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    LA RGLE DE LAMOUR CHEZ AZZL. LA RENCONTRE DUNE THIQUE DU TAWD

    par

    ADRIEN LEITES

    Universit Paris-Sorbonne (Paris 4)

    1. Introduction

    Ce travail se rclame de la tradition acadmique qui sattache faireressortir la cohrence de la pense de azzl(Ab mid Muammadb. Muammad, m. 505/1111), plutt que de la soumettre une cri-tique tendant au jugement de valeur1. Les trois reprsentants majeursde cette tradition sont, notre sens, les ouvrages de Farid Jabre, dHenriLaoust et de Hava Lazarus-Yafeh2. Nous tenterons ici de combler unmanque commun ces ouvrages, savoir une exploration de la rgle

    de lamour trace dans la Revivification des sciences religieuses. Ce manquetient principalement aux lignes directrices des ouvrages, qui ne rencontrent

    1 Un spcimen de cette attitude est fourni par M. Hogga, Orthodoxie, subversion et rformeen Islam. azlet les Seljqides, Paris, Vrin, 1993. Le critre contemporain de jugementapparat clairement dans la conclusion que lauteur donne son expos sur la rformemorale et religieuse : Soulignons que cette rforme conoit les problmes moraux etreligieux comme relevant uniquement de la spiritualit, celle-ci se suffisant elle-mmeet dailleurs commandant le systme politique et social. Il ny a pas dapproche dialec-tique de la question, que lconomique et le social aient une certaine autonomie, quilsinfluent sur le type de moralit dominante et les rapports humains nest mme passouponn. Faute de tenir compte de cette interaction, cette rforme parat dsincar-

    ne et condamne lchec. De fait, elle choua (p. 201).2 F. Jabre, La notion de certitude selon Ghazali dans ses origines psychologiques et historiques,Paris, Vrin, 1958 ; La notion de la ma'rifa chez Ghazali, Beyrouth, Dar el-Machreq, 1986.H. Laoust, La politique deazl, Paris, Paul Geuthner, 1970. H. Lazarus-Yafeh, Studiesin Al-Ghazzali, Jrusalem, The Magnes Press, 1975. On peut ajouter A. J. Wensinck, La

    pense de Ghazzl, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1940. Cet ouvrage, malgr sa pntrationoccasionnelle, est limit par lobjet gnral quil se fixe : donner aux lecteurs lessen-tiel de la pense de Ghazzlsur un nombre de sujets qui [. . .] reprsentent une imagecomplte de la pense mdivale (p. I-II).

    Koninklijke Brill NV, Leiden, 2007 Arabica, tome LIV,1Also available online www.brill.nl

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    pas ou rencontrent en passant lamour dans son contenu thique3.F. Jabre se proccupe de lattitude de azzl face la connaissance,et de la composante pratique de cette attitude. Son expos sur lamourmet en vidence le lien qui unit amour et connaissance, dans laperspective dun amour et dune connaissance portant exclusivementsur Dieu4. H. Laoust intgre la politique de azzldans un ensembleconceptuel plus vaste, qui fournit les buts de laction politique .Linclusion de lamour parmi les vertus morales rvle son contenuthique, mais ce contenu fait lobjet dune simple rpertoriation5. H.Lazarus-Yafeh propose de dterminer la pense religieuse de azzl

    travers une analyse dtaille du vocabulaire quil emploie. Cetteapproche est applique fructueusement des questions touchantlorientation gnrale de la pense de azzl6, et des questionsdauthenticit. Pour une question de contenu spcifique comme cellequi nous occupe, lanalyse du vocabulaire est prcieuse, mais reste unauxilliaire de linterprtation des textes. Cest une interprtation dficientequi rend louvrage de Marie-Louise Siauve7 inapte fournir un clairageinitial sur la rgle de lamour trace dans la Revivification. Lusage quelauteur fait dune partie des textes considrs dans le prsent travail,et le dtail de notre jugement, apparatra en note. Il convient enfin dementionner le rcent ouvrage de Michael Cook8 qui, bien que cou-vrant un large ventail de sources, contribue substantiellement larecherche sur azzl. Outre les apports de azzl la doctrine ducommandement du bien et de linterdiction du mal, cet ouvrage meten vidence la diffusion qua connue la Revivification dans les quatre

    3 Une telle rencontre est exclue, dans les recherches inspires des sciences sociales,par lide selon laquelle lamour est limit au rapport individuel entretenu avec Dieu,et ninforme pas de modle de comportement. Cette ide apparat dans une considrationofferte par P. Crone la fin de son ouvrage sur la pense politique de lislam mdi-val. Parmi les facteurs qui empchent les Occidentaux modernes de voir dans la reli-gion un vhicule de lintrt commun et un systme dorganisation collective, lauteurmentionne la conception de la religion comme relation damour spirituel entre Dieuet un individu (Medieval Islamic Political Thought, Edinburgh, Edinburgh University Press,

    2004, p. 393).4 La notion de la ma'rifa, p. 42-62.5 La politique, p. 327-330.6 Le symbolisme de la lumire (chap. IV), les aspects sotriques (chap. V),

    la place des commandements religieux (chap. VI).7 Lamour de Dieu chezazl. Une philosophie de lamour Bagdad au dbut du XIIe sicle,

    Paris, Vrin, 1986.8 Commanding Right and Forbidding Wrong in Islamic Thought, Cambridge, Cambridge

    University Press, 2000.

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    coles de droit sunnites, parmi les chiites immites et jusque dans lacommunaut ibite9. Nous ajouterons laudience dont bnficie aujour-dhui azzlparmi les musulmans dOccident, et qui est indique parla part croissante de son uvre accessible, sous la forme de traductionsnon acadmiques, dans les langues europennes10. La diffusion de lu-vre de azzl travers les frontires doctrinales et confessionnelles, et travers le temps, suggre que lexploration de la rgle de lamourtrace dans la Revivification peut rvler des traits propres une thiquemusulmane.

    Il ne convient pas de stendre sur notre mode dinterprtation, qui

    apparatra de lui-mme au lecteur. Nous nous contenterons de soulignerque linterprtation mene dans ce travail suit le dveloppement destextes qui, quelques exceptions prs, seront traduits intgralement.Avant dentamer notre exploration, il importe de donner un aperu delarticle de foi apparaissant sous le nom de taw d (littralement unification ), telle quil est conu par azzl. Cet aperu nous per-mettra de rattacher la rgle de lamour trace dans la Revivification une thique du taw d.

    2. Le tawd

    Le taw dest trait en plusieurs lieux de la Revivification, et sous desformes diversement dveloppes. Cest la version la plus courte qui seraconsidre ici. Deux modes distincts, et galement ncessaires, du taw dsont exposs dans cette version.

    Le premier mode du taw d consiste voir les choses dans leurtotalit comme venant de Dieu , et dtourner son regard des causeset des moyens . Il consiste, en particulier, ne voir le bien et le maldans sa totalit que comme venant de Dieu . Ce mode du taw d,dautre part, est porteur de fruits . azzl mentionne trois fruitsprincipaux : la remise de son sort la volont de Dieu, labandon de

    9 Une vue densemble est offerte au chapitre 16, section 4 ( The Legacy of Ghazzl).La diffusion de la Revivification est tablie, une moindre chelle, par I. Goldziher, intro-duction au Livre de Mohammed ibn Toumert, Alger, Pierre Fontana, 1903. Cette tudeprsente lintrt de montrer linfluence exerce sur Ibn Tmart par la pense thiquede azzl(en loccurrence, la doctrine du commandement du bien et de linterdictiondu mal), malgr la divergence flagrante de leurs positions thologiques respectives (surla question de la foi).

    10 Seize titres de azzlen franais, par exemple, ont paru ce jour aux ditionsAl-Bouraq.

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    la plainte et de la colre envers les hommes, le contentement ( ri) etla soumission au dcret de Dieu. Un quatrime fruit est illustr parune parole dAb Bakr, grand compagnon du Prophte et premiercalife. Alors quil tait malade (et, manifestement, proche de la mort),on lui proposa daller chercher un mdecin. Ab Bakr rpondit : Cestle mdecin qui ma jet dans la maladie . La parole prononce, dansdes circonstances semblables, par un personnage anonyme fournit uneseconde illustration. Interrog sur le diagnostic du mdecin, lhommemalade rpondit : Il ma dit : Je suis excuteur de ce que Je veux11 12.

    Le premier mode du taw d, tel quil est dfini par azzl, rside

    donc dans une vision porteuse dimplications pratiques. La vision estcelle de la remonte des choses multiples, et de la dichotomie du bienet du mal, leur source divine commune. Dans cette remonte, toutecausalit et toute production autonome est abolie au profit de lagentdivin. La porte pratique de la vision unifie rside dans le fait que leschoses, une fois dgages de leurs causes immdiates, cessent dagir surle croyant, tout comme il ne cherche plus agir sur elles. Les chosesqui latteignent lui apparaissent, au contraire, comme autant de modesde laction exerce par Dieu sur lui et sur le monde. Un premier degrde cette attitude rside dans lacceptation des choses, et un second dansle contentement prouv leur gard. Le quatrime fruit voqu parlauteur semble reprsenter un degr suprieur du contentement. Pourapprcier la distance qui spare cette dernire attitude de tout fatal-isme , on peut noter que le motif du mdecin indiffrent apparat djdans largument paresseux (argos logos) attribu aux tenants antiquesdu destin. Cicron met dans la bouche de Chrysippe une rfutation decet argument, qui est introduite dans les termes suivants :

    Voici leurs demandes : Si ton destin est de gurir de cette maladie, tu guri-ras, que tu aies appel ou non le mdecin ; de mme, si ton destin est de nen

    11 Adaptation de Coran, XI, 107 et LXXXV, 16. Nous suivons la traduction queJ. Berque (Le Coran, Paris, Sinbad, 1990) donne du second verset : [Ton Seigneur est]

    excuteur de ce quIl veut . Sur les deux anecdotes, voir Zabd(Muammad Murtab. Muammad, m. 1205/1791), Itf al-sda l-muttaqn bi-ar Iy" 'ulm al-dn, Beyrouth,1989, I, 377. Lauteur note tout dabord que le personnage anonyme de la secondeanecdote est en fait, selon une tradition tablie (marw bit), Ab Bakr lui-mme. Il noteensuite que le personnage de la premire anecdote est attest comme tant, non AbBakr, mais Ibn Mas'd. On rencontre, parmi les sources mentionnes par Zab d, lesouvrages de deux fi'ites ayant vcu Ifahn : Ab Nu'aym (A mad b. 'Abd Allhal-Ifahn, m. 430/1038) et Bayhaq (A mad b. al-usayn, m. 458/1066).

    12 Iy" 'ulm al-dn, Le Caire, I, 56.

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    pas gurir, tu ne guriras pas, que tu aies appel ou non le mdecin ; or ton des-tin est lun ou lautre ; il ne convient donc pas dappeler le mdecin 13.

    Largument paresseux marque leffacement du mdecin devant lactiondu destin. Les anecdotes rapportes par azzl, quant elles, marquentle transfert de la qualit de mdecin Dieu, seul agent vritable. Lemdecin divin est lauteur, selon ce quIl veut, de la maladie commede la gurison. Le croyant doit donc tre satisfait de laction quIl exercesur lui, mme si cette action emprunte le mode de la maladie. Nousnoterons, outre la consonance mystique et prdestinationniste de lavision unifie, le principe dexclusion que cette vision comporte.

    Le second mode du taw dconsiste adorer Dieu isolment , et ne pas adorer autre que Lui . Il exclut, souligne azzl, lactionde suivre sa passion (ittib'al-haw). Lauteur nonce le principe Touthomme qui suit sa passion la prend pour objet dadoration , et invoquedeux preuves traditionnelles. Un verset coranique (XLV, 23) parle de celui qui rige en divinit sa passion . Une parole du Prophte affirme,dautre part, que Parmi les divinits adores sur la terre, la plusodieuse Dieu est la passion 14. azzl ajoute les considrationssuivantes :

    Ladorateur de lidole nadore pas lidole mais il adore sa passion car son mepenche vers la religion de ses pres et il suit ce penchant. Or le penchant de lme

    pour les choses familires (mayl al-nafs il l-ma"lft) est un des contenus recouvertspar le terme passion 15.

    La caractrisation du second mode du taw dcomme adoration ('ibda)suggre un acte dirig vers la pratique lgale. Cet acte est celui quiintgre la foi la pratique lgale, et donne ainsi ladoration son unit.Les exigences portant sur ladoration unifie visent donc simultanmentla validit de la foi et celle de la pratique lgale. Lexigence noncepar azzlest celle de ladoration isole et exclusive de Dieu. Cetteexigence fait cho lexigence dune foi purifie, telle quon peut larencontrer dans linterprtation de la formule Il ny a pas de dieu

    13 Trait du destin, trad. . Brhier, dans Les stociens, Paris, Gallimard, 1962, p. 484.14 Zabd (Itf, I, 379) cite 'Irq ('Abd al-Ram b. al-usayn, m. 806/1404), qui

    mentionne deux versions de cette tradition, et qui note la prsence dun transmetteurdisqualifi (matrk) dans chacune des deux chanes. Les deux sources mentionnes par'Irqsont nouveau la ilyat al-awliy" dAb Nu'aym et un ouvrage indterminde abarn (Sulaymn b. A mad, m. 360/971), autre savant ayant vcu Ifahn.

    15 Iy", p. 56-57.

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    hormis Dieu (l ilh ill llh), premire partie de la profession de foimusulmane16. Dans son dveloppement, toutefois, lauteur ne fait pasporter lexclusion sur les individus susceptibles dtre pris comme dieux.Cette absence peut sexpliquer par le passage de la perspective restreintede la foi la perspective largie de ladoration. Dans la premireperspective, le croyant doit dnier toute existence aux individus sus-ceptibles de simposer lui aux dpens de Dieu. Cette dngation peuttre considre comme accomplie par la prononciation de la formule Il ny a pas de dieu hormis Dieu . Dans la seconde perspective, lecroyant doit surmonter les forces intrieures et irrmdiablement

    prsentes en lui qui le poussent vers le monde, et le dtournent ainside Dieu. La caractrisation de ces forces comme passion suppose lecaractre raisonnable attribu la foi, et sa fondation dans le lien quiunit lhomme Dieu. Dans la perspective de ladoration, la dsigna-tion de la passion comme objet dexclusion prioritaire est donc par-faitement cohrente. Nous devons toutefois souligner que lexclusion dela passion est une condition pralable de ladoration, et quelle revtdonc un caractre prventif. Le principe selon lequel la passion nonsurmonte devient pour lhomme un objet dadoration lexclusion deDieu, quant lui, demande tre clair. Pour mieux cerner ce principe,on peut noter que le motif de la passion prise pour dieu nest pastranger la culture occidentale, et quil semble mme avoir une rso-

    16 Voir, par exemple, Rz(Far al-Dn Muammad b. 'Umar, m. 606/1209), Lawmi'al-bayyint fl-asm" wa l-ift, Le Caire, 1976. Dans une section consacre la formule Il ny a pas de dieu hormis Dieu , lauteur rapporte plusieurs interprtations tradi-tionnelles portant sur la formulation ngative de lunicit divine. Lune dentre ellesattribue la ngation un caractre de ncessit : De par lexistence virtuelle de lassoci(bi-taqdr wu[d al-ark), le serviteur ne sait pas sil est serviteur de celui-ci ou de celui-l,ou encore des deux ensemble. Il naccomplit donc pas le service qui consiste tmoignersa gratitude envers son matre et crateur, et le besoin quil a de Lui ne se manifestepas non plus car il dit SIl ne maccepte pas, peut-tre que son associ macceptera.Si, au contraire, il sait que le monde na pas de dieu hormis lUnique, il offre Dieu,en adquation son tat de serviteur et au besoin quil a de Lui, une dvotion sansmlange (p. 130).

    Une autre interprtation concerne la prononciation de Il ny a pas de dieu hormisDieu . Une pratique rpandue dans certains cercles consiste prolonger le de l (ilny a pas) jusqu puisement du souffle, et prononcer le reste de la formule sur unsouffle court. Linterprtation tablit la lgitimit de cette pratique dans les termessuivants : Le prolongement du de l est recommand et approuv car lindividu,pendant le temps de cet allongement, passe en revue dans son esprit lensemble descratures opposes Dieu (add) ou mises sur un pied dgalit avec Lui (andd) etles nie. Ensuite, il ajoute ill llh [hormis Dieu], et ce mode de prononciation est plusproche de la dvotion pure (p. 131).

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    nance familire. Ce motif apparat dj, chez Virgile, dans la questionadresse par le hros troyen Nisus son compagnon Euryale alors quilse sent pouss une entreprise dangereuse :

    Sont-ce les dieux, Euryale, qui suscitent cette ardeur en nos mes, ou bien cha-cun a-t-il pour dieu son pre passion ?17

    La question de Nisus marque la possibilit dune confusion entre lapassion et limpulsion produite en lhomme par les dieux, et la con-duite draisonnable qui dcoule dune telle confusion. Cette possibilittient la perception que lhomme a, dans les deux cas, dune force

    agissant sur lui. Cest une perception dficiente qui conduit lhomme prendre sa passion pour dieu. Le principe nonc par azzl, quant lui, marque la ncessit dune substitution de la passion Dieu dansle cas dun rapport entretenu avec la passion. Cette ncessit sembledevoir sexpliquer par une analogie tablie entre le rapport la pas-sion et ladoration sur la base dun terme commun, savoir lactionde suivre. Lauteur caractrise lui-mme le rapport la passion commeaction de suivre, et suggre ainsi une collaboration de la volont. Cettesuggestion suppose que laction exerce par la passion consiste, non produire directement une impulsion en lhomme, mais prsenter desobjets sa volont. Cest la volont qui se porte vers ces objets, etengage ainsi laction de suivre sa passion. Laction de suivre, dautre

    part, est inhrente ladoration. Ladoration consiste dabord portersa volont vers les uvres prescrites par la loi, et suivre ainsi les exi-gences de Dieu. Lhomme qui suit sa passion dtourne ncessairementsa volont de ces uvres, et substitue ainsi la passion Dieu. Cestdonc une volont dviante qui conduit lhomme prendre sa passionpour objet dadoration. Nous devrons toutefois noter que lexemple delidoltrie, tel quil est sollicit par azzl, illustre imparfaitement leprincipe nonc. Lidoltrie est en effet une forme dtermine dado-ration, celle qui consiste prendre une image pour dieu. Le pen-chant de lme qui illustre la passion, quant lui, prsente la volontdes objets variables. Il semblerait draisonnable de dire que tout homme

    qui porte sa volont vers une chose familire prend sa passion pourobjet dadoration. Dire que ladorateur de lidole adore en fait sa pas-sion revient donc dire que lidole est un dieu illusoire, et que cette

    17 nide, IX, 184-185 :Dine hunc ardorem mentibus addunt, // Euryale, an sua cuique deusfit dira cupido ?

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    illusion dtourne lhomme de ladoration du vrai Dieu. Cet cart entrele principe et son illustration suggre un terme situ la charnire dela passion et de ladoration, et qui sous-tend leur opposition. En labsencedindication explicite quant ce terme, la dichotomie de la passion etde ladoration revt un caractre dogmatique.

    Dans la conclusion quil donne son dveloppement, azzlaban-donne cette dichotomie pour inscrire lexigence dexclusion dans uneperspective pratique. Cette conclusion voque les conditions dune faillite du taw d:

    Cette faillite est, par exemple, celle de lhomme qui se tourne au rveil en direc-tion de la Mecque et dit Je tourne ma face, en croyant originel, vers Celui quia cr de rien les cieux et la terre alors quil ne le fait pas vritablement. Cetteparole est le mensonge initial par lequel il entame son commerce avec Dieu si laface de son cur ne se tourne pas exclusivement en direction de Dieu. Si, en effet,il entend par face la face de lextrieur, sa face nest dirige que vers la Ka 'baet il ne la dtourne que des autres directions. [. . .] Si, au contraire, il comprendla face du cur (wa[h al-qalb) cest bien cela qui est vis et qui est prescrit parla loi, comment dirait-il vrai quand son cur est plong dans ses affaires et besoinsmondains et quil est engag dans la recherche dartifices en vue damasser lesrichesses, dobtenir la gloire et de multiplier les causes du bien-tre, quand il setourne entirement en direction de ces objets ?18

    azzl illustre ladoration par luvre centrale de la pratique lgale, savoir la prire. Il considre, plus particulirement, la premire descinq prires quotidiennes incombant au musulman. Si la prire fondeet rythme le rapport Dieu, la prire de laube est un moment dter-minant de cette fondation et de ce rythme. Au-del de sa concidenceavec le lever du jour, elle ouvre la journe du croyant et, souvent,motive son rveil. Ce rle initiateur consiste, non seulement inscrirele rapport Dieu dans un droulement, mais lui imprimer un modespcifique. En dautres termes, le mode de rapport Dieu que le croyantemprunte lors de la prire de laube stendra au reste de ses prires,et informera ainsi lensemble de sa journe. Avant daccomplir uneprire, le croyant nonce intrieurement son intention de le faire, etemploie pour cela la formule Je tourne ma face, en croyant originel,

    vers Celui qui a cr de rien les cieux et la terre 19. Cest donc laprononciation intrieure de cette formule avant la prire de laube quiest considre par azzl.

    18 Iy", p. 57.19 Parole attribue Abraham par Coran, VI, 79. Nous suivons toujours la traduc-

    tion de J. Berque.

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    Le contraste entre la formule Il ny a pas de dieu hormis Dieu et la formule de lintention marque la distance qui spare la perspectivede la foi de celle de ladoration. La premire formule nie lexistencedun objet, tandis que la seconde dit un acte du sujet. Le croyant quiprononce la formule Il ny a pas de dieu hormis Dieu , comme nouslavons admis plus haut, dnie effectivement toute existence aux individussusceptibles de simposer lui aux dpens de Dieu. La formule delintention, quant elle, saccomplit dans laction de tourner sa facevers Dieu. Cette action ne peut, selon la notion dun Dieu indterminspatialement, consister prendre la direction de la Mecque. On pourrait

    ajouter que cette direction est prise, de toute faon, quand le croyantaccomplit la prire, et quil prononce des formules adresses Dieu.La direction de Dieu est donc celle qui est prise par la face du cur .Nous devons prsent noter que la perspective pratique adopte parazzl le conduit dsigner la direction comme terme central deladoration. Cette centralit de la direction, malgr la rfrence emphatique la face du cur, dbouche sur une analogie avec la direction spatiale.Tourner sa face vers la Mecque, ou dans une direction quelconque,suppose quon la dtourne de toute autre direction. De mme, tournersa face vers Dieu suppose quon la dtourne de toute direction mondaine.Celui qui ne tourne pas sa face exclusivement vers Dieu, par con-squent, reste entirement tourn vers les objets mondains. Quand ilprononce intrieurement la formule de lintention avant la prire delaube, il entre en rapport avec Dieu sur le mode du mensonge, etsinstalle ainsi dans une pratique mensongre. La pratique mensongreest, videmment, le contraire de ce qui est prescrit par la loi, et elleappelle une rtribution inversement proportionnelle celle qui est tabliepour laccomplissement des uvres lgales. Il est plus avantageux pourlhomme de sabstenir de toute pratique et, pour reprendre lexempledonn par lauteur, de ne pas se rveiller. La dsignation de la direc-tion comme terme central de ladoration permet donc azzldaffirmerlexigence dexclusion indpendamment de toute rfrence la passion,ou aux forces anonymes qui poussent lhomme vers le monde. Lexigence

    dexclusion perd alors son caractre de mesure prventive pour acqurirun statut dobligation, et une porte eschatologique.Lexigence autonome dexclusion, telle quelle est affirme par azzl

    dans sa conclusion, sapplique au champ de ladoration. Comme nouslavons indiqu prcdemment, ce champ recoupe celui de la pratiquelgale. La caractrisation de ladoration comme action dirige vers Dieu,toutefois, suggre que lexigence autonome dexclusion est transposable

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    dautres champs de laction humaine. Cest avec cette suggestion quenous aborderons le champ de lamour manifestemement contigu celui de ladoration, tel quil est considr par azzl.

    3. Lamour

    Lamour (maabba/ubb) est trait en deux lieux de la Revivification :la premire section du Livre des normes de la familiarit, et le Livre de lamour.Nous considrerons dabord ce dernier livre, qui expose le degr suprieurde lamour. Ce degr est, dans les faits, propre une lite religieuse.

    Il est toutefois fond dans la loi, et dfinit ainsi un modle applicable lensemble des musulmans20.

    Aprs avoir expos les diffrents motifs de lamour de la crature,azzlentreprend de dmontrer que ces motifs sont reprsents sousune forme infiniment parfaite chez Dieu. Cette dmonstration est intro-duite dans les termes suivants :

    Est digne de lamour Dieu seul. Celui qui aime autre que Dieu sans avoir gardau rapport de laim Dieu (l min ayu nisbatihi il llh), cet homme montre encela son ignorance et sa dficience dans la connaissance de Dieu. Lamour delEnvoy de Dieu [Muammad] est louable parce quil est identique lamour deDieu ('ayn ubb Allh). Il en va de mme pour lamour des savants et des pieux.En effet, laim de lAim est aim, lEnvoy de lAim est aim et celui qui aime

    lAim est aim. Toutes ces formes damour se ramnent lamour du principe,et ne vont pas au-del de lui.21

    Lexigence de lamour exclusif de Dieu fait cho celle de ladorationisole et exclusive de Dieu. La prsente exigence est toutefois le corollairedune autre exigence, celle de la connaissance des perfections infinies

    20 Cette double valeur du degr suprieur peut tre rapproche des remarques deH. Lazarus-Yafeh sur le rle du couple 'awmm/aw ( The Elite and the Masses )dans lattitude de azzl face la connaissance sotrique . azzl, dune part, soutenait que certaines personnes ne peuvent pas slever parce quelles manquent decur, pour ainsi dire, ou cause dune ccit dont leur il intrieur est afflig . Dautre

    part, il indiquait emphatiquement que la voie pour slever au rang des saints, desprophtes et des anges est ouverte quiconque en a le dsir, et sefforce de se purifier cette fin . Cette dernire tendance est attribue judicieusement au fait que azzl se considrait avant tout comme un ducateur et un mdecin spirituel (Studies,p. 353). La dichotomie de llite et du commun est utile lexposition, mais elle nedoit pas occulter la gradation extensive qui caractrise, selon azzl et dautres, laqualification des hommes pour la connaissance et la pratique religieuses. Voir, dans lasuite du travail, nos considrations sur lingalit religieuse .

    21 Iy", XIV, 2581.

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    la rgle de lamour chez azzl 35

    de Dieu. Lamour de Dieu, dautre part, est tendu la crature.azzldsigne le rapport Dieu comme condition de cette exten-sion. Ce rapport est illustr par lamour que Dieu porte Son envoy,et par lamour que les savants et les pieux portent Dieu. La pre-mire forme damour est une grce divine accorde unilatralement lEnvoy, et qui lui confre la qualit daim de Dieu. La seconde formesaccomplit dans lexercice de qualits spcifiques. La pit est la qualitqui assure la validit de la pratique lgale et qui, au-del de cette pra-tique, imprime une destination divine lensemble de laction indi-viduelle. Lassociation de la science la pit, telle quelle est tablie

    par lauteur, suggre que la premire qualit est galement productivedune pratique voue entirement Dieu22. Lamour port Dieu danslaction appelle un retour de lamour. Pour reprendre lexemple donnpar azzl, ceux qui aiment Dieu travers lexercice de la scienceou de la pit sattirent lamour de Dieu. Il apparat prsent quelextension de lamour de Dieu la crature porte uniformment surun objet de lamour divin. Lamour de lEnvoy consiste aimer celuique Dieu a dsign comme Son aim. Lamour des savants et des pieux,quant lui, consiste aimer ceux que lamour en acte quils portent Dieu dsigne comme dignes de Son amour. Cest parce que le rapport Dieu nengage aucun sujet autonome que lamour delEnvoy, comme celui des savants et des pieux, est identique lamourde Dieu .

    Le degr suprieur de lamour est caractris comme intensit. Dansune section ultrieure du livre, azzlexpose les moyens datteindrecette intensit :

    Un moyen datteindre lintensit de lamour consiste couper les attachesmondaines et expulser du cur lamour dautre que Dieu ( ir[ ubbayr Allhmina l-qalb). En effet, le cur est semblable un vase qui ne peut contenir levinaigre, par exemple, tant quil na pas t vid de son eau. Dieu ne loge pasdeux curs au-dedans de lhomme [Coran, XXXIII, 4]. La perfection de lamour

    22 Lantriorit de la science sur la pit dans la formulation de azzlpourrait treinterprte la lumire des remarques dH. Laoust sur les mrites respectifs de la viecontemplative et de la vie dans le monde , tels quils sont exposs dans la Revivification.La dernire souligne encore la supriorit de la science religieuse sur la simple dvotionet, par suite, montre combien lhomme qui sadonne la culture de cette science a plusde mrites que celui qui senferme dans la dvotion et la pit (La politique, p. 126).Le prsent dveloppement semble toutefois envisager une division des tches religieuses,dont la science est simplement la premire branche. Comme la science, la pit doittre cultive, et est ouverte sur le monde o elle sexerce.

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    consiste, pour lhomme, aimer Dieu de tout son cur. Tant quil se tourne versautre que Lui (yaltafit il ayrihi), un coin de son cur est occup autre choseque Lui. Plus il est occup autre chose que Dieu, plus lamour quil porte Dieu dcrot. Plus il reste deau dans le vase, plus la quantit de vinaigre qui peut

    y tre verse dcrot. Cest cette isolation et ce dpouillement que font rfrencela parole de Dieu Dis : Dieu, et mieux : laisse-les samuser leur indiscrtion[Coran, VI, 91] et la parole de Dieu Ceux qui disent : Notre Seigneur est Dieu,puis vont tout droit [Coran, XLVI, 13]. Plus encore, cest l le sens de notreparole Il ny a pas de dieu hormis Dieu, cest--dire Il ny a pas dador nidaim hormis Dieu. Tout aim est ador. En effet, le serviteur est lhomme li,et lador est celui travers qui le lien se noue. Or tout homme qui aime est lipar ce quil aime. Cest pour cette raison que Dieu a dit : Ne vois-tu pas, celuiqui rige en divinit sa passion. Cest pour la mme raison que le Prophte a dit :

    Parmi les divinits adores sur la terre, la plus odieuse Dieu est la passion 23.

    Lexigence du cur vid de lamour dautre que Dieu rejoint celledu cur vid de tout ce qui est autre que Dieu, telle quon peut larencontrer dans linterprtation de la formule Il ny a pas de dieuhormis Dieu 24. Elle vise laction exerce par le monde sur le croyant,et ne constitue donc pas une exigence propre lamour. La portegnrale de lexigence nonce par azzlapparat dans lanalogie dela contenance spatiale. Si le vase ne peut contenir simultanment levinaigre et leau, cest, non parce que les deux liquides sont incom-patibles lun avec lautre, mais parce quils se mlangeraient lun lautre. Le vinaigre serait alors corrompu par leau, et deviendrait duvinaigre aqueux, ou de leau vinaigre. De mme, lamour de Dieumlang lamour du monde serait corrompu par lui, et deviendraitun amour hybride. Lexigence du cur vid de lamour dautre queDieu recouvre donc un acte de purification, et participe ainsi de la per-spective de la foi. Cest bien lexigence de lamour purifi que sembleillustrer le verset coranique mentionn par lauteur. Ce verset, en effet,suggre que le cur peut tre occup un seul objet la fois. Pourque lhomme se porte simultanment vers deux objets, il lui faudraitdeux curs. Dans la suite du passage, lalternative du vinaigre et deleau est remplace par la proportion de leurs quantits respectives dans

    23 Iy", p. 2607.24 Une premire interprtation rapporte par Rz (Lawmi' al-bayyint, p. 129-130)

    attribue la ngation une fonction spcifique : Notre parole Il ny a pas de dieuexpulse du cur tout ce qui est autre que Dieu (ir[ li-kull m siw llh 'an al-qalb).Quand, ensuite, le cur prouve la puissance de hormis Dieu, il brille dun pleinclat et il atteint, grce aux significations que cette parole introduit en lui, une perfec-tion manifeste .

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    le vase. Ce second emploi de lanalogie de la contenance spatiale illustreune dcroissance de lamour de Dieu proportionnelle la directionmondaine prise par lhomme, et aux objets mondains qui occupent soncur. La dcroissance de lamour de Dieu face lexpansion de ladirection mondaine, et la tendance lanantissement du premier parla seconde, suggre un passage la perspective de ladoration. Lexigencedisolation et de dpouillement, et son illustration coranique, sembleparticiper de cette perspective. Le passage la perspective de ladorationest clairement marqu par le recours la formule Il ny a pas dedieu hormis Dieu . Selon linterprtation de azzl, cette formule

    contient simultanment lexigence de ladoration exclusive de Dieu etcelle de lamour exclusif de Dieu. Cette double exigence tient au termecommun lamour et ladoration, savoir le lien nou avec un objet.Il importe de noter que, si le lien peut dfinir lamour, il ne constituepas le terme central de ladoration. Cest la direction qui, comme nouslavons vu prcdemment, dfinit ladoration. Lanalogie de lamouravec ladoration est donc tablie unilatralement, et sur le mode delimplication. Lauteur affirme que tout aim est ador, sans pour autantconclure que tout ador est aim. Lamour implique ladoration, maisladoration ne saccomplit pas dans lamour. Les deux preuves tradi-tionnelles invoques la fin du passage sont, comme le lecteur lauranot, celles-l mmes qui ont t sollicites pour illustrer le principe Tout homme qui suit sa passion la prend pour objet dadoration .Ce principe apparat prsent comme un corollaire du principe Toutaim est ador , et la passion comme coextensive lamour du monde.Cest lamour des objets prsents par la passion, et le lien engag parcet amour, qui conduit lhomme prendre sa passion pour objet dado-ration. Cest parce que ladorateur de lidole aime lidole, et noue ainsiun lien avec une chose familire, quil adore en fait sa passion. Leterme situ la charnire de la passion et de ladoration, et quisous-tend leur opposition, est donc lamour. Lamour du monde suitles exigences de la passion, et implique une adoration dviante. Lamourexclusif de Dieu accomplit le modle lgal de lamour, et se prolonge

    dans ladoration exclusive de Dieu.azzlajoute peu aprs :

    Une cause de la faiblesse de lamour de Dieu dans les curs rside dans lin-tensit de lamour du monde. Relvent de cet amour lamour de la famille, lamourdes richesses, lamour des enfants, lamour des proches parents, lamour des biensimmeubles, lamour des btes de somme, lamour des jardins potagers et lamourdes jardins dagrment. Le jugement port sur ces diffrentes formes damour

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    stendra celui qui se dlecte de la douceur du chant des oiseaux et de la lgretdu souffle du vent au petit matin. Cet homme-l se tourne vers les plaisirs dumonde (multafit il na'm al-duny), et sexpose ainsi la dcroissance de lamourde Dieu. Plus il est intime avec le monde, plus son intimit avec Dieu dcrot.Personne ne peut recevoir quelque chose du monde sans que sa part lau-delsoit proportionnellement amoindrie, de mme que lhomme ne peut se rapprocherde lorient sans sloigner proportionnellement de loccident 25.

    Lamour du monde comprend des formes varies, qui sont chacunedfinies par un objet spcifique. Les formes mentionnes par azzlillustrent lamour fond sur un lien de parent comme lamour associ la possession, et suggrent ainsi une couverture exhaustive de la part

    du monde o sexerce lactivit humaine et que lhomme a tendance considrer illusoirement comme sienne. Cest le lien nou avecun objet dj investi par lhomme, et le relchement parallle du lienavec le Crateur, qui motive le jugement dillgitimit port sur lesdiffrentes formes damour du monde. Lextension de ce jugement, tellequelle est affirme par lauteur, vise dnier tout statut dexception la part du monde qui chappe lappropriation humaine. La dlecta-tion dans la douceur du chant des oiseaux et dans la lgret du souffledu vent au petit matin engage, non le lien nou avec un objet djinvesti par lhomme, mais la contemplation dun objet qui se prsente nous et, virtuellement, la contemplation de luvre divine quil illus-

    tre. La contemplation dlectative est toutefois frappe dillgitimit enraison des plaisirs mondains quelle comporte, et de la direction mondaineengage par ces plaisirs. La dcroissance de lintimit avec Dieu face laccroissement de lintimit avec le monde rejoint la proportionnonce dans le passage prcdent, et suggre ainsi la persistance dela perspective de ladoration. Cette perspective apparat clairement danslanalogie de la direction spatiale qui, la fin du dveloppement, sesubstitue celle de la contenance26.

    25 Iy", p. 2607.26 Le long dveloppement que nous venons de considrer est rendu par M.-L. Siauve

    dans les termes suivants : La premire et la plus difficile [des voies de la connaissancede Dieu] est celle du Tafrd et du Tajrd. Elle exige de se sparer totalement de toutce qui nest pas Dieu. Cet isolement est le Tafrd, qui prpare la solitude avecDieu : Tajrd. Le cur de lhomme est limage dun vase qui ne saurait contenir la fois leau et le vinaigre. Il faut vider le cur de tout ce qui nest pas Dieu. [. . .]Il faut tre tout Dieu et rien qu Dieu. Cette voie difficile suppose que lon rompeavec tout amour qui nest pas lamour de Dieu (famille, richesses, sites agrables etdouceur de la nature). Cest la voie du renoncement (zuhd). Le cur doit tre totalementpurifi de tout ce qui nest pas Dieu, afin que descende en lui la connaissance de

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    Une section ultrieure est consacre aux signes de lamour de Dieu.Dans un passage introductif, azzlaffirme que tout homme prtendaimer Dieu, et que des signes sont ncessaires pour prouver cetteprtention. Il offre ensuite les considrations suivantes :

    Un signe de lamour de Dieu est lamour de la rencontre de lAim par voiede dcouvrement et de vision directe dans la demeure de la paix. Il est incon-cevable que le cur aime sans aimer la vision de laim et sa rencontre. Quandle cur sait quon ne peut rejoindre Dieu sans quitter le monde et sen sparerpar la mort, il doit aimer la mort (an yakna muibban li-l-mawt) et ne pas la fuir.[. . .] Dieu a tabli comme critre de la sincrit vritable dans lamour la morttrouve sur le chemin de Dieu, alors quils disaient : Nous aimons Dieu. Face

    cette prtention, Il a fait de la mort sur le chemin de Dieu et de la recherchedu martyre un signe de lamour. Il a dit : Dieu aime ceux qui combattent surSon chemin, en ligne [Coran, LXI, 4]. Dieu a dit aussi : Ils combattent sur lechemin de Dieu jusqu tuer, ou bien tre tus [Coran, IX, 111] 27.

    Il convient tout dabord de noter que les signes de lamour de Dieurpondent, non une exigence interne de lamour, mais la ncessitdprouver les prtentions lamour, et de distinguer lamour vritablede lamour prtendu. Cette ncessit appelle des critres discriminantsde lamour, et tend ainsi privilgier la signification damour et lesformes porteuses de cette signification sur le modle de lamour.Lexigence de lamour de la mort, telle quelle est nonce par azzl

    au dbut de son dveloppement, apparat comme le corollaire delexclusion de lamour du monde. La mort est en effet le seul objetqui, tout en tant disponible dans le monde, exclut toute directionmondaine. Lamour de la mort, toutefois, nest pas en soi porteur delamour de Dieu. Pour que lamour de la mort vhicule lamour de

    Dieu et son amour (Lamour de Dieu, p. 163-164). On notera, outre lextrme con-traction du texte, la rfrence emphatique la connaissance de Dieu. Cette rfrencefait apparatre lexclusion de tout lien mondain et de toute direction mondaine commeun simple instrument de la connaissance, et occulte son contenu thique.

    27 Iy", p. 2630-2631. Zabd (Itf, XII, 446-447) cite le Qt al-qulb dAb libal-Makk (Muammad b. 'Al, m. 386/996), qui a manifestement servi de source

    azzlpour le prsent dveloppement. Loccasion de la rvlation prise par azzlde Makk se dmarque de celle quon rencontre communment dans les ouvrages detafsret de ad, et dont Zabdmentionne quelques versions. Selon les traditions com-munes, Coran, LXI, 4 a t rvl la suite du dsir exprim par certains (le juif converti'Abd Allh b. Salm, le mdinois 'Abd Allh b. Rawa ou comme chez Makk deshommes indtermins de lentourage de Muammad) de connatre luvre la plus aimede Dieu (ayy al-a'ml a abb il llh). Loccasion voque par Makk, quelle que soit sonorigine, marque clairement le passage de lpreuve de la dtermination obir lpreuvede la prtention lamour.

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    Dieu, la mort doit tre acquise en vue de Dieu. Une telle acquisitionest permise par le combat sur le chemin de Dieu, tel que la loi leprescrit. Lauteur mentionne deux versets coraniques illustrant cetteprescription. Le premier verset dsigne le combat sur le chemin deDieu comme objet de lamour divin. Le second dsigne la mort delennemi et la mort du combattant comme les deux fins alternatives ducombat sur le chemin de Dieu. Cest donc le combat mort mencontre lennemi, et non la mort trouve dans ce combat qui, selon lestermes de la prescription lgale, peut constituer un objet damour. Lecombat men contre lennemi, ft-il plac sur le chemin de Dieu, engage

    toutefois une direction mondaine. Cest la mort qui donne au combatune direction divine exclusive. La mort trouve sur le chemin de Dieurpond donc simultanment la ncessit de discrimination et lexigencedexclusion. Cest ce double avantage, outre les contraintes de la pre-scription lgale, qui conduit azzl dsigner la mort sur le cheminde Dieu comme signe de lamour de Dieu. Nous devons noter que lelien de signification tabli par lauteur entre la mort trouve sur lechemin de Dieu et lamour de Dieu exclut un lien dimplication entrelamour de Dieu et lobservance de la prescription lgale. Si lamourde Dieu a pour critre discriminant la mort trouve sur Son chemin,il ne peut saccomplir dans le combat mort men contre lennemi 28.

    28 I. Goldziher ( Die Gottesliebe in der islamischen Theologie ,Der Islam, IX (1919),p. 149-150) relve la dfinition de lamour de Dieu comme dsir de Sa rencontre, tellequelle est donne par Ibn Qayyim al-]awziyya (m. 751/1350) en accord avec azzl.Ce sont les traits internes attribus lamour, et non son association implicite lamort, qui sont nots dans cette dfinition. Le lien dimplication qui, chez azzl, unitlamour de Dieu et le dsir de la mort est not par A. J. Wensinck, mais sans rfrenceau combat, et sans emphase sur lexpression amour de la mort (La pense, p. 182).Les deux apparaissent clairement dans lusage que M.-L. Siauve fait du prsentdveloppement (Lamour de Dieu, p. 199), mais lauteur ajoute la restriction suivante : [. . .] Gazali envisage le martyre du combattant de la Guerre Sainte comme lunedes voies de lamour de Dieu ; cette voie, alors est dite infrieure celle de la connais-sance : le martyr, selon une tradition laquelle se rfre Gazali, devrait aprs sa morten martyr, revenir en ce monde pour une autre vie o il pourrait acqurir la con-

    naissance de Dieu, qui lui fait dfaut (p. 200). On retrouve la rfrence emphatique la connaissance, qui occulte linflchissement de la prescription de combat mortdans le sens dune exigence de non-aversion pour la mort. Cet inflchissement peut trerapproch des remarques dH. Laoust sur lattitude de azzl face au[ihd. Lauteurnote que azzl, tout en reconnaissant le statut dobligation du [ihd, attribuait unmrite suprieur au combat des passions (le grand [ihd). H. Laoust note, dautrepart, labsence de revendication du recours la guerre contre les biniyya, quil apourtant si violemment dnoncs (La politique, p. 264). On peut ajouter le silence deazzl sur limplantation des Croiss en Palestine et en Syrie, tel quil est not parlauteur dans la partie historique de son ouvrage (H. Laoust, p. 112 et 135-136).

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    azzlajoute plus loin :

    Laversion pour la mort peut tenir lamour du monde (qad taknu li-ubb al-duny), et la peine quon prouve lide de se sparer de sa famille, de sesrichesses et de ses enfants. Ce sentiment est incompatible avec la perfection delamour de Dieu, puisque lamour parfait est celui qui submerge tout le cur.Toutefois, il nest pas invraisemblable que lamour de la famille et des enfantscoexiste avec un faible reflet de lamour de Dieu. En effet, les hommes sont dis-parates dans lamour (mutafwitn f l-ubb) 29.

    La dsignation de la mort trouve sur le chemin de Dieu comme signede lamour de Dieu attnue lexigence initiale de lamour de la mort,

    mais elle comporte une exigence ngative, celle de la non-aversionpour la mort. Laversion pour la mort est, selon la proportion nonceprcdemment, un symptme de laffaiblissement de lamour de Dieuface lintensification de lamour du monde. azzlaffirme toutefoisque cette aversion peut tenir lamour du monde, et la peine quonprouve lide de se sparer des choses aimes. Selon ce diagnostic,laversion pour la mort ne tient pas, du moins directement, la faib-lesse de lamour de Dieu. Lintroduction dun sentiment communmentprouv par les hommes, et irrductible lamour du monde, dans lediagnostic de laversion pour la mort rompt donc la proportion delamour de Dieu et de lamour du monde. Lintensit de la peineprouve par lhomme du commun lide de se sparer des chosesaimes implique que laversion pour la mort ne tient pas ncessairement la faiblesse de lamour de Dieu. Cette ouverture sur la constitutioncommune des hommes conduit lauteur attribuer lexigence de la non-aversion pour la mort la perfection de lamour de Dieu , et con-cder la possibilit dune coexistence de lamour de la famille et desenfants avec un faible reflet de lamour de Dieu . Le reflet recouvreune forme lgitime, bien quappauvrie, de lamour de Dieu. Contrairement lamour des richesses, lamour de la famille et des enfants est fondsur un lien constitutif, et peut ainsi chapper au jugement dillgitimitport sur lamour du monde. La concession de azzlest motive parla disparit des hommes dans lamour, cest--dire leur qualification

    ingale pour lamour de Dieu. La coexistence de lamour de la familleet des enfants avec un reflet de lamour de Dieu dfinit un degrinfrieur de lamour, et ne semble donc pas avoir sa place dans leprsent livre. Lintrusion de ce degr dans la prsentation du modle

    29 Iy", p. 2632.

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    30 M.-L. Siauve trouve une autre explication laversion pour la mort : [Leshommes] ne se sentent pas encore prts pour lultime Rencontre. Leur aversion pour

    la mort nest nullement preuve de la faiblesse de leur amour. Lamant qui on annoncelarrive de son bien-aim, prfre retarder le moment de sa venue, afin davoir le tempsdarranger la maison et de pourvoir au ncessaire, afin que le cur puisse tre, aumoment de larrive, vide (fri) de tout autre souci que celui de laccueillir. Cest laperfection mme de son amour qui lui fait souhaiter diffrer le moment de la Rencontre (Lamour de Dieu, p. 201-202). Cette explication, en labsence de celle de la constitutioncommune des hommes, occulte la catgorie du reflet , et suggre une alternative entrela perfection de lamour de Dieu et lamour illgitime du monde.

    31 Iy", p. 2634.

    de lamour tient aux critres discriminants considrs sous la rubriquedes signes de lamour de Dieu. Lexigence de la non-aversion pour lamort se heurte la constitution commune des hommes, et limite ainsila fonction discriminante de la mort trouve sur le chemin de Dieu.La mort trouve sur le chemin de Dieu ne peut, au risque de disqualifierune grande partie des musulmans, distinguer lamour vritable de lamourprtendu. Elle peut seulement distinguer la perfection propre une litereligieuse du reflet accessible au commun des musulmans. Il importede noter que la drogation lexigence de la non-aversion pour lamort, et la lgitimation dun amour non exclusif de Dieu, est tablie

    au nom de lingalit religieuse des hommes30.Comme le suggre le dveloppement prcdent, la mort trouve sur

    le chemin de Dieu ne rpond pas la ncessit dune discriminationfonde sur la qualification moyenne pour lamour de Dieu. Cette nces-sit appelle des formes discriminantes damour qui soient compatiblesavec la constitution commune des hommes. Cest vers de telles formesque azzlse tourne dans la suite de la section :

    Le signe de lamour de Dieu est lamour de Son invocation, lamour du Coranqui est Sa parole, lamour de lEnvoy de Dieu et lamour de tous ceux qui ontrapport Lui. En effet, celui qui aime un homme aime le chien qui garde songte. Lamour, quand il est intense, stend de laim tout ce qui entoure laim,lenvironne et est attach aux circonstances de sa vie. Cette extension nest pas

    une association dans lamour (irka f-l-ubb). En effet, celui qui aime lEnvoy delAim parce quil est Son envoy et Sa parole parce quelle est Sa parole, cethomme-l ne transporte pas son amour au-del de lAim. Au contraire, ces formesdamour indiquent la perfection de son amour. Celui dont le cur est dominentirement par lamour de Dieu, cet homme-l aime toutes les cratures de Dieuparce quelles sont Ses cratures. Comment naimerait-il pas le Coran, lEnvoyet les vertueux serviteurs de Dieu ( 'ibd Allh al-lin) ? 31

    Nous retrouvons dans ce dveloppement lextension de lamour deDieu autre que Lui, telle que nous lavons rencontre au dbut du

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    livre. Le rapport Dieu qui conditionne cette extension est toutefoisillustr, non par des formes damour engageant la crature, mais pardes formes dannexion Dieu. Linvocation de Dieu remonte Dieu,et emprunte souvent des formes quIl a Lui-mme tablies. Le Coran,comme le dit azzl, est Sa parole. LEnvoy de Dieu, enfin, est celuique Dieu a plac au plus proche de Lui. Face ces exemples, la men-tion de tous ceux qui ont rapport Dieu semble dpourvue de portespcifique. La primaut du rapport dannexion sur le rapport de con-nexion apparat clairement dans limage du chien de garde. Le chienest attach la personne de son matre, et au lieu quil occupe. Lamour

    des dpendants de Dieu nexcde pas lamour de Dieu, et constitueainsi un signe privilgi de cet amour. Lamour de la crature autonome,ft-elle rapporte Dieu, comporte la menace de lassociation danslamour , et rpond donc imparfaitement la ncessit de discrimi-nation32. Nous noterons, dautre part, que lextension de lamour deDieu autre que Lui est attribue, sur la base dune analogie aveclamour de la crature, lintensit de lamour. Cette attributionanalogique suggre une extension variable de lamour de Dieu.Lentourage de laim, son environnement et les circonstances de sa vievarient selon le degr dintensit de lamour qui leur est tendu. Cettevariation conduit lauteur envisager une extension correspondant audegr maximal dintensit. Il importe de noter que le cas de lhommequi aime toutes les cratures de Dieu fait valoir la priorit de lamourdu Coran, de lamour de lEnvoy et de lamour des vertueux servi-teurs de Dieu , et apparat ainsi comme strictement hypothtique. Lacatgorie des vertueux serviteurs de Dieu recouvre, comme lindiquelassociation lEnvoy, les compagnons de Muammad et ceux qui

    32 M.-L. Siauve note lextension de lamour de Dieu Son Envoy et Son Coran ,puis soulve la question suivante : Admettre une telle extension de lamour, nest-cepas admettre lassociation (irk) ? Gazali ne cite pas nommment les Chrtiens, mais,de toute vidence, cest deux quil sagit, puisque chacun sait quils associent Jsusou mme Marie, dans leur amour pour Dieu : le pch dassociation (irk) tant lun

    des plus graves reproches qui leur soit fait. La rponse de Gazali est trs intressante :dans lamour que le musulman porte Dieu, il ne saurait y avoir association, carlEnvoy de Dieu nest pas aim pour lui-mme, mais seulement parce quil est SonEnvoy, et le Coran nest pas aim pour lui-mme, mais seulement parce quil est SonCoran (Lamour de Dieu, p. 205). Cette question semble trangre la perspective deazzl, et la rponse donne par M.-L. Siauve tautologique. azzlmet en avant unrapport Dieu chappant la menace dassociation que comporte lamour de la cra-ture en gnral. Si un rapport dannexion Dieu pouvait tre attribu Jsus, lamourquon lui porte nexcderait pas, lui non plus, lamour de Dieu.

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    les ont suivis. Linclusion de cette catgorie parmi les objets prioritairesdamour repose donc sur une forme dadoration propre la communautoriginelle, et donne en modle aux musulmans ultrieurs.

    Un dernier signe mrite notre attention :

    Un signe de lamour de Dieu est la sollicitude et la misricorde montres lgard de tous les serviteurs de Dieu, et la rigueur tmoigne tous les ennemisde Dieu et tous ceux qui commettent des actes abhorrs de Dieu (kull man yuqrifuay"an mimm yakrahuhu). Dieu a parl en ces termes : Ceux qui sont avec lui[Muammad] tmoignent de la rigueur aux dngateurs, mais entre eux fontpreuve de misricorde [Coran, XLVIII, 29] 33.

    azzl considre, non des formes discriminantes damour, mais desrapports la crature porteurs de lamour de Dieu. La significationdamour est attribue, sur la base dun parallle tabli par le Coran,au rapport de sollicitude et de misricorde et au rapport de rigueur.Tandis que lamour de Dieu tait tendu aux vertueux serviteurs deDieu et, hypothtiquement, toutes les cratures de Dieu, la sollici-tude et la misricorde sappliquent tous les serviteurs de Dieu .Cette catgorie reste toutefois dpendante de son substrat coranique, savoir ceux qui sont avec Muammad . Les serviteurs de Dieu sontceux qui rejoignent les compagnons de Muammad dans une adora-tion entirement valide. De mme, les ennemis de Dieu sont dpen-dants des dngateurs , cest--dire ceux qui ont contest la missionde Muammad. Cette seconde catgorie recouvre ceux qui rejoignentles opposants Muammad dans le refus radical dadorer Dieu. Lesubstrat coranique limite donc lapplicabilit de la sollicitude et de lamisricorde, comme celle de la rigueur. La catgorie de ceux quicommettent des actes abhorrs de Dieu , quant elle, est indpen-dante du verset. Les actes abhorrs de Dieu sont ceux que la loi inter-dit, et dsigne ainsi comme objets de labhorration divine. La perptrationde tels actes ne suppose pas le refus dadorer Dieu, mais marque ladficience de ladoration. La catgorie de ceux qui commettent desactes abhorrs de Dieu rend donc la rigueur largement applicable, eten fait ainsi un vhicule central de lamour de Dieu. Le rle priphrique

    jou par la sollicitude et la misricorde semble tenir au fait que, mmesi la loi dfinit des actes aims de Dieu, laccomplissement de tels actesest soumis des conditions de validit34. Ceux qui accomplissent des

    33 Iy", p. 2637.34 Pour une caractrisation gnrale de ces conditions, voir H. Lazarus-Yafeh, Studies,

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    actes aims de Dieu tout en rpondant imparfaitement ces conditionssouffrent dune adoration dficiente, et rejoignent ainsi la catgorie deceux qui commettent des actes abhorrs de Dieu. Il convient de noter,dautre part, que la signification damour attribue la rigueur rsidedans la simple entente avec Dieu. La rigueur ne porte pas sur un objetde labhorration divine, et peut seulement tre puise dans labhorra-tion des actes abhorrs de Dieu.

    Plusieurs sections de la fin du livre sont consacres au contente-ment , que azzldsigne comme un fruit de lamour de Dieu etqui, comme nous lavons vu prcdemment, engage une vision prdes-

    tinationniste. Dans la dernire de ces sections, lauteur entreprend dedmontrer que le contentement nentre pas en conflit avec la rpro-bation des actes de dsobissance, telle quelle est prescrite par la loi :

    Lempire que les impulsions la dsobissance exercent, selon le dcret de Dieu,sur un quelconque de Ses serviteurs, indique Sa volont antcdente de lloigneret de le honnir. Il incombe donc tout serviteur aimant Dieu (fa-w[ib 'al kull'abd muibb li-llah) de har celui que Dieu hait, de honnir celui que Dieu honnitet dtre hostile celui que Dieu loigne de Sa prsence, mme sIl la contraintpar Sa force et Sa puissance Lui tre hostile et sopposer Lui. En e ffet, cethomme est loign, banni et chass de la prsence divine, mme sil est loigndu fait de lloignement que Dieu lui a impos, et quil est banni du fait du ban-nissement que Dieu lui a inflig et de la contrainte que Dieu a exerce sur lui.Celui qui est loign des degrs de la proximit Dieu, cet homme-l doit tre,

    en accord avec la volont de lAim, honni et ha de tous ceux qui aiment Dieu.Cette attitude passe par la colre dploye contre celui que lAim dsigne, tra-vers lloignement quIl lui inflige, comme objet de Sa colre 35.

    La reconnaissance du dcret divin nous fait voir dans les actes dedsobissance des impulsions imposes par Dieu la crature. Cesimpulsions indiquent la volont antcdente de Dieu quant la posi-tion de la crature, et le rapport prtabli quIl entretient avec elle.azzldsigne cette volont comme une volont dloignement, et cerapport comme un rapport de haine36. Le honnissement, quant lui,

    p. 419. Lauteur propose singleminded devotion , purity of thought , absolutesincerity , feeling of lowliness , spiritual humility , full consciousness of what isbeing done , self-abasement , lowliness of spirit , concentration of thought .Nous prfrons garder le terme spcifique de la direction, tel quil est apparu dans laconclusion du dveloppement sur le taw d, et parler de direction exclusive .

    35 Iy", p. 2670.36 Le rapprochement Dieu accompli, dans le cas du serviteur , par un amour

    divin prtabli, est document par A. Regourd, Lamour de Dieu pour Lui-mmechez al-azl, Arabica, XXXIX/2 (1992), p. 175-180. La subtilit thologique qui,

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    semble participer la fois de la volont et du rapport. Cest prcismentparce que les actes de dsobissance nengagent pas la volont humaine,ni un rapport autonome Dieu, que la haine de la crature dsobis-sante incombe tout serviteur aimant Dieu . Cette haine porte surun objet de la haine divine, et constitue ainsi un calque du rapport deDieu la crature. Dans ce calque, lamour de Dieu dpasse le degrde lentente pour atteindre celui de la communion. Le dbut dudveloppement associe la haine le rapport dhostilit. Ce rapport esttoutefois dnu darchtype divin, et rpond seulement lhostilit queDieu a contraint la crature Lui tmoigner. Lhostilit apparat donc

    comme un simple prolongement de la haine, et non comme son corollairepratique. la fin de son dveloppement, lauteur dsigne la colrecomme vhicule de la haine. La colre dploye contre la craturedsobissante porte sur un objet de la colre divine, et transpose ainsila haine dans laction. La colre caractrise toutefois une action centresur le sujet et son expansion, plutt quun rapport la crature porteurdune finalit. Il apparat donc que la haine de la crature dsobissante,malgr lintensit quelle tire de la communion avec Dieu, a une portepratique limite37.

    Nous pouvons prsent nous tourner vers le degr infrieur delamour, cest--dire les formes damour accessibles au commun desmusulmans et qualifies par la loi. Au dbut du Livre des normes de la

    familiarit, azzltablit une typologie de lamour, et expose dabord

    dans une vision prdestinationniste, permet daffirmer que les actes par lesquels le servi-teur se rapproche de Dieu sont en mme temps la cause de lamour que Dieu lui portereoit toute lattention de lauteur. Cet intrt la conduit la conclusion suivante, quisemble heurter le sens commun : Coopration, rciprocit et lection caractrisent donclamour de lautre selon la modalit de lamour de Dieu pour Son serviteur . Unevision plus favorable la libert humaine est adopte par Tirmi, tel que le reprsenteG. Gobillot, Un penseur de lAmour (ubb) : le mystique khursnien al-kim al-Tirmidh(m. 318/930), Studia Islamica, LXXIII (1991), p. 33-40. Selon Tirmi, lamourdivin rpond un choix primordial de la crature, et la confirmation de ce choix travers la victoire sur lamour de lme. On notera toutefois que le choix daimer Dieu

    se fait dans la prexistence, et lors dun vnement appel le jour des Dcrets .37 Le dveloppement que nous venons de considrer est rendu par M.-L. Siauve endeux passages spars : Celui qui a part au contentement de Dieu, a en haine ce queDieu a en haine, et combat avec Lui, pour Lui (Lamour de Dieu, p. 279) ; Il fautavoir rpulsion et haine pour linfidle et limpie. La duret pour les infidles et lap-plication les har est en parfait accord avec le contentement trouv dans les Dcretsde Dieu Trs Haut (p. 279-280). Cette paraphrase ddouble occulte le lien dimpli-cation qui unit la reconnaissance du Dcret et la haine de la crature dsobissante, etla haine divine qui fonde ce lien.

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    deux types lgalement indiffrents : lamour de la crature pour elle-mme, et lamour de la crature pour le bien quelle nous procure. Letroisime type damour est dfini et illustr dans les termes suivants :

    Un troisime type damour consiste aimer quelquun, non pour lui-mme, maispour autre que lui, et requiert que cette autre chose se rapporte, non aux satis-factions que lhomme connat dans le monde, mais aux satisfactions qui lui sontpromises dans lau-del (laysa r[i'an il uihi f l-duny bal yar[i'u il uihi fl-ira). [. . .] Celui qui, par exemple, aime son professeur ou son matre parcequil parvient travers lui acqurir la science et rendre meilleure sa pratique,et pour qui la fin de la science et de la pratique est le succs dans lau-del, cethomme-l est au nombre de ceux qui aiment en Dieu (fa-h min [umlat al-

    muibbn f llah). Il en va de mme pour celui qui aime son disciple parce que ledisciple recueille de lui la science, parce quil atteint par le moyen de son disciplela dignit de lenseignement et quil slve travers lui au degr de la grandeurdans le royaume du ciel. Jsus, en effet, a dit : Celui qui possde la science,sadonne la pratique et enseigne, cet homme-l est nomm grand dans leroyaume du ciel38. Or lenseignement ne saccomplit qu travers celui qui apprend.Le disciple est donc un instrument qui permet dacqurir cette perfection ( fahwaian la f ta l h l-kaml). Si lhomme aime son disciple parce que le disciplelui sert dinstrument au sens o il a fait du cur de son disciple un champensemenc et que ce labeur lui permet de slever la dignit de la grandeurdans le royaume du ciel, il a la qualit de celui qui aime en Dieu 39.

    Il convient tout dabord de noter que le troisime type damour sopposeau premier type, alors quil est apparent au deuxime. Le troisime

    38 Cette parole apparat pour la premire fois dans le Livre de la science, o elle figureparmi les traditions prophtiques qui affirment le mrite suprieur de lenseignement.Zabd (Itf, I, 160-161) note tout dabord que, tandis que la version de l Iy" quilutilise attribue la parole au Prophte, dautres lattribuent Jsus. Il considre enuiteles diffrentes versions de la parole dans la littrature traditionnelle. Parmi ces versions,seule celle qui est rapporte par Ab ayama (Zuhayr b. arb al-Nas", m. 234/848)dans son Kitb al-'Ilm comporte lattribution Jsus. La parole apparat dans le a de Tirmi (Muammad b. Sawra, m. 279/892), mais avec une chane qui sarrte al-Fuayl b. 'Iy (m. 187/803). Seule la version rapporte par Daylam (ahridr b.rawayh, m. 558/1163) dans son Musnad al-Firdawsremonte au Prophte. Cette ver-sion mentionne lapprentissage de la science et la pratique, mais pas lenseignement, etajoute llvation cleste une lvation terrestre. La parole, quelle que soit la sourcedo la tient azzl, trouve manifestement son origine dans le Sermon sur la mon-

    tagne. EnMatthieu V, 19, Jsus dit des prceptes quil vient dnoncer : [. . .] celui quiles excutera et les enseignera, celui-l sera tenu pour grand dans le Royaume desCieux (trad. de La Bible de Jrusalem, Paris, ditions du Cerf, 1967). On notera que leremplacement des prceptes de Jsus par la science a suffi pour naturaliser la paroleen islam, et la rendre apparente aux traditions qui affirment le mrite suprieur delenseignement. La suppression de son attribution Jsus, toutefois, a t ncessaire pourquelle stablisse dans la Tradition sunnite. Lattribution de la parole au Prophte, quant elle, semble constituer un dveloppement marginal.

    39 Iy", V, 934-935.

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    type partage avec le deuxime le bien recherch travers la crature,et sen distingue par la finalit de lau-del imprime cette recherche.La recherche dun bien exclut, dans les deux cas, lamour de la cra-ture pour elle-mme. La finalit de lau-del, quant elle, exclut nonseulement la finalit mondaine du bien recherch, mais la recherchede ce bien pour lui-mme. Le troisime type damour prive donc lebien recherch de toute finalit autonome, et le fixe ainsi dans uneposition intermdiaire. La crature perd alors son rle de moyen direct,et devient linstrument dune fin dernire. Cest cette instrumentalisationde la crature qui dfinit lamour en Dieu , et lui donne sa qualification

    lgale. Linstrumentalisation de la crature apparat clairement danslexemple du professeur et du disciple. Aimer son professeur en Dieuconsiste laimer pour laccs la science et la pratique qui nousest donn par son intermdiaire, et en vue du succs dans lau-delque la science et la pratique nous assurent. De mme, aimer son dis-ciple en Dieu consiste laimer pour la dignit de lenseignementqui nous est confre travers lui, et en vue de llvation cleste quecette dignit nous procurera40. Nous noterons que le cas du professeuret du disciple illustre la rciprocit dans lamour. Cette rciprocitrecouvre, conformment la dfinition de lamour en Dieu, une instru-mentalisation rciproque. On pourra noter que le terme instrument est employ propos du seul disciple. Cet emploi doit toutefoissexpliquer, non par la rticence de azzl envisager linstrumen-talisation du professeur, mais au contraire par le fait que linstrumen-talisation du disciple est moins aise concevoir. Cest en raison decette difficult que la seconde instrumentalisation fait lobjet, dans ledveloppement de lauteur, dune argumentation plus labore41.

    40 H. Laoust affirme que, pour azzl, [e]nseigner et acqurir la science con-stituent les deux uvres religieuses ('ibdt) les plus hautes dans la hirarchie des devoirsenvers Dieu (La politique, p. 124) et, une autre occasion, quils constituent les deuxpremires obligations de lhomme envers son Seigneur ('ibdt), avant mme la prirequi suppose dj un minimum de connaissances rituelles (p. 195). Il nimporte pas icide dterminer si azzlattribue lenseignement et lacquisition de la science une

    priorit de droit (selon la premire formulation dH. Laoust) ou de fait (selon sa sec-onde formulation) parmi les uvres lgales, mais on retiendra le mrite suprieur quileur est attach, et la rcompense appele par ce mrite.

    41 M.-L. Siauve rend lexemple donn par azzldans les termes suivants : Llvepeut aimer le matre qui lenseigne pour les qualits qui sont celles de ce matre, maisil peut aussi laimer pour la science, quil lui permet dacqurir. Si la science estrecherche pour acqurir en ce monde richesses et honneurs, une telle finalit est con-damnable. Mais si la science est recherche en vue dobtenir son salut en acqurant lascience de Dieu, alors, la science doit tre aime et son amour est louable. Dieu est la

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    azzldonne plusieurs autres exemples de lamour en Dieu, dontle dernier mrite notre attention :

    Celui qui prend une femme vertueuse pour quelle lui serve de rempart contreles suggestions de Satan et quil prserve travers elle sa religion, ou pour quellelui donne un enfant vertueux et prompt prier Dieu en sa faveur, et qui aimeson pouse parce quelle est un instrument au service de ces fins religieuses(li-annah la il hihi l-maqid al-dniyya), cet homme-l a la qualit de celui quiaime en Dieu 42.

    Lexemple de la femme comporte deux instrumentalisations possibles,quil convient ici de clarifier. Aimer sa femme en Dieu peut consister

    laimer pour la voie lgitime quelle offre la satisfaction de nosapptits, pour le rempart quelle nous fournit ainsi contre la sductiondes voies illgitimes, et en vue de la religion intacte que ce rempartnous assure jusquau jour du Jugement. Aimer sa femme en Dieu peutaussi consister laimer pour la vertu et la prire de lenfant quellenous donne, et en vue de latout que cette vertu et cette prire nousprocureront au jour du Jugement. Nous noterons que le cas de lafemme illustre lunilatralit de lamour, et de linstrumentalisation. Cetteunilatralit, comme il apparat au lecteur, trouve son explication imm-diate dans le contexte de azzl. Il importe toutefois de noter que letype de lamour en Dieu permet, dans un autre contexte, denvisagerune instrumentalisation rciproque de la femme et de lhomme.

    azzlajoute peu aprs :

    Il arrive que deux amours lamour de Dieu et lamour du monde soientrunis dans le cur de lhomme, et que les deux sens soient runis en une mmepersonne, de telle sorte que laim convient pour lui servir de voie daccs Dieuet au monde. Quand lhomme aime quelquun pour sa convenance ces deuxusages, il est de ceux qui aiment en Dieu. Cest le cas, par exemple, de lhommequi aime son professeur qui lui enseigne la religion, et le dispense des proccu-pations du monde travers laide financire quil lui apporte. Cet homme aimeson professeur parce que sa constitution le porte rechercher le bien-tre dans lemonde et le bonheur dans lau-del, et que le professeur est une voie daccs auxdeux (fahwa wasla ilayhim). Aussi a-t-il la qualit de celui qui aime en Dieu 43.

    seule finalit qui puisse confrer une valeur la science (Lamour de Dieu, p. 127-128).On notera, outre la rduction du double exemple un exemple unique, le remplace-ment de la finalit de lau-del par une finalit divine, et le glissement de cette finalitvers une qualit de la science. Ce glissement aboutit la dsignation de la science deDieu , et non du matre, comme objet dun amour louable. Dans cette dsignation,linstrumentalisation de la crature est dfinitivement occulte.

    42 Iy", p. 935.43 Ibid., p. 935-936.

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    Il importe de rappeler que, dans la section du Livre de lamourconsacreaux signes de lamour de Dieu, la coexistence de lamour de la familleet des enfants avec un reflet de lamour de Dieu faisait lobjet dunelgitimation autonome. Dans le prsent dveloppement, cest le type delamour en Dieu qui permet la coexistence de lamour de Dieu et delamour du monde. La lgitimation tablie dans le Livre de lamourengageait, outre lappauvrissement de lamour de Dieu, lexclusion delamour des richesses. Le type de lamour en Dieu, au contraire, permetune coexistence intgrale de lamour de Dieu et de lamour du monde.Cette coexistence saccomplit dans lamour dune mme crature, et

    travers la double finalit divine et mondaine informant cet amour.Cette double finalit suppose laptitude de la crature servir de voiedaccs simultanment Dieu et au monde. Le terme voie daccs ,contrairement linstrument du dveloppement prcdent, suggrele rle de moyen direct attribu la crature. Ce rle apparat claire-ment dans lexemple du professeur. Aimer son professeur selon la doublefinalit consiste laimer pour lenseignement religieux quil nous dis-pense, et pour laide financire quil nous apporte dans nos tudes. Lerle de moyen direct attribu la crature tient la recherche constitutiverecouverte par la double finalit. La constitution imprime lhommele porte rechercher son bien propre, qui englobe le bien-tre dans lemonde et bonheur dans lau-del. Ce double bien recherch constitu-tivement par lhomme exclut toute fin intermdiaire. Lenseignementreligieux rpond directement notre recherche du bonheur dans lau-del,

    de mme que lassistance financire rpond directement notre recherchedu bien-tre dans le monde. Linvocation dune recherche constitutivedu bien propre suggre que cest lutilisation de la crature, et non soninstrumentalisation, qui forme le noyau de lamour en Dieu. En raisonde la dualit de ce bien, telle quelle est nonce par azzl, lamouren Dieu se dfinit alternativement et est pourvu dune qualificationlgale alternative par la double utilisation de la crature.

    azzl conclut son expos sur lamour en Dieu dans les termessuivants :

    Si lhomme aime son professeur parce que le professeur lui porte assistance etlui enseigne la science, ou son disciple parce que le disciple apprend de lui et lesert, et quil tire ainsi de son professeur ou de son disciple une satisfaction immdiateet une satisfaction venir, il appartient la compagnie de ceux qui sentraimenten Dieu (la-kna fzumrat al-mutabbn f llah). Cette qualit est toutefois soumise une condition, savoir que si, par exemple, lhomme se voit refuser laccs la science par son professeur, ou sil est impossible son disciple dacqurir delui la science, son amour dcroisse en raison de cette dficience. La quantit

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    damour engage par cette dcroissance est pour Dieu, et lhomme reoit pourcette quantit la rcompense de lamour en Dieu. Il nest pas anormal quon aimeintensment un homme pour un ensemble davantages quon tire de lui. Si lunde ces avantages nous est refus, notre amour dcrot et si un avantage est ajout,lamour saccrot. Lamour quon porte lor nest pas le mme, quantits gales,que celui quon porte largent. En effet, lor amne des avantages plus nombreuxque ceux qui proviennent de largent. Lamour saccrot donc proportionnellement lavantage (yazdu l-ubb bi-ziydat al-ara). Il nest pas impossible que les avantagesmondains et les avantages de lau-del soient runis. Dans ce cas, lamour entredans la catgorie de lamour pour Dieu. Lamour en Dieu, quant lui, se dfinitcomme tout amour dont lexistence est inconcevable sans la foi en Dieu et en le

    jour dernier. De mme, tout accroissement dans lamour qui naurait pas lieu sansla foi en Dieu relve de lamour en Dieu.44

    Il convient tout dabord de noter que ladjonction du disciple faitapparatre un trait occult par lexemple prcdent, savoir la rciprocitdans lamour. Cette rciprocit recouvre, conformment la dfinitionalternative de lamour en Dieu, une double utilisation rciproque. Larciprocit illustre par le cas du professeur et du disciple trouve uneformulation explicite dans lemploi du verbe sentraimer et estdsigne, travers la rfrence une compagnie , comme constitutivedune appartenance commune. Nous noterons ensuite que la conditionnonce par azzlporte, non sur lexistence de lamour, mais sur saquantit. Si laim faillit satisfaire notre recherche du bonheur dans

    lau-del, nous devons, non cesser de laimer, mais laimer moins. Nouspouvons, en dautres termes, continuer laimer pour la satisfactionquil apporte notre seule recherche du bien-tre dans le monde. Latolrance dune subsistance de lamour comporte donc une lgitimationautonome de la recherche du bien propre, et de lutilisation de lacrature dans cette recherche. La quantit damour dduite en cas desatisfaction dficiente apporte par laim, dautre part, est pour Dieu .Cette destination divine donne la dcroissance de lamour un statutduvre, et la rend ainsi gnratrice dune rcompense. Cette rcom-pense est celle de lamour en Dieu, cest--dire quelle est quivalente la rcompense qui nous est promise pour la quantit fixe damourproduite en cas de pleine satisfaction apporte par laim. La condition

    de lamour en Dieu rside donc dans une utilisation ngative de lacrature, et dans la satisfaction assure par cette utilisation. La cratureutilise ngativement ne peut constituer une voie daccs, et apparatcomme un simple objet dexploitation. Le passage de lutilisation

    44 Iy", p. 936-937.

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    lexploitation est clairement marqu par lemploi du terme avantage qui, au milieu du dveloppement, remplace la satisfaction voquedans la dfinition initiale de lamour en Dieu. Lauteur dsigne lamouret lavantage comme deux quantits variables et lie, selon un rapportdindexation, la variation du premier celle du second. Cette indexationde lamour sur lavantage est attribue une norme humaine de lamour,et illustre par lanalogie de lamour variable des mtaux prcieux. Lerapport dindexation tabli par azzlmarque la destination divineexpansive permise par lexploitation de la crature, et inverse ainsi laproportion nonce au dbut du Livre de lamour. Comme nous lavons

    not, la proportion de lamour de Dieu et de lamour du monde estinforme par la perspective de ladoration, qui a pour terme central ladirection. Lindexation de lamour sur lavantage introduit une pers-pective propre lamour, celle de la destination. Cest la destinationengage par lavantage, et non la direction prise par lhomme, quidonne lamour sa qualit divine ou mondaine. La perspective de ladestination, telle quelle est adopte par lauteur, le conduit affirmerque la coexistence davantages de lau-del avec les avantages mondainstirs de laim suffit pour faire entrer notre amour dans la catgoriede lamour pour Dieu. La dfinition ultime de lamour en Dieu revendiqueun amour supposant la foi. Cette prsence implicite de la foi danslamour recouvre, comme le suggre la condition suffisante de lamourpour Dieu, une exploitation de la crature portant sur les seuls avan-tages qualifis par la loi.

    Un quatrime type damour, que azzlnomme amour pour Dieuet en Dieu (ubb li-llah wa f llah), est dfini par labsence de bienobtenu de laim. Cette dfinition ngative sapplique dabord lextensionde lamour de Dieu la crature :

    Lamour de Dieu, quand il est intense, quil domine le cur et quil semparede lui au point datteindre le degr de lenthousiasme, stend tout existant autreque Dieu. En effet, tout existant autre que Dieu est une marque de Sa puissance(fa-inna kull maw[d siwhu aar min r qudratihi). Celui qui aime un homme aimeson ouvrage, les lignes traces de sa main et tous ses actes. Cest pour cette raisonque le Prophte, quand on lui apportait le premier fruit dun arbre, se le passaitsur les yeux et lhonorait. Il disait en dsignant le fruit : Il vient tout juste dequitter notre Seigneur 45.

    45 Iy", p. 938. Sur la tradition, voir 'Irq, apudZabd, Itf, VII, 43. 'Irqmen-tionne, entre autres sources, al-Mu'[am al-ar de abarn, et note que la versionprsente dans cet ouvrage (et les autres) ne comprend pas le passage partir de et

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    Nous retrouvons dans ce dveloppement lextension universelle delamour intense de Dieu, telle que nous lavons rencontre dans lasection du Livre de lamourportant sur les signes de lamour de Dieu.Tandis que lamour de toutes les cratures de Dieu trouvait sa moti-vation dans la catgorie mme de la crature de Dieu, lamour de toutexistant autre que Dieu est motiv par un caractre spcifique attribu la crature, celui de marque de la puissance divine. La dsignationde la crature comme marque de la puissance divine suggre uneextension limite aux cratures exemptes de toute autre marque et, enparticulier, de la marque diffrencie quimprime le rapport entretenu

    avec Dieu. Lexemple du premier fruit appuie cette suggestion, et ajoute la marque le lien qui unit la crature nouvellement apparue Dieu.Il convient de noter que ce lien pourrait tre illustr par le nouveau-n

    humain. Si cet exemple alternatif napparat pas, cest parce que lenouveau-n est dj marqu par le rapport dobissance ou dedsobissance que ses parents entretiennent avec Dieu. Le choix dupremier fruit suggre donc directement que lextension de lamourintense de Dieu trouve sa limite dans la crature humaine.

    Labsence de bien obtenu de laim est illustre par une autre formedamour, que azzlnomme amour en Dieu et pour Dieu (ubb

    f llah wa li-llah) :

    Il nest pas de croyant aimant lau-del et aimant Dieu qui, quand on lui rapporteles circonstances de deux hommes (i ubira'an l ra[ulayn), lun savant et adorateurzl, lautre ignorant et prvaricateur, nprouve en son me un penchant pourle savant et adorateur zl. Ce penchant est plus ou moins faible ou intense selonle degr de faiblesse ou dintensit de la foi, et selon le degr de faiblesse oudintensit de lamour de Dieu. Le penchant pour le savant et adorateur zl natdans le croyant mme si les deux hommes sont hors de sa porte, et quil ne doitdonc attendre deux aucun bien ni aucun mal dans le monde ou dans lau-del.Ce penchant est de lamour en Dieu et pour Dieu sans satisfaction. En effet, lecroyant aime le savant et adorateur zl parce que Dieu laime et parce quilreoit lagrment de Dieu, parce quil aime Dieu et parce quil est occup adorerDieu. Quand cet amour est faible, toutefois, il ne produit pas deffet manifeste, etne donne lieu aucune rcompense ni aucune rtribution. Quand il est intense,

    lhonorait . La version rapporte par abarnnattribue aucune parole au Prophte,mais affirme quaprs avoir embrass le fruit et lavoir mis sur son il, il le donnait auplus jeune enfant de lassistance (v. al-Mu'[am al-ar, d. Kaml Ysuf al-t, Beyrouth,1986, p. 294). 'Irqmentionne dautres versions prsentes dans les Sunan, et note queces versions ne comprennent pas le passage partir de se le passait sur les yeux .Les versions rapportes par Drim (A'ima, 32) et Tirmi (Da'awt, 53) contiennent laprire (da'wa) prononce par le Prophte quand on lui apportait le premier fruit dunarbre, et font suivre cette prire du don lenfant.

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    au contraire, il porte le croyant soutenir son aim, le secourir et le dfendreau moyen de sa personne, de ses richesses et de sa parole. La disparit des hommesdans lamour en Dieu et pour Dieu est fonction de leur disparit dans lamourde Dieu 46.

    Il convient tout dabord de noter que la prsente forme damourconstitue, non une extension de lamour intense de Dieu, mais lecorollaire dune foi accompagne de lamour de lau-del et de lamourde Dieu. La dsignation de lau-del et de Dieu comme deux objetsdistincts damour suggre un calque de la foi, et de sa division enarticles distincts. Ce calque suggre son tour une foi dfinie par des

    articles centraux Dieu et lau-del47

    , et par lassentiment donn cesarticles48. Cest cet assentiment qui donne son contenu au statut demusulman, et qui permet dopposer le musulman lincroyant49. Laforme damour implique par la foi tablit donc un passage entre lemodle de lamour et son degr infrieur, et dfinit une qualificationpartage par llite religieuse et par le commun des musulmans. Cetteforme est illustre par le penchant quprouve le croyant loccasiondune information rapporte, et non dune connaissance directe. Linforma-teur rapporte les circonstances de deux hommes qui sopposent parleurs traits respectifs : la science et le zle dans ladoration pour lun,lignorance et la prvarication pour lautre. Cest cette opposition, etnon les traits de lhomme en eux-mmes, qui fait natre dans le croyant

    un penchant pour le savant et adorateur zl. Si ce penchant est pro-

    46 Iy", p. 938-939.47 Le rle du couple Dieu/au-del dans lattitude de azzl face la connaissance

    est amplement document par F. Jabre, La notion de certitude. Voir, en particulier, p. 23et 332 (Dieu et lau-del, avec la prophtie, comme objet de la certitude fixe de azzl),p. 61 (la foi en Dieu et en lau-del comme fond de vrit chez les grands philosophes),p. 90 (lenseignement prophtique sur Dieu et lau-del comme limite du champ dumutakallim et de la raison), p. 275 (Dieu et lau-del, avec la prophtie, comme objetdune certitude aux motifs indtermins), p. 301 (lenseignement prophtique sur Dieuet lau-del comme source de certitude).

    48 F. Jabre a montr que, pour azzl, le stade lmentaire de la foi est constitupar un assentiment (tadq, que lauteur prfre traduire par jugement de vridicit )

    et, dautre part, que cet assentiment subsiste jusqu son stade le plus avanc. Voir, enparticulier, op. cit., p. 134-136 (le tadqcomme base duyaqn), p. 141 (le tadqcommeracine du 'ilm), p. 145 (le tadq comme noyau de la ma'rifa), p. 150 (le tadq commenoyau du awq).

    49 Le rle du couple Dieu/au-del dans lattitude de azzlface laccusation din-croyance porte contre un musulman (takfr) est, lui aussi, document par F. Jabre. Lafoi en Dieu et en lau-del, avec la foi en lEnvoy ou plus largement en la prophtie,prserve le musulman du takfr, quelle que soit la doctrine quil professe. V. op. cit.,p. 167-168 et 205.

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    duit par une opposition, cest parce que linformation rapporte aucroyant npuise pas les circonstances de lhomme, et quil ne peuttablir sa science et son zle dans ladoration sur la base de circon-stances partielles. Seules les circonstances parallles dun autre homme,et les traits opposs qui se dgagent de ces circonstances, permettentde lui attribuer la qualit de savant et adorateur zl. Lavantage delinformation rapporte sur la connaissance directe apparat danslaptitude du croyant prouver un penchant distance, telle quelleest souligne par azzl. Si le savant et adorateur zl est sa porte,il aura tendance attendre de lui un bien, et retourner ainsi lamour

    en Dieu, voire sombrer dans lamour du monde. Il convient de noterque la catgorie du savant et adorateur zl sapplique des musulmanscontemporains, et suggre ainsi une distance spatiale surmonte par lecroyant. Labsence de bien obtenu de laim trouve une formulationpositive dans les motifs du penchant prouv par le croyant. Lauteurmentionne deux paires de motifs symtriques : lamour que Dieu porteau savant et adorateur zl et lamour que le savant et adorateur zlporte Dieu dune part, lagrment que le savant et adorateur zlreoit de Dieu et son zle adorer Dieu dautre part. Lomission dela science suggre que cette qualit est ncessairement associe au zledans ladoration, et tient sa valeur de cette association. Tandis que lesavant et adorateur zl reoit lagrment de Dieu pour son zle adorer Dieu, Dieu laime en retour de lamour quil Lui porte. Cedernier amour, toutefois, saccomplit dans le zle apport ladoration.Lamour de Dieu que le savant et adorateur zl sattire vient doncsajouter lagrment quil reoit de Dieu, et quivaut ainsi une grcedivine unilatrale. Cest cette grce, et lobjet de lamour divin quelledfinit, qui constitue le motif dterminant du penchant prouv par lecroyant. Le nivellement des musulmans dans lamour en Dieu et pourDieu, tel quil tait suggr par le recours la foi, disparat progres-sivement au cours du dveloppement. azzl