Analyse Schenkérienne

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Analyse schenkrienne en SorbonneLuciane Beduschi et Nicolas Mees1

Depuis plus de quinze ans, un cours optionnel danalyse schenkrienne a t offert aux tudiants de troisime anne lUFR de Musique et Musicologie en Sorbonne. Il sagissait dune introduction dun semestre, propose comme option dans une liste dune douzaine de choix, comprenant dautres disciplines telles que la palographie, le jeu de la basse continue, linformatique musicale, la didactique, la sociologie de la musique, la musique rock et pop, etc. partir de lautomne 2010, cependant, il a t dcid quune partie du cours danalyse schenkrienne deviendrait obligatoire pour tous les tudiants de troisime anne. Pour plusieurs raisons, la mise en place de ce cours est un dfi. Les opinions de nos collgues concernant lanalyse schenkrienne demeurent mlanges. Parmi ceux dont lavis demeure ngatif, certains considrent quelle najoute pas grand-chose aux mthodes franaises usuelles danalyse musicale, tandis que dautres disent que la technique schenkrienne est trop difficile pour des tudiants de premier cycle. Mais une autre raison de la mfiance pourrait bien tre que Schenker demeure trop peu connu, mme parmi les enseignants. Il sera par consquent de notre responsabilit de dmontrer que lanalyse schenkrienne, aussi difficile quelle puisse tre, est la porte de nos tudiants et quelle a sa place ct dautres mthodes plus courantes. Le but de larticle ci-dessous est dexpliquer la situation actuelle en Sorbonne et de discuter certaines de nos ides pour ce nouveau cours. Notre intention nest pas de dcrire les tapes du cours lui-mme, mais plutt de discuter son but par rapport aux techniques plus traditionnelles de nos classes danalyse. partir dun examen de ce qui peut tre attendu de nos tudiants la fin de leur deuxime anne, nous examinerons les intentions dun cours danalyse schenkrienne de troisime anne. titre dillustration, nous discuterons la Marcia funebre de la Sonate op. 26 de Beethoven, qui avait t donne il y a quelques annes comme sujet dexamen en analyse de la musique du XIXe sicle : nous comparerons ce qui avait t attendu de nos tudiants de deuxime anne avec les rsultats dune approche schenkrienne, nous discuterons les difficults de cette approche et nous tenterons de montrer comment elle peut prolonger et complter lapproche traditionnelle. Nous ne prtendons pas que la pice en question puisse former un bon point de dpart pour le cours en question : elle est trop difficile pour cela. Mais elle nous permettra dillustrer quelques uns des points que nous voudrions dfendre.

Ce texte est ladaptation franaise dun article publi sous le titre Schenkerian Analysis at the Sorbonne dans The Journal of Music Theory Pedagogy 24 (2010), p. 159-173. Il est publi ici en version franaise avec laimable autorisation de la revue et de son diteur, Steven Laitz, que nous tenons remercier pour son aide toutes les tapes de la rdaction et de la publication amricaine de cet article. Larticle est rdig pour sadresser un lectorat amricain, pour lequel certains aspects de la situation franaise sont probablement mystrieux. Sa publication en franais vise notamment, dans notre esprit, faire prendre conscience certains de nos collgues de particularits inconscientes de leurs procdures analytiques.

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1. Analyse musicale au premier cycleLducation musicale universitaire en France se distingue de celle des tats-Unis en ce que nous ne formons pas dinterprtes : linterprtation musicale est le domaine des Conservatoires. Les universits enseignent la musicologie, un mlange de musicologie au sens amricain du terme et de thorie musicale. Un effort considrable a t fait, depuis la cration de notre Facult de Musique par Jacques Chailley au dbut des annes 1970, pour maintenir un quilibre entre lhistoire de la musique et la technique musicale. Lanalyse a toujours constitu un lment important du programme des tudes et, au milieu des annes 1990, sous limpulsion de JeanPierre Bartoli et Nicolas Mees, un curriculum complet a t organis, couvrant la Thorie et volution du langage musical , conu comme parallle aux cours dhistoire de la musique. Cet ensemble comprend le commentaire et lanalyse duvres musicales, ainsi que des cours dhistoire des thories musicales, couvrant les priodes baroque et classique (deux semestres), le Romantisme (un semestre), le Moyen ge et la Renaissance (un semestre), et la fin du XIXe et le e XX sicle (deux semestres). Cette succession de priodes, suivie en parallle dans les cours dhistoire et de thorie, et ne correspondant manifestement pas une chronologie historique, est suppose reflter une difficult croissante des rpertoires tudis2. Le but de cet article nest pas de discuter de ces choix, mais il faut reconnatre quils laissent a priori peu de place lanalyse schenkrienne qui, un niveau lmentaire du moins, ne manifeste pas un point de vue particulirement historique. Cest dans ce contexte, nanmoins, que cette introduction lanalyse schenkrienne avait t cre, enseigne dabord par Nicolas Mees, puis reprise par Luciane Beduschi en 2007. Ds le dbut, le cours avait t rendu obligatoire pour nos tudiants distance3, une dcision qui avait rendu ncessaire la rdaction quelque peu prcipite dun manuel par Nicolas Mees, disponible sur Internet4. LUFR de Musique et Musicologie de la Sorbonne est confronte des flux normes dtudiants, en consquence de la conception franaise dmocratique de laccs luniversit (un point que nous ne discuterons pas ici) : environ 200 tudiants en premire anne, quelque 150 en deuxime anne et plus de 100 en troisime anne. Ils sont rpartis en groupes dun nombre thorique denviron 25 tudiants, de telle sorte que de nombreux cours, parmi lesquels ceux danalyse, sont donns huit fois en premire anne, six fois en deuxime anne, et trois ou quatre fois en troisime anne5. Ces divers groupes se rassemblent au moment des examens crits de fin de semestre et on attend deux quils soient capables de rpondre aux mmes questions : le contenu des cours faits chaque groupe doit donc tre cadr, dautant plus que nous comptons

Dautres classes de thorie musicale, qui ne sont pas soumises la mme chronologie, comprennent notamment la formation de loreille, lharmonie crite et lharmonie au clavier. 3 Environ un tiers de nos tudiants de premier cycle tudient par lintermdiaire du CNED, le Centre National dEnseignement Distance (http://www.cned.fr). Ils ne bnficient pas du mme choix doptions que les tudiants prsentiels. 4 http://nicolas.meeus.free.fr/Licence.html. Une traduction portugaise de ce cours a t prpare par Luciane Beduschi et ses tudiants pendant un cours dt lUniversit Unicamp Campinas (Brsil) ; elle est disponible la mme adresse. Nicolas Mees propose aussi aux tudiants de premire anne de Master une introduction optionnelle la thorie schenkrienne (par opposition sa pratique analytique), traitant de questions plus abstraites telles que sa thorie de la tonalit. Voir http://nicolas.meeus.free.fr/Master.hml. 5 Pour ce premier cours danalyse schenkrienne obligatoire de cette anne, une centaine dtudiants ont t rpartis en trois groupes, dont une cinquantaine dans un seul groupe. Les enseignements taient assurs par les deux signataires de cet article. Ces conditions sont videmment dfavorables un enseignement de qualit.

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une douzaine de professeurs danalyse sur les trois annes de Licence, chacun avec sa propre sensibilit et ses propres comptences techniques. Tant que lanalyse schenkrienne tait demeure optionnelle, son enseignement ne concernait quun seul groupe dtudiants et cette difficult tait vite. Dans le nouveau programme, par contre, le cours obligatoire (16 heures) sera donn trois fois au premier semestre, pour trois groupes diffrents. Un cours optionnel (26 heures) sera propos pour un seul groupe au deuxime semestre. Bien que les auteurs du prsent article esprent demeurer en charge du cours pour lanne universitaire venir, il est clair que la situation finira par changer, que dautres enseignants devront simpliquer dans le projet, dont un cadrage plus strict deviendra donc ncessaire. Ce dont nous avons besoin, cest dun manuel qui tablisse pour un temps le cadre de la pdagogie schenkrienne en Sorbonne. Nous aurions pu envisager de traduire lun des textes amricains existants ; il nous a sembl cependant que la situation parisienne nest pas entirement comparable celle des tats-Unis, notamment en raison de lenseignement que nos tudiants ont reu durant les deux premires annes de Licence (sans parler des enseignements que nombre dentre eux suivent en mme temps au Conservatoire). Nous avons donc dcid de rdiger un nouveau manuel, une version profondment remanie et augmente de celui mentionn plus haut. Cette nouvelle version sera teste durant la prochaine anne universitaire et sa publication pourrait suivre lautomne 20116.

2. Techniques analytiques courantesPour mettre en scne la problmatique, considrons la premire partie (mes. 1-30) de la Marcia funebre sulla morte dun Eroe de Beethoven, le troisime mouvement de sa Sonate op. 26, telle quelle a t donne aux tudiants du semestre de deuxime anne consacr au Romantisme, comme sujet de lexamen final de lanne universitaire 2005-2006. Les questions poses propos de cette uvre taient les questions habituelles : 1) Effectuez sur la partition elle-mme un chiffrage en chiffres romains de ces 30 mesures. La figure 1 ci-dessous montre ce qui tait attendu, mais qui ne fut pas ncessairement obtenu : nombre des tudiants ont t troubls par larmure inhabituelle et par lenharmonie, alors que lharmonie elle-mme demeure relativement simple. 2) Proposez un schma formel de ce passage, indiquant le plan tonal et les cadences. Le rsultat attendu devait se prsenter plus ou moins comme la figure 2:Mes. 1-4 5-8 9-12 13-16 17-20 21-24 25-30 Forme A1 A2 A1 A2 B A1 C Plan tonal la min. la mindo maj. si min. si min.r maj. la min. la min. la min. Cadences DC CP DC CP DC DC CP

Figure 2: Beethoven, Sonate op. 26, 3e mvt., Marcia funebre sulla morte dun Eroe, mes. 1-30, schma formel (DC = demi cadence; CP = cadence parfaite)

Maintenant que le premier semestre de cours a t fait, il est apparu que le Manuel demandait encore dimportants amnagements, qui retarderont sa publication.

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Figure 1: Beethoven, Sonate op. 26, 3e mvt., Marcia funebre sulla morte dun Eroe, chiffrage harmonique des mes. 1-30.[Lindication des tonalits, dans cette figure, est note en anglais, comme dans larticle original du Journal of Music Theory Pedagogy]

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3) Commentaire stylistique : indiquez par quels lments stylistiques ce mouvement vous parat annoncer le langage des compositeurs qui ont suivi7. Les avis ne sont pas unanimes, parmi les enseignants, concernant ce qui est rellement attendu de cet exercice : le commentaire stylistique peut varier considrablement et constituer un discours littraire sur luvre, un talage de culture musicale individuelle, ou une discussion plus technique de la pice. Chacune de ces options correspond une dfinition particulire du style . Voici quelques-uns des points que les tudiants auraient pu commenter : 1. Le titre programmatique de la pice et son expression par des procds spcifiques : registre grave ; rythme obstin ; accords compacts, souvent en position fondamentale et souvent sans dissonance. 2. La tonalit inhabituelle de la bmol mineur, le plan tonal inusit, les modulations vers do bmol majeur (la mdiante majeure baisse dans la terminologie de Schoenberg8). 3. Lenharmonie. 4. Laccord mineur de dominante (le cinq mineur de Schoenberg) la mes. 5. 5. Laccord napolitain en position fondamentale la mes. 27. Sans lancer ici un dbat sur la dfinition du style , il faut souligner la diffrence mthodologique essentielle entre les deux premires questions et la troisime. Lanalyse en chiffres romains et le schma formel sont des procdures reproductibles, dont les tapes peuvent tre enseignes dans le dtail ; le commentaire, au contraire, demeure assez individuel et imprvisible, mme sil est possible de faire des recommandations son sujet. Dans tous les cas, il savre relativement difficile de relier le commentaire aux rsultats des procdures antrieures, ou de dduire le commentaire de ces rsultats, moins de sen tenir un nombre limit de points comme ceux de la liste ci-dessus. Les rponses aux deux premires questions sont de lordre de linventaire et de la nomenclature : les parties de luvre et ses phrases ont t identifies, le plan tonal a t dcrit, les accords ont t tiquets. Mais cette nomenclature ne mne pas sans difficult une discussion de la logique ou du style de lensemble : on ne sait pas pourquoi les tonalits, les phrases ou les harmonies se suivent dans cet ordre, ni comment elles se coordonnent pour former ensemble une trajectoire tonale unifie. Cest ici, bien entendu, que lanalyse schenkrienne fera la preuve de son utilit, non pas comme alternative aux mthodes habituelles, mais comme clarification et comme justification de leurs buts. Lanalyse schenkrienne, mme si elle semble se concentrer sur la structure musicale, ouvre la voie de commentaires stylistiques par lattention quelle porte lintention compositionnelle, aux effets musicaux et leur perception, au contenu musical et la signification de la musique.

Cette question faisait rfrence aux compositeurs qui ont suivi parce que lexamen venait la fin du cours sur la musique romantique, et quon aurait pu argumenter que la sonate de Beethoven nappartenait pas vraiment cette priode. 8 Peu dentre nous fondent leur enseignement sur les Structural Functions de Schoenberg, dont la terminologie nest utilise ici que pour faciliter la description.

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3. Analyse schenkrienneDe la Marcia funebre de lop. 26, Schenker a publi le graphe ci-dessous (Figure 3), qui semblerait certainement mystrieux aux tudiants (et aux enseignants) dont les comptences se limitent aux mthodes qui viennent dtre dcrites.

Figure 3: Heinrich Schenker, Lcriture libre, exemple 40.6. Lenjeu est double : dabord, montrer que ce graphe concerne bien la mme uvre que celle qui a t analyse ci-dessus ; ensuite, expliquer comment un tel graphe peut apporter un complment aux rsultats dune analyse plus traditionnelle et les amplifier. Mais, avant cela, il nous faudra rfuter quelques ides reues propos des graphes schenkriens : 1. Les graphes schenkriens ne proposent pas une notation alternative de luvre et ne peuvent remplacer la partition elle-mme. La partition, au contraire, demeure le seul point de rfrence, auquel lanalyse doit constamment tre rattache. Le graphe schenkrien na dautre but que dexpliquer certains aspects de la partition et ne peut pas tre lu sans la partition en main. Il ne reprsente que ce qui demande explication : si des lments de la partition ne sont pas reprsents, ce nest pas parce quils sont considrs sans importance, mais seulement quils ne requirent pas dexplication pour des lecteurs comptents. 2. Mme si lanalyse procde parfois en pointant vers des notes dans la partition, le graphe ne peut pas tre considr comme une simple rduction, comme le rsultat dun processus dlimination de notes considres moins importantes. Le graphe nest pas fait de ces notes qui ont rsist un processus dlagage et il serait illusoire de chercher quelle note spcifique de la partition correspond chaque note du graphe9. Celui-ci propose une reprsentation abstraite des fonctions dlments mlodiques, harmoniques et contrapuntiques dans luvre ; la concordance entre le graphe et la partition est videmment assez lev, mais le premier nest pas une image pointilliste de la seconde. 3. Les valeurs de dures (blanches, noires, croches, noires sans hampe) indiquent une hirarchie par rapport ce que le graphe cherche dmontrer, mais aucune conclusion immdiate ne peut en tre tire concernant la hirarchie de ces notes dautres poins de vue, ou de points de vue plus gnraux. Schenker, dailleurs, a souvent soulign que des notes moins importantes du point de vue structurel sont les plus importantes du point de vue de la signification musicale. Lexemple 40.6 de Lcriture libre (Figure 3 ci-dessus) ne reprsente quun stade intermdiaire dun processus analytique dont Schenker na pas fait connatre les autres tapes. Le9

La technique schenkrienne a t prsente dans des textes modernes comme rductionniste et, plus grave encore, comme fonde sur des hirarchies binaires strictes. Nous considrons cela comme le rsultat dune lecture malheureusement trs fautive des thories de Schenker, rsultant de cette idologie scientiste que Robert Snarrenberg a lgitimement dnonce (Schenkers Interpretative Practice, Cambridge UP, 1997, p. xvii-xviii).

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graphe, en outre, a pour but de souligner un point trs spcifique, larpgiation qui relie do4 la mes. 17 la1 la mes. 1, comme lindique la ligne oblique entre ces notes. Nous reviendrons cidessous sur ce point particulier, qui soulve une question importante et qui se situe au cur dune intelligence complte de la pice. Pour le moment, cependant, il faut noter que le graphe comprend des indications qui appartiennent une analyse plus gnrale et qui ne peuvent tre ngliges : la lecture dun graphe schenkrien requiert beaucoup dattention et lune de nos premires tches sera daider les tudiants de ce point de vue. Plusieurs dtails du graphe concernent la forme du passage : en bas, A1 B A2 dnote la forme tripartite, dont B est le trio (le mot mixture se rfre au fait que le trio est en la bmol majeur). La partie A1 est divise en deux sections, a1 et a2, spares par le signe || qui indique une interruption (une demi cadence)10 la fin de a1. Des virgules entre les numros de mesures de la ligne suprieure ( m. 8, 9 16, 17 18 ) indiquent que a1 commence par deux groupes de huit mesures chacun (mes. 1-8 et 9-16) ; ce que Schenker donne comme mes. 17-18 reprsente en ralit les mes. 17-20 : il considre inutile de reproduire de simples rptitions. Le fait quaucun numro de mesure ne soit donn aprs linterruption confirme que Schenker tait intress principalement par la premire section ; la raison pour laquelle il a nanmoins fourni un graphe sommaire du reste de la pice est probablement quil avait entrepris une analyse plus complte, dont il voulait donner une ide. Pour des dbutants en analyse schenkrienne, les tapes qui mnent un tel graphe doivent tre rendues plus explicites. Nous proposerons donc un ou plusieurs graphes, plus proches de la partition elle-mme, qui montrent comment Schenker est arriv son exemple 40.6. Concentrons la discussion sur les mes. 1-30, pour lesquelles un graphe intermdiaire est donn la Figure 4 au-dessus de la partition elle-mme, de manire rendre le lien de lune lautre plus vident (mais au risque de souligner un caractre de rduction que nous rfutons : voir la note 9). Aprs une vrification dtaille du lien entre la partition et ce graphe, les tudiants devront comparer ce dernier avec celui de Schenker, pour tablir la relation entre lexemple 40.6 et la partition. Cette comparaison mnera aux conclusions que voici : Schenker ne reprsente pas les mes. 1-6 ; son graphe semble dbuter la mes. 7. La raison en est que les accords du Ve degr des mesures 2, 3, 4 et 6 ne sont que des accords de prolongation, pour deux raisons que les chiffres romains de la Figure 1 ci-dessus ne pouvaient pas montrer compltement : (1) tous les mouvements mlodiques qui produisent ces harmonies sont des broderies ou des notes de passage ; mi la basse aux mes. 2, 4, et 6 appartient larpge de laccord de la bmol mineur11.

Schenker lui-mme repousse lexpression demi cadence dans un cas comme celui-ci o, dit-il, laccord du Ve degr nest pas vraiment une dominante et o il ny a pas de cadence (pas de clture) proprement parler. Voir aussi la note 11. 11 Schenker appelle diviseurs la quinte les accords forms de broderies ou de notes de passage aux voix suprieures, rendues consonantes par une arpgiation passant par la quinte de laccord prolong. Ceci est aussi le cas du Ve degr linterruption. On notera que dans son exemple 40.6, Schenker trace une ligature continue la basse, depuis I du dbut, passant par V de linterruption et se prolongeant jusqu laccord I final ; nous avons retenu cet usage la Figure 5 ci-dessous. (Pour dautres exemples de ligatures ininterrompues la basse, voir Lcriture libre, exemples 24-27, etc. Nous navons trouv aucun exemple ou Schenker interrompt la ligature de la basse, sauf ceux o la continuation aprs linterruption nest pas reprsente.) La littrature amricaine moderne manifeste une certaine confusion sur ces points.

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Figure 4 : Beethoven, Sonate op. 26, 3e mvt., Marcia funebre sulla morte dun Eroe, mes. 1-30, graphe intermdiaire entre la partition et lexemple 40.6 de Schenker

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(2) ces accords du Ve degr apparaissent dans des mouvements pendulaires IVI ; il ny a pas daccord pr-dominant . Schenker considre que ces mesures prolongent laccord de la bmol : celui quil montre au dbut de son graphe reprsente en ralit les mes. 1-7. Nous discuterons comment, dans la Figure 4, la ligature qui part de mi3 la mes. 1 et qui se prolonge vers mi3r3do3 aux mes. 7-8 indique la fois la prolongation et le mouvement mlodique que Schenker retient dans son graphe. Le concept schenkrien de prolongation manque de faon dramatique dans nos techniques danalyse usuelles, qui ne parviennent pas tablir des hirarchies claires entre les accords et leurs progressions. la Figure 1 ci-dessus, lharmonie est lue accord par accord presque sans aucune gradation : quelques chiffres romains ont t mis entre parenthses, lorsquil sagit manifestement daccords de broderie, mais cette analyse demeure insuffisante. Le concept de prolongation et son corollaire, la notion des niveaux, sont essentiels pour toute pratique vritable de lanalyse. Le deuxime groupe, mes. 9-13 (que Schenker crit en do bmol plutt quen si) commence de mme par une prolongation, dnote la Figure 4 entre autres par la ligature de fa3 la mes. 9 jusqu fa3mi3r3 aux mes. 15-16 ; mais le graphe de Schenker (Figure 3) dveloppe compltement les mes. 13-16 en raison de la broderie sol au dessus de IV la mes. 14. La cadence finale de ce deuxime groupe de huit mesures stend sur les mes. 13-16, alors que celle du premier groupe ne couvrait que les mes. 7-8. Pour ces deux prolongations, des liaisons pointilles dans la Figure 4 soulignent le maintien de la note suprieure, mi puis fa, mais elles articulent la prolongation la quatrime mesure de chaque groupe, pour indiquer la demi cadence cet endroit. La lecture de ceci implique une comparaison avec la Figure 2 ci-dessus. Une fois de plus, le problme est celui de la hirarchie. La figure 2 nomme implicitement les deux groupes de huit mesures A et A, quelle subdivise en A1 A2 et A1 A2 respectivement, mais de considrer cela en termes darticulation, de csures faibles ou fortes, permet une description plus fine. La cadence finale de chacun des deux groupes de huit mesures, ralisant chaque fois la modulation au relatif majeur, est caractrise par un accord de pr-dominante, marqu dans le graphe par les doubles courbes,12 . Ceci est vrai aussi de la demi cadence qui termine la premire section, mes. 17-20, o la dominante est prpare par laccord V et ou le I final manque ; et cest vrai aussi, bien entendu, de la cadence finale du passage, mes. 29-30. Autre chose qui manque dans nos techniques analytiques usuelles, cest une mthodologie explicite danalyse mlodique. La Figure 4 montre que les cadences supportent chaque fois une ligne descendante la voix suprieure, du 3e degr au 1er de la gamme de la tonalit locale interrompue au 2e degr la demi cadence des mes. 17-18 (les rptitions de cette demi cadence aux mes. 18-19 et 19-20 ne sont pas reprsentes). Il nest pas encore ncessaire ce stade dentreprendre une discussion de la thorie de la ligne fondamentale (sinon pour expliquer les chiffres surmonts daccents circonflexes) ; il peut tre plus intressant, au contraire, de souligner

Lutilisation de ces arcs de liaison la figure 4 nest pas entirement orthodoxe parce que les progressi ons cadentielles ne commencent pas par un accord de tonique : la modulation se fait sur laccord de pr-dominante qui est chaque fois IV dans la tonalit mineure qui prcde et II dans la nouvelle tonalit majeure. Les doubles courbes schenkriennes, quil a proposes pour la premire fois dans Das Meisterwerk in der Musik II, 1926, p. 21-22, ont probablement t inspires par un signe similaire dans Alfred LORENZ, Das Geheimnis der Form, vol. I, 1924, p. 16, une courbe sinusodale dnotant loscillation tonique sous-dominante dominante tonique.

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le caractre motivique de la ligne descendante chacune des cadences parfaites13, mirdo aux mes. 7-8, famir aux mes. 15-16 et dosila aux mes. 29-30. Le graphe de la Figure 4 explique aussi la construction de la deuxime section, mes. 21-30 : elle commence par une rptition presque exacte des mes. 1-4, mais le groupe conclusif qui suit compte six mesures au lieu de quatre ; ceci invite considrer quil a en quelque sorte t tendu. Lexemple 40.6 de Schenker (Figure 3) explique ceci de manire un peu difficile : une liaison pointille de la1 la1 la basse indique que les mes. 25-28 forment une prolongation de laccord du Ier degr ; les hampes attaches aux notes la1sol1la1 marquent ce passage comme un mouvement de broderie. La Figure 4 explique comment cette expansion du groupe de quatre mesures est effectue par un dispositif spcifique de la conduite des voix, une surmarche , o chaque voix son tour effectue un mouvement descendant tandis quune autre, prenant son origine la main gauche, se superpose la prcdente, comme indiqu par les courbes pointilles14. La basse suit la ligne suprieure une tierce de distance aux mes. 26-29. Les indications de la Figure 4 ne sont pas fondamentalement diffrentes de celles des Figures 1 et 2 mais, parce quelles prennent en compte la conduite des voix, elles mettent en lumire la stratgie de chacune des phrases. Ce qui demande encore tre clair, cependant, et ce que mme lexemple 40.6 de Schenker ne montre pas compltement, cest la stratgie du fragment dans son ensemble. Pour cela, il faudra un autre graphe encore, venant aprs celui de lexemple 40.6 et rsumant encore tout ce qui a t montr jusquici. Il faut souligner une fois encore que ce graphe final ne pourra pas tre lu sans la partition et il faudra rpter aux tudiants que de le mettre en rapport avec la partition impliquera une relecture et une rvaluation de chacun des graphes intermdiaires. La Figure 5 ci-dessous propose un graphe final dont on apercevra bientt quil fait bien plus quun simple rsum, quil prsente une image concise dune progression tonale et mlodique complexe. Schenker lui-mme avait dcrit cette progression comme une arpgiation, reliant la1 de la mes. 1 do4 de la mes. 17, mais sans expliquer la nature de larpgiation. La stratgie de Beethoven est de prparer laccord de septime diminue de la mes. 17, rfalado. Ce qui demande prparation, dans cet accord, cest peut-tre plus r que do. Ce dernier, en effet, est la note commune de la mes. 1 la mes. 17, comme lindiquent les liaisons pointilles de la Figure 5 : il est la tierce mineure dans laccord de la bmol, puis la fondamentale de laccord de do bmol /si bcarre. La plupart des mouvements mlodiques la main droite, jusqu la mes. 16, sont des mouvements de broderie autour de do/si, en dessous de mi comme note de couverture . R est obtenu par la double modulation la tierce mineure, de la do aux mes. 18, puis de si r aux mes. 9-16. larrive r (IV), au moment o il semblerait impossible de retenir encore do, le geste gnial de Beethoven est de rintroduire cette dernire note comme note suprieure de la septime diminue15, le climax motionnel de la pice, qui peut donner lieu

Ceci, en outre, correspond la conception ancienne de lUrlinie, que Schenker a souvent associe une discussion des motifs. 14 La prsentation que fait Schenker de la surmarche dans lexemple 40.6 est quelque peu inhabituelle, utilisant des signes qui servent plus souvent dcrire les dploiements. 15 Charles SMITH, Musical Form and Fundamental Structure: An Investigation of Schenkers Formenlehre , Music Analysis 15/2-3 (1966), p. 211, tourne lanalyse de Schenker en drision et crit que retarder larrive de la note de tte jusqu la mes. 17 [] semble excentrique . Il propose de lire la forme gnrale en trois sections, mes. 1-8, 9-20 et 21-30, au lieu de deux sections avec la division principale la mes. 20. La ligne fondamentale aurait alors pour note de tte le degr 5, descendant les degrs 543 (mirdo) aux mes. 1-8, avec une interruption sur do bmol majeur (III), puis les degrs 51 aux mes. 21-30 (voir lexemple 12b de Smith, ibid.,

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diverses interprtations hermneutiques16. Do est retrouv, nouveau par un geste complexe, au dbut de la deuxime section (mes. 21-29), pendant la prolongation du Ier degr, pour la cadence complte aux mes. 29-30 : la note de tte do a ainsi domin le passage pendant 29 de ses 30 mesures mais comme dans un kalidoscope, avec une fonction et une signification toujours changeantes. Dabord simple lment de laccord de la bmol mineur, il devient la dissonance cruciale la mes. 17, celle dont le mouvement tire lessentiel de sa signification. Il peut tre utile de souligner quil ny a aucun moyen dviter lenharmonie dans la premire section, que ce soit de do bmol si bcarre ou, comme dans la notation ci-dessous, de mi double bmol r bcarre : Schenker lui-mme a not que ceci est un cas de vritable modulation par enharmonie17.

Figure 5: Beethoven, Sonate op. 26, 3e mvt., Marcia funebre sulla morte dun Eroe, mes. 1-30, graphe final

4. Projets pour un cours danalyse schenkrienneLa Marcia funebre de Beethoven est un cas trs difficile, bien trop difficile pour une initiation lanalyse schenkrienne. Ce seul fait illustre un problme auquel nous devrons faire face : une pice comme celle-ci peut tre traite par les mthodes danalyse enseignes dordinaire la Sorbonne, comme on la vu au 2 ci-dessus, mais elle devient trop difficile pour une analyse schenkrienne. Si nos collgues enseignants peuvent comprendre quanalyser une uvre en profondeur soulve des problmes quune approche plus superficielle ne fait pas apparatre, les tudiants par contre pourraient avoir le sentiment que lanalyse schenkrienne reprsente une rgression par rapport ce quils connaissent dj. Nous tenterons de rpondre ce problme par un quilibre entre lenseignement de techniques lmentaires et lanalyse duvres compltes choisies de manire soulever le plus petit nombre de problmes spcifiques en une fois.

p. 214). Le fait est quen raison de la modulation do bmol /si majeur, il ne peut y avoir de degr 4 (r) satisfaisant entre la mes. 7 et linterruption sur V aux mes. 17-20. Ceci force Smith minimiser linterruption sur V et considrer que les mes. 9-20 forment une section ininterrompue. La solution de Schenker, pour qui les mes. 1-20 forment une section unique mais trois sous-sections (mes. 1-8, 9-16 et 17-20) est bien plus lgante et, aprs peuttre un premier tonnement, bien plus convaincante. 16 Voir Jeffrey PERRY, Beethoven and the Romantic Unique Subject: The Dialectic of Affect and Form in the Marcia funebre sulla morte dun eroe, op. 26, III , Indiana Theory Review 18/2 (1997), p. 47-73. 17 Nous voyons que la tonalit de do bmol, atteinte la mes. 8, est suivie par si mineur la mes. 9. Bien qu premire vue on pourrait attribuer ce changement un dsir de simplification parce qu la longue la notation de do bmol majeur deviendrait inconfortable nous nous trouvons surpris peu aprs par la consquence complte et indpendante de cette nouvelle tonalit de si mineur, sous la forme de la tonalit de r majeur vers laquelle si mineur module aux mes. 13-16. Il sensuit donc que nous avons faire ici une vritable modulation par enharmonie, mme si la premire motivation de ce changement peut avoir t un principe de notation, donc une considration trs extrieure . Heinrich SCHENKER, Harmony, traduction anglaise par E. M. Borghese, O. Jonas d., The University of Chicago Press, 1954, p. 334.

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Nous pensons que la doctrine de Lcriture libre pourrait ne pas constituer le meilleur tat de la thorie pour un premier apprentissage. Notre point de dpart sera plutt la thorie de l espace tonal , telle quelle est dcrite par Schenker dans les deux derniers volumes de Der Tonwille et les deux premiers de Das Meisterwerk in der Musik, dans un texte intitul Erluterungen (claircissements)18. Les prolongations y sont dcrites comme le remplissage de la triade de tonique par des broderies et des notes de passage et ceci constituera aussi la premire tape de notre cours. Nous dvelopperons ensuite, dune part, ltude de lignes de remplissage tendues (depuis ou vers une voix intrieure, ou surmarches, avec ou sans transfert de registre, etc.) et, dautre part, les rencontres consonantes de voix dissonantes lintrieur dun espace tonal, crant de nouveaux espaces inclus de niveau infrieur, ouverts de nouvelles prolongations. Nous esprons pouvoir proposer, plusieurs tapes de ces discussions, des analyses duvres compltes construites principalement sur les dispositifs de prolongation que nous aurons dcrits. Notre but est double : Dabord, apprendre nos tudiants lire les graphes schenkriens. Certaines des analyses duvres compltes que nous avons lintention de leur proposer comporteront des graphes complets de Schenker lui-mme comme cest le cas de lanalyse de Beethoven propose ici. Lexgse dtaille de graphes schenkriens est souvent un exercice trs clairant. Ensuite, leur apprendre crer leurs propres graphes. Ceci est souvent considr comme la difficult majeure de lanalyse schenkrienne, et cest bien le cas. Notre manuel proposera des exercices de reprsentation graphique de prolongations lmentaires, que les tudiants jugeront peut-tre dabord excessivement faciles et naves, mais par lesquels nous esprons pouvoir les mener progressivement une capacit de produire des analyses graphiques de cas plus difficiles, peut-tre aussi difficiles que celui de la Marcia funebre de Beethoven. * * *

Tout ce projet est fascinant et enthousiasmant. La rdaction de cette prsentation pour le Journal of Music Theory Pedagogy sest rvle particulirement fructueuse pour nous, parce quelle nous a contraints clarifier nos ides et les partager. Notre espoir aujourdhui est de pouvoir faire rapport de rsultats significatifs dans un an.

[PS. La prsente traduction franaise a t faite aprs lachvement du premier semestre de cours. Ce que les signataires de ce texte peuvent dire aujourdhui, cest que si ce semestre a t particulirement enrichissant pour tous les deux, il a montr quun long chemin reste faire pour arriver un cours et un manuel rpondant pleinement nos attentes ; nous y travaillons. Il faut certainement remercier tous les tudiants qui ont particip cette premire exprience : leur patience, leur intrt et la pertinence de leurs questions et de leurs remarques ont t pour nous le meilleur encouragement poursuivre.]

Der Tonwille 8-9 (1924), p. 49-51 ; 10 (1924), p. 40-42; Das Meisterwerk in der Musik I (1925), p. 201-205; II (1926), p. 193-197. Le texte est le mme dans ces quatre publications.

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Analyse schenkrienneNicolas Mees

Introduction(Lemberg [Lvov], 1868 Vienne, 1935) est reconnu aujourdhui comme lun des fondateurs de la musicologie analytique moderne. Pourtant, sa situation au regard de la pratique de lanalyse est paradoxale. Il a lui-mme fortement critiqu lapproche analytique de la musique, dans laquelle il ne voyait quune dcomposition nuisible de luvre en ses paramtres (mlodie, harmonie, rythme, forme) envisags chacun sparment, mais qui, selon lui, doivent toujours tre pris en compte simultanment. Dautre part, alors que cest lui, indirectement, quest due une bonne part du dveloppement moderne de lanalyse musicale mme en France, les professeurs danalyse musicale de nos conservatoires et de nos universits manifestent encore une grande mfiance lgard de ses ides. Pour comprendre cette situation, il faut considrer brivement la biographie de Schenker 1 et lhistoire de ses thories . Aprs des tudes gnrales et musicales dans sa ville natale (Lemberg, aujourdhui Lvov, en Ukraine), Schenker tudie le droit lUniversit de Vienne de 1884 1889 ; il suit durant ces mmes annes des cours dharmonie, de contrepoint et de piano au Conservatoire de Vienne. Pendant les dix annes qui suivent, jusqu la fin du XIXe sicle, il est pianiste accompagnateur, il compose un peu et fait de la critique musicale. Ds le tournant du XXe sicle, cependant, il abandonne toutes ces professions pour se consacrer deux activits : dune part ldition critique de partitions, notamment pour les ditions Universal ; dautre part la publication de ses textes thoriques. Schenker, qui juge (non sans dassez bonne raison dailleurs) avoir pntr les secrets de lcriture tonale, se fait un devoir de la dfendre au moment o ses contemporains viennois, Schoenberg en particulier, menacent la tonalit. Il considre que la composition tonale a sa source la fois dans lharmonie et dans le contrepoint et quelle consiste en une application libre de ces disciplines rigoureuses. Cette conception dessine le plan de son ouvrage le plus important, Nouvelles thories et fantaisies musicales, en trois parties : Trait dHarmonie (1906), Contrepoint (deux volumes, 1910 et 1922) et Lcriture libre (1935)2. Ces ouvrages sont trs critiques envers les thories traditionnelles de lharmonie, du contrepoint et de la composition. Schenker reproche notamment ses prdcesseurs et ses contemporains de

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EINRICH SCHENKER

Pour plus de dtails ce propos, voir N. MEES, Heinrich Schenker : Une introduction, Lige, Mardaga, 1993. 2 Neue musikalische Theorien und Phantasien, vol. I, Harmonielehre, Berlin, Stuttgart, Cotta, 1906 ; vol. II.1, Kontrapunkt I : Cantus firmus und zweistimmige Satz, Berlin, Stuttgart, Cotta, 1919 ; vol. II.2, Kontrapunkt II : e Drei- und mehrstimmiger Satz, Vienne, Universal, 1922 ; vol. III, Der freie Satz, Vienne, Universal, 1935, 2 dition 1956. De cet ensemble, seul le dernier volume est traduit en franais : Lcriture libre, traduction de N. Mees, Lige, Mardaga, 1993. Schenker a par ailleurs publi notamment deux priodiques, Der Tonwille (9 volumes, 1921-1924) et Das Meisterwerk in der Musik (3 volumes, 1925-1930), entirement rdigs de sa main, qui contiennent de nombreuses analyses ainsi que des lments de Lcriture libre, dont ldition de 1935 est posthume. Tous les crits de Schenker ( lexception peut-tre de certaines de ses critiques musicales de la fin e du XIX sicle) existent aujourdhui en traduction anglaise.

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ANALYSE SCHENKRIENNE

navoir que des visions trop partielles. celles-ci, il oppose une conception globale : il prend position contre l analyse musicale, quil ne comprend que comme fragmentation et comme dcomposition ; mais ses crits contiennent de trs nombreuses analyses au sens moderne du terme et, plus encore, jettent les bases dune mthode danalyse, celle laquelle le prsent texte est consacr. Schenker tait juif, comme un grand nombre de ses disciples. sa mort en 1935, la situation Vienne est dramatique : plusieurs de ses lves fuient vers les tats-Unis, emportant avec eux une importante documentation. Cest donc aux tats-Unis que se dveloppe lenseignement de lanalyse schenkrienne, au dpart du Mannes College of Music de New York, principalement sous limpulsion de Felix Salzer. Cet enseignement simpose progressivement dans un grand nombre de facults de musique amricaines, o il constitue, aujourdhui encore, lun des lments essentiels des classes de thorie. Ce qui caractrise ce mouvement, cest limportance accorde lanalyse dans lenseignement de lharmonie et du contrepoint. Cest ainsi que Schenker, malgr les critiques quil avait formules lui-mme lencontre de la pratique de lanalyse musicale, sest trouv lorigine de son dveloppement considrable dans la seconde moiti du XXe sicle. En France galement, lintrt pour lanalyse musicale sest accru, notamment en cho son dveloppement aux tats-Unis, mais sur base dautres modles : le cours dOlivier Messiaen au Conservatoire National Suprieur de Musique de Paris, ainsi que l'enseignement et les publications de Jacques Chailley l'Universit de Paris. Mais ni la cration de la Socit franaise dAnalyse musicale en 1988, ni le Premier Congrs europen dAnalyse musicale en 1989, ni ma traduction de Lcriture libre en 1993 nont pu y susciter un intrt vritable pour les thories schenkriennes, qui restent presque inconnues en France. Plus de soixante-dix ans aprs la mort de son auteur, la thorie schenkrienne demeure aujourdhui trs active, en particulier aux tats-Unis : elle continue dy inspirer la rflexion thorique et analytique dans des domaines qui dpassent largement les intentions de son auteur. Il sagit dune thorie dune grande richesse et dune grande complexit. La prsentation qui en sera faite dans les pages qui suivent est plus modeste : elle ne concerne que le champ de la musique tonale, le seul envisag par Schenker lui-mme, et dans une conception souvent plus proche des formulations allemandes originales que ce quon peut lire dans certains crits amricains rcents. Il faut souligner, cependant, que lanalyse schenkrienne demeure aujourdhui un champ de recherche musicologique parmi les plus intressants.* * *

La difficult de la thorie schenkrienne ne provient ni de son vocabulaire moins alambiqu quon le dit parfois ni de notions complexes ou peu intelligibles, mais bien de lextrme concentration quelle requiert de ceux qui la pratiquent, de la lecture musicale extrmement attentive laquelle elle invite. Une analyse schenkrienne bien mene ne doit laisser aucune note dans lombre, elle doit montrer comment chacune participe un projet gnral, celui de laffirmation tonale. La thorie schenkrienne, en effet, est dabord une thorie de la tonalit. Visant montrer comment sinstaure lunit tonale, elle ne convient donc pas, en principe, des uvres dans lesquelles la question de la cohrence tonale ne serait pas un enjeu essentiel. On sest efforc, depuis un demi-sicle, dexporter certains principes mthodologiques schenkriens vers dautres rpertoires : musique pr-tonale, musique post-tonale, jazz, etc. Ces tentatives sont trs souvent intressantes, mais leur succs reste mitig. Il nen sera pas question ici.

INTRODUCTION

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Schenker voit dans la composition tonale une application libre des principes rigoureux de lapprentissage thorique de lcriture, tel que les musiciens du pass ont pu le pratiquer lors de leurs tudes de contrepoint et dharmonie. Il pense que, forms lcriture polyphonique, au contrepoint despce et lharmonie quatre voix, les compositeurs ont continu de mettre en uvre ces techniques strictes dans leurs oeuvres. Lanalyse schenkrienne consiste donc, pour une large part, rechercher derrire lapparence superficielle des uvres une structure harmonique et polyphonique construite la faon dexercices pdagogiques rigoureux. On a dit souvent quil sagissait plus prcisment de retrouver le contrepoint sous-jacent lharmonie. Mais ce point de vue est trop simple et ne se justifie que par rapport limportance excessive accorde lharmonie dans nos techniques analytiques traditionnelles : il est vrai que Schenker rhabilite le contrepoint, mais on ne peut en dduire pour autant quil nglige lharmonie. Le contrepoint mis en lumire par lanalyse schenkrienne sappuie toujours sur une harmonie ; celle-ci, son tour, est toujours mene selon les rgles de la conduite contrapuntique des voix. Lanalyse schenkrienne met en uvre une relation dialectique entre contrepoint et harmonie, quelle explique lun par rapport lautre. Le principe fondamental de la thorie schenkrienne est celui de la prolongation : luvre tonale est essentiellement une prolongation de laccord de tonique, cest--dire une inscription de cet accord dans la dure. On pourrait rsumer la conception schenkrienne de la composition de la faon suivante : La rsonance naturelle de la tonique fournit, dans la srie des harmoniques, le modle de laccord parfait, qui constitue le point de dpart de toute tonalit. Laccord parfait est une imitation artistique (donc artificielle) du donn naturel : en particulier, laccord est ramen une tessiture plus rduite que celle de la srie des harmoniques, pour convenir aux voix humaines. Mais le simple nonc de laccord de tonique ne constitue pas une composition. Il faut en outre inscrire celle-ci dans la dure par divers procds, notamment larpgiation ou lajout de notes dornement. Le procd essentiel de lornementation est la note de passage, qui relie les unes aux autres les notes de laccord de tonique initial. Cest la note de passage qui cre la mlodie dans lharmonie. La rencontre des notes de passage et des broderies engendre de nouveaux accords, diffrents de celui de tonique, qui peuvent donner lieu leur tour des prolongations par ornementation. On voit ici comment fonctionne la dialectique contrepoint / harmonie : le donn initial est une harmonie, un accord, fourni par la rsonance ou imit delle. Cet accord initial est prolong par des notes de passage, phnomnes contrapuntiques. La conduite des voix de ce contrepoint engendre de nouvelles harmonies. Celles-ci donnent lieu de nouveaux phnomnes contrapuntiques, qui engendreront de nouvelles harmonies, etc. ; lharmonie nat de la conduite des voix, la conduite des voix nat de lharmonie. Lanalyse opre en sens inverse : elle montre comment les accords, identifis par le chiffrage traditionnel en chiffres romains, rsultent en ralit dune conduite contrapuntique lintrieur dharmonies de niveau suprieur ; celles-ci leur tour, une fois identifies par un nouveau chiffrage, apparaissent rsulter elles-mmes dune conduite des voix un niveau suprieur encore ; etc. De proche en proche, luvre se rduit un squelette de plus en plus dpouill. Une ide forte de la thorie schenkrienne est que le squelette totalement nu, la structure fondamentale, est toujours construit sur le mme modle, qui rsume la dialectique contrepoint / harmonie qui vient dtre dcrite : deux formes de laccord de tonique, lune au dbut

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et lautre la fin de la pice, sont relies par des notes dornement qui forment passagrement un accord diffrent, celui de la dominante. Harmoniquement, donc, la structure fondamentale se rduit ncessairement un enchanement IVI, que Schenker appelle arpgiation de la basse (Babrechung). Mlodiquement, elle descend dune note quelconque de laccord de tonique vers la tonique elle-mme ; Schenker appelle cette descente la ligne fondamentale (Urlinie). Avant laboutissement sur la tonique, la rencontre de lavantdernire note de la descente mlodique avec le Ve degr de lharmonie forme laccord de dominante pour la cadence parfaite finale. La thorie de la structure fondamentale a engendr les plus grandes confusions. On a fait reproche Schenker de rduire toutes les uvres du rpertoire un dnominateur commun arbitraire et sans intrt. On a blm lanalyse schenkrienne pour son incapacit dcrire les uvres dans leur individualit et leur originalit. Mais le but de Schenker ntait pas (ou pas seulement) de montrer que toutes les uvres peuvent se ramener une mme structure tonale : il voulait aussi montrer comment chacune ralisait cette structure de faon absolument unique. Il en avait fait sa devise : toujours la mme chose, mais jamais de la mme manire , semper idem, sed non eodem modo. La structure fondamentale nest quun squelette, auquel il faut donner la vie par tout ce qui lenrobe, par ce qui, en musique, en fait lornement. Cest ce que sefforceront de montrer les pages qui suivent.* * *

Plusieurs manuels pdagogiques danalyse schenkrienne ont t publis aux tats-Unis. Certains sont excellents mais aucun, ce jour, ne sest avr entirement satisfaisant. Cest que lapprentissage de la mthode schenkrienne est de toute manire difficile et quil requiert une attention et une concentration toutes particulires. On conoit ds lors la situation exceptionnelle du prsent cours, le premier et le seul texte de ce type en langue franaise, qui voudrait non seulement proposer une initiation la mthode, mais aussi faire tomber des rticences encore trop vives son gard. Il sagit, en bref, de prsenter de manire simple des ides complexes et de montrer que ces ides, malgr leur complexit, mritent lintrt. Ce cours sadresse des tudiants dont on suppose quils ont dj des notions satisfaisantes danalyse musicale, en particulier du chiffrage harmonique en chiffres romains, aujourdhui classique en France. Ils auront probablement pratiqu dj des cours dharmonie quatre voix. On prsume en outre que, mme sils nont pas suivi de classes de contrepoint, ils ont tout le moins quelques notions de cette discipline. Ils trouveront dans lanalyse schenkrienne loccasion de mettre ces connaissances en uvre : Schenker, en effet, reste trs partisan des enseignements traditionnels, mme sil en fait un usage assez original. Si le texte qui suit est assez dvelopp, ce qui est attendu des tudiants de troisime anne de licence est par contre relativement simple et circonscrit : ils devraient tre mme de proposer et de commenter des analyses graphiques du type de celles qui seront prsentes au chapitre IV, donc danalyser la manire schenkrienne un thme formant une phrase musicale complte. Une attention particulire doit tre accorde la ralisation du graphe schenkrien, qui constitue l'un des lments essentiels de la mthode. Le graphe doit donner une ide complte du fragment analys : il doit pouvoir tre lu la manire d'une partition et permettre au lecteur de se remmorer l'uvre. On trouvera en particulier aux chapitres III et IV des indications concernant la ralisation des graphes.

Chapitre premier laborations simples

IntroductionLune des ides fondamentales de la thorie schenkrienne est que les harmonies doivent faire lobjet une laboration compositionnelle (Auskomponierung) qui les inscrit dans la dure par divers procds, dont les plus simples seront dcrits dans ce chapitre. Llaboration des harmonies permet la composition de se dployer dans le temps, de tendre vers un but et daffirmer sa tonalit ; cest par les laborations que le compositeur dote luvre de ce qui fait son individualit, quil met en place ses particularits mlodiques, harmoniques et rythmiques, quil lui donne sens. Llaboration dun accord prend gnralement la forme dun remplissage de ses interstices par des notes ou par des lignes mlodiques dornement. Les accords, en particulier les accords parfaits, sont constitus de notes disjointes, spares par des intervalles susceptibles dtre combls par des notes dornement : les triades (cest--dire les accords parfaits) forment un espace tonal , dlimitant des intervalles ouverts au remplissage par des notes de passage ou des broderies. Laccord en lui-mme nest dabord quune entit abstraite, qui ne prend vie que par llaboration. Schenker explique que, dans la composition musicale,il sagit gnralement de mtamorphoser labstraction des harmonies (triades ou septimes) en un contenu vivant. Dans le Prlude op. 28 no 6 de Chopin, par exemple, le motif

rend tout fait vivant le concept abstrait de la triade sirfa, tandis que

seul naurait leffet que dune ide peine esquisse provisoirement1.

Ce que Schenker veut dire, cest que laccord de si mineur ne peut pas tre utilis comme tel dans une composition musicale, sous sa forme abstraite, comme un simple empilement vertical : il faut le rendre vivant, lui donner chair, l laborer . La mlodie de Chopin transforme laccord en un motif mlodique qui, de plus, se rptera plusieurs fois, dans diverses formes modifies, comme lun des lments important du Prlude : ce sont ces rptitions qui marquent le motif comme un lment caractristique, lun des lments individualisants de luvre. Seule la rptition peut faire dune srie de notes quelque chose de dtermin, crit Schenker, elle seule peut expliquer o est la srie de notes et quel est son but 2 : la1 2

Harmonielehre, p. 281 ; Harmony, p. 211-212. Harmonielehre, p. 5 ; Harmony, p. 5.

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musique est un art de rptitions. Chopin utilise ici deux procds dlaboration, larpgiation ascendante puis descendante ; et le remplissage par des notes dornement : la broderie r3do3r la mes. 1 et le mouvement de note de passage r2do2si1 aux mes. 2-3. Ces procds, aussi simples soient-ils, et la rptition du motif, suffisent individualiser le Prlude, en faire une uvre absolument diffrente de toute autre : nombreuses sont les uvres qui laborent un accord parfait, mais aucune ne le fait de cette manire. Cest la devise de Schenker : Semper idem, sed non eodem modo, Toujours la mme chose, mais pas de la mme manire .

ArpgiationLe moyen le plus simple dlaborer un accord et de linscrire dans le temps, cest de larpger cest--dire de transformer le phnomne essentiellement vertical de lempilement de notes en un dploiement horizontal. Larpgiation peut prendre des formes plus ou moins dveloppes et plus ou moins complexes ; on en trouve dinnombrables exemples dans le rpertoire tonal. Lexemple 1.1, tir dune sonate de Domenico Scarlatti, est un cas extrme qui parat tirer jusqu ses limites la possibilit darpger laccord de do majeur, sans aucune note trangre. Cette arpgiation met pourtant en place, ds le dbut de la Sonate, et par sa rptition varie dans la suite de la pice, un motif mlodico-rythmique vocateur dune sonnerie de chasse et qui donne le caractre de tout ce qui suit. Une laboration aussi simple suffit crer lindividualit de luvre, alors quun un accord de do majeur seul, mme reconnu comme laccord de tonique, naurait signifi que peu de chose par lui-mme ; cest larpgiation particulire propose par Scarlatti et la rptition transforme de celle-ci dans la suite de luvre qui, dans lexemple 1.1 et dans toute cette sonate, dotent le motif darpge dun pouvoir dvocation non ngligeable.

Exemple 1.1: Domenico SCARLATTI, Sonate en do majeur, L401, mes. 1-6 Lexemple 1.2, le dbut du Nocturne op. 17 no 2 de Chopin, illustre une forme un peu plus labore de larpgiation. Laccord de tonique longuement rpt la main gauche est ici celui de r bmol majeur. la main droite, quelques notes dornement font de larpge un motif plus mlodique et plus chantant : mi4, la mes. 2, est note de passage entre fa4 et r4 ; si4, mi4 et do4, la mes. 4, sont des appoggiatures de notes de laccord originel. La rcriture propose pour cet exemple sefforce de rendre ceci plus immdiatement visible : les notes successives des arpges de la main gauche sont ramenes les unes au-dessus des autres pour prsenter laccord sous sa forme verticale originelle, en rondes : cest une verticalisation des arpges. la main droite, on lit un fragment darpge fa4r4 la mes. 2, avec une note de passage mi4, puis un arpge ascendant fa3la3r4fa4la4 de la mes. 2 la mes. 4, redescendant ensuite la4fa4r4 ; ces trois dernires notes sont prcdes chacune dune appoggiature. Les notes de laccord prolong sont notes en noires ordinaires, les notes de remplissage (notes trangres) en noires sans hampe ; un arc de liaison lie fa4 r4, la mes. 2, passant par-dessus mi4, note

LABORATIONS SIMPLES

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de passage ; les trois appoggiatures de la mes. 4 sont lies chaque fois la note de laccord de r bmol dont elles constituent lornement. Un autre arc de liaison cherche mettre en vidence larpge ascendant fa3la3r4fa4la4, mes. 2-4. La direction des hampes vise seulement clarifier autant que possible la disposition de laccord prolong.

Exemple 1.2 : Frdric CHOPIN, Nocturne op. 27 no 2, mes. 1-4, et rcriture La rcriture montre comment la mlodie de Chopin se rduit llaboration dun accord unique. Mais elle ne montre en quelque sorte quen ngatif ce qui la rend unique. La rcriture laisse au lecteur le soin de constater que la particularit de cette laboration de laccord de r majeur, ce sont notamment la faon dont est ralise larpgiation la main gauche et les appoggiatures de la main droite, plus particulirement si4 qui est la fois la note la plus aigu du passage et la note la plus longue, marque en outre par le soufflet de crescendo qui en fait la note la plus nettement accentue de ce fragment.Le procd de rcriture propos pour lexemple 1.2, caractristique de lanalyse schenkrienne, na dautre but que de permettre une meilleure lecture de la partition elle-mme en faisant apparatre les relations entre les notes et leur rle dans llaboration de laccord, ici de celui de r bmol majeur : la rcriture doit toujours se lire par comparaison avec la partition quelle explique. La disposition graphique rpond quelques rgles qui seront indiques progressivement dans les chapitres qui suivent. On peut noter ds maintenant que les valeurs de notes nont plus pour but dindiquer le rythme, mais bien les relations hirarchiques entre notes de laccord et notes de remplissage. La convention utilise ici est que les notes de remplissage sont crites sans hampe.

Un accord isol, mme labor en un motif harmonique et mlodique comme dans lexemple cidessus, demeure insatisfaisant notamment parce quon ne peut pas identifier sa position ni sa fonction dans la tonalit : laccord doit sinscrire dans une relation dopposition ou de contraste par rapport dautres qui en claireront le rle. Schenker montre que les notes de remplissage de laccord peuvent se superposer pour former dautres accords insrs dans le premier, puis que ces nouveaux accords peuvent donner lieu de nouvelles laborations engendrant de nouveaux accords : une uvre toute entire peut natre ainsi dlaborations successives produisant des accords imbriqus les uns dans les autres. linverse, un passage qui semble form de plusieurs accords enchans peut se rvler ntre, un niveau suprieur, que llaboration dun seul accord.

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laboration par la dominanteDans lexemple 1.3a, les broderies lasolla la basse et dosido la voix mdiane (marques par les liaisons), en dessous de mi tenu la voix suprieure (la tenue est souligne par les liaisons pointilles), engendrent un enchanement dont laccord central nest quun accord broderie (un accord dlaboration ) de celui de la majeur. Le chiffrage IV6I peut se justifier un niveau superficiel, indiquant une alternance de deux accords ; mais un niveau plus profond il faut considrer quil ny a quun seul accord, la majeur, orn passagrement par des broderies.

Exemple 1.3a Broderies produisant une dominante apparente Les exemples 1.3b 1.3e ci-dessous montrent quatre ralisations concrtes de llaboration dun accord de la majeur par sa dominante. Ces quatre exemples sont extraits des premires mesures de chacun des quatre mouvements de la Suite en la majeur pour clavecin, HWV 426, de Hndel. Lexemple 1.3b, la premire mesure de la Gigue, diffre peine du modle de lexemple 1.3a. La main gauche joue les deux broderies, tandis que la main droite donne mi deux hauteurs diffrentes. On pourrait considrer que lexemple 1.3a ci-dessus nest quune simple rcriture de lexemple 1.3b.

Exemple 1.3b : Georg Friedrich HNDEL, Suite en la majeur, Gigue, mes. 1 Dans la Courante (exemple 1.3c), les mouvements de remplissage sont un peu plus complexes, notamment parce quils impliquent des notes de passage. La premire broderie de la voix mdiane, do3do3si2do3, au deux premiers temps de la mes. 1, sinscrit comme simple ornement dans un environnement qui demeure celui de la majeur : elle ne nous retiendra pas ici, puisquelle nengendre aucun accord, et elle ne sera pas reprsente dans la rcriture. partir du deuxime temps de la mes. 1, par contre, les mouvements descendants mi3r3do3 la partie suprieure et do3si2la2 la plus aigu des parties mdianes, dans lesquels la note centrale est chaque fois une note de passage, et la broderie la2sol2la2 la deuxime partie mdiane, se superposent la tonique tenue la basse et forment un accord apparent de dominante (sur pdale) au troisime temps de la mesure, comme le montre la rcriture.

Exemple 1.3c : Georg Friedrich HNDEL, Suite en la majeur, Courante, mes. 1-2, et rcriture

LABORATIONS SIMPLES

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Dans la rcriture de lexemple 1.3c, la note de basse a t crite comme une blanche, de mme que dans lexemple 1.2 les notes de la main gauche avaient t crites en rondes. Il a sembl que cela facilitait la comparaison avec la partition, soulignant que ces notes se prolongent sous les noires et les noires sans hampe qui reprsentent les notes de laccord et les notes dornement. La broderie do3si2do3 des deux premiers temps de la mes. 1 et le retard de sol2 la fin de la mme mesure nont pas t reprsents : non pas quils ont t jugs sans importance, mais parce quils ne demandent pas dexplication particulire pour le lecteur comptent et quils ne participent pas directement au mouvement dlaboration engendrant la dominante que lon voulait illustrer ici.

Dans les premires mesures du Prlude (exemple 1.3d), laccord de tonique est dabord parcouru, aux mes. [1]-[4], par des gammes qui forment des remplissages simples de lespace tonal par des notes de passage. Laccord de la mes. [5], par contre, est le rsultat de plusieurs notes de remplissage : les enchanements en rondes de la mes. [3] la mes. [7] sont, de haut en bas, la3si3do4, la3sol3la3 et do3r3do3 ; les parties plus graves doublent celles-ci loctave. Les gammes quon a entendues jusque l nont quune signification assez rduite, parce quelles ne constituent que de simples remplissages sans valeur harmonique. Il en va autrement des mouvements mlodiques qui accompagnent la production de laccord de dominante apparent de la mes. [5], mme sils ne sont eux aussi que des remplissages : le mouvement de note de passage la voix suprieure, la3 si3do4 (en rondes) aux mes. [3]-[7], en particulier, est sans doute le mouvement mlodique le plus significatif de tout ce passage.

Exemple 1.3d : Georg Friedrich HNDEL, Suite en la majeur, HWV 426, Prlude, mes. [1-7], et rcriture des mes. [3-7]3

Lexemple 1.3d est conforme la partition imprime en 1720 (reproduite par la Hndelgesellschaft, vol. II, 1859), sinon que des barres de mesure pointilles ont t ajoutes pour correspondre lindication de mesure, laquelle correspondent aussi les numros de mesure entre crochets : les [7] mesures reproduites ici correspondent donc 4 mesures dans la partition originale. On peut supposer que cette partition ne donne quune proposition dornementations improvises des accords crits en rondes. Plusieurs accords, dont celui de dominante au dbut de la mes. [5], demeurent sans ornementation, mais on peut supposer que l aussi le claveciniste tait libre dimproviser, par exemple par un remplissage en gammes. Dune certaine manire, les doubles croches sont facultatives, les rondes sont obliges.

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ANALYSE SCHENKRIENNE

Le dernier exemple (exemple 1.3e) est le plus complexe : la ligne de basse est transforme ici en une ligne complte dune octave descendante, la2sol2fa2mi2r2do2si1la1, exprimant un arpge de la majeur combl par des notes de passage. On trouvera plus loin de nombreux autres exemples dlaborations formant comme ici une ligne continue par mouvement conjoint. Audessus de la ligne de la basse, les notes de passage des deux petits motifs mifasolla, de la quinte loctave (5678)4 de laccord de tonique, la majeur, la main droite puis la main gauche, forment deux reprises des accords de dominante apparents, le premier par la rencontre de mi2r2 dans la ligne descendante de la basse avec mi3 et sol3 la ligne suprieure ; le second par la note de passage sol2 et lappoggiature r4 au-dessus de si1 la basse5. La rcriture vise en particulier mettre en lumire les lignes par mouvement conjoint et la faon dont elles sappuient sur les bornes de laccord de la majeur.

Exemple 1.3e : Georg Friedrich HNDEL, Suite en la majeur, Allemande, mes. 1, et rcriture.Dans les rcritures, les arcs de liaison en trait plein servent gnralement rattacher les notes dornement aux notes ornes. Les tenues de notes sont marques souvent par des liaisons pointilles. Les broderies sont rattaches par des liaisons en trait plein la note brode qui se trouve normalement avant et aprs la broderie (exemple 1.3a). Dans le cas des notes de passage, la liaison stend de la note de dpart de la ligne de passage jusqu la note darrive, qui appartiennent toutes les deux laccord labor (exemple 1.3e). Lessentiel est de faire apparatre ce qui mrite lattention du lecteur : lutilisation des liaisons ne peut tre prescrite dans tous les dtails. Il appartient lanalyste de rendre la rcriture aussi lisible que possible.

Le diviseur la quinteLes exemples 1.3a et 1.3b ci-dessus illustrent une dominante comme simple accord broderie, engendrant un accord V6 avec la note sensible la basse ; les exemples 1.3c et 1.3d montrent des accords broderie sur pdale de tonique ; lexemple 1.3e enfin illustre dune part une dominante sur V avec 7e de passage la basse (mi2r2 mes. 1, 1er temps) et dautre part un accord V6 sur le deuxime degr (si1) : ici encore, les notes de la basse ne sont de toute vidence que des notes de passage parce quelles sinscrivent dans une ligne par mouvement conjoint. Lorsque la dominante est amene en position fondamentale par un mouvement disjoint de la basse, par contre, il semble premire vue quil ne peut plus sagir dune dominante dornement. Cependant, le mouvement de la basse peut ntre alors quun arpge de laccord de tonique : tous les mouvements, dans ce cas, y compris ceux de la basse, sont encore des mouvements dlaboration et la dominante peut tre considre comme dominante dornement, par exemple comme ici, o la quinte de larpge de tonique la basse se place sous les notes de passage des voix suprieures (exemple 1.4a). Cest ce que Schenker appelle le diviseur la quinte , o la quinte se met au service de notes de passage ou de broderies pour former un accord4 5

Les chiffres arabes sont utiliss ici pour dsigner les notes de la gamme, de 1 (la fondamentale) 8 (son octave). Il faut noter que Hndel aurait pu crire la3si3do4 la voix suprieure, rpondant do2si1la1 la basse. En remplaant si3 par r4, il vite un paralllisme en quartes entre la voix suprieure et la voix mdiane et enrichit laccord apparent de dominante sur le deuxime temps de la mesure.

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dornement 6. Ce qui se passe dans ce cas, cest que les voix suprieures produisent laccord par des notes dornement et que la voix de basse en donne la note fondamentale par arpgiation.

Exemple 1.4a : Diviseur la quinte Cest prcisment ce qui se passe dans les premires mesures de la Sonate en fa majeur de Haydn, Hob. XVI:29, exemple 1.4b. La basse arpgie laccord de tonique, fa2la2do2fa2 ; au dessus de do2, la dernire croche de la mes. 3, les voix suprieures forment une broderie, fa3 sol3fa3, et une note de passage do3si2la2, crant un accord de dominante apparent. Que cet accord ne soit quapparent est confirm par le fait quil ne fait pas entendre la note sensible, mi.

Exemple 1.4b : Joseph HAYDN, Sonate en fa majeur, Hob. XVI:29, premier mouvement, mes. 1-4, et rcriture Les premires mesures de la deuxime symphonie de Brahms, en r majeur, prsentent une situation similaire. Les violoncelles et contrebasses arpgient laccord de tonique, r2la1fa2r2 (avec des broderies infrieures du premier r2 et de fa2). la mes. 4, tous les vents effectuent des broderies ou des notes de passage qui engendrent un accord de dominante : rdor et rmi (fami)r (en sons rels) aux cors, fasol(lasol)la au basson 1. Laccord de sixte et quarte des mes. 2-3 pourrait sembler constituer une double appoggiature de la dominante, rsolue la mes. 4 ; mais la dure de cette sixte et quarte, dans un environnement qui, pour le reste, ne donne entendre que laccord de r majeur, fait percevoir que cest cette mes. 4 qui fait ornement, plutt que sa prparation aux mes. 2-3.

Der Tonwille, vol. 5, p. 4, note *. Les exemples 1.4 et 1.5 sont choisis ici parce que la basse y fait un arpge complet, passant par la tierce (1351 ou 1531). Mais larpgiation peut se faire par la quinte seulement : tout enchanement IVI o les accords se succdent en position fondamentale (comme dans lexemple 1.6) peut tre considr comme une arpgiation.

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Exemple 1.5 : Johannes BRAHMS, Symphonie no 2, en r majeur, op. 73, 1er mouvement, mes. 1-6, et rcriture

Autres formes de llaboration par la dominanteLes cas dlaboration par la dominante examins jusquici se fondaient sur des mouvements de la basse qui pouvaient en eux-mmes tre considrs comme des laborations : broderie (exemple 1.3b) broderie sur pdale de tonique (exemple 1.3c et 1.3d) notes de passage (exemple 1.3e) arpgiation (exemples 1.4, 1.5 et 1.6) Dautres situations sont possibles. On peut considrer, de manire gnrale, que les mouvements des voix suprieures peuvent tre supports par nimporte quel mouvement, conjoint ou disjoint, de la basse, qui viendrait complter laccord et lui donner sa forme particulire. Lexemple ci-dessous prsente une alternance rgulire daccords de tonique et dlaborations par la dominante, mais les cas sont chaque fois diffrents : la mes. 2, la dominante est de passage entre I et I 6, sous les broderies la3sol3la3 la partie 4 suprieure et do3r3do3 une partie mdiane. La forme de la dominante est donc V 3 (ou V+6). la mes. 3, la partie suprieure fait une note de passage ascendante, la3si3do4, laquelle la basse aurait pu rpondre par un mouvement contraire, do2si1la1, mais laccord de dominante en serait demeur incomplet et Schubert a prfr remplacer si1 par sol1, avec un saut de quarte, do2 sol1 ; une voix intrieure fait entendre la note de passage mi3r3do3. La forme de la dominante 6 est ici V 5 . / La mes. 6 sinscrit nouveau dans un mouvement de I I6 mais, parce que la partie suprieure fait un mouvement descendant do4si3la3, Schubert prfre inscrire la septime, r2, la basse, plutt que la1si1do2. La forme de la dominante est V2 (mais sol, qui formerait +4, manque). La mes. 7, enfin, est analogue la mes. 3.

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Exemple 1.6 : Franz SCHUBERT, Impromptu op. 142 no 2, mes. 1-8 Dans chacun de ces cas, la dominante est le rsultat de mouvements dlaboration aux voix suprieures. Les diffrences de chiffrage en chiffres arabes ne dpendent que de la note prsente la basse : elles attachent peut-tre trop de poids une caractristique peu importante. Cest la raison pour laquelle le chiffrage de lexemple 1.6 se contente des chiffres romains.

laboration par la sous-dominanteLlaboration par la sous-dominante apparat souvent sous la forme dune simple sixte et quarte brodant la quinte et la tierce de laccord de tonique. Cest le cas de lexemple 1.7 ci-dessous, o les voix suprieures effectuent les broderie si3do4si3 et sol3la3sol3 ; la broderie de la voix suprieure est orne en outre par un mouvements darpge, si4mi4, la mes. 2, do la note de passage r4 redescend do4 la mes. 3, formant un accord I7 qui cre un mouvement oblig vers la sixte et quarte qui suit. la mes. 3, un autre mouvement darpge fait entendre la quarte la4, projete au dessus de la sixte do4. Ces ornements sont secondaires par rapport la broderie principale, celle de 565 la sixte et quarte. Il ne sagit donc, tout bien considrer, que dune broderie I 343 et pas dun vritable accord de sous-dominante.

Exemple 1.7 : Josef HAYDN, Sonate (Divertimento) en mi majeur, Hob. XVI:13, 2e mvt. (Menuet), mes. 1-4, et rcriture

Dans la rcriture de lexemple 1.7, il a t ncessaire dindiquer trois niveaux hirarchiques : les notes de laccord labor (mi majeur) sont en blanches ; celles de la broderie principale, formant quarte et sixte, sont en noires ; enfin, les notes dornement secondaires mi4r4 sont en noires sans hampes.

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Dans lexemple 1.8, le dbut du Prlude en mi majeur du Premier livre du Clavier bien tempr de Bach, deux laborations successives de laccord de tonique font entendre, la premire, la soussidosi dominante comme rsultat dune double broderie la deuxime partie de la mes. 1, sollasol , la seconde, la dominante, par une broderie (mirmi) et des notes de passage (silasol et solfa mi) la deuxime partie de la mes. 2. Lexemple 1.8 b) dcompose la mlodie de la main droite, qui se subdivise en deux voix : mi4 tenu la partie suprieure, si3do4si3la3sol3 la partie infrieure, ces notes principales tant en outre souvent brodes en croches7. La mlodie suprieure de la main gauche suit en tierces parallles : sol2la2sol2fa2mi2, ici encore avec des broderies en croches qui, alternant avec celles de la main droite, assurent un dbit rythmique continu.

Exemple 1.8 : a) Jean-Sbastien BACH, Clavier bien tempr I, Prlude en mi majeur, mes. 1-3 ; b) dcomposition de la main droite ; c) rcriture Comme laccord de dominante, laccord de sous-dominante peut se prsenter en position fondamentale, sans que son caractre dornement en soit modifi : comme dans le cas du diviseur la quinte, la fondamentale apparat alors par mouvement disjoint sous les ornements qui forment la sous-dominante dans les voix suprieures. Dans lexemple ci-dessous (exemple 1.9), le IVe degr rsulte de deux mouvements de remplissage de laccord de tonique, mi majeur : dune part la broderie la voix suprieure, sol4la4sol4 ; dautre part la ligne chromatique la deuxime voix, mi4r4r4do4do4si3, descendant de loctave la quinte de laccord (877665) ; la basse y ajoute la fondamentale du IVe degr, la. Ici, la ligne chromatique descendante fait entendre r4 au-dessus de laccord de mi majeur, au 3e temps de la mes. 9, formant V7/IV qui souligne la 7 progression harmonique I IVI ; mais la ligne descendant par mouvement conjoint de loctave la quinte dtermine le caractre de ce passage comme simple laboration de laccord de mi majeur.

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La ligne de la main droite forme une mlodie composite : il en sera question dans un prochain chapitre.

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Exemple 1.9 : Frdric CHOPIN, Valse posthume B44, mes. 9-12 et rcriture

Ici encore, un certain nombre de notes nont pas t retenues dans la rcriture. Ce sont, la mes. 9, fa4, broderie infrieure de sol4 ; la mes. 10, si4, appoggiature suprieure de la4 ; la mes. 11, mi4, brod par fa4, une voix intrieure qui redouble mi3 de la main gauche, tandis que la4 la voix suprieure se tait provisoirement avant sa rsolution sur sol4 la mes. 12. Ces notes sont pourtant peut-tre les plus caractristiques de la mlodie de Chopin, alors que la rduction propose est musicalement plutt raide. Cest parce que la rcriture schenkrienne a pour but de montrer la logique harmonique et mlodique sous-jacente du passage, pas de dcrire ce qui fait son charme. Au contraire, les notes que les rcritures ne retiennent pas parce quelles ne sont quornementales sont souvent les plus intressantes : comme Schenker la dit plusieurs fois, ce sont les ornements qui sont porteurs du sens de la musique.

Schenker a parfois dcrit une situation comme celle de lexemple 1.10 comme diviseur la quarte , pensant que le cas tait comparable celui dune arpgiation de la basse telle quelle est dcrite aux exemples 1.4, 1.5 et 1.6 ci-dessus. Il semble cependant avoir renonc cette ide, parce que la prsence du IVe degr par mouvement disjoint la basse ne peut pas se justifier comme une simple arpgiation de laccord labor, comme ctait le cas du diviseur la quinte . Il faut donc admettre que dans un cas comme celui de lexemple 1.9, le IVe degr la basse ne se justifie que comme doublure de celui de la voix suprieure. Ce principe peut tre gnralis : tout accord dlaboration, form de broderies ou de notes de passage, peut recevoir comme basse, par mouvement disjoint, la doublure dune de ses notes en particulier de sa fondamentale. On dit alors que laccord repose sur une basse projete vers le grave.

laboration par deux (ou plusieurs) accordsDans lexemple 1.10, le dbut du Prlude en do majeur du premier livre du Clavier bien tempr, llaboration se fait exclusivement par des broderies. Lanalyse est ralise ici en deux tapes : la premire, la verticalisation , exemple 1.10 b), rcrit les accords arpgs sous forme verticale, en respectant le nombre des voix (ici, cinq voix) pour faciliter la lecture du contrepoint ; la deuxime, la rcriture proprement dite, exemple 1.10 c), fait apparatre les remplissages, ici exclusivement des broderies, lintrieur de lespace tonal de laccord originel de do majeur. Les broderies sont dcales les unes par rapport aux autres : toutes commencent ds la mes. 2, sauf celle de la basse qui ne prend son dpart qu la mes. 3 ; toutes se rsolvent la mes. 4, sauf celle de la troisime voix qui le fait ds la mes.3. Il en rsulte une succession dharmonies apparentes, IiiVI ; mais toutes ces broderies sinsrent dans lespace tonal du seul accord de do majeur, qui se retrouve la mes. 4 tel quil tait la mes. 1. Llaboration parat donc parcourir un cercle qui revient sur lui-mme : elle forme de ce point de vue une unit indpendante, un cycle de fonctions tonales, un cycle tonal . Il comprend quatre accords, le premier et le quatrime qui sont

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laccord de tonique (laccord qui fait lobjet de llaboration) ; le troisime, laccord de dominante ; et le deuxime, un accord de prparation de la dominante 8, ici le iie degr. a)

b)

c)

Exemple 1.10 : a) Jean-Sbastien BACH, Clavier bien tempr, vol. I, Prlude en do majeur, BWV 846a, mes. 1-4 ; b) verticalisation ; c) rcriture

La rcriture de lexemple 10 se fait en deux tapes, dont la premire est la verticalisation : cette premire tape claire considrablement la situation et permet souvent de dbrouiller des situations difficiles ; elle est moins ncessaire dans des cas plus simples, ou mesure que lanalyste devient plus habile raliser les rcritures. Il faut ajouter que, dans le cas prcis de ce Prlude, Bach lui-mme, dans le Petit Livre de clavier de Wilhelm Friedemann, en a crit des passages entiers sous cette forme verticalise en rondes plutt quen blanches cependant : ici, les blanches ont t prfres parce que la direction des hampes permet de visualiser lappartenance des notes lune ou lautre des cinq voix.

Le cycle tonal peut tre produit par une laboration encore plus simple, comme le montre lexemple 1.11. Ici, la prparation de dominante est reprsente par un VIe degr en position de sixte et quarte, obtenu par une simple broderie de la quinte de laccord de tonique par sa sixte ; cet accord du VIe degr pourrait tre compris comme IV sans fondamentale : sa fonction de prparation de dominante ne fait aucun doute. La dominante elle-mme apparat ensuite par une broderie infrieure de la tonique la basse, do3si2do3, avec une note de passage (mi4r4do4) et une broderie (mi4fa4 mi4) dans les voix intrieures. Ici aussi, la production des accords dlaboration8 Bien que la prparation de la dominante soit souvent assure par le IVe degr, la sous-dominante, et bien que le cycle tonal soit souvent dcrit comme une succession des fonctions de tonique, sous-dominante, dominante et tonique (TSDT), il faut souligner que la fonction du IV e degr en tant que prparation de dominante est distincte de celle quil peut exercer, par exemple, dans la cadence plagale ou dans llaboration par la sous-dominante dcrite ci-dessus. Pour distinguer ces deux fonctions, les analystes amricains ont imagin le terme pr-dominante , pour prparation de la dominante : ce terme sera utilis parfois dans les pages qui suivent.

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repose sur le dcalage des broderies. Le dispositif, dans sa simplicit, est tonnement semblable celui de Bach dans lexemple 1.10.

Exemple 1.11 : Frdric CHOPIN, Nocturne op. 48 no 1, mes. 1-2, et rcriture Lexemple 1.12 a) reproduit les quatre premires mesures du Petit Prlude en fa majeur, BWV 927, de Jean-Sbastien Bach. Ici, llaboration de laccord de fa majeur produit deux cycles IIVVI successifs, chacun de deux mesures, raison dun accord par demi mesure. Comme dans lexemple 1.11, lanalyse est ralise en deux tapes : lexemple 1.12 b) procde la verticalisation, ici six voix (crites sur trois portes) et lexemple 1.12 c) en donne une rcriture analytique. Ce qui est particulirement intressant dans ce fragment, cest lconomie des mouvements de note de passage entre les notes de laccord de tonique : les lignes formes par les notes de passage sont fasolla (123), lasido (345) et dormifa (5678), dans diffrentes variantes et diffrentes combinaisons. On ne trouve quun seul mouvement descendant, do(r)sila (543), la quatrime voix compter du haut, aux mes. 1-2. Il faut noter aussi particulirement la ralisation du mouvement lasido la troisime voix, mes. 3-4, o si comporte un saut loctave. Cet exemple ne fait donc que parcourir lespace tonal de laccord de fa majeur. Ce qui le distingue des exemples 1.10 et 1.12, cependant, cest qualors que l les laborations taient fondes surtout sur des broderies, ici elles se forment de notes de passages, presque toujours ascendantes. Laccord de tonique change de position pendant son laboration, passant non seulement de I I6, mais aussi dune position o la voix suprieure tait la quinte une autre o elle est la tierce : la voix suprieure monte 5678 aux mes. 1-2, puis 123 aux mes. 3-4 ; la deuxime voix monte 345 puis 5678 ; la troisime voix fait 123 puis 345, le 4 sautant loctave, par-dessus la voix suprieure, au premier temps de la mes. 4 ; la quatrime voix descend 5(6)43, puis remonte 5678 ; la cinquime voix fait dabord une broderie double 3423, puis monte 345 ; la sixime voix enfin tient la pdale de tonique.

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a)

b)

c)

Exemple 1.12 a) Jean-Sbastien BACH, Petit Prlude en fa majeur, BWV 927, mes. 1-4 ; b) verticalisation ; c) rcriture Les quatre premires mesures du Prlude de la Suite BWV 1007 pour violoncelle seul (exemple 1.13) prsentent un cas analogue, en sol majeur. Aprs limination des broderies qui ornent la note suprieure sur les premier et troisime temps de chaque mesure (silasi, dosido, silasi, mes. 1, 2-3 et 4), on distingue aisment une criture trois voix, raison dun accord par mesure, formant un enchanement IIVVI sur une pdale de sol (exemple 1.13b, verticalisaton), qui constitue une laboration de laccord de sol majeur par une broderie la voix suprieure (sidosi) et une monte 5678 (rmifasol) comblant linterstice suprieur de laccord de sol majeur (exemple 1.13c). Cette monte construit ici aussi une tension croissante, mais tempre dune part parce quelle se trouve une voix intrieure et dautre part en raison de la broderie la voix suprieure, ramenant laccord de tonique la mes. 4 dans une position presque identique celle de la mes. 1, et de la pdale la basse qui assure une relative immobilit.

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Exemple 1.13 : Jean-Sbastien BACH, Suite en sol majeur pour violoncelle, BWV 1007, Prlude, mes. 1-4, et deux rcritures On terminera ce chapitre par la discussion dun exemple un peu plus complexe, le dbut du choral Herr Jesu Christ, du hchstes Gut, de Jean-Sbastien Bach (exemple 1.14). Il sagit dune laboration de laccord de si mineur.

Exemple 1.14 : Jean-Sbastien BACH, Choral Herr Jesu Christ, du hchstes Gut (Breitkopf 294), mes. 1-2, et rcriture Laccord de la fin du fragment, au troisime temps de la mes. 2, est identique celui du dbut, la leve de la mes. 1, sinon que la basse a t transfre dune octave vers le bas, de si2 si1. Ce transfert sopre par une descente de toute une octave par mouvement conjoint, jusquau premier temps de la mes. 2, do il est suivi dun simple mouvement pendulaire, un diviseur la quinte , IVI. Les accords qui apparaissent pendant la descente de la basse sappuient en particulier sur les notes de larpge descendant de si mineur, si2fa2r2si1, mme si les interstices de cet arpge sont remplis par des notes de passage : sur fa2, les broderies si3la3si3 la voix du dessus et r3do3r au tnor engendrent un accord du Ve degr ; sur r2, le retour aux notes du dbut cre un accord I6 ; Entre laccord I6 du troisime temps de la mes. 1 et laccord I du premier temps de la mes. 2, les voix extrmes (dessus et basse) procdent un change des voix : r2do2si1 de la basse rpond si3do4r4 au dessus, de sorte que le si de la basse se retrouve au dessus, tandis que le r du dessus passe la base : cet change est soulign dans la rcriture par deux lignes croises

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reliant les notes changes. Pendant cet change, les voix intrieures remplissent les interstices de laccord : fa3sol3la3si3 (5678) lalto, r3mi3fa3 (345) au tnor. Il faut enfin dire quelques mots des mouvements qui mnent la dominante dlaboration au d but du passage, de la leve de la mes. 1 jusqu son deuxime temps: lalto, fa3 est brod par mi3, tandis quau tnor la descente de r3 do3 est labore par un mouvement plus complexe, r3do3 si2do3, au moment o la basse descend par sol2 vers fa2. Il en rsulte, sur le premier temps de la 4 mes. 1, un accord sol2do3mi3si3, que lon pourrait prendre pour un accord II3 ; puis, sur la 4 deuxime partie du temps, un accord sol2si2mi3si3, IV6. L accord II3 nest pas acceptable, parce quil en rsulterait une conduite des voix fautive, o do2, fondamentale de laccord du IIe degr, descendrait vers sa propre septime si : do ne peut manifestement tre compris que comme une note de passage, en aucun cas une note relle, de sorte que le seul accord qui puisse ventuellement tre pris en compte est celui de IV6. Mais celui-ci aussi nest quune laboration du passage de I V.Comme celle de lexemple 1.8 ci-dessus, la rcriture de lexemple 1.14 tablit trois niveaux hirarchiques des notes : les occurrences de laccord de si mineur qui fait lobjet de llaboration sont en blanches ; les notes de la broderie principale produisant laccord de dominante du deuxime temps de la mes. 2 sont en noires ; toutes les autres sont en noires sans hampe.

Cette premire phrase du choral se rduit donc une laboration de laccord de si mineur par des notes dornement produisant plusieurs fois des dominantes apparentes et, un niveau encore infrieur, une sous-dominante de passage. * * *

Ce premier chapitre a montr comment un accord unique peut tre labor , dabord par un simple arpge, puis par des notes dornements qui produisent des accords apparents, en particulier des accords de dominante ou de sous-dominante. Les ornements comblent les interstices de laccord parfait9 quils laborent, ce qui rduit considrablement le nombre des cas envisager : les trois (ou quatre) notes de laccord labor, 135(8), peuvent chacune tre ornes par une note de broderie10 suprieure ou infrieure : 121 ou 878 ; 343 ou 323 ; 565 ou 545. des notes de passage peuvent remplir les interstices entre ces mme notes, en montant ou en descendant : 123 ou 321 ; 345 ou 543 ; 5678 ou 8765. Dans lexemple 1.16 cidessus, comme dans lexemple 1.3e qui lui est fort semblable, la basse parcourait successivement ces trois mouvement de remplissage descendants : 8(76)5(4)3(2)1. La voix de basse, cependant, se comporte souvent dune autre manire que les voix suprieures : alors que celles-ci ralisent des laborations par broderies ou par notes de passage, la basse peut procder par mouvement disjoint : elle complte alors laccord produit par les voix suprieures. En vrit, il nexiste pas vraiment dautres possibilits que celles-ci et toutes les laborations plus complexes qui seront dcrites dans les chapitres suivants peuvent tre ramenes, de prs ou de loin, celles qui ont t dcrites ici. Dun point de vue mthodologique, deux types de rcriture ont t utiliss : la verticalisation , consistant rcrire verticalement ce qui peut ltre (en particulier les arpgiations), pour faire apparatre la conduite des voix de la polyphonie, en conservant dans une certaine mesure le

9 Dans le texte cit la premire page de ce chapitre, Schenker parlait de mtamorphoser labstraction des harmonies (triades ou septimes) et semblait donc admettre aussi la possibilit dlaborer des accords de septime. On en rencontrera en effet des cas dans les chapitres qui suivent. Mais cette question demeure controverse parmi les spcialistes : nous viterons den discuter ici. 10 Ou les ornements assimils aux broderies, notamment les appoggiatures ou les chappes, que lon peut considrer comme des broderies incompltes.

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rythme de la partition et ses barres de mesure ; et la rcriture proprement dite, utilisant les valeurs de notes pour indiquer leur hirarchie : noires pour les notes appartenant laccord labor, noires sans hampe pour les notes dlaboration. Dans certains cas, des blanches ont t utilises dans ce chapitre pour marquer un niveau hirarchique plus lev, mais on verra plus loin que les blanches seront rserves souvent des buts plus spcifiques.

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Chapitre premier ExercicesLes exercices proposs pour ce premier chapitre sont trs simples : ils visent en particulier vrifier que les principes et les techniques exposs ont t assimils et compris. Les rponses attendues doivent elles-mmes tre aussi simples et aussi prcises que possible. Il faut se souvenir que le but des rcritures est toujours de faciliter la lecture et la comprhension des partitions, en attirant lattention sur certains de leurs aspects remarquables ; il ne sagit donc pas de reproduire sous une autre forme tout le contenu des partitions, mais bien den mettre en lumire des caractristiques peut-tre moins immdiatement lisibles. La qualit de lcriture est un lment important : on est en droit dattendre dtudiant