ANALYSE D’ECONOMIE POLITIQUE - European Centre for...
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République du Sénégal
Union Européenne
Analyse d’économie politique du
Sénégal
Dans quelle mesure le cadre global de la gouvernance au Sénégal est-il réformable ?
Etude indépendante réalisée pour le compte de la Délégation de l’Union européenne au Sénégal
Par Jean Bossuyt (ECDPM) et Ismaila Madior Fall (CREDILA)
Cette étude a été réalisée avec l'aide de l'Union européenne. Son contenu relève de la seule
responsabilité des experts qui l'on élaborée et ne peut donc en aucun cas être considérée comme reflétant
la position de l'Union européenne.
July 2013
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Table des matières
1. Contexte .............................................................................................................................. 3 1.1. L’alternance politique de 2012: grands espoirs de changement ................................................... 3 1.2. La faisabilité des réformes ......................................................................................................... 4 1.3. Comprendre le potentiel réel de changement par le biais d’une analyse d’économie politique .... 4
2. La valeur ajoutée d’une analyse d’économie politique .......................................................... 6 2.1. Qu’est-ce qu’on comprend par une analyse d’économie politique? ............................................. 6 2.2. Quelle est l’utilité pratique d’une AEP pour le débat sur les réformes au Sénégal? ....................... 7 2.3. Défis méthodologiques et limites d’une AEP ............................................................................... 8
3. Un regard derrière la façade: le système politique au Sénégal............................................... 9 3.1. Eléments structurants de la formation de l’Etat sénégalais.......................................................... 9 3.2. Stabilité démocratique dans le cadre d’un système néo-patrimonial ......................................... 10 3.3. Ajustement structurel, crise et perte de légitimité de l’Etat ....................................................... 11 3.4. L’osmose entre pouvoir politique et économique ..................................................................... 11 3.5. Acceptation sociale des pratiques de mauvaise gouvernance .................................................... 12
4. Les règles de jeu du pouvoir et des institutions ................................................................... 12 4.1. Système présidentiel dominant ................................................................................................ 12 4.2. Le respect de la primauté du droit par les acteurs clés du système ............................................ 13 4.3. Le contrôle citoyen encore limité ............................................................................................. 14
5. Impact du système politique et économique sur le développement du pays ....................... 15 5.1. Influences sur les politiques publiques et la qualité de la dépense............................................. 15 5.2. Influence sur la mobilisation de ressources domestiques .......................................................... 16 5.3. Influence sur la capacité d’action collective dans l’intérêt général ............................................. 17
6. Quel est le potentiel de changement du système de gouvernance ? .................................... 18 6.1. Atouts et obstacles .................................................................................................................. 18 6.2. Changement conjoncturel ou structurel ? ................................................................................. 19 6.3. Les acteurs du changement ...................................................................................................... 20 6.4. Leviers de changement ............................................................................................................ 22 6.5. Conclusion sur la « réformabilité » de la gouvernance au Sénégal ............................................. 24
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1. Contexte
1.1. L’alternance politique de 2012: grands espoirs de changement
La deuxième alternance politique dans l’histoire du pays est porteuse de grands espoirs de changement
auprès des populations. Elle s’est produite suite à une mobilisation citoyenne importante et diversifiée
contre une réforme constitutionnelle visant à biaiser les règles démocratiques du pouvoir au Sénégal. Le
vote de l’électeur de 2012 reflète une volonté de changer les modes de gouvernance du pays et une
demande d'un développement plus équitable au bénéfice de toute la population.
Ce rejet massif du système de gouvernance du passé s’explique par le bilan plutôt sobre du Sénégal en
matière de développement. En s’appuyant sur une diversité ethnique et culturelle assumée, le pays peut
se vanter d’avoir su construire et maintenir une culture démocratique lui permettant de demeurer un pôle
de stabilité dans une région secouée par les conflits. Mais le pays n’a pas connu un succès comparable
dans le domaine économique et social. Ayant hérité de la puissance coloniale d'une infrastructure
relativement étoffée, les gouvernements successifs n’ont pas réussi à mettre le pays sur une trajectoire
développementale durable. Aujourd’hui le Sénégal fait partie des pays les moins avancés. L’économie ne
s’est pas suffisamment diversifiée. Plusieurs secteurs clés n’ont pas été soutenus par des politiques
publiques complètement pertinentes et mises en œuvre de façon cohérente dans la durée. L'efficacité de
la dépense publique demeure un défi. La croissance est insuffisante pour faire reculer la pauvreté et
consolider la situation budgétaire du pays. Il en découle que le Sénégal occupe la 155ième place (sur 187
pays) dans l’indice sur le développement humain. Presque 50% de la population vit sous le seuil de
pauvreté. Les inégalités s’aggravent, tout comme le fossé entre le monde urbain et rural. A cela s’ajoutent
la vulnérabilité du pays aux chocs exogènes/climatiques et la porosité des frontières qui amène des
menaces transnationales à la sécurité. Au Sénégal le cercle vertueux entre démocratie, gouvernance
et développement n'est pas encore matérialisé. Ce constat est également partagé par les grandes
consultations citoyennes conduites dans le cadre des Assises Nationales de 2008-20091.
Dès son avènement au pouvoir, la nouvelle équipe dirigeante a voulu porter clairement cet espoir de
changement. Elle a donné des signaux forts en termes d’amélioration de la gestion des affaires
publiques, comme la diminution de la taille du gouvernement, l'amorce de la réduction du nombre
d’agences, la réalisation d’audits des organismes publics, l'adoption d'une loi créant un Office national Anti-
Corruption (OFNAC), l’activation de la Cour de répression de l’enrichissement illicite (et la préparation de
son évolution vers une Cour de répression du crime économique et financier), ainsi que l’adoption de la loi
transposant le Code de transparence des finances publiques de l'UEMOA et de la loi portant réforme de la
Cour des Comptes. Les dispositions prises par le gouvernement pour la campagne arachidière et pour la
relance de la production agricole, les discussions en cours sur les prix de denrées de base, et les
annonces faites pour une renégociation et transparence des contrats miniers sont autant de signaux
donnés par les autorités de leur souci de plus grande justice sociale.
Si ces différentes initiatives ont été bien accueillies, tous les observateurs s’accordent à dire que « le plus
dur reste à faire ». Des étapes ont été franchies mais de nombreuses autres réformes de nature
structurelle sont nécessaires pour répondre aux multiples défis de développement et pour désamorcer des
« bombes à retardement » tels que le désespoir des jeunes face au chômage et le manque de
perspectives, la détérioration généralisée du pouvoir d’achat ou l’accroissement des inégalités – toutes
sources de frustration et de conflits potentiels.
Confrontés au durcissement de la vie quotidienne, les citoyens sénégalais augmentent constamment la
pression sur le gouvernement pour passer du discours à l’acte et accélérer la mise en œuvre de
réformes pour qu'elles se traduisent en bénéfices directs pour les populations.
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1.2. La faisabilité des réformes
Les espoirs de rupture et de réformes profondes pourront-ils se matérialiser ? Quelle est la volonté et la
capacité réelle de la nouvelle équipe de rompre avec les pratiques du passé et d’adopter une démarche
plus développementale ? Quelles sont les marges de manœuvre pour un changement qualitatif ? Ces
interrogations font l’objet de débats chauds et prolifiques au sein de la société politique et civile, relayés
par les médias et la « voix de la rue ». L'analyse de ces débats fait apparaître des risques réels pesant sur
la faisabilité d’un véritable renouveau des politiques auprès de nombreux acteurs sénégalais.
Les doutes formulés s'appuient sur plusieurs facteurs. D’abord, ce n’est pas la première fois qu’une
alternance politique suscite de tels espoirs de changement et que l’on annonce à haute voix que “rien
ne sera plus comme avant”. L’arrivée au pouvoir d’Abdoulaye Wade en 2000 avait déclenché des
attentes très similaires de refondation de la gouvernance et de relance économique et sociale. Plusieurs
analyses s’accordent aujourd’hui sur le constat que les 12 ans passés sous l’administration précédente
n’ont pas provoqué une remise en cause fondamentale du mode de gouvernance. Ensuite, il est clair que
la mise en œuvre des réformes devra se faire dans un contexte économique contraignant, tant au
niveau national (contraintes budgétaires, poids du service et structure de la dette, qui s'est sensiblement
accrue ces dernières années, tensions de trésorerie) qu’au niveau international (caractérisée par une cr ise
financière mondiale qui perdure et l'instabilité du premier client du Sénégal, le Mali). Autre facteur de
doute : le Sénégal a une véritable tradition de larges consultations impliquant tous les acteurs en vue de
définir des agendas de réforme ambitieux. Or, la pratique démontre qu'un certain nombre de plans
nationaux ou sectoriels, lancés avec une grande visibilité, n'ont pas donné les résultats attendus, faute
notamment d'une mise en œuvre et d'un suivi satisfaisants. Ce constat réitéré a fait naître pour de
nombreux acteurs un grand scepticisme sur la valeur ajoutée de « grandes messes participatives » et
sur la volonté réelle des élites dirigeantes successives à changer les choses.
1.3. Comprendre le potentiel réel de changement par le biais d’une analyse d’économie politique
Dans un tel contexte, il paraît important d’analyser plus en profondeur pourquoi tant de réformes affichées
par des gouvernements successifs, se sont estompées dans la phase de mise en œuvre. On ne saurait
en effet imputer ce fossé majeur entre discours et pratique aux seuls facteurs de « manque de
fonds et de capacités ». Prenons quelques exemples pour illustrer cette thèse. Au fil du temps, une part
substantielle du budget national a été allouée aux secteurs de l’éducation et de la santé. Cependant,
toutes les sources s’accordent à dire que les résultats, en termes de services de qualité rendus aux
populations, sont largement en dessous des attentes, entraînant des conséquences négatives pour les
perspectives de développement du pays. Le Sénégal dispose de toute une infrastructure légale et
judiciaire pour combattre la corruption. Des organisations de la société civile ainsi que les médias utilisent
l’espace démocratique pour dénoncer des mauvaises pratiques de gouvernance. Cela n’a pas empêché
l'institutionnalisation graduelle d'une « culture d’impunité ». La coopération internationale a investi
massivement dans le pays depuis des décennies, en finançant des projets en appui aux réformes ou des
initiatives de renforcement des capacités des différentes catégories d'institutions et d’acteurs. Sur ce plan,
les résultats obtenus semblent également mitigés, sinon décevants.
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Pour savoir si les réformes ont plus de chance d’aboutir dans le contexte actuel du Sénégal il faudrait
regarder « derrière la façade » en focalisant l’attention davantage sur « l’économie politique » des
réformes annoncées (encadré 1).
Ce débat sur la faisabilité politique des réformes concerne en premier lieu les acteurs sénégalais et
devrait d’abord être mené à ce niveau. Mais la problématique intéresse également de manière
croissante les partenaires techniques et financiers (PTF). Suite aux engagements pris dans les
enceintes internationales, ayant abouti aux déclarations et engagements de Paris, d'Accra, et de Busan,
les PTF sont censés appuyer des politiques nationales et sectorielles en assurant l’alignement sur les
procédures et systèmes nationaux et l’harmonisation de l'aide au développement. Cela entraîne
inévitablement une attention accrue sur les conditions de réussite des processus de réformes. En outre,
l’Europe traverse une grave crise financière et des coupes budgétaires se précisent dans tous les
secteurs. La coopération internationale n’y échappe pas. Pour sauvegarder les budgets alloués à la
solidarité internationale, les PTF doivent impérativement démontrer que leurs appuis mènent à des
résultats concrets bénéficiant aux populations et favorisant la mise en œuvre de réformes structurelles.
Encadré 1 : Exemples de questions clés à se poser dans une analyse d’économie politique
Les élites poursuivent-elles vraiment un agenda de changement ? Quelles sont leurs incitations à faire évoluer les choses ? Dans quelle mesure sont-elles « prisonnières » d’intérêts bien établis qui poussent au « statut quo » ?
Quelles sont les dynamiques porteuses de changement au sein de l’appareil étatique et de la société ?
Où se trouvent les facteurs de résistance et les facteurs de blocage par rapport aux différentes réformes ?
Dans quels domaines peut-on trouver une « traction » suffisante pour impulser des actions collectives, changer les règles du jeu et faire aboutir des réformes cruciales pour l’avenir du pays ?
Existe-t-il des coalitions de forces réformatrices?
Quelle influence (positive ou négative) est exercée sur les modes de gouvernance par les acteurs régionaux (tels que l’UMEOA et la CEDEAO), les partenaires financiers et techniques traditionnels (tels que l’UE, la Banque mondiale, le FMI ou les bailleurs de fonds bilatéraux) ou les « nouveaux » acteurs (tels que la Chine ou les pays du Golfe) ?
Figure 1: De nombreuses réformes et plans d’actions qui n’aboutissent pas …
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Dans ce contexte, la Délégation de l’UE (DUE) au Sénégal a pris l’initiative de commanditer une analyse
d’économie politique (AEP) indépendante afin de mieux comprendre les enjeux socio-économiques du
pays et les fenêtres d’opportunité d’un changement réel des modes de gouvernance au Sénégal. La
réalisation d’une telle étude répond à trois attentes principales : (i) clarifier les conditions de mise en
œuvre effective des agendas de réforme; (ii) utiliser cette grille de lecture de l’économie politique pour
mieux cibler les appuis futurs de l’UE vers des dynamiques et acteurs porteurs de changement ; et (iii)
contribuer au débat ouvert entre les différentes catégories d’acteurs sénégalais eux-mêmes sur la
faisabilité des réformes. Pour assurer ce dernier objectif, la DUE a cherché dès le début à impliquer
pleinement les acteurs sénégalais dans l’étude. Avec succès, car de nombreux acteurs étatiques et
non étatiques se sont engagés dans les différentes phases du processus en apportant leur savoir,
expériences et attentes face à l’avenir.
La présente note résume les principales constatations et conclusions faites par l’étude d'économie
politique des réformes au Sénégal, réalisée dans le courant de l’année 2012. Ce rapport ne prétend
aucunement faire une analyse exhaustive couvrant toutes les dimensions de la problématique, ni offrir des
solutions toutes prêtes. Cette note a l’ambition plus modeste d’essayer d’apporter quelques éléments
additionnels aux multiples débats et processus nationaux en cours au Sénégal sur la nécessaire
refondation de la gouvernance.
2. La valeur ajoutée d’une analyse d’économie politique
2.1. Qu’est-ce qu’on comprend par une analyse d’économie politique?
Il n’y a pas de corps théorique unique sur lequel se fonde l’analyse d’économie politique. Il s’agit avant
tout d’une approche visant à comprendre les sources du pouvoir et de légitimité de l’État. Comme leur nom
l’indique, les AEP se focalisent sur les interactions entre processus politiques et économiques dans
une société déterminée. Elles s’intéressent aux sources économiques du pouvoir politique, à la distribution
de la richesse et du pouvoir entre différents groupes dans la société et aux « règles de jeu » (formelles et
informelles) qui régissent cette interaction. Elles examinent le comportement des élites dirigeantes, les
idées, intérêts et incitations qui les motivent (au-delà des discours) et les « pactes politiques » qui unissent
la coalition dominante. Ces pactes se manifestent par exemple dans la structure des droits de propriété,
les règles de jeu en vigueur pour l'exploitation des ressources naturelles ou dans la fiscalité, qui peuvent
donner des avantages considérables à certains groupes. Toutefois, l’histoire a démontré que pour survivre,
ces pactes politiques doivent « accommoder » de nouveaux groupes d’acteurs qui ont réussi à renforcer
leurs positions (par exemple les classes moyennes).
L’analyse d’économie politique s’intéresse dès lors aux forces sociétales qui peuvent faire changer l’ordre
établi et faire évoluer l’Etat vers une structure plus légitime, efficace et soucieuse de l’intérêt public.
L’hypothèse de base est que le changement dépend des rapports de force entre différents acteurs et
des processus de contestation et de négociation entre l’Etat et la société autour d’enjeux concrets
de développement. Le sort des réformes se joue dans cette « arène de lutte » entre différents groupes
d’intérêts et dépend de la capacité des acteurs à entreprendre des “actions collectives” dans l’intérêt
public. Quand on analyse la faisabilité des réformes avec des « lunettes » d’économie politique, un
vocabulaire spécifique est d’application (Figure 2 ci-dessus).
L’accent mis dans les AEP sur les facteurs capables de faire bouger ou de bloquer les réformes, induit à
regarder également l’économie politique des acteurs externes (tels que l’UE) en prenant en compte leurs
intérêts, incitations et capacités de réforme. Les acteurs sénégalais consultés dans le cadre de la présente
étude ont beaucoup insisté sur la nécessité de prendre en compte les intérêts politiques et économiques
des PTF.
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Il importe de souligner que des analyses d’économie politique ne sont pas une chose complètement
nouvelle au Sénégal. Les études du Forum Civil, le chapitre national de Transparency International,
portant entre autres sur la gestion des ressources naturelles2, se focalisent sur des questions similaires :
Qui contrôle réellement les ressources naturelles (au-delà des systèmes et procédures formels) ? Quelles
règles de jeu régissent la gestion des ressources naturelles et orientent les profits vers certains groupes au
détriment d’autres ? Quels mécanismes institutionnels limitent la transparence et la reddition de comptes ?
Pourquoi les contrepouvoirs existants ne parviennent-ils pas à imposer une gestion plus soucieuse du
développement ? Les travaux de l’IPAR sur l’accaparement des terres3 dans le cadre du plan GOANA
s’assimilent également aux analyses d’économie politique. Les PTF actifs au Sénégal ont commencé à
faire des incursions dans des domaines qui s’apparentent aux analyses de l’économie politique. Un
exemple concerne le rapport détaillé de l’USAID sur les sources et mécanismes de corruption dans le
pays4.
Figure 2: Le « vocabulaire » d’une AEP
2.2. Quelle est l’utilité pratique d’une AEP pour le débat sur les réformes au
Sénégal?
Un éclairage d’économie politique sur les réformes au Sénégal présente une valeur ajoutée potentielle
dans les domaines suivants:
Meilleure compréhension des raisons profondes derrière les avancées dans certains domaines et les
échecs dans d’autres politiques et agendas de réforme. En effet, contrairement aux analyses de
gouvernance plus classiques, une AEP ne suit pas une ‘approche normative’ en jugeant le système de
gouvernance en place par rapport à des normes internationales (idéales) et en faisant des
recommandations sur « ce qu’il faudrait changer ». Elle adopte plutôt une ‘approche systémique’ en se
demandant : qu’est-ce qui existe et pourquoi ? Elle cherche à dépasser les cadres formels pour
regarder « sous l’iceberg » et déceler les enjeux de pouvoirs, les règles informelles, les intérêts des
acteurs, etc. (voir Figure 3 ci-dessous). Dans la même logique, une étude AEP ne fait pas de
prescriptions, mais cherche plutôt à identifier les créneaux où il y a suffisamment de « traction
sociétale » pour faire bouger les choses.
Economie politique
Pouvoir
Relations entre acteurs et
rapports de force
Intérêts et accès aux ressources
(rentes)
Les règles de jeu formelles et informelles
l'action collective
La négociation autour de biens
publics
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Injection d’une dose de réalisme sur la faisabilité des réformes et le temps nécessaire pour changer les
choses.
Identification des dynamiques, leviers et acteurs de changement ainsi que des principaux obstacles à
la réforme, liés au « système » politique en place.
Identification des étapes « politiquement faisables » pour faire avancer les réformes dans un contexte
donné.
Amélioration de l’efficacité du dialogue et de la coopération avec les PTF.
Figure 3: Les Analyses d'Economie Politique: une approche systémique
2.3. Défis méthodologiques et limites d’une AEP
La réalisation d’une analyse d’économie politique relève dans une certaine mesure du domaine de
l’expérimentation car il s’agit d’un domaine relativement nouveau pour les PTF en général et la
Commission Européenne (CE) en particulier. L’étude ‘AEP Sénégal’ a été confiée à une équipe mixte
d’experts indépendants. Elle a suivi les lignes directrices méthodologiques développées par la CE pour ce
genre d’études. Différentes sources d’informations ont été utilisées : (i) analyse documentaire
approfondie (ii) entretiens avec plusieurs dizaines d’acteurs locaux et représentants d’agences de
coopération (identifiés avec l’appui de la DUE ; (iii) réunions informelles sur des sujets particuliers ; (iv)
ateliers d’information avec des groupes cibles (par exemple des représentants de l'UE et de ses Etats-
Membres, de la Société Civile, des acteurs du secteur des médias, etc.) ; et (v) un atelier de réflexion avec
un groupe restreint d’acteurs sénégalais et l'UE pour échanger sur les premiers constats de l’étude AEP au
Sénégal.
Processus politiques: contestation et négociation autour du pouvoir et des richesses
Processus économiques: génération des richesses qui influencent les processus politiques
Institutions formelles et informelles
Relations, motivations et intérêts des acteurs derrière la façade
Pourquoi les réformes n’aboutissent pas? Besoin d’une apporche systemique qui se focalise sur:
Le monde visible: les stratégies
nationales, plans d’action,
institutions formelles…
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Vu le champ très vaste d’une analyse pays, les délais relativement courts et le budget disponible, un
ciblage s’imposait (voir encadré 2).
Une AEP de ce genre a évidemment des limites liées à (i) l’étendue et la complexité de la problématique ;
(ii) la difficulté d’accès à des données fiables ou analyses approfondies sur différents aspects clés (tels que
les sources informelles du pouvoir, l’accès aux rentes économiques et les systèmes de distribution de
celle-ci); (iii) les imbrications entre pouvoir politique et économique; (iv) la difficulté de traduire l'analyse en
propositions concrètes d’actions pour l’UE; et (v) les contraintes de budget et de temps disponibles.
3. Un regard derrière la façade: le système politique au
Sénégal
La méthodologie d’une AEP se concentre d’abord sur la perspective historique. Pour se faire une idée
réaliste du potentiel de changement du « système » politique et économique actuel, il faut analyser la
trajectoire de la construction de l’Etat sénégalais dans son contexte spécifique. L’objectif est d’examiner
les sources du pouvoir, les règles formelles et informelles qui régissent le fonctionnement du système
politique et la nature des relations entre l’Etat et la société qui en découlent. Cet héritage historique
influence encore ce qui se passe aujourd’hui dans la société. Il détermine d’une certaine façon le
cadre dans lequel la nouvelle équipe au pouvoir devra fonctionner ainsi que sa capacité de mener à bien
des réformes structurelles.
3.1. Eléments structurants de la formation de l’Etat sénégalais
Une vaste littérature existe sur ce sujet. Les sources s’accordent à dire que l’Etat sénégalais est le résultat
d’une combinaison de plusieurs héritages : ses origines précoloniales, l’influence de la période
coloniale et le choix à l’indépendance du républicanisme français avec un processus « d’indigénisation de
l’Etat ». Les « éléments structurants » suivants ont été particulièrement importants dans le processus de
construction du système politique et économique du pays :
La culture de l’arachide, imposée par le colonisateur dès le XIXème siècle, se développe. L’Islam,
devenu confrérique et pacifique, s’articule au système colonial pour promouvoir cette expansion.
En même temps, la société coloniale sénégalaise s’inscrit dans une organisation politique et
administrative assimilationniste, dualiste entre sujets français (soumis au code de l’indigénat et
encadrés par les marabouts et la chefferie traditionnelle) et les citoyens français, qui ont le privilège
d’élire leurs conseillers municipaux et un député à l’Assemblée nationale française. L’extension
progressive du droit de vote dans la colonie va favoriser l’émergence d’une vie politique locale
essentiellement clientéliste qui va préparer le Sénégal à l’indépendance.
Même si le nouvel Etat adopte en 1960 formellement le modèle constitutionnel français, l’institution
étatique a vite été « appropriée » et adaptée aux codes politiques locaux véhiculés par la très grande
majorité des citoyens. Pour asseoir sa légitimité, l´Etat va poursuivre la logique clientéliste héritée de
Encadré 2: Quel ciblage pour l’étude AEP au Sénégal ?
L’AEP vise à répondre à la question suivante: dans quelle mesure le cadre global de la gouvernance (politique, économique et financière) au Sénégal est-il « réformable » ?
Peut-on envisager une “refondation” du système ou s’agit-il plutôt d’un ajustement “marginal” ou “cosmétique”? Compte tenu des intérêts des différents acteurs, des rapports de pouvoir, des incitations et des résistances au changement, est-ce que les engagements pris par le nouveau pouvoir et les ambitieuses réformes annoncées sont réalistes et réalisables?
Quels seraient les leviers potentiels pour faire évoluer le système vers l’adoption d’une démarche plus développementale et soucieuse du bien public ?
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la période de colonisation et basée sur une alliance du pouvoir avec les marabouts pour le contrôle de
la production agricole et l’administration des communautés.
Les Sénégalais vivent globalement dans une harmonie interconfessionnelle et interethnique. Les
facteurs d’explication de l’intégration nationale au Sénégal se situent à plusieurs niveaux: les
structures socio-culturelles, l’impact de la langue wolof, les brassages et mariages interethniques, la
ville de Dakar et son cosmopolitisme, la tradition de démocratie, ainsi que la politique du premier chef
d’Etat, Léopold Sédar Senghor.
La démographie est un élément structurant clef du système politique et économique. La
prépondérance des jeunes dans la pyramide d’âge (les moins de 15 ans représentant 47%) et
l’explosion démographique rend les problèmes d’éducation, de formation professionnelle et d’emploi
difficile à résoudre. Avec plus de 41% de sa population dans les villes, le Sénégal enregistre un des
taux d’urbanisation les plus élevés d’Afrique noire. La répartition inégale de la population dans le pays
ne favorise pas l’intégration nationale. Cette analyse n'aborde pas la question très importante de la
Casamance qui nécessiterait en elle-même un niveau d'investigation et d'analyse allant bien au-delà
des possibilités de l'étude actuelle.
3.2. Stabilité démocratique dans le cadre d’un système néo-patrimonial
Beaucoup de politicologues qui ont étudié la vie politique au Sénégal sont unanimes pour dire que le
clientélisme politique, sans être un « mal spécifiquement sénégalais », est un vecteur déterminant de la
gouvernance sénégalaise et « l’ossature de la culture politique sénégalaise5 ». Pour bien asseoir
l’Etat, le pouvoir politique a négocié avec les légitimités concurrentes (chefs traditionnels et courtiers
politiques efficaces) et notamment les hiérarques des confréries, qui regroupent la majeure partie des
Sénégalais, un « contrat de stabilisation sociale » dont les termes reposent sur le commerce de la
loyauté politique par des échanges de bons procédés profitant aux deux parties. Les manifestations du
phénomène sont aussi nombreuses que complexes.
Le clientélisme a accompagné le processus d’enracinement de la démocratie et contribué à la stabilité
politique. Il aide à expliquer d’autres traits marquants de la démocratie au Sénégal tels que la continuité
constitutionnelle ou la capacité de gérer les virages qui menacent souvent la formation de l’Etat (comme
les transitions entre présidents successifs). Mais ce système a également favorisé « la constitution, la
consolidation et l’enrichissement de groupes et réseaux en mesure de marchander leur participation à la
reproduction de l’ordre social et politique6 ». De telles pratiques néo-patrimoniales fondées sur
l’utilisation privée des ressources de l’Etat, la coexistence de règles formelles et informelles de l’exercice
du pouvoir, des lignes floues entre sphère publique et privée et des structures de domination et
d’accaparement de richesses, sont généralement peu propices pour le développement (voir ci-dessous
section 5).
L’expérience démontre que ce mode de régulation politique est particulièrement tenace au Sénégal.
Les différents présidents du Sénégal ont su, chacun à sa manière, conjuguer ce système clientéliste avec
les autres dynamiques structurantes de fonctionnement de l’Etat sénégalais. C’est déjà sous Senghor que
l’Etat a été accusé de mal gérer les ressources publiques, de mal investir, d’avoir un train de vie trop élevé,
d’être gangrené par la corruption. Au lieu de décroître au fur et à mesure que la démocratisation
s’approfondit, le phénomène s'est accentué pour aboutir sous le régime de Wade à un système politique
où le pouvoir est incarné exclusivement par le Président de la République qui concentre les pouvoirs
législatif, exécutif et judiciaire. Les responsabilités (ministres, directeurs généraux et autres) sont
partagées entre les amis, parents et militants du Président pour qu’ils puissent s’enrichir et redistribuer une
partie pour entretenir la clientèle mobilisable pour gagner les élections et conserver le pouvoir.
Une note de caution s’impose concernant les concepts de néo-patrimonialisme et de logiques clientélistes.
Premièrement, il faut éviter d’utiliser ces concepts comme un fourre-tout ou comme des cadres d’analyse
pouvant à eux seuls saisir tous les aspects de la réalité. Deuxièmement, de tels modes de gestion de la
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chose publique ne sont pas le seul apanage des pays en voie de développement ; ils ont constitué une
pierre angulaire de la formation de l’Etat dans le monde occidental et continuent sous d’autres formes, à
exister dans les systèmes politiques occidentaux. Troisièmement, l’expérience démontre qu’une gestion
(néo-) patrimoniale de l’Etat n’est pas nécessairement négative pour le développement. Si certaines
conditions sont réunies, de tels systèmes peuvent créer du développement et des modes de gouvernance
orientés vers l’intérêt commun (tel que l’illustre le cas du Botswana, dont les élites ont su marier pratiques
clientélistes et bonne gestion des affaires publiques dans une perspective développementale).
Quatrièmement, il ne faut pas voir les Etats (néo-) patrimoniaux comme des constructions statiques, avec
des règles de jeu figées. Elles sont en évolution constante (en fonction des changements dans l’économie,
les structures sociales et les rapports de force entre acteurs).
3.3. Ajustement structurel, crise et perte de légitimité de l’Etat
L'Etat sénégalais, devenu indépendant, s’était assigné une vocation missionnaire consistant à mobiliser
toutes les ressources pour consolider l'unité nationale et promouvoir le développement politique,
économique et social. Au début des années 1980s, ce modèle économique caractérisé par le contrôle
étatique des investissements publics et des structures de l’économie nationale s’est effondré. Les autorités
politiques ont été contraintes d’accepter de mettre l’économie nationale sous ajustement. Si cette cure
d’austérité a permis la restauration des agrégats macro-économiques, elle a également contribué à une
remise en cause profonde des fonctions de l’Etat. Avec la crise économique, l’Etat s'est trouvé dans
l’impossibilité matérielle d’élargir le cercle des bénéficiaires du système de redistribution. En perdant ainsi
sa substance sociale, l’Etat a vu ses performances de gouvernance baisser. Les services administratifs se
sont affaiblis sensiblement. On a assisté à la dégradation des équipements collectifs des services publics
dans les domaines de la santé, de l’éducation, des transports, de la salubrité ou de la sécurité.
Au Sénégal, il n’y a pas eu d’effondrement de l’Etat comme on a pu l'observer dans d’autres pays africains,
mais un recul de l’Etat dans ses missions régaliennes, symbole d’un processus de dé-légitimation de
l’Etat qui se manifeste par l’affaiblissement de son emprise sur la société, l’érosion de sa capacité
régulatrice, et la méfiance du citoyen à l’égard du pouvoir et de l'administration.
3.4. L’osmose entre pouvoir politique et économique
L’analyse documentaire relative aux interactions entre politique et économie dans le système néo-
patrimonial existant converge sur un constat majeur: la forte prévalence de comportements rentiers
auprès des élites (publiques et privées) dominantes depuis l’indépendance. Les coalitions au pouvoir ont
globalement eu la tendance à suivre une trajectoire cherchant à combiner enrichissement privé au
détriment du bien public, d’un côté, et survie politique de l’autre. Les deux logiques sont intimement liées.
Selon les mots d’Abdou Latif Coulibaly : “la finalité de la corruption n’est pas seulement l’enrichissement et
la survie économique. Elle est aussi profondément politique, en ce qu’elle vise à assurer une survie
politique aux dirigeants […] les enjeux politiques et économiques sont des faits indissociables, car il faut
des ressources économiques pour obtenir des ressources politiques et inversement”7. D’autres chercheurs
abondent dans le même sens. Déjà en 1992, François Boye concluait son étude sur les mécanismes
économiques au Sénégal avec ses mots prémonitoires: “Il faut laisser s’effondrer la coalition d’intérêts qui
a cimenté l’Etat depuis l’indépendance parce que le coût d’une clientèle élargie est financièrement
insupportable”8. Plus récemment, Momar-Coumba Diop estimait que les élites, sous Abdou Diouf comme
sous Abdoulaye Wade, n’ont pas pu sortir des “pratiques politiques et sociales héritées du senghorisme”.
Depuis “la crise de 1962, le personnel qui dirige le Sénégal, ne s’intéresse pas, fondamentalement… au
développement des forces productives de ce pays. Son souci de premier rang, réside dans le
perfectionnement de la ‘technologie’ lui permettant de conserver le pouvoir et s’enrichir”9.
Dans le cadre d’une analyse d’économie politique, le concept de rente se réfère aux revenus générés par
un accès privilégié des élites aux ressources et à des situations de monopole d’origine politique.
12
L’accumulation des revenus –souvent dans une perspective à court terme- ne résulte pas d’activités
productives répondant aux lois du marché et de la compétition. Ce phénomène de captation de la rente
par l’Etat se déroule à tous les niveaux et implique les élites politiques et administratives ainsi que les
opérateurs privés proches du système.
En se basant sur la documentation existante et les consultations sur le terrain, les principales sources
possibles de rente (dans les sens de gains privés illicites) sont le foncier (par exemple la « boulimie
foncière» sous l’ère du Président Wade) ; les contrats miniers ; les «grands travaux»; les licences
d’importation ou de pêche ; la privatisation de la propriété et des ressources de l’Etat, entre autres par
l’attribution de portions du domaine national dans des conditions de non-respect du droit ; les ressources
extrabudgétaires; les agences nationales et entreprises parapubliques ; et l’aide internationale (partenaires
traditionnels et émergents).
L’autre face de la médaille concerne les canaux utilisés pour redistribuer la rente, satisfaire la clientèle
et s’assurer d’un soutien politique. Dans la pratique, la rente a été utilisée pour acheter des voix et des
loyautés politiques ; gagner l’appui politique des marabouts et chefs traditionnels ; étouffer des affaires;
fidéliser les corps administratifs (tels que les collectivités locales) ou judiciaires par l’octroi de nouvelles
indemnités et émoluments ; accorder aux députés toute sorte d’avantages ; octroyer à des opérateurs
privés des marchés sans respect des procédures ; créer de nouveaux postes dans la fonction publique ou
dans les agences nationales et entreprises parapubliques, dont le recrutement se fait souvent en dehors
des règles en vigueur ; donner des “enveloppes” de manière informelle10
; octroyer des bourses sans
condition aux étudiants pour neutraliser les possibles déclencheurs d'émeutes, etc.
3.5. Acceptation sociale des pratiques de mauvaise gouvernance
Vu l’ampleur du phénomène on peut s’étonner de l’indignation relativement limitée de l’opinion publique.
Une sorte de résignation semble exister. Tous les diagnostics de la problématique du développement
politique, économique et social du pays mettent en lumière les conduites culturelles rappelées par les
conclusions des Assises nationales : « le modèle culturel dominant ne répond que faiblement aux
caractéristiques, valeurs et vertus de la citoyenneté; les comportements biaisés avec le détournement des
notions de tolérance, du sutura et de masla; le renversement de la hiérarchie des valeurs (non-association
des droits aux devoirs) ; la propension à enfreindre les normes officielles ; la démission et le contre-modèle
des élites et leurs effets pervers11
».
4. Les règles de jeu du pouvoir et des institutions
Cette analyse historique de la formation de l’Etat montre que les défis actuels de développement et de
gouvernance ont des sources complexes et profondes. Tout ce système politique, façonné dans la durée,
a produit des règles de jeu spécifiques, d’ordre formel et informel, qui régissent le jeu des institutions et
des acteurs. Elles exercent une grande influence sur la gestion de la chose publique et sur la formulation
et mise en œuvre des politiques, y compris sur la reddition de comptes sur les résultats obtenus.
4.1. Système présidentiel dominant
Formellement, les grands principes du constitutionnalisme démocratique (séparation et équilibre des
pouvoirs, droits fondamentaux, principes de bonne gouvernance) sont la pierre angulaire du système de
pouvoir au Sénégal. Mais derrière la façade une autre réalité prévaut. Dans la pratique on peut parler d’un
« Etat présidentialisé» dans la mesure où le chef de l'Etat incarne l’exécutif, anime la vie politique, initie
les réformes, conçoit et conduit la politique du gouvernement, impulse le jeu politique et décide en dernier
ressort de la qualité et de la direction de la marche démocratique. Ces pouvoirs exorbitants sont rendus
13
possibles par la réduction, voulue ou forcée, du rôle des institutions de contrepoids, en particulier le
parlement et le pouvoir judiciaire. Depuis l’indépendance, le Président de la république a toujours disposé
d’une marge de manœuvre pour modifier les règles du jeu politique. L’instrumentalisation de la Constitution
à des fins étrangères à la rationalité démocratique a été maintes fois observée.
Dans un tel système, on ne devrait pas s’étonner que l’Assemblée Nationale est un pouvoir qui s’est
montré faible dans l’exercice de ses fonctions de représentation, législative et de contrôle de l’action
gouvernementale. La représentation des partis politiques au sein de l’Assemblée nationale a évolué d’un
système de monopartisme à un système de pluralisme. Mais cela n’a pas empêché le Parlement de
fonctionner avant tout comme une “boîte de résonance” du pouvoir exécutif pour des raisons
d’économie politique telles que le devoir de reconnaissance des députés vis-à-vis du Président bienfaiteur,
mais aussi le souhait d’être reconduits sur les listes à la fin de leurs mandats. A cette situation il faut
ajouter le manque de transparence dans la gouvernance interne du Parlement: le budget du Parlement
n’est pas arrêté, exécuté et contrôlé de façon transparente. A titre d'exemple : l’institution ne se soumet
pas au code des marchés publics.
Les dysfonctionnements de l’Assemblée Nationale sont intimement liés à la nature des partis politiques
au Sénégal. Les partis sont généralement créés pour poursuivre des intérêts personnels des élites visant
l’accès au pouvoir et aux ressources et non par souci de défendre un programme cohérent, basé sur une
vision pour le pays. Cela se reflète par la multiplication du nombre de partis (au nombre de 200 pour une
population de 12 millions d’habitants). Il y a une forte stabilité de l’élite dirigeante au sein des partis, qui
contribue à une gestion fortement personnalisée. Les membres des partis politiques sont dans un flux
permanent, principalement en raison du phénomène de la «transhumance» (càd le changement
systématique de famille politique en fonction d’opportunités permettant de rester dans le système).
Dans la même logique, le pouvoir judiciaire peine toujours à trouver ses marques d’indépendance du fait
de garanties statutaires aléatoires, de scandales qui l’éclaboussent et de l'influence de l’Exécutif. La
justice est perçue en général comme étant « lente, chère, complexe, inaccessible, inéquitable et,
parfois inadaptée à l’environnement socioculturel 12
» et « marqué par de singuliers
dysfonctionnements et par une mauvaise gouvernance devenue difficile à éradiquer13
».
4.2. Le respect de la primauté du droit par les acteurs clés du système
L’observation de la réalité sociale montre une tension entre une tendance à l’internalisation de la primauté
du droit et une tendance encore persistante à la régulation du jeu des acteurs par le contournement des
règles formelles. Il y a une forte cohabitation entre l’Etat légal-rationnel et l’Etat informel. Et les
pratiques informelles font souvent l’objet d’un habillage formel. De nombreux exemples témoignent de
cette « cohabitation » :
La compétition pour le pouvoir. Bien que devant être rangé dans la catégorie des systèmes néo-
patrimoniaux, le système politique sénégalais peut être qualifié de compétitif. Même si la compétition
pour le pouvoir est basée sur des règles formelles, celles-ci ne sont pas stabilisées. Si elles permettent
depuis au moins 1993 l’organisation d’élections crédibles, elles font toutefois souvent l’objet de
contestations au lendemain des élections. La compétition pour le pouvoir est une affaire d’individus et
non pas de clivages idéologiques. L’appartenance à un grand parti politique n’est plus capitale pour
réaliser un bon score électoral. Parmi les candidats, il y a ceux qui ont exercé des responsabilités
élevées dans l’appareil d’Etat, disposent de ressources financières et symboliques et sont réputés
bénéficier du soutien des réseaux internationaux. Pour conserver le pouvoir, la stratégie classique des
dirigeants a été la mise en œuvre des techniques du clientélisme par le recours au soutien des
marabouts et autres légitimités concurrentes. Une spécificité sénégalaise est la consigne de vote des
marabouts (« ndiguël ») qui a connu toute une évolution caractérisée par son érosion graduelle et une
mise en concurrence avec des logiques citoyennes.
14
Le jeu des institutions. Malgré un fonctionnement qui montre une certaine stabilité du régime politique
et une utilisation des procédures formelles, les institutions sont souvent instrumentalisées dans leur
création et vidées de leur substance dans leur fonctionnement. Ainsi, le Constituant et le Pouvoir
tournent en rond, avec un mouvement de va-et-vient incessant entre des institutions qu’on instaure,
supprime et restaure (Sénat, Conseil économique et social, Cour suprême, Agences…) sans que la
logique qui sous-tend ce mouvement soit toujours motivée par des préoccupations de rationalité
démocratique ou économique.
Prise de décision. La tension entre le formel et l’informel s’illustre également dans le processus
décisionnel. Bien qu’une certaine liberté d’initiative et de proposition soit laissée aux fonctionnaires, le
processus décisionnel reste très centralisé : c’est généralement « le chef » qui décide de tout. Et ce
chef est souvent le Président dont les décisions ont été dans le passé plus influencées par des
pressions sociales (impératifs politiciens, nécessité de satisfaction de marabouts et autres soutiens
politiques) que par une rationalité managériale. Les fonctionnaires adoptent souvent une attitude de
soumission par rapport aux autorités politiques et ne sont pas suffisamment protégés pour développer,
au nom de leur légitimité technocratique, la culture de résister aux décisions politiques mal fondées.
Au-delà des faiblesses d’ordre technique, ce sont surtout des facteurs politiques qui entravent son
action. Le travail administratif est considéré généralement comme une source permanente d’un revenu
salarial stable et non comme un emploi qui contribue à atteindre des objectifs de service public. Ce qui
explique un certain laisser-aller (absences, retards, mépris des administrés, etc.).
La légitimité des acteurs non étatiques (ANE). En observant la sphère de la société civile sénégalaise
à travers son histoire, on peut noter de nombreuses évolutions dans les paradigmes de
développement véhiculés et les formes institutionnelles adoptées. Surtout après la vague de
démocratisation des années 1990, on assiste au foisonnement de nouvelles organisations qui
envahissent les espaces laissés ouverts par le recul de l’Etat et attirent une part croissante de l’aide
internationale. Plusieurs personnes interviewées dans le cadre de la présente étude font une analyse
critique de la légitimité et la pertinence de la société civile traditionnelle sénégalaise. Celle-ci aurait
largement “copié les tares de l’Etat” en devenant des “courtiers du développement” déconnectés des
citoyens et en reproduisant les modes de gouvernance peu transparents en vigueur au niveau public.
4.3. Le contrôle citoyen encore limité
Formellement toutes les organisations traditionnellement associées au contrôle de la gestion des
affaires publiques sont bel et bien présentes dans le pays. Au-delà du Parlement et du pouvoir judiciaire,
il faut ajouter des autorités administratives indépendantes censées renforcer l’Etat de droit et la
démocratie : Médiateur de la République, Conseil national de régulation de l’audiovisuel, Commission
électorale nationale autonome, Agence de régulation des marchés publics (ARMP) et autres. L’édifice se
complète avec les potentiels contrepouvoirs au sein de la société que sont les légitimités concurrentes
comme les marabouts, les acteurs non étatiques et les médias.
Différentes sources considèrent que le fonctionnement effectif et les instances de contrôle des contres
pouvoirs restent encore limités. Les faiblesses des pouvoirs législatif et judiciaire ont été examinées ci-
dessus (section 4.1). Les médias contribuent, avec beaucoup d’insuffisances liées notamment au niveau
des journalistes, à la précarité économique de beaucoup d’entreprises de presse et à la concentration
extrême des médias (deux grands groupes pour l’essentiel), à rendre disponibles les informations relatives
à la gouvernance sur la place publique et à contribuer ainsi à l’émergence d’une opinion publique. Les
marabouts, traditionnellement considérés comme des régulateurs sociaux sont plus dans une logique de
coopération avec le pouvoir que dans une logique de contrepouvoirs. Selon une étude de cartographie
récente réalisée pour le compte de l’UE (2012), les organisations de la société civile ne sont
généralement pas encore assez "outillées" pour articuler une critique constructive des politiques
publiques, assurer un suivi au niveau de la mise en œuvre effective ou contrôler le budget national –même
15
si des expériences prometteuses de contrôle citoyen du budget se développent de plus en plus au niveau
local.
L’analyse de l’économie politique nous apprend que la faiblesse de l’architecture des contrepouvoirs n’est
pas simplement liée à un « manque de moyens et de capacités ». Elle s’expliquerait plutôt par une
stratégie mise en œuvre par les élites dirigeantes pour affaiblir ces contrepouvoirs. Cette pratique a été
largement utilisée par le président Wade, dont les critiques ont souvent observé qu’il a « construit des
autoroutes, mais affaibli les institutions ». Cependant des évolutions positives sont à souligner avec
l'émergence ces dernières années, de nouveaux contrepouvoirs. On peut citer les exemples de la Cour
des comptes, de l’Agence de régulation des marchés publics (ARMP) et de la Cellule Nationale de
Traitement des Informations Financières (CENTIF). Ces «poches d’efficacité» sont particulièrement
importantes dans une analyse d’économie politique car elles sont porteuses d’un changement des règles
du jeu (voir encadré 3).
5. Impact du système politique et économique sur le
développement du pays
5.1. Influences sur les politiques publiques et la qualité de la dépense
Ce ‘modèle’ d’action publique, largement fondé sur l’accès à la rente et sa distribution sur base
primordialement clientéliste, a dans la plupart des cas un effet préjudiciable pour la mise en œuvre
effective des politiques publiques dans des domaines clés de l’économie et du développement. Dans le
Encadré 3: Poches d’efficacité dans la recherche de transparence
D’un point de vue d’économie politique il est intéressant de noter que les trois “poches” sont toutes des structures institutionnelles dérivant de pressions externes (surtout les directives UMEOA):
La Cour des Comptes, en place depuis 1999, s’est forgée une certaine réputation comme institution crédible et indépendante. Avec des moyens notamment humains très limités, la Cour a produit des rapports très critiques et formulé des recommandations pertinentes. Le dernier rapport disponible révèle par exemple de nombreux dysfonctionnements sur le fonctionnement de l'Agence nationale chargée de la Promotion des Investissements et des grands Travaux (APIX). Ainsi, la Cour des Comptes a noté l'existence d'un régime de faveur en matière de passations de marchés illustré par de nombreuses dérogations, l'octroi irrégulier de primes et l'impossibilité d'effectuer un rapprochement entre les prévisions et les réalisations en termes d'investissements et d'emplois générés par les activités de promotion de l'investissement. Cependant, depuis cinq ans, aucune recommandation de la Cour ne fait l'objet d'une prise en compte de l'Exécutif. L'adoption de la loi organique sur la Cour des Comptes devrait permettre de renforcer l'indépendance et l'autonomie de la Cour des comptes ainsi que le Parquet et d'élargir ses prérogatives en termes de contrôle non juridictionnel, incluant la possibilité d'apprécier le systèmes de contrôle interne et le dispositif de contrôle de gestion des entités auditées, la qualité de leurs procédures comptables et des comptes ainsi que leurs performances et les résultats des programmes conduits.
La Cellule Nationale de Traitement des Informations Financières (CENTIF) mise en place en 2004 pour lutter contre le blanchiment d’argent a pu réaliser un exercice typologique des opérations de blanchiment et se saisir d’un nombre croissant de déclarations de soupçon, entre autres grâce aux actions de formation et de sensibilisation. Les sommes retracées dans les déclarations de soupçons avoisinent environ 1120 milliards de Francs CFA soit l'équivalent de 17,6 % du PIB 2010 du Sénégal et 63,88 % de la dette extérieure du pays
14.
Contrairement aux autres agences qui luttent contre la corruption, la CENTIF dispose d'un pouvoir de saisine du Procureur de la République, qui a obligation de transmettre les dossiers à un juge d'instruction. Cependant, l’action de la CENTIF est limitée par les lenteurs de la justice et à la faible collaboration de certains acteurs clés (notaires, institutions financières, etc.).
L’Agence de régulation des marchés publics (ARMP), autorité de régulation créée en 2006, exerce essentiellement des missions de contrôles ciblées à postériori sur les procédures de passation et d’exécution des marchés publics, ainsi que les surfacturations et les cas de mauvaises exécutions de certains marchés. Le nombre de recours connaît une nette progression, ce qui indique une confiance croissante dans son rôle. Elle a réussie à renforcer la transparence dans la gestion de l’achat public et a contribué à une plus grande compréhension du droit des marchés publics. Toutefois, pour les contrôles à posteriori exercés à travers les audits, il appartient aux autorités compétentes d’assurer un suivi en termes de sanctions.
16
cadre de cette étude il n’est pas possible d’entrer dans les détails, mais quelques exemples, tirés d’études
approfondies existantes, peuvent illustrer l’impact négatif du système néo-patrimonial et clientéliste:
L’aménagement du territoire. Dans un pays comme le Sénégal, marqué par un fossé entre monde
urbain et rural, l’aménagement du territoire revêt une importance capitale dans la lutte contre la
pauvreté. Une politique bien pensée en la matière pourrait en théorie contribuer à la justice sociale, la
spécialisation fonctionnelle, une croissance économique mieux partagée et une mobilisation du
potentiel de développement local. A partir des années 1980, des plans et programmes d’aménagement
du territoire, généralement préparés de manière participative et accompagnés de dispositifs
institutionnels élaborés se succèdent. Mais la mise en œuvre effective a souffert d’une tendance à
l’instrumentalisation à des fins politiques et au non-respect des règles de planification et d'équité
spatiale. Les Assises Nationales décrivent de la façon suivante la réalité de la politique
d’aménagement du territoire: «Tout se passe comme si la construction d’un pont d’eau potable, pour
des populations de tel village par exemple, devait dépendre de la bonne volonté ou de la bonne
disposition des gouvernants, et apparaître comme une marque de générosité, une faveur, un échange
de procédés dans le cadre du clientélisme ambiant15
».
Gestion des forêts dans le cadre des lois sur la décentralisation. Au-delà des aspects écologiques, la
gestion des ressources forestières soulève également des défis majeurs en termes de développement
économique local et de satisfaction des besoins énergétiques. Côté formel, le Code Forestier de 1998
transfère le droit de contrôler et allouer l’accès à la forêt aux conseils ruraux élus. En théorie, cela
devrait leur permettre de gérer les ressources naturelles en fonction des intérêts de la population
locale. Toutefois, côté informel, une autre logique s’impose : une coalition d’acteurs (forestiers,
marchands de bois, autorités centrales et déconcentrés) parvient souvent à bloquer l’application
effective de la loi pour assurer la continuation de l’accès lucratif aux ressources forestières au
détriment des populations locales16
.
Le développement du secteur privé. Autre priorité affichée dans de nombreuses stratégies et plans,
surtout en ce qui concerne la promotion des PME et ‘hommes d’affaires sénégalais’. Le pays jouit
d’une réputation d’avoir une économie ouverte au monde et à la région. Il y a des structures
représentatives du secteur privé qui entretiennent un dialogue régulier avec le gouvernement, des
structures d’appui et des projets des PTF. Mais selon le rapport ‘Doing Business 2013’, basé sur 10
critères, le Sénégal, occupe la 166ieme place sur 183 pays (largement en dessous de la moyenne
régionale). Parmi les indicateurs les plus faibles se trouvent : la protection des investisseurs (169ième
place); l’obtention d’électricité (180ième place), l’enregistrement de propriété (173ième place), le
paiement de taxes (178ième place), tous des éléments comportant une forte composante de
gouvernance. Des enjeux similaires d’économie politique (c.à.d. suivant une logique de « gagnants »
et « perdants ») se manifestent dans le secteur agricole. Le plan GOANA visait à résoudre le problème
de la production agricole et le fléau de l’insécurité alimentaire. Dans la pratique, ce programme a aussi
conduit à une forme de libéralisation et privatisation de terres en faveur d’élites sénéga laises et
entreprises étrangères, accompagné de subventions coûteuses (semences, engrais) au détriment des
paysans et petites exploitations familiales17
.
L’accès à des services sociaux de qualité. Le Sénégal a réalisé des progrès concernant certains
Objectifs du Millénaire mais de nombreux défis subsistent quant à la qualité des services publics. Ces
défis sont notamment liés à l’insuffisance des ressources humaines et financières mais également à la
gestion peu transparente des affaires publiques et des pratiques de tarification informelle de
l’administration.
5.2. Influence sur la mobilisation de ressources domestiques
L’analyse d’économie politique s’intéresse particulièrement au processus de confection du budget
(l’instrument par excellence pour définir et mettre en œuvre des choix politiques) et la fiscalité qui la
17
soutient (en termes de collecte de revenus et de répartition des efforts demandés). Ces deux outils offrent
un miroir qui permet de mieux comprendre la logique de fonctionnement du système néo-patrimonial
sénégalais.
Malgré les efforts fournis par le Gouvernement du Sénégal à travers quelques réformes et la forte
progression des ressources budgétaires notée depuis une décennie, le budget ne contribue pas
suffisamment au développement économique. On constate une absence de rationalité des choix
budgétaires que cherchent à corriger les directives de l’UEMOA. Au moins deux facteurs clés expliquent
cet état de lieux :
1. La structure des budgets. L’analyse de la structure des budgets montre que (i) le déficit budgétaire est
important ces dernières années et que (ii) trop de dépenses, par manque de ciblage, peuvent être
considérées comme improductives : subvention non ciblée au secteur de l'énergie, bourses
universitaires non conditionnées, etc. Alors que les recettes sont sensiblement surévaluées, certaines
dépenses de souveraineté et de prestige ont connu une augmentation jusqu'au premier trimestre 2012
(frais des visites officielles et de participation aux conférences et congrès internationaux, fonds secrets,
fonds politiques). Face à cette situation, la réduction du train de vie de l'Etat constitue une
préoccupation majeure du nouveau pouvoir. L’exécution du budget a en outre manqué de rigueur. Cela
se reflète dans la non-conformité des dépenses au budget arrêté. L’importance des virements
(modifications de la nature des dépenses) et des transferts de crédits (changement de services
responsables de la dépense) pendant un exercice budgétaire pouvaient atteindre 20% des dotations
programmées18
.
2. Le manque de contrôle efficace de l’exécution du budget. Formellement, l’Etat dispose d’institutions et
de mécanismes de contrôle. Toutefois, leur fonctionnement a été altéré par des règles informelles
visant à réduire l’efficacité du contrôle. En ce qui concerne le contrôle devant résulter de la séparation
des pouvoirs législatif, exécutif et d'audit externe, force est de constater qu’il est resté faible tout au
long du cycle budgétaire. Cela est partiellement lié à des défis que l’on retrouve également dans
d’autres démocraties (i.e. technicité de la matière budgétaire et fiscale, phénomène majoritaire,
brièveté des délais d’adoption de la loi de finances) mais également à des considérations d’économie
politique (car l’existence de contrôles systématiques et des mécanismes de transparence et de
reddition de comptes effectifs réduisent considérablement la « marge de manœuvres » d’une gestion
clientéliste des budgets).
5.3. Influence sur la capacité d’action collective dans l’intérêt général
Dans une perspective de réforme, les « actions collectives » constituent des vecteurs de changement
potentiellement puissants, car elles interpellent les pouvoirs établis et peuvent faire basculer les règles du
jeu en vigueur. Toutefois, au Sénégal, les actions collectives se caractérisent souvent par la poursuite de
privilèges pour un groupe restreint plutôt que par une démarche orientée vers l’intérêt général, comme
l'illustre les nombreux exemples de revendications corporatistes: fonds commun des magistrats, ou
certaines revendications portées par les syndicats d’enseignants ou du personnel de santé etc.
Par contre, l’étude a eu des difficultés à identifier un nombre significatif d'actions collectives orientées vers
l’intérêt public. Celles répertoriées se situent surtout dans le champ politique. Ainsi la convocation des
Assises Nationales reflète une action collective débouchant sur l’adoption d’une Charte de la Démocratie
et de la Gouvernance. On pourrait également considérer la mobilisation autour de la crise constitutionnelle
de juin 2011 comme une action collective solide et efficace. En revanche, les citoyens sénégalais ont été,
dans le passé, moins disposés à joindre les forces pour des combats socio-économiques. Cependant, des
actions de ce genre ont vu le jour au niveau local (coût de la vie) et pendant la crise de l'électricité face aux
délestages incessants.
18
En guise de conclusion de cette section, le schéma ci-dessous est proposé pour visualiser le « système »
néo-patrimonial qui s’est développé au Sénégal au fil du temps, sa logique de fonctionnement (illustrée par
les 3 cercles) et les piliers qui sous-tendent sa construction (illustrés par les 4 flèches en bas du schéma).
Figure 4: Le système néo-patrimonial au Sénégal
6. Quel est le potentiel de changement du système de
gouvernance ?
Après avoir analysé le système politique en place, la méthodologie d’une AEP se concentre sur les
événements clés qui se déroulent actuellement dans le pays et qui ont le potentiel de faire évoluer les
règles formelles et informelles du pouvoir et d’influencer le développement et la gouvernance. Au Sénégal,
l’évènement clef est l’alternance politique de mars 2012 et l'arrivée au pouvoir d'une nouvelle équipe qui
a l'ambition de procéder à une refonte profonde de la gouvernance au Sénégal pour amener le pays sur la
voie de l'émergence. Cela répond à des attentes de changement très fortes au sein de la société,
notamment chez les jeunes. Ces espoirs de transformation politique pourront-ils se réaliser? La
refondation promise est-elle réaliste et faisable vu la ténacité du système politique néo-patrimonial
et les multiples clientèles qui y trouvent leur intérêt? Quelles sont les forces et leviers qui peuvent, à terme,
faire basculer le système en place vers des modes de gouvernance plus propices au développement?
6.1. Atouts et obstacles
Un premier paramètre pour évaluer le potentiel de changement est de regarder les conditions objectives du
pays. En termes d’atouts le pays dispose d’une infrastructure étatique, démocratique et économique
mais aussi d’une position géostratégique exceptionnelle pour les échanges entre l’Afrique, l’Europe et
l’Amérique. Il dispose d'un système politique animé par des institutions constitutionnelles en place sans
discontinuité depuis l’Indépendance. Le pays dispose en outre d’une structure administrative étoffée, d’une
armée républicaine et d’une diplomatie reconnue au niveau mondial. Les hommes qui ont dirigé et incarné
l’Etat au Sénégal appartiennent généralement à l’élite intellectuelle. La succession à la tête de l’Etat n’est
Stabilité démocratique contrat social
Logique d'octroi de bénéfices citoyens en
attente
Effet négatif sur les politiques
publiques
Coalitions
clientélistes
Système
rentier
Passivité
citoyenne Impunité
19
pas synonyme de crise et risque de désagrégation de l’Etat. Les facteurs qui affaiblissent l’Etat en Afrique
sont neutralisés par l’histoire, la sociologie et la culture sénégalaises. La stabilité politique structurelle et la
dernière alternance politique sont considérées comme des atouts favorables à la croissance économique.
Le Sénégal s'efforce en outre de maintenir une politique de stabilité macroéconomique.
Il ne faudrait toutefois pas sous-estimer les obstacles à la réforme. En premier, les contraintes pesant sur
le budget et l'endettement croissant du pays doivent être prises en compte. Comment répondre aux
multiples attentes, investir dans les infrastructures, relancer l’économie tout en gérant les équilibres macro-
économiques et en réduisant les déficits ? Les arbitrages inévitables requièrent une capacité de
priorisation et de résistance aux nombreux groupes d’intérêts. Ici apparaît le deuxième obstacle : l’emprise
du système néo-patrimonial fonctionnant selon une logique clientéliste. Ce système s’est bien « sédimenté
» à travers un réseau de bénéficiaires dense, bien organisé et prêt à s’opposer à toute réforme qui aurait
pour objectif de bouleverser l’économie politique des règles régissant le fonctionnement de l’Etat.
Troisièmement, le volontarisme des réformateurs se heurte au mur des habitudes. Les sénégalais
revendiquent paradoxalement les réformes du système tout en résistant par leurs attitudes dans leur vie
quotidienne (sollicitations de passe-droits et de faveurs et certain manque de civisme).
6.2. Changement conjoncturel ou structurel ?
La majorité des personnes interviewées estiment que l’alternance politique offre l'opportunité d’un nouveau
départ pour le Sénégal. Ils relèvent deux forces motrices qui pourraient se renforcer mutuellement :
L’éveil citoyen. La citoyenneté est considérée comme faible au Sénégal. On parle même de
« l’introuvable citoyen ». Pourtant, il semble y avoir une inversion de la tendance. Les Assises
nationales ont beaucoup insisté sur l'importance d’une citoyenneté « éduquée, instruite et exigeante ».
Les élections présidentielles et l’alternance politique qui s’en est suivie, ont déclenché de nouvelles
énergies. Le pouvoir de la rue s’est clairement manifesté. Des coalitions atypiques entre acteurs ont vu
le jour. Des appels forts ont été lancés pour une refondation éthique de l’élite politique (« servir plutôt
que se servir ») et du citoyen (« le nouveau type sénégalais »). La culture de l’impunité (« la
République des privilégiés ») a été remise en question par les audits d’anciens responsables, etc. La
vigueur et le succès de cette révolte citoyenne indiquent une capacité accrue d’action collective de la
société. Elle révèle également la forte érosion de l’intermédiation démocratique traditionnelle par le
biais de chefs ou marabouts. Les citoyens, avec le développement des médias, accèdent à
l’information et se forgent leur propre opinion sur la qualité de la gouvernance et votent en fonction de
leurs propres critères de rationalité. C’est une évolution prometteuse dans le sens que le point de
départ d’un changement sociétal dépend souvent de l’adoption de nouvelles normes et valeurs
véhiculées par les citoyens.
Le besoin de re-légitimation de la classe politique. Cet éveil citoyen est source de pression sur les
dirigeants, après le rejet massif des pratiques de gouvernance de l’équipe précédente. Selon certains
interlocuteurs, la classe politique est de plus en plus consciente que cela pourrait être « la dernière
chance » pour démontrer sa capacité de délivrer le développement et ainsi sauvegarder une certaine
légitimité. D’autant plus que leur action risque d’être plus contrôlée qu’avant par les nouveaux
mouvements citoyens agissant comme « sentinelles » de la bonne gouvernance. Dans un tel contexte,
l’attrait d’une gestion clientéliste du problème pourrait diminuer car le « coût » (politique, financier ou
autre) devient trop élevé pour les différents acteurs impliqués. Dans une optique d’économie politique
ce « point de basculement » est essentiel car c’est à ce stade que les conditions sont réunies pour
faire évoluer le système vers une logique orientée sur la production de biens publics.
Il faut toutefois s’interroger sur la portée réelle des évolutions positives constatées. S’agit-il de
tendances conjoncturelles qui risquent de se diluer rapidement ou de dynamiques de changement qui
portent les germes de transitions de nature structurelle telles que décrites dans l’encadré 4 ci-après?
20
Encadré 4 : Transitions possibles vers de modes de gouvernance plus propices au développement
Les dynamiques et attitudes actuelles, observées au sein de la société et de classe dirigeante, pourraient contenir les germes de différentes transformations politiques et institutionnelles, favorisant la transition:
d’une logique clientéliste à une logique davantage basée sur l’intérêt public
d’une logique d’impunité vers une logique de transparence dans la gestion des affaires publiques et de reddition de comptes à tous les niveaux
d’une gestion de la chose publique « à court terme » en fonction des urgences du moment vers une gestion basée sur un « projet de société » pour l’avenir
d’un Etat inhibitoire d’un secteur privé moderne à une logique de développement économique durable
d’un développement centralisé privilégiant la capitale et les villes vers une intégration des territoires et économies locales
d’un modèle de gouvernance basé sur des politique publiques « descendantes » vers de nouveaux modes de conception, mise en œuvre et évaluation des politiques publiques, basées sur la « négociation », la « co-production » et la « co-gestion »
L’expérience d’autres pays devrait également inspirer les réformateurs étatiques et non étatiques au
Sénégal. La mise en œuvre effective de nouveaux modes de gouvernance est par définition un processus
itératif, peu prévisible et assujetti à des revers. Les transitions mentionnées ci-dessus s’opèrent
généralement à travers de nombreux petits pas concrets et cumulatifs. Prenons l’exemple de la
transition vers une gestion de la chose publique basée sur un projet de société. Cela requiert une capacité
des dirigeants à formuler une vision claire et des orientations précises des réformes. Or, certains
observateurs rencontrés manifestent leur scepticisme non pas sur la bonne volonté de la nouvelle équipe
dirigeante, mais sur sa capacité à définir une vision globale et cohérente, ainsi qu’une méthode de mise
en œuvre effective des réformes. La déclaration de politique générale du 10 septembre 2012 a eu un
impact mitigé sur l'opinion publique. Pour certains observateurs, « c’est un document très peu productif de
changement, très peu énonciatif de rupture. Les PTF ont relevé l’absence de priorisation dans les
politiques du nouveau gouvernement »..
Le deuxième exemple concerne l’institutionnalisation d’une culture de transparence. Elle ne peut se
décréter du haut mais passe par une conscientisation citoyenne, une amélioration de l’accès à
l’information, une transparence accrue sur le budget, l’exécution d’audits et de contrôles sociaux sur la
qualité des services publics.
6.3. Les acteurs du changement
Un autre paramètre pour évaluer le potentiel de refondation de la gouvernance est l’analyse des différentes
catégories d’acteurs, leur positionnement par rapport aux réformes, les intérêts en jeu, les incitations
(positives ou négatives) au changement, le degré d’organisation et la force de frappe de chacun. Une telle
analyse doit adopter une approche systémique dans le sens d’accepter que tous ces acteurs
interviennent et interagissent dans des arènes politiques et sociétales qui sont en mouvement permanent.
En outre au sein même de chaque catégorie d’acteurs la réalité n’est pas monolithique mais caractérisée
par la diversité des intérêts en jeu, des visions antagonistes et des tensions.
L’AEP s’est focalisée sur une vaste gamme d’acteurs au niveau domestique: l'exécutif (gouvernement
central, les autorités locales et déconcentrées, la fonction publique), le pouvoir législatif, le pouvoir
judiciaire, les mouvements religieux, les organisations de la société civile, les syndicats et le secteur privé.
L’analyse systémique de leur positionnement par rapport aux réformes permet de faire trois constats
majeurs, résumés ci-dessous:
1. Eviter des approches réductionnistes. Dans chaque famille d’acteurs on trouve des forces « pro-
réforme » et des « facteurs de blocage potentiels » :
21
Les réformateurs au sein de la coalition gouvernementale et la fonction publique sont des alliés
importants.
Des dynamiques positives sont perceptibles au sein des différentes confréries religieuses dans le
sens qu’elles observent la neutralité politique ou s’engagent dans l’action sociale (par exemple lors
de la crise énergétique ou les inondations). Il faut également souligner le rôle potentiellement utile
joué par les dahiras de la diaspora.
Vu l’urgence des réformes socio-économiques, les syndicats pourraient être des catalyseurs
importants du changement. Or, les analyses s’accordent sur leur impuissance liée au corporatisme
primaire qui les motive, à leur émiettement et leur participation à la mauvaise gouvernance de
certains secteurs.
Le paysage de la société civile est flou et en plein mouvement. D’un côté on observe de
foisonnement de nouveaux mouvements de jeunes (comme « Y en a marre ») de réseaux sociaux
ainsi que d’organisations au niveau national qui contribuent à l’amélioration de la gouvernance et à
la transparence dans la gestion des affaires publiques (exemple travaux du Forum Civil,
CICODEV, etc.). Au niveau local, des mobilisations citoyennes se multiplient liées à l’amélioration
de la qualité de vie des citoyens (exemple ONG Siggil Hann sur la question de la dépollution de la
baie de Hann). Mais ces évolutions positives coexistent avec des pratiques de cooptation des
élites de la société civile ; l’existence d’ONG traditionnelles à faible légitimité et capacité d’action
collective en défense de l’intérêt public ; des tendances clientélistes orientées vers la recherche de
financement.
Des divisions similaires sont visibles au sein du secteur privé national. On assiste à l’émergence
d’associations qui œuvrent pour l’amélioration de la gouvernance de leur secteur d’intervention et
qui ont une capacité de proposition croissante face aux pouvoirs publics. Mais, à côté de celles-ci,
on trouve encore certaines entreprises qui ne respectent pas les règles du marché et compétition,
défendent des agendas corporatiste où démontrent une trop grande proximité/imbrication avec le
monde politique.
2. Comprendre les stratégies des acteurs sur l’échiquier politique. Il est important d’analyser les rapports
de force entre ceux qui poussent pour des réformes et ceux qui ont intérêt à les bloquer, encore que
les acteurs peuvent changer selon leurs intérêts du moment. Ces relations de pouvoir évoluent dans le
temps. Ainsi, les nouveaux mouvements sociaux ont actuellement clairement le vent en poupe, au
détriment de certaines Organisations de la Société Civile plus traditionnelles qui se sont trop installées
dans la zone de confort ou dans la dépendance aux financements des PTF. Mais dans quelle mesure
et sous quelles conditions les nouveaux mouvements pourront-ils garder cette position ?
3. L’importance capitale de coalitions d’acteurs pouvant mener une action collective. Il est essentiel
d’identifier des coalitions d’acteurs possibles, qui décident de mettre ensemble leurs forces et
ressources pour pousser des réformes spécifiques. Le M23 est un exemple d’une telle alliance
d’acteurs apparemment antagonistes, mais qui se sont retrouvés autour d’un combat commun d’intérêt
général. L’étude sur le rôle des ANE comme acteur de gouvernance a relevé l’émergence de nouvelles
formes de coalitions portant sur des enjeux majeurs comme le foncier (exemple du Cadre de Réflexion
et d'Action sur le Foncier au Sénégal).
Dans une AEP il faut également considérer le rôle (positif ou négatif) des acteurs externes. En ce qui
concerne les acteurs régionaux, l’appartenance du Sénégal à l’UEMOA est un facteur facilitant les
réformes. L’Union a vocation à harmoniser les législations et les procédures budgétaires afin d'assurer
notamment la synchronisation de ces dernières avec la procédure de surveillance multilatérale des pays
de la zone. L’organisation continue à prendre toute une série de directives pour réformer la gestion des
finances publiques, apporter plus de transparence dans la gestion publique et poursuivre la mise en œuvre
du programme de transition fiscale pour accroître la performance des administrations fiscales et
douanières. Le Sénégal montre un certain leadership en matière de transposition des directives, mais pas
22
toujours pour le respect des performances
notamment en matière de croissance et normes
de convergence comme celle relative au déficit
rapporté au PIB.
Les PTF peuvent aussi être considérés comme
ceux qui dictent les réformes. Durant la période de
l’ajustement structurel, la politique économique du
gouvernement a été fortement influencée par la
Banque mondiale et le FMI. Le Gouvernement
reste attentif aux exigences et conseils des
institutions de Bretton Woods, de l’UE et autres
PTF avec qui il s’emploie à avoir les meilleures
relations. Les observateurs considèrent que le
Sénégal parvient généralement à composer avec
les PTF qui ferment souvent les yeux sur le
manque de rigueur des autorités (adoption de
budgets non réalistes) et leur délivrent des
satisfécits pour la bonne tenue de l’économie19
.
L’analyse documentaire et les consultations ont soulevé plusieurs enjeux majeurs d’économie politique des
PTF bilatéraux et multilatéraux, qui peuvent avoir un impact négatif sur le système de gouvernance au
Sénégal. Parmi les critiques globales formulées à l’égard des PTF (qui ne constituent évidemment pas un
bloc homogène) on peut noter : (i) la tendance à privilégier une coopération « asymétrique » au profit des
acteurs étatiques qui ne laisse pas assez d’espace pour l’inclusion d’autres familles d’acteurs ; (ii)
l’influence des intérêts politiques et économiques des Etats impliqués et leur cohabitation/cohérence
souvent difficile avec les politiques de développement formellement affichées (par exemple dans le dossier
de la pêche) ; ce problème pourrait devenir plus sérieux dans la mesure où les différentes puissances
économiques se font une concurrence accrue pour l’obtention de marchés et s’investissent de plus en plus
dans la « diplomatie économique » ; (iii) la préférence encore souvent donnée aux « approches
technocratiques » au détriment d’approches plus inspirées par l’économie politique, avec les risque de
fonds perdus (exemple : les programmes nationaux de bonne gouvernance financées par le passé qui se
résumaient souvent à des belles intentions non portées par le pouvoir).
6.4. Leviers de changement
Pour évaluer le potentiel de transformation du système de gouvernance il convient également d’identifier
des leviers de changements possibles tout en examinant dans quelle mesure et sous quelles conditions
chacun des leviers pourrait être actionné. L’encadré 5 présente les principaux leviers de changements
identifiés et analyse pour chacun le degré de faisabilité dans une optique d’économie politique.
LEVIERS DE CHANGEMENTS CONDITIONS DE REUSSITE (perspective AEP)
1) Les réformes institutionnelles
Enjeu : répondre à la demande sociétale de revoir le fonctionnement des différentes institutions en vue de délivrer une meilleure gouvernance
Les propositions de réforme sont nombreuses et connues (rééquilibrage des pouvoirs, renforcement des prérogatives de la Cour constitutionnelle, réforme et contrôle du système de financement des partis politiques, consolidation du système électoral, renforcement du système des corps de contrôle, introduction de mécanismes de participation citoyenne et de redevabilité), ainsi que les blocages à la réforme
Mise en place de processus de négociation visant à forger un nouveau consensus sociétal sur règles de jeu et modalités précises de mise en œuvre
Figure 5: Quelles incitations aux changement ?
23
Organisation plus forte de la « demande » de gouvernance permettant un suivi dans la durée
2) La modernisation de la fonction publique
Enjeu : Une fonction publique, bien organisée, compétente et motivée. Besoin de concilier l’exigence de rationalisation des dépenses publiques et les inévitables coûts de modernisation
Diagnostics faits – Agenda des réformes largement connu
Vu la nature structurelle du problème, éviter les approches globales mais procéder par une méthode de « petits pas », choisis en fonction de leur faisabilité
Continuation et approfondissement des tentatives de réformes en cours
Chercher à changer la nature des « incitations » des acteurs
3) Le budget
Enjeu : Revoir le processus de confection, mise en œuvre et suivi du budget en vue de matérialiser les priorités politiques et assurer une gestion transparente, partagée avec les citoyens
Leadership politique pour graduellement transformer le budget d’un outil de patronage en outil de conception politique et de reddition de comptes
Leadership politique pour imposer plus de discipline dans le processus budgétaire
Renforcer la capacité des institutions de contrôle (Parlement et Cour des comptes) et des Acteurs non étatiques à organiser un contrôle citoyen efficace au niveau national
S’inspirer d’autres pays de la région pour institutionnaliser des approches budgétaires participatives
4) La fiscalité
Enjeu : Assurer une fiscalité équitable (y compris au niveau local) comme base du contrat social entre Etat et le citoyen
Comportement exemplaire des dirigeants
Approfondir la réforme fiscale en cours
Poursuivre le dialogue multi-acteurs sur les modalités précises d’une fiscalité équitable
Intégrer les exonérations fiscales dans une vision plus large et transparente sur le développement économique
Augmenter l’espace pour une fiscalité locale effective liée à la fourniture de services et la création de richesses au niveau local
5) Le développement de l’économie locale
Enjeu : Impulser le réveil des potentialités locales pour la création de richesses et d’emploi tout en aidant à construire l’Etat par le bas
Sortir du cadre normatif de promotion de la décentralisation, car peu propice à donner plus d’autonomie réelle aux autorités locales
Augmentation de la pression « par le bas » via des coalitions d’acteurs locaux exigeant plus de capacité d’autorégulation
Revitaliser le débat sur l’aménagement du territoire comme levier essentiel du développement local
6) La transparence et la reddition de comptes envers le citoyen
Enjeu : Traduire les attentes sociétales pour plus de transparence et de reddition de comptes dans des chantiers concrets et des bénéfices directs pour les populations
Eviter des approches trop abstraites ou normatives de promotion de la transparence/reddition de comptes
Ancrer la recherche de plus de transparence autour d’enjeux concrets de développement (l’accès à l’eau, la qualité des dépenses dans l’éducation/santé, etc.)
Investir dans la circulation de l’information dans la sphère publique
Promouvoir la pratique des audits et contrôles sociaux
Investir dans la formation en termes de budgets nationaux et locaux
24
6.5. Conclusion sur la « réformabilité » de la gouvernance au Sénégal
Ce chapitre a essayé de répondre à la question si le système de gouvernance, tel qu’il a été forgé dans le
temps, est globalement réformable dans le sens d’une meilleure gestion des affaires publiques à la lumière
d’évolutions récentes dans le pays. A cet égard, les conclusions globales suivantes pourraient être
avancées :
1. Des opportunités réelles
existent actuellement au Sénégal
pour faire évoluer le système
néo-patrimonial clientéliste et le
transformer graduellement en un
mode de gouvernance plus
propice au développement. Cela
est dû à l’essoufflement et à la
perte de légitimité du système,
d’un côté, et d’un autre côté à la
montée en puissance d’une voix
citoyenne libérée et dotée d’une
masse critique pour influer sur le
cours politique.
2. Si les piliers traditionnels sur
lesquels reposait le système néo-
patrimonial se sont fragilisés, il est
loin d’être certain que les
opportunités d’un changement
structurel seront effectivement
saisies. Car les nombreuses
déclarations d’intention de
réforme nécessitent d'être désormais mises en œuvre, notamment par la définition claire des priorités.
A ce stade, il est difficile d'affirmer que le « point de non-retour » a été atteint.
3. A bien considérer les choses, les réformes se trouvent à un stade préliminaire (volonté proclamée,
préparation et lancement des diagnostics, définition des méthodes, recherche de moyens pour
conduire les réformes, et adoption de certains textes de loi). Cependant, les forces de changement
sont peu structurées et leur ferveur à pousser des réformes contre les nombreux pôles de résistance
peut vite se diluer. Le succès de la suite (c.à.d. le démarrage effectif des réformes) dépendra (i) du
leadership affirmé par les réformateurs au sein du gouvernement; ii) des capacités managériales de
l’administration/fonction publique à conduire les réformes (iii) de la capacité de mobilisation des
citoyens et nouveaux mouvements ; et (iv) de l’accompagnement stratégique des PTF des processus
et leviers de changement identifiés.
4. Si des réponses concrètes ne sont pas trouvées aux multiples « bombes à retardement » le risque de
tensions majeures ou même conflit ouvert n’est pas exclu. Cela pourrait mettre la stabilité politique
du pays en péril dans un contexte régional déjà très fragile. L’appauvrissement croissant de larges
couches de la population offrirait également des nouvelles opportunités aux extrémistes de trouver des
ancrages dans le pays. L’urgence interpelle également la communauté des PTF à assurer des
politiques de coopération réalistes, intégrées et pragmatiques (par exemple en renforçant les liens
entre développement et sécurité) et efficaces pour préserver cet îlot de stabilité en Afrique de l’Ouest
qu’est le Sénégal.
Figure 6: Marge de manœuvre relativement limitée pour des
changements en profondeur
25
Notes
1 Les Assises Nationales ont pris la forme d’une large consultation de différentes familles d’acteurs sénégalais (sauf le gouvernment)
entre juin 2008 et mai 2009. Elles ont résulté dans la publication d’un rapport validé par les participants (Sénégal, An 50. Bilan et perspectives de refondation, Sous la présidence de Amadou Makhtar Mbow, L’Harmattan, 2011.) y compris une ‘Charte de gouvernance démocratique’. 2 Forum Civil. 2010. Gouvernance et Corruption dans le domaine des ressources naturelles et de l’environnement au Sénégal. Série
de rapports d’études. 3 Faye I.M., Benkahla A., Touré O., Seck S.M., Ba C.O., 2011. Les acquisitions de terres à grande échelle au Sénégal. Description
d’un nouveau phénomène. Initiative Prospective Agricole et Rurale (IPAR), 45p. 4 USAID. 2007. Evaluation de la Corruption au Sénégal.
5 Coulon, C. 1996. Le Sénégal : développement et fragilité d’une semi-démocratie
6 Diop M.C., et Diouf M., 1990. Le Sénégal sous Abdou Diouf. Paris, Karthala, pp 10-11.
7 Coulibaly, A.L. 2006. Une démocratie prise en otage par ses élites. L’Harmattan, p. 133-134
8 Boye F. 1992. Les mécanismes économiques en perspective, dans M.C. Diop (dir.). Sénégal. Trajectoires d’un Etat. Dakar, Paris,
Codesria, Karthala, p. 82. 9 Diop, M.C. 2006. Le Sénégal à la croisée des chemins. Politique Africaine, nr 104, pp. 103-128.
10 Dia, F. 2010. Wade-mecum ou le wadisme en 15 mots-clés. L’Harmattan, p. 25
11 Rapport des Assises Nationales. 2011, p. 54
12 Programme National de Bonne Gouvernance. www.pnbg.gouv.sn.
13 M. Samb, « La Gouvernance judiciaire au Sénégal », n° 5 de la revue Droit sénégalais consacrée aux actes du Colloque sur « De
la justice coloniale aux systèmes judiciaires africains contemporains », p. 335. 14 Rapport Annuel de la CENTIF 15
Rapport des Assises Nationales, p. 210. 16
Cet exemple est basé sur une étude de cas de Jesse Ribot réalisée dans la region de Tambacounda. Pour l’analyse deetaillée voir : Ribot, J. 2009. Authority over Forests : Empowerment and Subordination in Senegal’s Democratic Decentralisation. Development and Change 40 (1), pp. 105-129. 17
Koopman, J. 2012. Land grabs, government, peasant and civil society activism in the Senegal River Valley. Dans : Review of African Political Economy. Vol. 39, No 134, December 2012, pp. 655-664. 18
Rapport PEFA Sénégal – Juin 201. http://www.pefa.org/sites/pefa.org/files/attachments/SN-Jun11-PFMPR-Public.pdf 19
S. Diarisso, Mémoires pour l’espoir, L’Harmattan, 2012, p. 75.