anesthésie chez l'anorexique

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Prise en charge périopérato ire des patients souffrant d’anorexie nerveuse Anorexia nervosa: Perioperative implications Angela M. Denner a , , Stephen A. Townley b a Shackleton Department of Anaesthesia, Southampton General Hospital, Tremona Road, Southampton, SO16 6YD, Royaume-Uni b Department of Anaesthesia, Royal Hampshire County Hospital, Romsey Road, Winchester, SO22 5DG, Royaume-Uni Auteur correspondant. Résumé L’anorexie nerveuse est un trouble du comportement qui est associée avec une mortalité non négligeable. Bien que la prise en charge anesthésique de ce type de patient soit relativement peu fréquente, elle n’en reste pas moins un problème difficile en raison du retentissement de la maladie sur les différentes fonctions et systèmes de l’organisme dont la sévérité doit être appréciée. Les troubles hydroélectrolytiques et les anomalies de vidange gastrique interfèrent notamment avec la conduite de l’anesthésie. Summary Anorexia nervosa is a psychiatric disorder with a high mortality. Although encountering such a patient in anaesthetic practice may be relatively uncommon, the gravity of the associated multisystem sequelae is such that they should be fully appreciated and acted upon to ensure appropriate anaesthetic management. We offer an account of the far-reaching

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Prise en charge périopératoire des patients souffrant d’anorexie nerveuseAnorexia nervosa: Perioperative implications 

Angela M. Denner a, , Stephen A. Townley b

a Shackleton Department of Anaesthesia, Southampton General Hospital, Tremona Road, Southampton, SO16 6YD, Royaume-Uni b Department of Anaesthesia, Royal Hampshire County Hospital, Romsey Road, Winchester, SO22 5DG, Royaume-Uni 

 Auteur correspondant.

RésuméL’anorexie nerveuse est un trouble du comportement qui est associée avec une mortalité non négligeable. Bien que la prise en charge anesthésique de ce type de patient soit relativement peu fréquente, elle n’en reste pas moins un problème difficile en raison du retentissement de la maladie sur les différentes fonctions et systèmes de l’organisme dont la sévérité doit être appréciée. Les troubles hydroélectrolytiques et les anomalies de vidange gastrique interfèrent notamment avec la conduite de l’anesthésie.

SummaryAnorexia nervosa is a psychiatric disorder with a high mortality. Although encountering such a patient in anaesthetic practice may be relatively uncommon, the gravity of the associated multisystem sequelae is such that they should be fully appreciated and acted upon to ensure appropriate anaesthetic management. We offer an account of the far-reaching physiological consequences of anorexia nervosa and address the possible pitfalls of anaesthetising such patients.

Mots clés : Anorexie nerveuse, Complications périopératoiresKeywords : Anorexia nervosa, Perioperative complications

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Pathophysiologie

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L’anorexie nerveuse est considérée comme une maladie psychiatrique dont la mortalité n’est pas négligeable. Elle peut affecter l’ensemble des organes et systèmes de régulation physiologique ce dont tout anesthésiste qui est amené à prendre en charge ce type de patient doit avoir connaissance. Les conditions de la prise en charge anesthésique peuvent se faire à l’occasion de gestes thérapeutiques directement associés à la maladie tels que les électrochocs, les interventions pour fractures de stress, les overdoses médicamenteuses ou sans rapport, telles qu’une appendicite ou toute autre intervention chirurgicale. La prévalence de l’anorexie nerveuse est environ de 0,3 % parmi les adolescents et les jeunes femmes [1], une étude portant sur toutes les tranches d’âges a retrouvé un taux de mortalité de 6,2 % [2]. Plus l’âge de survenue des troubles est jeune et plus la durée d’hospitalisation est importante et meilleur serait le pronostic tandis que les comorbidités psychiatriques et somatiques aggravent le pronostic. Les pathologies psychiatriques associées sont fréquentes telles que la dépression dans 50 à 70 % des cas, l’anxiété dans 60 % des cas, les désordres de type obsession-compulsion dans 60 % des cas [3]. Les étiologies de l’anorexie nerveuse sont complexes et multifactorielles. Les facteurs qui contribuent à la survenue de la maladie sont d’ordre génétique, comportent des traits de personnalité, des influences culturelles, une histoire familiale de dépression ou d’obésité [1 et 3]. Des recommandations concernant le traitement de l’anorexie nerveuse peuvent être trouvées sur le site du National Institute for Clinical Excellence (nice.org.uk). Les critères formels de la maladie sont rapportés dans le Tableau 1. Bien que le poids et l’index de masse corporelle soit des indicateurs importants, ils ne doivent pas être les seuls éléments pris en considération pour la prise en compte du risque somatique. Par exemple, la croissance chez les enfants et la vitesse de perte de poids sont des indices très importants à considérer. Il existe deux grands types d’anorexie nerveuse qui surviennent avec la même fréquence. Le type « restrictif » pur est caractérisé par une réduction majeure des apports caloriques. Il est souvent associé à une augmentation de l’activité physique. Le second type associe conduites boulimiques et « purges » sous formes de vomissements, prise de laxatifs, de diurétiques, de « médicaments coupe-faim ». Ce dernier type est plus souvent associé avec la prise d’alcool et de substance type amphétamines ou de substances émétisantes.Haut de page - Plan de l'article

Retentissement physiopathologique de l’anorexie nerveuseUn résumé des conséquences de l’anorexie sur les différentes fonctions de l’organisme est présenté dans le Tableau 2.

Fonction cardiovasculaireL’hypotension et la bradycardie sont souvent présentes dans l’anorexie. La bradycardie est une réponse adaptée au jeûne, elle est en relation avec une chute du métabolisme de base. Bien que les patients soient le plus souvent en rythme sinusal, des anomalies électrocardiographiques peuvent s’observer telles qu’une inversion des ondes T, une dépression du segment ST, un allongement de QT, un bloc auriculoventriculaire. Ces anomalies électriques peuvent se rencontrer jusque dans 80 % des cas en cas de jeûne sévère [4]. L’allongement de QT peut être lié à des anomalies électrolytiques telles qu’une hypocalcémie, ou une hypomagnésémie, à la prise de produits médicamenteux ou au jeûne lui-même. Les troubles du rythme associés comprennent : pauses sinusales, pacemaker variable, échappement nodal, tachycardie supraventriculaire et tachycardie ventriculaire. Leur incidence varie de 16 à 62 %. La contractilité myocardique peut être altérée chez un certain nombre de patients. L’hypophosphorémie peut en être la cause, elle contribue, par ailleurs, à diminuer le seuil d’arythmie. L’incidence des prolapsus de la valve mitrale est augmentée chez les patients ayant une anorexie nerveuse. La raison n’en est pas claire mais l’on suppose que la perte de la masse musculaire du ventricule provoque des

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mouvements anormaux de la valve mitrale. En plus des anomalies myocardiques induites par le jeûne, le myocarde peut être lésé par des agents pharmacologiques spécifiques tels que le sirop d’ipeca utilisé par les anorexiques pour induire des vomissements qui peut à la longue s’associer avec des modifications histologiques du myocarde (réactions inflammatoire puis dégénérescence des fibres).

Fonction respiratoireUne bradypnée compensatoire peut accompagner l’alcalose métabolique induite par les vomissements. Les vomissements auto-induits et la prise boulimique d’aliments peuvent provoquer des pneumothorax, des pneumopathies d’inhalation et des pneumomédiastins [4]. Une réduction de la compliance pulmonaire peut s’observer et avoir pour conséquence des difficultés de ventilation contrôlée le cas échéant.

Fonction rénaleLes désordres électrolytiques (hyponatrémie, hypokaliémie, hypochlorémie, hypomagnésémie et perte des ions hydrogène) sont habituellement associés avec les formes « boulimie/purge » de l’anorexie bien que l’hypocalcémie puisse aussi résulter d’un déficit d’apport. Une protéinurie est fréquente (plus de la moitié des patients) ainsi qu’une réduction de la filtration glomérulaire. La fonction rénale peut parfois être encore plus altérée en raison de la présence de lithiase. La concentration de la créatinine reste longtemps normale ou en dessous des valeurs normales du fait de la diminution de la masse maigre et du métabolisme. L’ingestion chronique de laxatifs contenant de l’hydroxyde de magnésium peut précipiter la formation de lithiase. La déshydratation complète le tableau et active le système rénine-angiotensine-aldosterone. La perte de potassium qui en résulte peut être majorée par l’abus de diurétiques. L’hypochlorémie est provoquée par les vomissements, les laxatifs et les diurétiques. L’alcalose associée est compensée par l’hypoventilation alvéolaire. Rarement, l’hypophosphorémie résultant strictement de la restriction diététique et de l’usage des laxatifs conduit à une hypoxie cellulaire et à un déficit an adénosine triphosphate (ATP) [4].

Conséquences gastro-intestinalesDe nombreuses complications gastro-intestinales de l’anorexie nerveuse sont la conséquence du stress mécanique lié aux ingestions boulimiques ou aux vomissements et aux propriétés érosives du liquide gastrique. Parmi celles-ci, on peut citer : les caries dentaires, les périodonties, l’hyperplasie des glandes salivaires, les sténoses œsophagiennes, les déchirures du bas œsophage dans le cadre du syndrome de Mallory Weiss, les œsophagites et les gastrites. La vidange gastrique est prolongée par le jeûne strict. Des perturbations électrolytiques peuvent être précipitées par des régimes nutritionnels inappropriés et agressifs. Le syndrome de renutrition est caractérisée par une hypokaliémie, une hypophosphorémie et une hypomagnésémie, une expansion du secteur extracellulaire (qui conduit à une augmentation du travail myocardique) une augmentation du quotient respiratoire (augmentation de la production de CO2

et de la consommation d’O2  en raison de la réintroduction des apports glucidiques notamment).

Système endocrineL’aménorrhée est une des critères diagnostiques de l’anorexie nerveuse. Les règles s’interrompent lorsque le BMI est inférieur à 15 en raison de la chute de la hormone de luteinisation (LH), de la hormone de stimulation folliculaire (FSH) et de la gonadotrophin releasing hormone (GRH). Le fonctionnement de l’hypothalamus est perturbé par la privation hydrocarbonée et l’hypoglycémie. Certains patients ont toutes les caractéristiques d’un panhypopituitarisme [4]. Le cycle nycthéméral de la sécrétion de cortisol a disparu et le taux circulant est augmenté. Le taux de l’hormone de croissance est augmenté. Les concentrations plasmatiques d’insuline et de glucose sont diminuées. Les taux thyrotrophin-releasing hormone (TRH) sont normaux bien que l’activité métabolique de la thyroïde soit modifiée et que le niveau de thyroxine and tri-iodothyronine soit réduit.

Conséquences hématologiques et immunologiquesPrès de la moitié des anorexiques ont une thrombopénie et une leucopénie. La fonction leucocytaire est altérée. L’anémie est rare mais le jeûne réduit le contenu graisseux de la moelle osseuse. L’hypophophorémie est rarement responsable d’une anémie hémolytique par défaut d’ATP qui fragilise la membrane érythrocytaire. Les défenses immunitaires ne sont atteintes que lorsque la perte de poids dépasse 50 %. Les anorexiques présentent aussi une hypercholestérolémie et une hypercarotinémie.

Fonction neurologiqueLa thermorégulation est altérée et le frisson inadapté rend le développement d’une hypothermie plus facile chez l’anorexique dont la température est fréquemment inférieure à 36,3°. La perte de la masse grasse contribue à ce phénomène. Des changements de la substance blanche et de la substance grise sont observés en cas de perte de poids importante. Les premiers sont réversibles mais les seconds persistent et peuvent conduire à une altération durable des fonctions cognitives. La fatigue, l’existence de neuropathies et une faiblesse généralisée sont souvent observées. Coma et convulsions peuvent survenir

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en raison de l’hypoglycémie et des perturbations électrolytiques.

Conséquences musculosquelettiquesLes myalgies sont tune plainte fréquemment exprimée par les anorexiques. Elles sont habituellement causées par les perturbations électrolytiques (hyponatrémie, hypokaliémie, hypophosphorémie). Les muscles squelettiques et lisses sont également affectés, ce qui conduit à différents symptômes : myopathie des racines, iléus, dysphagie, diplopie, insuffisance respiratoire. La rhabdomyolyse est rare en tant que conséquence de l’hypophosphorémie. L’ostéopénie et l’ostéoporose provoquent une augmentation de l’incidence des fractures de stress. La restauration des apports nutritionnels restaure la densité osseuse.

Manifestations cutanéesLa tumescence cutanée est typiquement diminuée au cours des anorexiques et la cicatrisation est retardée. Les cheveux sont fins et présentent des zones d’alopécie en plaques tandis que dans d’autres régions du corps, la pilosité se développe pour pallier les pertes thermiques. Les vomissements provoqués sont associés au signe de Russell (abrasions sur le dos des mains).

Considérations anesthésiquesUne histoire clinique complète, un examen détaillé et des examens complémentaires appropriés sont nécessaires avant une anesthésie chez les anorexiques.

Même jeunes et apparemment en bonne santé, les patients anorexiques peuvent présenter de nombreuses anomalies occultes qui comportent un risque au cours de l’anesthésie.

L’interrogatoire doit s’attacher à retrouver la prise de laxatifs, de diurétiques et d’alcool ainsi que celle de drogues illicites (amphétamines, sirop d’ipéca). Il faut rechercher la notion de vomissements provoqués. Il n’est pas rare que les patients cachent des informations importantes qui doivent être retrouvées auprès de leurs médecins référents (généraliste, psychiatre) et de leur famille. Un examen physique détaillé a pour objectif de mettre en évidence les stigmates de l’anorexie et d’élucider les anomalies physiopathologiques observées. Un certain nombre d’investigations complémentaires découlent de cet examen et de l’interrogatoire, elles incluent notamment un bilan hydroélectrolytique et hématologique (NFS-plaquettes, ionogramme sanguin, phosphorémie, magnésémie, calcémie), un dosage de la glycémie, de l’urée, de la créatinine, un bilan hépatique. Il faut effectuer une recherche de protéinurie et un ionogramme urinaire. Tous les patients doivent avoir un électrocardiogramme. Une échographie recherche une dysfonction myocardique.Si le contexte n’est pas urgent, toutes les anomalies hydroélectrolytiques doivent être corrigées avant la chirurgie et la volémie doit être restaurée avec prudence si la fonction cardiaque est altérée.Le risque de retard à la vidange gastrique doit être pris en compte pour la stratégie d’induction anesthésique. Certains vidangent l’estomac à l’aide d’une sonde gastrique, d’autres utilisent des agents prokinétiques et des antiacides. Une séquence d’induction rapide est recommandée dans tous les cas. L’extubation doit être effectuée chez les patients éveillés après récupération des réflexes laryngés. Les patients anorexiques sont particulièrement sensibles au risque de compression nerveuse en raison d’une mauvaise installation sur table. Les patients ayant une dysfonction cardiaque doivent être surveillés de façon adaptée durant la chirurgie surtout si des mouvements liquidiens importants sont escomptés. La température corporelle doit être surveillée attentivement et l’hypothermie prévenue par l’utilisation

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systématique de matelas à air pulsé.Les agents anesthésiques doivent être administrés en fonction du poids du patient. Il est aussi important de prendre en considération la possibilité d’altérations pharmacologiques liées par exemple à l’hypoalbuminémie qui induit une augmentation de la fraction libre des agents disponibles. De plus, l’altération de la fonction rénale et la diminution du métabolisme de base peuvent modifier la clairance et le métabolisme des agents anesthésiques. À l’inverse, les patients sous amphétamines peuvent nécessiter de plus fortes doses du fait d’une augmentation du taux circulant de catécholamines. La réponse à ces problèmes se trouve dans la titration des agents anesthésiques et le monitorage de la profondeur d’anesthésie. La curarisation peut être prolongée en présence d’une hypokaliémie et d’une hypocalcémie. Le monitorage de la curarisation est donc nécessaire. L’antagonisation des curares peut être associée à une incidence augmentée de troubles de rythme.Le diagnostic et la correction des anomalies induites par l’anorexie nerveuse sont donc nécessaire pour optimiser l’anesthésie de ces patients et éviter la survenue de complication.