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Aníbal Alves, ARG-ANA-DISC-Fr-25-04-06 (UCL-LOUVAIN-ERASMUS) Alves, A. (2006) ‘Discours argumentatif et valeurs sociales’, texte présenté au Séminaire de recherche des étudiants de post-graduation, dans le cadre du programme Erasmus, à l’Université Catholique de Louvain, en Mai. Résumé Discours Argumentatif et Valeurs Sociales, à partir de O. Ducrot La recherche en communication sociale a prêté, depuis son début, un grand intérêt à l’étude des messages, ce qui apparaît particulièrement évident dans le large recours fait aux méthodes et techniques de l’ ”analyse de contenu” tel que, notamment, Berelson l’a établi. La pertinence scientifique aussi bien que la relevance sociale des recherches conduites avec l’appui de ces techniques ne nous semblent pas compromises du fait des reconnues limitations d’ordre théorique et méthodologique de l’analyse du contenu “objective” et quantitative. C’est pourquoi et en partageant, d’une certaine façon, les objectifs de telles recherches, nous croyons que des éléments de théorie sémantique proposés par O. Ducrot sont à même de nous fournir des outils d’analyse adéquats pour relever dans les messages ou discours courants de l’interaction sociale, voire des media, des aspects relevants, comme par exemple, des valeurs sociales intégrant la culture, l’idéologie ou les mentalités de la société concernée. Nous nous limiterons ici à la présentation de la théorie argumentative de Ducrot en suivant le pas suivants : 1) Conception du sens, du discours et termes adoptés ; 2) Nature argumentative du sens, au niveau de la langue et au niveau du discours, notamment au niveau des « topoi » ou principes argumentatives ; 3) lien entre les « topoi » et les valeurs sociales. Apport de Ducrot, parmi autres auteurs de l’actualité, au renouveau de la rhétorique et de l’argumentation. Mots-clé: Analyse du contenu, Argumentation, Discours, Valeurs Sociales, Sens- Signification. Abstract Argumentatif Discourse and Social Values, after O. Ducrot’s lectures The study of messages has been granted a strong relevance in the begining of mass communication research, “content analysis” techniques being fairly well accepted at the time.The theoretical and methodological limitations of content analysis, as Berelson defined it, do not invalidate the importance of its objectives concerning the social CECS Página 1 de 26 Centro de Estudos de Comunicação e Sociedade www.cecs.uminho.pt

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Aníbal Alves, ARG-ANA-DISC-Fr-25-04-06 (UCL-LOUVAIN-ERASMUS)

Alves, A. (2006) ‘Discours argumentatif et valeurs sociales’, texte présenté au Séminaire

de recherche des étudiants de post-graduation, dans le cadre du programme Erasmus, à

l’Université Catholique de Louvain, en Mai.

Résumé Discours Argumentatif et Valeurs Sociales, à partir de O. Ducrot La recherche en communication sociale a prêté, depuis son début, un grand intérêt à l’étude des messages, ce qui apparaît particulièrement évident dans le large recours fait aux méthodes et techniques de l’ ”analyse de contenu” tel que, notamment, Berelson l’a établi. La pertinence scientifique aussi bien que la relevance sociale des recherches conduites avec l’appui de ces techniques ne nous semblent pas compromises du fait des reconnues limitations d’ordre théorique et méthodologique de l’analyse du contenu “objective” et quantitative. C’est pourquoi et en partageant, d’une certaine façon, les objectifs de telles recherches, nous croyons que des éléments de théorie sémantique proposés par O. Ducrot sont à même de nous fournir des outils d’analyse adéquats pour relever dans les messages ou discours courants de l’interaction sociale, voire des media, des aspects relevants, comme par exemple, des valeurs sociales intégrant la culture, l’idéologie ou les mentalités de la société concernée. Nous nous limiterons ici à la présentation de la théorie argumentative de Ducrot en suivant le pas suivants : 1) Conception du sens, du discours et termes adoptés ; 2) Nature argumentative du sens, au niveau de la langue et au niveau du discours, notamment au niveau des « topoi » ou principes argumentatives ; 3) lien entre les « topoi » et les valeurs sociales. Apport de Ducrot, parmi autres auteurs de l’actualité, au renouveau de la rhétorique et de l’argumentation. Mots-clé: Analyse du contenu, Argumentation, Discours, Valeurs Sociales, Sens-Signification. Abstract Argumentatif Discourse and Social Values, after O. Ducrot’s lectures The study of messages has been granted a strong relevance in the begining of mass communication research, “content analysis” techniques being fairly well accepted at the time.The theoretical and methodological limitations of content analysis, as Berelson defined it, do not invalidate the importance of its objectives concerning the social

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knowledge that it primarily searched for. Because we agree with those objectives to a certain extent, we believe that the elements of semantic theory proposed by Oswald Ducrot offer solid grounds to acknowledge relevant features of society as far as mentalities (as well as ideologies and cultures) are concerned, by means of the analysis of current speech and linguistic messages present in social interaction. The present reflection will privilege the presentation of Ducrot’s argumentation theory along the following steps: 1) speech and meaning conception: definitions and terms; 2) the argumentative nature of meaning, at the level of linguistc structure as well as at the level of the speech, namely by means of the topoi; 3) topoi and social values. On balance, the original contribution of Ducrot is stressed, as well as the convergence of his thought with either modern authors, in order to reevaluate rhetoric and argumentation. Key-words: Content Analysis, Argumentation, Discourse, Social Values, Meaning-Signification-Sens. Resumo Discurso Argumentativo e Valores Sociais, a partir de O. Ducrot A investigação em comunicação social deu, desde os seus primórdios, grande relevo ao estudo das mensagens, como ilustra o largo recurso aos métodos e técnicas de “análise de conteúdo”. As limitações de ordem teórica e metodológica deste tipo de análise tal como, por exemplo, Berelson a definiu, não anulam a relevância dos objectivos de natureza científica e social que por ela se visavam. Comungando, de certo modo, desses mesmos objectivos, pensamos que os elementos de teoria semântica propostos por O. Ducrot nos oferecem bases sólidas para reconhecer, através da análise das mensagens linguísticas ou discursos correntes na interacção social, aspectos relevantes, tais como os valores sociais, inerentes às mentalidades, ideologias e cultura da própria sociedade. Privilegiando aqui a apresentação da teoria argumentativa de Ducrot, desenvolvem-se os seguintes passos: 1) concepção do discurso e do sentido e quadro terminológico; 2) natureza argumentativa do sentido, ao nível da língua e ao nível do discurso, especialmente dos topoi ou princípios argumentativos; 3) aproximação entre topoi e valores sociais. Em conclusão, contributo de Ducrot, entre outros autores para a renovação da retórica e da argumentação. Palavras-chave: Análise de conteúdo, Argumentação, Discurso, Valores Socais, Sentido-Significação.

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DISCOURS ARGUMENTATIF ET VALEURS SOCIALES

dans la perspective de Oswald Ducrot1

1. Introduction

La théorie de l’argumentation dans le discours proposée par Oswald Ducrot est

ici envisagée dans le cadre de la recherche en communication sociale, et de façon

particulière, en vue de l’étude des messages linguistiques échangés par les membres

d’une société donnée sous des différentes formes de communication, depuis la

conversation courante, les discours diffusés par les medias, et, en général, toute activité

langagière intersubjective.

En tant que chercheur dans le domaine de la communication sociale, nous

avons été, dès le début, très intéressés à mettre en relief les rapports entre les éléments et

les structures de la communication, voire du langage verbale, et les éléments et les

structures sociales concernées. Cet intérêt est, “grosso modo”, à la racine du dessein de

l’important courant de recherche associé à méthode de l’analyse du contenu inspirée et

définie notamment par Paul Lazarsfeld, Harold Lasswell et Bernard Berelson2.

Partageant avec ces auteurs l’objectif de connaissance de la réalité sociale à travers

l’étude et l’analyse des messages des communications, nous avons entrepris, dans leur

sillage, l’apprentissage et la pratique de l’analyse du contenu. Et c’est justement

l’expérience des limitations et des insuffisances d’ordre théorique et méthodologique de

l’analyse du contenu qui nous a induit à la quête de fondements plus solides en vue

d’interprétations plus adéquates des messages, dés lors mieux conçues comme discours

ou textes par lesquels la communication se réalise. Les limitations de l’analyse du

contenu ont été soulignées par différents chercheurs parmi lesquels Berelson lui-même3.

1 Aníbal Alves, prof. à l’Universidade do Minho, Portugal. Traduction française de la partie principale de la leçon publique pour le titre d’agrégation, Argumenção e Análise du Discurso, prononcée devant le jury dont faisait partie Oswald Ducrot, le 23-03-1995. Texte présenté au Séminaire de recherche des étudiants de post-graduation, dans le cadre du programme Erasmus, à l’Université Catholique de Louvain, en Mai, 2006. 2 B. Berelson et P. Lazarsfeld, The Analysis of Communication Content, Columbia Univ., N. York, 1948. 3 On peut rappeler, par exemple, P. Henri et S. Moscovici, ‘Problèmes de 1analyse de contenu”, Langages, nº 11, Septembre, 1968, Didier, Larousse, pp. 36-60 ; A. Lévy, L’Interprétation des discours”, Connexions, nº 11, 1974., Epi, pp. 43-62.

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Mais on peut affirmer que le vrai talon d’Achille de l’analyse du contenu consiste dans

la fragilité théorique de la conception du langage et, par conséquent et entre autre, de la

conception de la communication. I’idée même d’identifier, à travers I’analyse des

éléments de l’expression, les éléments du sens, ou du contenu - manifeste et objectif,

comme il était dit - devenait intenable face aux développements de la théorie du

langage.

Par ailleurs, dans le cadre de la logique de la recherche faisant appel à l’analyse

du contenu, la connexion entre les variables textuelles - ou les unités du contenu - et les

variables de l’univers extérieur aux textes (d’ordre sociologique, psychologique ou

autre) était surtout basée sur des critères de fréquence et donc de répétition, ce qui

n’offre pas, de soi, un sens non ambigu, le seul capable de fonder une interprétation

juste.

Tel a été le besoin qui nous a amené à approfondir la nature et l’enjeu des

messages linguistiques et, notamment, si l’on peut le dire ainsi, leur dimension

sémantique. Ceux qui étudient ces matières savent combien délicate et ardue s’avère

leur tâche, non seulement par la nature complexe du sujet mais aussi par l’ampleur et la

spécificité des études, toujours en croissance, tout au long des dernières décades. De

toute façon, l’étude du langage et de la sémantique est un parcours irremplaçable pour

qui prétend - comme c’était notre cas - avancer dans la compréhension de la

communication humaine. Il était devenu trop clair pour nous que toute tentative

d’approfondir la connaissance en matière de communication sans passer par la

compréhension du langage et du discours était une entreprise vouée, d’avance, à

l’échec. A contrario, il nous semblait que l’étude des formes, des structures, du

fonctionnement du langage et du discours, nous frayerait la voie royale pour la

connaissance de la communication et des rapports humains qu’elle manifeste et

entretient. C’est dans le cadre de cette recherche pour une meilleure connaissance des

systèmes et procès linguistiques et sémantiques que nous avons découvert les travaux de

O. Ducrot et, notamment sa conception argumentative de discours. Celle-ci constitue

l’objet fondamental du présent texte pour autant qu’il s’agit d’établir les concepts et les

structures du discours qui nous permettent d’en faire l’analyse et, de la sorte, relever

dans les discours ou messages, les éléments et enjeux de la réalité sociale, le vrai

horizon de notre étude de la communication.

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Notre démarche suivra les points suivants: 1. Un premier point présente le

cadre conceptuel et terminologique pour une conception spécifique du sens.

2. Le deuxième point prétend expliciter la nature argumentative du discours et les

fondements argumentatives qui sont les “topoi”. 3. Dans le troisième point nous

essayerons de mettre en rapport les “topoi en tant qu’éléments discursifs et les valeurs

en tant qu’éléments de la culture et de l’idéologie propres d’une société. En conclusion,

nous évoquerons l’apport original et innovateur du Prof. Oswald Ducrot à l’étude et

compréhension du discours et de la communication et, de la sorte, de la Société elle-

même.

2. Une Conception du Langage, du Discours et du Sens.

Notre réflexion de départ consiste à établir le cadre conceptuel et

terminologique de l’approche adoptée en commençant par en signaler la perspective

communicationnelle spécifique qui lui est inhérente. Nous évoquerons, d’abord, la

perspective communicationnelle, préciserons, ensuite, la conception sur le langage et la

terminologie adoptées, et passerons, finalement, à la caractérisation générale de la

théorie du sens proposée.

2.1. Perspective Communicationnelle

L’objet de notre étude et de notre discipline étant la communication, il est bien

compréhensible que nous tenions à souligner la perspective communicationnelle

inhérente à la théorie du langage et du sens chez Ducrot. Et il ne s’agit pas de forcer une

approximation d’intérêt ou de circonstance. En effet, nous croyons que I’enjeu

communicationnel de l’acte linguistique mis en lumière par notre auteur, explicite

simultanément et la nature de l’acte linguistique et celle de l’acte de communication,

l’un et l’autre liés alors dans leur noyau le plus profond. À la suite, notamment, de

Émile Benveniste, qui avait bien souligné la place de l’homme dans la langage4,

Ducrot, relève, de multiples façons, l’enjeu intersubjectif du langage: l’acte linguistique

implique, dans son noyau même, le rapport à l’autre. Entendons-nous bien, il ne s’agit

pas, d’aucune façon, de voir le langage comme simple moyen ou instrument de

communication, au sens de transfert de quelque chose. C’est le rapport interhumain, 4 Cfr. le titre du chapitre V de Problèmes de linguistique générale, Gallimard, 1966, pp. 223, ss.

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l’appel et la référence à autrui, qui sont inhérents au langage, lui même milieu et moyen

pour que les humains entretiennent leur perpétuel et inévitable débat. Selon les mots de

notre auteur: “la langue, indépendamment des utilisations qu’on peut faire d’elle, se

présente fondamentalement comme le lieu du débat et de la confrontation des

subjectivités”5. La référence à l’autre est donc nécessaire en toute tentative

d’interprétation du message linguistique. Ce n’est d’ailleurs que dans cette parole que

nous avons la chance de retrouver le trait de l’humain, dans le sens du terme de la

définition de l’homme chez Aristote en tant que l’animal qui a la parole (Zoón lógon

éxon), sens qui apparaît moins manifeste dans l’expression plus courante, l’homme est

l’animal rationnel6.

2.2. Langage, Discours et Sens

Tous ceux qui étudient le langage ont clairement conscience du foisonnement de

théories et de terminologies concernant ce domaine, si complexe par nature, et qui a

connu dans les dernières décennies un extraordinaire accroissement et renouvellement,

non seulement des sciences du langage mais des sciences humaines et sociales en

général. Il reste que nous ne disposons d’aucune théorie adéquate sur le langage et que

les concepts et les termes acquis sont si nombreux et si différents que l’image d’une

“forêt obscure”, ou de “selva oscura” évoquée à ce propos, chez nous, par l’éminent

auteur de la Teoria da Literatura, Professeur Vitor Aguiar e Silva est pleinement

justifiée et éclairante7. C’est pour éviter ce marasme que O. Ducrot nous propose, à titre

strictement conventionnel, le cadre terminologique suivant, que nous adopterons dans

ce travail8.

Nous distinguerons d’abord deux plans de perspective concernant le langage

humain réalisé dans les langues naturelles: le plan abstrait du langage, en tant qu’entité

abstraite, permanente et identique, et qui se répète dans ses multiples manifestations; et

le plan concret de la réalisation verbale, manifeste et observable dans les occurrences ou

actes linguistiques. Ces deux plans sont différemment désignés, selon les auteurs, mais 5 O. Ducrot, “Présupposés et sous-entendus”, Langue Française, 4, (1969), Larousse, p. 43. 6 F. F. Mora, “Hombre’, Diccionario de Filosofia, Alianza Editorial, Madrid, 1986, II Vol., p. 1548. 7 V. Aguiar e Silva, Teoria da Literatura, 5 éd., Almedina, Coimbra, 1983, p. 565, Note 11. 8 Cfr. O. Ducrot, Polifonia v Argumentación, Universidad del Valle. Cali, Colombia, 1988, p. 57; O. Ducrot, Enciclopédia EINAUDI, “Enunciação”, Imprensa Nacional, Lisboa. 1984, Vol. 2, pp. 368,ss.

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les termes anglais de tvpe et token, par exemple, désignent, respectivement, les entités

du plan abstrait et celles du plan concret. Nous appellerons discours la réalisation

linguistique observable dans la communication verbale; langue est le terme qui désigne

la construction abstraite des linguistes, ayant pour but, justement, de rendre compte du

discours ou parole. Parallèlement à cette distinction et opposition, une autre est adoptée

et qui oppose l’énoncé à la phrase. L’énoncé fait partie du discours: il en constitue

l’unité élémentaire; la phrase, de sont côté, est la construction abstraite des linguistes

pour leur permettre de parler des énoncés survenus ou possibles. Nous appellerons sens

l’effet sémantique de l’énoncé ; et signification le contenu sémantique de la phrase. Il

faut encore distinguer, dans la réalisation de l’énoncé, la réalisation en tant que résultat,

ou l’acte produit, la réalisation en tant qu’évènement, c’est à dire l’insertion de l’acte

dans l’ordre phénoménal, et la réalisation en tant que procès de production redevable de

l’activité du locuteur dans la production de l’acte linguistique. Instruits avec ces notions

et ses termes respectifs, passons à la caractérisation ou explicitation du sens réalisé dans

l’énoncé, soit, dans le discours.

2.3. Le Sens est Argumentatif

La procédure par contraste ou par le relevé de l’opposition est peut-être, dans

l’état actuel de la recherche, la plus éclairante et plus commode. De façon un peu trop

simplifiée, mais frappante, on prétend caractériser le sens en refusant une double

perspective présente dans la conception traditionnelle. Contrairement à celle-ci nous

dirons: 1) le sens n’est pas représentatif d’une réalité extérieure au discours; 2) le sens

ne résulte pas d’un seul point de vue exprimé dans l’énoncé et redevable du seul sujet de

l’énoncé, mais d’un jeu entre les différents points de vue présents dans l’énoncé. Nous

allons essayer d’expliciter cette double perspective: en refusant le caractère représentatif

du sens nous en annoncerons son caractère argumentatif; en refusant le caractère

monolithique de l’énoncé, en tant que redevable d’un seul sujet, nous en relèverons le

caractère polyphonique.

2.3.1. Le sens est orientation

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La théorie du sens proposée par Ducrot s’oppose à la théorie traditionnelle du

sens. De façon particulière, elle s’oppose à la conception représentative du sens. Dans la

théorie traditionnelle du sens on distingue, dans l’énoncé, trois types d’indications:

objectives, subjectives et intersubjectives. Rappelons, par exemple, que Karl Buhler9 et

Roman Jakobson10 font cette distinction.

Voyons comment, selon la théorie traditionnelle, on peut décrire le sens de

l’énoncé suivant: Pierre est intelligent. D’après cette théorie, cet énoncé contient un

aspect objectif, dans la mesure où il décrit Pierre; il contient un aspect subjectif (émotif

ou expressif dans les termes de R. Jakobson) pour autant qu’il exprime une sorte

d’admiration du locuteur à l’égard de Pierre; et il contient un aspect intersubjectif car il

permet de demander au destinataire de se comporter d’une certaine manière vis-à-vis de

Pierre. On désigne, parfois, comme dénotatif l’aspect objectif et comme connotatif

l’aspect subjectif et intersubjectif.

À cette conception du sens, Ducrot oppose la conception de la valeur

argumentative de l’énoncé. Le caractère originel et premier de l’énoncé réside dans son

argumentativité, c’est-à-dire, dans l’orientation qu’il impose au discours et aux effets

d’ordre subjectif et intersubjectif qui en résultent. Après avoir dit “Pierre est

intelligent”, je ne peux pas poursuivre le discours en disant, par exemple, “donc, il ne

pourra pas résoudre le problème”. Je dirai plutôt: “Pierre est intelligent, donc il pourra

résoudre le problème”.

C’est cette valeur argumentative qui est préalable à une quelconque

représentation de l’intelligence de Pierre. De telle façon que, quand je dis “Pierre est

intelligent”, je fais, sans doute, une description de Pierre, mais cette description est liée

à l’admiration subjective que Pierre éveille en moi. À tel point que l’intelligence de

Pierre ne signifie rien, sans cette admiration. Il se passe la même chose avec les aspects

intersubjectifs: dire que Pierre est intelligent, c’est, de façon inséparable, demander à

I’interlocuteur qu’il se conduise d’une certaine manière à l’égard de Pierre. La

description, ou l’aspect objectif, est donc donnée à travers l’expression d’une attitude et

d’un appel du locuteur à l’égard de l’interlocuteur. En résumé, la valeur argumentative

9 K. Buhler, Sprachtheorie, Iena, 1934, Ch. 2, sect. 2 (référ. de O. Ducrot, Polifonia y Argumentación, Univ. del Valle, Cali, Colombia, 1990, p. 49). 10 R. Jakobson, Essais de Linguistique Générale, Ed. Minuit, Paris, 1963, p. 263. ss.

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comprend les aspects subjectif et intersubjectif, par lesquels est constitué l’aspect

objectif.

Toute la théorie de l’argumentation est destinée à démontrer cette conception

de la valeur argumentative du sens. Notons d’ores et déjà que cette conception du sens

est d’accord avec la polysémie du mot “sens” dans les langues romaines, à savoir:

signification et direction. Ce qui correspond en anglais, respectivement, à meaning et

direction. Ainsi, en français comme en portugais, nous parlons du sens en tant que

signification d’un mot et de sens en tant que direction d’un parcours. Nous pouvons

aussi dire que le sens d’un mot est une orientation dans le discours. C’est cette même

idée qui est présente dans la notion de valeur argumentative.

La valeur argumentative de l’énoncé constitue aussi un critère pratique pour la

reconnaissance de l’énoncé en tant qu’unité du discours, celui-ci conçu comme

séquence d’énoncés. La question est celle-ci: Comment identifier les différents énoncés

en tant qu’unités constitutives d’un discours? Ducrot propose une règle pratique - sans

pour autant la prétendre définitive - qui consiste à opérer la segmentation seulement si,

avec elle, le sens n’est pas altéré11. Par exemple: Il fait chaud dehors, allons-nous

promener. Pour certains, il s’agit de deux énoncés. Ce sont notamment les analystes qui

se servent de la notion de dénotation et qui pensent que la fonction principale de

l’énoncé est celle de communiquer de l’information. Pour eux, le premier segment

signifie contenir une information complète. Ils en concluent qu’il s’agit d’un énoncé

complet qui doit être séparé de l’autre segment, lui-même un autre énoncé complet.

11 O. Ducrot, Polifonia y Argumentación, Universidad del Valle, Cali, Colombia, 988. p. 53.

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Les choses se passent autrement selon la théorie de l’argumentation. On

prétend - et c’est un point fondamental - qu’il s’agit d’un seul énoncé, puisque le

premier segment est argument pour le second, et il perd son sens ou sa valeur

sémantique si on le sépare. On peut, d’ailleurs, démontrer que, même du point de vue

informatif, il n’y a pas deux énoncés, mais un seul. En effet, l’information du premier

segment n’est pas compréhensible si on ne connaît pas le deuxième. Comparons les

deux énoncés suivants: a) Il fait chaud dehors, allons promener-, b) Il fait chaud

dehors, n’allons pas promener. Il faut noter que le premier segment en a) et en b) n’a

pas le même sens, et, donc, qu’il ne donne pas la même information. Ce n’est pas la

même chaleur dans les deux cas. De façon générale, nous dirons que, dans une séquence

où le premier segment est argument pour le deuxième, il s’agit d’un seul énoncé.

En ayant explicité, en traits généraux, la conception argumentative du sens en contraste

avec la conception représentative, venons maintenant à la conception polyphonique du

sens.

2.3.2. Le sens est polyphonique

Un premier trait caractéristique de la théorie de la polyphonie12 consiste dans

son opposition la théorie traditionnelle de l’unicité du sujet parlant, c’est-à-dire, à l’idée

que dans l’énoncé s’exprime une seule personne. Contre cette idée, la théorie

polyphonique de l’énonciation soutient que dans le même énoncé sont présents

plusieurs sujets ayant des statuts linguistiques différents. Aussi, on distingue le sujet

empirique, qui est I’auteur ou producteur de l’énoncé, le locuteur, qui est le responsable

de l’énoncé et qui généralement se manifeste dans l’énoncé, et l’énonciateur ou les

énonciateurs qui sont les points de vue présents dans l’énoncé. Ces énonciateurs ne sont

pas des personnes ou agents mais “des points de perspective” abstraits. Le locuteur peut

avoir différentes positions par rapport à ces points de vue.

Voyons un exemple de polyphonie. La scène se passe dans un restaurant de

luxe, à Paris. À une table se trouve un client qui a pour seule compagnie un petit chien

teckel. Le patron du restaurant, se croyant obligé à faire la conversation avec son client

solitaire, lui adresse la parole: “Je suppose, monsieur, que vous appréciez l’excellent

repas que jusqu’au moment nous vous avons servi. C’est que, en réalité, notre cuisiner

12 Ibidem, p. 15, ss.

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est I’ancien chef du Roi de Suède”. Le client ne répond pas et le patron poursuit: “Je

vois que vous avez choisi un vin d’excellente qualité, comme tous ceux que notre

échanson choisit; il se fait, voyez vous, que j’ai eu la chance de pouvoir engager

l’ancien échanson de la Reine d’Angleterre”. Pas de réponse. Sans perdre le courage, le

patron continue: “remarquez, si nos garçons sont si délicats, discrets, propres, rapides,

c’est parce que notre maître de table a été au service du roi d’Espagne”. Le client reste

muet; le propriétaire comprend qu’il est prudent de changer la conversation et en

indiquant le petit chien il s’exclame: “Mais quel joli teckel vous avez, monsieur!” À

l’instant même, le client lui répond: “mon teckel, monsieur, c’est un ancien Saint

Bernard”13.

Dans ce cas, exemple d’ironie, il est bien clair que le point de vue qui fonde

l’ironie n’est pas celui du locuteur, le client, mais bien celui de l’interlocuteur, le patron

du restaurant.

Les perspectives présentes dans un énoncé étant plusieurs, elles doivent être

toutes considérées dans son interprétation. Cela veut dire que rendre compte du sens

d’un énoncé consiste à faire apparaître l’énonciation comme la confrontation de

plusieurs voix qui se superposent ou se répondent les unes les autres. Le responsable est

le locuteur mais, à un niveau plus profond, le locuteur met en scène un dialogue entre

des voix plus élémentaires (les énonciateurs).

Ainsi, la description et l’interprétation d’un énoncé doit prendre en

considération des éléments tels que les suivants14:

1. Les énonciateurs. Il s’agit des points de vue présents dans l’énoncé. Les

énonciateurs - E - sont les supports abstraits des points de vue; ils ne sont pas des

agents, ils ne produisent rien. Le responsable de l’énoncé est, comme il a été dit, le

locuteur, identifié comme tel dans l’énoncé lui-même. Le premier élément du sens de

l’énoncé est, donc, la présentation des points de vue.

2. La position du locuteur. Le deuxième élément consiste dans l’indication de la

position du locuteur par rapport aux énonciateurs. On distingue trois positions:

13 Ib., p. 21. 14 Ib., p. 66.

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a) Identification. C’est le cas de l’assertion. Ex.: Pierre est venu. Le locuteur s’identifie

avec le point de vue qui présente la venue de Pierre ;

b) Approbation ou accord. Tel est le cas de la présupposition. Ex.:Pierre a cessé de

fumer. Le locuteur approuve le point de vue présupposé “Pierre fumait avant”, mais il

ne s’identifie pas avec lui ;

c) Rejet. C’est le cas de la négation et de l’humour. Rappelons, comme exemple

d’humour, le cas du petit teckel.

3. L’assimilation. Il s’agit de l’assimilation d’un énonciateur avec une personne

déterminée (la personne x). I’ironie sert d’exemple. Dans l’histoire du petit chien

“teckel”, l’énonciateur support du point de vue ironique, est assimilé au patron du

restaurant.

L’ensemble de ces éléments met en évidence la complexité du sens et la raison d’être de

la conception polyphonique de Ducrot contre la conception représentative de l’énoncé et

de l’unicité du sujet. Ayant exposé, en traits essentiels, la conception argumentative et

polyphonique du sens, venons en maintenant à l’explicitation de la théorie

argumentative qui nous offrira, - nous l’espérons, - le cadre d’analyse du discours qui

est à l’horizon de notre recherche.

3. Théorie Argumentative du Discours

Pour arriver à soutenir que parler est argumenter, qui est le palier théorique où

nous prétendons ancrer notre analyse du discours, elle-même orientée à la connaissance

sociologique, Ducrot et ses collaborateurs, notamment Jean-Claude Anscombre, ont fait

un long chemin. La question se prend, dès le départ, avec le travail de conception et de

définition du langage et, donc, à la saisie de ses traits spécifiques, en cherchant par

exemple à comparer certaines structures et opérateurs du langage ordinaire avec leurs

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correspondants dans les langages des logiciens et des mathématiques15. Dans cette

perspective, Ducrot et Anscombre ont élaboré une théorie linguistique de

l’argumentation, en veillant à la situer, d’abord, au niveau de la langue (système), tout

en reconnaissant, par la suite, et son exploitation au niveau de l’analyse du discours et,

dés lors, sa place au niveau d’une théorie du discours. Comme nous le verrons, il n’y a

pas de contradiction entre les deux théories, qui ne sont en fait que deux moments dans

la poursuite du même projet, celui de rendre compte de ce que parler veut dire. Au

contraire, ce développement historique de la théorie argumentative nous permet de

souligner deux traits bien caractéristiques de l’approche scientifique développée par

notre auteur et que nous tenons à souligner : le retour aux phénomènes (expérience),

l’interprétation ouverte que les sciences humaines demandent.

Le passage de la théorie argumentative dans la langue à la théorie de

l’argumentation dans le discours manifeste un double souci bien présent dans la

démarche de Ducrot: en tant que linguiste fidèle à un principe de pertinence qui est le

parti pris structuraliste, selon lequel, le langage doit se décrire par rapport au langage.

Selon ce parti pris, c’était en langue qu’il fallait saisir et établir l’argumentativité,

inconcevable d’après lui à un simple fait de parole. Mais tant que linguiste dont le

dessein théorique consiste à rendre compte de ce que nous faisons en parlant, il ne

pouvait que se plier à l’impératif de ce continuel aller et retour entre la langue et le

discours (parole). En cela, il ne faisait que reprendre à son compte l’attitude admirée

chez Émile Benveniste dont il reprend cet aveu de reconnaissance d’une certaine

priorité du discours par rapport à la langue: “nihil est in lingua quod prius non fuerit in

oratione: (rien n’est dans la langue qui ne soit d’abord dans le discours)]16. À cette

lumière, l’on comprend bien que la théorie de l’argumentation ait pu être développée

dans le cadre de la langue, aussi bien que dans le cadre du discours.

Un autre trait caractéristique de la démarche de Ducrot, que ce cheminement

illustre bien, tient à sa conception, et de l’explication en sciences humaines et de la

nature des faits ou phénomènes humains eux-mêmes. Ceux-ci, pense Ducrot, à la suite

15 Cfr. O. Ducrot, Titres et travaux, École des Hautes Études en Sciences Sociales. Paris, 1986, p. 8.

passim.

16.O. Ducrot, Logique, structure, énonciation, Paris, Minuit, 1989, p. 151.

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d’autres penseurs comme, par exemple, S. Freud et M. Foucault, sont “surdéterminés”,

c’est à dire, sont redevables de plusieurs causes, rapports, influences, et, partant, sont

passifs de différentes et successives analyses qui essayent de rendre compte de ces

différentes déterminations. Le chercheur brésilien Carlos Vogt, cité par le Prof. Ducrot,

exprimait bien cette idée avec la métaphore suivante: “les faits en sciences humaines

sont des oignons infinis”17, c’est-à-dire des oignons dont les couches successives

seraient en nombre infini. Auquel cas, à l’explication d’une couche doit succéder

l’explication de la suivante et ainsi de suite. L’évolution de la théorie argumentative de

Ducrot et Anscombre peut être vue à la lumière de cette conception des faits humains18.

Il n’est pas nécessaire pour notre propos actuel de reprendre ici les étapes de la

construction de cette théorie, lesquelles sont bien documentées et repérables dans les

oeuvres de I’auteur. Nous nous limiterons à deux points principaux: 1) l’argumentation

dans la langue, 2) les principes argumentatives ou les “topoi” dans le discours.

3.1. L’Argumentation appartient-elle à la langue?

À l’encontre d’une conception naïve de l’argumentation, Ducrot et Anscombre

soutiennent que l’argumentation s’inscrit dans la langue elle-même. L’appartenance de

l’argumentation à la langue peut être essentiellement explicitée à travers la critique de la

théorie traditionnelle et naïve de l’argumentation et du rappel de quelques exemples. La

critique de la théorie naïve de I’argumentation permet de montrer le rôle négligeable

que, d’après cette théorie, la langue joue au point de vue argumentatif. Selon la

conception traditionnelle, un discours est argumentatif s’il remplit trois conditions:

d’après la première, il contient deux segments, l’un étant l’argument (A) et l’autre la

conclusion (C). Par exemple: il fait du beau temps, donc allons-nous promener. La

17 Cfr. O Ducrot. Polifonia y Argumentación, Universidade del Valle, Cali, Colombia, 1988. p. 127. 18 Cfr., particulièrement, Les échelles argumentatives, Minuit. 1980 ; L ‘argumentation dans la langue (avec J.- Cl. Anscombre), Mardaga, Bruxelles, 1983; Le dire et te dit, Minuit, 1985. Pour le présent travail, nous avons surtout utilisé un texte plus récent, qui reprend les conférences du séminaire “Teoria de la Argumentación y Análisis del Discurso” réalisé à l’Universidade del Valle, à Cali, Colombie, 1988. L’Universidade del Valle a publié ce texte sous le titre Polifonia v Argumentación, Cali, 1990. Le passage de la forme “Standard”à la forme récente est justifié par l’auteur in Polifonia y Argumentación, o. c., p. 90, ss.

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deuxième condition soutient que l’argument (A) indique un fait (H). Cela veut dire que

ce fait peut-être vrai ou faux, l’argument étant de l’ordre de l’assertif. Cela veut dire

aussi que l’argument peut-être vrai ou faux indépendamment de la conclusion. Un

exemple d’application de cette théorie apparaît dans la stratégie courante de demander à

l’interlocuteur s’il est d’accord avec l’argument sans lui présenter la conclusion, comme

dans cet exemple: il fait du beau temps, tu es d’accord ?... Alors allons-nous promener.

On cherche à imposer la conclusion sur la base de l’accord sur te fait. La troisième

condition de la théorie traditionnelle de l’argumentation pose que la conclusion (C) est

inférée à partir du fait (H), c’est-à-dire il y une relation d’implication entre le fait et la

conclusion.

De ce point de vue, la langue joue un rôle bien restreint dans l’argumentation.

ElIe est réduite à l’indication du fait (H) en exprimant l’argument (A) et elle fournit les

connecteurs donc, alors, etc. Le mouvement argumentatif en tant que tel lui échappe

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complètement. Le trait d’union entre le fait et la conclusion dépend de la logique, de la

sociologie, de notre connaissance du monde, mais non de la langue.

À l’encontre de cette conception, la théorie de l’argumentation inscrit la force

argumentative dans la langue elle-même. Pour le montrer elle a identifié dans la langue

(dans plusieurs langues) des structures linguistiques qui possèdent, par elles-mêmes,

valeur argumentative. Pour cette raison elles sont désignées structures argumentatives.

Cela veut dire qu’elles orientent le discours dans un sens donné, indépendamment des

faits en jeu. Les exemples proviennent soit de mots pleins, comme les adjectifs

économique et avare, soit des mots grammaticaux, tels que peu, mais, soit la négation.

Considérons, par exemple, les énoncés suivants:

(a) Pierre a travaillé peu ;

(b) Pierre a travaillé un peu.

Ils se rapportent aux mêmes faits. Pourtant, dans un contexte où il est admis que

le travail conduit au succès, les conclusions à partir de (a) vont dans un sens négatif et à

partir de (b) dans un sens positif. Il faut, donc, conclure que la force argumentative,

dans ce cas, vient de la langue et non pas des faits, comme le voudrait une conception

naïve de l’argumentation. Après cette brève présentation de la conception de

l’argumentation dans la langue, nous passons à la forme plus récente de la théorie:

l’argumentation par les “topoi”.

3.2. L’Argumentation par les “Topoi”

Dans la conception généralisée du sens comme argumentation, Ducrot a redéfini

l’énoncé argumentatif. Ainsi, un énoncé est argumentatif s’il contient un énonciateur

(E) argumentatif. Cet énonciateur est argumentatif s’il remplit deux conditions: la

première, le point de vue E sert à justifier une conclusion donnée, r ; la deuxième: le

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trajet de E à r est fait par le moyen d’un principe argumentatif qui est appelé “tópos”19.

Il faut détailler ces deux conditions de l’argumentativité.

La première condition: un point de vue E sert à justifier une conclusion r.

Rappelons que le point de vue n’est pas un acte du locuteur mais une perspective sur

l’état des choses dont on parle dans l’énoncé. C’est sur cette perspective que la

conclusion r est fondée20. La conclusion peut avoir plusieurs statuts: elle peut être

implicite ou explicite et elle peut être assumée ou non par le locuteur. Ce qui donne lieu

à quatre possibilités, à savoir:

a) La conclusion est explicite et elle est assumée par le locuteur. Exemple:

il fait beau, allons à la plage. La conclusion est explicite dans l’énoncé et elle est

assumée par le locuteur; son énonciation est destinée à convaincre l’interlocuteur à aller

à la plage ;

b) La conclusion n’est pas explicite mais elle est assumée par le locuteur.

Voyons la réponse donnée par B à A qui lui propose d’aller voir un film: je l’ai déjà vu.

La conclusion (“je n’irai pas au cinéma”) n’est pas explicite mais elle est assumée par le

locuteur car l’énoncé est destiné à refuser l’invitation ;

c) La conclusion n’est pas explicite et elle n’est pas assumée par le locuteur.

Exemple: c’est vrai qu’il fait beau, mais je suis fatigué (en réponse à l’invitation “il fait

beau, allons-nous promener”). La conclusion du premier segment « allons-nous

promener» n’est pas explicite dans le discours et elle n’est pas assumée par le locuteur,

qui conclut avec le refus ;

d) La conclusion r est explicite mais elle n’est pas assumée par le locuteur. C’est

le cas de l’énoncé ironique. Exemple: lors d’une discussion à la télévision entre un

représentant du gouvernement et un représentant des syndicats, le premier insiste sur les

préoccupations sociales du gouvernement, à ce que le deuxième répond: “puisque le

19 Terme repris d’Aristote qui a consacré aux “Topiques” un des livres de l’órganon’, où sont réunies les oeuvres logiques du philosophe. Les Topiques (Tá Tópika ou Oi Tópioi) traitent de la dialectique en tant que science du raisonnement à partir de propositions conformes à l’opinion commune et visent, non la démonstration, mais l’adhésion de l’auditoire. Ainsi, et selon certains commentateurs, les Topiques seraient une sorte de complément des Analytiques, livre qui les précède et qui, lui, est consacré au raisonnement démonstratif. Voir, à ce propos, le commentaire de Ch. Perelman, L’Empire rhétorique, Vrin, Paris, 1977. 20 O. Ducrot, Polifonia y Argumentación, o. c., p. 99.

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gouvernement a de telles préoccupations sociales, je pense qu’il va augmenter les

salaires aux employés”. La conclusion est explicitée mais elle n’est pas assumée par le

locuteur.

La deuxième condition. La deuxième condition de l’énoncé argumentatif consiste

dans le fait que le passage de E (perspective ou point de vue) à r (conclusion) est fait par

le moyen d’un principe ou fondement appelé topos. Le topos correspond au troisième

terme ou le terme moyen dans le syllogisme, celui qui justifie le passage de l’argument

à la conclusion. Connu depuis toujours dans la rhétorique, le topos, a été récemment

valorisé, notamment par l’auteur américain Toulmin, sous le nom de “warrant”, ou

garant. Ducrot caractérise le topos21 par les traits suivants: il est commun, général et

graduel.

1) Le topos est commun. Cela signifie que te topos est partagé, ou présenté

comme étant partagé, par une collectivité dont fait partie la personne assimilée à

l’énonciateur. Le topos est un lieu commun à l’énonciateur et à beaucoup d’autres

entités. La personne assimilée à l’énonciateur peut être le locuteur ou bien une autre

personne ou la collectivité entière (le cas des proverbes). Voici un exemple: il fait beau,

allons à la plage. Lorsque on prononce cet énoncé, on laisse entendre que la croyance

selon laquelle le beau temps rend la plage agréable, est un fait banal. C’est à dire, on

agit comme si ce principe n’était pas inventé par nous, mais au contraire, comme s’il

existait avant nous. Voilà le caractère coercitif de l’argumentation. La conclusion est

rendue nécessaire parce qu’elle est basée sur une croyance partagée par une foule de

personnes.

2) Deuxième caractéristique: te topos est général. Cela signifie que le principe

utilisé pour argumenter est présenté comme valide non seulement dans la situation dont

on parle sur le moment, mais aussi dans une infinité de situations analogues. Reprenons

l’exemple du bain à la plage; en disant, “il fait beau, allons à la plage”, non seulement je

dis que le beau temps d’aujourd’hui rend le bain agréable aujourd’hui, mais je dis en

même temps que le beau temps est toujours facteur de plaisir d’un bain à la plage. Cela

signifie qu’argumenter consiste toujours à intégrer l’état de choses dont on parle dans

une catégorie plus générale, catégorie pour laquelle, le topos utilisé est censé être valide.

21 Ibidem, p. 102.

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3)Troisième caractéristique: te topos est graduel. En quoi consiste la

gradualité? La gradualité consiste en deux choses: la première est qu’elle met en rapport

deux propriétés graduelles, soit deux échelles. Un topos T met en rapport une échelle

antérieure P avec une échelle postérieure Q, ou un antécédent P avec un conséquent Q.

Exemple: il fait beau, allons à la plage. Le topos met en rapport l’échelle du “beau

temps” avec l’échelle du “plaisir”. On doit distinguer les échelles et les propriétés que le

topos met en rapport, des prédicats du segment argument et du segment conclusion.

La gradualité comprend un deuxième élément: les échelles graduelles sont mises dans

un rapport qui est lui aussi graduel. Cela signifie que, à chaque degré dans l’échelle

antécédente, correspond un degré dans l’échelle conséquente et que l’échelle peut être

parcourue dans les deux sens. Le topos établit une connexion entre une direction donnée

du trajet de l’échelle antérieure et une direction donnée de l’échelle postérieure.

Exemple: “plus on monte sur l’échelle du beau temps, plus on monte sur l’échelle du

plaisir”, et, réciproquement, “plus on descend sur l’échelle du beau temps, plus on

descend sur l’échelle du plaisir”22.

On voit que ce topos, que nous désignons par T, fixe le même sens du parcours

aux deux échelles. Mais il peut apparaître sous les deux formes réciproques suivantes: à

22 Ib., p. 107.

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plus de chaleur, plus de plaisir, (Forme topique 1: FT1: +P,+Q); ou bien, à moins de

plaisir, moins de bien-être (Forme topique 2 :FT2: -P,-Q)23.

Mais à l’encontre de T, qui liait chaleur et plaisir, on peut avoir un T’ qui

oppose la chaleur au bien-être, c’est-à-dire, qui soit l’inverse de T. T’ peut, à son tour,

prendre deux formes topiques réciproques: à plus de chaleur, correspond moins de

plaisir (FT’1: +P,-Q) et, à moins de chaleur correspond plus de plaisir (FT’2: -P, +Q).

Sans détailler davantage, et notamment en ce qui concerne les figures de

manifestation des topoi, essayons de conclure cet aperçu sur les topoi. En bref, qu’est-ce

qu’un argumentateur fait lorsqu’il argumente? Avec les mots de Ducrot on peut

répondre ainsi: en premier lieu, il (l’argumentateur) choisit un topos; en deuxième lieu,

il place l‘état de choses dont il parle dans un certain degré de l’échelle antécédente du

topos24. Cela veut dire que l’argumentateur évoque un topos sous une de ses formes.

C’est cette application de la forme topique que Ducrot appelle “l’appréhension

argumentative de la situation” - appréhension qu’il conçoit comme fonction discursive

23 Ib., p. 129 24 Ib., p. 109.

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fondamentale: “discourir sur un état de choses, c’est avant tout, lui appliquer des formes

topiques, le faire entrer dans des formes topiques”25.

4. Discours et Valeurs Sociales

L’objectif de notre étude de la théorie argumentative ne visait pas la seule

connaissance de la sémantique linguistique. Comme nous l’avons dit, notre but était la

connaissance de la société à travers la connaissance de ses valeurs manifestées dans les

messages/discours de la communication sociale. C’est justement pour atteindre ce but

que la théorie de l’argumentation nous offre une voie. II nous faut donc préciser le point

d’articulation entre I’objet de notre recherche - les valeurs sociales dans les discours de

la communication sociale - et la théorie argumentative du discours. Les “topoi”

constituent, pensons-nous, ce point d’articulation. Détaillons un peu l’enjeu de cette

articulation.

4.1. Valeurs, Société et Communication

La pertinence de notre perspective de recherche consistant à mieux connaître une

société donnée à travers l’analyse de ses communications linguistiques, et,

particulièrement, en y relevant des valeurs sociales qui lui sont propres, ne sera pas ici

développée. Nous adoptons le point de vue admis par un grand nombre de sociologues

et anthropologues d’après lequel, les valeurs constituent, avec les normes, le principal

fondement de l’action sociale et notamment de la construction et reproduction sociales.

En s’agissant d’un fondement de la société elle-même, on comprend bien qu’elle crée et

développe des systèmes et des mécanismes de permanente formulation et imprégnation

de valeurs. En rappelant une expression de Ralph Linton, dont les travaux ont

particulièrement éclairé cette question, nous pouvons accepter facilement que les

valeurs constituent le noyau du fondement culturel, et de la société et de la personnalité.

Il s’agit d’un fondement, non seulement au sens d’origine, mais surtout au sens de

principe d’action continue, lequel, sous différentes modalités, est à l’oeuvre dans les

structures et comportements sociaux. Mais il est clair que ce travail de soutien, de

25 O. Ducrot, “Topoi et Formes Topiques”, Bulletin d’Études de Langue Française, 22, 1988, p. 5.

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formation et de renouvellement des sociétés ou des cultures est en grande partie un

travail ou un “processus” de communication duquel fait partie ce qu’on désigne par

communication sociale. Dans les discours dont celle-ci permet l’échange, au jour le

jour, et sous des stratégies, projets et illusions les plus divers, se manifestent les valeurs

que nous prétendons relever par l’analyse des messages ou des textes. Pour cela nous

recourons aux “topoi” de la théorie argumentative du discours.

4.2. Valeurs Sociales et “Topoi ”

Pour fonder vraiment la connexion entre les valeurs sociales et

les “topoi” il nous faudrait une double théorie concernant les unes et les autres, ce dont

nous ne disposons pas et ne pouvons pas nous occuper maintenant. II nous semble,

néanmoins, qu’il est suffisant, pour reconnaître cette connexion sinon cette coïncidence,

de relever le fait que les caractères des “topoi” se retrouvent dans les valeurs sociales.

De façon simplifiée, on dirait que ce qui constitue l’argumentativité ou la force

contraignante du topos correspond à ce qui fait la force impérative de la valeur sociale.

Tel que le topos, la valeur sociale se donne comme commune à une communauté ou à

un grand nombre de ses membres; elle est générale, pour autant qu’elle s’applique à un

grand nombre de situations; en ce qui concerne la gradualité on peut, tout au moins, lui

associer le caractère polaire de la valeur, ainsi que les aspects graduels de réalisation et

d’adhésion qu’elle peut avoir. La présence de ces traits nous paraît justifier l’association

des topoi et des valeurs sociales, laquelle est à même de nous conduire des premiers aux

secondes. C’est ce rapprochement entre les topoi et les valeurs sociales que nous avons

reconnu dans ce fragment de texte de Ducrot à propos du rapport entre idéologie et

langue. Étant acquis que la langue, en tant que telle, n’est pas et elle ne peut pas être

idéologique, affirme notre auteur: “je pense que la langue est faite pour une société qui

contient une idéologie et qui s’adapte à cette idéologie, qu’elle fonctionne grâce à cette

idéologie. La langue a besoin de l’idéologie”26. Ainsi, l’idéologie, c’est-à-dire, dans

notre cas, les valeurs, sont-ils repérables par l’analyse du discours que la théorie

argumentative permet établir, sur la base, notamment, des éléments développés dans

notre exposé, particulièrement les suivants:

26 0. Ducrot, Polifonia y Argumentation, o.c., p. 151.

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- la nature argumentative du discours et sa manifestation par les topoi;

- l’argumentativité de l’énoncé comme critère de segmentation des énoncés

enchaînés dans le discours;

- le sens polyphonique de l’énoncé et du discours avec l’identification du sujet, des

énonciateurs et de leurs rapports;

- les connexions entre les topoi et l’idéologie, soit, les valeurs.

5. Conclusion

Nous voulons conclure notre exposé sous une perspective d’avenir. Nous

croyons en effet que le cadre d’analyse esquissée nous permettra d’aboutir à une

compréhension approfondie du discours non seulement dans la communication sociale

mais de tout discours argumentatif. Celui-ci tend à surgir dès que nous parlons, comme

l’exprime Ducrot: “quoique, en parlant, nous pensons dire ce que les choses sont, en

réalité, nous nous contentons de les mettre au service de nos argumentations. Parler est

construire et tenter imposer aux autres une sorte d’appréhension argumentative de la

réalité”27.

L’important apport des travaux de Oswald Ducrot à l’avancement des

connaissances concernant le langage, le discours et la communication est largement

reconnu dans la communauté scientifique, au-delà de naturelles convergences et

divergences dans le traitement des mêmes thèmes. Soulignons seulement celui de

l’argumentation, lequel a déclenché, dans les derniers temps, un très vif intérêt et de

nombreux travaux, soit dans les différentes disciplines des sciences humaines et

sociales, soit, en général, dans la réflexion sociale, culturelle et politique. Remarquons

notamment l’enrichissant apport des études de l’argumentation et de la rhétorique à la

compréhension approfondie de la communication humaine et, de façon particulière, à la

27 O. Ducrot., Polifonia y Argumentación, o. c., p. 14.

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mise en valeur de la situation de base de celle-ci, c’est-à-dire, le cadre propre de la

rencontre entre les hommes, l’espace et le lieu où ils mènent leurs débats et leurs

controverses, font et défont leurs oppositions et leurs consensus. Comme affirmait le

grand rénovateur de la rhétorique, Chain Perelman, “toute activité spirituelle qui se situe

entre le nécessaire et l’arbitraire n’est raisonnable que dans la mesure où elle est

soutenue par des arguments et, éventuellement, par des controverses qui normalement

ne conduisent pas à l’unanimité”28. C’est surtout la controverse qu’il nous importe de

souligner ici pour y déceler un point de convergence avec notre auteur dans l’intérêt

pour l’argumentation, sans oublier les points importants qui opposent, par ailleurs, les

deux auteurs, soit en ce qui concerne la nature même de l’argumentation soit en ce qui

concerne son rapport avec la philosophie29.

C’est finalement sur le caractère polémique, que Ducrot reconnaître au discours, que

nous voudrions terminer. Il se fait que, peut-être un peu paradoxalement, nous y

décelons, une sorte de sens libérateur. En effet, dans le débat intersubjectif du discours,

ni les choses dont on parle, ni les principes argumentatives évoqués pour parler d’elles,

ont un statut représentatif d’un monde extérieur au langage. Ce qui ne met pas en cause,

pour autant, ni la réalité du monde réel ni l’influence du langage sur ce même monde.

Ce qui est ainsi signifié et nous plaît souligner c’est que les rapports humains tissus dans

le discours ne sont pas ni le résultat ni le reflet d’une réalité préalable et extérieure au

discours. Il’s sont redevables, tout comme le sens, de la création des interlocuteurs. À

cette lumière, il apparaît que faire du sens - en le créant ou en l’interprétant - est une

affaire délicate, exigeante, non nécessairement confortable, et dont l’issue est incertaine.

Ce qui ne pouvait pas être autrement, puisque faire du sens est du ressort de la liberté, le

même ressort qui pousse l’homme à construire la réalité sociale et, ainsi, sa propre

réalité. Telle est, en tout cas, la perspective d’analyse qu’il nous a paru pouvoir

esquisser sous les traces de l’enseignement reçu de Oswald Ducrot, illustre maître de

l’Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales, de Paris, envers qui nous tenons à

enregistrer ici nos sentiments de remerciement le plus profond.

Braga, le 24 Février, 1995.

Aníbal Augusto Alves

28 Ch. Perelman, O Império Retórico, Asa, Porto, 1993, p. 170 (L’Empire rhétorique, Vrin, Paris, 1977). 29 Crf. O. Ducrot, Polifonia y Argumentación, o. c., p. 170.

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Aníbal Alves, ARG-ANA-DISC-Fr-25-04-06 (UCL-LOUVAIN-ERASMUS)

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