Althusser - Initiation a La Philosophie-ch 1

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1. Que disent les « non-philosophes » ? 1 Ce petit livre s'adresse à tous les lecteurs qui se consi- dèrent, à tort ou à raison, comme des « non- philosophes », et qui veulent pourtant se faire une idée de la philosophie. Que disent les « non-philosophes » ? L'ouvrier, le paysan, l'employé : « Nous, nous ne connaissons rien à la philosophie. Ce n'est pas fait pour nous. C'est pour des intellectuels spécialisés. C'est trop difficile. Et personne ne nous en a jamais parlé : nous avons quitté l'école avant d'en faire. » Le cadre, le fonctionnaire, le médecin, etc. : « Oui, nous avons fait notre classe de philosophie. Mais c'était trop abstrait. Le professeur connaissait son affaire, mais il était obscur. Nous n'en avons rien 1. Les deux chapitres qui suivent sont à rapprocher du premier chapitre d'un texte qu'Althusser a rédigé en 1969, mais qui est demeuré inédit de son vivant : « La reproduction des rapports de production », dans Sur la reproduction, éd. J. Bidet, Paris, Puf, coll. « Actuel Marx Confrontation », 2 e éd., 2011, avec une préface d'É. Balibar. 43

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POUR LES NON PHILOSOPHES CH. 1

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    1.

    Que disent les non-philosophes ?1

    Ce petit livre s'adresse tous les lecteurs qui se consi-drent, tort ou raison, comme des non-philosophes , et qui veulent pourtant se faire une ide dela philosophie.

    Que disent les non-philosophes ?L'ouvrier, le paysan, l'employ : Nous, nous ne

    connaissons rien la philosophie. Ce n'est pas fait pournous. C'est pour des intellectuels spcialiss. C'est tropdifficile. Et personne ne nous en a jamais parl : nousavons quitt l'cole avant d'en faire.

    Le cadre, le fonctionnaire, le mdecin, etc. : Oui,nous avons fait notre classe de philosophie. Maisc'tait trop abstrait. Le professeur connaissait sonaffaire, mais il tait obscur. Nous n'en avons rien

    1. Les deux chapitres qui suivent sont rapprocher du premier chapitre d'untexte qu'Althusser a rdig en 1969, mais qui est demeur indit de son vivant : Lareproduction des rapports de production , dans Sur la reproduction, d. J. Bidet,Paris, Puf, coll. Actuel Marx Confrontation , 2e d., 2011, avec une prfaced'. Balibar.

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    retenu. Et, d'ailleurs, quoi peut bien servir la philoso-phie ?

    Un autre : Pardon ! La philosophie m'a beaucoupintress. Il faut dire que nous avions un professeur pas-sionnant. Avec lui, on comprenait la philosophie. Mais,depuis, j'ai d gagner ma vie. Alors, que voulez-vous, lesjournes n'ont que 24 heures : j'ai perdu le contact.C'est dommage.

    Et si vous leur demandez, tous : mais alors, puisquevous ne vous considrez pas comme des philosophes ?Quels sont, votre avis, les hommes qui mritent lenom de philosophe ? , ils rpondront, d'une seule voix :mais les professeurs de philosophie ! .

    Et c'est parfaitement vrai : part les hommes qui,pour des raisons personnelles, c'est-dire pour leur plai-sir ou leur utilit, continuent lire des auteurs philoso-phiques, faire de la philosophie , les seuls quimritent le nom de philosophe sont bel et bien les pro-fesseurs de philosophie.

    Ce fait pose naturellement une premire question, ouplutt deux.

    1. En effet, est-ce vraiment un hasard si la philosophieest ce point attache son enseignement, et ceux quil'enseignent ? Il faut croire que non, car, enfin, cemariage philosophie-enseignement ne date pas de nosclasses de philosophie, il ne date pas d'hier : ds lesorigines de la philosophie, Platon enseignait la philoso-phie, Aristote enseignait la philosophie Si ce mariagephilosophie-enseignement n'est pas l'effet du hasard, il

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    exprime une ncessit cache. Nous essaierons de ladcouvrir.

    2. Allons plus loin. Comme, apparemment, la philo-sophie ne sert pas grand-chose dans la vie pratique,comme elle ne produit ni connaissances ni applications,on peut se demander : mais quoi sert la philosophie ?Et on peut mme se poser cette question trange : est-ce que par hasard la philosophie servirait seulement son propre enseignement, et rien d'autre ? Et si elle sertseulement son propre enseignement, qu'est-ce quecela peut bien signifier ? Nous essaierons de rpondre cette question difficile.

    Vous voyez comment les choses se passent avec laphilosophie. Il suffit de rflchir sur le moindre de sesaspects (ici, le fait que les philosophes sont presque tousdes professeurs de philosophie), pour que surgissent,sans nous laisser le temps de souffler, des questions inat-tendues et surprenantes. Et ces questions sont ainsi faitesque nous devons les poser, mais sans avoir les moyensd'y rpondre : pour y rpondre, il nous faut faire un trslong dtour. Et ce dtour n'est rien d'autre que la philoso-phie elle-mme. Le lecteur doit donc prendre patience.La patience est une vertu philosophique. Sans cettepatience, on ne peut se faire une ide de la philosophie.

    Pour avancer, jetons donc un coup d'il discret surces hommes : les professeurs de philosophie. Ils ontmari ou femme comme vous et moi, et des enfants s'ilsen ont voulu. Ils mangent et dorment, souffrent etmeurent, le plus communment du monde. Ils peuvent

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    aimer la musique et le sport, et faire de la politique ounon. D'accord : ce n'est pas cela qui en fait des philo-sophes.

    Ce qui en fait des philosophes, c'est qu'ils vivent dansun monde part, dans un monde clos : constitu par lesgrandes uvres de l'histoire de la philosophie. Cemonde, apparemment, n'a pas de dehors. Ils vivent avecPlaton, avec Descartes, avec Kant, avec Hegel, avec Hus-serl, avec Heidegger, etc. Que font-ils ? Je parle desmeilleurs, bien entendu : ils lisent et relisent les uvresdes grands auteurs, et les relisent indfiniment, en lescomparant entre elles, en les distinguant entre elles d'unbout l'autre de l'histoire, pour mieux les comprendre.C'est quand mme tonnant, cette relecture perptuelle !Jamais un professeur de mathmatiques ou de physique,etc., ne relira perptuellement un Trait de Mathma-tiques ou de Physique, jamais ils ne les ruminent ainsi. Ils donnent les connaissances, ils les expliquent oules dmontrent, un point, c'est tout, on n'y revient pas.C'est pourtant la pratique de la philosophie de revenirinterminablement aux textes. Le philosophe le sait trsbien, et, par-dessus le march, il vous explique pour-quoi ! C'est qu'une uvre philosophique ne livre pas sonsens, son message, une seule lecture ; elle est surchargede sens, elle est par nature inpuisable et comme infinie,elle a toujours du nouveau dire pour qui sait l'interpr-ter. La pratique de la philosophie n'est pas simple lec-ture, ni mme dmonstration. Elle est interprtation,interrogation, mditation : elle veut faire dire aux grandes

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    uvres ce qu'elles veulent dire, ou peuvent vouloir dire,dans la Vrit insondable qu'elles contiennent, ou pluttqu'elles indiquent, silencieusement, en faisant signe vers elle.

    Consquence : ce monde sans dehors est un mondesans histoire. Constitu par l'ensemble des grandesuvres consacres par l'histoire, il n'a pourtant pasd'histoire. preuve : le philosophe, pour interprter unpassage de Kant, invoquera aussi bien Platon que Hus-serl, comme s'il n'y avait pas 23 sicles entre les deuxpremiers et un sicle et demi entre le premier et le der-nier, comme si peu importe et l'avant, et l'aprs. Pour lephilosophe, toutes les philosophies sont pour ainsi direcontemporaines. Elles se rpondent les unes aux autres encho, parce qu'au fond, elles ne rpondent jamais qu'auxmmes questions, qui font la philosophie. D'o la thseclbre : la philosophie est ternelle . Comme on voit,pour que la relecture perptuelle, le travail de mditationininterrompu soient possibles, il faut que la philosophiesoit la fois infinie (ce qu'elle dit est inpuisable) etternelle (toute la philosophie est contenue en germedans chaque philosophie).

    Telle est la base de la pratique des philosophes, jeveux dire des professeurs de philosophie. Dans cesconditions, si vous leur dites qu'ils enseignent la philo-sophie, prenez garde ! Car il saute aux yeux qu'ilsn'enseignent pas comme les autres professeurs, quiapportent leurs lves des connaissances apprendre,c'est-dire des rsultats scientifiques (provisoirement)

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    dfinitifs. Pour le professeur de philosophie, qui a biencompris Platon et Kant, la philosophie ne s'enseigne pas1.Mais alors, que fait le professeur de philosophie ? Ilapprend ses lves philosopher, en interprtantdevant eux les grands textes ou les grands auteurs de laphilosophie, en les aidant par son exemple philoso-pher leur tour, bref, en leur inspirant le dsir-de-philosopher (on peut traduire peu prs ainsi le motgrec philo-sophia). Et s'il se sent assez fort, le professeurpeut franchir un degr de plus, et passer la mditationpersonnelle, c'est-dire l'esquisse d'une philosophieoriginale. Preuve vivante que la philosophie produitquoi ? De la philosophie, et rien d'autre, et que toutcela se passe dans un monde clos. Rien d'tonnant si cemonde des philosophes est clos : comme ils ne font rienpour en sortir, comme, au contraire, ils pntrent deplus en plus dans l'intriorit des uvres, ils creusentun grand espace entre leur monde et le monde deshommes, qui les regardent de loin comme des animauxtranges

    Soit. Mais le lecteur dira qu'on vient de dcrire unesituation limite, une tendance extrme, qui existe, certes,mais que les choses ne se passent pas toujours ainsi.Effectivement, le lecteur a raison : ce qui vient d'tre

    1. Platon, Lettre VII, 341 c-d ; Kant, Critique de la raison pure, trad. A. Delamarreet F. Marty, dans E. Kant, uvres philosophiques, t. I, d. F. Alqui et al., Paris,Gallimard, coll. Bibliothque de la Pliade , 1980, p. 1388. On ne peutapprendre aucune philosophie, on ne peut apprendre qu' philosopher.

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    dcrit, c'est, sous une forme relativement pure, la ten-dance idaliste, la pratique idaliste de la philosophie.

    Mais on peut philosopher tout autrement. La preuveen est que dans l'histoire, certains philosophes, disonsles matrialistes, ont philosoph tout autrement, et quedes professeurs de philosophie tentent aussi de suivreleur exemple. Ils ne veulent plus faire partie d'unmonde part, et d'un monde clos sur son intriorit. Ilsen sortent pour habiter le monde extrieur : ils veulentqu'entre le monde de la philosophie (qui existe), et lemonde rel, s'tablissent des changes fconds. Et poureux, c'est, dans le principe, la fonction mme de laphilosophie : alors que les idalistes considrent que laphilosophie est avant tout thorique, les matrialistesconsidrent que la philosophie est avant tout pratique,provient du monde rel, et produit, sans le savoir, deseffets concrets dans le monde rel.

    Notez qu'en dpit de leur opposition foncire auxidalistes, les philosophes matrialistes peuvent tre,disons, d'accord avec leurs adversaires sur plusieurspoints. Par exemple, sur la thse : la philosophie nes'enseigne pas . Mais ils ne lui donnent pas le mmesens. La tradition idaliste dfend cette thse en levantla philosophie au-dessus des connaissances, et en appe-lant chacun veiller au-dedans de soi-mme l'inspirationphilosophique. La tradition matrialiste n'lve pas laphilosophie au-dessus des connaissances, elle appelle leshommes chercher en dehors d'eux-mmes, dans les pra-tiques, les connaissances et les luttes sociales mais sans

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    ngliger les uvres philosophiques de quoi apprendre philosopher. Nuance : mais qui est lourde de cons-quences.

    Prenez un autre exemple, auquel l'idalisme tientcomme la prunelle de ses yeux : le caractre inpuisabledesuvres philosophiques, qui distingue videmment laphilosophie des sciences. Le matrialisme est d'accord pour reconnatre ce fait qu'une uvre philosophique nepeut se rduire sa lettre immdiate, disons sa surface,car elle est surcharge de sens. Le matrialisme va mmeplus loin : il reconnat, tout comme l'idalisme, que cettesurcharge de sens tient la nature de la philosophie !Mais comme il se fait une tout autre ide de la philoso-phie que l'idalisme, cette surcharge de sens d'une uvrephilosophique n'exprime pas pour lui le caractre infinide l'interprtation, mais l'extrme complexit de la fonc-tion philosophique. Si une uvre philosophique est,pour lui, surcharge de sens, c'est qu'elle doit, pour exis-ter comme philosophie, unifier un grand nombre designifications. Nuance : mais qui est lourde de cons-quences.

    Prenez enfin un dernier exemple : la fameuse thseidaliste que toutes les philosophies sont commecontemporaines, que la philosophie est ternelle , ouque la philosophie n'a pas d'histoire. Aussi paradoxalque ce soit, le matrialisme peut donner, sous rserve,son accord . Sous rserve, car il pense qu'il se produitde l'histoire dans la philosophie, qu'il s'y passe des vne-ments, des conflits et des rvolutions rels, qui modifient

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    le paysage de la philosophie. Mais cette rserve prs,le matrialisme dit sa manire que la philosophie n'apas d'histoire , dans la mesure o l'histoire de la philo-sophie est la rptition d'un mme conflit fondamental,celui qui oppose la tendance matrialiste la tendanceidaliste, dans chaque philosophie. Nuance : mais qui estlourde de consquences.

    Nous retiendrons de ces exemples rapides que si laphilosophie est une, il existe, la limite, deux faonsopposes de philosopher, deux pratiques contradictoiresde la philosophie : la pratique idaliste, et la pratiquemat-rialiste de la philosophie. Mais nous retiendrons aussique, paradoxalement, les positions idalistes empitentsur les positions matrialistes, et vice versa. Comment laphilosophie peut elle tre une, et livre deux tendancescontradictoires, la tendance idaliste et la tendancematrialiste ? Comment des adversaires philosophiquespeuvent-ils avoir quelque chose en commun, puisqu'onles voit empiter les uns sur les autres ?

    Encore une fois, nous posons des questions sanspouvoir leur donner de rponse immdiate. Il faut pas-ser par le Grand Dtour. Patience donc.

    Patience, mais aussitt surprise.Car s'il existe une autre manire de philosopher

    que celle des professeurs idalistes, une pratique dela philosophie qui, loin de le retirer du monde, metle philosophe dans le monde, et le rend frre de tous leshommes s'il existe une pratique de la philosophie qui,

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    loin d'apporter d'en haut la Vrit aux hommes dans unlangage inintelligible pour les travailleurs, sait se taire etapprendre des hommes, de leurs pratiques, de leurs souf-frances et de leurs luttes, alors elle peut bouleverserl'hypothse dont nous sommes partis.

    En effet, nous avons interrog des hommes diffrentspar leur travail et leur position dans la socit. Ils nousont tous parl des professeurs de philosophie. C'est nor-mal : la philosophie est enseigne dans le Secondaire etle Suprieur. Dans leur modestie, ou leur indiffrence,ils identifiaient la philosophie et son enseignement. Quefaisaient-ils, sinon redire leur manire ce que les Insti-tutions existantes de notre socit dclarent, savoir,que la philosophie est la proprit des professeurs de philoso-phie ? Intimids par ce fait accompli de l'ordre social,impressionns par la difficult de la philosophie des phi-losophes, ils n'ont pas os porter la main sur un prjugphilosophique. La division du travail manuel et du travailintellectuel, et ses consquences pratiques, la domina-tion de la philosophie idaliste et son langage pour ini-tis, les ont impressionns ou dcourags. Ils n'ont pasos dire : non, la philosophie n'est pas la proprit desprofesseurs de philosophie. Ils n'ont pas os dire, avecles matrialistes (comme Diderot, Lnine, Gramsci) : tout homme est philosophe .

    Les philosophes idalistes parlent pour tout lemonde, et la place de tout le monde. Pardi ! ilspensent dtenir la Vrit sur toutes choses. Les philo-sophes matrialistes sont autrement silencieux : ils

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    savent se taire, pour couter les hommes. Ils ne pensentpas dtenir la Vrit sur toutes choses. Ils savent qu'ilsne peuvent devenir philosophes que peu peu, modes-tement, et que leur philosophie leur viendra du dehors :alors, ils se taisent et coutent.

    Et il n'est pas besoin d'aller bien loin pour savoir cequ'ils entendent, pour constater que dans le peuple,chez les travailleurs, qui n'ont pas reu d'enseignementphilosophique, ni jamais eu aucun matre suivredans l'art de philosopher, il existe une certaine ide de laphilosophie, assez prcise pour qu'on puisse l'voquer eten parler. Ce qui veut bien dire, comme le soutiennentles matrialistes, que tout homme est philosophe ,mme si la philosophie qu'il a dans la tte n'est pasexactement, on s'en doute ! la philosophie des grandsphilosophes et des professeurs.

    Quelle peut tre cette philosophie naturelle touthomme ? Si vous posez la question aux gens de votreconnaissance, des hommes ordinaires , ils se ferontpeut-tre prier, par modestie, mais ils finiront parreconnatre : Oui, j'ai une espce de philosophie moi. Quoi ? Une manire de voir les choses . Et sivous poussez plus avant les questions, ils diront : Il y adans la vie des choses que je connais bien, par expriencedirecte : par exemple, mon travail, les gens que je fr-quente, les pays que j'ai parcourus, ou ce que j'ai appris al'cole ou dans les livres. Appelons cela des connaissances.Mais il y a dans le monde beaucoup de choses que je n'aijamais vues, et que je ne connais pas. Cela ne m'empche

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    pas de m'en faire une certaine ide. Dans ce cas, j'ai desides qui dpassent mes connaissances : par exemple, surl'origine du monde, sur la mort, sur la souffrance, sur lapolitique, sur l'art, et sur la religion. Mais il y a plus : cesides me sont venues dans le dsordre, disperses, dedroite et de gauche, spares les unes des autres, elles netenaient pas ensemble. Mais, peu peu, je ne sais pour-quoi, elles se sont unifies, et il s'est mme pass unechose curieuse : c'est que j'ai regroup toutes mesconnaissances, ou presque, sous ces ides gnrales, sousleur unit. C'est alors que je me suis fait une sorte dephilosophie, une vue de l'ensemble des choses, de cellesque je connais, comme de celles que je ne connais pas.Ma philosophie, ce sont mes connaissances unifies sousmes ides. Et si vous demandez : mais quoi vous sertcette philosophie ? il rpondra : C'est simple : m'orien-ter dans la vie. C'est comme une boussole : elle me donnele nord. Mais vous savez, chacun se fait sa philosophie lui.

    Voil ce que dirait un homme ordinaire. Mais unobservateur ajouterait les remarques suivantes.

    Il dirait que chacun se fait bien sa philosophie lui , mais qu' l'exprience, la plupart de ces philoso-phies se ressemblent, et ne sont que des variations per-sonnelles sur un fond philosophique commun, partirduquel les hommes se divisent dans leurs ides .

    Il dirait qu'on peut se faire une sorte d'ide du fondcommun de cette philosophie naturelle touthomme, lorsqu'on dit, par exemple, de quelqu'un,

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    selon la manire dont il supporte la souffrance ou despreuves qui le blessent durement, qu'il prend malgrtout les revers de l'existence avec philosophie ; ou sila vie lui est bonne, qu'il sait ne pas abuser de ses bien-faits. Dans ce cas, il entretient avec les choses, bonnesou mauvaises, des rapports mesurs, rflchis, matrisset sages : et on dit de lui qu'il est philosophe .

    Que trouve-ton au fond de cette philosophie ?Gramsci l'avait trs bien expliqu quand il disait : unecertaine ide de la ncessit des choses (qu'il faut subir),donc un certain savoir, d'une part, et une certainemanire de se servir de ce savoir dans les preuves ou lesbonheurs de la vie, donc une certaine sagesse, d'autrepart. Donc une certaine attitude thorique, et une cer-taine attitude pratique, jointes ensemble : une certainesagesse. Dans cette philosophie spontane deshommes ordinaires, on retrouve ainsi deux grandsthmes qui parcourent toute l'histoire de la philosophiedes philosophes : une certaine conception de la ncessitdes choses, de l'ordre du monde, et une certaine concep-tion de la sagesse humaine en face du cours du monde.Qui dira que ces ides ne sont pas dj philosophiques ?

    Or, ce qui est tout fait frappant dans cette concep-tion, c'est son caractre contradictoire et paradoxal. Car,au fond, elle est trs active : elle suppose que l'hommepeut quelque chose en face de la ncessit de la nature etde la socit, elle suppose une profonde rflexion etconcentration sur soi, et une grande matrise de soi dansles extrmits de la douleur ou dans les facilits du

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    bonheur. Mais, en fait, lorsqu'elle n'est pas duque ,et transforme, par exemple par la lutte politique, cetteattitude, apparemment active, exprime le plus souventun refuge dans la passivit. C'est bien, si l'on veut, uneactivit de l'homme, mais qui peut tre profondmentpassive et conformiste. Car il n'est pas question, dans cetteconception philosophique spontane , d'agir positive-ment dans le monde, comme le veulent mme certainesphilosophies idalistes, ou de le transformer , commele veut Marx, mais de l'accepter, en vitant tous sesexcs. C'est un des sens du mot qui vient d'tre rapportde la bouche d'un homme ordinaire : chacun se faitsa philosophie lui , dans la solitude ( chacun poursoi ). Pourquoi ? Pour supporter un monde qui l'craseou qui peut l'craser. Et s'il s'agit bien de matriser lecours des choses, c'est plus en le subissant avec philoso-phie , pour se tirer d'affaire au mieux, qu'en tentant dele transformer. Bref, il s'agit de s'accommoder d'unencessit, qui dpasse les forces d'un homme, et qu'ildoit bien trouver le moyen d'accepter, puisqu'il ne peutrien pour la changer. Activit, donc, mais passive ; acti-vit donc, mais rsigne.

    Je ne fais ici que rsumer la pense du philosophemarxiste italien Gramsci sur ce point. Et vous pouvezvoir, sur cet exemple, comment raisonne un philosophematrialiste. Il ne se raconte pas d'histoires , il ne tientpas de discours exaltant, il ne dit pas tous les hommessont rvolutionnaires , il laisse parler les gens, et dit leschoses comme elles sont. Oui, dans les grandes masses

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    populaires qui n'ont pas encore t veilles la lutte oumme chez ceux qui se sont battus, mais ont connu ladfaite, il y a un fond de rsignation. Cette rsignationvient du plus lointain de l'histoire, qui a toujours tl'histoire de socits de classes, donc de l'exploitation etde l'oppression. Les hommes du peuple, faonns parcette histoire, ont eu beau se rvolter ; comme les rvol-tes taient toujours vaincues, ils n'avaient plus qu' sersigner, et accepter avec philosophie la ncessit qu'ilssubissaient.

    C'est ici que va paratre la religion.