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É D C A T O L U I N MAISO N D E ANGELO, TYRAN DE PADOUE drame de Victor Hugo Dossier pédagogique Dossier Assistanat à la mise en scène Florian Richaud Compositions additionnelles Alex Beaupain Scénographie Samuel Deshors Son Valérie De Loof Lumière Rémy Chevrin Costumes Yohji Yamamoto et Limi Feu Mise en scène Christophe Honoré ©Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon

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angelo, tyran de padouedrame de Victor Hugo

dossierpédagogiquedossier

Assistanat à la mise en scène

Florian Richaud

Compositions additionnellesAlex Beaupain

ScénographieSamuel Deshors

SonValérie De Loof

LumièreRémy Chevrin

CostumesYohji Yamamoto et Limi Feu

Mise en scèneChristophe Honoré

©Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon

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angelo, tyran de padoue

Ce dossier pédagogique destiné aux professeurs a été réalisé parCaroline Jouffre,professeur de lettres relais de l’Inspection académique des Yvelines auprès de la Scène nationale de Saint-Quentin-en-Yvelines

Février 2010 2

I. Victor Hugo et le drame romantique

Une biographie de Hugo

Hugo et le théâtre

Le drame romantique

II. Angelo, tyran de Padoue

La genèse

La construction de la pièce

Les personnages principaux

Le thème majeur

Le décor historique

III. Les transformations du texte

Le désir de modernisation

Le resserrement dramatique

IV. Dramaturgie

Les intentions de Christophe Honoré

La scénographie

L’univers sonore

Le traitement cinématographique

V. Critiques

VI. Ressources

Bibliographie

Iconographie

©Christophe Raynaud de LageFestival d’Avignon

I. Victor Hugo et le drame romantiqueBiographie de Hugo

On lira une biographie sur le site1, biographie qui reprend celle d’Émile Faguet, dans son ouvrage Dix-neuvième siècle, Études littéraires.Victor Hugo est né à Besançon le 26 février 1802. Fils d’un général de Napoléon, il suivit d’abord son père dans le hasard des expéditions et des campagnes, en Italie, en Espagne, où il fut page du roi Joseph et élève au séminaire des nobles de Madrid. Vers l’âge de onze ans, il vint s’établir avec sa mère, séparée à cette époque du général, à Paris, dans le quartier, presque désert alors, du Val-de-Grâce. C’est là qu’il grandit dans une liberté d’esprit et de lectures absolue, sous les yeux d’une mère extrêmement indulgente et assez insoucieuse à l’endroit de l’éducation. Il s’éleva tout seul, lut beaucoup, au hasard, s’éprit, dès quinze ans, à la fois de vers et de mathématiques, se préparant à l’École polytechnique et concourant aux Jeux floraux.Couronné deux fois par cette société littéraire, nommé par elle maître ès jeux floraux en 1820, distingué par l’Académie Française en 1817, à l’âge de quinze ans, pour une pièce sur les Avantages de l’étude, s’essayant à une tragédie (Irtamène dont on trouve quelques fragments dans Littérature et Philosophie mêlées), il comprit que sa vocation était toute littéraire, abandonna

les mathématiques, et lança en 1822 les Odes. Il obtint une pension de 2 000 francs de Louis XVIII, peut-être pour son livre, peut-être pour un trait de générosité dont le Roi fut touché ; il se maria (1822), et ne songea plus qu’à marcher sur les traces de Lamartine, qui était l’idole du jour.Journaux (Le Conservateur littéraire), romans (Bug-Jargal, Han d’Islande), théâtre (Amy Robsart avec Ancelot, à l’Odéon, chute), vers (Ballades et nouveaux recueils d’Odes) l’occupent jusqu’en 1827. À cette date, il donne Cromwell, grand drame en vers (non joué), avec une préface qui est un manifeste. En 1828, il écrit Marion de Lorme, drame en vers, qui est interdit par la censure, en 1829 les Orientales, en 1830 Hernani, joué à la Comédie Française, acclamé par la jeunesse littéraire du temps, peu goûté du public.La Révolution de 1830 donne la liberté à Marion de Lorme, qui est jouée à la Porte Saint-Martin avec un assez grand succès.Dès lors, Victor Hugo se multiplie en créations. Les recueils de vers et les drames se succèdent rapidement. En librairie, c’est Notre-Dame de Paris, roman (1831), Littérature et philosophie mêlées (1834), Feuilles d’automne, poésies (1831), Chants du crépuscule, poésies (1835), Voix intérieures, poésies (1837), Rayons et Ombres, poésies (1840), Le Rhin, impressions de voyage (1842). Au théâtre, c’est Le Roi s’amuse, en vers (1839), représenté une fois, puis interdit sous prétexte d’allusions politiques, Lucrèce Borgia, en prose (1833), Marie Tudor, en

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1. http://www.ac-strasbourg.fr/pedago/lettres/victor%20hugo/Communs/Biographie.htm

Toutes les citations du texte Angelo, tyran de Padoue sont extraites du recueil paru chez Garnier- Flammarion, n° 324.Les orthographes des noms propres sont prises dans cette édition ainsi que l’orthographe du nom commun « podesta » qui renvoie au mot italien employé par Hugo à la place du terme français « podestat ».Pour faciliter le repérage des scènes évoquées, on utilisera soit les divisions de Hugo en journées et parties soit la terminologie classique en actes. Ainsi la première journée correspond à l’acte I, la seconde à l’acte II, la première partie de la troisième journée à l’acte III et ainsi de suite.

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prose (1833), Angelo, en prose (1835), Ruy Blas, en vers (1838), les Burgraves, en vers (1843).Il mourut le 22 mai 1885, « dans la saison des roses », comme il l’avait prédit quinze années auparavant, à l’âge de 83 ans, comme Goethe. Son corps fut déposé au Panthéon, après les funérailles les plus magnifiques que la France ait vues depuis Mirabeau. Il a laissé une grande quantité d’œuvres inédites qui paraîtront successivement. En 1886, on en a donné deux, le Théâtre en Liberté, et la Fin de Satan, qui n’ont rien ôté à sa gloire.

Pistes de travail Comprendre la place du théâtre dans l’œuvre hugolienne. À partir de la biog-raphie proposée ci-dessus, le professeur demandera aux élèves de classer les œu-vres citées par genre (roman, théâtre et poésie), de noter leur date de parution afin de voir à quelle période de la vie de l’auteur elles correspondent (œuvre de jeunesse, de maturité ou de vieillesse).

Hugo et le théâtre

Comme on le voit plus haut, Hugo a marqué le théâtre du XIXe siècle tant par sa productivité que par sa créativité.

Victor Hugo fut fécond : une vingtaine de pièces si l’on compte celles qui composent :• Le théâtre de jeunesse : Irtamène. À quelque chose hasard est bon. Inez de Castro. Amy Robsart.• Les drames en vers : Cromwell. Marion de Lorme. Hernani. Le Roi s’amuse. Ruy Blas. Les Burgraves. Torquemada.• Les drames en prose : Lucrèce Borgia. Marie Tudor. Angelo, tyran de Padoue.• Le théâtre lyrique : La Esmeralda.• Le théâtre en liberté : La Grand-mère. L’Épée. Mangeront-ils ? Sur la lisière d’un bois. Les Gueux. Être aimé. La Forêt mouillée.

• Le théâtre moderne : Mille francs de récompense. L’Intervention. Fragments.

La plupart de ses pièces sont écrites entre 1827 et 1838. À vingt-six ans, dans la célèbre préface de Cromwell, Victor Hugo jette les bases d’un genre nouveau : le drame romantique que nous étudierons plus en détail dans la partie suivante. Revers de la médaille : Cromwell, pièce aux 6 000 vers et aux innombrables personnages n’est pas jouée — « injouable » disent certains… L’année 1830 sera décisive : le 25 février 1830 se déroule à Paris la plus fameuse bataille qu’aient jamais livrée des hommes de lettres. Elle reste connue sous le nom de « bataille d’Hernani », du nom d’une pièce de Victor Hugo que l’on jouait ce soir-là pour la première fois. Victor Hugo fait partie du Cénacle romantique qu’anime Sainte-Beuve, théoricien du mouvement2.

Dès la lecture d’Hernani, les hommes de lettres s’enthousiasment pour cette pièce d’une facture qui n’a rien à voir avec les lois édictées par Boileau au XVIIe siècle. Le soir d’Hernani, le spectacle est autant sur scène que dans la salle. Les romantiques parmi lesquels figurent Gérard de Nerval et Théophile Gauthier, arborent un gilet rouge et insultent les « perruques » fidèles aux canons classiques. Ils en viennent même aux mains.

C’est grâce à Hernani que le dramaturge accède véritablement, en 1830, à la célébrité dans le milieu du théâtre et prend une place déterminante parmi les Modernes. Les années suivantes, Hugo se heurtera aux difficultés matérielles (scène à l’italienne, peu propice aux spectacles d’envergure) et humaines (réticences des comédiens français devant les audaces de ses drames). Il alternera triomphes (Lucrèce Borgia) et échecs (Le Roi s’amuse), avant de décider, avec Alexandre Dumas, de créer une salle dédiée au drame romantique : ce sera le Théâtre de la Renaissance où il fera donner, en 1838, Ruy Blas.

En 1843, l’échec des Burgraves l’affecte

2. On en lira plus sur le site http://www.herodote.net/histoire/evenement.php?jour=18300225.

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durement. Hugo désespère de parvenir à un théâtre à la fois exigeant et populaire. Le dramaturge, frappé en outre par le deuil de Léopoldine qui meurt cette même année, délaisse la scène.

Victor Hugo marquera son retour au théâtre avec l’écriture, à partir de 1866, de plusieurs pièces, dont la série du Théâtre en liberté.

Pistes de travail Approcher la dramaturgie hugolienne. L’enseignant invitera les élèves à s’interroger sur les pièces de Hugo : combien d’œuvres écrites, jouées ; la composition des titres et le genre des pièces (comédie, tragédie), les pièces déterminantes et la raison de leur importance. Les élèves pourront rédiger une synthèse sur le théâtre de l’auteur qui leur permettra de mieux lire et comprendre la place d’Angelo, tyran de Padoue par rapport à l’ensemble de l’œuvre hugolienne. On peut, afin d’élargir la réflexion, établir un lien avec le « théâtre dans un fauteuil » de Musset.

Le drame romantique

Le drame romantique a vécu une vingtaine d’années dans la première moitié du XIXe siècle. La jeunesse romantique est une jeunesse fougueuse, qui ne se sent pas à l’aise dans l’époque où elle vit. La jeunesse romantique est donc à la recherche d’actes héroïques. De même, elle refuse tout ce qui est cher aux classiques, le théâtre classique avec toutes ses règles et ses contraintes.

Les jeunes romantiques redécouvrent avec un plaisir certain le théâtre de Shakespeare (1564-1616) qu’ils prennent comme modèle. Shakespeare leur paraît moderne pour plusieurs raisons : il a écrit pour les « grands » (rois et courtisans) et pour le peuple, et les personnages appartiennent à ce qu’on appelle aujourd’hui des milieux sociaux très différents. De plus, Shakespeare varie les genres, enfreint les

règles classiques liées aux unités spatio-temporelles, et aucun aspect de la nature humaine ne lui échappe.

On situe généralement la naissance du genre avec le texte de Stendhal Racine et Shakespeare (1823) : Stendhal y compare le théâtre racinien et shakespearien afin de montrer que le théâtre de Shakespeare est supérieur. Stendhal demande aussi aux dramaturges de renoncer à la versification. La préface de Cromwell (1827) fait également date.

Le drame romantique peut se définir ainsi :• Refus de la règle des trois unités. Les romantiques veulent se libérer de la forme et refusent la règle des trois unités car elle étouffe le génie.• Refus de la règle de bienséance. Par souci de réalisme, les romantiques veulent montrer sur scène ce qui existe (meurtres, suicides, duels, etc. ; Cf. Chatterton, Ruy Blas, Hernani et Lorenzaccio).• Recherche du mélange des genres, de la diversité. Les romantiques prétendent qu’on peut écrire une pièce de théâtre en mélangeant les tons, refusant ainsi qu’il n’y ait que du tragique dans une tragédie, que du comique dans une comédie, etc.• Rejet du drame bourgeois. Dans celui-ci, on est fidèle aux décors, aux costumes, entre autres. pour imiter la réalité. Les romantiques refusent cette illusion de faire vrai au nom de l’imagination, de l’expression du génie.• Rejet du moralisme et du théâtre manichéen conception dualiste du bien et du mal. Le drame bourgeois est, pour les romantiques, un théâtre moralisateur (le dénouement est toujours moral).• Remplacement des personnages stéréotypés des XVIIe et XVIIIe siècles par des héros singuliers. Le héros romantique est un individu

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original, qui évolue et dont le destin est illustré par la pièce. Le héros romantique est généralement un marginal, il incarne le « mal du siècle ». La marginalité du héros romantique peut être sociale (Ruy Blas est un laquais amoureux d’une reine), intellectuelle (Chatterton est un poète incompris). Le héros romantique est porté par ses désirs, ses défis mais il rencontre la fatalité. Il est sacrifié par l’histoire et meurt.

Victor Hugo veut instaurer un genre qui s’affranchit des règles classiques : la règle des trois unités, les bienséances et les vraisemblances et enfin un registre unique.

Si on examine Angelo, tyran de Padoue, on constatera d’abord le non-respect de l’unité de lieu. À chaque journée correspond un lieu : un jardin illuminé la nuit, la chambre richement décorée de Catarina, l’intérieur d’une masure (première partie), la chambre de Catarina (deuxième partie), une chambre de nuit (troisième partie). On dénombre cinq lieux donc mais qui ont pour point commun de renvoyer au lieu clos, à l’enfermement, au secret et à la mort, à l’exception du jardin.

L’unité de temps n’est pas respectée non plus : l’intrigue commence durant une nuit et semble se prolonger sur toute la nuit puisqu’une didascalie indique « Au fond, au-dessus des arbres, la silhouette noire de Padoue au XVIe siècle, sur un ciel clair. Vers la fin de l’acte, le jour paraît ». Homodei donne rendez-vous scène VI, Première journée, à la Tisbe « la nuit prochaine ». La seconde journée se tient donc la nuit suivante, et la troisième journée commence au matin p. 343 (III, 1) : « Ce matin, il y a une heure, le Rodolfo t’a rencontrée près du pont Altina, pas loin d’ici… ». Angelo prépare dans l’acte IV, scène I la mort de Catarina et sa sépulture : « Dans deux heures, – dans deux heures, – vous y ferez un service solennel ! ». Enfin, l’acte V se déroule de nouveau de nuit : « La nuit

est très noire. La ville est déserte à cette heure.» (V, 1). La pièce couvre donc trois nuits et deux actes se déroulent le jour.

Parallèlement à ces remarques, on notera un luxe tout particulier accordé aux indices temporels. Dans la scène IV de l’acte I, par exemple, Homodei se montre très précis quant à la chronologie de la romance entre Rodolfo et Catarina (p. 302) : « il y a sept ans… vous aviez vingt ans… il y a trois mois… Un soir, le seizième jour de février… trois fois par semaine… ; le mois passé… ».

L’unité d’action est la plus respectée car l’histoire d’amour entre Catarina et Rodolfo qui sert de fil conducteur à la pièce rencontre la vengeance d’Homodei et la jalousie mâtinée de reconnaissance de la Tisbe.

On remarque aussi que la règle des bienséances est malmenée : si Rodolfo tue Homodei hors de scène, Catarina se donne la mort sur scène en prenant un narcotique qui simule la mort comme dans Roméo et Juliette de Shakespeare. Cela rappelle d’ailleurs la distance que Hugo veut établir entre le drame romantique et le théâtre classique ou le drame bourgeois.

Par ailleurs, Victor Hugo veut mêler les genres du tragique et du comique. Rodolfo pense donc que sa famille est marquée du sceau d’une malédiction qui entraîne ceux qui l’aiment à la mort. Ironie tragique : alors qu’il pense avoir perdu Catarina, c’est la Tisbe – qui l’aime aussi – qui meurt de sa main. La dimension comique est plus discrète dans le texte de la pièce que dans la mise en scène de Christophe Honoré. Elle est cependant, de la même manière, assurée par les personnages d’Orfeo et de Gaboardo. Ils sont « les dogues », véritables cerbères des enfers de Padoue. Alors que leur seul nom devrait entraîner l’effroi, ils font naître le rire par leur côté pataud et leur bêtise.

Enfin, Rodolfo et Catarina sont immédiatement identifiés comme des

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personnages romantiques. Ils ont cette soif d’idéal qui les a rapprochés, cet amour qui est resté pur malgré tout. Catarina ne dénoncera pas Rodolfo et préfère se sacrifier. Même Homodei et Angelo dans une certaine mesure appartiennent, eux aussi, aux personnages romantiques. Ils sont à la fois tout puissants et malmenés par leur pulsion et une entité plus forte qu’eux : Venise. Ils aspirent à un amour parfait mais se plongent dans les abîmes plutôt que de renoncer à ce qu’ils veulent. La Tisbe est sans doute le plus romantique de tous ces personnages : animée par une passion dévorante, liée par sa condition de comédienne, à la fois jalouse et capable de sauver sa rivale pour son amant. Elle fait le don total d’elle-même : elle donne sa vie, sauve Catarina de la mort et du joug du podesta pour permettre à son amant d’être heureux. Elle est l’image de la piéta sacrifiée, sublime.

Pistes de travail Comprendre un mouvement littéraire et artistique. On mettra en regard le drame romantique avec les autres œuvres étudiées appartenant au romantisme – on dégagera en ce cas les caractéristiques de ce mou-vement – ou à d’autres œuvres d’autres mouvements (rationalisme, classicisme…). Dans le dernier cas, on verra plutôt com-ment les mouvements littéraires ou ar-tistiques naissent par opposition et/ou dans la continuité d’autres mouvements. Repérer les caractéristiques du drame ro-mantique dans l’œuvre de Victor Hugo. Ce travail peut être considéré comme un exercice d’application. On peut donner aux élèves la liste des caractéristiques du drame romantique présentées p. 5 du présent dos-sier, et leur demander de trouver dans l’œuvre hugolienne les éléments qui correspondent à la définition du drame romantique. Ils pourront rédiger un paragraphe autour de la question : « Dans quelle mesure Angelo, tyran de Padoue, est-il un drame romantique ? ».

II. angelo, tyran de padoueLa genèse

Raymond Pouilliart annote l’édition Garnier-Flammarion et propose une genèse à Angelo, tyran de Padoue p. 277 : « une des feuilles de feuilles paginées, écrite en 1830, porte la mention suivante : Sabina Muchental – le même homme aimé par deux filles, une courtisane et une dévote ». À ce point de départ assez ténu, Raymond Pouilliart rappelle la vogue de Venise chez les romantiques et l’admiration que porte Victor Hugo à Shakespeare. Othello de Shakespeare se déroule à Venise, la mort de Roméo est provoquée par la fausse mort de Juliette comme la mort de la Tisbe est provoquée par la fausse mort de Catarina. Une œuvre de Musset, publiée autour de 1833, a pu influencer Hugo : dans André del Santo, l’artiste se suicide pour laisser vivre heureux son rival et la femme qu’il aime comme la Tisbe se laisse tuer pour laisser Rodolfo et Catarina.Victor Hugo trouvera dans L’histoire de la République de Venise de Daru, publiée en 1819 et rééditée en 1821-1826, le cadre général de son action et les renseignements sur les doges.Si le premier titre – Padoue en 1549 – plaçait au centre de la pièce le passé de la ville et une intrigue politique, le titre définitif Angelo, tyran de Padoue déplace l’intrigue vers l’homme qui incarne le pouvoir.

L’écrivain rédige rapidement comme à son habitude : l’acte I est commencé le 2 février 1834, achevé le 5 ; l’acte II est abordé le même jour. L’œuvre est achevée le 19. Soit un peu plus d’une quinzaine de jours.

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Construction de la pièce

La pièce se subdivise en journées et non en actes comme dans Marie Tudor, ce qui reprend la tradition espagnole de la Renaissance (Lope de Vega, Calderon de la Barca). Ce choix peut s’expliquer soit par le désir d’employer une autre division scénique que celle du théâtre français classique, soit parce que la troisième journée se composant de plusieurs parties aurait été trop importante pour constituer un seul acte. Cependant, on peut remarquer que les trois parties de la troisième journée et les deux premières journées reviennent aux cinq actes traditionnels. Victor Hugo lui-même parle d’acte dans ces didascalies : « Vers la fin de l’acte, le jour paraît » (I, 1).

Comme pour ses autres drames, Hugo donne un titre à chaque partie mais pour Angelo, tyran de Padoue ces titres renvoient à des objets et non des personnages : la clef pour la première journée, le crucifix pour la seconde et Le Blanc pour le Noir pour la troisième journée.

La clef est « un petit bijou en or artistiquement travaillé » p. 306, « c’est ciselé par Benvenuto » p. 308. Elle est la propriété d’Angelo, le Podesta. Elle sera remise par Angelo à la Tisbe en présent. Elle la lui réclamera comme un caprice, un don d’amour alors que c’est Homodei qui l’a en réalité invitée à la réclamer. Cette clef ouvrira des portes dans le palais du Podesta.

Le crucifix est évoqué dès la première scène de la première journée par la Tisbe. Il a appartenu à sa mère qui l’a offert à la jeune fille qui l’a sauvée de l’échafaud. Désormais, la Tisbe recherche la jeune fille au crucifix pour lui témoigner sa reconnaissance. Cette rencontre aura lieu durant la seconde journée, la jeune fille, devenue femme, n’étant autre que Catarina, la rivale de la Tisbe.

Quant au titre de la troisième journée, Le blanc et le noir, il est, lui aussi, explicité dès la première scène. Il renvoie

à un présent du primicier de Saint-Marc. Il s’agit d’« une boîte qui contient simplement deux flacons ; un blanc, l’autre noir. Dans le blanc, il y a un narcotique très puissant qui endort pour douze heures d’un sommeil pareil à la mort ; dans le noir, il y a du poison, de ce terrible poison que Malapisna fit prendre au Pape dans une pilule d’aloès » p. 294.

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Personnages 1 2 3 4

Angelo X

La Tisbe X X

Rodolfo X X X

Homodei X X X X

Anafesto X à la fin X

Contenu La Tisbe rappelle au podesta qu’elle ne lui appartient pas même si tout le monde le croit. Elle évoque le passé de sa mère, les présents du primicier de Saint-Marc (le s poisons, un homme Homodei). Elle rassure la jalousie de son amant en présentant Rodolfo comme son frère.

La Tisbe révèle son véritable amour : l’homme qu’elle présente comme son frère est son amant.

Rodolfo avoue qu’il n’aime pas La Tisbe. Il porte en lui un secret.

Homodei profite de la solitude de Rodolfo pour lui parler. Il sait tout de lui : la famille de Rodolfo est bannie de Padoue depuis 200 ans. Il y a sept ans, à Venise, Rodolfo est tombé amoureux d’une femme noble qu’on a mariée malgré elle. Ils se sont retrouvés il y a cinq semaines. Mais elle est enfermée par son mari. Rodolfo ne connaît que son prénom : Catarina.

Première journée : La clef

Personnages 5 6 7 8

Angelo X

La Tisbe X X X X

Rodolfo X

Homodei X X

Anafesto

Contenu La Tisbe rappelle son amour à Rodolfo.

Homodei dit à la Tisbe qu’il l’aidera à retrouver Rodolfo à un rendez-vous galant ; il lui conseille de demander la clef du podesta.

La Tisbe déclare à Angelo qu’elle l’aime et lui demande la clef.

Homodei donne rendez-vous à la Tisbe la nuit suivante, à deux heures, dans le palais.

On analysera la construction de la pièce et la distribution des personnages ainsi (les personnages présents mais muets sont signalés par une croix en caractère gras) :

La première scène met en place les principaux éléments qui vont permettre l’intrigue et sa résolution : le passé de la Tisbe, sa vie qu’elle est prête à donner à celle qui a aidé sa mère, les poisons et l’amour jaloux d’Angelo. Homodei est présenté comme un « idiot » p. 294. Plus tard, on comprend qu’Angelo aime la Tisbe qui aime Rodolfo qui ne l’aime pas. Il aime une mystérieuse Catarina dont il ignore l’identité. Homodei se révèle un ange

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du mal : il va permettre à Rodolfo de retrouver sa bien-aimée mais il donne aussi rendez-vous au palais à la jalouse Tisbe. Le seul personnage inconnu est Catarina. On ignore aussi le rôle exact d’Homodei. Pourquoi ourdit-il dans l’ombre toutes ces manigances ?

Deuxième journée : le crucifix

Personnages 1 2 3

Angelo

Catarina X

La Tisbe

Rodolfo X X

Homodei X à la fin X

Reginella X

Dafne X X

Contenu Homodei surprend les servantes et s’enquiert des différentes portes. Il les renvoie et fait entrer un homme.

C’est Rodolfo qui entre. Homodei lui révèle qu’il est dans la chambre de la femme du podesta qui est Catarina. En partant, il pose une lettre.

Rodolfo est caché sur le balcon. Catarina revient de l’oratoire. Elle se languit de son amant qu’elle n’a pas vu depuis cinq semaines.

Personnages 4 5 6

Angelo X

Catarina X X X

La Tisbe X X

Rodolfo X

Homodei

Reginella

Dafne

Contenu Retrouvailles des amants, étreintes. Catarina trouve la lettre qui parle d’une vengeance. Catarina a éconduit un sbire, espion du conseil des Dix. Les amants peuvent tout craindre. Des lumières s’approchent.. Rodofo se cache dans l’oratoire.

Tisbe entre, accuse Catarina d’amour adultère. Elle veut aller dans l’oratoire ce que lui refuse Catarina. Tisbe appelle Angelo. Catarina se met à prier devant le crucifix que Tisbe reconnaît immédiatement comme celui de sa mère. Angelo entre.

Tisbe, pour sauver Catarina, dit qu’elle vient de déjouer un complot contre le podesta.

Alors que tout semble perdu (scène V) avec l’arrivée de la Tisbe et d’Angelo, on assiste à un renversement de situation puisque la rivale, la Tisbe, sauve Catarina. La rivale jalouse devient l’alliée fidèle car redevable. La scène IV est une des deux scènes d’amour entre Catarina et Rodolfo.

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L’intrigue est relancée doublement à la fois par la mort de Homodei et par la lettre d’amour qui peut dénoncer Rodolfo.

Troisième journée : Le blanc et le noirPremière partie

Personnages 1 2 3

Homodei X X X

Ordelafo X X

Orfeo X à la fin X

Gaboardo X à la fin X

Reginella X

Contenu Homodei discute avec son ami et espion du conseil des Dix de l’échec de son plan. Il n’a pu se venger du dédain de Catarina. Il veut intercepter Reginella avec l’aide de son complice.

Homodei récupère une lettre de Rodolfo pour Catarina, remise à Reginella, mais la lettre est non signée. Il sort mais est attaqué par Rodolfo. Homodéi rentre dans la masure, blessé, porté par Gaboardo.

Homodei meurt et donne ses instructions aux deux sbires : ils doivent donner la lettre de Rodolfo au podesta en lui révélant que sa femme le trompe. Les exécutants comprennent mal le nom de l’amant.

Deuxième partie

Personnages 1 2 3 4

Angelo X X X

Deux prêtres X

Le doyen X

L’archiprêtre X

La Tisbe X à la fin X X

Catarina X

Rodolfo

Orfeo

Gaboardo

Contenu Angelo demande que l’on prépare tout pour un office funèbre : celui d’une femme.

Tisbe s’inquiète de sa présence dans le palais.

Angelo confie à Tisbe que sa femme a un amant dont il a une lettre mais il en ignore le nom. Il veut décapiter sa femme. Tisbe lui propose son poison.

Angelo annonce à sa femme qu’elle va mourir sauf si elle avoue le nom de l’homme qui a écrit la lettre.

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Personnages 5 6 7 8

Angelo X

Deux prêtres

Le doyen

L’archiprêtre

La Tisbe X

Catarina X X X X

Rodolfo X

Orfeo

Gaboardo

Contenu Catarina est éperdue. Rodolfo vient, inquiet de l’ambiance de Padoue. Catarina le rassure : tout va bien.

Catarina toujours inquiète.

Catarina se défend et refuse de prendre le poison. Angelo se résout à la décapiter.

Personnages 9 10 11

Angelo X X

Deux prêtres

Le doyen

L’archiprêtre

La Tisbe X X X

Catarina X X

Rodolfo

Orfeo X

Gaboardo X

Contenu À demi-mot, Tisbe explique à Catarina qu’elle est aimée et qu’elle doit se résoudre au poison sans crainte.

Catarina boit le poison et part dans l’oratoire.

Angelo ordonne qu’on enterre sa femme. Tisbe promet de l’argent aux exécutants s’ils lui obéissent.

C’est une partie particulièrement dramatique puisque l’on assiste au suicide forcé de Catarina. C’est aussi une partie dans laquelle la Tisbe joue un double jeu : elle gagne la confiance d’Angelo et tente de sauver Catarina.

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Troisième partie

Personnages 1 2 3

Angelo X

La Tisbe X X X

Orfeo X

Gaboardo X

Catarina X X X

Un page noir X

Contenu La Tisbe a fait croire que le corps de Catarina était enseveli puis elle l’a fait déplacer.

La Tisbe évoque le bonheur futur de Catarina.

Rodolfo survient, refuse d’écouter Tisbe, persuadé qu’elle a aidé le tyran à empoisonner Catarina. Tisbe, anéantie par sa pitié, cherche la vengeance de Rodolfo et se fait tuer par le bras qu’elle aime. Au même moment, Catarina se réveille. Tisbe lui avait donné le poison qui endort. Tisbe les bénit en expirant.

C’est la partie du dénouement : la Tisbe va jusqu’au bout de son dévouement puisqu’elle provoque Rodolfo pour qu’il la tue. Elle ne lui dit pas qu’elle a sauvé Catarina. Quand Rodolfo avoue ne l’avoir jamais aimée, p. 376, elle réplique : « C’est ce mot-là qui me tue, malheureux ! ». Elle ira même jusqu’au mensonge en disant p. 379 : « Ah ! Tu es sans pitié ! Tu me brises le cœur ! Eh bien, oui, oui ! Je la hais, cette femme ! Entends-tu, je la hais ! Oui, on t’a dit vrai, je me suis vengée, je l’ai empoisonnée, je l’ai tuée ! ». Elle signe par ces paroles son propre arrêt de mort.

Il est à noter que cette division en journées et en parties pour la troisième partie disparaît lors de la représentation. Le spectateur ne percevra que la division en 5 actes, assez classique.

Pistes de travail Se familiariser avec une œuvre drama-tique. Afin que les élèves s’approprient l’œuvre le mieux possible – construction et personnages –, on peut leur demander de préparer un tableau sur le modèle de celui qui précède. C’est un moyen de vi-sualiser l’importance des personnages principaux, leur présence sur scène…

Les personnages principaux

AngeloC’est le personnage éponyme de la pièce. Le titre le présente comme un tyran, celui de Padoue. C’est Angelo Malipieri, le podesta.

la Tisbe présente le personnage ainsi : « Oui, vous êtes le maître ici, Monseigneur, vous êtes le magnifique podesta, vous avez droit de vie et de mort, toute puissance, toute liberté. ». Cependant dès la première réplique, l’image se délite : le podesta prétend être le maître de la Tisbe, seulement elle se refuse à lui, elle ne lui appartient pas. Un peu plus loin dans la même scène, Angelo rappelle ce paradoxe qui l’entoure p. 294 : « Je suis seigneur, despote et souverain de cette ville ; je suis le podesta que Venise met sur Padoue, la griffe du tigre sur la brebis » mais en même temps « il y a au-dessus de moi, voyez-vous, une chose grande et terrible et pleine de ténèbres ; il

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y a Venise. Et savez-vous ce que c’est que Venise, pauvre Tisbe ? Venise, je vais vous le dire, c’est l’inquisition d’état, le conseil des dix : des hommes que pas un de nous ne connaît et qui nous connaissent tous, des hommes qui ne sont présents dans aucune cérémonie et qui sont visibles dans tous les échafauds (...) Je suis sur Padoue mais ceci est sur moi (...) J’ai mission de dompter Padoue, il m’est ordonné d’être terrible. Je ne suis despote qu’à condition d’être tyran. Ne me demande jamais la grâce de qui que ce soit à moi qui ne sais rien te refuser… Tu me perdrais. Tout m’est permis pour punir, rien pour pardonner ; c’est ainsi : tyran de Padoue, esclave de Venise. Oui Tisbe, je suis l’outil avec lequel un peuple torture un autre peuple ; ces outils-là s’usent vite et se cassent souvent ». Angelo avoue à cette femme qui lui résiste, sa faiblesse et ses craintes. C’est sans doute cette faille qui lui confère une certaine grandeur et qui le rend parfois pathétique. Il en appelle d’ailleurs à la compassion de la Tisbe : « C’est une sombre et sévère condition que la mienne, madame, d’être là, penché sur cette fournaise ardente que vous nommez Padoue, le visage toujours couvert d’un masque, faisant ma besogne de tyran, entouré de chances, de précautions, de terreurs, redoutant sans cesse quelque explosion, et tremblant à chaque instant d’être tué roide par mon œuvre comme l’alchimiste par son poison ! – Plaignez-moi, et ne me demandez pas pourquoi je tremble, madame ! » (p. 296).On remarque un autre paradoxe chez ce tyran : alors qu’il se montre assez lucide quant à sa situation vis-à-vis de Venise, alors qu’il est méfiant de tous et de tout, il croit la Tisbe sans vérifier ses dires tout au long de la pièce. Il croit que Rodolfo est le frère de Tisbe et ce jusqu’à la fin de la pièce. Il l’appellera ainsi : « C’est votre frère. Je vous laisse avec lui » (p. 297) ou « j’ai donné l’ordre que personne ne pût entrer aujourd’hui librement dans le palais,

hors vous, et votre frère dont vous pourriez avoir besoin » (p. 353). Peut-être la croit-il car elle ne lui a jamais dit qu’elle l’aimait et qu’il y voit une marque d’honnêteté.

L’autre trait qui le caractérise est la jalousie : jaloux de Tisbe autant que de sa femme qu’il n’aime pourtant pas. Cette jalousie qu’il reconnaît est presque maladive : il veut être le maître absolu. Il ne supporte pas que la Tisbe soit vue par d’autres, il ne supporte pas que sa femme ne soit pas à sa merci. Aussi l’enferme-t-il bien avant qu’il n’imagine ses relations amoureuses avec Rodolfo.Il est capable d’une grande cruauté et ne cille pas quand il prépare l’office funèbre d’« une femme », sa femme, qu’il est prêt à faire décapiter. Dans l’acte IV, scène III, il avoue à la Tisbe : « Je la hais, cette femme ! Une femme à laquelle je me suis laissé marier pour des raisons de famille, parce que mes affaires s’étaient dérangées dans les ambassades, pour complaire à mon oncle l’évêque de Castello, une femme qui a toujours eu le visage triste et opprimé devant moi ! ». Il répond très froidement à Catarina qui lui demande à quoi elle doit se préparer : « À mourir ». Une didascalie parle même d’un billot couvert d’un drap noir et d’une hache, le tout posé sur le lit de Catarina alors qu’elle a quelques minutes pour réfléchir (IV, 5).la TisbeElle se présente comme « une pauvre comédienne de théâtre », « une fille du peuple ». L’évocation de son enfance et le personnage de sa mère font penser à Cosette et Fantine mais aussi à Esméralda et sa mère, la recluse du trou aux rats. Les personnages des Misérables renvoient à la même misère sociale que celle de Tisbe « pauvre enfant, faible, nu, misérable, affamé ». On reconnaît aussi un même amour maternel chez Fantine et chez la mère de Tisbe « un ange qui est là, qui vous regarde, qui vous apprend à parler, qui vous apprend à rire, qui vous apprend à aimer ! »

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(p. 291). Les personnages de Notre-Dame de Paris eux rappellent l’objet qui lie la mère et l’enfant, un crucifix dans Angelo et un soulier brodé dans Notre-Dame. Dans ces deux œuvres, l’objet est un souvenir de la mère, une marque d’identité. Il assure la reconnaissance de la mère dans un cas et la reconnaissance de la « sauveuse » maternelle dans l’autre cas. Les filles sont toutes des filles sans père.

Elle est courtisée par les plus grands mais murmure à Rodolfo qu’il est le seul qu’elle ait jamais aimé, le premier.C’est un personnage libre, entier. Elle est prête à donner sa vie à la femme qui a sauvé sa mère (p. 293) comme elle est prête à tuer qui la trompera. À l’acte I, scène II, elle donne des leçons de jalousie à Angelo en expliquant : « Quand on est jaloux, monseigneur, on ne voit pas Venise, on ne voit pas le conseil des Dix, on ne voit pas les sbires, les espions, le canal Orfano ; on n’a plus qu’une chose devant les yeux, sa jalousie ; […] ne me donne jamais une rivale ! Je la tuerais. ». Rien ne l’arrêtera. Elle feint de se moquer des propos d’Homodei lui révélant l’infidélité de Rodolfo, mais les paroles empoisonnées feront leur chemin et elle demandera la clé au podesta pour savoir. Elle oubliera sa « rage » en découvrant le crucifix. Elle décide vite, sans état d’âme : à partir du moment où Catarina est identifiée, la Tisbe choisit de la sauver. La décision est prise, mûrie dans le bref instant qui sépare la découverte du crucifix et l’arrivée du podesta.Désormais, elle sera l’alliée de Catarina et sa rivale. Elle se sacrifiera pour l’amour de son amant. Elle est l’image sublime de la fille du peuple qui devient grande par sa grandeur d’âme. C’est elle qui porte les derniers mots de la pièce : « Tu diras : Eh bien, après tout, c’était une bonne fille, cette pauvre Tisbe. Oh ! Cela me fera tressaillir dans mon tombeau ! Adieu ! Madame, permettez-moi de lui dire encore

une fois mon Rodolfo ! Adieu, mon Rodolfo ! Partez vite à présent. Je meurs. Vivez. Je te bénis ! ».CatarinaC’est une jeune femme d’origine vénitienne, noble, de vingt-deux ans. Très jeune, elle manifeste un penchant naturel à faire le bien. C’est elle que décrit Tisbe à l’acte I, scène I : « Une jeune fille […] qui s’émut de pitié tout d’un coup. Une belle jeune fille, monseigneur. La pauvre enfant ! Elle se jeta aux pieds du sénateur, elle pleura tant, et des larmes si suppliantes et avec de si beaux yeux, qu’elle obtint la grâce de ma mère ». Elle est la figure de l’ange salvateur, celle qui reste pure malgré tout, contre tout : « Elle est restée fidèle à son amour et à son honneur, à vous et à son mari », résumera Homodei (I, 4).Pourtant elle se montre décidée car c’est elle qui organise la rencontre avec Rodolfo à Padoue, bravant son mari : « Une femme voilée a passé près de vous sur le pont Molino, vous a pris la main, et vous a mené dans la rue Sampiero. Dans cette rue sont les ruines de l’ancien palais Magaruffi, démoli par votre ancêtre Ezzelin III, dans ces ruines, il y a une cabane ; dans cette cabane, vous avez retrouvé la femme de Venise ». C’est elle encore qui osera réclamer un baiser (IV, 6).

Elle s’entoure d’un mystère charmeur en refusant de révéler son nom. Rodolfo n’a pas su le nom de son père ni de son époux, il n’a qu’un prénom.Elle saura tenir tête à son mari en refusant de lui livrer le nom de l’homme qui lui a écrit, prête à sacrifier sa vie et en lui clamant sa pureté jusqu’au bout (IV, 9). Elle tient tête encore à Rodolfo dans la mesure où elle le rassure et le renvoie : « Allons ! Maintenant, vous m’avez parlé, vous m’avez vue, vous êtes rassuré, vous voyez que, si la ville est en rumeur, tout est tranquille ici, partez, mon Rodolfo, au nom du ciel ! » (IV, 6).

Le seul personnage qu’elle comprend

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mal est la Tisbe, elle implore sa pitié (II, 5), reste perplexe face à sa mansuétude (II, 6).

Elle incarne la victime du tyran, l’opprimée mariée malgré elle à un homme qu’elle n’aime pas et qui ne l’aime pas. Elle est celle qui reste pure malgré tout.RodolfoSa véritable identité est Ezzelino da Romana. Il est d’une « ancienne famille qui a régné à Padoue et qui est bannie depuis deux cents ans » comme le révèle Homodéi à la page 302. Il est donc proscrit de Padoue et est obligé de se cacher pour y rester. Il est âgé de 27 ans. C’est la Tisbe qui a permis son entrée dans Padoue, ville dans laquelle il a retrouvé Catarina, jeune fille dont il est tombé amoureux à Venise sept ans auparavant. L’union avec Catarina était impensable vu la naissance de la jeune fille.Rodolfo est un homme éperdument amoureux, il a tenté d’oublier Catarina en se perdant dans les plaisirs, les folies, les vices et les femmes mais nulle n’a eu le pouvoir de lui faire oublier cet amour de jeunesse. Il est tourmenté comme un personnage romantique, se veut entouré de malédictions (p. 304) « Prenez garde Tisbe, ma famille est une famille fatale. Il y a sur nous une prédiction, une destinée qui s’accomplit presque inévitablement de père en fils. Nous tuons qui nous aime ». Il est un des personnages qui entraîne le registre tragique un peu malgré lui.

Il est emporté par la Tisbe et son amour, il n’organise rien des rencontres avec sa bien aimée. Tantôt c’est Homodei qui organise le rendez-vous nocturne, tantôt c’est Catarina elle-même. Rodolfo subit dans l’ensemble les intrigues comme il a subi le mariage de sa belle, sept ans auparavant.

Le seul acte dont il est l’instigateur est l’assassinat d’Homodei dans la scène II de la première partie, Troisième journée (III, 1). Même quand il tue la Tisbe dans la

dernière scène, il ne fait qu’accomplir ce que la comédienne a décidé.HomodeiIl semble être inoffensif quand la Tisbe le présente comme « mon pauvre Homodéi » (p. 293), « c’est un joueur de guitare que monsieur le primicier de Saint-Marc qui est un de mes amis m’a adressé dernièrement » (p. 293), « un idiot ! Un homme qui dort » (p. 294). Lui-même se caractérise ainsi devant Rodolfo (p. 304) : « Qui je suis ? Un idiot ». Il se révèle progressivement aux différents personnages soit en leur faisant le récit de tous leurs secrets comme avec Rodolfo (I, 4) soit par des devinettes avec Tisbe : « L’idiot est un esprit, l’homme qui dort est un chat qui guette. Œil fermé, oreille ouverte. » (I, 6), soit encore par lettre avec Catarina : « Il y a des gens qui s’enivrent du vin de Chypre. Il y en a d’autres qui ne jouissent que d’une vengeance raffinée. Madame, un sbire qui aime est bien petit, un sbire qui se venge est bien grand. » (II, 4). C’est l’homme de l’ombre, celui qui manigance et organise les destins des uns et des autres.

En réalité, c’est un « espion du conseil des Dix » (II, 4). Il devrait être dangereux pour Angelo mais agit plus en amant éconduit qu’en homme politique.

Il n’est pourtant pas libre non plus puisqu’il explique : « Tu sais aussi bien que moi que l’illustrissime conseil des Dix nous interdit à tous autant que nous sommes, aussi bien à moi qu’à toi, d’avoir quelque rapport que ce soit avec le podesta, jusqu’au jour où nous sommes chargés de l’arrêter. Tu sais fort bien que je ne peux ni parler au podesta, ni lui écrire, sous peine de la vie, et que je suis surveillé.» (III, 1) Il est donc comme Angelo un être qui est craint de tous, qui semble tout puissant et qui en réalité se sait espionné, en sursis.

Dès la scène IV de la première journée, il sort de sa torpeur feinte pour devenir un stratège.

C’est un jaloux comme Angelo et la

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Tisbe. Il est comparable à Angelo dans la mesure où il est prêt à tout pour se venger hors désobéir à Venise.

C’est lui qui fait avancer l’intrigue en organisant le double rendez-vous dans la chambre de Catarina puis en faisant porter la lettre de Rodolfo à Angelo.

Il tombe, tué par un homme qu’il a sous-estimé. Sa vengeance sera inachevée.Orféo et GabaordoIls apparaissent à l’acte III et sont les habitants de la « masure ». Cette demeure isolée qui donne sur la Brenta est le lieu idéal pour faire disparaître un gêneur, les « deux espèces de dogues à face humaine » sont à l’image du lieu qu’ils occupent. Ils assurent « les exécutions de nuit, les disparitions de corps, tout ce courant d’affaires secrètes qui suit les eaux de la Brenta ».

Ordelafo, espion des Dix comme Homodei, les traite comme des chiens (III, 2) : « Va coucher ! ».

Les deux hommes se comportent comme des voleurs un peu niais et rustres. Lorsque Homodei revient blessé mortellement, Orfeo propose de le secouer un peu ; quand l’espion demande quelque chose pour écrire, Orféo répond : « Écrire ! Qu’est-ce que cela ? ».

Les deux individus ont un seul propos équivoque : « c’est un jeune gentilhomme qui l’a tué, et qui s’en est allé à grands pas quand je suis arrivé. Un beau jeune homme, ma foi ». C’est sans doute ce qui a donné l’idée à Christophe Honoré de la relation homosexuelle entre ces deux « dogues ».

Leur rôle est assez court dans la pièce de Hugo, ils réapparaissent à la fin de l’acte IV pour aider Tisbe à subtiliser le corps inerte de Catarina.Reginella et DafnéElles sont l’archétype des servantes : fidèles à Catarina, bavardes voire commères. Elles commentent les affaires du palais comme à l’acte II, scène I : « C’est certain. C’est Troïlo, l’huissier de nuit, qui me l’a conté.

La chose s’est passée tout récemment, au dernier voyage que Madame a fait à Venise […]. Madame l’a fait chasser, et a bien fait ». Reginella est terrorisée par Homodei, elle ne peut que répondre sagement aux questions posées : « Oui, monseigneur […] Non, monseigneur ». Quant à Dafné, elle ne voit pas Homodei dans la pièce de Hugo, elle reste avec sa maîtresse et assure le rôle de confidente, traditionnel au théâtre. Les deux personnages sont peu importants ici et sans aucune profondeur psychologique.

Le thème majeur

La condition féminine semble bien être au cœur de la pièce. C’est un des thèmes abordés par Victor Hugo dans un de ces quatre grands discours, prononcé lors des obsèques de George Sand, le 10 juin 1876. Il écrit : « Dans ce siècle qui a pour loi d’achever la révolution française et de commencer la révolution humaine, l’égalité des sexes faisant partie de l’égalité des hommes, une grande femme était nécessaire. Il fallait que la femme prouvât qu’elle peut avoir tous les dons virils sans rien perdre de ses dons angéliques ; être forte sans cesser d’être douce. George Sand est cette preuve. […] George Sand meurt, mais elle nous lègue le droit de la femme puisant son évidence dans le génie de la femme. »

Angelo, tyran de Padoue étudie donc deux femmes de milieux différents face aux hommes. Qu’il s’agisse de la noble vénitienne ou de la pauvre comédienne, le destin des femmes semble soumis au bon vouloir des hommes. Catarina et la Tisbe restent des objets de désirs. Catarina est désirée de Homodei tout comme la Tisbe est désirée par Angelo. Dans un cas, le désir éconduit entraîne la vengeance, dans l’autre, il accorde une certaine liberté et une forme de pouvoir à la Tisbe. Malgré cela, la Tisbe n’a aucune illusion. Aussi, quand elle parle de la jeune fille qui a

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sauvé sa mère, s’écrie-t-elle : « Je voudrais revoir cette enfant, cet ange qui a sauvé ma mère. Qui sait ? Elle est femme maintenant, et, par conséquent malheureuse. ».

Les hommes sont tous des tyrans en puissance. Dans l’acte IV, scène VIII, Catarina s’adresse à Angelo en ces termes : « Vous ne m’aimez pas. Vous êtes jaloux cependant. Vous me tenez en prison. Vous, vous avez des maîtresses, cela vous est permis. Tout est permis aux hommes. » Elle rappelle en quelques mots que la femme ne choisit pas son époux, que bien souvent elle est mariée par intérêt, qu’enfin elle n’a que des devoirs et aucun droit. Tout est dit.

Sur la photo ci-dessous, Catarina en blanc tient la Tisbe tout en noir dans ses bras : les rivalités tombent (V, 3), les deux femmes se retrouvent unies dans le dénouement.

La pièce montre pourtant que les femmes parviennent à bafouer ces lois inhumaines puisque c’est l’amour qui l’emporte : Rodolfo retrouve sa Catarina.

Pistes de travail

Élargir l’étude d’un thème. On peut don-ner aux élèves à lire des extraits d’Histoire de ma vie de George Sand, de Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beau-voir, de Stupeur et tremblements d’Amélie Nothomb ou encore de la bande dessinée Persépolis de Marjane Satrapi. On peut ainsi évoquer la condition féminine à travers les époques et les pays. On peut constitu-er un groupement de textes sur ce thème et sur l’objet d’étude du biographique.

Le décor historique

Victor Hugo choisit donc Padoue comme lieu de l’intrigue et derrière Padoue, c’est la puissance de Venise qu’il représente. Padoue est « une silhouette noire » au XVIe siècle. On ne la perçoit que par ses palais, celui « d’Albert de Baon, rue santo-Urbano », celui du « podesta », « le palais Magaruffi » – lieu des rendez-vous amoureux de Catarina et Rodolfo, ses galeries, ses portes dérobées, son fleuve, « La Brenta», qui peut faire disparaître des gêneurs, sa salle secrète et ses caveaux. Tout est synonyme de mystères et d’intrigues.

Victor Hugo, attaqué sur l’invraisemblance de ce décor et de ses secrets, s’en défendait ainsi dans sa préface de 1837 : « Or voici ce qu’on lit dans Amelot, Histoire du gouvernement de Venise, t. I, p. 245 : Les Inquisiteurs d’État font des visites nocturnes dans le palais de Saint Marc, où ils entrent et d’où ils sortent par des endroits secrets dont ils ont la clef ; et il est aussi dangereux de les voir que d’en être vu. Ils iraient, s’ils voulaient, jusqu’au lit du doge, entreraient dans son cabinet, ouvriraient ses cassettes, et feraient son inventaire, sans que lui ni toute sa famille osât témoigner de s’en apercevoir ».

La puissance de Venise fascine les romantiques comme elle avait fasciné Shakespeare en son temps.

©Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon

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Si l’on se rappelle brièvement les faits : à partir de 1405 et, excepté une brève coupure à l’époque de la guerre de la Ligue de Cambrai, jusqu’en 1797, Padoue fut sous la domination vénitienne. Venise y avait deux représentants, l’un civil, le podesta, l’autre militaire le capitaine. La ville conservait néanmoins ses lois datant de 1276 et 1362. Elle avait deux chambellans et déléguait tous les cinq ans un représentant noble à Venise pour y représenter ses intérêts.

Quant au conseil des Dix, représenté par son espion Homodei, c’est un organe de la haute police, chargé de protéger l’État. Les dix chargeaient trois mandataires d’informer sur la divulgation des secrets d’État.

III. les transformations du texteLe désir de modernisation

Christophe Honoré, tout en restant très fidèle au texte de Hugo, a eu le désir de moderniser la pièce tant par la mise en scène que par quelques transformations du texte lui-même.

On peut relever des tutoiements beaucoup plus nombreux même entre deux personnages de classe noble comme Angelo et Catarina ou Catarina et Rodolfo ou encore la Tisbe et Angelo. On sort des convenances sociales du XIXe siècle. Dafné vouvoiera Homodei tandis qu’il la tutoiera plus traditionnellement.

Certains mots sont remplacés par d’autres plus modernes : une badine devient une prostituée ; des bandes d’archers des bandes armées ; les épées des armes ; les flambeaux des lampes. Cela permet un contexte plus atemporel. Christophe Honoré a aussi supprimé le « Je te bénis » final de la Tisbe qu’il a peut-être jugé désuet. Les personnages religieux, le doyen de Saint-Antoine de Padoue et l’archiprêtre sont évacués eux aussi. Le

seul élément religieux de la pièce reste le crucifix, symbole de la reconnaissance de la mère de Catarina.

À côté de ces termes modernes, on relèvera l’utilisation des téléphones portables pour prendre des photos (acte I) ou encore les vêtements de Catarina qui reviennent de chez le teinturier (acte IV). Les amants ont une voiture qui les attend à la fin de l’acte V et qui les emmènera loin du podesta.

La chanson dans la deuxième journée, scène IV, évoquée par Catarina n’est plus un poème d’amour lyrique qui révèle les sentiments de Rodolfo mais une chanson en anglais. Le recours à l’anglais se généralise par le biais d’autres chansons qui servent d’intermèdes aux journées.

Les deux sbires, Orfeo et Gaboardo, s’expriment le plus souvent en un anglais mêlé d’espagnol ce qui les apparente à des mafieux. Entre deux tirades livrées en anglais, ou en espagnol parfois, l’un d’eux glisse « My loneliness is killing me » (Britney Spears dans le texte !). À Rodolfo qui donne son prénom, on répond « Quoi ? Acapulco ? Grille de loto ? ». Et le héros de se voir interpeller : « Comment tu t’appelles ? Ta maman est dans la salle ? » Dans l’acte I, scène I, Tisbe dit à Angelo alors qu’il cherche à l’embrasser : « Pas sur la bouche. » Ce sont des exemples des ajouts au texte.

La diction des acteurs concourt aussi à cette modernité : si on écoute en particulier Rodolfo, certains adverbes de négation, « ne », ne s’entendent plus, comme dans une conversation orale de nos jours.

Les rapports entre les personnages sont assez charnels : on notera les corps à corps de Catarina et de Rodolfo, les attitudes lascives de la Tisbe ou encore Homodei face à Dafné. Dans cette scène II de la seconde journée, Homodei menace Dafné mais c’est une menace qui se double d’une agression presque sexuelle. On développera ce point dans la partie consacrée aux comédiens en jeu.

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Le resserrement dramatique

Il tient d’abord dans la réduction des personnages : de 16 personnages, on passe à 8 personnages principaux. Bien sûr, les cinq personnages principaux sont là : Angelo, Rodolfo, Homodei, Catarina et la Tisbe. Le personnage secondaire Dafné, soubrette de Catarina, a été étoffé car il est la synthèse des deux servantes Dafné et Reginella. Par ailleurs, les deux truands Orféo et Garibaldo tiennent lieu d’archiprêtre, de guetteur et du page noir… Quelques personnages masculins gravitent autour d’eux mais tiennent peu de place.

Outre cette diminution du nombre de personnages, Christophe Honoré, s’il est fidèle dans l’ensemble au déroulement du texte hugolien, reconstruit l’acte III. Il commence à la scène II avec la rencontre de Homodei et de Dafné. Il n’est plus question d’enlever la soubrette qui semble assez consentante voire disposée à accepter tout de ce sombre espion. Puis la pièce reprend la scène I dans le désordre. C’est Dafné qui explique l’intérêt de ce lieu désert, à qui il sert, sa situation géographique. On reprend ensuite la fin de la scène II avec l’entrée d’Orféo. C’est au final Dafné qui rencontre la première Rodolfo à qui elle semble avouer qu’elle a vu Homodei. Rodolfo la malmène, elle appelle au secours Homodei et on retrouve la fin de la scène II avec l’assassinat de l’espion.

On peut encore noter un changement dans l’acte V, scène III car la Tisbe ne s’épanche pas auprès de Rodolfo mais de Catarina ce qui rapproche les deux femmes.

IV. dramaturgieLes intentions de Christophe Honoré

« Il n’y a pas si longtemps, éclairés par

Daney et d’autres, nombre de cinéphiles et de réalisateurs étaient convaincus que le cinéma était un successeur légitime de la tragédie antique, un moment cathartique de la démocratie. Alexandre Adler parlait alors de « l’art cinématographique, qui se refusait à être un miroir tendu à une société, mais une projection fortement subjective vers un point, nécessairement imaginaire, du désir de cette société, un lieu de dénouement des conflits internes du monde ». Cette définition du cinéma semble aujourd’hui majoritairement reniée. Public et critiques réclament toujours plus de société, toujours moins de monde. Plus en plus de scénarios sociologiques, moins en moins de mise en scène. Plus en plus de vrais gens, moins en moins d’acteurs. Toujours plus de miroirs tendus, de moins en moins de projections.

Nous sommes évidemment plusieurs cinéastes à ressentir cette pression comme une agression, comme la négation même de ce qui nous a portés vers le cinéma. À chacun, à sa manière de résister, au cœur de nos films, de nos réflexions. Et aujourd’hui, pour moi, dans mon désir urgent de repasser par la case théâtre. Comme un sevrage de naturalisme, un retour aux mots, à la voix, une échappée vers la mise en scène. Et c’est un manifeste, car dans le cinéma d’aujourd’hui, ce qui semble cruellement suspect, déplacé, grotesque, c’est la mise en scène, à qui l’on a retiré toute valeur pour lui substituer une valeur étalon condensée dans l’expression « un regard juste », et même, « juste un regard ». Je viens au théâtre dans l’idée de fuir ce « regard juste », je viens travailler une vision.

Pour passer la frontière, j’ai choisi de présenter un drame romantique, j’ai choisi Victor Hugo, dont l’écriture même se fonde sur la mise en scène et la vision. En relisant l’ensemble de son théâtre, je me suis arrêté sur Angelo, Tyran de Padoue. Il y a dans ce texte une thématique commune avec mes deux derniers longs-métrages, La

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Belle Personne et Non ma fille, tu n’iras pas danser (actuellement en montage), à savoir l’autorité faite aux femmes. Angelo règne sur Padoue, mais le peuple de Padoue est absent dans la pièce, comme réduit à deux personnages, la femme et la maîtresse du tyran. C’est dans son rapport aux femmes, que Hugo nous fait le portrait de l’oppresseur. La tyrannie est ici domestique et amoureuse. Le désir plus que le pouvoir semble en être la cible. Angelo est un mari avant tout, jaloux, obsédé par l’infidélité, qui ne supporte pas de ne pas régner en maître sur qui il désire. Décidant à la première résistance, au premier soupçon, de condamner à mort l’objet même de son désir, comme s’il ne pouvait souffrir aucune opposition dans son couple comme dans sa ville. Angelo est un tyran vacillant, tremblant de peur, menacé constamment par son besoin d’être aimé.

Mélodrame sentimental et portrait de la condition féminine, la clarté du texte de Hugo, ne doit pas nous aveugler ; comme ses récits, il cache bien des portes secrètes et des souterrains autrement plus obscurs et ambigus. Les femmes ici apparaissent finalement moins asservies qu’elles ne le désirent. Les cadavres semblent avoir plus d’attrait que les vivants. Et quand trois hommes aiment la même femme, c’est en alliés plus qu’en rivaux qu’ils se comportent.

Absolutisme et érotisme du pouvoir de l’homme sur la femme, voilà ce que je veux représenter sur scène aujourd’hui. À ma manière, qui sera je l’espère romanesque, sentimentale et vive. Sans parodie mais pas sans légèreté. Avec l’élan que me donne Hugo, c’est avec l’espérance et la joie d’un prétendant que je me lance dans l’aventure ».Christophe Honoré, novembre 2008.

Pistes de travail Comprendre les motivations d’un met-teur en scène dans ses choix. On invit-era les élèves à prendre connaissance des intentions de Christophe Honoré. On leur demandera de répondre à des questions dans des paragraphes rédigés : Que re-proche Christophe Honoré au cinéma de nos jours ? Qu’espère-t-il trouver au théâtre ? Ou quelles sont les raisons qui ont poussé un réalisateur cinématographique à reve-nir à la mise en scène théâtrale ? Comment justifie-t-il son choix de la pièce Angelo de Victor Hugo ? Répondre à ces ques-tions permettra de mieux saisir les choix scénographiques de Christophe Honoré.

La scénographie

On lira dans les carnets de création de Christophe Honoré à la date du 6 février 2009 : « Réfléchissons sur les arcades et cette structure frontale et centrale en trois paliers. Ce qui survient en premier, c’est de ma part un doute, une crainte plutôt : n’est-on pas là très théâtre, l’impression que cette image vient cogner dans ma mémoire avec des spectacles vus et vus mollement… L’autre sensation, c’est l’étouffement. Peu d’espace de jeu semble libre. Pas de découverte, de point de fuite. On n’échappera pas à ce décor. Mais après tout, pourquoi pas. La tyrannie d’Angelo peut être une autorité faite aux spectateurs, avec cette manière d’être là, d’un bloc, entièrement donnée à voir… Évidemment, les niches sont le mystère, la fuite, l’imaginaire de ce décor. Les niches sont la vie. Et j’avoue qu’il y a là un dispositif un peu comme une horloge à coucou qui me séduit. Des personnages qui entrent et sortent non pas, comme majoritairement, perpendiculaires au regard du spectateur, mais ici parallèles, dans son alignement. J’aime bien aussi l’idée que le hors-champ n’est pas à cour ou jardin, mais là, sous nos yeux, en plein centre, dans ces niches que j’imagine obscures et d’où les

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personnages surgissent ou s’effacent.Les trois niveaux. Est-ce une pyramide

du pouvoir ? En haut Angelo, au premier étage Catarina, en bas le peuple, à savoir la Tisbe et les sbires… L’image des égouts (avec possibilité d’un filet d’eau ?) me séduit évidemment pour le début de l’acte III.

Mais ce rez-de-chaussée doit être utilitaire avant. Comment organiser les allées et venues de l’acte I ? Comment faire pour définir un domaine à la Tisbe ? Parce que dans l’acte I, on n’est pas au palais. Ou alors, le rez-de-chaussée n’est déjà plus le palais. N’est-ce pas une vision trop théorique que viendra contredire l’ensemble du décor dont la force me semble être dans son aspect bloc ? Autre difficulté, le domaine de Catarina, s’il est au premier étage, comment surgit-il ? Des niches ?… Il me semble alors qu’il n’y a plus possibilité d’une percée naturaliste. Et encore plus difficilement, d’utiliser des outils cinéma.

Ou alors, ces rails circulaires comme des rails de travelling, emmenant le décor (quoi, une feuille fond ?) sur scène ? Entre ces rails et l’étroitesse de la terrasse, il va rester très peu d’espace de jeu, non ?

Une autre question, comment ça ce type de décor, comment organiser des directions de lumières ?

Autres questions, où et de quelle manière, garde-t-on la trace d’éléments qui me semblaient acquis : le lit ? La moquette ?

Les caméras ? La prison dorée ? Et surtout, le cinéma, dans son côté coulisse, studio ? ».

Au final, le spectateur sera face à une structure métallique à trois étages comme un échafaudage de grillages. Cet entrelacs de tubulures métalliques est en forme de U, traversé de coursives et d’escaliers comme on peut le voir dans la photo ci-dessous :

©Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon

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La structure métallique apparaît comme un univers froid et carcéral qui symbolise la tyrannie qui règne dans la ville de Padoue.

Le centre du U est l’espace de jeu premier mais en réalité, les comédiens jouent sur tous les niveaux en même temps, ce qui gomme la notion de coulisses et de hors-champ.

Au rez-de-chaussée, des rails entraînent deux décors : le décor de la première journée qui vient à jardin et le décor de la chambre de Catarina dans le palais d’Angelo qui vient à cour. Les décors sont escamotés sur des rails de travellings. Les deux décors constituent des sortes de boîtes rectangulaires que l’on pousse hors champs à volonté mais qui restent visibles pour le spectateur.

Ainsi durant toute la première journée, Catarina-Emmanuelle Devos soit sommeille dans son lit soit se lève pour éteindre une petite lampe et se recoucher. Elle n’est pas un personnage actant dans cette partie mais Christophe Honoré la rend présente en permanence.

Le décor de la première journée est le domaine de la Tisbe, une salle de boîte de nuit où avoisinent de petites tables rondes recouvertes de nappes blanches et un sofa. Le mur est tendu d’un rideau marron clair ; des ballons couleur champagne, symboles de fête, traînent au sol. Sur une table, un seau à champagne et des verres. On pourra voir cet intérieur dans la photo ci-dessous.

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La seconde journée et la troisième journée se déroulent tantôt dans la riche chambre de Catarina, décorée un peu dans le style Art déco comme on peut le voir ici,

tantôt dans les étages, lieux des sbires tueurs, ou dans un espace central vide de décor.

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Dans la mesure où ce monde semble avoir perdu son centre et qu’il est menacé en permanence par les cintres, on peut associer cette esthétique au baroque. Toute la troisième journée se déroule dans cet espace dépouillé où se croisent et se tuent les protagonistes.

Les décors sont assez intemporels.

Les personnages en jeu

Les comédiens sont les suivants : Clothilde Hesme (la Tisbe), Emmanuelle Devos (Catarina), Marcial di Fonzo Bo (Angelo), Julien Honoré (Homodei orthographié Omodei dans l’adaptation de Christophe Honoré), Anaïs Desmoustier (Dafné orthographiée Daphné), Hervé Lassïnce (Rodolfo) et Charles Clichet et Sébastien Pouderoux (Orféo et Garaboldo).

Catarina porte dans l’acte I une robe longue noire mais elle sera vêtue de blanc dans les derniers actes pour mettre en lumière son innocence et sa pureté qu’elle ne cesse de clamer.

La Tisbe porte une jupe ample noire tenue par des bretelles et un bustier de dentelle noir transparent dans le premier acte, l’ensemble sera remplacé par une tenue de soirée longue très échancrée. Le noir la place parmi les oiseaux de nuit. Ses tenues restent provocantes.

Homodei, homme de l’ombre par excellence, porte un pantalon noir très ample, un gilet noir sur une chemise blanche ample à la façon des cosaques. Ses moustaches longues et ses cheveux désordonnés lui donnent un côté mafieux ou « bandit corse » diront certains critiques. On peut voir ces deux personnages dans l’Acte IV, scène VIII.

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Rodolfo fait son entrée sur scène en débardeur et pantalon noirs. Le manteau qui le couvrira à l’acte II est ample et écossais accompagné d’une étole assortie.

Angelo est vêtu d’une chemise blanche ample au col officier, d’une veste noire et d’un pantalon sombre, très ample – comme une jupe-culotte – et qui arrive à mi-mollets. Sa tenue de nuit de l’acte II sera noire de la tête aux pieds. L’esprit Yohji Yamamoto et Limi Feu est présent dans la plupart des costumes avec une influence japonisante.

Quant au jeu des comédiens, on peut

le qualifier de physique et charnel. Dès la première scène, les rapports entre Angelo et Tisbe sont teintés de soumission, d’absolutisme et d’érotisme. Angelo déchire le bas de la Tisbe violemment, semble l’étreindre et la caresser très érotiquement mais se voit repoussé. La Tisbe joue avec les hommes, elle se livre aux étreintes avec des hommes qu’elle n’aime pas comme si le plaisir la comblait pour un temps. Elle cherchera avec désespoir l’homme qui arrive dans l’ultime scène de l’acte I alors qu’elle venait de le repousser. On rencontrera encore cet érotisme violent avec Homodei et Dafné dans l’acte II, scène I.

Le texte de Hugo se prête aux sous-entendus sexuels. Tisbe, originaire de Brescia, dit que celle-ci ne se serait pas laissée traiter par Venise comme Padoue : « Brescia se défendrait. Quand le bras de Venise frappe, Brescia mord. Padoue lèche c’est une honte ». On peut évoquer aussi la violence de certaines scènes comme lorsque Catarina découvre dans son lit la tête d’un cheval (IV, 5) alors qu’elle a d’autres aspirations : « Si je pouvais avoir un instant de trêve ! Un instant de repos ! ».

La photo, prise à l’acte IV, scène IX, montre aussi cette violence : la Tisbe explique à Catarina, anéantie, couchée dans son lit, qu’elle est aimée et qu’elle doit prendre avec confiance le poison. Au lieu d’installer une atmosphère calme propice à cette confiance, la musique couvre les paroles de la Tisbe ; à l’arrière-plan, Angelo remonte ses manches prêt à tuer son épouse avec une arme, version moderne de la décapitation.

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Les relations entre Rodolfo et Catarina sont aussi très charnelles : Rodolfo dénude son torse, les amants s’enlacent, tournent autour de ce lit qui occupe une grande partie de la chambre mais on ne note pas de violence dans leurs étreintes. On ressent une passion sans cesse maîtrisée, retenue.

La dimension comique dont on a parlé dans la partie sur le drame romantique et le mélange des genres, est assurée par les deux hommes de main, Orfeo et Gaboardo, qui sont traités à la manière des bouffons shakespeariens. Christophe Honoré les fait parler un anglais globish tout à fait hilarant où les deux nigauds ne se souviennent pas du nom de Rodolfo et miment les relations amoureuses de Catarina et Rodolfo. Progressivement, une relation nouvelle naîtra entre les deux hommes, révélatrice de leur homosexualité. L’un finira par s’exhiber en soutien-gorge (photo ci-contre).

Quand Homodei revient auprès d’eux après avoir été blessé à mort par Rodolfo, Orféo demande : « Ok, où est le patient », comme dans la série Urgences, puis lorsque Homodei tient une perche à la main et se tient agenouillé, les deux sbires saisissent chacun la perche et se prennent le pouls. Ils se livreront ensuite à un mime grotesque de l’assassinat de Homodei en

guise de compte rendu à Angelo.Angelo apportera une touche

humoristique en apparaissant en bonnet de nuit à la fin de l’acte II alors qu’il est réveillé par Tisbe. C’est une entrée qui ne sied guère à un puissant de ce monde.

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L’univers sonore

La musique est très présente dans la mise en scène de Christophe Honoré. La pièce commence d’ailleurs sur une sorte de surprise-partie. L’ambiance est très pop anglaise : Les Charlatans et Pavement entre autres. On reconnaîtra également la voix de Catherine Ringer (Les Rita Mitsouko) ou encore quelques notes des Parapluies de Cherbourg, le film de Jacques Demy. La chanson Comme la pluie, extraite de La belle personne, est chantée intégralement entre l’acte II et III quand tous ont été trompés dans leurs attentes amoureuses.

Si les chansons ou la musique accompagnent une scène ou un intermède, elles peuvent aussi envahir le jeu comme dans la scène VI de l’acte I. Homodei trouble la Tisbe par ses paroles énigmatiques, la musique devient tellement forte qu’elle couvre les réponses de Homodei, obligeant Tisbe à crier de plus en plus, ce qui engendre une croissance de la tension.

On verra sur la photo ci-dessous prise

lors de la scène VI de l’acte I, Tisbe criant tandis que les hommes se livrent à une chorégraphie en rythme sur un tempo vif. La musique est assourdissante. Les paroles des comédiens sont alors à peine audibles. Quand Tisbe se calme et proclame qu’elle n’a pas d’inquiétude concernant Rodolfo, la musique se calme aussi.

La musique est souvent un clin d’œil supplémentaire à l’univers cinématographique de Christophe Honoré.

Le traitement cinématographique

Christophe Honoré se veut metteur en scène mais il n’oublie pas les techniques du cinéma. Il reprend l’utilisation de micro tendu sur perche à certains moments intimes comme celui où Homodei, espion vénitien qui vient intriguer, apparaît en perchiste dont le micro amplifie son récit du pur amour de Rodolfo et de Catarina ou encore celui où Tisbé raconte la condamnation à mort de sa mère. Le micro sera repris dans l’acte III lors des entretiens de Homodei et de Dafné, chacun parlera au micro tour à

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tour, détenteur d’un savoir à dévoiler.Les lampes sont parfois manipulées

à vue. Elles découpent une silhouette, illuminent juste un visage comme un gros plan cinématographique. « Le monologue de Clotilde sera traité comme un gros plan, avec des lumières à vue, comme sur un plateau de tournage » explique Christophe Honoré.

Le fond de la scène se transforme parfois en jeu d’ombres chinoises en rouge, noir et blanc.

On verra un exemple du dispositif lumineux et de l’utilisation du micro sur perche dans la photo ci-dessous qui renvoie à la première journée. On remarquera l’ombre portée sur le rideau, devenu jaune.

Christophe Honoré crée donc des images et des ambiances et multiplie les références cinématographiques : au décor de West Side Story, aux ombres et à l’utilisation d’une lumière bleue dans le Nosferatu de Murnau (1922) que l’on voit sur la photo ci-dessous (les « dogues » dans les étages

lors de la troisième journée), au Parrain quand Catarina n’a plus qu’une heure à vivre, aux chansons mélancoliques de ses propres films : Les chansons d’amour et La belle personne.

Le décor lui-même dont on a parlé plus haut est très cinématographique. Les éléments sont déplacés à vue et rappellent le travelling.

Enfin, le spectacle s’achève sur un petit film qui est projeté sur le fond supérieur de la scène comme on peut le voir ci-contre.

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C’est ce film qui clôt la pièce tout en proposant un autre dénouement moins dramatique. En effet, si le dénouement de la pièce met en avant le sacrifice et la grandeur d’âme de la Tisbe au moment de sa mort, le film propose le devenir des amants « heureux ».

On y voit Catarina et Rodolfo en plan moyen puis gros plan dans un café qui pourrait être à Paris. Pas de paroles, juste des regards, une succession de champs contre champs et des amants qui semblent porter le poids de la mort de la Tisbe. Ils sont libérés de la tyrannie du Podesta mais ne semblent pas avoir gagné pour autant leur liberté.

Certains journalistes ont vu dans cette vidéo un clin d’œil au cinéma de Jacques Rivette dans la mesure où l’exil parisien malheureux des amants, situé place Denfert-Rochereau, évoque Le pont du Nord du réalisateur.

Pistes de travail Analyser la mise en scène. On demandera aux élèves de relever tous les éléments qui renvoient au cinéma (son, lumière, travel-lings…) et de discuter ensemble de ces choix. S’approprier une manière de faire. On pourra proposer une scène de Ruy Blas ou de Hernani et demander aux élèves de pro-poser une mise en scène en reprenant des procédés de Christophe Honoré. Ce sera un moyen de réfléchir sur la mise en scène d’un extrait théâtral et de réutiliser les notions cinématographiques vues précédemment.

V. CritiquesArticle paru sur le site télérama.fr

Honoré monte un drôle de mélodrame. Article TéléramaLe fil arts et scènes – Pour Avignon, le cinéaste des « Chansons d’amour » s’attaque à un monument oublié de Victor Hugo, « Angelo, tyran de Padoue ». Où

le grotesque chahute le sublime entre coursives et escaliers dérobés. Nous avons assisté aux répétitions.

Où il est question d’une paire de collants, que l’assistant à la mise en scène s’en est allé acheter dare-dare. Un accessoire que le tyran en scène doit plus ou moins arracher à la courtisane qui l’aguiche et lui résiste à la fois… S’ensuit entre chaque réplique une foule d’interrogations ultraconcrètes : jusqu’où descendre le collant ? quand le remonter ? etc. Aux prises avec le fin tissu, Marcial Di Fonzo Bo et Clotilde Hesme répètent les premières scènes d’Angelo, tyran de Padoue, drame en prose de Victor Hugo (1835), dans une salle vide du Cent Quatre, à Paris. Christophe Honoré les observe, ajuste un déplacement, tente de chorégraphier un jeu de désir et de domination entre les deux personnages. Il s’agit de montrer la tension érotique entre les deux, et aussi la vulgarité du despote. « Ne pas perdre de vue l’idée d’abus de pouvoir… » précise le metteur en scène. Minutieux travail à tâtons : l’intensité varie d’un essai à l’autre, le texte parfois se dérobe, et le rire s’en mêle quand l’un ou l’autre achoppe sur l’aspérité d’une réplique ou l’étrangeté d’une position.

Grande brune à la fois enfantine et charnelle, Clotilde Hesme, révélée au cinéma par Les Amants réguliers, de Philippe Garrel (et par Les Chansons d’amour, de Christophe Honoré), a déjà montré son talent énergique sur les planches, qu’elle arpente quasiment non-stop : un Brecht de jeunesse en début d’année au Théâtre de la Bastille ; plus récemment encore – elle jouait le soir même des répétitions –, Laissez-moi seule, de Bruno Bayen, à la Colline, où elle incarnait avec flamboyance Lady Di. Le Franco-Argentin Marcial Di Fonzo Bo, ancien assistant d’Alfredo Arias, s’est fait connaître, lui, par son travail de metteur en scène et d’acteur autour des textes de Copi. On est face à deux grands comédiens qui construisent peu à

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peu leur interprétation. « Il faut accepter l’idée d’imperfection, explique en aparté Christophe Honoré. Il ne sert à rien que ça soit bien pendant les répétitions, c’est au moment des représentations que ça compte… » Mais quand arrivent les deux imposants monologues d’exposition, où s’entend déjà le lyrisme enthousiasmant du jeune Hugo, les acteurs parviennent à une réelle intensité de jeu. N’était-ce l’absence de décor, on pourrait presque se croire un soir de générale…

Christophe Honoré, 39 ans, a écrit pour le théâtre avant d’être l’écrivain et cinéaste que l’on connaît, réalisateur notamment, en 2008, de La Belle Personne et, cette année, de Non, ma fille, tu n’iras pas danser, qui sortira à l’automne. Il a surpris, en répondant à l’invitation du festival d’Avignon, par son désir de monter ce drame romantique rarement joué. Mais c’est justement en réaction à une certaine tendance du cinéma français qui « exige des scénarios de plus en plus sociologiques, des films-miroirs de la société. Il y a désormais un vrai problème si, dans un film, on ne parle pas comme dans la vraie vie. Il y a pourtant quelque chose qui est de l’ordre du théâtral chez Guitry, Pagnol ou même une bonne partie de la Nouvelle Vague. Aujourd’hui, ça a disparu. »

Envie de texte écrit, de mise en scène plus expressionniste, envie aussi d’avoir un rapport différent, sur le long terme, avec les acteurs : Honoré relit la célèbre Préface de Cromwell de Hugo, y trouve « un manifeste du romantisme étonnamment d’actualité : une défense de l’incomplétude, de l’impureté, qui parcourent aussi mon travail de cinéaste. L’art peut naître du mélange du laid et du beau, du grotesque et du sublime. » Il hésite entre deux pièces, choisit Angelo, tyran de Padoue, mélodrame savoureux qui mêle histoire politique – la tyrannie de la république de Venise sur Padoue, au XVIe siècle – et intrigue amoureuse – à travers deux personnages

de femme, l’une pure et l’autre rouée… Trahisons, escaliers dérobés, pièges qui se retournent contre leurs instigateurs, « la pièce utilise les ficelles du mélodrame, elle n’est jamais élitiste, avec des effets d’humour très forts ».

La première tentation, purement intellectuelle, est d’en donner une lecture politique : des despotes, l’actualité en présente à foison – y compris des despotes amoureux… « Mais cela nous ramenait à faire de la sociologie historique, poursuit Honoré, et c’est le territoire de l’intime qui m’intéresse : dans la pièce, la tyrannie est d’abord conjugale, on ne voit jamais le peuple de Padoue, mais deux femmes soumises ou révoltées… » Autre idée : jouer une certaine intemporalité des décors et des costumes, et utiliser des outils de cinéma. « Le monologue de Clotilde sera traité comme un gros plan, avec des lumières à vue, comme sur un plateau de tournage. »

De fait, quelques jours plus tard, on retrouve les mêmes à la Maison des arts de Créteil (où le spectacle sera repris en janvier 2010). Les répétitions ont lieu dans le décor : un entrelacs de tubulures métalliques, haut de plusieurs étages, comme un échafaudage de grillages, traversé de coursives et d’escaliers, « une structure carcérale et froide » qui figure la ville sous le joug du tyran. Au sol, coulissant comme sur des rails de travelling, des intérieurs – une chambre, un salon – traités de façon naturaliste peuvent s’installer au centre de la scène… La troupe est presque au complet : Emmanuelle Devos, en pure épouse du podestat, Julien Honoré, le frère du cinéaste, dans le rôle de l’espion vénitien, ou encore Hervé Lassïnce, un ancien de chez les Deschamps-Makeïeff, et Anaïs Desmoustiers, jeune première que le cinéma s’arrache (Les Grandes Personnes, Sois sage…).

Pour l’instant, tous regardent deux jeunes comédiens sortis de l’école du TNS, Sébastien Pouderoux et Jean-Charles

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Clichet, faire le show : ils font partie des sbires du redouté Conseil des Dix de Venise, qu’Honoré a choisi de traiter comme des mafieux de cinéma, version Scorsese ou Gomorra. Le tandem improvise, invente une gestuelle, mélange les langues, l’ensemble étant à la fois anachronique et irrésistiblement drôle. « C’est le principe de la scénographie, explique Christophe Honoré : la pièce se joue plutôt dans la partie basse du décor, mais les sbires sont présents en permanence dans les hauteurs. Ils vont apporter la trivialité qui est dans le texte de Hugo. J’assume le mélodrame : la fin est assez déchirante, ce qui me permet avant d’être un peu plus léger… » Christophe Honoré approuve ou corrige les propositions des deux gangsters polyglottes. Il accepte l’idée qu’à la différence du cinéma, où le metteur en scène est le maître absolu, « toute idée passe par le tamis des comédiens ». C’est cette confrontation du cinéma et du théâtre qui l’intéresse, et le doute qui l’accompagne : « Jusqu’au bout, on n’est jamais sûr que ça marche ! »Aurélien Ferenczi

La revue de presse

[Libération – René Solis] le 14 juillet 2009Honoré a assez de finesse pour ne pas prendre cela tout à fait au sérieux. Mais semble en même temps convaincu d’être entré dans une œuvre majeure. Il souligne avec fougue le féminisme de la pièce, s’intéresse de près à toutes les variations des sentiments.

[Télérama – Fabienne Pascaud] le 25 juillet 2009Le trio Marcial Di Fonzo Bo, Emmanuelle Devos et Clotilde Hesme est d’une grâce virevoltante.

[L’Express – Laurence Liban] le 19 juillet 2009Juste en deux mots : de la jeunesse, de la

musique, de l’humour, des libertés… La rencontre entre Victor Hugo et Christophe fait des étincelles et quelques pétards mouillés, ce qui n’est pas grave dans le mouvement général qui est celui du désir, du plaisir et du jeu.

[Le Point – Brigitte Hernandez] le 23 juillet 2009Personne n’y croit. (...) Parce que c’est signé Hugo, c’est génial ? Parce qu’Honoré, le très honoré par le buzz, veut y ajouter des touches d’humour, c’est drôle ? Heu…

Article paru sur le site de Libération3

Romantisme. Le cinéaste Christophe Honoré s’essaye à Hugo.

Nulle raison de douter de la sincérité de ce que Christophe Honoré projette sur Angelo, tyran de Padoue, pièce oubliée au sein d’une œuvre théâtrale elle-même pas le plus mémorable de ce que Victor Hugo a laissé à la postérité. « Le monde décrit, estime le cinéaste dans des notes de répétitions, est […] de l’ordre du cauchemar, abstraction de l’angoisse qui a déjà tout détruit, s’est installée et s’est mise à régner. Et dans cet univers non pas violent, mais angoissant, se débattent des êtres chauds.»

Cerbères. Son décor et ses partis pris de mise en scène reflètent tout cela. Les palais de Padoue deviennent une métaphore de l’enfer ; à l’étage inférieur, boudoirs et chambres à coucher, qui conservent les signes du confort, sont surplombés de plateformes métalliques hantées par des cerbères, mauvais garçons torse nu à l’accent étranger. À cet univers sous surveillance, où toute intimité semble vaine, le cinéma prête, non ses caméras, mais ses accessoires et ses techniciens : le preneur de son est un espion qui tend la perche à ses interlocuteurs pour mieux les enfoncer. Restent les «êtres chauds» : les acteurs, et plus encore les actrices. Ce que

3. http://www.liberation.fr/culture/0101579611-angelo-ou-les-cauchemars-de-l-amour

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l’on voit n’est pas le film, mais le tournage ; l’intensité se concentre sur un petit point du plateau. On peut tenter de s’imaginer, l’œil derrière la caméra, plan moyen sur Clotilde Hesme, un flacon de poison à la main, gros plan sur le visage d’Emmanuelle Devos qui fait semblant de dormir. Mission impossible : le hors-champ envahit tout, rien n’est cadrable ; comme si le théâtre était le cauchemar du cinéma.

D’intentions et d’images, le spectacle d’Honoré ne manque pas. Mais pourquoi soulever cette poussière ? Angelo, tyran de Padoue, aime la Tisbe, comédienne et courtisane, qui aime Rodolfo, gentilhomme banni qui aime Catarina, femme d’Angelo. D’où il ressort que personne n’aime Angelo. Trois actes, un meurtre et un suicide plus tard, Rodolfo et Catarina pourront fuir Padoue pour aller s’aimer ailleurs.

La pièce, représentée pour la première fois le 28 avril 1835 sur la scène du Théâtre-Français, reste d’abord comme archétype du théâtre romantique, avec ses sbires, guet-apens, portes dérobées, duels, complots et serments. Trompé, le tyran condamne à mort son épouse, qu’il n’a jamais aimée. La jeune femme résiste et répond « toute la vie ! » quand il lui demande combien de temps elle veut pour se préparer à mourir. Victor Hugo a pompé dans Roméo et Juliette le coup du faux empoisonnement : Catarina finit par avaler le flacon censé l’expédier dans l’au-delà, et qui ne contient en fait qu’un narcotique. C’est la Tisbe, la prostituée au grand cœur qui lui sauve la mise. Amoureuse de Rodolfo, et prête à détester sa rivale, elle

a reconnu en elle celle qui jadis a sauvé la vie à sa mère. La Tisbe pousse même l’abnégation jusqu’à se faire égorger en silence par Rodolfo, persuadé que Tisbe a pour de bon empoisonné Catarina.

Fougue. Avec le Roi s’amuse, un peu de la même eau, Verdi avait fait Rigoletto. De Angelo… Ponchielli a tiré la Gioconda, moins célèbre mais qui s’écoute encore bien. L’opéra seul, probablement, est capable de rendre encore audibles ces feux d’artifice de grands sentiments. Honoré a assez de finesse pour ne pas prendre cela tout à fait au sérieux. Mais semble en même temps convaincu d’être entré dans une œuvre majeure. Il souligne avec fougue le féminisme de la pièce, s’intéresse de prêt à toutes les variations des sentiments. Il réussit à entraîner les comédiens dans l’illusion, tire le maximum de l’élégance de Clotilde Hesme (la Tisbe), de la force éthérée de Martial Di Fonzo Bo (Angelo), de la vivacité d’Emmanuelle Devos (Catarina). Il trouve aussi de saisissantes images, transforme les tubulures de ses échafaudages en ombres chinoises maléfiques. Est-ce bien raisonnable ?

Le CRDP de l’académie de Versailles et le Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines/Scène nationale remercient le Festival d’Avignon.

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V. ressources

• Sur Victor HugoSite général et grand public sur Hugo :– http://victorhugo.bnf.fr/Disponible en ligne sur :– http://www.hugo-online.org/

• Sur le drame romantique– http://www.etudes-litteraires.com/drame-romantique.php– http://www.clioetcalliope.com/cont/romantisme/theatre.htm

• Sur la mise en scène de Christophe Honoré– http://www.theatre-contemporain.tv/videos/artiste/Christophe-Honore– http://avignon.blogs.arte.tv/?p=452Site qui présente une excellente analyse, de nombreuses photos et surtout des photogrammes : – http://www.cineclubdecaen.com/realisat/honore/angelotyrandepadoue.htm

Sitographie

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