AMAP, histoire et expériences

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AMAP histoire et expériences SOCIÉTÉ LOUBATIÈRES ANNIE WEIDKNNET *Association pour le Maintien d’une Agri culture Paysanne *

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Il y a dix ans, en avril 2001, la première AMAP voyait le jour en France, dans le Var. Depuis, de nombreuses AMAP se sont créées, transformées, dissoutes, recréées…De la découverte du concept à la création des premières AMAP puis leur diffusion, au plus près des hommes, des femmes et des enfants – si nombreux dans les AMAP –, au plus près de la terre, l’histoire des AMAP est multiple, comme le sont ceux qui la font.

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Photographies de couverture :© Miguel Metro

© Marie-Noëlle Bertrand

© Nouvelles Éditions Loubatières, 2011 10bis, boulevard de l’Europe, BP 50014

31122 Portet-sur-Garonne [email protected]

www.loubatieres.fr

ISBN 978-2-86266-631-X

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ANNIE WEIDKNNET

SOCIÉTÉ LOUBATIÈRES

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« Entre la nature et la nature de l’homme il y a métabolismeexquis, entière transsubstantiation, par longueur d’onde,ambiance, osmose, sympathie, écho. D’où que la nourriturea double fonction, elle répond au rêve de notre âme commeà l’appétit de nos entrailles. Elle nourrit, mais aussi, mys-térieusement, elle guérit. »

Joseph Delteil

« À tous les repas pris en commun, nous invitons la liberté. »René Char

nous l’avons fait,vous pouvez le faire

Cette année 2011, la première AMAP de France, partenariat entrela ferme de Denise et Daniel Vuillon à Ollioules dans le Var et ungroupe de mangeurs d’Aubagne, fête ses dix ans. En janvier 2013,l’AMAP de la Lèze en région toulousaine, la première AMAP horsProvence, fêtera à son tour son dixième anniversaire.

Il est temps pour nous, acteurs de la première heure, d’écrire cettehistoire des AMAP du point de vue de ses initiateurs, de ceux qui l’ontvécue et l’écrivent chaque jour, au plus près du terrain ; au plus près dela terre et devant les fourneaux, en ne nous réclamant pas de quelcon-ques titres institutionnels, mais de la conscience de l’action accomplie,de l’AMAP accomplie, en notre nom propre, tout simplement.

Nous allons essayer de dérouler cette histoire, de la découverte duconcept, de la première AMAP en France et de la transmission en-suite :

– au plus près de l’action, au plus près du terrain, au plus près deshommes, des femmes et des enfants, si nombreux dans les AMAP.Parce que c’est une belle histoire. De ces histoires improbables, im-prévisibles, qui nous emportent et qui nous portent, qui font penseret créer. Oh ! semée d’embûches, de violence même parfois ; maissurtout parcourue de belles rencontres, de celles qui nous transformentet nous donnent des forces. Qui, comme le disait si bien Georges

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Brassens, nous montrent « qu’il reste encore du monde et du beaumonde sur terre » ;

– au plus près de ces « simples » citoyens, souvent auparavant trèsloin des préoccupations agricoles et politiques, qui par leur prise deconscience et de responsabilité, à main nue, vont permettre à desagriculteurs dont les projets agricoles sont considérés comme non vi-ables selon les normes officiellement en vigueur, de vivre décemment.Et de les nourrir ;

– au plus près de ces paysans, hier encore pris au piège et sansespoir d’abandonner la chimie de synthèse, d’améliorer leur travail,d’embaucher, d’envisager que leurs enfants (où ceux des autres) pren-nent la suite, qu’il y ait un avenir, d’autres vaches après leurs vachesdans le pré. Et qui vont donner de leur temps, de leur énergie, toutleur savoir pour en aider d’autres à leur tour ;

– au plus près de tous ces humains qui vont mieux manger, seremettre à cuisiner, retrouver un lien avec la terre, dont les enfantssauront reconnaître un mouton d’une chèvre, une fève d’un pois gour-mand, qui auront mangé une fraise ou une tomate sur pied, aurontsenti de leurs mains qu’un agneau, c’est chaud, et qu’une étable peutsentir bon la vache et le lait. Bref, qui auront repris contact avec laréalité du vivant.

La transmission des terres, des connaissances agronomiques maisaussi de l’art tout aussi ancestral de cuisiner ce que cette terre et cespaysans nous offrent, est remise en route. Comme sont remises aucentre des relations humaines, la solidarité, la confiance, le partage.Utopie ? Qu’en savoir ? Mais cela en vaut la peine.

Ce texte se propose de redonner visage et parole aux paysans etmangeurs dont l’action, si ténue et modeste soit-elle, permet de nepas perdre espoir qu’un rapport respectueux aux hommes et au mondesoit encore possible. Nous espérons que d’autres acteurs prendront àleur tour la parole, paysans et mangeurs, que des recherches res pec -tueuses et fécondes lui feront suite.

Nous voulons surtout dire à tous : nous sommes comme vous.« Nous l’avons fait, vous pouvez le faire. » Nous espérons que ce livrevous sera utile pour l’action. Nous vous aiderons dans toute la mesurede nos forces, de notre expérience, à suivre les innombrables cheminsà parcourir pour que notre Terre commune reste habitable pour lestous les êtres vivants.

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« Le plus grand événement du XXe siècle reste sans contestela disparition de l’agriculture comme activité pilote de lavie humaine en général et des cultures singulières. »

Michel Serres

« Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, leshistoires de chasse glorifieront toujours les chasseurs. »

Proverbe africain

brève histoirede l’agriculture

Pour mieux connaître ce que nous voyons disparaître sous nosyeux et tenter d’éviter le désastre, essayons de nous arrêter un peupour prendre la mesure de ce qui nous arrive et tenter de comprendrele contexte et les enjeux de la création des AMAP, tenter de parcourir,très succinctement, 10000 ans d’histoire et comprendre d’où nousvenons.

UNE HISTOIRE AGRAIRE DE 10 000 ANS

Pendant des millions d’années, nos ancêtres se sont nourris de ceque la nature leur offre spontanément ; certains vivent encore ainsiaujourd’hui. Ces peuples avaient et ont une très grande connaissancedu milieu naturel, des plantes et des animaux, de la nature dontdépend leur survie.

À un moment donné, l’agriculture est devenue indispensable pournourrir une population désormais trop nombreuse pour se suffire dela production naturelle et aléatoire des écosystèmes. La révolutionnéolithique, l’invention de l’agriculture a lieu entre 11000 et 5000ans selon les régions. Chaque zone, ce qu’on appelle les «  centresd’origine des plantes cultivées », concept développé par Nicolas Vavi-lov 1 dès 1926, se caractérise par la domestication d’un groupe deplantes et d’animaux spécifiques, en fonction des plantes et espèces

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« domesticables » disponibles. Le Moyen-Orient domestique le blé,les pois, les bœufs, moutons, chèvres et le lin, mais une découverte ré-cente laisse penser que le figuier est cultivé au Moyen-Orient depuisbien avant 2. Les fèves les lentilles, les choux sont connus depuis lapréhistoire. Mais que serait notre nourriture sans ce qui a été domes-tiqué ailleurs ? En Amérique, les haricots sont domestiqués il y a 7000ans, courges et piments, il y a 4000 ans ; en Asie, des multitudes delégumes, en Chine millet, soja, riz, châtaignes, vers à soie, le thé, enInde, riz, bananier, palmier à huile, canne à sucre, l’arbre à pain ; enAmérique, maïs, pomme de terre et patate douce, courges, tomates,piments et haricots, le dindon ; mais aussi, en Amazonie, manioc,arachide, ananas et cacao ; en Afrique, de nombreuses céréales, sorgho,mil, tef, haricot à œil noir, café, melon, pastèques et pintades, bovins.

L’homme a su partout choisir très tôt, pour le ressemer, le plus belépi, celui qui n’expulse pas trop tôt ses graines et les laisse cueillir, laplus belle chèvre pour renouveler son troupeau, accompagnant etorientant les processus naturels en fonction de ses besoins propres. Ila appris à modifier le milieu naturel pour favoriser les plantes qu’ilcultive. Plantes et animaux se différencient ainsi progressivement deleurs ancêtres sauvages au point de ne plus être parfois, tels de nom-breux animaux ou encore le maïs, aptes désormais à vivre sans lessoins de l’homme. Ainsi la terre a pu nourrir plus d’hommes sur unmême espace. Petit à petit, une même plante sauvage a donné demultiples variétés de plantes cultivées. Le chou en est un bel exemplequi a donné chou-fleur, brocolis, chou-rave et une multitude d’autres…

Mais déjà, bien avant l’agriculture, les humains exercent une pres-sion écologique croissante sur les milieux qu’ils habitent, déciment laméga-faune par exemple et mettent à mal la biodiversité contempo-raine. Mais ils n’ont encore que peu de moyens techniques à leur dis-position pour cela. Avec l’agriculture, l’homme intensifie cette pressionsur l’écosystème.

En concernant des zones boisées l’agriculture accentue la défores-tation, les villes et l’artisanat demandent aussi du bois d’œuvre pourl’habitat, les bateaux, du charbon de bois pour cuire les poteries,fondre le métal. Platon en avait déjà identifié les conséquences sur lessols et le régime des eaux. Les forêts et les sols du pourtour méditerra-néen n’ont jamais retrouvé leur état antérieur. Le surpâturage et lesprélèvements de bois pour les constructions navales continuent leurs

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ravages pendant des siècles. En Chine, les fertiles plateaux de lœss oùl’agriculture chinoise trouve son origine, sont gravement déboisés etsont aujourd’hui encore ravinés et dégradés. L’urbanisation ne faitpartout que continuer cette destruction. Des terres marginales de plusen plus fragiles sont mises en culture pour nourrir les villes ; ainsi, laSicile ou le Maghreb ont fourni un temps en céréales le million d’ha-bitants de la Rome antique.

Très vite se posent donc les questions liées à la pérennité des éco-systèmes, celles liées à la possession de la terre, au prix des denrées, àla sécurité alimentaire, aux mauvaises et bonnes récoltes. Il faut inventerles politiques agricoles, la gestion de l’eau, le droit, l’agronomie etc.Les différentes sociétés ont résolu à leur manière toutes ces questions,en particulier celle du maintien de la fertilité des sols ; celles qui n’ontpas su ont parfois disparu. La civilisation des Anazasis a disparu avecles forêts du Colorado qui est désormais sans doute définitivementdevenu un désert comme nombre des lieux fertiles qui ont été descentres d’origine de l’agriculture. Mais après les premiers dégâts éco-logiques, ces sociétés paysannes font preuve d’une très grande créativitépour imaginer et mettre en œuvre une agriculture durable y comprisdans des régions ingrates et fragiles, mettent au point des systèmescomplexes de maintien de la fertilité. Pensons à ceux d’Asie basés surles rizières et le petit élevage de volailles et poissons, ou l’agroforesteriede l’olivier et des céréales en Méditerranée.

Je n’évoquerai ici rapidement que notre histoire agraire européenne.L’agriculture antique, basée sur les céréales, les légumineuses, la

vigne et l’olivier féconde l’agriculture occidentale. Les Arabes la relayentet améliorent les connaissances agronomiques, du fonctionement dessols et de la gestion de l’eau. Leur présence en Andalousie en a laissédes traces admirables 3.

En plus d’avoir été une période d’innovations intellectuelles et so-ciales, le Moyen âge fut une période d’amélioration continue de l’agri-culture et de défrichements qui a façonné nos paysages actuels. Desnouveautés agronomiques et techniques importantes ont lieu, en par-ticulier le collier d’épaule et la charrue en fer tirée par des bœufs oudes chevaux. En permettant, en milieu plus froid et pour les solsmoins fragiles, le labour profond et la maîtrise de l’herbe, elles facilitentles rotations céréales/prairies 4. La prédominance actuelle des céréaleset des bovins débute là. Mais les céréales sont des cultures très gour-

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mandes. L’apport de fertilité par le rare bétail n’est pas suffisant, ilfaut aussi laisser la terre reposer « en jachère » durant deux ou troisans entre deux cultures de céréales. Les rendements restent faibles, lespénuries fréquentes. Les forêts ont encore un rôle très important,comme source de bois d’œuvre ou de charbon de bois, certes, maisaussi pour la nourriture des hommes et du bétail. Une période de ré-chauffement climatique entre 800 et 1200 favorise l’agriculture etdonc une plus grande disponibilité en nourriture ; les paysans défri-chent, mettent en valeur des terres nouvelles, façonnant les paysagespour plusieurs siècles. Les campagnes se repeuplent et « l’essor des cam-pagnes s’accompagne de la montée spectaculaire des villes 5 ».

LES « GRANDES DÉCOUVERTES » : DIVERSIFICATIONALIMENTAIRE ET CULTURES D’EXPORTATION

Mais arrêtons-nous sur un événement considérable qui va modifierprofondément les cultures et les habitudes alimentaires. À partir duXVe siècle, des navigateurs vont petit à petit explorer les mondes tropi-caux et découvrir le Nouveau Monde. Ils recherchent l’accès à cesproduits rares et de grand prix, donc de luxe, dont le monde tempéréest dépourvu, en particulier, les épices d’usage culinaire mais aussimédicinal. Leurs voyages vont être à l’origine d’un brassage sans pré-cédent des richesses botaniques mais aussi animales du monde.

Certes la circulation des plantes cultivées est ancienne, aussi vieilleque l’agriculture ; mais jusque-là limitée en nombre et ne concernantque des zones particulières. Le monde antique et médiéval connaîtl’usage culinaire ou médicinal d’un grand nombre de plantes dontnous ignorons aujourd’hui pour beaucoup l’existence même. Dès l’an-tiquité gréco-romaine sont connus le gros radis, le melon, le concom-bre, la gourde, l’oignon, la bette, le panais et le haricot à œil noir (do-liques et fayols), etc. Plus tard, les Arabes diffusent en Méditerranéel’aubergine, le chou-fleur, la pastèque, l’épinard, l’artichaut, la culturedu riz et des agrumes, les pêches de Chine et bien d’autres fruitsd’Asie orientale. Les croisades continuent ces échanges botaniques.

Les grandes explorations du XVie et XViiie siècles vont provoquer leplus important brassage des ressources agricoles mondiales. C’est duNouveau Monde, l’Amérique, qu’arrive la plus grande modificationdes régimes alimentaires sur l’ensemble de la planète. Imaginons un

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Ancien Monde (pas seulement l’Europe, mais l’Asie et l’Afrique) sanstomates, sans courges et courgettes, sans pommes de terre, sans pimentset poivrons, sans maïs, sans chocolat. Mais aussi sans la plupart desharicots (phaséolus), et où le cassoulet se cuisine avec des fèves, nomqui renvoie à diverses légumineuses. Et sans poule d’Inde, la dinde deNoël. Le voyage se fait aussi en sens inverse. L’ancien monde apporteen Amérique blé, riz, navet, panais, carottes, laitue, oignon pois,concombre, melon, aubergines etc., le gros bétail, des bovins, et leschevaux des Indiens et des futurs cow-boys et gauchos. Ces échangesperdurent et sont si intenses qu’il est parfois difficile aujourd’hui deles reconstituer. Certains produits tropicaux ont pu être cultivés enmilieu tempéré. Le piment se répand très vite, utilisé comme le poivreplus onéreux. La tomate, connue en France dès le XVie siècle 6, sansdoute en condiment aigrelet, n’est vraiment utilisée qu’à la fin duXViiie, alors qu’elle est déjà d’usage populaire en Méditerranée. Demême la pomme de terre, longtemps sombre et âcre, considérée nour-riture de bêtes ou de pauvres, dut attendre d’avoir été améliorée auniveau gustatif pour finalement s’imposer.

Cette prodigieuse augmentation de la biodiversité cultivée et élevées’est aujourd’hui inversée. Nous assistons avec l’agriculture productivisteà une dramatique perte de biodiversité, alors même que le changementclimatique en cours met en danger de nombreuses espèces. Nous ris-quons de regretter de n’avoir pas conservé les ressources génétiquesnous permettant d’y faire face.

Mais d’autres produits ne poussent qu’en conditions climatiquestropicales. L’histoire de la production de sucre est emblématique. Lacanne à sucre, sans doute originaire de Nouvelle Guinée a été peu àpeu cultivée dans l’Asie tropicale puis introduite en Amérique par lescolons conquérants. Le sucre est alors une denrée rare : au XViie sièclesa consommation est de 2 kg par an, pour aujourd’hui de 55 kg dansles « pays développés  » 7. Les colons mettent en place en particulierdans les Antilles, la production de canne à sucre à grande échelle surde grandes exploitations. Les cultures vivrières sont remplacées par desplantations à visée exportatrice et les populations indiennes, déciméespar les maladies et les mauvais traitements, sont remplacées par unepopulation noire réduite en esclavage et déportée de son Afrique natale :paysans en Afrique, esclaves en Amérique. La prospérité de nos villesnégrières atlantiques jusqu’au milieu du Xixe siècle en témoigne. (L’es-

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clavage ne sera aboli définitivement en France qu’en 1848). Les bananes,le café, le cacao, le coton sont produits de même. C’est une des raisonsencore aujourd’hui, avec l’exportation massive des métaux précieux –l’or des Amériques – vers l’Europe, de la misère des populations de cesrégions, pays tropicaux où pourtant « tout pousse » 8. À condition biensûr qu’y soit cultivé d’abord ce dont ont besoin les hommes qui yvivent, à commencer pour se nourrir.

Toutefois, jusqu’à la fin du XViiie siècle, ces produits tropicauxd’importation sont encore consommés seulement par les élites et defaçon parcimonieuse. Or le commerce, pour se développer, a besoinde généraliser la consommation des élites au plus grand nombre. Cemécanisme est même le moteur de la croissance économique. Cetteévolution implique une augmentation de la production et une baissedes prix. Elle est facilitée par la résistance au transport de ces plantesalimentaires, ou leurs produits dérivés (bananes, cacao, café, sucre,etc.), et surtout par les nouveaux moyens de transport apparus auXixe siècle.

De même aujourd’hui, les « primeurs », les fruits tropicaux horssaison, réservés jusqu’à il y a peu à une consommation de luxe très ré-duite sont devenus monnaie courante grâce aux transports frigorifiquesou aériens. Relèvent de ce même processus pour les fruits et légumes,l’entrée des pays méditerranéens dans le Marché Commun Européenque nous verrons plus loin et la transformation du Chili pinochétisteen pays exportateur de produits agricoles de contre-saison vers l’hé-misphère nord. Au prix de trois tonnes d’équivalent carbone pourchaque tonne de raisin transporté par avion, les étals des marchés etsupermarchés regorgent de raisins à bas prix au mois de mars. Et lesChiliens mangent, eux, du riz importé.

Sous prétexte de « démocratisation » (on ne savait pas les puissantssi partageux !), fraises, tomates, raisins, cerises et foie gras toute l’année.Mais est-ce que ce sont les mêmes fraises, les mêmes tomates, lesmêmes raisins, les mêmes cerises, le même foie gras ? À quel coût hu-main et écologique ? À quel coût de souffrance animale ? Et a-t-on be-soin de manger de tout tout le temps ?

Tout notre développement moderne occidental dont nos sociétéssont si fières est construit sur ce modèle qui a aussi signé la fin dela malédiction ancienne sur l’esprit de lucre, l’usure et la soif deprofit.

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D’autres évolutions majeures vont affecter le devenir de l’agricul-ture.

L’AGRICULTURE SUBORDONNÉEAU DÉVELOPPEMENT INDUSTRIEL

Les évolutions technologiques, économiques et sociales courammentnommées « Révolution industrielle » débutent au Xvie siècle en Europeoccidentale. Elles constituent une rupture avec l’histoire antérieure etdans l’évolution des agricultures du monde.

Avant la Révolution industrielle, l’énergie est essentiellement fourniepar ce que nous appelons aujourd’hui énergies renouvelables : le soleil,l’eau, le vent, la force musculaire des hommes et des bêtes, toutes li-mitées par leur ancrage local, leur disponibilité dans le temps et lespossibilités biologiques des vivants. Avec les énergies fossiles, charbonpuis pétrole, la machine peut se déplacer, nantie de ses réserves d’énergiepotentiellement inépuisables et d’une puissance décuplée, et transporterainsi des charges considérables 9. Amendements, produits chimiquesmais aussi produits alimentaires qui jusque-là sont utilisés dans unrayon de quelques kilomètres vont pouvoir être transportés en quantitésur de longues distances. Ce qui est commerce au long cours d’épicesou de produits exotiques va concerner désormais les produits du quo-tidien. Les produits du monde entier vont pouvoir entrer en concur-rence. Et l’énergie semble innocente et infinie.

Désormais, ce fil rouge parcourt notre histoire : subordination detous les aspects de la vie, de l’ensemble des fonctionnements sociaux,des choix que nous faisons, au primat du développement économiqueet industriel et des besoins de la ville industrielle et commerciale.

Mais pour que tous ces changements soient possibles, l’affectationdes hommes au travail devait aussi changer. Les campagnes qui connais-saient déjà depuis la nuit des temps, violences des guerres, disettes etfamines, vont subir un exode rural massif provoqué.

Le phénomène des « enclosures »Revenons en Europe : la gestion collective de biens communs est

alors répandue, telle celle bien connue de l’eau dans les Huertas deValence. En Angleterre, souvenons-nous de Robin des bois et de la ré-sistance pour le droit à l’usage collectif des forêts. Ces « biens com-

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muns », ces « terres communales non appropriées », qui sont selon labelle expression d’Isabelle Stengers « un moyen collectif de prévenir lemalheur social », sont gérées collectivement et permettent à tous, etd’abord aux plus pauvres, d’avoir accès à un minimum de ressources,bois, glanage, pâturages.

À partir du Xvie siècle en Angleterre, ces commons, sont doncclôturés (enclosures) au bénéfice des puissants, la noblesse d’abord, labourgeoisie industrielle ensuite, au prétexte qu’ils les exploiteraientmieux, selon donc des critères modernes d’efficacité économique. Leshabitations sont détruites, les labours remplacés par des prairies et lespaysans… par des moutons afin de produire la laine dont l’industriea besoin. Un nombre immense de paysans est ainsi privé de toutmoyen de subsistance.

La destruction des commons anglais crée les conditions d’un marchédu travail ; et de la transformation des hommes, privés de leurs moyensde subsistance, de la terre qui nourrit alors l’immense majorité d’entreeux, en « force de travail ». Elle permet à l’industrie d’avoir à profusionune main-d’œuvre qui n’a d’autre choix que d’accepter des conditionsde vie et de travail effroyables pour elle, sa famille, ses enfants… ou lafamine. D’innombrables textes contemporains en témoignent.

C’est certes une amélioration du point de vue strictement écono-mique de la rentabilité des terres (au bénéfice des puissants proprié-taires) mais au prix d’un désastre humain, entraînant même une dé-pression démographique qui inquiète alors les rois, et de la destructiondes communautés qui géraient ensemble ces biens. Désormais l’ap-provisionnement vivrier du pays dépendra de plus en plus des impor-tations.

Ce phénomène d’expropriation/appropriation se poursuit ensuitedans toute l’Europe avec des variantes. En France le phénomène estplus tardif et limité. La Révolution autorise le partage des communauxmais favorise aussi une propriété paysanne. Il y a encore aujourd’huienviron 10 % de terres communales en France, en particulier des fo-rêts.

Les enclosures peuvent se lire comme l’épisode inaugural d’unelongue série de confiscation des moyens collectifs d’une subsistanceautonome des hommes, et pas seulement des paysans et des plus pau-vres, et de destruction de l’auto-organisation des communautés enparticulier rurales. Le même mécanisme se retrouve dans tout le

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système colonial qui au prétexte de « mise en valeur » oriente la pro-duction vers la rente et l’exportation au profit des puissances coloniales,au détriment des nécessités locales tout particulièrement vivrières. Lemême processus de confiscation est à l’œuvre partout aujourd’huidans la confiscation de l’eau, des semences, la brevetabilité du vivantet les OGM, l’interdiction des purins ainsi que l’appropriation actuellepar des investisseurs des terres agricoles et des forêts du monde auprétexte de mieux les « exploiter » que les populations paysannes quien vivent de façon autonome et font vivre leurs semblables 10. Ellesprivent les communautés humaines de leurs moyens autonomes d’exis-tence et ont les mêmes effets destructeurs sur les hommes, leurs orga-nisations sociales et l’agriculture vivrière. Elles sont aussi les grandespourvoyeuses des bidonvilles du monde. Car il ne suffit pas de pré-tendre « mieux exploiter », être plus « efficaces », il faut dire pour quelusage et au bénéfice de qui. Exproprier des paysans indonésiens, bré-siliens ou africains pour cultiver des agro-carburants sur les terresnourricières, n’est pas différent de remplacer les paysans anglais pardes moutons à laine pour l’industrie au détriment de la productionalimentaire.

Parallèlement, à partir surtout du Xviie siècle, les connaissancesagronomiques s’affinent et commencent à se diffuser. Déjà pratiquée,la culture des légumineuses (féveroles, pois, lentilles, trèfles, lu-zernes… ) qui fixent l’azote de l’air se généralise. Elle permet d’amé-liorer la fertilité des sols et de supprimer les jachères. Les protéines deslégumineuses améliorent l’alimentation humaine et animale. Un bétailplus nombreux permet d’enrichir le sol. La population augmente no-tablement dès cette période. Parallèlement commencent sélection ani-male et élevage de rente.

Le Xixe peut apparaître ainsi comme l’« âge d’or de la polyculture-élevage » 11. La complexification du système agronomique s’étend ets’améliore. La fertilité des sols ne dépend plus du repos des terres : lesterres deviennent auto fertiles, le système agronomique plus auto-nome.

Le transport par chemin fer permet d’apporter des matériaux pon-déreux pour corriger les déséquilibres des sols peu fertiles (chaulagedes sols acides…). Les fermes produisent presque tout ce qui est né-cessaire et permettent au paysan de sagement « ne pas mettre tous sesœufs dans le même panier ». Les rendements s’améliorent.

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ISBN 978-2-86266-631-X

21€

Il y a dix ans, en avril 2001, la première AMAP voyait lejour en France, dans le Var. Depuis, de nombreuses AMAPse sont créées, transformées, dissoutes, recréées…

De la découverte du concept à la création des premièresAMAP puis leur diffusion, au plus près des hommes, desfemmes et des enfants – si nombreux dans les AMAP –, auplus près de la terre, l’histoire des AMAP est multiple, commele sont ceux qui la font.

Histoires au pluriel donc, improbables, imprévisibles, quiemportent et qui portent, qui font penser et créer. Oh ! nonsans embûches ni déboires, mais parcourues de belles rencon-tres, de celles qui transforment et donnent des forces. Qui,comme le disait si bien Georges Brassens, nous montrent« qu’il reste encore du monde et du beau monde sur terre ».

Si ce livre peut être utile pour l’action, pour suivrequelques-uns des innombrables chemins à parcourir pourque notre Terre commune reste habitable pour tous les êtresvivants, pour inventer les chemins qui n’existent pas encore,alors son but sera atteint.

« Nous l’avons fait, vous pouvez le faire ».

Annie Weidknnet est à l’origine, avec Fabienne Lauffer-Neffe etFrançois Blanc, des premières AMAP de Midi-Pyrénées. Elle adepuis participé activement avec eux et beaucoup d’autres amapiensà la création et à l’action du Réseau des AMAP de Midi-Pyrénées.

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AMAP, histoire et expériencesANNIE WEIDKNNET

Avec le soutien du Réseau des AMAP Midi-Pyrénées et du Cinéma Utopia.