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Ange

Le Peuple turquoiseLes Trois lunes de Tanjor livre premier

Bragelonne -2-

Copyright Bragelonne, 2001. 978-2-914-37006-6 -3-

Collection dirige par Stphane Marsan et Alain Nvant

Illustration de couverture : Alberto Varanda Carte intrieure : Alain Janolle Bragelonne 35, rue de la Bienfaisance - 75008 Paris France E-mail : [email protected] Site Internet : http://www.bragelonne.fr -4-

Merci tous les cafs de Mnilmontant o a t crit ce livre.

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Premire partie AU CUR DU MONDE

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Chapitre 1La galre coulait lentement, comme regret. Les membres dquipage avaient t tus ds les premires minutes ; la bataille stait ensuite loigne vers la rive sud du lac, abandonnant le vaisseau et les prisonniers leur sort. Leau avait envahi lembarcation par petites vagues, lune aprs lautre, dsquilibrant la coque, jusqu ce que la galre dcide de senfoncer par larrire. Le plus surprenant, avait pens Arekh en contemplant le lac, ctait le calme. Les cris des officiers des autres vaisseaux, les hurlements des marins agonisants, le bruit des voiles ravages par les flammes taient maintenant trs loin. Les vaisseaux de lmir et de ses ennemis avaient disparu derrire une avance rocheuse. L-bas, le massacre continuait, mais autour de la galre, leau tait redevenue paisible. Le cadavre du grand Mrinide qui marquait le rythme sur son tambour flottait quelques mtres des quarante galriens entravs leurs bancs. Le niveau de leau montait, atteignant maintenant la poitrine des prisonniers des derniers rangs. Les rayons du soleil chauffaient les visages, murmurant des promesses de printemps. Puis la galre se renversa et Arekh se retrouva sous leau. Il avait pris sa respiration par rflexe, sans le dsirer vraiment. Puisquil allait mourir, autant que ce soit rapide, avec au cur ce calme irrel qui lisolait des autres, le protgeait de la panique de ses compagnons de banc. Ses voisins avaient d crier, se dbattre. Il navait rien entendu. Il garda les yeux ouverts, pour profiter des dernires images que la vie lui offrait. Leau tait dun bleu-vert trangement transparent, comme si le naufrage de la galre et de ses sacrifis tait un vnement trop drisoire pour en troubler les profondeurs. -8-

Le bateau senfonait avec une lenteur paresseuse. Les poumons dArekh ne le brlaient pas encore. Il imagina les blocs de marbre et de granit des ruines de lancienne Nysis, la ville lgendaire, qui daprs les pcheurs avait t engloutie en ces lieux. Au-dessus de lui, la surface chatoyait comme une frontire. Puis il la vit. Dabord, il crut une vision, une naade sortie des lgendes des cercles, une mtaphore cre par son esprit mourant avant de passer dans les abmes. La silhouette nageait vers les galriens qui senfonaient, ses longs cheveux bruns ondulant derrire elle. Encore quelques brasses et elle fut toute proche. Pas une naade mais une humaine, tangible, relle, le visage crisp par leffort. Elle avait un poignard la main. Saccrochant dune main au bois du banc, ses gestes ralentis par la pression, elle attaqua les liens du premier galrien de la range. Lopration prit une dizaine de secondes. Les prisonniers du banc, comprenant ce qui se passait, eurent un mouvement dsespr, projetant Arekh sur le ct. Elle ny arrivera jamais, pensa celui-ci, mais un instant plus tard le galrien libr commena remonter vers la surface, nageant avec maladresse. Arekh tait le suivant sur le banc. Il regarda le poignard qui sciait la corde de ses poignets, son sentiment dirralit disparaissant peu peu. Les mouvements des galriens taient violents, rendant difficile la tche de linconnue. Le bateau continuait senfoncer, plus vite maintenant, comme si la lenteur de la scne avait disparu avec larrive de la fille. Le visage de linconnue tait crisp de douleur. Remonte, pensa Arekh, abandonne et remonte, mais soudain ses liens lchrent et il se retrouva nager dsesprment vers le haut. Sa tte creva la surface ; il haleta, tentant de reprendre son souffle. Son sentiment de dtachement stait maintenant entirement vanoui. Il avait mal, la poitrine, aux poignets, et son corps tait glac. Le souffle court, il tenta de garder la tte hors de leau. Au-dessus de lui, une voix fminine criait quelque -9-

chose Une barque, il y avait une barque, et dedans une femme en robe grise, scrutant le lac, appelant quelquun dune voix frisant la panique. Arekh saccrocha lembarcation, essayant de calmer les battements de son cur. Le premier galrien sauv par la fille aux cheveux bruns tait dj mont dans la barque, ses vtements dchirs contrastant avec llgance de la robe de la femme en gris. Une nouvelle tte surgit hors de leau un troisime prisonnier, le voisin dArekh, dlivr son tour. Elle sest noye, pensa Arekh avec une curieuse angoisse au cur. Puis linconnue aux cheveux bruns mergea enfin, ple comme la mort, le poignard toujours la main. Remontez ! cria la femme dans la barque, essayant de lui saisir le bras. Il il y en a dautres, balbutia la fille. Elle ntait pas en tat de plonger. Avant quelle ne puisse ragir, Arekh lui arracha le poignard, prit une profonde inspiration et se laissa couler. Trop tard, pensa-t-il en enchanant les brasses. La galre tait maintenant peine visible dans les profondeurs. Combien de temps pouvait-on tenir sans respirer ? Et mme sil dlivrait encore un prisonnier ne serait-ce quun seul celui-ci russirait-il atteindre la surface ? Puis il ne fut plus temps de se poser des questions : le bateau tait l, fantomatique, drivant entre deux eaux. Il restait deux hommes sur le banc des provisoires, le seul o les prisonniers taient entravs par des cordes. Derrire, les autres taient enchans, et les cls avaient disparu dans le lac, quelque part avec le contrematre. Les poumons dArekh le brlaient dj quand il attaqua les cordes du premier provisoire. Le prisonnier tait trs jeune un garon, vivant plus pour longtemps, peut-tre. Arekh eut la vision rapide dun visage ple, de cheveux clairs agits par les courants, dyeux hagards qui le fixaient. Les liens cdrent, et avec une force surprenante, le garon se propulsa vers le haut. Son voisin se dbattait. Arekh se tourna vers lui, pour le voir se raidir, les yeux exorbits, agitant -10-

les poignets, emplissant ses poumons deau. Son agonie dura dinterminables secondes, pendant lesquels Arekh resta immobile. Il flotta entre deux eaux, les yeux fixs sur les visages fantomatiques des prisonniers des rangs arrire qui se dbattaient, tendant les mains vers lui, ouvrant la bouche comme pour crier. Un voile noir descendit sur ses yeux, et il se demanda sil nallait pas finalement prir l, entran par les galriens aux yeux morts, changs dans son esprit embrum en spectres verdtres aux mains gluantes dalgues. Quand Arekh creva de nouveau la surface du lac, il tait puis, ses membres douloureux et raides. Le sang battait ses tempes ; sa tte lui faisait atrocement mal. Il mit quelques instants raliser que les cris quil entendait taient rels, et non un dlire n de son cerveau malade. On se battait dans la barque. Dune main tremblante, Arekh saccrocha au rebord et se hissa lintrieur. Sa vision sclaircit. Contre toute attente, le garon quil avait dlivr avait russi atteindre la surface. On avait d laider monter car il tait affal au fond de lembarcation et respirait avec difficult. Autour, le chaos rgnait. La fille aux cheveux bruns avait attrap le poignet du premier galrien dlivr, pour essayer de lempcher de frapper lautre femme robe grise et de prendre les rames. Arekh se souvint du prnom du premier galrien Kl au moment o celui-ci se tournait vers lui avec un sourire satisfait. Eh bien voil, a rgle la question, dit-il en dsignant Arekh. Il ny a pas de place pour tout le monde. leau, les filles ! Et tordant le poignet de la femme, il laurait jete dans le lac si linconnue aux cheveux bruns ne stait pas interpose, lui envoyant son coude dans le nez. Kl cria de douleur et fit face la jeune femme, furieux. Il levait la main pour la frapper quand Arekh lui enfona le poignard dans le plexus. Il remonta la lame dun geste sec, aspergeant de sang les occupants de la barque. Kl eut un hoquet, vomit un flot de bile, agitant les mains dans un effort inutile. Arekh lui tordit lpaule -11-

et le jeta dans leau. Un bouillonnement de sang sur le lac, puis le corps encore agit de soubresauts disparut dans les flots. Arekh prit les rames avant de se tourner vers les deux femmes. O voulez-vous aller ? Il y eut un long silence. La fille aux cheveux bruns tudiait Arekh avec un regard puis et curieux. Les yeux de la femme en gris passaient dArekh aux deux autres provisoires. Le jeune tait toujours allong au fond du bateau. Lautre surveillait les eaux, comme si Kl pouvait reparatre. Arekh commena ramer, ce qui sortit la fille aux cheveux bruns de sa stupeur. Sur la plage, l-bas, dit-elle. Et vite. Plus rapidement nous nous perdrons dans les bois, mieux a vaudra. Arekh continua ramer. louest, quelque part derrire les rochers, rsonnaient les bruit touffs de la bataille. Le vent avait entran la flotte de lmir Abilz vers le port de Rez. L, ses adversaires, les deux vaisseaux kiraniens, seraient vaincus par le nombre. La galre kiranienne ntait pas un vaisseau de combat, mais deux officiers se trouvaient bord au moment de lattaque. Arekh regarda les deux trangres. Il navait pas vu de femmes sur le bateau. Elles avaient d monter pendant une escale. Et rester la proue, avec les officiers. Les rames faisaient un bruit rgulier et les cinq occupants de la barque gardaient le silence. Le soleil tapait sur le dos dArekh, tentant de scher sa chemise. De nouveau, un sentiment dirralit. Il ntait pas dsagrable dtre l, sapprocher de la rive. la regarder, sans y tre encore, tandis que la brise caressait les visages. Sur la rive, il faudrait prendre des dcisions. Penser aux soldats kiraniens qui les rechercheraient, aux troupes de lmir qui ratisseraient les environs pour trouver des survivants. Mais pour linstant, Arekh ne pouvait que ramer. Regarder le soleil sur les vtements de la fille aux cheveux bruns. Oui, elles avaient d rester la proue. Arekh les imagina sur la promenade, discutant avec le capitaine celui-ci avait d se faire abattre ds le dbut de lattaque. Sans doute les deux -12-

femmes avaient-elles jet des coups dil aux prisonniers sur les bancs, trois mtres en contrebas. Des bourgeoises des Principauts de Reynes, daprs leurs habits. Elles avaient d payer pour leur transport. La galre ntait pas conue pour accueillir des voyageurs, et Non. Les bourgeoises des Principauts de Reynes navaient pas cet accent. La fille navait prononc quune phrase, mais sa manire dappuyer les voyelles chantait le sud. Et les femmes de Reynes voyageaient rarement sans escorte masculine. Arrte, souffla une voix en lui. Arrte. Tu vas tout gcher. Laisse le soleil te scher la chemise et attends jusqu la rive. Mais dj il regardait, analysait, mettait les lments en place. Par rflexe. Par mtier, pensa-t-il, avec un trange serrement de cur. Deux femmes du sud dguises avec des habits de louest de Reynes. Le passage sur une galre. Lattaque de lmir Ans Abilz. Harabec. Arekh avait entendu les rumeurs. Lhistoire passait de port en port ; les soldats qui lavaient arrt en avaient mme parl la taverne, pendant quils buvaient la table d ct. Et la fille avait la mme ligne de menton queux. Arekh se souvenait de la statue, celle du premier roi de la ligne, dans la grande galerie du Haut Conseil de Reynes. Harabec Le sentiment dirralit stait vanoui, comme le soleil et ce sentiment trompeur dtre en dehors du temps. Marikani aya Arrethas, hritire de la ligne des rois-sorciers dHarabec, revenait dune visite diplomatique au roi de Sleys quand son convoi avait t attaqu par les forces de lmir. Ils voulaient Marikani, qui daprs la rumeur stait enfuie avec une suivante. La rumeur disait aussi quelle cherchait discrtement rejoindre son pays. La barque gratta contre les pierres et lautre galrien sortit pour la tirer jusqu la rive.

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Lhomme avait les cheveux et les yeux trs noirs. Arekh ne connaissait pas son nom ; il navait jamais entendu le son de sa voix. Ils taient monts ensemble dans la galre, voil tout. Se redressant, lhomme regarda les quatre occupants du bateau. Les deux femmes, Arekh, le tout jeune prisonnier qui sasseyait avec peine, comme tonn dtre vivant. Un court silence, encore. Le regard du galrien se posa sur un collier dargent et de perles, rvl par une dchirure de la chemise col haut de la fille aux cheveux bruns. Je ne vais pas mattarder, dit-il enfin. Sa voix tait duque, sans dtail qui puisse rvler sa caste. Il pouvait tre nimporte qui Un artisan lettr ayant vol ses matres, un bourgeois condamn pour malversation, un noble ayant commis quelque infamie et que ses pairs staient lasss de couvrir. La femme en gris se leva, comme pour protger sa matresse dune ventuelle agression. Mais le galrien se contenta de sincliner. Merci. Et bonne chance. Il sloigna sur la plage, puis disparut lhorizon. Les femmes sortirent du bateau et regardrent autour delles. Nulle me en vue. La crique tait encaisse dans des collines la roche grise comme les galets quils foulaient, et de grands arbres poussaient entre les pierres. Le silence tait presque total. Arekh savait combien ce sentiment de solitude pouvait tre trompeur. Il y avait des villages plus louest et Rez ntait pas si loin. Sil voulait survivre, il navait quune solution : fuir, et vite. Planter l les deux femmes et le gamin. Trancher la gorge un paysan, voler ses vtements, se rendre la premire ville venue pour vendre la dague de la fille pas de la fille , se corrigeat-il avec une vague de dgot inexpliqu, de lhritire des rois-sorciers dHarabec , qui dgoulinait sur les galets, resserrant la large ceinture de son pantalon pans.

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Il y avait une pierre de soleil sur la garde du poignard. Lobjet tait loin de valoir une fortune, mais il lui permettrait dacheter un mulet et quelques provisions. Aprs O allons-nous ? demanda la femme en gris. Je ne sais pas, dit la fille. (Elle se tourna vers Arekh.) Vous connaissez la rgion ? Arekh la fixa. Vous cherchez rejoindre Harabec, aya Marikani ? Le visage de la fille se figea lespace dun battement de cur. Elle reprit contenance presque aussitt. La suivante dtourna la tte dun air exaspr. Elle pense que sa matresse aurait d nous laisser crever, et elle na pas tort Quelle folie lui est passe par la tte ? La fille reprit la parole. En effet. Si vous avez un conseil nous donner, nhsitez pas, nde ? Arekh. Que L vous soit favorable, Arekh, dit Marikani en guise de salut. Son regard se leva vers les collines. Elle navait mme pas cherch nier. Arekh lobserva avec une certaine haine, presque surpris de sa propre perspicacit. Ainsi ctait bien elle. trangement, il nen avait pas dout. La certitude tait tombe comme un rocher. Aurait-il d tre surpris ? Se retrouver sur la plage avec un des personnages les plus importants des Royaumes une princesse du sang sombre, descendante des dieux, lhritire dune des puissances politiques principales du sud avait de quoi surprendre. Mais non. Arekh ne ressentait quune immense fatigue, et une sorte de lassitude morale. Tout tait si beau quand il ramait sur la surface du lac. Tout tait possible et nouveau. Plus maintenant. Marikani ? rpta le gamin, assis sur un rocher. Arekh avait oubli son existence et pourtant ladolescent quil avait sauv tait l, le visage trs ple, ses vtements de galrien trop grands pour lui. Il ne devait pas avoir plus de treize ans. Ses cheveux filasses lui tombaient sur le visage. -15-

Il ny a pas une reine qui ? commena-t-il. Il sinterrompit, bouche be. Puis il resta immobile, les yeux carquills, fixer les deux femmes. Jamais Marikani narriverait Harabec, pensa Arekh avec une rage satisfaite. Les deux femmes taient en plein protectorat de Rez ; les soldats de lmir taient leur recherche. Lhistoire avait fait le tour du pays. Il ny avait pas de ligne plus dteste dans la rgion des feux que les fils dArrethas. Linimiti entre les deux contres durait depuis des sicles. Vous voulez un conseil, en voil un, dclara-t-il. Ne cherchez pas atteindre les bois Trouvez des soldats et rendez-vous. Votre meilleure chance est dans les geles de lmir. Les routes sont bloques, et si la populace vous met la main dessus, vous vous ferez lapider. Ou pire. Marikani le regarda, surprise, moins par les mots que par lagressivit qui y perait. Arekh ignorait lui-mme la raison de sa fureur. Il tait vivant et libre, contre toute esprance, et il le devait la femme qui tait devant lui. Que lhritire dHarabec soit inconsciente et stupide ntait pas son problme. Quelle soit condamne non plus. Il navait aucune raison de snerver. Pourtant, il avait envie de faire mal, de frapper. Au moins avec des mots. Les villageois ne pensent pas la politique, continua-t-il. Leurs instincts sont plus primaires, aya Marikani. Ils se souviendront de la guerre des mares, des villages pills et brls, de leurs familles massacres. Je pense quils vous violeront, puis sacrifieront au rituel de la purification de lennemi en vous coupant le nez et les mains avant de vous jeter au bcher. Marikani ne cilla pas. Charmante perspective. Mais voyez-vous, nde Arekh, il vaut mieux pour mon pays que je me fasse tuer que capturer. Lconomie dHarabec ne survivrait pas la ranon exige par lmir, et lincertitude politique nest jamais bonne pour un gouvernement. Morte, on me remplacera. (Elle sourit.) Mais nous nen sommes pas l. Je vais tenter ma chance par la fort.

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Sur son rocher, le gamin ouvrait toujours de grands yeux. Sans doute navait-il pas compris la moiti du discours. Arekh, lui, navait pas besoin de traduction. Il connaissait les dtails de tous les traits, de toutes les trahisons, de toutes les rancurs sculaires des deux peuples. Il ne les connaissait que trop. Il eut la vision soudaine dun nackh, ces fosses de boue verdtre qui parsemaient les marais de louest, l o les clans de serpents bec lisaient parfois domicile. Les trous taient profonds ; deux hommes accrochs lun lautre nen touchaient pas toujours le fond. Les serpents y croissaient et sy multipliaient jusqu ce quil ny ait plus despace libre ; lintrieur de la fosse devenait bientt une masse de corps gluants et froids rouls, nous, glissant les uns sur les autres. Parfois, on y jetait les esclaves rcalcitrants les membres du Peuple turquoise qui ne se montraient pas assez zls dans leurs tches. Ainsi tait le Monde des Trois Lunes. Il ny avait plus de place sur la Terre des Royaumes, et les hommes sentredvoraient. Rois, reines et conseillers nouaient leurs intrigues et leurs crimes, les autres vomissaient leur haine et leurs jalousies sanglantes, et tout ce monde naissait, copulait, crevait et pourrissait dans la fosse. Les habits dArekh taient dtremps et le soleil, si brlant dans la barque, ne parvenait pas le rchauffer. Il regarda les galets. Je vais vous faire traverser la route, dit-il aux deux femmes qui le regardaient. La fort nest qu quelques lieues lest. La route qui menait Rez tait dserte. Dans lautre sens, vers le sud, elle menait au delta de lHers et aux cinq villes libres. Le long ruban de pavs longeait des cluses, traversait des ponts, des murailles et des places avant de filer de nouveau travers les plaines bleutes de Mar-hakh. Et de rejoindre Harabec. Ce ntait pas si loin. Une quinzaine de jours de marche pied, et bien moins cheval. La route tait sre ; les bandits ne sattaquaient pas aux convois sous peine de svres reprsailles.

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Les diffrents pays savaient combien tait important le va-etvient des marchands. Mais il y aurait des barrages, des patrouilles, des frontires passer. Et les soldats de lmir, sil en envoyait, nauraient qu suivre le chemin pour retrouver les fugitives. Ils traversrent rapidement et se htrent datteindre les premires collines. La ligne des monts Bleus tait peine visible au sud-est, perdue dans le brouillard. Plus prs, quelques heures de marche, la fort tapissait les premires hauteurs. La lande, les plantes, les pierres, les vallons. Pas un signe de vie, aucun mouvement, lexception des branches tortures qui frissonnaient parfois sous la brise. Le problme de la nourriture se posa moins de deux heures plus tard, alors quils gravissaient le flanc dune nouvelle colline. Les deux femmes ouvraient la marche, Arekh et le gamin suivaient. Malgr le lger vent, et le soleil qui filtrait maintenant travers des bandes de nuages tirs comme des doigts, les vtements de Marikani et de la femme en gris ntaient toujours pas secs. Ladolescent trbucha pour la troisime fois dans la pente. Jai faim, dclara-t-il, se tournant vers Arekh. Comme si ctait lui quon devait sadresser. Comme si, tout naturellement, il se retrouvait chef du petit groupe. Pourquoi ? Pour avoir tranch la gorge dun de ses compagnons de rang ? Les deux femmes sarrtrent et Marikani redescendit les quelques pieds de terre qui les sparait. Arekh lui trouva les traits tirs, comme si, en quelques heures, elle avait mieux pris conscience du danger quelle courait. Ou bien la fatigue faisaitelle son effet. Jai de largent, dit-elle Arekh. Mais Dun geste vague, elle dsigna le paysage. Les ajoncs et les hauts-ronciers mangeaient les pentes autour deux. Toujours aucun signe de vie. Arekh secoua la tte. Ne vous y fiez pas. Lendroit est loin dtre dsert. Il y a des bergers dans les hauteurs, et des carrires, un peu plus loin, par l. -18-

Des villages ? Aussi. Srement. Marikani plongea la main sous sa chemise et en tira une petite bourse, dont elle dversa le contenu dans sa main. Sy trouvaient quelques pices dor et dargent, marques du visage de lmir ou de la feuille cinq branches des Principauts de Reynes, ainsi que trois perles fines et une pierre violette joliment taille. Une meraude, ou une astelle, pierre de la mme famille mais incruste dargent. La valeur en tait alors dcuple. Ce qui ne changeait rien leur problme prsent. Il fit signe de remballer les pierres. Trouvons dabord un abri. Le temps se couvre, il va faire froid. Et votre suivante a besoin de repos. Au mot suivante , la femme la robe grise foudroya Arekh du regard, puis avana vers Marikani. Elles changrent quelques mots voix basse. Arekh reprit sa marche ; il ne voulait pas leur donner le plaisir de les couter. Il navait dailleurs pas besoin dcouter pour savoir. La femme la robe grise devait tancer sa matresse pour avoir montr ce quelle portait sur elle. Le contenu de votre bourse, des galriens ! Des assassins, madame, avez-vous perdu lesprit ? Ladolescent rejoignit Arekh, se retournant plusieurs fois. En voil un qui navait pas manqu le spectacle. La suivante avait-elle raison ? La vue de quelques pices et dune pierre prcieuse allait-elle pousser Arekh leur trancher la gorge ? a dpend, pensa-t-il avec une certaine ironie. Des circonstances, du risque. De mes besoins. Moins dune heure plus tard, ils tombrent sur une grange. La vision tait la fois bienvenue et inquitante. Bienvenue parce quils avaient besoin dun toit, inquitante parce quelle prouvait ce que pensait Arekh. La rgion tait loin dtre dserte. Lintrieur du btiment tait sombre ; lair sentait le foin pourri et la terre sche. Peut-tre lendroit tait-il abandonn, au moins pour la saison

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La suivante se laissa tomber sur le foin et se massa les pieds. Ladolescent la regarda faire, fascin par les tatouages labors dcorant ses chevilles. Marikani regardait autour delle avec une certaine curiosit. Donnez-moi deux res. Je vais chercher de la nourriture, dit Arekh, exaspr sans savoir pourquoi. Il prit les pices, sortit sans se retourner et marcha dans les hautes herbes, sentant largent dans sa poche et la dague son ct. Le souvenir de ce moment devait rester grav dans sa mmoire : lodeur irritante des gramines, le ciel tournant au gris, les longues tiges foules par ses pas. Il navait qu continuer. Descendre la colline, tuer un paysan et se procurer des vtements, comme il lavait dcid sur la plage. Les pices lui permettraient dacheter des galettes et de payer un fermier pour quil le transporte dans sa charrette, jusqu Meras o il vendrait la dague. Ctait la marche suivre. La seule. Il aurait un peu dor devant lui ; il voyagerait tranquille tandis que les forces de lmir chercheraient les deux femmes si on savait quelles avaient survcu, bien sr. Marikani lui avait sauv la vie. Comme le galrien parti sur la plage, Arekh la remerciait en ne la tuant pas, en ne lui volant pas sa bourse. Il lui souhaitait mme de russir et de rejoindre son pays. Mais il fallait quil parte, maintenant, alors quil tait encore temps. Il retourna la grange deux heures plus tard, avec du pain, de la viande sche et des galettes davoine, et mme une petite outre de vin. Le berger quil avait rencontr parlait un dialecte inconnu et seulement quelques mots du langage ancien du sud. Parfois, il ntait pas besoin de mots. Le berger avait regard la tenue de galrien dArekh et la dague quil tenait la main. Celui-ci avait montr ses pices dargent, puis la nourriture du sac que lhomme avait prs de lui. Lchange avait t bref. Chacun savait quil prenait un risque calcul. Arekh aurait pu le tuer, mais si les habitants du village le plus proche avaient trouv le cadavre, ils auraient

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organis des battues. Quant au berger, sil acceptait largent, il se tairait sans doute pour ne pas tre accus de complicit. Sans doute. Ils commencrent manger en silence le pain et un peu de viande sche. Au-dehors la bise soufflait toujours, des corbeaux croassaient Arekh les avait vus tourner autour de la grange en rentrant. Le bois des poutres laissait chapper dtranges craquements. Les corbeaux sarrtrent de crier. Un craquement, plus fort. Le toit explosa, le foin vola et soudain ce fut Marikani qui cria, un cri touff tandis quelle luttait contre quelque chose. Une forte odeur animale monta au nez dArekh, mais il navait rien vu, rien eu le temps de voir. Le gamin et la suivante taient les plus proches. La suivante ragit la premire et se jeta en criant elle aussi sur lanimal tait-ce un animal ? Elle attrapa quelque chose et tira, continuant crier, et le gamin fut bientt l pour laider. Arekh avait bondi. Il vit un bec, leva la dague et frappa. Le sang gicla tandis que Marikani se protgeait le visage. Arekh frappa encore et trancha le cou de la bestiole comme les mtayers tranchaient le cou des poulets, devant les douves, quand il tait enfant. Loiseau se redressa, le cou dchir ; il essaya de voler, bougeant la tte en tous sens, tandis que le sang sortait en jets saccads, maculant la robe de la femme en gris, le chaos de la scne accentu par les cris, la poussire et le foin qui volait. Puis, plus rien. Loiseau retomba, mort, sur le sol de la grange. La suivante se calma et se contenta dessuyer le sang de son visage et de ses habits, les yeux fixes. Le gamin recula ; Marikani se redressa. Elle avait de profondes griffures sur les bras et le cou, et sa tunique brune tait macule de sang. Le sang de loiseau, ralisa Arekh en la voyant se mouvoir sans peine malgr les taches sur sa poitrine. Oui, ctait un oiseau. Pas un poulet, comme dans le souvenir qui avait travers lesprit dArekh, mais un rapace aux

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plumes marron. Mme mort, il en manait une odeur forte dexcrments, de poulailler, dlevage. Les serres jauntres taient acres, comme si on les avait limes. Un oiseau de proie. Il portait une bague de mtal brillant la patte gauche. Partons, dit Marikani, le regard fix sur la bague. Son ton tait calme mais sa voix tremblante. Elle stait releve et se frottait lavant-bras, ce qui ne faisait qutaler le sang. Les griffures taient profondes. la plus longue, sous lpaule, on voyait los. Il faut nettoyer, dit ladolescent. Cest dangereux, si a sinfecte. On sentait lenfant de la campagne, qui avait vu des fermiers mourir et des familles ruines parce que le pre avait t mordu par un renard. Les corbeaux ne criaient toujours pas. Par le trou fait dans le toit loiseau avait dchir le torchis pour passer, pour sabattre droit sur elle, droit sur Marikani Arekh les entendit senvoler, dans un lourd battement dailes. Il sortit sur le seuil. Le ciel tait maintenant vert fonc et englu de brume. La route avait disparu dans le brouillard. Le groupe de soldats qui avanait gravissait la colline plus lest, leurs uniformes bruns presque invisibles dans les herbes. Ils navanaient pas vers la grange ; en continuant ainsi ils passeraient plus lest, derrire le bosquet, mais ils avaient tout le temps de tourner. Des soldats. Loin de la route, loin de Rez. Ils ne venaient pas pour lever des impts dans les bergeries. Arekh rentra dans la grange, ramassa les provisions et croisa le regard de Marikani. Vite, dit-il.

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Chapitre 2Ils coururent en silence, dvalant la colline, du ct oppos larrive des soldats. Le crpuscule tomba tandis que leurs pieds crasaient les ronces et les buissons. Le ciel tait maintenant dun bleu trs fonc, magnifique, macul par des taches de brume gristres. Arekh voyait dix mtres peine : les autres membres du groupe, le sol, la lisire noire de la fort. Peu peu, le sol se fit plus sec. Les herbes et les branches devinrent plus clairsemes, la terre plus blanche, incruste de calcaire des cailloux dabord, puis vinrent des pierres, de longues pierres blanches et lisses, formant un large ruban blanc sur le sol. Il ne sagissait pas dun hasard de la nature, mais de luvre de lhomme une uvre vieille de plusieurs millnaires, pitine, oublie. Sous leurs pieds stirait en effet un tronon de la muraille ouest de lAncien Empire, foudroy par la colre du dieu que lon ne nomme pas longtemps, si longtemps auparavant, au temps o les lunes taient jeunes et les divinits pleines despoir. De ce haut rempart il ne restait aujourdhui plus que les fondations. Les pierres blanches avaient depuis longtemps t descelles et vendues, et ce ntait que parce que lendroit ntait gure fertile que ce tmoignage des temps oublis avait pu subsister dans les cits des Royaumes, chaque parcelle de terre avait depuis longtemps t construite, dans les plaines chaque acre de terrain cultiv. Dinstinct, les fugitifs suivirent la trace de lancienne muraille, comme une route pave pour eux par le destin. Dans le ciel se levait la constellation de la Roue, les six dieux tincelant autour de lastre turquoise qui avait sign la condamnation du peuple du mme nom. Six toiles, six dieux, les enfants des Trois Premiers, qui avaient veill sur la cration des Empires avant de les condamner. -23-

dieux, protgez-nous de votre manteau, et voilez notre face des yeux de vos ennemis Protgez votre fille, lenfant dArrethas Les mots de la prire traversrent lesprit dArekh, bizarres, comme trangers Des annes avaient pass depuis quil ne stait pas adress aux dieux. Et il ne lavait fait que machinalement, esprant en retirer quelque bnfice personnel. Ctait encore le cas ici Arekh se fichait bien du destin de la descendante dArrethas ; il tait seulement curieux. Les dieux taient partout ; ils rcompensaient leurs prtres, accomplissaient des miracles, ressuscitaient les morts et gurissaient les malades. Leur pouvoir se manifestait aussi par le sang sombre leurs hritiers, rois ou sorciers, pliaient le pouvoir qui leur tait accord pour protger leurs terres, invoquer bndictions ou maldictions, faire venir eux les monstres des failles pour assassiner et dtruire lme de leurs ennemis. Certains mme, racontait-on, aspiraient dans les Royaumes les Cratures de lOmbre pour les utiliser leurs propres desseins. Oui, les dieux taient partout, mais Arekh avait depuis longtemps perdu le lien qui, disait-on, unissait chaque cur de chaque humain la Mre de Tous, la desse L qui brillait en haut de la Roue, dun clat dor et bienveillant. Il avait perdu le sens du divin et ne sentait plus, comme quand il tait enfant, que chacun de ses pas, chacun de ses gestes tait bni, avait un sens, tait sous la protection dune des six souriantes toiles. La boue ma sali et les dieux ne me voient plus. Arekh savait quand ils avaient dtourn leur regard, et ctait un souvenir quil essayait depuis longtemps deffacer. Mais Marikani devait tre bnie par son lointain anctre, pensa-t-il sans y croire, si un miracle devait se produire, ne serait-ce pas le moment ? Il nen serait rien, bien sr. Les dieux avaient autre chose faire que de protger tous leurs descendants, et ceux-ci mouraient comme tout le monde, empoisonns, assassins, vomissant du sang dans leurs draps. En effet, il ny eut pas de miracle. Les toiles continurent briller et lair les glacer. Bientt, la muraille de lAncien -24-

Empire tourna vers le sud et ils abandonnrent sa trace Le sud tait trop dangereux, et la lisire de la fort ntait plus loin. Le terrain descendit, formant un repli. Les deux femmes sassirent sur un rocher, essouffles et puises. Ladolescent resta debout, la respiration saccade. Nous nirons plus trs loin, dit Marikani dun ton sec en voyant Arekh approcher. Il nous faut dormir et manger. Ainsi que le gamin dans les landes quelques heures auparavant, elle sadressait lui Comme si la responsabilit du groupe lui tait chue, comme sil devait prendre les dcisions, lui qui ne les connaissait pas une demi-journe auparavant. Arekh retint une rplique cinglante. Ce ntait pas le moment. Les soldats nous ont-ils vus ? demanda la suivante. Savent-ils que nous tions dans la grange ? Marikani prit la parole avant quArekh ne puisse rponde. Difficile dire. Lmir bat peut-tre la rgion au hasard. Mais ils sont l pour nous je ne vois pas dautre explication Pourquoi un groupe de soldats irait-il se promener dans les landes pour parler aux bergers ? (Elle se tourna vers Arekh.) La fort est proche Pensez-vous que nous pourrons nous y arrter ? De nouveau, Arekh eut envie de rpliquer mais ce ntait ni lheure ni le lieu. Lui aussi tait fatigu et affam. Depuis combien de temps navait-il pas dormi ? Il se revit sur la galre, ramant. Ils dormaient banc aprs banc, par priode de trois heures. Les galriens Ils taient morts, tous morts, ralisa-t-il pour la premire fois. Les hommes avec lesquels il avait ram, sous les toiles, la nuit prcdente. Ceux qui schinaient sur le banc de derrire et dont il entendait la respiration la pause, ceux qui avaient t embarqus avec lui la dernire escale. Tous morts part trois lui, le gamin et lautre, qui les avait salus avant de les abandonner sur la plage. Arekh hocha la tte et dsigna la fort. Oui, il fallait quils se reposent. Ni Marikani, ni la suivante, ni le gamin navaient fait allusion loiseau et la bague sur la serre. Mais Arekh ne

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doutait pourtant pas quils aient la bte lesprit quand ils levaient les yeux vers les cieux. Leurs jambes tremblaient de fatigue. Ils marchrent, sous la lueur indiffrente des trois lunes, sur le sol calcaire et sec. Les premiers arbres ntaient plus loin, bientt, les pierres allaient se mtamorphoser en collines et les buissons en bosquets Mais pas encore. Ils taient dcouvert et les regards de la nuit leur brlaient le dos. Les premiers arbres. Des acorces pain au tronc fin et tortur trop fins pour les dissimuler. Le vent stait lev, il soufflait par saccades, faisant grincer les cosses mortes attaches aux branches. De nouveau, Arekh imagina les soldats, et leurs oiseaux de proie volant dans le ciel, leur recherche. Pour le regretter aussitt. En visualisant le danger, on irritait Fr, le matre du destin, qui invoquait lobjet de vos terreurs. Une prcaution quil avait oublie ces dernires annes. Mais ici, dcouvert, il ny avait rien entre eux et les dieux Un cri rauque fit vibrer le ciel au-dessus deux. Arekh murmura des imprcations, se retourna et fit un geste aux autres, tentant de garder le silence au cas o au cas o les soldats ne les auraient pas reprs, malgr loiseau, malgr lvidence. Le gamin ntait qu quelques pas, les deux femmes derrire. Arekh les vit courber les paules par rflexe, mais elles ne se retournrent pas ni ne levrent les yeux. Quest-ce quon fait ? souffla ladolescent, arriv prs de lui. Esprant, contre tout espoir, voir un vol de corbeaux traverser la nuit, Arekh scruta les nuages. Hlas, il tait bien l. Un immense rapace, volant en cercle au-dessus des acorces. Les arbres sont plus nombreux ici, derrire, et le terrain descend, rpondit-il voix basse, aussi bien ladolescent quaux deux femmes qui arrivaient. Il doit y avoir une rivire. Dirigeons-nous vers les bois, si leau Le bruit interrompit sa phrase, fit trembler lair et le sol, et soudain ce fut le chaos autour deux. Les tourbillons de poussire, les craquements des jeunes acorces pitins, le martlement terrible des sabots sur le sol. Des cavaliers. Au moins une dizaine. Arekh attendit les cris, au moins ceux des -26-

deux femmes ; il tait habitu aux hurlements dsesprs des mres pendant les guerres, au moment des raids, mais il ny eut aucune raction. Lespace de quelques battements de cur, les quatre fugitifs restrent immobiles, silencieux, regarder les cavaliers foncer sur eux, leurs chevaux aussi gigantesques et terrifiants dans lobscurit que les Btes des Abysses qui tiraient le char dUm-Eroch sur les bas-reliefs Et un instant au moins les montures eurent cet aspect, celui de btes de pierre, figes dans une course ternelle La rivire ! Qui avait cri ? La suivante, peut-tre. Les deux femmes se prirent la main et commencrent courir. Arekh se dgagea de sa transe et les suivit aller la rivire navait plus aucun sens, un peu deau narrterait pas des cavaliers, mais il importait peu dans quelle direction ils couraient tant quils fuyaient, tant quils ne restaient pas l, plants sur le sol. Plus tard, Arekh devait se demander, encore une fois, pourquoi il navait pas choisi ce moment pour partir dans une autre direction, laissant les soldats poursuivre les deux femmes. Se vanter de son hrosme aurait t mentir En vrit il navait simplement pas eu le temps de rflchir, pas eu une pense cohrente. Il avait suivi le groupe par un instinct contraire tout raisonnement de survie. Ils dvalrent une pente, se prenant les pieds et les jambes dans les ronces. Une des femmes impossible de savoir laquelle dans lobscurit tomba et se releva avec un petit gmissement. Le bruit de cavalcade stait rapproch et ils entendirent des cris et des ordres. Puis ils se retrouvrent dans leau, traversrent la rivire qui navait que quelques pieds de profondeur non, le courant narrterait pas les cavaliers, ni personne. Plus loin encore, et ils dvalrent une nouvelle pente, avec plus de ronces et plus de pierres. Ils ne suivaient pas la rivire. Ils ne staient pas concerts, personne navait pris dinitiative, pourtant ils se retrouvaient tenter la seule chance quils avaient, ralisa Arekh. La seule chose qui pouvait faire trbucher les chevaux, hsiter leurs poursuivants. La pente. Les pineux.

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Encore ! L ! cria ladolescent, comme si la pense leur tait venue en mme temps. Cette fois il ne sagissait pas dune pente, mais dune gorge, un -pic dune dizaine de mtres, tapiss de ronces et darbustes, la roche irrgulire et fendue. Les cris et les bruits de sabots ntaient plus loin, mme sil tait impossible de savoir do ils venaient, mme sils semblaient faire partie maintenant du paysage et de lair qui les entourait. Arekh hsita. Pas ses compagnons. Ils se lancrent dans la pente comme on plonge dans un fleuve, leurs pieds glissrent sur les pierres qui se dtachaient, tandis que les aiguilles et les branches dchiraient leurs vtements Et soudain Arekh aussi se jeta en avant, sans savoir quand il avait pris sa dcision. Il eut juste le temps de sentir le sol cder sous lui, la peau de son bras se dchirer et sa cheville se tordre, puis il se retrouva en bas avec les autres. La lisire des bois tait maintenant toute proche. Arekh entendit Marikani se lever lentendit parce quelle gmissait chaque pas. Peut-tre stait-elle tordu quelque chose dans sa chute. La fort ! croassa-t-il en montrant les arbres. Lpuisement le gagnait ; sa gorge tait douloureuse alors quil navait pas cri, et des taches sombres dansaient devant ses yeux. Il essaya de les faire partir, comme des mouches, puis perdit un instant la notion du temps. Enfin il saperut quil courait ; que les arbres ntaient plus qu quelques pas quand une ombre noire cheval passa prs deux avant de se retourner. Un cavalier. Pourquoi un seul ? Peut-tre tait-il le premier avoir trouv un dtour pour viter le ravin, ou peut-tre avaitil eu le courage de faire sauter sa monture par-dessus la faille. Les autres allaient-ils le rejoindre ? Les penses se prcipitaient dans lesprit dArekh. Oui, la lisire des bois tait proche, mais les arbres taient trop clairsems au dbut et narrteraient pas le cavalier. Celui-ci indiquerait leur piste aux autres ; les soldats pied suivraient La bte hennit et le cavalier approcha au galop. Sans rflchir, Arekh repra lperon, bondit, attrapa la jambe de -28-

lhomme et tira. Si le soldat avait eu son pe leve, Arekh aurait sign son arrt de mort mais ce ntait pas le cas. Lhomme ne pensait sans doute pas que les fugitifs taient prts se dfendre, il voulait seulement ne pas perdre leur piste, peut-tre attendait-il des flicitations de son capitaine pour son initiative Le cheval faillit perdre lquilibre puis continua sa course tandis que son matre roulait dans la poussire avec Arekh. Celui-ci nattendit pas que lhomme saisisse sa dague pour frapper avec la sienne celle de Marikani, orne de la pierre de soleil, et quun orfvre quelque part dans les faubourgs dHarabec destinait sans doute un usage ornemental. Une cotte de mailles couvrait le torse du soldat mais une de ses protections de jambe avait gliss. Frappant la cuisse, Arekh visa lartre, puis frappa de nouveau, ce quil pouvait, lautre cuisse, le bras, la main, une vraie boucherie tandis que le soldat hurlait et se dbattait. Enfin, Arekh vit la gorge dcouverte de son adversaire, mais il tait trop fatigu et le premier coup ne fut pas mortel Il dut abattre sa lame une deuxime fois, puis lenfoncer dans le menton, brisant les dents et la langue et sans doute les cordes vocales avant que le soldat ne se taise enfin. Arekh se releva en titubant. Les taches sombres taient de plus en plus nombreuses, brouillant sa vision, et tous ses muscles lui faisaient mal. Ses jambes tremblaient, pourtant il russit atteindre les arbres, o les autres lattendaient lattendaient ? taient-ils fous ? Et ils marchrent, marchrent encore, droit devant eux et vers le cur des bois, passant sous les buissons, brisant les branches, allant l o les feuilles taient les plus noires et les plus paisses. Arekh ne voyait et nentendait presque plus rien, la fatigue et la douleur taient telles quil se demandait sil rvait, sil navait pas t fait prisonnier, ou sil ne stait pas noy dans la galre et que tout ce quil vivait ntait quun dlire troubl. Ils descendirent dans un nouveau ravin o de hautes plantes aux feuilles blanchtres dissimulaient le ciel, et, encore une fois sans se concerter, ils se laissrent tomber par terre pour dormir.

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terre, les feuilles mortes ntaient plus blanches et leur contour indistinct dans la nuit. Une odeur douce amre sen chappait. Arekh sentit que ses yeux se fermaient. ttons, il sobligea glisser sa main dans le sac quil avait achet au berger et attraper la premire chose quil toucha. Des fruits secs, au milieu des miettes de galettes. Il mcha, sentant son esprit driver dj, dans le cauchemar ou dans la folie. Ils auraient d monter la garde, mais ils en taient incapables, et mme si lun deux avait repr larrive des soldats, quauraient-ils pu faire ? Ctait le destin. Au cours de la nuit, les soldats les retrouveraient, ou non. Au matin il se rveillerait dans les feuilles, ou il se rveillerait mort, ou dans une gele, et il ne pouvait rien y faire, sinon dormir. Le soleil dorait les troncs quand Arekh ouvrit les paupires. Ladolescent ntait nulle part en vue, mais il revint quelques minutes plus tard, une rcolte de baies dans le pan de sa chemise. La suivante, qui avait trouv de leau peut-tre la rivire continuait-elle son cours dans la fort nettoyait les blessures du bras de Marikani. La scne tait si calme, si paisible, quil tait difficile dimaginer que des soldats devaient fouiller les bois en ce moment mme. quelques lieues, quelques mtres ? Arekh ferma les yeux et couta. Le chant de la fort ne paraissait pas troubl. Les animaux, les oiseaux et le vent dans les branches jouaient leur mlodie habituelle, celle des nymphes forestires, filles dOntilant, le demi-dieu qui soufflait les vents, et de la nice volage dun empereur depuis longtemps dfunt. Sobligeant se lever, Arekh ouvrit le sac et distribua les galettes, rassemblant les miettes dans une des feuilles blanchtres qui les avaient protgs durant la nuit. Le jambon, les fruits et le pain rassis, qui se conservait plus longtemps, serviraient plus tard. Il fallait partir. Ils se remirent marcher vers le cur de la fort, vers les montagnes, senfonant encore plus profond, comme sils savaient que ctait leur seule chance. Ils avanaient vers louest alors quHarabec tait au sud. Leur salut rsidait loin de la

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civilisation, loin des routes, loin des bois plus clairsems o les hommes de lmir les attendraient sans doute. Ils mangrent peu ce soir-l, avant de sendormir pour une nouvelle nuit. Marikani et sa suivante frottrent leurs plaies avec une corce de lin avant de trouver le sommeil. Certaines corces taient utilises par des gurisseurs et Arekh sen tait dj servi. Il ne sagissait pas de sorcellerie pas cette fois en tous cas. Pourtant la magie coulait dans les veines de Marikani, comme dans celles de tous les hritiers de la ligne royale dHarabec. Mais limage de tous les dons divins, celui-ci ntait pas simple. Il ny avait que dans les lgendes que les porteurs de sang sombre gurissaient leurs blessures en les touchant, faisaient couler le miel et largent en rivires. Dans la ralit, la magie ncessitait des rituels complexes et longs, dans des lieux bnis o le contact entre la divinit et ses lointains enfants se faisait de manire privilgie. La responsabilit royale tait plus complexe encore. Le royaume dHarabec tait n de la volont divine et vivait de la magie de ses souverains. Quand le roi tait puissant, quand le sang sombre de ses aeux coulait vif en lui, alors le royaume tait fort et ses habitants heureux ; quand le roi tait faible, les rcoltes se faisaient rares et les guerres taient vite perdues. Telles taient la bndiction et la maldiction divines. Le destin du peuple et la force de son souverain taient intimement lis. Le matin suivant, Arekh observa Marikani tandis que celleci ajustait ses vtements. La silhouette de la jeune femme tait fragile et ses mains fines. Difficile de croire quen elle vibrait un royaume, et le reflet de la lointaine puissance du dieu son anctre. Arekh ne connaissait pas bien Harabec, il dut chercher dans ses souvenirs ce que disaient les Conseillers de Reynes de la rgence de la jeune femme. Le commerce de lhuile Du sel Le sel, oui. Le trac de la route du sel avait souvent t en discussion chez les Conseillers des Principauts, sans rsultat concret, et Harabec revenait alors dans les conversations.

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La puissance politique dHarabec croissait lentement mais srement, disait-on. Ses marchands vendaient maintenant du vin et de lhuile dans tous les ports des Cits Libres et les frontires du pays staient agrandies vers louest. Tout cela depuis que Marikani avait pris les rnes. Et si Arekh ne se trompait pas, la jeune femme navait pas encore atteint sa majorit. Ce ntait qu vingt-cinq ans quelle devait recevoir lonction divine, la bndiction de son aeul, le dieu Arrethas. Marikani ne serait plus alors hritire mais reine. sa puissance sajouterait celle du regard bienveillant du dieu, et ses ennemis trembleraient Du moins tait-ce ainsi que parlaient les chansons guerrires dHarabec. Qui ntaient pas moins prtentieuses et sanglantes que celles de lmirat, ou des Principauts. Les Royaumes taient une terre sanglante ; chaque village o deux hommes taient en ge de porter la faux avait son hymne parlant de la vaillance et de la frocit de ses guerriers. Laprs-midi, le sol qui avait commenc monter redescendit abruptement pour rvler un torrent glac venu des pics du nord. Il ne fut pas difficile de le traverser, et une fois de lautre ct, Arekh se sentit plus en scurit. Aucune logique ce sentiment pourtant il lui semblait quen traversant, ils avaient pass une frontire, quils entraient sur un autre terrain, celui des pics, loin du regard et de la vigilance humaine. De colline en colline, ils grimprent ; la terre tait plus rousse, les arbres plus rares, poussant en bosquets autour dimmenses pins bleus. Une certaine dtente avait aussi gagn ses compagnons. Le pas des deux femmes se faisait plus lger ; ladolescent humait parfois lair parfum, comme sil prenait le temps dapprcier le paysage. Trois jours quils taient ensemble, et ils navaient pas prononc dix phrases si on oubliait la courte conversation quils avaient eue sur la plage. Tant mieux, pensa Arekh. Il navait pas envie de faire connaissance. Un trange destin les avait runis un moment, mais quelle que soit limportance de Marikani, il serait trop dangereux de continuer en sa compagnie. -32-

Ils navaient tout simplement rien faire ensemble. Quand nous aurons atteint la montagne, je les laisserai repartir vers le sud et je traverserai le col pour filer vers les Terres Grises. Le climat tait pluvieux et la nourriture base sur le poisson sch, mais on ly laisserait tranquille, ce qui tait tout ce quil voulait pour linstant. Non, il navait gure envie de parler. Pourtant la fort tait accueillante et claire ; le soleil jouant avec les pines des pins baignait les sentiers dune lueur parfois verte, parfois bleute. Le bruit de leurs pas tait aval par les feuilles et un trange lichen aux reflets dor. Le cur dArekh se serra. Comme tous les enfants, il avait jou en fort ; comme les autres, il avait regard les feuilles translucides et hum les parfums mouills de la mousse ; comme les autres il stait demand ce qui arriverait sil ne rentrait pas chez lui. Sil continuait marcher, tout droit, vers la profondeur des bois, la noirceur des troncs, linconnu. La mort. Peut-tre tait-ce ce que tous les enfants cherchaient sans le savoir. Ils croyaient rver daventure alors quils ne voulaient que la mort. Arekh jeta un coup dil aux autres. Ladolescent et Marikani marchaient, observant le sol pour viter de trbucher sur les rochers gris qui peraient sur la pente. Seule la suivante admirait le paysage autour delle, avec sur son visage un curieux merveillement, comme un lambeau denfance. Un instant, Arekh fut touch, puis leurs regards se croisrent. Celui de la suivante tait gris-vert et lmotion dArekh svanouit aussitt. Des pupilles trop claires le mettaient toujours mal laise. Les membres du Peuple turquoise les esclaves taient les seuls avoir les yeux bleus, une couleur honnie, la couleur que les dieux leur avaient impose comme signe de leur mpris et de condamnation ternelle. Pourtant, aussi trange que cela puisse paratre, tous les hommes libres navaient pas les yeux bruns. On trouvait, mme dans les meilleures lignes, des pupilles grises, vertes, ou -33-

pailletes Reynes, dans les Principauts du nord, on pensait quun tel trait trahissait un caractre pervers ou lche, double, comme celui des esclaves. Arekh savait quil sagissait de prjugs, mais lducation lui avait form linstinct. Les hommes ou les femmes libres aux yeux clairs le mettaient mal laise, comme si la transparence de leur pupille mettait en vidence les dfauts et lambivalence de tous les tres humains, comme si la maldiction qui avait frapp les esclaves les avait elle aussi effleurs. Le soleil descendait derrire les feuilles quand ils sarrtrent pour manger. Pour la premire fois, ils prirent leur temps, sinstallant sur un gros rocher plat et sen servant comme dune table. Arekh tala le reste des galettes, le jambon et sortit du sac loutre de vin quil avait trouve au fond. Nous sommes au cur du monde, dit doucement Marikani. La suivante sourit son tour. Le pied dUm-Eroch. Le vent se leva dans les arbres, comme pour souligner ses paroles. Oui, les forts lest des pics taient une des seules zones encore sauvages des Royaumes. Par hasard par le jeu des guerres et du commerce. Les pics faisaient partie dune bande de terre souvent dispute, qui avait chang politiquement de mains trop souvent pour que les peuples aient eu le temps de sy installer. Les terres taient trop rocailleuses pour susciter un vritable intrt. Les forts, les montagnes taient donc encore inhabites, ou presque. Seules des tribus de peuples nomades, qui ne reconnaissaient aucun prince, y passaient parfois lors de leurs errances. Le pied dUm-Eroch Une longue bande darbres et de pierres, de montagnes et de silence. Un puits de calme dans des terres o il ny avait pas une pierre qui nait connu le marteau, un champ les semailles, un arbre qui nait vu sous lui vivre et mourir des gnrations de paysans ou de citadins. Ils mangrent, finissant les dernires galettes puis passrent au jambon, avant de se partager la gourde de vin quArekh avait achete au village. -34-

Une petite branche tomba sur lpaule de Marikani, qui leva les yeux pour voir une bte fourrure grise filer vers le haut du tronc. Elle suivit lanimal du regard, sourit, puis, sans raison apparente, fixa Arekh. Elle avait les yeux brun dor comme il seyait une personne de son rang, pensa-t-il avec la mme ironie agressive et amre qui lavait saisi dans la barque. Puis elle se tourna vers lenfant. Comment tappelles-tu ? demanda-t-elle. Le gamin sursauta. Il avait encore un morceau de galette la main, et navait pas touch la viande, ni au vin. Sans doute navait-il pas lhabitude den manger. Mn, rpondit-il. Enfin A-Mn. De la ferme de Perkenez. Mn Cest joli, dit la suivante. O se situe Perkenez ? Le gamin la regarda, paniqu. Prs de Faez ? demanda Marikani dune voix douce. (Comme lenfant ne rpondait toujours pas, elle ajouta :) Ta ferme appartient-elle Sa Puissance lmir au Sourire Infini, trois fois bni par les dieux ? Pas une trace de sarcasme dans sa voix. En parlant de son pire ennemi. Arekh apprcia lexploit. Notre matre obit au seigneur Hannist, expliqua Mn. Cest lui qui prend la dme la ferme. Hannist, rpta la suivante. (Elle regarda Marikani.) Kinshara. Oui, le pre dHannist a combattu dans les guerres du sel, dit Marikani. Ses hommes avaient dtruit le pont au nord de Sleys Leur roi avait d ngocier, tu te souviens ? Mn coutait en ouvrant de grands yeux effrays. Marikani lui sourit de nouveau. Kinshara est un pays magnifique. On dit que les terres y sont trs fertiles. Que Pourquoi as-tu Pourquoi as-tu t condamn aux galres ? La phrase flotta un instant dans lair, mais Marikani ne la termina pas. Elle parut rflchir, croisa le regard dArekh, qui se demanda si elle allait aussi lui poser la question.

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Rien. Arekh tendit la main pour prendre la gourde, et saperut que la suivante le dvisageait, une nuance exaspre dans les yeux. Puis elle dtourna la tte. Arekh sourit. Certaines liseuses dmes demandaient une fortune pour lire dans les esprits ; ici, il nen avait pas besoin. Nhsitez pas, dit-il la suivante, interrogez-moi. Pourquoi ai-je t condamn ? Vous attendez ma rponse pour reprocher votre matresse sa folie. Quest-ce qui lui a pris de se jeter leau pour sauver des galriens des criminels ? (Il agita la dague de Marikani, quil navait pas rendue et avec laquelle il dcoupait le jambon.) Des criminels qui pourraient se servir de sa propre dague pour vous assassiner toutes deux ? Ce nest pas ma matresse, dit la jeune femme. Cest une reine, et vous laccompagnez. Cela ne fait-il pas delle votre matresse ? Marikani et Mn coutaient, Mn pouvant, inquiet que le conflit ne dgnre, Marikani avec un amusement dansant au fond des yeux, comme si elle pensait sa suivante capable de soutenir la discussion. Je suis son amie, pas sa suivante, dclara la femme dun ton fier. Mon nom est Linor. Quant au reste en effet, vous avez admirablement rsum ma pense. Vous tes un criminel condamn aux galres, et vous vous tes dbarrass du fou dans la barque avec un talent disons, vident. Il est normal que je minquite. Vous me voudriez trs loin, ajouta doucement Arekh. Vous voudriez que je fasse comme lautre que je vous remercie avant de passer mon chemin. Je me trompe ? Pas du tout, dit la femme avec un sourire glac. (Un sourire quelle avait sans doute eu loccasion de perfectionner cour dHarabec.) Vous penseriez la mme chose ma place. Certainement, dit Arekh en sinclinant. (Un nouveau silence. Marikani but un peu de vin, comme si la conversation ne la concernait pas.) Alors ? reprit-il comme si elle tardait rpondre la question qui navait pas t pose. Pourquoi avoir pris un tel risque ? Marikani le regarda, amuse. Quel risque ? -36-

Celui de nous sauver. Je naime pas voir mourir les gens attachs, dit-elle simplement. Arekh la dvisagea un instant. Son visage tait calme et ses yeux lumineux. Voil qui est noble de votre part. Mais des gens attachs meurent tous les jours, dans datroces souffrances, dans toutes les parties des Royaumes. Et mme Harabec, jen suis persuad. Sans doute, dit Marikani, mais ils ne le font pas devant moi. Ce qui se passe dans notre sphre de vision est de notre responsabilit, avez-vous oubli ? Les mots taient issus des manuels de philosophie classique, mais Arekh vit de nouveau une lueur dhumour danser dans les pupilles brunes. Comme si Marikani aimait les discussions, comme si parler de responsabilit avec un criminel reconnu au milieu de nulle part, alors quun groupe de larme de lmir tait leur trousses, tait une situation absurde quelle ne pouvait quapprcier. Vous rfrer aux Principes ne suffira pas, aya Marikani. Nous avons tous une manire diffrente de les appliquer. Dans votre situation, nimporte qui se serait sauv et vous le savez. Vous tes des fugitives recherches et le fait que des prisonniers meurent non loin alors quune bataille fait rage causant des centaines de morts, qui, que je sache, ne vous ont pas bris le cur ne vous concerne en rien. Si vous tes sensible, vous avez une pense pour eux Mais la logique vous ordonne de ne pas intervenir. La lueur damusement tait toujours prsente. Se rappelait-elle de discussions semblables avec ses ministres ? La logique et lhumain ne marchent pas toujours de concert, nde Arekh. Avez-vous toujours ragi logiquement ? Mes actions nont gure dimportance je nai pas un pays sous ma responsabilit. Dans votre cas, prendre des risques inutiles est un crime. Un roi ne met pas sa vie en danger sans une raison valable. Marikani secoua la tte et Arekh prit conscience, encore une fois, de labsurdit de la situation La fort, lodeur de -37-

plantes mouilles, lpuisement, le danger. Et lui en train de parler philosophie. Pourtant, il se posait vraiment la question. Pourquoi agir ainsi ? Il ralisa soudain que le problme lavait travaill pendant leur fuite, dans une rgion inexplore de son esprit. Laction de Marikani tait dun illogisme sidrant. Vu les circonstances, son rang, le moment Non, il ne se souvenait pas davoir t tmoin ou davoir entendu le rcit dun acte semblable. tait-ce pour cela quil tait rest ? Pour savoir ? Il stait cru mort, il tait encore en vie et il ne comprenait pas pourquoi. Vous avez raison, dclara Marikani avec calme. Vous avez raison en thorie du moins, tous mes actes devraient toujours tre guids par la logique. Mais je pense que parfois, lintuition nous guide. Jai un code moral, dit-elle aprs un lger instant de rflexion, et jessaye de le suivre. Et ce code nest pas li mon rle politique. Arekh frona les sourcils. Tout code moral personnel entre forcment en contradiction avec lui. Vous ne devriez penser quau bien de votre pays, et celui-ci exige que vous demeuriez vivante. Mais voyez-vous, la question ne sest pas pose, parce que je ne me la suis pas pose. Jai vu la galre couler, et jai ragi dinstinct Elle se leva soudain tandis que Linor commenait rassembler les provisions. Mn se mit debout lui aussi. Il regardait Arekh et Marikani avec ses grands yeux tonns et semblait navoir rien compris la conversation. Par instinct ? Par motion, vous voulez dire. Et vous navez pas droit lmotion. Peut-tre Mais ai-je eu tort ? Nous serions mortes dans cette barque si je navais pas tranch vos liens. Vous nauriez pas t en danger si vous ne nous aviez pas dlivrs. Marikani secoua la tte : Mais vous ne nous avez pas t utile seulement cette fois, souvenez-vous. Vous mavez dbarrasse de cet oiseau. -38-

Vous nous avez mens jusquici. Vous avez lutt contre les soldats. En une journe, vous nous avez dj sauvs trois fois. L motion , comme vous dites, ma bien servi. Ses mots auraient eu plus deffet si une bourrasque ntait pas venue la ponctuer Une bourrasque glace, humide, qui emporta avec elle la chaleur et le charme du paysage. On aurait dit quune nymphe dhiver tait passe, glaant la sve, enlevant aux couleurs leur chaleur. Vous ignorez qui je suis, dit lentement Arekh. Vous ignorez ce dont je suis capable, et ce que je veux faire de vous. Ne criez pas si vite victoire. La nymphe passa de nouveau, et avec elle un frisson de glace. Mn, qui navait pas entendu la dernire phrase, frmit pourtant en levant les yeux vers le ciel la recherche de prsages. Nous verrons, dit Marikani. Elle navait pas peur Courage ou inconscience ? Arekh ne parvint pas se dcider. ct, Linor le foudroya du regard, puis dtourna les yeux comme si elle sen voulait davoir raison. Nous devrions partir, dit-elle enfin, et ils remballrent le maigre reste de provisions avant de descendre du rocher.

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Chapitre 3Il ny eut pas de prsage, mais un nouveau rapace. Linor laperut une heure plus tard alors quils montaient la pente. Daprs le soleil, ils se dirigeaient vers le sud-ouest, ce que confirmait E-Fr, dont on voyait la ple sphre lunaire dans le ciel clair. E-Fr. Le dieu du changement, dont peu se souvenaient encore du nom, car aprs la chute du dieu qui ne se nomme pas les habitants avaient cess dadorer les lunes pour se tourner vers les toiles, et les anciens souverains du ciel avaient t oublis. Maintenant E-Fr nexistait plus que dans la mmoire de quelques rudits, ou des enfants de bonne famille quils duquaient. Pour la pitaille, les lunes ne servaient qu rythmer le passage des saisons. Oui, le dieu qui avait remplac E-Fr portait le mme nom, et son toile brillait lest de la constellation de la Roue, dun blanc lgrement bleut et de jour, on ne le voyait plus. Enfant, Arekh stait demand si la lune avait gard trace de la prsence du dieu, si les prires quon lui adressait ne conservaient pas quelque pouvoir. Pouvait-on tre habite par un dieu, pouvait-on tre dieu et se faire dserter, dgrader, sans garder un souvenir, une ombre de son ancienne gloire ? Vers sept ans, quand la tutrice familiale avait abord lhistoire religieuse, il avait essay de prier sous le soleil du matin en esprant quE-Fr entendrait sa prire. Il ne se souvenait plus de ce quil avait demand alors. Prier avec amour et foi. Il ne lavait pas fait depuis depuis quil avait chang, justement. tait-ce E-Fr qui avait exauc ses prires dalors ? Une vague de nause lavait envahi cette ide, une vague noire et irrpressible et ctait pour occuper ses penses, vite, avant que le raz de mare le submerge quil avait lev les yeux vers les cimes. Pourtant Linor lavait vu avant lui. -40-

L, avait-elle dit tandis que perait dans son soupon de panique un accent du sud plus prononc que dhabitude. L. Un oiseau. Ils avaient vu beaucoup doiseaux mais tous comprirent et reculrent. Ils ntaient sortis quun bref instant dcouvert et Arekh ne pensait pas que le rapace ait eu le temps de les reprer du moins, lesprait-il. Loiseau continuait dailleurs tourner ; ils lobservrent dcrire de grands cercles au-dessous des nuages. Mn sabrita sous un grand arbre et les autres le rejoignirent. Arekh baissa la voix pour parler. O allons-nous ? demanda-t-il dun ton sec. Vous ne pouvez pas continuer ainsi sans plan. Si Marikani ou Linor avaient remarqu le passage du nous au vous dans la phrase, elles nen donnrent aucun signe. Nous comptions longer les montagnes vers le sud, expliqua Marikani. Mais cest aussi ce que doivent penser les matres de loiseau. Linor hocha la tte. Il y aura srement des patrouilles. Ils vont passer les bois au peigne fin. Au moins au sud du Nasseri. Vous parlez de milliers de lieues de fort, dclara Arekh dun ton brusque. Nulle arme des Royaumes ne pourrait les passer au peigne fin, comme vous dites Il protestait pour le principe. Il y avait des endroits plus praticables que dautres, et peu de gus dans le fleuve : ils pouvaient tre surveills. Les deux femmes devraient traverser le Nasseri discrtement, sur un radeau, par exemple Mais je pense changer nos plans, reprit Marikani de sa voix limpide et calme. Arekh avait dj remarqu, durant leur discussion, que Marikani parlait bien. Sa voix tait claire et dune douceur trompeuse ; il en manait une impression de jeunesse dmentie par le calme constant de son ton, quels que soient le contexte, lagression. Lhabitude des conseils, des runions interminables, de la diplomatie, pensa de nouveau Arekh.

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Jeune, oui, elle tait trs jeune pour une telle responsabilit Il y avait eu une pidmie, se souvint-il, une peste jaune qui avait remont des ports vers les fleuves, et dcim les habitants des petites villes ctires. Harabec navait pas de frontire sur la mer pourtant une partie du pays avait t touche par la peste et de nombreux membres de la famille royale taient morts. Marikani avait d hriter ce moment. La jeune femme expliquait quelque chose ; Arekh ralisa quil avait perdu le fil de la conversation. Je suis votre oblig, dit-il pour montrer quil navait pas suivi. Linor lui jeta un regard aiguis. Lexpression, ainsi que le ton glacial mais formel sur lequel il lavait prononce, trahissait une certaine ducation et une origine de caste. Arekh ne parlait pas comme Mn ; il navait pas le mme vocabulaire ni la mme connaissance du monde les deux femmes lavaient sans doute remarqu trs vite. Comme, de son ct, il avait remarqu leur accent. Nous devrions essayer de passer par les crtes, rpta-telle. Traverser les montagnes, quimporte o nous arriverons Nimporte quelle terre sauvage sera plus hospitalire que les villages de lmir. Je sais, dit-elle avant quArekh ouvre la bouche, nos chances de survivre ne sont pas grandes. Mais cest mieux. Mieux. Pour Harabec, mieux valait quelle soit morte que prisonnire, ctait ce quelle lui avait expliqu dans la grange. Pourquoi me regardez-vous ? demanda Arekh au bout de quelques secondes. (Les deux femmes le fixaient comme si elles attendaient quil prenne le relais.) Vous voulez que je vous porte jusque-l ? vrai dire, dit Marikani, jesprais que vous aviez des notions de gographie. Je ne connais pas la rgion. Comment auriez-vous fait pour survivre, sans moi, Fille dArrethas ? Peut-tre ne laurions-nous pas fait. Ce qui vous donne tort, et moi raison, dans notre discussion de tout lheure, dit Marikani avant de sincliner, sourire aux lvres.

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Arekh la regarda en silence, sentant lirrsistible envie darracher le sac de provisions des mains de Mn et de partir, droit devant, en les plantant l. Il jeta un coup dil en lair. Loiseau avait disparu. La dernire fois, il avait fondu sur eux quand il les avait reprs. Ctait bon signe. Il est parti, confirma Linor. Le seul col que je connaisse est au sud du Pic Cendreux, dit Arekh froidement. Nous devrions reprer le sommet sans difficult, sa forme est trs caractristique. Il y a peut-tre dautres passages plus proches. Nhsitez pas les chercher si vous esprez trouver mieux. Les trois jours suivants furent mornes et humides. Pourtant, autour deux, la fort tait belle. Le faible soleil lchait le mordor des feuilles ; de fines bruines faisaient monter de la terre des odeurs dhumus, danimaux, de plantes, de bois et de mousse. Il faisait frais, pas assez pour vraiment souffrir, juste assez pour ne pas avoir chaud. Arekh prfrait ne pas imaginer ce quils endureraient en prenant de laltitude. Le problme de la nourriture se posa vite. Les rserves de viande furent puises ds le deuxime jour, ainsi que les galettes de crales. Le vin navait dur quun repas de plus. Il restait du pain ras, mais pas assez pour atteindre le col. Ils durent faire une longue pause pour monter des piges ; Mn et Arekh, unissant leurs talents, firent de leur mieux et attraprent quelques rongeurs tandis que les femmes ramassaient des maragnes, un fruit sec et peine comestible qui avait quelques points communs avec la chtaigne. Ce fut Mn qui dut leur apprendre en faire de la farine, puis du brouet. Se dcider allumer un feu avait fait lobjet dune nouvelle et interminable discussion. Devaient-ils prendre un tel risque ? Mn avait emport la dcision en rapportant firement un sneghj, un gros serpent trangl quil avait trouv coinc dans un de ses piges. La viande cuite se coupait en tranches et se conservait des semaines, avait-il prcis, et le reptile faisait une bonne trentaine de livres. La tte des deux femmes devant la viande de serpent blanchtre aurait fait rire Arekh en dautres circonstances. Elles -43-

avaient pourtant courageuse-ment got et staient montres plus stoques que lui, qui navait pu se retenir de sortir une borde de jurons aprs la premire bouche. Puis ils taient repartis aprs avoir perdu deux jours et laiss leurs ennemis toutes les chances de les reprer. La transition avec la montagne se fit de manire plus abrupte que prvue. Le matin, ils avanaient sur une pente douce, sous les branches serres qui leur cachaient la vue du Pic Cendreux au point que Mn devait grimper aux arbres pour ne pas perdre leur destination de vue Et laprs-midi les pins avaient remplac la fort et les rochers rendaient lascension difficile. Une nuit encore, puis un matin de marche qui vit la disparition du dernier pain ras et le froid tomba sur eux comme le regard courrouc des esprits des glaces. Enfants du demi-dieu Murufer et de la sur jumelle de Lena, la chasseresse, les fils du froid vivaient dans les territoires du nord et gelaient les ocans du toucher de leurs ongles. On disait que ctait Murufer quavait dplu le Peuple turquoise, et que de l tait venue la maldiction, mais on disait bien des choses et les prtres ne saccordaient gure. Entre les pins apparurent des plaques de neige sale et des tendues de boue glace. Le vent sifflait parfois, par bourrasques, et si les quatre voyageurs continuaient alors avancer, ctait en souffrant, en serrant les lvres pour les protger, en luttant contre une douleur relle, aussi intense que si on les avait frapps. Et pourtant, ce ntait encore rien ; les deux jours suivants furent comme un bref passage dans les abysses, alors que les pins avaient disparu et que la neige avait envahi le paysage, assez paisse pour leur geler les pieds malgr leurs sandales. Marikani et Linor dchirrent le bas de leurs vtements pour faire des bandelettes avec lesquelles ils envelopprent leurs orteils : ctait a ou ils gelaient. Faire du feu la nuit tait devenu une ncessit ; les regards extrieurs nimportaient plus maintenant, se rchauffer et surtout boire chaud tait la seule manire dont ils pouvaient tenir. Et puis la situation changea de nouveau, de manire abrupte. Ils descendirent un repli de terrain o des roches -44-

rougetres peraient la neige et saperurent que le vent ne soufflait plus. Sans sen apercevoir, ils taient entrs sous la protection du Pic Cendreux, qui coupait le vent du nord. Sans vent, tout devenait de nouveau possible, et le froid presque supportable. Un immense plateau stalait devant eux, constell de plaques dherbe dun vert bleut, rompant le dsert de neige telles des mini-oasis et lui donnant une trange beaut. louest, sur le flanc sud du pic, un chemin rocailleux montait vers le col. Surtout, ils ntaient plus seuls. Les tribus berebes avaient mont leur camp prs du pic, comme si la montagne les protgeait. La fume dune trentaine de feux montait dans latmosphre glace. Petites silhouettes lointaines, les nomades vaquaient leurs tches autour des foyers. Des enfants couraient et parfois, des cris aigus et joyeux rsonnaient dans latmosphre. De plus prs, les habits sombres des nomades se rvlrent tre de teintes chaudes et de textures diverses du velours, des fourrures, dpais cotons rouge fonc, terre ou corce. Les enfants coururent leur rencontre, dansrent un moment une vraie danse, avec un rythme trange et heureux autour des deux femmes, faisant rire Mn, avant de revenir leur tribu. Arekh se demanda comment ils allaient communiquer et tenta de se rappeler quelques rudiments des dialectes de louest, dont les nomades taient censs tre originaires, mais le problme ne se posa pas. Linor parlait quelques mots de berebe, certains Berebes parlaient un peu la langue commune, et quelques minutes plus tard les voyageurs se retrouvrent autour du feu, manger de ligname rti et un dlicieux ragot pic. Marikani changea quelques pices contre des fourrures, de nouvelles provisions et dtranges chaussons de cuir fourr que les nomades glissaient sur leurs sandales. Arekh la regarda saffairer, en buvant du lait caill chaud et trs sucr, un breuvage pas dsagrable qui rchauffait si vite quil souponna la prsence dalcool. Il reposa sa tasse : il lui fallait tre prudent, mais un peu de dtente tait la bienvenue. Les nomades navaient aucune raison -45-

de se montrer agressifs ils ne paraissaient pas violents, et sils lavaient t, ils les auraient dpouills ds leur arrive, pas invits manger. Mn, debout prs dune des grandes tentes, communiquait par gestes avec dautres adolescents. Les tissus des tentes avaient les mmes tons que ceux des habits des Berebes : marron, or fonc, pourpre De lourds tapis taient poss par terre, ainsi que des rchauds autour desquels les femmes sactivaient. Arekh en suivit une du regard la silhouette et les traits lourds, le sourire clatant, ses pupilles trs brunes entoures dune fine ligne dore des yeux tels que, pour les avoir, des femmes de noble ligne auraient tu. La vie ne devait pas tre dsagrable dans les hauteurs. Fatigante, mais moins que dans les fermes en contrebas, sur les terres ingrates que cultivaient la famille de Mn. choisir, mieux valait tre nomade que travailler, pire quun esclave, sur le mme lopin de terre jusqu que vos dents tombent et que vos os ne veuillent plus vous rpondre Au moins, ici, il y avait la montagne, le voyage, le vent. Vous avez ce quil faut ? demanda-t-il Marikani qui revenait de sa discussion. Viande sche, pain ras, fruits secs et serpent fum, ajouta-t-elle en faisant une grimace. De quoi faire vu notre apptit commun, il y en a pour une quinzaine de jours. a devrait nous permettre de descendre de lautre ct des pentes. Arekh la regarda en silence. Quoi ? demanda Marikani. Nous avons parler, dit-il enfin. Appelez les autres ; je vais faire un achat et je reviens. Marikani le suivit des yeux un moment, sans doute tonne par le mot achat qui sonnait citadin en de pareilles circonstances. Arekh lignora, passant de tente en tente jusqu retrouver, au bord du camp, lindividu quil avait repr en mangeant son ragot. Le nomade tait grand et il tait difficile de lui donner un ge. Sa peau tait ride, mais peut-tre tait-ce seulement le froid et le vent. Il sarrta en voyant Arekh, reconnaissant en lui un des trangers larrive desquels il avait assist. -46-

ct de lui, des femmes et des vieillards mangeaient du poulet sur un tapis pais aux broderies dargent, dont le luxe paraissait dplac sur la neige. La conversation sinterrompit quand ils virent Arekh, pour reprendre quelques secondes plus tard. Le ton sonnait amus plutt que choqu. Ce ntaient srement pas les premiers trangers que voyaient les Berebes ; peut-tre le col tait-il plus frquent quArekh nimaginait. Lobjet qui lintressait tait accroch au dos de lhomme avec des lanires en cuir. Arekh sinclina lgrement en guise de salut. Votre pe, dit-il en commun, sans prambule inutile. Je voudrais lacheter. Lhomme alla aussi droit au but en rponse dcidment, Arekh avait raison, le commerce et lchange avec des nonBerebes ntaient pas une notion nouvelle. Quoffrez-vous ? Le mtal sur la poigne est us, dit le nomade dans un commun trs correct, mais la lame est bonne. Un peu lourde. Arekh hocha la tte. Il aimait bien les armes lourdes ou, au contraire, trs lgres et maniables comme les poignards, pour gorger dans la nuit. Mais sil rencontrait des btes froces lors de sa descente, la dague de Marikani ne suffirait pas. Il lui faudrait dormir dans des grottes pour se protger, et celles-ci taient parfois utilises comme refuge par de gros ours gris stris des Monts, des bestioles normes aux mouvements lents. Contre eux, une larme lourde serait un atout. Je la prends quand mme. La fille a une perle, dit-il en montrant lest du camp. La fille aux cheveux bruns. Elle paiera pour moi. Marikani et Linor taient dissimules par les tentes mais le Berebe hocha la tte comme sil voyait de qui il parlait. Ta femme ? demanda-t-il. Sr, dit Arekh sans pouvoir dissimuler un sourire un peu amer. Ma femme. Elle paiera. Pourquoi pas ? Elle pourrait tre ma femme, pensa-t-il tandis que lhomme dtachait lpe pour la lui faire soupeser. Elle pourrait ltre dans une heure ; je naurais qu lattirer un -47-

peu lcart, hors du plateau, la frapper et la violer. Jaurais pu le faire nimporte quand. Sa femme dans ce sens, trs primaire, oui. Mais son pouse ? Arekh samusa un instant imaginer combien lui coterait, en dot inverse daprs les coutumes de Reynes, une pouse telle que Marikani. Pas une reine, bien sr, seulement une noble, mme de caste moyenne, de physique non repoussant et duque selon son rang. Fine, cultive, en assez bonne sant pour porter des enfants. Une fortune, telle tait la rponse Les mariages de leurs fils cotaient de vritables fortunes aux familles bien nes. Mais ctait la coutume. Bien sr, pour Arekh, la question ne se posait plus. Il avait perdu depuis longtemps toute caste et tout rang. Sil voulait une femme, ctait pour une nuit et il fallait payer. Ou violer, se rpta-t-il. Ctait une possibilit. Il navait pas encore essay, mais pourquoi pas ? Il avait fait pire et il fallait bien commencer. Oui, je la prends, dit-il aprs avoir effectu quelques mouvements en lair. Le cuivre sur la poigne tait en effet presque parti, mais la lame paraissait de bonne qualit et elle tait encore droite. Il fallait seulement en aiguiser le tranchant. Bien, dit lhomme. (Il lui fit signe de garder larme.) Jirai voir ta femme tout lheure. Vous aller aux mines ? En bas ? Les mines ? La pierre blanche, expliqua lhomme. Les puits. Vous descendre chercher ? Arekh ne comprenant toujours pas, le nomade lui fit signe de venir et ils traversrent les camps les uns aprs les autres, enjambant les feux. Sur leur passage, les hommes hochaient la tte en guise de salut et les femmes lchaient parfois des plaisanteries qui faisaient glousser leurs compagnes. Lune delles lui fit un clin dil et lcha un compliment en langage commun sur la musculature de ses cuisses. Arekh rpondit par un remerciement dune formalit tudie et les femmes gloussrent de plus belle.

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Au nord du dernier campement, entour de tapis et de tentes, se trouvait un puits. Arekh regarda, bahi, le trou rond la margelle blanche finement sculpte senfoncer dans le sol. Les nomades avaient pos des porte-torches sur les bords malgr la lumire du jour. Arekh en prit une et sapprocha. Le puits, parfaitement circulaire, senfonait droit dans la roche et semblait ne pas avoir de fond. Des chelons de pierre sculpts descendaient le long de la paroi et finissaient par se perdre, eux aussi, dans lobscurit. La pierre de la margelle rappelait les pierres luminescentes de lAncien Empire vrai dire, cen tait sans doute, ralisa Arekh en passant sa main sur la surface fine, trs lgrement granuleuse. Il ne le saurait que cette nuit, quand il verrait si elle brillait ou non dans lobscurit. La pierre blanche, qui avalait le soleil le jour pour la rendre la nuit, tait si ancienne que nul ne se souvenait de son origine. Certains prtres disaient quelle gardait en elle le reflet de la lumire de la lune morte, celle du dieu dont on ne prononait pas le nom. LAncien Empire. Pourquoi un puits cet endroit prcis ? Le col avait peut-tre une importance autrefois. Peut-tre correspondait-il une frontire perdue, dune rgion oublie. Les sculptures de la margelle taient rodes par le temps, mais leurs courbes artificielles taient encore sensibles sous sa main. quelle profondeur descendait ce puits ? Arekh ramassa une branche par terre et lenflamma ; il allait la jeter quand le nomade arrta son geste. Puis il fit un signe vers loreille dArekh avant de dsigner le trou. Des voix rsonnrent lintrieur, montant vers eux. Des hommes, parlant en berebe. Ils mergrent bientt, devisant et riant, avant de faire un signe amical aux femmes qui staient regroupes en les entendant. Le dernier portait un tissu de soie nou en baluchon, dont il dversa le contenu sur le tapis devant les regards attentifs. Il ny avait que quelques clats de roche blanche, dune puret et dune transparence plus grande que celle de la margelle. Les femmes sen emparrent en riant et les hommes haussrent les paules. Arekh comprenait leur raction. Mme sil sagissait sans doute bien de pierre de lempire, de si petits clats ne valaient pas grand-chose. Les orfvres en feraient de jolis bijoux -49-

pour les trousseaux de mariage si les Berebes avaient des mariages et des trousseaux mais cela ne valait pas le coup de descendre dans les plaines pour les vendre. Le voyage coterait bien plus cher que les quelques pices de cuivre rapportes par les bijoux. Je comprends, dit-il au nomade qui le regardait. Des trangers viennent Ils cherchent des filons ? De la pierre pure ? Lhomme acquiesa. Non, nous voulons seulement traverser le col, expliqua Arekh avant de se retourner vers le puits et de saccroupir, fascin. Derrire lui, lhomme sloigna, sans doute pour aller trouver la femme dArekh et la perle. Arekh scruta encore lobscurit. Il ny avait srement pas de filon blanc pur en bas ; il ny en avait nulle part, le mieux quon puisse trouver tait de la pierre empire translucide comme celle de la margelle, ou des restes de la muraille sur laquelle ils avaient couru pour chapper aux soldats. La pierre pure tait une lgende, une de plus, comme le trsor des eaux courantes ou les histoires de pluies gurisseuses. Les lgendes taient comme les prophties, il y en avait autant que de cailloux dans les ruisseaux. Pas une cit qui ne dissimule un temple perdu dans ses collines, pas un lac sans ville engloutie. Comme Nysis, o il avait failli prir et o la galre avait fini son naufrage. Dans ce cas, il ne sagissait dailleurs sans doute pas dune lgende. Les villes et les temples taient construits sur dautres villes et dautres temples, les ruines scroulaient sur dautres ruines, les morts tombaient sur dautres morts et ce, jusqu lcurement. Non, il ny avait srement pas de filon prcieux, pas de trsor au fond de ce puits le nomade avait employ le pluriel. Des puits ? Un rseau de galeries ? Se relevant, Arekh sen retourna lentement vers le camp. Ici avaient t creuss des trous et exploites des mines, ici des hommes avaient aim, souffert et tu sans doute et il ne restait aujourdhui de tous ces espoirs, ces haines et ces morts que des tribus de nomades ramassant des clats de roches pour en faire des bijoux. -50-

Marikani lattendait. Mn et Linor aussi, assis sur un rocher. Oui, ils lattendaient, lui, ralisa Arekh. Ils devaient se demander depuis tout lheure ce quil avait dire. Il sloigna un peu de la tribu et sassit par terre, sur un tapis dsert. Marikani se plaa en face de lui, Mn et Linor de chaque ct. Lhomme est venu pour la perle, commena Marikani. Son regard se posa sur larme, comme si elle voulait lvaluer. Oui, cest cher Le prix de la raret, dit Arekh pour rpondre la question quelle navait pas pose. Cest peut-tre la seule pe correcte cinquante lieues alentour. Maintenant, elle est moi. Cest bien que vous ayez une pe, dit Mn en souriant. Sil y a des loups, a peut nous servir ! Justement, dit Arekh avec calme. Cest de ce nous dont je veux parler. (Les regards des deux femmes taient poss sur lui, lourds, en attente.) Il ny a plus de nous . Je vais rester deux jours avec ces tribus, le temps de faire honneur leurs ragots, puis je pars. Mes projets ne vous regardent pas. Ses projets taient en ralit identiques ceux des deux femmes : descendre et atteindre la valle avant de se perdre dans les Terres Grises. Il navait simplement aucune raison de sembarrasser de compagnes qui ne savaient ni marcher ni se battre, qui allaient manger sa nourriture, qui taient peut-tre srement encore poursuivies. Il avait assez recul, au bout dun moment, la raison devait lemporter. Elles devraient dj sestimer heureuses que je ne les aie pas tues, se rpta-t-il pour la vingtime fois, comme pour se protger contre les supplications ou les insultes qui nallaient pas tarder. Elles ne vinrent pas. Trs bien, dit lentement Marikani. (Elle le regarda enfin, avec une expression indchiffrable.) Trs bien. Arekh se leva et partit sinstaller prs dun autre feu. La nuit tomba lentement entre les monts. Le crpuscule avait t superbe, sanglant, lumineux, faisant dgouliner les pentes neigeuses de reflets cruels. Une odeur dpices et de th -51-

la menthe flottait dans latmosphre ; les rires des enfants et les bavardages des femmes montaient dans lobscurit naissante. La mre dArekh sortait parfois sur le porche par les soires dt. Il y a des nuits, comme a, qui donneraient got la vie nimporte quel dsespr, disait-elle. cette altitude, les toiles trouaient le ciel comme de fines aiguilles. Quand la premire lune passa sous la Rune de la Captivit, les cris des enfants se calmrent et les tribus se prparrent au coucher. Arekh sendormit sur un lourd tapis, regardant les braises crpiter. Le sommeil vint trs vite. Il fut rveill par des mouvements autour de lui. Sa tte tait douloureuse. Les lunes taient bas dans le ciel, lobscurit presque totale. On tait encore loin du matin. Prs de lui, trois hommes discutaient dune voix cre et rapide. Puis ils se turent, comme sils coutaient quelque chose. Arekh sassit et regarda autour de lui : une vingtaine de nomades staient rassembls en groupe un peu lcart des tentes. Alors Arekh les entendit son tour. Au nord-est, de longs hurlements rauques. Comme des loups mais il ny avait pas de loups dans les Monts de Cendre, ceux-ci vivaient bien plus au nord. Les nomades se remirent parler. Arekh se leva et alla les rejoindre. Ils coutrent ensemble. Encore quelques hurlements, puis plus rien. La journe suivante, Arekh vita soigneusement le groupe de Marikani. Il savait quil avait pris la bonne dcision, mais il ne voulait pas croiser son regard, pas voir cette indiffrence travaille dans ses yeux bruns. La soire fut moins belle et le th la menthe moins sucr. Arekh eut du mal sendormir, son inconscient attendait les hurlements. Il crut en entendre un dans le lointain avant de tomber dans un sommeil agit. Puis, dun coup, il fut debout, tous ses sens en alerte.

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Un homme se tenait ct de lui. Un nomade, celui qui lui avait vendu lpe. Toi venir avec moi, dit-il. Partir. Vous devoir partir. Pas certain davoir compris, Arekh attrapa lpe, ses affaires, et le suivit hors du territoire dfini par les tentes. Un groupe dhommes se tenait l, ct de Marikani, Linor et Mn. Ladolescent frottait ses membres engourdis par le sommeil et le froid. Les deux femmes ramenaient sur elles les manteaux de laine achets aux Berebes. Par terre se trouvait une forme noire un cadavre. Un gros chien au pelage sombre. Du sang brun avait coagul sur la neige, prs de sa gorge. Trois femmes berebes avaient rejoint le groupe. Lune delles serrait son bb contre elle. Vous devoir partir, rpta le Berebe qui tait venu chercher Arekh. a chiens sorciers. Chiens de chasse pour fugitifs. Magiques. Attendez, cest stupide, tenta dexpliquer Marikani. Nous ne sommes pas des fugitifs, seulement des voyageurs Nous pouvons payer votre protection, si vous le dsirez Vous en fuite, rpta le Berebe. (Il dsigna un grand barbu ct de lui.) Ole revenir des plaines pour vendre couvertures, a entendu les rumeurs. mir vous cherche. Si vous nous faites partir, nous navons aucune chance de survie, recommena plaider Marikani. Les chiens vont nous reprer et Je ne suis pas avec eux, interrompit Arekh dune voix froide. Je les ai accompagns jusquici, cest tout. Lmir ne me recherche pas Marikani dtourna la tte et Linor jeta Arekh un regard de mpris. Men foutre, dit froidement le Berebe. Vous tous partir. Le barbu Ole toisa Arekh. Nous pourrions vous trancher gorge et reprendre pe, dit-il. Vous partir. Vous heureux, nous ne vous avons pas tus. Ils montrent lentement vers le col, en silence, mordus par le froid de la nuit malgr les manteaux et les bandeaux de cuir et de laine qui leur protgeaient les pieds. Les sacs taient lourds -53-

sur leurs paules des provisions et des couvertures mais Arekh doutait que cela leur serve. Pas avec des chiens leur poursuite. Il devait simplement passer le col. Aprs, il lui faudrait sloigner des deux femmes, vite, le plus vite possible. Ni Marikani, ni Linor ni Mn ne lui adressrent la parole. Arekh navait dailleurs rien leur dire. Il prit une profonde inspiration dans lair glac. Des chiens sorciers. Arekh nen avait jamais vu mais il avait entendu des histoires On parlait de meutes de cratures affames aux yeux jaunes luisants, pousss par une faim dvorante et une douleur atroce aux entrailles, une douleur qui ne pouvait tre apaise que quand ils retrouvaient lhomme ou la femme lempreinte magique dont leur matre magicien les avait imprgne