achats estimés par des benchmarks, avec anticipation de la tendance et de la volatilité de la demande.

Importante réactivité de la production qui doitpouvoir satisfaire une demande forte en cas de succès ou bien s’en tenir à la première commande (politique de pull retail).

Historique très faible, voire inexistant, qui suppose de pouvoir identifier très rapidement les signaux de ventes pour ensuite faciliter les ventes d’un best seller (réapprovisionnementet production, si nécessaire).

Communication reflétant les tendances du moment, mettant en scène des mannequins ou des stars.

Force de vente très rapidement formée pourfaire rêver le client en présentant les nouvellescaractéristiques du produit ; difficulté pourimposer de nouvelles normes à travers les nouveautés.

Classiques Nouveautés

Tableau 2

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La constitution des assortiments de nouveautés suit la succession des saisons, alors que celle desclassiques est entretenue de manière continue

Que les marques de luxe/mode possèdent ou non en pro-pre la totalité de leurs fournisseurs, elles doivent toujoursdisposer d’une cellule Achat, dont la fonction est decommander pour l’ensemble du réseau de distribution –le réseau retail, dans la profession –, les articles que lamarque va vendre dans ses points de vente : il s’agit dedéfinir l’assortiment produit. On entend donc par« achats », ceux effectués en interne pour le réseau retail,un acheteur étant une personne réalisant ces achats.Les classiques étant vendus toute l’année et ce, quelleque soit la saison, la cellule Achats sollicite la produc-tion tous les mois, voire en continu, pour répondre àla demande. L’acheteur disposant de l’historique de lalignée de produits peut passer ses nouvelles com-mandes à partir d’un modèle de prévision des ventes.Par contre, il en est tout autrement des nouveautés,qui doivent suivre les saisons, qu’elles sont censéesincarner. Ainsi, pour les nouveautés, les achats se fontquatre à six fois par an, lors de sessions de vente quidurent environ une semaine, à la suite des défilés : cesont les fameuses « fashion weeks ». Pour décider quelassortiment mettre dans son réseau de boutiques,l’acheteur travaille sur un benchmark entre différenteslignes dont il connaît la réussite ; il fait des prévisionsde ventes sur cette nouvelle ligne présentée et il endéduit une première estimation de la quantité à com-mander. Il doit ensuite prendre en compte la ou lesparticularités de son réseau de boutiques : il peuts’agir de la couleur, du style (orientation classique,fashion, logo monogramme, casual…), de la forme duproduit (les grands sacs aux États-Unis et les petits enAsie, par exemple). Interviennent également la saison-nalité (les différences liées à l’été, à l’hiver ou aux fêtes,comme Noël) et la tendance générale de la mode.Savoir modéliser et proposer un assortiment est indis-pensable pour concentrer les achats sur des référencesanticipées comme « best-sellers ». Toutes les boutiquesd’un réseau retail proposent ainsi une image cohé-rente en termes d’assortiment de produits et, enamont, l’entreprise gagne en optimisation de la pro-duction, par un effet d’échelle. Ainsi, dans le cas des produits classiques, l’assortimentpeut être défini de manière très rationnelle en modélisantla demande en fonction des ventes passées, alors que laconstitution des assortiments de nouveautés nécessiteune appréciation du produit et de la tendance généraleconduisant à parier sur la réussite d’une nouveauté.

Une production devant répondre efficacement à unedemande fortement volatile ou à des exigences dequalité élevées

La production des produits de luxe et de mode est trèsexigeante, pour plusieurs raisons assez différentes.

D’abord, concernant les nouveautés, il est nécessaired’avoir un système de production extraordinairementréactif pour faire face à une demande très volatile quipeut s’emballer, pour certains produits, mais stagner,pour d’autres. La maîtrise des délais de productiondevient alors un enjeu stratégique puisque c’est d’elleque dépend le time-to-market, qui peut exiger de passer d’un cycle de développement/production/dis-tribution d’une durée de plusieurs mois à un cycled’une durée limitée à quelques semaines. Dès lors, oncomprend pourquoi la maîtrise de la production estdevenue un avantage concurrentiel majeur ces dernières années, comme l’illustre notamment l’exem-ple espagnol de Zara (voir l'encadré de la page sui-vante).Comme nous l’avons vu précédemment, une des carac-téristiques principales du luxe est la très grande qualitédes produits, qui va des plus abordables aux plus coû-teux ; il en découle que les temps de production du luxesont souvent plus longs (de l’ordre de plusieurs mois)que ceux de la mode et ce, pour être à même de garan-tir une qualité irréprochable, même si cela peut parfoisavoir pour conséquence des ruptures de stock à l’éche-lon des boutiques. Ainsi, par exemple, le sac Kelly de lamarque Hermès n’est disponible que trois à six moisaprès qu’on l’ait commandé, en raison de la duréeimportante de son processus de production.

Le suivi et la prévision des ventes sont effectuésgrâce à des techniques radicalement différentes

Dans le cas des nouveautés, l’identification des best-sellers peu de temps après leur lancement (dans le pre-mier mois, voire les premières semaines de vente)s’impose pour éviter des ruptures de stocks et doncrendre possible un réapprovisionnement ou, aucontraire, si le succès n’est pas au rendez-vous, pourlaisser « mourir » le produit. Un suivi des ventes per-formant peut permettre à une entreprise de mode demodifier son assortiment au fil de l’eau, dans le but demaximiser son profit (CARO, GALLIEN, 2005) (unetelle identification est toutefois rendue très difficilepar la grande volatilité de la demande qui caractériseles produits de mode).À l’inverse, le suivi des ventes des produits classiquesest facilité par l’existence d’un historique et, surtout,par une demande plus stable : on dispose ainsi de pré-visions statistiques assez fiables au regard du volumedes ventes passées, prévisions qui permettent de pas-ser commande de réassorts de ces produits et d’éviterainsi au maximum les ruptures de stock.

La gestion de l’assortiment en boutique et les problématiques liées aux tailles

Pour les nouveautés, la gestion des tailles disponiblesen magasins est un point-clé de la gestion de l’assorti-ment. Par exemple, si les tailles-clés d’une référence de

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mode (du 36 au 40, pour le prêt-à-porter féminin)sont en rupture de stock dans une boutique donnée,le modèle est alors retiré de la vente, dans l’attented’un réassort, d’un renvoi en stock central ou, bienencore, d’un réacheminement vers une autre boutiquedu même réseau commercial dans laquelle il resteraitencore des vêtements dans ces tailles-clés (c’est typi-quement le mode de fonctionnement des boutiquesZara).Par contre, dans une boutique de luxe, même s’il nereste qu’une seule robe dans une taille donnée parboutique, cela peut rester acceptable, car il est alorspossible de passer de nouvelles commandes ou de pro-céder à des transferts entre boutiques : en effet, il n’estpas choquant qu’un produit d’exception ne soit pasdisponible dans toutes les tailles, au même instant etau même endroit (même si les clients deviennent deplus en plus exigeants en la matière).

La promotion des ventes

Une communication uniforme et faisant sens permetaux marques de luxe de capitaliser sur des histoirescohérentes et de maîtriser parfaitement leur image.De plus, un classique s’entretient, son histoire doit se

perpétuer : si on le laisse vivre par lui-même, ildécline, puis meurt.Pour tous les produits classiques, et en particulierpour les produits iconiques des marques de luxe, lescampagnes de publicité mettent généralement enscène des personnalités, plutôt que des mannequins,lesquels incarnent plutôt les campagnes de lancementdes nouveautés. Ainsi, par exemple, les publicitéspour le très classique sac de voyage Keepall, de LouisVuitton, qui déclinent la thématique des voyages, fontappel à des personnalités mondialement connues,comme Sir Sean Connery ou bien MikhaïlGorbatchev.

FINALITÉ DE LA SUPPLY CHAIN : LE MAINTIEN DE L’APPROVISIONNEMENT DANS LES BOUTIQUES

La diffusion des produits de luxe pose problèmeaux managers de boutiques, qui doivent en perma-nence jouer sur la rareté de leurs produits : il fautfaire valoir le caractère unique du produit auprèsdu client, tout en maintenant des objectifs deventes élevés. Ainsi, dans le secteur du luxe, la ten-dance est aujourd’hui à des boutiques très épuréesqui ne mettent en scène qu’un nombre restreint deréférences, souvent présentées dans une seule taille(ou une seule pointure), au point que ces bou-tiques paraissent quasiment vides, si on les com-pare aux magasins d’enseignes de la grandeconsommation (comme H&M ou Gap), qui privi-légient, quant à elles, une exposition maximale deleurs articles.D’autre part, la formation de la force de vente dif-fère entre le luxe et la mode, tant sur le fond (dansla nature du discours tenu aux clients et des tâchesaccomplies) que sur la forme (dans la manièred’être des vendeurs). Dans une boutique de luxe, leproduit ne peut pas « se vendre » par lui-même : levendeur doit partager avec le client l’histoire duproduit, en référence aux codes de la maison, à unepersonnalité, un pays, une esthétique, ou un événe-ment. Il faut qu’il puisse vendre la part de rêveassociée au luxe, et cette composante n’est pas,quant à elle, inhérente au produit. Cette mise envaleur du produit par le vendeur, qui le présentealors comme une pièce unique, est une composantetotalement oubliée dans des maisons exclusivementpositionnées mode (comme Zara ou H&M), danslesquelles – productivité oblige – les tâches de laforce de vente se bornent souvent à des tâches deback-office, à des mises en rayon et à l’encaissementdes ventes.Pour résumer, nous pouvons retenir que lescaractéristiques du luxe et de la mode impliquentdes processus de gestion et d’organisation très

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UNE ENTREPRISE DE MODE À L’ORGANISATION AGILE ET RÉACTIVE :

LE CAS DE ZARA

Le succès actuel des entreprises de mode faisantpreuve de réactivité sur le plan de la gestion de l’as-sortiment et de la production, à l’instar de Zara,suggère que des bénéfices relatifs à l’augmentationde la flexibilité de l’approvisionnement peuvent êtreréalisés. Ainsi, l’assortiment boutique est géré, chezZara, en deux phases parallèles : une phase d’exploi-tation des produits dont on sait qu’ils sont forte-ment demandés, et une phase d’exploration, quipermet de tester de nouveaux produits potentielle-ment encore plus rentables, mais pour lesquels on nedispose d’aucune donnée (CARO, GALLIEN, 2005).Par ailleurs, en 2007, a été déployée une méthode deprévision des ventes, non plus basée sur lesdemandes de managers, mais combinant cesdemandes à une analyse des ventes des boutiques etde la saisonnalité (fluctuations des ventes selon lesmois de l’année). Cette gestion nouvelle de l’assorti-ment, couplée à des prévisions de vente affinées, per-met de remonter au niveau de la création des infor-mations très précises sur la réalité du marché, etdonne à l’ensemble de la supply chain une réactivitéqui a permis à Zara de réduire de 6 mois à 6semaines le délai s’écoulant entre le développementd’un produit et sa disponibilité en boutique(CORREA, 2008).

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différents. Cependant, on sait que ce sont lesmêmes entreprises qui développent à la fois desproduits classiques et des nouveautés. Commentfont-elles ? Comment peut-on concevoir uneentreprise qui commercialise, d’une part, desproduits permanents et, d’autre part, des pro-duits très saisonniers ?

DIFFÉRENTES TYPOLOGIES D’ARTICULATIONSAUTOUR DES COMPOSANTES LUXE/MODE : LE « LUDE »

En proposant à la fois des produits classiques et desnouveautés (articles dont on a vu l’antagonisme),certaines entreprises ont été amenées à définir unbusiness model mixte, se situant entre celui du luxe etcelui de la mode, que l’on pourrait appeler le lude.Les maisons appliquant ce lude doivent gérer lapérennisation de leurs produits classiques, tout enfavorisant l’essor de nouveaux produits à chaque sai-son. Pourtant, en raison de l’organisation différentedes activités que ces deux types de produits présup-posent, on peut alors se demander de quelle

manière ces entreprises arrivent à concilier la modeet le luxe et ce, tout en veillant à conserver uneimage cohérente. Pour ce faire, nous proposons unetypologie des différentes alternatives mises en placedans le secteur et ce, en nous basant sur les exemplesd’Armani, de Christian Dior Couture, de LouisVuitton et de Prada.

• Première stratégie : la déclinaison d’une marque en plusieurs sous-marques, spécialisées et indé pen dantesentre ellesÀ l’instar d’Armani, certaines marques ont choisi deséparer totalement leurs activités de luxe et de mode,en déclinant plusieurs griffes qui non seulement véhi-culent des valeurs différentes, mais gèrent aussi, demanière indépendante, la création, la production et lacommercialisation de leur offre produits. Ainsi, l’en-treprise Giorgio Armani regroupe onze marques dis-tinctes, dont Giorgio Armani Privé, une ligne de hautecouture très sélective (seule une centaine de femmesdans le monde peut se l’offrir) ; Armani Collezioni,une marque de luxe proposant des produits très clas-siques ou encore Emporio Armani, qui s’adresse à uneclientèle jeune et branchée recherchant la nouveautéet les dernières tendances. Chacune de ces sous-

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« La diffusion des produits de luxe pose un problème aux managers de boutiques, qui doivent en permanence jouer sur larareté de leurs produits : il faut faire valoir le caractère unique du produit auprès du client, tout en maintenant des objectifsde ventes élevés ». Palissade avec publicité devant le chantier de construction d’un magasin Louis Vuitton à Saigon.

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ark Henley/PANOS-REA

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marques renvoie ainsi non seulement à un type précisde clientèle – plutôt luxe, ou plutôt mode –, mais éga-lement à des organisations totalement autonomes lesunes par rapport aux autres, de la création à la pro-duction, et même au niveau du réseau de boutiques ;l’unique dénominateur commun étant le nom. Unemarque comme Armani dépasse ainsi le problème dela contradiction entre ces produits en devenant uneholding gérant différentes sociétés spécialisées dans leluxe, ou bien dans la mode, le risque étant la multipli-cation des noms, et donc la perte de repères pour leconsommateur. Par opposition, les entreprises dulude, comme Christian Dior Couture, choisissent deprésenter, sous le même nom et dans les mêmes bou-tiques, des produits différents qui ont été développéspar les mêmes équipes en amont. Les entreprises dulude font le choix de garder un nom unique et sontdonc obligées de gérer la contradiction de leur offremixte luxe et mode, en développant une organisationsuffisamment souple pour pouvoir être efficaces.• Deuxième stratégie : conserver une seule marque, maisjouer sur la conception du produit, sur la communica-tion qui l’entoure, ainsi que sur l’organisation des bou-tiquesLe business model d’une entreprise du lude considérantcomme acquise la nécessité de ne pas scinder samarque, reste la question de savoir comment laditeentreprise va s’y prendre pour dépasser cette sorte deschizophrénie à vouloir incarner deux clientèles – uneclientèle luxe et une clientèle fashion – sous un seul etmême nom.

La conception produit : innovation radicale ou innovation incrémentale ?

Certaines entreprises ont pris le parti de développerénormément leur offre de nouveautés, en s’appuyantsur un processus de « création radicale » donnant nais-sance à des produits résolument nouveaux et ne res-semblant à aucun de ceux déjà proposés. ChezChristian Dior Couture, à la différence d’autres mai-sons comme Chanel ou encore Hermès, le poids de lanouveauté est considérable : moins de 20 % des arti-cles de chaque collection proviennent des collectionspermanentes : cette maison est connue pour savolonté de toujours repartir à chaque fois de zéro, sansréutiliser les collections précédentes pour concevoir denouveaux produits. À chaque défilé correspond ainsiune nouvelle inspiration, sans référence à des succèspassés.Par exemple, les collections annuelles successives desacs présentées par Dior illustrent, pour cette maison,la primauté donnée à l’innovation produit, l’attrait dela nouveauté et la volonté d’une « création de rupture »par rapport aux produits existants. Si, d’une année surl’autre, les sacs s’inspirent de l’air du temps et sem-blent différents, ils n’en réinterprètent pas moins cer-tains codes.

À l’inverse, chez Louis Vuitton, la création de nouveau-tés est abordée par le biais de la capitalisation sur dessuccès passés, que ce soient les grands classiques ou lesnouveautés des années précédentes : il s’agit, dans soncas, d’une « création incrémentale », dans laquelle tousles succès passés ont été analysés pour repérer le détailparticulier qui a fait la réussite d’un produit, afin de ledécliner à nouveau dans les nouvelles créations ; ainsi,la plaque dorée « Louis Vuitton », le monogramme, lesanses en cuir beige, les formes, souples et arrondies, seretrouvent de modèle en modèle et on peut constater,au fil des années, que les invariants de conception ontainsi la part belle dans les nouveaux modèles propo-sés, ce qui donne une impression de continuité etd’unité, saison après saison. Cette problématique relève également de la décisionde « tuer », ou non, une nouveauté qui s’est pourtantrévélée être un succès, au risque de passer à côté d’unproduit qui pourrait devenir un classique. Pour cer-taines maisons, à l’instar de Louis Vuitton, la réponseest simple : toute nouveauté qui « performe » bien estautomatiquement intégrée à l’assortiment, tant quecelle-ci est soutenue par de bons résultats de vente.D’autres maisons, en revanche, n’hésitent pas à retirerde la vente une collection s’étant pourtant révélée trèsprometteuse : ce fut notamment la décision prise parDior au printemps 2008, après les excellents résultatsde sa dernière collection, Jazz Club. Face à un réel suc-cès de la division maroquinerie sur cette collection, ilaurait été tentant de capitaliser sur cette réussite et deparier sur le succès pérenne de cette ligne, en tentantd’en faire une ligne classique. La décision d’arrêterune ligne en plein succès reflète, le plus souvent, l’his-toire de l’entreprise : chez Dior, le renouvellement descollections est ancré dans une tradition d’innovationstylistique, insufflée depuis la création de la marquepar Christian Dior en personne.

La constitution d’histoires renvoyant à différentsmodes de gestion

Certaines marques, comme Dior, ont développé deshistoires différentes au sein de chaque univers : DiorFemme, Dior Homme, Dior Baby… Chaque histoirepermet d’exprimer une facette, un thème, ou un cer-tain esprit, spécifiques de la marque, en se spécialisantsoit dans une histoire classique orientée sur les codesde la maison, soit dans une histoire mettant en scènela nouvelle collection.Tout en gardant une image unique, Dior mène, enparallèle, le développement des nouveautés et l’entre-tien des classiques, alternant les campagnes publici-taires pour des produits iconiques et celles promou-vant les derniers-nés. Par exemple, bien que lancédepuis 1995, le sac icône Lady Dior est toujours pré-sent sur les podiums ; les campagnes publicitaires lepromouvant sont axées sur des personnalités commeMonica Belluci en 2007 et, plus récemment, Marion

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Cotillard, dans un contexte toujours très parisienracontant l’histoire d’une femme moderne et élé-gante : en quelque sorte, une véritable Lady Dior.Ces campagnes publicitaires contrastent avec cellesdes nouveautés des collections Hiver 2008 et Été2009 notamment, qui présentent uniquement lesproduits et la tendance du moment (en termes decouleurs, d’attitude, de mouvement…) et en l’absencede toute ligne conductrice entre les saisons.Pour pouvoir gérer ces histoires, il est nécessaire deconstituer un assortiment cohérent, tant pour lesarticles classiques que pour les nouveautés. Cetassortiment fondamental, appelé core assortment,comprend des pièces (dites Volume) susceptibles dedevenir des best-sellers, et d’autres (dites Image),généralement plus atypiques et plus colorées, quisont destinées à l’accroche visuelle, ou bien à un seg-ment de clientèle plus pointu. Par exemple, en hiver,la majorité des sacs vendus sont de couleur noire,marron, beige ou blanche, mais ce n’est pas pourautant que les vitrines ou les étagères d’une boutiquese doivent d’être remplies exclusivement avec dessacs de ces coloris : au contraire, des techniques devisual merchandising (comme la mise en vitrine d’ununique sac, par exemple de couleur turquoise ou enpeau de léopard) ont montré leur efficacité à aug-menter le trafic de la clientèle et les ventes en bou-tique, même si, in fine, seuls les coloris classiquesseront effectivement choisis.Cette notion de core assortment permet de créer deshistoires en boutique qui soient cohérentes entre elles,tout en exprimant les différents aspects d’une marque,en particulier en conciliant des articles de luxe et desarticles de mode dans une même boutique. Ces histoires sont gérées, en amont, par des outilslogistiques qui diffèrent en fonction du caractère clas-sique ou nouveau du produit. Ainsi, la supply chain deChristian Dior Couture a mis en place des outilsd’achats, de prévision des ventes et de suivi des stockspour les core assortments des nouveautés, qui s’ap-puient non seulement sur des benchmarks, mais aussisur l’analyse des tendances et des styles actuels. Leshistoires des produits classiques sont, quant à elles,suivies grâce à des outils différents, plus précis dansl’analyse quantitative de l’historique et moins sensi-bles aux fluctuations des tendances.

Une différenciation du réseau retail

Toujours dans l’hypothèse de garder une marque uniquetout en commercialisant des articles différents, les entre-prises du lude doivent adapter leurs points de vente, soiten spécialisant certaines boutiques de leur réseau (selondes critères luxe/mode, taille, style…), soit en repensantl’architecture des magasins elle-même.Par exemple, la marque Prada a choisi de spécialiserson réseau parisien suivant les lieux d’implantation deses boutiques, qui génèrent chacune une ambiance

spécifique : la boutique de l’avenue Montaigne trèsfashion, sexy, avec toutes les pièces les plus pointues dudéfilé ; la boutique de la rue de Grenelle est conçuedans un esprit très romantique, avec des couleurs pas-tel et des matières légères ; celle de la rue duFaubourg-Saint-Honoré, réalisée dans des tons beigeet marron, est d’ambiance plus classique, à l’image dela boutique Hermès voisine.Dior n’a pas choisi de spécialiser autant son réseau dedistribution, et affiche, au contraire, la volonté de pré-senter un réseau de boutiques globalement uniforme,présentant le même core assortment, tout en se laissantune petite marge de manœuvre pour prendre encompte les particularités locales (en matière de tailles,de couleurs, de styles…). L’architecture de ses bou-tiques est donc adaptée pour présenter de manièrecohérente des nouveautés et des classiques dans unmême lieu physique, notamment en recourant demoins en moins à une présentation de l’offre par caté-gorie de produits (comme, par exemple, une sépara-tion entre la maroquinerie et les chaussures…), auprofit d’un look accessoirisé (présentation intégraled’une tenue incluant toutes les catégories de produits,du prêt-à-porter à la joaillerie, notamment). Cettetransition de modèle organisationnel permet non seu-lement de redonner sens à des produits auparavantprésentés sous forme d’inventaire, en les mettant cettefois en situation, mais elle permet aussi d’augmenterle chiffre d’affaires en favorisant les ventes croisées oula montée en gamme (qui consiste à vendre une ver-sion plus chère d’un produit).

CONCLUSION

Nous avons montré, dans cet article, comment lesmaisons de haute couture ont géré leur transition,d’un modèle basé exclusivement sur la commercialisa-tion d’articles de luxe, vers un modèle mixte, orientéà la fois sur le luxe et la mode. Du fait des caractéris-tiques contradictoires entre les produits classiques etles nouveautés, ce nouveau positionnement n’a pus’opérer qu’au travers de profondes transformations del’organisation touchant l’ensemble de la chaîne devaleur des produits, depuis la création (incrémentaleou de rupture), la production (time-to-market, longou court), les achats (prévisions ou pari sur l’avenir),jusqu’à la promotion des ventes (publicité et force devente). Afin de concilier l’inconciliable, ces maisonsont dû développer une solution originale qui reposesur le business model du lude. Celui-ci pose l’hypothèseque les synergies d’un positionnement dual – luxe etmode – au sein d’une même maison sont plus impor-tantes que sa spécialisation dans l’un des deux sec-teurs, notamment parce que ce positionnement per-met de réaliser des gains d’échelle en amont, et d’élar-gir la clientèle en aval.

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Cette recherche ouvre la voie à des analyses encoreplus fines en termes de gestion organisationnelle,notamment pour mieux identifier les leviers d’actionresponsables de l’agilité du modèle du lude. Enoutre, rappelons que les maisons de haute coutureont développé ce nouveau modèle dans les années1980-90 afin de pallier l’érosion de leur clientèle his-torique. On peut maintenant se demander quelssont les avantages compétitifs du lude pour relever ledéfi des nouvelles habitudes de consommation liéesà la révolution Internet ou, plus récemment, à lacrise économique.Enfin, cette transition de modèle réussie par les mai-sons de haute couture pourrait très bien servird’exemple pour d’autres secteurs, notamment celuide la grande distribution aujourd’hui confronté àune remise en cause de son modèle. Il y a, en effet,une analogie formelle entre les contradictions duluxe et de la mode, et les tensions de l’assortimentdes grandes surfaces, dans lesquelles coexistentmarques nationales, marques de distributeur et arti-cles « premier prix ». Comme le secteur du luxe il ya quelques années, la grande distribution s’oriente deplus en plus vers un calibrage beaucoup plus fin –que l’on nomme commerce de précision – de sa supplychain, de ses promotions et de ses techniques de fidé-lisation. �

Remerciements

Nous tenons à remercier Thomas Paris, notre tuteurde stage de master, et tout particulièrementChristophe Midler, directeur du Master PIC, quinous a encouragés et épaulés tout au long de la rédac-tion de cet article. Nous remercions égalementl’équipe pédagogique du Centre de Recherche enGestion (CRG), ainsi que tout le personnel de Diorpour son formidable accueil.

BIBLIOGRAPHIE

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À propos du livre de Mathias Waelli,Caissière… et après ?Paris, PressesUniversitaires de France, 2009

Cet ouvrage est la ver-sion grand public de lathèse de Mathias Waelli,primée en 2008. L’auteurqui a travaillé plusieursmois en qualité de cais-sier dans cinq magasinsd’une même enseigne dela grande distributionalimentaire en régionparisienne et en pro-

vince, y relate son observation par-ticipante. Son enquête l’a égale-ment conduit à interviewer dessalariés new-yorkais d’une grandeenseigne américaine. Il peut ainsidévelopper une analyse compara-tive du travail et du vécu subjectifde l’expérience en caisses en Franceet aux États-Unis. Il en déduit despropositions relatives à l’amé -lioration de la relation d’emploides caissier(ère)s dans les hyper-marchés français.L’auteur commence par mettre enperspective, sous forme d’analyseréflexive, sa trajectoire depuis sesmontagnes suisses jusqu’aux maga-sins parisiens. Nous voyons pro-gressivement sa focale se déplacerde la surprise initiale relative à l’at-tente de sécurité des Français vis àvis du contrat de travail à duréeindéterminée jusqu’à une explici-tation de la précarité et de ses effetssur le taux de rotation des cais-sières.Il nous montre ensuite que la pré-carité ne peut se réduire à un statutobjectif, mais qu’elle résulte del’interaction entre ce statut et unparcours subjectif. Une mère céli-bataire sans diplôme n’aura pas lemême sentiment de précarité quecelui ressenti par un étudiant tra-

vaillant en caisse pour financer sesétudes. En effet, la remise en causedu modèle traditionnel de la cais-sière par le comportement degroupes sociaux dont l’investis -sement principal se situe en dehorsdu travail, interroge sur l’arti -culation temps de travail/tempshors travail. Pour les nouveauxcaissiers, en effet, le temps de tra-vail se construit sur les disponibili-tés laissées par le temps hors tra-vail.Ensuite, il observe que l’orga -nisation du travail en horairesvariables instables et l’ajustementdu temps de travail au flux desclients conduit à une atomisationdu collectif de travail, qui se tra-duit par un sentiment de solitudesur le poste. Ce sentiment contri-bue à l’usure au travail. On assisteaussi à une sous-estimation systé-matique de l’activité physique (liéeà la manipulation des produitsachetés) exercée par les caissières età une survalorisation corrélative dutravail émotionnel dans la relationclient.Puis il montre que la satisfactiondu « client », longtemps utiliséepar la hiérarchie des magasinscomme argument pour mobiliserle personnel en occultant les rap-ports de force entre la hiérarchie etles employés, perd son efficacitédans l’expérience quotidienne detravail. En effet, les relations entreclients et caissier(ère)s échappenten partie à l’encadrement. Loin descritiques systématiques émises àl’encontre des pratiques de mana-gement de la grande distribution,l’auteur constate que les relationsentre clients et salariés ne consti-tuent pas seulement un lieu d’assu-jettissement, mais qu’elles offrentégalement des possibilités d’éman-cipation. S’il sert à justifier descontraintes au travail (contrôle sys-tématique, contrats précaires,etc.), le client peut égalementdevenir source de gratification,voire de complicité, pour les cais-sier(ère)s.Au-delà de ces constats, nousdécouvrons que le modèle tradi-tionnel de Monsieur Gagne-Pain

et de Madame Mère de Famille esten train de disparaître. Cette évo-lution constituerait une explica-tion de l’augmentation du taux derotation aux caisses. Même si desnuances fortes apparaissent entreParis et la province, Mathias Waelliconstate un décalage croissantentre les attentes des salariés et laréalité organisationnelle qui leurest proposée. Les nouvelles cais-sières ne se reconnaissent plus dansce modèle qui constitue la réfé-rence sous-jacente des managers dela distribution. Ces derniers pro-posent un emploi stable en CDI,alors que l’aspiration des femmesest actuellement à un travail dequalité. De leur côté, les étudiantsse considèrent comme « passagers »des caisses, à titre temporaire.Dans la pratique organisation-nelle, cependant, les caisses neconstituent pas une étape dans unecarrière, mais plutôt une impasse,en termes d’évolution. Leur intérêtva donc en s’amoindrissant.Comme l’attrait des salariés pourla sécurité de l’emploi semble endiminution, leur capacité à sup-porter des postes sans perspectived’évolution se réduit. Il y aquelques années, le taux de rota-tion des caissier(ère)s était unmoyen, pour les managers, d’im-pliquer et de sélectionner lesemployé(e)s. Il devient mainte-nant l’expression de l’insatisfac-tion de ces dernier(ère)s face à despostes de travail peu intéressantset à des trajectoires profession-nelles qui ne répondent pas à leursattentes. Cette insatisfaction s’ex-prime également par des choix devie qui privilégient l’investisse-ment hors travail et par une aug-mentation des pratiques dévian -tes. Toutes ces raisons explique-raient les difficultés de recrute-ment rencontrées actuellementpar la grande distribution. Nouspouvons ajouter à ce constat quecette difficulté concerne égale-ment l’encadrement intermé-diaire. Ne pourrait-on pas poser lemême diagnostic, s’agissant desemplois de chefs de rayon propo-sés aux jeunes diplômés ?

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CAISSIÈRE…ET APRÈS ?

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Les observations faites par l’auteurdans l’entreprise américaine diffè-rent énormément du cas français.Le travail en caisses y apparaîtbeaucoup plus qualifié que cheznous : des promo -tions profes sion nelles,passant notam mentpar de la formation,apportent une recon -naissance aux cais-sières et le désencla-vement des caissesleur permet d’évoluervers d’autres postesdans l’organisation.Ce livre montre l’in-térêt du travail eth-nographique pourcomprendre ladynamique des pro-cessus de GRH.Celle-ci est notam-ment illustrée par lapratique de recrute-ment en vigueurdans un hypermar-ché messin, où l’ony voit un managerde caisses faire unusage détourné d’untest de recrutement,dont il est lui-mêmeà l’origine. D’autrescritères que la seulerationalité instru-mentale présidentaux décisions derecrutement. Celarenvoie au constat qui a conduitJean-Claude Moisdon (1997) àproduire ses premières recherchessur les instruments de gestion :alors qu’ils étaient partie prenantede la modélisation, les experts enrecherche pétrolière n’utilisaientfinalement pas les modèles prédic-tifs qu’ils avaient contribué à déve-lopper.Une analyse pertinente du travailnécessite d’en étudier finement lesmodalités d’exécution par lesacteurs, sur le terrain. Plusieursouvrages reposant sur des enquêtesethnographiques nous montrentainsi les risques d’une instrumen-tation de gestion qui tend à gérerdes situations complexes avec

quelques outils simples, insuffi-samment adaptés à la réalité dutravail. On pense, par exemple,aux contradictions, décrites parNicolas Jounin (2008), entre les

politiques officielles de GRH decertaines grandes entreprises dubâtiment et les pratiques quoti-diennes auxquelles sont poussés leschefs de chantiers, en raison de lapression des indicateurs de gestion.Ou encore aux conséquences surles managers opérationnels de lacharte de qualité adoptée par unechaîne de restauration, dontMarie-Anne Dujarier (2006) nousmontre les effets pervers. Onretrouve ici la question de l’écla -tement de la rationalité, décrite il ya déjà bien longtemps par MichelBerry (1983). Ces travaux fontécho à la recherche de Julian E.Orr (1996), qui a fait l’objet, dixans plus tard, d’un numéro spécial

d’Organi zation Studies (2006).Une observation ethnographiqueattentive des situations de travaildes techniciens-réparateurs dephotocopieurs dans l’entreprise

Xerox lui a permis de mon-trer le rôle du travail et de larelation d’emploi dans laconstruction de l’identitédes travailleurs. À défaut detelles démarches, le risqueest grand de développerune conception idéalisée dutravail gommant les contra-dictions auxquelles lesacteurs de terrain sontconfrontés…Si la sociologie a réglédepuis longtemps la ques-tion de la légitimité desrecherches de type ethno-graphique, les sciences degestion semblent parfoishésiter à leur reconnaîtreune réelle pertinence, aumotif qu’il apparaît difficilede généraliser certainesdécouvertes des chercheursde terrain (fieldworkers).C’est d’ailleurs ce que sou-ligne Marc Filser, dans sapostface de cet ouvrage.Pourtant, alors que les pra-tiques de recherche ensciences de gestion restenttrop souvent assujetties àune logique hypothético-déductive, ces travaux nouspermettent de mieux com-

prendre qu’une enquête de terrainapprofondie n’est pas seulement unerecherche exploratoire. Saluons,donc, ce type d’enquête, qui nousmontre toute la richesse d’uneinvestigation qui, ancrée empirique-ment, permet de détricoter la subti-lité des situations de travail ainsi queles effets des dispositifs de gestionqui les encadrent.

BIBLIOGRAPHIE

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DUJARIER (M-A.), L’Idéal au tra-vail, Paris, PUF, 2006.JOUNIN (N.), Chantier interdit aupublic, Paris, La Découverte,2008.MOISDON (J-C.), Du mode d’exis-tence des outils de gestion, SeliArslan, 1997.Organization Studies, 27(12),SAGE Publications, 2006.ORR (J. E.), Talking aboutmachines – an ethnography of amodern job, ILR Press CornellUniversity, 1996

Par Christophe VIGNON,Université de Rennes 1 (CREM,

UMR CNRS 6211)

À propos du livre d’Elizabeth C.Dunn, Privatizing Poland, BabyFood, Big Business and theRemaking of Labor, CornellUniversity Press, 2004.

Elizabeth C. Dunn est AssistantProfessor of Geography andInternational Affairs à l’Universitédu Colorado (Boulder). Elle apublié, en 2004, un livre surl’usine Alima, qui fabrique des ali-ments pour bébé dans la ville polo-naise de Rzeszow (250000 habi-tants), une usine privatisée, rache-tée en 1992 par la firme améri-caine Gerber. Cette dernière a étéelle-même revendue, en 1994, à lafirme suisse Sandoz. Pourquoi diable cette lointaineanecdote racontée par une univer-sitaire inconnue en Europe doit-elle ainsi retenir notre attention,aujourd’hui ? C’est que ce remar-quable essai d’anthropologie dutravail (comme Les Lettres persanes,en d’autres temps), pourrait bienêtre un des ces miroirs qui nousdonnent à voir ce que nous nevoyions plus : la face cachée dutype de personnalité qu’a modelé,au fil des décennies, notre immer-

sion constante dans des « situa-tions de gestion », pour parlercomme Jacques Girin (1) et ce,dans une économie de marché.Elizabeth C. Dunn n’est pas uneanthropologue de salon. Sa straté-gie de recherche consiste à enquê-ter sur un travail en exécutant ledittravail. Au lieu de poser auxemployées des questions quecelles-ci ne se posent pas, ilconvient selon elle de passer dutemps à travailler, non seulementdans l’usine, mais aussi aux tâchesménagères, le soir, à la maison.C’est alors que l’on peut véritable-ment comprendre pourquoi lestravailleuses sont souvent passives,politiquement et syndicalementindifférentes : elles sont tout sim-plement épuisées, comme l’est elle-même notre chercheuse, qui réus-sit pourtant à nous transmettre uncompte rendu précis de ses obser-vations et de ses analyses. Parce que l’usine Gerber, installéedans la petite ville de Fremont,dans le Michigan, ressemble à s’yméprendre à son homologue polo-naise Alima, les dirigeants deGerber ont cru qu’ils pourraientfacilement reproduire en Polognela formule à succès qui leur avaitpermis d’acquérir une positiondominante sur le marché améri-cain. Mais la Pologne, ça n’est pas lesÉtats-Unis ! Et Rzeszow n’est pasFremont… Lorsque les dirigeants de Gerberdécouvrent que les employésd’Alima et les paysans des environsde Rzeszow ne se comportent pascomme ceux de Fremont, ils déci-dent d’appliquer à Alima lesmêmes techniques de manage-ment qu’ils avaient mises enœuvre, avec succès, à Fremont.Pour transformer Alima en uneentreprise nouvelle, globale etflexible, ils entreprennent un « changement culturel » qui vise àrééduquer cadres, employés et

consommateurs, afin que ceux-ciadoptent – en Pologne ! – le com-portement des membres « nor-maux » d’une économie capitalistede l’Ouest. Par une série de méthodes vantéesdans les manuels de managementet les revues économiques à lamode, ils entreprennent de pro-mulguer les habitudes, les goûts,les valeurs d’un capitalisme post-moderne et flexible. Cette expéri-mentation en grandeur réelle nousrappelle fort à propos que le fonc-tionnement d’une économie demarché implique une définitionbien précise de ce que signifie« être une personne ». Alors que la discipline de l’époquecommuniste visait plutôt à immo-biliser les personnes et à les contrô-ler pour les empêcher de prendredes initiatives, la discipline requisepar les entreprises postmodernesexige, au contraire, d’un sujet qu’ilsoit capable de s’autoréguler, c'est-à-dire d’ajuster constamment soncomportement pour le conformerà des normes (formelles et infor-melles) : normes comptables, pro-cédures de qualité, bonnes pra-tiques, prescriptions publicitaires,modes de relations commercialesavec autrui… Des techniquescomme le marketing, l’audit, lacomptabilité de gestion et lecontrôle qualité visent à rendre lespersonnes flexibles, agiles, autoré-gulées, et donc capables d’aiderl’entreprise pour laquelle elles tra-vaillent à s’adapter, toujours plusvite, à des conditions de marchéchangeantes. Présentées commedes techniques de libération del’individu (empowerment), elles ontaussi un côté disciplinaire (et, biensouvent, discriminatoire). En effet,elles ont tendance à pousser cer-tains travailleurs à travailler tou-jours plus dur (pour satisfaire à lademande de l’entreprise) et àexclure ceux qui, pour une raisonou une autre, ne sont pas capablesde se soumettre à une telle autodis-cipline. Tout le paradoxe de la situationdécrite par Elizabeth C. Dunntient dans le fait que, tandis que

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(1) GIRIN Jacques, 1990, L’analyse empiriquedes situations de gestion, dans MARTINET

A.Ch., Épistémologies et Sciences de Gestion, éd.Economica, Paris.

MARIAGE, CAPITALISMEET… PETITS POTS

POUR BÉBÉS

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UE l’on exige des salariés qu’ils confor-

ment toujours plus leur personna-lité aux exigences de l’entreprise,cette entreprise (qui pouvait pas-ser, sous le régime communiste,pour une communauté de per-sonnes, certes contraignante, maisstable) prend une identité demoins en moins prévisible et tendà traiter les personnes qu’elleemploie de plus en plus commedes « commodités ». Le couple per-sonnalité/communauté, fonda-mental dans toute bonne explica-tion sociologique, se retrouve alorsdans une configuration étrange,que les analyses d’Elizabeth C.Dunn mettent bien en évidence. Une première figure de l’étrangetéapparaît au moment de la privati-sation (au chapitre 2). On ne saitqui est le propriétaire de l’usine.On promet aux employés qu’ilsvont accéder à une nouvelle formede liberté, mais alors qu’ils secroyaient naïvement « proprié-taires » de l’entreprise qu’ils avaientcontribué à construire par leur tra-vail, ils découvrent que c’est legouvernement provincial qui adécidé à leur place qui serait lenouveau propriétaire, et quel prixil paierait. Ils ont alors le senti-ment que la décision a été prise« dalismy sie ubezwlasnowolnic »,une formule qu’on emploie aussien Pologne à propos des prison-niers et des handicapés mentaux etqui signifie, littéralement : « nousnous sommes laissés enlever ledroit à la liberté ». La question de l’estimation équitablede la valeur de revente de l’entrepriseest aussi l’occasion d’une expériencede l’étrangeté. Compte tenu des dif-férences épistémologiques fonda-mentales entre la comptabilité com-muniste et les normes comptables detype IAS et de l’impossibilité d’opé-rer une traduction rigoureuse del’une à l’autre, la détermination de lavaleur comptable de l’entreprise nepeut qu’être le produit d’arran -gements et de négociations. Dans detelles conditions, il est impossible dedécider si le prix fixé pour la vented’Alima est correct ou si, aucontraire, la négociation a été enta-

chée de corruption. Appli quantleurs propres normes, les auditeursdu cabinet KPMG ont beau jeu demettre en évidence les risques, lescoûts cachés, les dépréciations d’ac-tifs non pris en compte par un sys-tème comptable qui n’avait d’ailleurspas pour but de mettre en évidencedes profits ou des pertes, mais depersuader les fonctionnaires duGosplan de diminuer les quotas deproduction et d’augmenter lesapprovisionnements. Par exemple,les logements du personnel, quiétaient considérés comme une res-source dans la comptabilité socia-liste, deviennent une charge et unrisque dans la nouvelle comptabilitécapitaliste. Ce qui est sûr, c’estqu’avant la privatisation, lesemployés se considéraient commedes « membres » de l’entreprise etassociaient la valeur de leur personneà la valeur de la communauté de tra-vail et à la qualité des produits déli-vrés, alors qu’après la privatisation,ils se découvrent comme un « capitalhumain » dont la valeur est incer-taine. Ils voient les nouvellesembauches gelées au profit d’em -plois précaires gérés par une entre-prise de location de main-d’œuvrelocale (d’ailleurs dirigée par le filsd’un ancien employé d’Alima). Un des passages les plus impres-sionnants du livre (pages 153-178)nous montre comment les habi-tants de la ville de Rzeszow ontinterprété le rachat de leur usinepar Gerber dans les termes d’unmariage de raison. Pour eux, il yavait, d’un coté, une jolie jeunefemme sans fortune, la PolonaiseAlima, et, de l’autre, un riche etpuissant soupirant américain,Gerber. La jolie jeune femmeacceptait de se soumettre auxvolontés de son riche prétendanten échange de son engagementmoral à la protéger et à lui assurerun certain confort matériel. Lapresse locale ne fut pas la seule àuser de cette métaphore. On laretrouve aussi dans les discours desdirigeants et dans les conversationsentre employées. La privatisation,phénomène inédit et difficile àcomprendre pour la population,

est interprétée par celle-ci dans lestermes d’un mariage traditionnel,avec ses rituels, ses cadeaux, sesengagements réciproques sur lelong terme, et elle donne d’ailleurslieu aux mêmes plaisanteriesconvenues. Le mariage Alima-Gerber est supposé fonctionnercomme une réassurance, dans uncontexte où le système social etpolitique communiste s’effondre.Or, deux ans plus tard, Gerber aéchoué dans sa tentative de déve-lopper ses ventes en Europe del’Ouest (en particulier en France) àpartir de sa nouvelle plateformepolonaise. Gerber n’est plus enmesure de réaliser les gros investis-sements promis et, en se vendant àSandoz, il vend aussi sa jeuneépousée polonaise… au plusoffrant ! La métaphore du mariagetraditionnel tendant à moraliser larelation et à maintenir l’illusioncommunautaire s’inverse alorspour devenir la stigmatisation del’immoralité perverse des investis-seurs étrangers. Du même coup,les techniques managériales derééducation, supposées changer lamentalité communiste pour faireémerger de nouvelles personnalités« plus libres et plus responsables »,apparaissent davantage comme desarnaques que comme des instru-ments de libération : s’il n’y a plusde communauté, au nom de quoise dévouer ?Les résultats de la grande enquêteréalisée récemment auprès des sala-riés de France Télécom (voir LaTribune du mardi 15 décembre2009) donnent à penser que lephénomène de perte de confiancedans les vertus de l’employeur n’estpas spécifique à la Pologne post-socialiste. L’aspiration à penserl’entreprise comme une éventuelle« communauté » demeure forte.Mais elle est apparemment difficileà satisfaire, sans doute en raison del’état des législations, de l’insta -bilité des marchés et des stratégiesopportunistes adoptées à la fois parles actionnaires et les intermé-diaires financiers.

Par Michel VILLETTE

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ULTRALIBERALISM, THE ENEMY OF MODERNMANAGEMENT?An interview with Henri VACQUIN conducted byBernard COLASSE and Francis PAVÉ

From the French Communist Party to managementconsultancy: an uncommon itinerary, an exceptionalexperience with social relations in firms…

HOW TO RECONCILE THE PROTESTANT ETHICAND FINANCE?Christophe INARD, Fanny VERRAX and GrégorySCHNEIDER-MAUNOURY

The practices for managing the responsible socialinvestment funds created by Protestant groups areplaced in a historical and sociological perspective.Those of the four funds described, beyond the possi-ble ambiguities stemming from their theological jus-tifications, are characterized by a pragmatism that isa far cry from their supposed dogmatism. Thesepractices transcend their religious origins. Thesefunds raise relevant questions about the rehabilita-tion of finance and the conception of corporatesocial responsibility.

SOLIDARITY AND RIVALRY IN FIRMSJérôme SAULIÈRE

In-firm training periods are an opportunity foryoung people to discover the world of work from aposition somewhere between that of observer andplayer. When the internship lasts several months, asin the case of engineering students from the Écolesdes Mines, students try to fill the same assignmentsas young recruits. They thus gain an original view ofthe firm “from underneath”, we might say. With refe-rence to a recent article in Gérer & comprendre, theyfeel invited to identify with ideal role models. Butthis identification is alienating. The only way toovercome it is for students to obtain a position thatenables them to understand that the images withwhich they have identified are mere appearances.Identification is especially strong when the inter-nship is in consultancy on corporate strategy, whereappearances and very codified relations are key fac-tors. These students’ naive view, as seen throughtheir accounts of this training experience, provides uswith thoughts about how business is conducted. Forthis reason, we are publishing a text written duringan internship that was part of the author’s first yearof training for the French Corps des Mines.

TERRITORIALITY AND VIRTUAL OFFICES, AN OXYMORON?Emmanuelle LÉON

Changes in the organization of work and the determi-nation to reduce the budget allotted to office spacehave led many firms to reinvent, or even eliminate,offices thanks to modern technology. Evidence of thisis the development of “shared workplaces”. The work-place is not just a functional space however. It is alsoone of the symbols linking wage-earners to their com-pany. Wage-earners spontaneously try to make the

workplace their own. A case study conducted in thevirtual offices of Accenture shows how a sense of terri-tory arises and marks every space, even virtual spaces.

CORPORATE SOCIAL RESPONSIBILITY ANDFLEXIBLE HUMAN RESOURCES: IS “EMPLOYA-BILITY” A VALID ARGUMENT?Moez BEN YEDDER and Lotfi SLIMANE

By placing the interests of other stakeholders (for ins-tance, employees) on a par with those of stockholders,corporate social responsibility has compelled recogni-tion in recent years as a concrete form of sustainabledevelopment. Though relatively old, flexibility hasbecome an increasingly accepted possibility for impro-ving a firm’s competitiveness or even reorienting itsactivities in a new direction indispensable for its survi-val. Given its quantitative dimension however, flexibi-lity often comes under criticism for its social conse-quences. Precarious employment conditions for wage-earners, competition over labor costs among subcon-tractors, the broken bond between a firm and its wor-kers… flexibility turns out to be an “antisocial” prac-tice. We thus fail to see how a firm that scrupulouslyadheres to the ideas underlying corporate social res-ponsibility could implement flexibility in its humanresources. In practice however, flexibility and corpo-rate social responsibility seem to be able to live underthe same roof.

THE LOCAL APPLICATION OF A GLOBALTOOL FOR MANAGING EMPLOYEE QUALIFI-CATIONSSophie BRETESCHÉ and Michel DEVIGNE

This article describes how an agribusiness plant adjus-ted to the deployment of a global tool for managingemployee qualifications. Although this tool requiredconformity, it was appropriated variously, dependingon the occupational environment and the context ofthe activities actually exercised.

REPUTATION IN CAREER MANAGEMENTSébastien DUBOIS

Reputation is brought forward as a major criterion formanaging careers but without being clearly defined.An operational definition is proposed of this sociallabel or image, which is constructed through humanrelations. The case of artists is especially useful forinterpreting the processes at work; and contemporarypoets provide a striking illustration of how individualsand, too, organizations (in this case, publishers)manage reputations. Reputation is both a decision-making tool and a key element in strategies.

HAUTE COUTURE NOWADAYS: HOW TORECONCILE LUXURY AND FASHION?Marine AGOGUÉ and Guillaume NAINVILLE

An industry’s maturation often brings its businessmodel under review. Contrary to appearances, hautecouture should be seen not just through the exube-

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RÉSUMÉS ÉTRANGERS

OVERLOOKED

TRIAL BY FACT

TESTIFYING

TRIAL BY FACT

IN QUEST OF THEORIES

FOR OUR ENGLISH-SPEAKERS READERS

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IST DER ULTRALIBERALISMUS DER FEINDDES MODERNEN MANAGEMENTS ?Bernard COLASSE und Francis PAVÉ führten dasGespräch mit Henri VACQUIN

Von der kommunistischen Partei zurUnternehmensberatung : ein ungewöhnlicherLebensweg, eine außerordentliche Erfahrung imPersonalwesen der Unternehmen

WIE PASSEN PROTESTANTISCHE MORAL UNDFINANZWESEN ZU-EINANDER ?Christophe INARD, Fanny VERRAX und GrégorySCHNEIDER- MAUNOURY

Wir haben uns in diesem Artikel vorgenommen, dieManagementpraktiken der Ethikfonds zu analysieren,die von protestantischen Gemeinschaften gegründetwurden. Nach einer historischen und soziologischenEinordnung beobachten wir die gegenwärtigenPraktiken von vier Ethikfonds und stellen fest, dass sieabgesehen von eventuellen Vieldeutigkeiten ( bezü-glich ihrer theologischen Rechtfertigungen) durcheinen Pragmatismus gekennzeichnet sind, der weit vondem Dogmatismus entfernt ist, der ihnen zugeschrie-ben wird. Diese Investmentfonds, deren Politik überdie religiösen Ursprünge hinausgewachsen ist, werfennützliche Fragen zur Erneuerung der Finanzwirtschaftund zur Zukunft des Konzepts der gesellschaftlichenVerantwortung des Unternehmens auf.

SOLIDARITÄT UND RIVALITÄT IM UNTERNEHMENJérôme SAULIÈRE

Praktika bieten jungen Menschen die Möglichkeit,die Welt der Unternehmen im Rahmen einesArbeitsverhältnisses kennen zu lernen, das zwischendemjenigen eines Beobachters und demjenigen einesAkteurs liegt. Wenn ihr Praktikum mehrere Monatedauert, wie es für die an den Écoles des Mines stu-dierenden „ingénieurs-élèves“ der Fall ist, sind diesedarum bemüht, sich zu integrieren und dieselbenAufgaben zu erfüllen wie die jungen eingestelltenArbeitskräfte. Sie haben dann eine originaleVorstellung von dem Unternehmen, das sie, wie mansagen könnte, „von unten“ sehen. Wie schon ineinem kürzlich in Gérer & Comprendre erschienenenArtikel beobachtet wurde, fühlen sie sich dazu aufge-fordert, sich mit den Idealbildern ihrer Rolle zuidentifizieren. Aber diese Identifizierung hat eineEntfremdung zur Folge und kann erst nach demErreichen einer Position überwunden werden, die es

ihnen erlaubt zu verstehen, dass die Bilder, mitdenen sie sich identifiziert hatten, nur Schein sind.Die imaginäre Dimension ist in derStrategieberatung besonders stark, denn auf einesehr kodifizierte Weise spielen hier Erscheinung undKontaktfähigkeit eine wesentliche Rolle. Ihre Lehrgangsberichte zeigen, was die naiveSichtweise, die sie charakterisiert, von den betriebli-chen Abläufen zu erfassen vermag. In diesem Sinneveröffentlichen wir diesen Text, der von JérômeSaulière im Laufe eines Praktikums verfasst wurde,das er im Rahmen seines ersten Studienjahres amCorps des Mines absolvierte.

TERRITORIALITÄT UND VIRTUELLE BÜROS :EIN OXYMORON ?Emmanuelle LÉON

Die Veränderungen in der Arbeitsorganisation unddie Absicht, die Ausgaben für Immobilien zu redu-zieren, veranlassen zahlreiche Unternehmen dazu,ihre Büros mit Hilfe der verfügbaren Technologienneu zu konzipieren oder sogar abzuschaffen. DieEntwicklung der Großraumbüros entspricht dieserLogik. Doch ein Arbeitsraum ist nicht nur ein funk-tioneller Ort : er stellt auch eins der Symbole dar, dasden Angestellten mit seiner Organisation verbindet ;daher wird dieser spontan dazu tendieren, ihn zu sei-nem eigenen zu machen. Eine Fallstudie zu den vir-tuellen Büros von Accenture beweist, dass jederRaum unter dem Blickwinkel der Territorialitätbetrachtet wird ... und wäre er auch nur virtuell.

DIE SOZIALE VERANTWORTUNG DES UNTER-NEHMENS UND DIE FLEXIBILITÄT DES PER-SONALMANAGEMENTS : IST DIE VERWEND-BARKEIT EIN TAUGLICHES ARGUMENT ?Moez BEN YEDDER und Lotfi SLIMANE

Da die soziale Verantwortung des Unternehmensdem Interesse der nicht als Gesellschafter fungieren-den Zugehörigen (wie der Beschäftigten) einenebenso hohen Rang einräumt wie demjenigen derAktionäre, hat sie sich als Konkretisierung der nach-haltigen Entwicklung der Unternehmen bei diesendurchgesetzt. Auf einer anderen Ebene wird dieFlexibilität zu einem Aspekt, der, obwohl er relativalt ist, immer häufiger als ein möglicher Weg zurVerstärkung der Wettbewerbsfähigkeit oder sogar zurNeuorientierung angesehen wird, die zurLebensfähigkeit unbedingt notwendig ist. Doch dieFlexibilität, insbesondere in ihrer quantitativenDimension, ist aufgrund der sozialen Folgen, die aus

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RÉSUMÉS ÉTRANGERS

AN UNSERE DEUTSCHSPRACHIGEN LESER

AN TATSACHEN GEM

ESSEN

ZEITZEUGEN

VERKANNTE REALITÄTEN

VERKANNTE

REALITÄTEN

rance of top designers. These fashion houses have hadto adapt a purely craftsman’s approach to changes intheir historical customer base. They have done thisthanks to two “product differentiations”: luxury goodsand designer fashionware. This has deeply affected howthey are organized. Fashion houses have found originalsolutions for moving beyond the fashion/luxury oppo-sition and remaining, even yet, among the best profit-making companies. Behind the glamor and glitter, wediscover a world with an atypical structure and organi-zation that exercises fascination owing as much to thefine strategies pursued as to the goods produced.

Christophe VIGNON: SUPERMARKET CASHIER…AND THEN? On Mathias Waelli’s Caissière… et après? (PressesUniversitaires de France, 2009).

Michel VILETTE: MARRIAGE, CAPITALISM ANDBABY FOODOn Elizabeth Dunn’s Privatizing Poland, baby food, bigbusiness and the remaking of labor, (Cornell UniversityPress, 2004).

MOSAICS

IN QUEST

OF THEORIES

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EL ULTRALIBERALISMO, ¿ENEMIGO DE LA ADMINISTRACIÓN DE EMPRESASMODERNA?Entrevista con Henri VACQUIN Realizada por Bernard COLASSE y Francis PAVÉ

Del Partido Comunista al consejo de administraciónde una empresa: un recorrido fuera de lo normal,una experiencia excepcional de las relaciones socialesen la empresa.

¿CÓMO HACER QUE CONVIVA LA MORALPROTESTANTE CON LAS FINANZAS?Christophe INARD, Fanny VERRAX y GrégorySCHNEIDER-MAUNOURY

En este artículo nos proponemos analizar las prácti-cas de administración de los fondos de inversiónsocialmente responsable (ISR) creados por las comu-nidades protestantes. Tras una puesta en perspectiva

histórica y sociológica, observaremos las prácticasactuales de cuatro fondos ISR y constataremos quemás allá de las posibles ambigüedades (que tienenjustificaciones teológicas) de estos fondos, el prag-matismo que los caracteriza es muy diferente deldogmatismo que se les atribuye. Estos fondos, cuyasprácticas trascienden sus orígenes religiosos, repre-sentan interrogantes pertinentes sobre la renovaciónde las finanzas y el porvenir del concepto de respon-sabilidad social de la empresa.

SOLIDARIDAD Y RIVALIDAD EN LA EMPRESAJérôme SAULIÈRE

Las pasantías permiten que los jóvenes descubran elmundo de la empresa con un estatuto intermedioentre el de observador y el de actor. Cuando unapasantía dura varios meses, como es el caso de losfuturos ingenieros de las Escuelas de Minas, éstostratan de integrarse y ejercer las mismas misiones que

ihrer Anwendung resultieren können, oft ver-schrieen. Die Prekarisierung der Arbeitnehmer, derLohnkostenwettbewerb unter denSubunternehmern, die Auflösung der Bindungenzwischen Unternehmen und Beschäftigten ... : dieFlexibilität scheint in mancher Hinsicht zu den„antisozialen“ Praktiken zu gehören. Unter diesemGesichtspunkt ist es schwer vorstellbar, dass eineFirma, die sich darum bemüht, die Logik der gesell-schaftlichen Verantwortung zu beachten, auch einegewisse Flexibilität geltend machen könnte. In derPraxis jedoch scheinen die beiden Logiken miteinan-der zu kohabitieren.

DIE LOKALE INKARNATION EINES GLOBALEN KOMPETENZMANAGEMENT-SYSTEMS Sophie BRETESCHÉ und Michel DEVIGNE

In diesem Artikel prüfen wir die Anpassungs- fähig-keit eines lokalen Produktions- standortes imZusammenhang mit dem Einsatz eines globalenKompetenz- managementsystems für dieLebensmittelindustrie. Das System hat zwar einengestaltenden Charakter, ruft aber auch differenzierteAneignungen hervor, die auf den jeweiligen Kontextder Ausübung der Tätigkeiten und derBerufsgruppen zurückzuführen sind, in dem esAnwendung findet.

DER GUTE RUF UND DIE KARRIEREPLANUNGSébastien DUBOIS

Der gute Ruf ist als ein wichtiges Kriterium für denVerlauf von Karrieren bezeichnet worden, ohne dasser eindeutig definiert worden wäre. Dieser Artikelschlägt eine praxisnahe Definition des guten Rufsvor, der ein Etikett oder ein soziales Bild ist, das sichdurch die Beziehungen zwischen den Akteurenherausbildet. Die Künstler bieten ein privilegiertesBeispiel, um diese Mechanismen zu entschlüsseln,und der Fall der zeitgenössischen Dichter bietet eineprofilierte Illustration dessen, welche Bedeutung

sowohl Individuen als auch Organisationen, hier dieVerlagshäuser, dem guten Ruf beimessen.Tatsächlich ist der gute Ruf sowohl eineEntscheidungshilfe als auch ein zentrales Anliegender Strategien der Akteure.

HAUTE COUTURE HEUTE : SIND LUXUS UNDMODE MITEINANDER VEREINBAR ? Marine AGOGUÉ und Guillaume NAINVILLE

Viele Industriesektoren haben sich im Stadium ihrerReife zur Infragestellung ihres Geschäftsmodellsentschlossen. Auch wenn es nicht den Anschein hat,reduzieren sich die Modehäuser nicht auf das exal-tierte Auftreten ihrer großen Modeschöpfer : siehaben ihre rein handwerklich organisierte Tätigkeitumkonzipieren müssen, um sich ihrer gewandeltenhistorischen Kundschaft anzupassen, und zwar dankder gleichzeitigen Entwicklung zweier„Produktdifferenzierungen“ : derjenigen des Luxusund derjenigen der Mode. Dieser Übergang hat dieOrganisation dieser Unternehmen stark geprägt : dieModehäuser haben originelle Lösungen gefunden,die es ihnen ermöglichen, den Gegensatz von Luxusund Mode zu überwinden und heute noch zu denrentabelsten Unternehmen zu gehören. So entdecktman hinter all dem Flitterglanz eine in ihrer Strukturund Organisation atypische Welt, deren strategischeRaffinessen zumindest ebenso faszinieren könntenwie die Kreationen selbst ...

Christophe VIGNON: SUPERMARKT-KASSIERE-RIN ... UND DANACH ?Zum Buch von Mathias Waelli, Caissière ... et après ?(Presses Universitaires de France, 2009).

Michel VILETTE: Marriage, capitalism and babyfoodZum Buch von Elizabeth C. Dunn : PrivatizingPoland, Baby Food, Big Business and the Remakingof Labor, Cornell University Press (CornellUniversity Press, 2004).

GÉRER ET COMPRENDRE • MARS 2010 • N° 99 93

RÉSUMÉS ÉTRANGERS

AN TATSACHEN GEM

ESSEN

AUF DER SUCHE NACH THEORIEN

AUF DER SUCHE NACH

THEORIEN

MOSAIK

OPINIÓN

REALIDADES

DESCONOCIDAS

REALIDADES DESCONOCIDAS

A NUESTROS LECTORES DE LENGUA ESPAÑOLA

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los nuevos empleados. Tienen una visión original dela empresa que podría llamarse vista "desde abajo".Para citar un artículo reciente de la revista Gérer etComprendre (1), se sienten invitados a identificarsecon las imágenes ideales de su papel. Pero esta iden-tificación es alienante y sólo puede superarse despuésde llegar a una posición que les permita entender quelas imágenes a las cuales se identificaban eran sóloapariencias. La dimensión imaginaria es muy impor-tante en el consejo estratégico, en el que la aparien-cia y las relaciones, altamente codificadas, desempe-ñan un papel esencial.Estos testimonios sobre su experiencia, alentados

por el oído atento de un grupo de docentes, mues-tran lo que su mirada ingenua traduce del mundo delos negocios. Con este enfoque publicamos este texto, redactadopor Jérôme Saulière durante la pasantía efectuada ensu primer año de estudios en una escuela de Minas(Corps des Mines).

TERRITORIALIDAD Y DESPACHOS VIR-TUALES: ¿UN OXÍMORON?Emmanuelle LÉON

Los cambios en la organización del trabajo y el deseode reducir el presupuesto dedicado a los inmueblesllevan a muchas empresas a reinventar, incluso asuprimir, sus despachos, utilizando las nuevas tecno-logías puestas a su disposición. El desarrollo de losespacios de trabajo repartidos siguen esta lógica. Sinembargo, el espacio de trabajo no es únicamente unlugar funcional; es igualmente uno de los símbolosque relaciona al empleado con su organización. Porello, éste seguirá espontáneamente la tendencia dequerer apropiárselo. Un estudio de caso, realizadocon los despachos virtuales de Accenture, demuestraque la territorialidad entra en cualquier espacio asíéste sea virtual.

LA RESPONSABILIDAD SOCIAL DE LASEMPRESAS A LA HORA DE LA FLEXIBILIDADDE LOS RECURSOS HUMANOS: ¿LA EMPLEA-BILIDAD ES UN ARGUMENTO VIABLE?Marie Moez BEN YEDDER y Lotfi SLIMANE

La responsabilidad social de las empresas (RSE),como materialización del desarrollo duradero deéstas, se ha impuesto al poner el interés de actoresque no son socios (tales como los empleados) en elmismo nivel de importancia que los accionistas. Porotra parte, la flexibilidad se convierte en un aspectoque, aunque relativamente antiguo, se ve cada vezmás como una vía posible para el aumento de lacompetitividad de la empresa, incluso como unanueva orientación indispensable a su viabilidad. Sinembargo, la flexibilidad, en particular en su dimen-sión cuantitativa, se prohíbe a menudo a causa de lasconsecuencias sociales que su adopción puede acar-rear. Pauperización de los empleados, competiciónsobre los costes de mano de obra entre subcontratis-tas, ruptura del vínculo entre la empresa y losempleados. Por ciertos aspectos la flexibilidad pareceformar parte de las prácticas "antisociales" A partirde ahí, es difícil creer que una empresa que deseaseguir la lógica social predicada por la RSE podríaaplicar también cierta flexibilidad. Sin embargo, enla práctica, las lógicas de la flexibilidad y de la RSEparecen convivir.

LA ENCARNACIÓN LOCAL DE UNA HERRAMIENTA DE ADMINISTRACIÓN GLOBAL DE CONOCIMIENTOSSophie BRETESCHÉ y Michel DEVIGNE

En este artículo, pondremos en perspectiva la capaci-dad de ajuste de un sitio de producción local frenteal despliegue de una herramienta de administraciónglobal de conocimientos en el sector agro-alimenta-rio. Si la herramienta presenta un carácter consen-sual, suscita también diferentes apropiaciones, rela-cionadas con los contextos de ejercicio de las activi-dades y los medios profesionales en los que se ejer-cita.

LA REPUTACIÓN PARA ADMINISTRAR LASCARRERASSébastien DUBOIS

La reputación se considera como un criterio mayoren el desarrollo de las carreras, sin que exista unadefinición explícita de ella. Este artículo proponeuna definición operativa de la reputación, etiqueta oimagen social que se construye en las relaciones entrelos diferentes actores. Los artistas suministran unmuy buen ejemplo para poder descifrar estos meca-nismos. Por ejemplo, el caso de los poetas contempo-ráneos ofrece una ilustración notable de la gestión dela reputación tanto por los individuos como por lasorganizaciones; en nuestro caso, los editores. Enefecto, la reputación es a la vez una herramienta dedecisión y un elemento central de las estrategias delos actores.

¿LA ALTA COSTURA HOY EN DIA: ¿CÓMO CONCILIAR EL LUJO Y LA MODA?Marine AGOGUÉ y Guillaume NAINVILLE

La madurez de ciertos sectores industriales les haobligado a poner en tela de juicio su propio businessmodel. Las casas de alta costura, a pesar de las apa-riencias, no se reducen a la exuberancia de susgrandes modistos. Han tenido que cambiar elenfoque puramente artesanal de su actividad parapoder adaptarse a los cambios de su clientela y estogracias al codesarrollo de dos productos diferentes:los productos de lujo y los de moda. Esta transiciónha tenido un impacto profundo en la organizaciónde estas empresas: las casas de alta costura hanencontrado soluciones originales que les permitensuperar la oposición entre moda y lujo, para poderfigurar, incluso hoy en día, entre las empresas másrentables. Así, detrás del estrás y las lentejuelas, sedescubre un mundo atípico en su estructura y suorganización que podría fascinar al menos tanto porla fineza de sus estrategias como por sus propias crea-ciones.

Christophe VIGNON: CAJERA Y LUEGO ¿QUÉMÁS?Comentarios sobre el libro de Mathias Waelli,Caissière… et après ?, PUF, 2009.

Michel VILLETTE: BODAS, CAPITALISMO YCOMPOTAS PARA BEBÉS

Comentarios sobre el libro de Elizabeth C. Dunn:Privatizing Poland, Baby Food, Big Business and theRemaking of Labor, Cornell University Press, 2004.

RÉSUMÉS ÉTRANGERS

REALIDADES DESCONOCIDAS

LOS HECHOS LO DEM

UESTRAN

LOS HECHOS LO

DEM

UESTRAN

EN BUSCA DE TEORÍAS

MOSAICOS

© 2010, ANNALES DES MINES Directeur de la publication : Serge KEBABTCHIEFFEditions ESKA, 12, rue du Quatre-Septembre 75002 Paris I.D.G. - Imprimeur - 52200 Langres - Saints-GeosmesRevue inscrite à la CPPAP sous le n° 73421 N° d’imprimeur : - Dépôt légal : mars 2010

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MINESFondées en 1794

F ondées en 1794, les Annales des Mines comp-tent parmi les plus anciennes publications éco-

nomiques. Consacrées hier à l’industrie lourde,elles s’intéressent aujourd’hui à l’ensemble de l’ac-tivité industrielle en France et dans le monde, sousses aspects économiques, scientifiques, techniqueset socio-culturels.

D es articles rédigés par les meilleurs spécialistesfrançais et étrangers, d’une lecture aisée,

nourris d’expériences concrètes : les numéros desAnnales des Mines sont des documents qui fontréférence en matière d’industrie.

L es Annales des Mines éditent trois séries com-plémentaires :

Réalités Industrielles,Gérer & Comprendre,

Responsabilité & Environnement.

Q uatre fois par an, cette série des Annales desMines pose un regard lucide, parfois critique,

sur la gestion « au concret » des entreprises et desaffaires publiques. Gérer & Comprendre va au-delàdes idées reçues et présente au lecteur, non pas desrecettes, mais des faits, des expériences et des idéespour comprendre et mieux gérer.

Q uatre fois par an, cette série des Annales desMines fait le point sur un sujet technique, un

secteur économique ou un problème d’actualité.Chaque numéro, en une vingtaine d’articles, pro-pose une sélection d’informations concrètes, desanalyses approfondies, des connaissances à jourpour mieux apprécier les réalités du monde indus-triel.

Q uatre fois par an, cette série des Annales desMines propose de contribuer aux débats sur

les choix techniques qui engagent nos sociétés enmatière d’environnement et de risques industriels.Son ambition : ouvrir ses colonnes à toutes les opi-nions qui s’inscrivent dans une démarche deconfrontation rigoureuse des idées. Son public :industries, associations, universitaires ou élus, ettous ceux qui s’intéressent aux grands enjeux denotre société.

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La plupart des premiers numéros de « GÉRER &COMPRENDRE » sont encore disponibles. N’hésitez pas à commanderceux qui vous manquent. Vous trouverez au sommaire des : N° 54 •L’entreprise au cœur • L’innovation dans l’industrie du sport • Les entre-prises et l’Euro • L’âne de Buridan revisité – N° 55 • Le paravent chinois• Opacité • Etrangeté • Altérité – N° 56 • Cet obscur objet du débat : letemps de travail • Chroniques d’un management urbain • Sir BryanCarsberg et la régulation des marchés – N° 57 • Les mythes duManagement • Les épingles d’Adam Smith • Quel avenir pour leCNRS ? – N° 58 • Entretien avec Olivier Giscard d’Estaing •Accréditation et enseignement supérieur • Le travail, l’inspecteur et laloi – N° 59 • Le droit d’auteur en question • Silvère Seurat : genèsed’une méthode • De la foi au marché – N° 60 • François Bloch-Lainé :au cœur de l’Etat • Organbisations prosaïques et leaders héroïques •Création de valeur et politique de rémunération – N° 61 • La complexi-té fiscale, un mal nécessaire ? • Le système de Santé en Angleterre •Silicon Valley : chroniques d’un autre monde – N° 62 • Parcours d’ungrand banquier d’affaires • Débat : la logique compétences • HenriFayol et la recherche-action • Diriger des thèses de terrain – N° 63 • Les35 heures chez Air France • Développer les projets et les compétences• Laisser du temps au temps • La passion de la psychosociologie –N° 64 • La carrière « classique » existe-t-elle encore ? • Des hommes etdes projets dans l’urgence • Le commerce n’adoucit pas les mœurs •La secte des économistes – N° 65 • Une success-story mexicaine •Fromage de Comté et confiance • Les malédictions du veau d’or • Lasecte des économistes – N° 66 • Quels enjeux pour la gestion desrisques ? • 600 jours de compétition technologique • Normalisationcomptable et fair value • Les mots de la gestion – N° 67 • La vie deStart-Up • La carte des formations dans les universités • Dossier :L’institut Henri Poincaré et la gestion – N° 68 • La France dans les deuxprocessus de globalisation • Asymétries d’information et organisationbancaire • La démocratie technique en débat – N° 69 • AXA, une crois-sance exponentielle • 2 300 ans avant la gestion • Le commis voya-geur : mort d’un mythe ? – N° 70 • Comprendre le montage d’un finan-cement sur projet • Les PME sont-elles créatrices d’emploi ? • RenéBedenne : un fonctionnaire entrepreneur du social – N° 71 • BertrandCollomb : de la recherche en gestion au management • Monastèresd’antan et entreprises d’aujourd’hui • Le juge, l’économiste et l’abon-né – N° 72 • Groupes mafieux ou réseaux vertueux ? • La médiation,une compétence ingérable ? • Comment instiller l’esprit d’entre-prendre ? • Travail collectif et groupes transitoires – N° 73 • Entretienavec Jean-Daniel Reynaud • La participation financière au XIXe siècle •Du dépeçage à l’assemblage : l’invention du travail à la chaîne • La pro-fessionnalisation dans les organisations associatives – N° 74 • Dossier« Les petits Modes des grandes entreprises » • De la science desaffaires aux sciences de gestion • Pour une histoire de la gestion deprojet – N° 75 • Sciences de gestion et expéditions polaires • Entretienavec Alain de Vulpian • Maintien de l’ordre et organisation • Sociologied’intervention, sociologie plastique – N° 76 • François Ceyrac, patrondu social • Un homme à tout savoit ? • Responsabilité sociale des entre-prises • Le MINEFI en modernisation – N° 77 • Dossier : un débat élec-trique • L’invention de la mécanographie • L’influence internationale dela recherche en gestion française – N° 78 • Agir intentionnellementcontre ses valeurs • Des bureaux réels pour une entreprise virtuelle •Mobilité et gestion des carrières dans la recherche – N° 79 •Expérimentons, expérimentez ! • Université et entrepreneuriat • Lamédiation dans les relations professionnelles • Comment développerla performance collective ? – N° 80 • Michel Crozier, à contre courant •Nouvelles menaces et gouvernance • La femme objet d’innovation •L’enfer des boutons – N° 81 • La LOLF : outil de management oudogme écrasant ? • Gérer des chercheurs en entreprise • Financer laqualité des soins hospitaliers – N° 82 • Débat public et expertise •Globalisation et emploi • Edison contre Westinghouse • Quand laFrance découvre l’audit – N° 83 • Entretien avec André Bergeron •L’entreprise qui aurait pu ne pas être délocalisée • La construction dela concurrence – N° 84 • Les start-up ou l’art du tâtonnement • La théo-rie financière classique : une parenthèse de 50 ans ? • Des raisins et deshommes – N° 85 • Violence au travail et placardisation • Mafia univer-sitaire et Mafia tout court • La Logan sur les pas de la 2 CV ? • Entretienavec Xavier Fontanet – N° 86 • L’Égypte et les experts • La guerre destemps • Aventures chinoises de PME françaises – N° 87 • Le CNES etla sous-traitance • Genèse d’un entrepreneur social • Vauban et Taylor– N° 88 • La mort de Mobilien • Culture et pouvoirs chez EADS • Laméthode Triz et l’innovation • Surveiller les comptables – N° 89 •Commerce équitable et marketing • Ambiguïtés des systèmes d’alerteéthique • Fraude et changements de gouvernance • Entretien avecJean-Claude Rouchy – N° 90 • La boîte noire du licenciement pourmotif personnel • Le côté sombre des projets • L’US Army et l’US Navyface aux TIC • Max Pagès, L’électron libre de la psychosociologie –N° 91 • L’obligation de rendre des comptes – N° 92 • Retour sur lafaillite de la Barings • Le modèle entrepreneurial de l’Oréal • Valoriserla recherche publique – N° 93 • Comment gérer un navire de hautemer ? • Philatélie : une passion et son marché • Gratitude et ingratitu-de – N° 94 • Trente années d’histoire de la presse économique •Comment promouvoir la chirurgie ambulatoire ? • L’Europe des mas-ters en formation – N° 95 • Quand la psychosociologie fait son entréedans l’entreprise • Viagra® : Création d’une opportunité et performa-tion d’un marché • PME : peut-on choisir de ne pas délocaliser ? –N° 96 • En Chine, entre Guanxi et bureaucratie céleste • Commenttenir compte de la subjectivité du manager en formation ? • Les acci-dents à l'atterrissage par mauvais temps – N° 97 • Rencontre avec unmilitant de la création d’entreprise • La quête éperdue du consensus :le complexe de Babel ? • Point de référence et aversion aux pertes :Quel intérêt pour les gestionnaires ? – N° 98 • Le stress des vendeusesdans un contexte de pays émergent : entre mépris et marginalisation• Un organisme de santé… malade de « gestionnite » • Est-il dans l’in-térêt d’un CV de « faire des histoires » ?

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