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[email protected] juillet 2013 Un aller simple pour Luang-Prabang. Départ dans la laiteur de Polignac, le liquide du lave- glace fait dépôt en couche grasse sur le pare-brise, café-au-lait que je n'ai pas pris pour ne pas abandonner au frigidaire une brique de lait entamée. Le train se grince aux premières courbes, je n'ai pas eu le temps de saluer l'hôpital Sainte-Marie, c'est sans regret mais c'est avec amitié, cette institution-là porte quelque chose du monde, navigue encore dans sa crème propre, qui ne se livre pas à tous les diktats, mais ici n'est pas une ville, je quitte la non-capitale de la diagonale du vide. D'une écharpe l'autre, je me jette au sommeil des cahots du train, gagne la Loire et son tout premier château ocre déjà, le voyage sera chaud. On the seashore of an endless world, children play Tagore, cité par Winnicott Se redire une histoire, puis au matin le réveil sonne comme s'il englobait en soi quelque chose, l'ami a fait son plan de route, on est heureux pour lui, on est sûr qu'il ne pourra pas, on ne voudrait pas le cohabiter plus que quelques jours là-bas, on n'a pas le même rythme, mais le fleuve ne s'inverse qu'en cette période-là, où bien sûr il se prévoit, comment réserver à soi un seul bateau et ne plus être imposé d'arrêt, ne plus rester en choix de chaque soirée ? Je savoure mes tartines de bleu à Satolas qui est tout sauf u vol de nuit, lui clopine de café en café, hier j'ai réussi à l'immerger en plein été, marche à dix minutes de la maison, épuisement retour, fontaine, mais quels tropiques peut-il espérer sauf l'opium ? Il n'espère, d'ailleurs, que l'opium, il rêve peu, tandis que je ne cesse de refermer des livres à chercher ce temps multidimensionnel du désir, qui est aussi cette déesse, qu'elle je ne désire plus. Le multiple, aussi, peut être mutisme, par toute la génération, et par tout un langage. Un aller simple pour Luang-Prabang, il était temps sans doute, cette urgence non seulement entropique – comme une angoisse ou une évidence, la tumeur noire quand la montagne brûlera – mais ce maintenant d'un temps de coïncidence qui enfle non pas à sa propre 1

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[email protected] juillet 2013

Un aller simple pour Luang-Prabang. Départ dans la laiteur de Polignac, le liquide du lave-

glace fait dépôt en couche grasse sur le pare-brise, café-au-lait que je n'ai pas pris pour ne

pas abandonner au frigidaire une brique de lait entamée. Le train se grince aux premières

courbes, je n'ai pas eu le temps de saluer l'hôpital Sainte-Marie, c'est sans regret mais c'est

avec amitié, cette institution-là porte quelque chose du monde, navigue encore dans sa

crème propre, qui ne se livre pas à tous les diktats, mais ici n'est pas une ville, je quitte la

non-capitale de la diagonale du vide. D'une écharpe l'autre, je me jette au sommeil des

cahots du train, gagne la Loire et son tout premier château ocre déjà, le voyage sera chaud.

On the seashore of an endless world, children play

Tagore, cité par Winnicott

Se redire une histoire, puis au matin le réveil sonne comme s'il englobait en soi quelque

chose, l'ami a fait son plan de route, on est heureux pour lui, on est sûr qu'il ne pourra pas,

on ne voudrait pas le cohabiter plus que quelques jours là-bas, on n'a pas le même rythme,

mais le fleuve ne s'inverse qu'en cette période-là, où bien sûr il se prévoit, comment

réserver à soi un seul bateau et ne plus être imposé d'arrêt, ne plus rester en choix de

chaque soirée ? Je savoure mes tartines de bleu à Satolas qui est tout sauf u vol de nuit, lui

clopine de café en café, hier j'ai réussi à l'immerger en plein été, marche à dix minutes de la

maison, épuisement retour, fontaine, mais quels tropiques peut-il espérer sauf l'opium ? Il

n'espère, d'ailleurs, que l'opium, il rêve peu, tandis que je ne cesse de refermer des livres à

chercher ce temps multidimensionnel du désir, qui est aussi cette déesse, qu'elle je ne

désire plus. Le multiple, aussi, peut être mutisme, par toute la génération, et par tout un

langage.

Un aller simple pour Luang-Prabang, il était temps sans doute, cette urgence non seulement

entropique – comme une angoisse ou une évidence, la tumeur noire quand la montagne

brûlera – mais ce maintenant d'un temps de coïncidence qui enfle non pas à sa propre

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vitesse, mais comme en offrande à mes choix instinctifs. L'ordre ne peut être, ne serait-ce

d'un million d'éléphants. L'ordre ne peut être, que par cette inversion de la rivière que sans

doute je me refuserai à voir pour cette toujours première fois.

Les sujets des slogans, les forclus du voyage:n'ont plus aucun vocabulaire, aucun jeu de la

langue, sont forcément arrêtés en pleine vie à la moindre injonction, et le répètents dans

leurs tablettes, incapables. Coïncidencia, en Espagnolie, est changement de quoi. Celui-là

qui sent le gras, à saturation, se soude à un enterrement de vie de garçon sous-titré de

fautes de français. On se charge de ce que l'on ne peut. Mort d'une dialectique stérile (entre

l'est et l'ouest, disons, choix d'empires) mais pas de l'idée passion d'un demain sans cons,

sans gros, sans lents, sans télécécité. Un monde d'étincelles, forcément, de mouches d'or,

de psychose que leur diagnostic devra quand-même nous inciter à traverser. Car la seule

force globale qui nous habite est notre vision propre. Et le courage de ne pas se faire

contaminer par la violence.

L'hyper-courbure lombaire de la gracile maman, faisant contrepoids de son bébé assis dans

ses bras, et agrippé à son corps, sur sa hanche gauche, et l'enfant ni est pas plus lié pourtant

que dans le complexe abeille-orchidée deleuzien qui se présente bien là. Moi j'suis dans la

maison magique, dit cet autre enfant se réfugiant sur le tabouret du bar-TGV. Refuge; elle

magique, aussi, dans cette embrassade sur le quai de la gare, en boulevard-voyage à nous

deux. Attention : à la fenêtre des paupières. De jeunes militaires s'installent maintenant sur

le tabouret de la maison magique. L'un, presque en civil, autistique, se connecte

immédiatement à son écran. L'autre, costaud, en treillis, blague et sandwiche. Connivence

aux cheveux courts, l'ordi. long remplace le fusil. Je pensait le premier en logisticien

intello. Se mettant au boulot, l'armée-entreprise au non-goût du jour, mais ils matent à deux

une série à cousins GI's... Déjà, au bar, un blondinet gestapiste de petit bureau, nazi

néoténique.

Le meilleur est à venir. Freud baptisait la mélancolie la maladie de l'idéal. TomWolfe écrit

sa première fiction à 56 ans, Le bûcher des vanités. Son premier job : une rubrique

nécrologique. Pourquoi la première vue d'un cadavre nous sidère-t-elle ainsi ? Refaire le

monde ; comme Brigitte n'a pas tué Florent, je n'ai pas tué Tante Madeleine en fin de

parenthèse enchantée dans ces années 70 qui auraient pu, plus tôt, ailleurs, me voir

combattre. Chagrin des deuils, marées des délire, vernis des sentiments. Jeunesses gâchées

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des ciments de demain. Typografico de Lecche aurait pu travailler pour les Brigades

Rouges, qu'est-ce donc que ce familial qui lui fit imprimer, certes beau, mais

conventionnel ? Qu'est-ce qu'être un survivant (des guerres, des combats et des maladies) ?

Quelle est la douleur du sursis, et son espoir de décondensation ?

La mère qui faisait croire son monde étroit de parvenue. Contre cette carence constitutive :

misanthropie, violence ? Tout poète rêve de devenir gangster. Seule la lecture régulière des

chroniques littéraires du Monde, le fil de toutes ces histoires plus vraies qu'immatures, me

disent un réel du voyage que je ne fuis pas : social. Politique.

Être publié, sauf pour le poète peut-être, est toujours acceptation du canon, du cadre, de la

maison dont on voudrait percer le toit. Ne dire que l'ouverture, que le pieu, s'est aussi

s'inscrire, cependant, mais aux risques du dire des failles. De ce côté, on n'en est que

spectateur, et souvent désespéré. Voyage, sûr, le non-dit, l'impossible à détourer de mots en

presse. Ici-bas, fabrique de l'individu ; mais au fond de lui-même, l'échappée de la

malédiction sociale, l'inter-dire... Une prison qui d'abord enserre, pour permettre ? Une

école qui s'ouvre, affirmait en substance V. Hugo, c'est une prison qui ferme : au prix d'une

plastique neuronale, et d'une invasion en nous du social, autant que hors de nous. Mais :

nous restent les plis, offerts à l'accroche, et longtemps superfétatoires du quotidien : qu'on

les agrippe, qu'on les perce, qu'on les parle ! Le père, prisonnier, gré-lui.

Se libère-t-on de sa souffrance en écrivant, se demande E. Chevillard ? Ou n'est-ce qu'une

torture supplémentaire que l'on s'impose, non pour vaincre le mal, mais au moins le

connaître, et ne pas être dupe de ce souverain ? L'hémiplégique clame : « j'ai changé

d'identité, je suis un hémi-corps » ! A quoi, à qui alors s'adressent les connexions calleuses

qui faisaient discourir notre droit et notre gauche ? S'ouvrent-elles plus aussi à

l'inorganique, et non plus notre seule périphérie ? Le mal qui résolument se fait interne par

notre corps s'oxydant, riant la limite, cela est peut-être du même registre que la littérature

qui nous fait sentir d'un ailleurs de notre « corps » ; chaque récit qui nous emporte en

devient autopsie. La mère refusa au fils d'être légiste, horrifiée des récits de morgues du

père honni... Le corps du fils aujourd'hui se rappelle, sans cruauté. « La moitié inerte de

mon corps est dédiée aux morts que j'ai aimés et que je n'abandonne pas », le fils a

longtemps eu la totalité de son corps inerte, au seul possible du hors-circuit de la

connaissance. L'organique est un organisé, la souffrance existe dès la cellule et son

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enveloppe, mais dans sa structure la nature n'est pas offerte au diable comme le prétend M.

Houellebecq, elle n'est pas non plus organisée pour notre bien, rappelle S. Crane; l'écriture

est pour beaucoup maladie, mais de lucidité, forçage vers le dernier rivage où nous

atteindrons enfin l'amour par cette compassion indolore du plus de corps ; pour certains,

fous ou mystiques, ça se passe un peu avant : « l'amour est un monde dans lequel on peut

vivre et qui est de dimension suffisante », et K. Gödel aurait des choses à dire là-dessus.

Au réveil: pourquoi toujours pousser le temps, activisme primaire, pour qu'il ne vous

pousse plus ?

La mort des proches, comme une émancipation; le deuil, comme un privilège dont on jouit,

sans ouvrir ici le temps de la préoccupation, car on oublie moins facilement les morts que

les vivants, souffle Virginia Woolf. Lire-mourir, livre-deuil, un temps flexible, on peut

même s'y endormir homme et s'y réveiller femme. L'écriture aurait pu naître peut-être si

alors dans la pré-adolescence qui ne s'éveillerait pas, quelqu'un ou quelque chose m'avait

affirmé, imposé, révélé qu'"il y a peut-être quelque part certaines personnes équipées d'un

cerveau et de tripes, des personnes autres que tes parents", et qui fonctionnent pour toi sans

ces systèmes-là automates-éleveurs obligés: hors généalogie, là où il faudrait en même

temps devenir autre et coïncider avec un soi-même de frontières. Les frontières et le temps

doivent non pas redevenir flexibles, mais indéfinis; alors on survole, on respire entre, on

voyage par-delà, les cerveaux ouverts enfin à tous les vents, exit capitus mortuum... Folie

collective ? Plus nette que celle de la guerre des hommes ? Que faire d'autre sous les

bombardements, sinon que de fuir et de retrouver son soleil parallèle, quelque vague

cousine peut-être, un ami nouveau plus sûrement, et sa mère qui vous accueille ? Que faire

sinon ce pas-de-côté par lequel l'autre tente à vous de se libérer, y aliénant qui sa soeur, qui

sa fille ? Plus tard, on sentira, dit V. Woolf, "dans ses doigts le poids des mots comme des

pierres", on sera passé, quelques mots infiltrés au-delà de la caillasse auront gagné une

veine de compost, et germeront sur un lit de poussière balayée au vent-paille du soleil.

Nous y aurons gagné notre capacité à fabuler, tandis que les femmes, elles, se préserveront

encore du pouvoir, par leur pensée même, originaire et non corrompue, s'épargnant cette

folie, sauvages, crues, fières de leurs seins.

On n'identifie pas nettement le drame, on s'interroge, se torture, culpabilise de pas de

guerre, de pas de crime, alors qu'elle est bien là, la déchirure première, balcon de tous les

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orchestres rouges, bascule de la vie intra-utérine en cette vie extra-terrestre. Survivants

peut-être, contraints au voyage, quand l'écran plat de la ville-état nous autorise à le ré-

écrire, ce drame de chacun de nous et de la perte, qui détoure les mots, que le langage

gagne un jour par la faille. Pourquoi chercher encore en aval une métaphore de son

traumatisme ? "La crypte sous la chapelle est notre chrysalide", se décharge l'aide-

soignante. Et la mémoire des catastrophes est sans doute aussi vraiment la seule à édifier

une véritable communauté: l'homme est par la mémoire de sa perte, beaucoup plus que par

une quelconque réflexivité de sa pensée (la chute est bien plus que simple pas-de-côté).

Après, la guerre est éternelle; demandez plutôt aux hommes ce qu'ils pensent des pierres.

Zaoum (un langage déstructuré c'est-à-dire plein), Zomia (la colline-refuge des fuyards de

l'état, où l'on déstructure volontiers l'écrit vers ce zaoum), mboui, montant ou descendant,

contentement ou rejet, aux marges du babil, lorsque l'enfant peut-être doit basculer dans les

césures du langage-mère, où se refuser, "dysphasique", se retenant au bain premier,

accroche de ne pas dénaître, angoisse de la nage dans ce milieu qui ne fait même pas gel au

chant des oiseaux, sauf en ces rivages lointains de la Caspienne, ou ces hauts-plateaux

d'Asie du Sud-Est... Car une fois sorti, ici, personne dans les rues, à part le vent qui souffle,

et, de derrière les vitres dépolies, des étoiles pourtant, comme d'un soleil pulvérisé... Un

Tyndall de soleil ocre, dans la consistance évidée, et tout derrière vibre encore la grotte,

tout derrière suinte doux l'originaire, la pierre. Bientôt il y aura des égarés, des

dysharmoniques, des reclus; certaines sanctions seront sévères. Des fous et des pervers,

inversions, au-delà des mots, des pratiques, transgressions de la syntaxe comme des

frontières, parfois ne provoqueront que le rire. Souvent, dévoileront, sans être

exhibitionnistes.

Poland, first time (Lettonia was not first, le chemin des Scythes, et Anda). Mais ici c'est, au

soir des motards, vodka-cola, ceux-ci sont plus mûrs, il y a aussi une dame qui ne voudrait

pas qu'on l'appelle comme ça, au sein de ses motards. Hier encore les longues rues

forestières de la Baltique, il a fallu éviter l'enclave, Kaliningrad reste un port qui ne se

tourne pas de ce côté de nous, je suis sur le fil, du Pas-de-Calais au nord de la Lituanie. Ici,

le sol se courbe à la verticale et non plus selon la grève, vallons printaniers, la lune en

croissant rose pâle, et bientôt les brumes qui tardent à quitter l'argile qui déjà n'est plus

tourbe.

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Alors je surgirai et je te soufflerai dans les yeux. Tu les fronceras. C'est ainsi que je t'aime.

Tu comprendras que tu es bien. Que l'on t'aime. Et tu aimeras. Pas moi.

Je sais même comment tes enfants s'appelleront. Je serai dans tes cheveux.

Irina Denejkina

Vodka-Cola

Quelques orages, une roue de doute, les sacs pleins aux épices du sol, en Nord-Europe

seules elles font, avec la langue, enclaves et voyages. Elle: est tout possible et me laisse le

volant, la clef s'échange de poche en poche. Pause ! Jean-Paul II en bonté pleine nous

donne le motel et le jardin, depuis la ville du juste avant, devant son église-mission qui fait

Sud. Pause ! Depuis le jardin de la NDE, les lys se sont fermés, devant la grotte de Lourdes

et son étang miniature. Un grand calme maintenant, après la chaleur de la route, dans ces

fortes voix polonaises. La route, à nouveau. L'orage n'en finit pas d'éclater, ni la roue de se

décrocher, Varsovie, qui éclate des ses gratte-ciels derrière son coeur ancien de bâtisses de

la Hanse des marchands, puis vers Berlin. Qu'est-ce qui la dépêchait ? Mon réel était

atteint, à partager, quant à nous; hier-nuit était un ballet de camions sans leurs remorques,

des tractrices comme miniatures, qui dessinaient le jeu; la voiture, le corps, le

ravitaillement (seule distraction de l'autoroute).

L'Aborigène de la Baltique: ce livre est son gris qu'elle m'imposa, mais ceci est littérature,

NdA. Elle: est très intérieure, et fière de le rester, comment l'admettre ? Partout en

couronnes elle m'étonna, mais ne me chercha pas, moi qui ne sonne qu'à moi. Un saumon,

peut-être, encore, sur l'euro qui vient, et tous les mégots aussi, de rien pourtant, qu'elle veut

partager. Et s'enfuit de mon refus à tout ouvrir, à tout circuler de deux, retour à cet enfant

qui ne vînt pas. Des poteaux CCCP, de la Mongolie à la Baltique, Empire qui attire et que

ceux-là honnissent de nationalisme, attirent de paternité. La Lettonie est cette ligne de

grèves, sans laisse de mer mais à la végétation stable au sable, les communes tondent en

bord de mer, laissant juste un rideau d'herbes hautes entre l'espace de halte et la mer. La

marée y est intérieure, de cette route de pins qui semble une. Liserés. Golfe pourtant. Très

vite les forêts de l'Europe du Nord, menaçantes de l'Allemagne à la Pologne, encre qui

avait là-haut sa lisière.

Gagner Touva pourtant, car elle m'a déniché le Shambala, les chevaux rouges au pied de

l'Himalaya, l'homme les envoie, et puis le souvenir déjà, des femmes devant leur isba, les

montagnes encore d'attente de ce pays-bas (Roehrich). Balloté dans son voyage, qu'elle

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s'efforce de me donner, moi attendant comme au retour de Cohen un merci qui ne vient

pas. Son triste Sire et son résistant. Fuite. Suffisance. Je ne cherche que la ligne, elle sait le

centre; mais son jardin faussement communautaire de famille, en point le plus attirant

pourtant, le potager, les herbes aromatiques si caractéristiques en ce sol de nord, de Kefir et

de Shaschlik, la réserve de bois, le feu-à-feuilles un peu à l'écart, et autour les trois ou

quatre maisons nucléaires de la femme du marin, absence de la clôture, ici toujours on

l'attend.

Cold Case / Cold Facts. Une généalogie peut-être à l'oubli, des réveils, et puis des présents

de temps qui jaillissent, sans prévenir, sans qu'on les enregistre autrement que dans le

poème qui nous écrit: ma fenêtre sera un papier blanc, promène Le Clézio. Un gué qui ne

fait que s'enfoncer, seules les cornes des Elans dépassent encore, se suivent sans angoisse,

comme l'écriture s'enfonçant en la mémoire blanche, on écrit de nulle part et de partout ce

pays qui pourtant existera, on vénère au passage une sainte qu'on n'admet pas là, on stoppe

longtemps devant une cheminée, cette montée de fumée qui est bien encore cendre, on ne

comprend pas encore qu'on aspire cette même combustion de haut, on célèbre ceux de la

tranchée qui brûle comme pour prévenir et comme pour protéger, la faille est cet

élargissement de la frontière que l'on dénigre mais où l'on ne fait que dégager un espace à

partir même de ce feuillet, on pose sa toute petite table sur l'aplomb du terrain vague. On

écoute la mer dans le vent, comme une rumeur de route qu'on ne prendra pas mais qu'on

espère en plein, on entend les mille gouttelettes respirant des profondeurs, on brise les

coquilles qui repartent de nos pas aux millions d'années où nous avons été égarés, on parle

pourtant depuis un peuple qu'on ne peut voir qu'éternel, l'enfant à devenir ne croit à rien

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d'autres qu'à la foule de dire des bibliothèques, le poète se promène au même tissu parmi la

confusion d'un grand peuple, dans ce réseau qui surgit de tous les cris d'avant l'écrit.

Que devînt ce professeur Rollin, qu'était-il déjà, 1939 et posture de dandy, et/ou de

philosophe, filait-il vers l'"ordre nouveau européen", se rangeait-il comme le père, mais lui

plus par choix que par passivité, "hors politique", ou bien se battit-il avec les démocrates ?

Son costume parfaitement posé le déporte du côté de la collaboration idéologique, mais sa

triple flexion à l'hindoue, peut-être, le sauve de l'horreur. Le père, lui, dans son costume au-

même de l'an dernier, devenu peut-être très légèrement étroit, allait bientôt enfourcher la

bicyclette, et dessus la valise bleue. Qui atteste d'un retour, SNCF Toulouse---> Roubaix,

pas de date visible, un seul colis comme bagage, et une identité d'emprunt, Pierre Leriche,

qui ne céderait plus désormais, seule reste d'un avant, seule reste de ces années-là, 40-42/3,

la valise redécouverte ce jour dans le garage de la maison au livre-creux.

Elle m'a dit "vient sur la montagne", chante la radio du chauffeur du car, vient sur la

montagne, alimente la prophétie, circule la Zomia !

Première grand-messe devant Sugar Man. 1968, Detroit: on sent le brouillard qui vient du

fleuve. Dedans: autant, plus, de brouillard; mais la voix le traverse. "Le plaisir ("artificiel")

qui prostitue la perte". Smoking et démolition. Certitude d'une voix, d'une voie. Peace !

Searching for Sugar Man (2): "je démolis, je rénove", working class people: apprendre la

vie en dehors de la ville. Prostitue la perte, à la ré-écoute: un affect positif aussi ! cette

communauté des corps souffrants ! Cette compassion éloignée en première intention

pourtant, de façon automatique, par le carcan éducationnel... Tentative de prostitution de la

perte, de laquelle on est clivé par l'éducation.

Je me fais plaisir et m'achète Zomia pour lecture touquettoise. "L'art de ne pas être

gouverné" à lire en pleine dépendance et en pleine vacance ! En Zomia bien sûr, aussi,

parfois l'orage tonne.

De déménagement en déménagement, mon bureau devient, de mur ici il s'est fait coin, un

jour une pièce, un palais du facteur Cheval ?

Attention flottante de Norman Chabot, analyste à Paris-Châtelet, qui avait dû fumer autre

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chose que son cigare pour rire ainsi (de ma jalousie). Autour de Proust, France-Inter pose

cette dernière en psychopathologie de l'imaginaire, bel au-revoir pour elle, que j'aurai

encore le temps de lui transmettre. La jalousie, d'ailleurs, peut précéder même l'amour de

la personne...

De la baie des singes au centre d'ailleurs, un même comique nomade, une même solitude

des marges pleines. On caresse le même chien, rien de plus n'est nécessaire à la maitri, et

aux demains qui sont bien dans le matin du concert, Allwright sur l'escalier-terrasse, et son

groupe. Le Centre d'Ailleurs est à quelques cent bornes de vent, d'eau et de soleil du Puy,

en plein dans la Zomia, et on l'atteint juste après l'orage. Chambre dans l'ancienne colo.,

celle du surveillant d'étage ! Un magnifique chapiteau-yourte, chapiteau de l'extérieur,

yourte de son architecture de bois et de son anneau. Pour l'heure, la pluie couvre tout.

Concert, vivre est ce seul fait d'y être, partons ! partons ! Vers ! Allwright est en forme,

hyper-présent à ses textes, et apparaît plus bronzé sous les projecteur que ses musiciens

malgaches ! "On ne peut pas lutter avec la nature, quand-même", dans un combiné de

petite modestie et de certitude, de rappel de la doctrine... Mais chant ou applaudissements

couvriront l'orage, qui ne renaissait qu'à nous rire. Juste après, dans la meilleure chambre

de tout juste derrière la scène, d'où me parviennent rires et murmures à ma fenêtre. Me

dira-t-on "Mr, Mr, vous êtes au deuxième étage !" ou bien "Mr, Mr, il ne faut pa fumer dans

les chambres !" ? L'esprit du lieu. Il ne manque plus qu'une elle pour m'apercevoir chemise

entrouverte au balcon de ma fenêtre. Relire Moravagine, distribué à mon chevet, dans ma

chambre "Paris-Match". Ca s'est passé la nuit si douce, tant de joie à l'écoute de l'orage, et

le réveil surprit. Longtemps de présent, présent d'élan, quelque peu avec lui, l'eau d'antan

nous y stationne grands. Ne pas rentrer dans le territoire, manger avant, à Arlanc, la

terrasse n'est possible qu'au café. Charcuterie ou charcuterie ? Sloup sloup chabro

trempage du pain. A une autre table, un regard terrible et désabusé sur le plateau de

fromages de son épouse. Pour dix euros tu t'emplis les poches à cholestérol. Loin déjà le

chapiteau, ceux-là qui mangent lourd ont beaucoup travaillé et/ou beaucoup bu, ils ont

accès au message d'une autre faille, ils sont restés dans la vallée. Mais ici, au café de Paris,

on se toise mais on s'accepte, rameurs-au-même, passagers du deuil, doucettement ivres

d'élan.

- C'est le labrador du Jour de Clarté !

- Oui...!

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- Pourquoi le rechantez-vous ?

- Parce que... est-ce que j'avais arrêté de la chanter ? l'âge... et c'est maintenant... ça a

toujours été important... mais c'est maintenant... ca ! oui! j'y crois... Une puissance qui

vient maintenant... oui, une sorte d'addiction, aussi, et tous nos êtres là...et quelques uns ont

été touchés par cette lumière, que je cherche, d'Aurobindo. Je suis ton disciple, répondis-je

à Graeme, tout s'est noué en moi quand j'ai compris, plus tard, que tu chantais Aurobindo,

que je chantais Aurobindo depuis mes huit ans...

Être en marge, spectral, privé de voix aussi, est le statut du poète. Devenir une apparition

indispensable (comme aux concerts d'Allwright, dans les lieux les plus improbables). "On

a discuté, déjà, un peu..." "Oui". "C'est cool, ce que tu fais avec Jenny " (dont je n'ai jamais

visionné le concert): Manana s'écroule, hilare ! "Oui, c'est cool oh trop cool !" Dina

s'exclame encore plus de rire, comme en une suite de leur pantomime sur scène !

On peut soit passer son temps dans la perte et la toujours solitude, quels que soient nos

contacts familiaux et sociaux, quelle que soit notre position dans l'administration du

quotidien, quelle que soit la perfection de la relation amoureuse et sexuelle qui nous

occupe, et rester forcément toujours en manque de ce lien absolu qui précéda notre chute,

de notre bain utérin, de notre contre-forme parfaite et placentaire, en manque et en chute

inévitable, à chaque tournant, dans la douleur de la séparation; on peut aussi chercher plus

haut le vent qui nous souffle. Par exemple, boire aux chansons de Graeme Allwright, qui

ne chantent ni les embouteillages des villes où nous survivrions plus ou moins bien, ni la

fille idéale qui serait et mère et elles toutes, mais qui nous tiennent en marche, et en

certitude d'envol, vers ce demain où tout sera bien, pour peu que nos consciences

s'accommodent peu-à-peu mais des maintenant, chaque jour, à cet au-delà du bien et du

mal.

La palatabilité, qui associe l'ensemble des qualités gustatives de l'aliment lors du passage

dans cette cavité, répond à quelque chose de la perception une et totale qui fit heureuse,

merveilleuse, notre vie intra-utérine.

A pas aveugles de par le monde (Leïb Rochman traduit par Rachel Ertel, Denoël, 2012) ne

sera pas ce tome II de Voyage, un ouvrage total où la thanatosphère n'aurait plus besoin

d'expliquer ses morts et ses vivants. Mais il devient évocation, par le livre, de ce lien

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particulier et spécifique des peuples monothéistes à leurs encres noires, très noires. Un

écrit qui contreforte l'oral, à coups d'arc-boutants du corps des morts, certes, mais qui tient

encore le passage, qui n'écarte pas les séraphins, qui maintient une distance organique. Que

disparaissait le déchet de Voyages. Ces corps des morts bien trop brutalement clivés des

vivants exterminés, des spectres encore néoténiques qui cherchent les pores d'une limite

qui n'est pas tombée encore, la reliure n'a pas brûlé au même rythme que les pages. Il y

aura encore une génération à venir qui tentera de se remémorer ce théâtre du

retranchement, une génération du non-dirre, du "ne pas avoir connu", ce qui est différent

d'un oubli. Tout dans la ville, encore, se gélifie, alors qu'hier l'air était si sec, que tout se

mouvait, ces instants-là, qui ne passent plus, qu'il faut rappeler les spectres, encore, ce

n'était pas une révolution, et même dans la révolution totale, toujours sans doute ressurgira

un os, qui semblera détouré à nos regards d'hier ou de demain, que nous ne verrons pas en

connexion. Ce n'est plus, certes, une assemblée ordinaire, et déjà on soupçonne les juges,

qui se sont hissés sur quelque marche rapidement étayée, pas même fixée d'une cheville ni

d'un clou, mais qui redonne l'illusion de quelque hauteur. Aurait-on pu choisir l'espace

plutôt que cette assemblée de la tradition ? Il nous faut, encore, des juges; nous cherchons

encore, après la catastrophe totale, une démarque, nous célébrons à nouveau des mariages

monogames, pourtant s'y glissent des ombres, ces filles déjà enceintes portant, nous dit

Rochman, leurs parents assassinés à qui elles veulent redonner un nom. C'est bien un

théâtre encore, et y coule encore, maintenant que l'on panse les blessures, cette sève de la

solitude. Derrière les huis rafistolés, pourtant, frappent, inaudibles déjà, les sons des

rescapés, tandis que plus loin, relégués, grondent les vaisseaux de rien des naufragés. Du

violon on ne croît avoir sauvé que l'archet, et l'on joue sur des perruques, et personne

n'écoute, tout le monde est reparti vers la plaine où il n'y a plus de vieillards, où chaque

famille nouvelle est tentative d'une ville déjà morte, cherche son escorte, s'apprête au

carnage qui a déjà eu lieu, veut refaire nation d'inceste. Il aurait pourtant fallu ne pouvoir

donner un âge à quiconque, mais le vieux rabbin interdit l'accouplement des vivants avec

les morts qui courent de part le, monde. Dans les montagnes, la cendre se déversait, mais

pas un son, le cadavre invisible est plongé par la cérémonie dans son propre silence,

espérant en la prochaine litanie des défunts. Le livre, le livre, seul, plonge dans les disparus

licites; avant le livre on ne reproduisait pas le meurtre, maintenant les volumes se

feuillettent eux-mêmes, mon livre à moi aussi veut entrer dans l'inventaire, il est encore à

naître, il est créé pourtant, après tout ce qui est advenu, ses pages sont orphelines, elles ne

savent même pas d'où elles viennent, elles attendent qu'on les parcoure, Auschwitz est,

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nous développe Rochman, une césure entre l'homme et le livre, qui ouvre la pensée

flottante qui ne joint plus, et alors les livres constituent leur propre tribunal. Errance des

suivants, silence des spectres-violents, silence trop brutal des sens anéantis, fantômes

toujours néoténiques car privés de ce temps, de cet instant du lire-écrire. Dans le corps du

médecin réfugié dans la montagne sont blottis tous les enfants qui ne grandiront jamais

plus, et par ses orbites, on voit la couleur changer sans cesse, c'est un enfant qui regarde le

monde, et vite redescend dans son refuge quand il se sent repéré. Des couleurs, mais tous

les sons restent enfermés, notre tête n'a émergé que pour pousser le cri du monde, un bref

instant, nous ne sommes restés en ce monde que ce bref moment-là.

Compassion occidentale versus Communauté de souffrance. Solution de continuité versus

blessure nomade. Morale des cités. Pensée-livre, écriture des corps, langues non incarnées

d'une norme qui se dit autonome. Errances des morts violentes non-inscrites aux mots des

morts, deuil non-dispensable de nous-mêmes. Passage progressif de nos sens, le spectre s'y

donne à son propre toucher, sa désertion fait partie de notre extermination. Ecrire n'est

donc pas mourir: c'est la mort qui nous dicte, contrepoint de la parole à l'oralité des

vivants.

Conversation, dîner, cercle, cooptation: danger d'une littérature du réseau, cigare ! Marx

affirma que la révolution devait rompre avec l'attrait des cimetières, qu'il fallait échapper à

la tradition de toutes les générations mortes. Une voie minoritaire et souterraine, pourtant,

se maintient, fréquente les spectres en guise d'émancipation, considère la hantise en révolte

même. Y. Haenel en est, comme Cendrars dans la révolution-revanche de son Moravagine,

et ce traumatisme obligé qui fait lien entre les deux sphères, utérine et ovulaire, et, entre,

l'attrait des cimetières, un vide menaçant et joyeux. Toutes ces voix (littéraires), tous ces

messages subtils mais incomplets nous parviennent à la manière de spectres, par le

passage-membrane qui force la femme, qui ouvre l'oeuf, qui n'est que premier cri, vous

tombez dans ce trou, et ce trou vous porte, alors le temps se met à glisser hors de lui-

même, votre vie se dégage, un instant, une journée, vous n'avez plus d'attache, de

généalogie, d'identité, vous n'appartenez plus, et c'est une joie. Libre, vous veillez sur

quelque chose qui vient de loin (Y. Haenel); écrire des livres consiste à faire parler ces

instants de foudre, soifs et éblouissements. Puis les braises: font fondre ces moments un à

un, on ne peut rien faire pour les retenir, la joie nous quitte, on reste seul sur le quai, et il

faut dire le retour, les cendres vives de ces flammes mortes du quotidien (le pyromane est

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un homme seul qu'on empêche de brûler la forêt mais qui pourtant tente encore le transit,

d'une autre flamme). Quelque chose nous suit, c'est un truisme, et venant de très loin

géographiquement, jusqu'à la mort. A moins de se le faire amputer chirurgicalement,

révolution des êtres qui voudraient supprimer des choses qu'ils savent avant que ces choses

ne les anéantissent eux-mêmes (L. Kasischke).

Barbe-bleue, image de sang laqué sur l'anneau de la clef, comme lié chimiquement,

violacé, un voile d'oxyde total et définitif.

On sent l'air frais de la mer, tout-à-l'heure il pleuvra à peine, c'est encore l'été-matin au

Puy, à la brise-terrasse de cette presque ville.

Les quelques-uns du Puy-centre, pierres épaisses, sous le soleil, s'étirent à ne plus finir de

se recroiser, les poignées de mains, la tournée des tables, ignorés les touristes d'un été, eux

sont échoués là, sur ce mon d'un originaire dont ils sont toujours en quête d'un autre nom.

Poussés d'exil, attirés de famille, en escale imaginaire toujours, entre deux visites

maintenant d'habitude à la rade du minimum social, toujours à une case de celle de

l'intermittence, le pianiste, le faux baba, le philosophe, la chanteuse, le flutiste, entre deux

nuits de boeuf de leur exhibitionnisme d'initiés. Et ceux qui se terrent, le psychiatre,

l'écrivaillon, eux qui se filment pour produire leur trame solitaire. Les permanents aussi,

délirant tout leur saoul, ou tractés de leurs chiens. Ici jamais le bateau ne viendra, ils le

savent même s'ils clament le contraire, et quand revient l'hiver de huit mois il faut gratter le

dépôt de tourbe qui les protège si l'on veut les apercevoir, ils ont garés leurs chevaux et

vendu leurs roulottes, ils n'hallucinent plus alors que leur joug invisible aux bourgeois,

qu'ils polissent, vernissent, y posant mille bougies dont ils dénient l'attente. Mais leur voix,

toutes et unes, peuplent l'intérieur des pierres creuses dont ce midi quelques peintres

d'allure tentent de poser les couleurs possibles.

Pourquoi Moravagine de Cendrars n'a-t-il toujours pas été porté à l'écran ? A moins

qu'Apocalyse Now quelque part ne s'en réclame... J'ai beaucoup voyagé à travers les pays et

les livres, mais, certes, pas à travers les hommes, se dit le lecteur inquiet, même si peut-êtte

là est bien une condition possible, celle de la non-représentation croissante, du dévoilage,

du cancer du troisième oeil qui donne ce récit halluciné et pourtant, aussi, d'un réalisme

plein. A l'origine, une thèse de médecine sur la chimie du subconscient, jamais achevée ni

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même entreprise à la faculté pour l'étudiant Cendrars, manière pour le moi-lecteur

d'aborder l'inflammatoire du sexe qui tue, ce moi impossible du coup de couteau porté à

l'envie au bas-ventre de la femme par Moravagine; car Cendrars nous emporte aux lisières

communes de la médecine de la folie et de la métaphysique, déroulant dans son langage la

conscience en "hallucination congénitale", infectieuse, voie nécessaire de l'émancipation.

Et les maladies de cette thèse jamais écrite de l'apprenti médecin parti sur les routes

amoureuses de la Russie, folie, tuberculose, syphilis, carate, tumeur pinéale, de ce tissu

rétinien enfermé au centre du cerveau et dont l'hypertrophie va fermer la pensée et dilater

l'image, sont peut-être la principale manifestation de la matière universelle, de cette énergie

qui, sans la gangue des représentations, toujours nous porterait vers ces forêts moites et

denses dont les fleuves indiscernables gagnent les îles sans rivages. La santé, alors, n'est

plus qu'une maladie morte, l'étouffement de tous les cris, un lieu commun, un cliché

physiologique, un arrêt sur la mort-processus dont nous voudrions voiler l'essence. Mais,

poursuit Cendrars, les médecins d'aujourd'hui croient pouvoir extirper le mal, le détourer,

le disséquer, au prix du cadavre, au prix d'une restriction de tout reste comme de tout

devenir à la norme consciente; le maître de l'asile publiait d'ailleurs tous les ans, "après

avoir couru les congrès internationaux où se triture la science domestique", u gros volume

amphigourique: Cendrars, lui, dans son maître ouvrage autours du cas de Moravagine,

reste médecin des plaies, et non celui de l'extirpation du mal-énergie, de son détourage, de

la norme. Cendrars est le médecin qui cherche à accélérer, plutôt qu'à endiguer ou à

masquer, les accidents toniques: il fait évader Moravagine de son propre inconscient en

flammes, plutôt que de le laisser enrayer son épanouissement dans l'institut doré du

professeur renommé. Alors va surgir, "comme au cinéma", dans le délire des doubles, "une

grandeur d'intensité de chaque objet", donnés jusque là comme inanimés. La folie de

Moravagine, prince déchu enfermé, cultive de sa cellule les objets et leur sensualité, ayant

assassinant sa jeune épouse condamnée à une normalité de cour et à une sexualité partielle;

Cendrars l'en fait évader, et dès lors est gouverné par toutes les images violentes du prince

bancroche, dans un tour du monde de la violence et de la fuite, mais au cours duquel, un

jour, après des semaines de dérive dans le gel de la forêt vierge, sous un soleil devenu

lépreux de profondeur, se condensera la pensée et se dilatera l'organe interne. Car il fallait

à Sauser, rongé de la mort de son aimée, quitter son Eden imposé pour devenir Cendrars,

l'homme qui aime la femme totale, car toutes les formes de l'univers passent par la même

matrice, comme le delta du nerf optique se ramifie en arbre, vision végétale, élargissement

rasique. Il n'y a pas de science de l'homme, l'homme étant essentiellement porteur d'un

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rythme; systole, diastole, tout palpite, ma prison s'évanouit, connaissance du rythme, vérité

monstrueuse, authenticité de la vie, qui toujours ravagera vos maisons statiques du temps

et de l'espace. La folie ? Ou la réclusion absolue de Moravagine ? Evadé, la perversion en

prix à payer pour la "société", la Terre-Mère blessée de ses impubères, Moravagine inclivé,

il jouissait, mais ne pensait pas. Mysticisme de la révolution, vague perverse qui inonde la

technocratie de la dictature en marche (et pourtant le machinisme, lui, émerveille Cendrars,

mais parlé depuis le bleu de l'ouvrier, ses mains, et non la production et sa guerre).

Moravagine sur la trace de R. de Gourmont, père littéraire de Cendrars: " ... je montrerai

comment ce peu de bruit intérieur, qui n'est rien, contient tout, comment, avec l'appui

bacillaire d'une seule sensation, toujours la même et déformée dès ses origines, un cerveau

isolé du monde peut se créer un monde...". Quelqu'un a bien voyagé à ma place,

placentaire, chassant celui que je me refusais; une vie de lente écriture en deviendra la

seule façon d'être libre, de perdre l'impôt du temps, de résister à la monoculture, aux

produits, au broyage des matières premières, à leur dissociation, à leur simplification, à la

loi de l'utilité qui serait le signe de notre grandeur, de nos guerres. Quelle lenteur d'éveil

heureusement nous travaille, nous laissant encore bien des verstes de vie ! (Moravagine,

1999-2013).

Y. Haenel, Les renards pâles. Une odeur de sable, de rivière, et l'orée du village, comme

protégé d'une fine tresse blanche de coton de la circulation du Renard pâle, et du jumeau;

dedans les maisons et les greniers, que d'abord le touriste confond, se rassemblent et

montent à l'assaut d'une falaise qui ne menace pas. Commence le roman, et c'est l'époque

où le coffre de ma voiture était plein, même si aujourd'hui la marche n'est plus la seule voie

conte le capitalisme. Celui qui accepterait de rester dans sa chambre gagnerait tous les

combats, aucun fauve n'y serait plus convoqué, certes. Mais qui le circulera ? Quelle

communauté d'attente est-elle encore possible le jour où nous nous décidons à accepter la

mort ? Car la souffrance est plus qu'un pas-de-côté: quelle vie devient-elle possible "quand

il n'y a plus de place en nous pour la société" ? Bien sûr, une traversée, bien sûr, des

refuges où la lutte ne s'impose plus contre la pieuvre absurde. Hier et demain, peut-être, la

révolte. Attendre ou anticiper la mort, espace mort ou passion, Haenel anticipe. « La police

a remplacé la politique ». Cellule invisible. Un intervalle encore: à gauche l'insurrection, la

folie, Moravagine, la perversité ; ou bien la maitri, la coopérative, la contraction,

Aurobindo. Toutes limites dépassées dans les deux cas. Oxydation et contrôle, ou

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réduction, la parole de tous ceux qui se taisent, babas et zomia en seul espoir, tous ces

« sans » de l'intervalle. Les Renards pâles : un livre au style bien peu révolutionnaire qui

ne fait la une de la critique que parce que les critiques sont hypercitadins, surlimités,

membres d'une police ! Et s'extasient devant ce monde pour eux fantasque... « Je veille sur

quelque chose qui vient de loin, dont je ne connais pas le nom, et qui peut ressurgir à

chaque instant », retour certeaulien du refoulé, réveil d'éclats de ce qui n'est pas

inscriptible, ces étincelles qui dans la solitude ouvrent le temps : la solitude est politique.

La solitude, comme la pensée, reste gratuite. Peut-on hériter d'une extase ? Rousseau,

chutant sur le pavé, percuté par un gros chien, le visage en sang, entre dans la

Communauté de ceux qui sont unis par le sceau de la souffrance : « je naissais dans cet

instant à la vie ». Tracé du sang,voie violente. Et celle de la maitri. « Une mémoire

particulière, et qui traverse les corps disponibles ». « Il n'y a rien de pire que les cicatrices,

il faut que le sang coule ». pourl'heure une lune ivre dialogue sous un soleil lépreux,sous ?

Flip-flop, Mézenc, la nuit où l'on se sentit tourner avec la terre, sur un lit de fruits

d'altitude. « Le vertige de l'expérience ne se compare à rien, sinon peut-être au changement

de sexe, (…) un abîme où la volupté la plus étrange sépare du reste de l'espèce. Cette

volupté proclame une traversée des limites ». Le feu ne veut rien, poursuit Haenel,

« lorsque vous portez en vous un désert, vous allez vers l'eau ». Feu du couchant comme de

l'aurore, feu unique, « une révolution qui élargirait l'intervalle, à l'infini ». L'interstice, le

même que l'on observe entre les planètes ou entre deux pierres, deux pavés, « se déplie

comme les pans d'une carte du monde », interstice d'où fondent les frontières où nos

généalogies d'oubli ont été acculées, nous sommes entrés dans le contre-monde, les

masques se rejoignent, et maintenant les masques vous frappent. L'absence d'identité, et

non une communauté, déborde, absorbe l'espace ; seule la solitude continue d'exister sans

illusion et sans limite, « nous en appelons à la communauté de l'absence de la limite », à ce

qu'il y a d'imprenable en la solitude de chacun, au réseau de finitude des hommes-sans.

Scène finale de I'm not there, ce plus étrange rêve ; abolition par là-même de l'idée de

pays, de l'idée d'identité. Destin du monde. « Les révolutions sont toujours précédées d'une

révolution secrète qui n'est visible que de quelques-uns ».

Nous sommes tous des chiens à entonnoir thérapeutique sautillants dans notre champ de

balayage.

L'allemand "Heimat" donne cette notion de terre natale, comme un pays mais pris au sens

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régional du terme. Que l'on veut éteindre, et que l'on veut rejoindre. Entre: le sentiment

d'inutile est si fort que souvent l'on s'abstient, alors que là est le passage; et le rêve est "die

andere Heimat", le Brésil, pour l'Allemand, comme pour Cendrars le Suisse. La nuit

africaine, pour le Français, n'est qu'enclave de l'Heimat, et n'est pas "andere". Via l'Inde,

par contre, toute une Asie est possible.

Oui, me nourrir du seul soleil, physiquement. Plutôt que de tricher-mourir aux ombres

sociales. Et avoir, toujours, tout ce temps long devant moi, apaisement qui me permet de

pénétrer pleinement dans toute la dimension de l'instant.

L'homme s'arrêta sous le portail de l'asile. Il se livrait, il se rendait, comme un imbécile

aurait pensé P. Levi, mais pourquoi lutter encore, comment attendre quand on ne sait pas se

donner la mort ? Ici quelqu'un peut-être pourrait lui expliquer pourquoi après tant d'années

il est toujours là, à désespérer d'un extraordinaire. Le portail... bon, c'est l'hygiaphone des

urgences, et, finalement, un hôpitalpsychiatrique ne se rejoint qu'à pied dans la nuit, ou

contraint et forcé. Alors, ce sera, plutôt, la Zomia, un éclair de fleuve, la fumée des

pagodes, l'envoûtement des bouddhas. Car enfin, au début de leurrencontre, il avait atteint

ces expériences là, par le souffle, par l'image, par le texte, et c'est bien elle avec sa

résistance qui avait tenté de le faire rechuter en normalité, à l'intégrer en bite incertaine à

son propre social, à forger pour lui un magnifique anneau, certes, mais un anneau. Demi-

tour, cartons, billets, mieux valait partir, et les enfants sans doute préféreraient la légende

du père se dissolvant au fleuve plutôt que les couloirs de l'hôpital psychiatrique Sainte

Marie du Trou-en-Velay. Comme le poisson que le Ponot satisfait sort deux à trois fois de

l'eau avant de le gagner, il allait tenter encore, la tournée des dispensaires Dooley au Laos,

mais juste comme un pèlerinage de ce qui ne fut pas pour lui, mais qui fut rêve, et qui

créa l'extase dans son non-agir, et sans doute est-ce aussi fort, et peut-être y survivra-t-il,

alors que le père, lui, lâcha prise dans l'alcool et la maladie après sa dernière boucle

toulousaine, Montauban, Bouret (Lot-et-Garonne). Mais on ira après les dispensaires

Dooley, on ira après Muong-Sing, si le fleuve ne me retient pas, sans doute un jour poserai-

je mon garde-meuble non loin de là. D'ici-là, prévoir, une fois les cartons bouclés et la

boîte-à-chaussures-testament déposée au Touquet ou chez Pierre, une petite tenue légère,

comme dit la bourgeoise d'à côté. Tout le plaisir est de tenir dans son sac, pourvu que les

finances résistent au deux semaines de Pierrot le Khmer.

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Itinéraire Deville : 1. Vientiane, en mars le grand lac se vide, et le Mekong est un ruisseau,

en amont. 1bis. De Vientiane gagne Luang-Prabang en pirogue à moteur. De Luang-

Prabang Pavie chercha le passage vers le Tonkin, sans détour par la Chine, croisa un

certain Yersin. LP, Muang Xai (à voir, bout du monde, Zomia ? Non loin de Nam-Tha?),

DP Phu, Haïphong. 2. Zomia. On dit les Hmongs sibériens, après leur migration originaire

depuis la Syrie ou l'Irak, et aujourd'hui encore attendant la CIA pour les sauver. Les Karens

fuient la Birmanie, les Ouïgours la Chine. La ligne ferroviaire Singapour-Vientiane va

ouvrir. 2bis. Muong-Singh (la nuit où la montagne brûla), un plateau verdoyant à près de

mille mètres d'altitude. 1896, traité anglo-français établissant l'actuelle frontière

Laos/Birmanie. C'est l'invention du Laos. 3. Navigation sur le Tonlé Sap, entre Siam-Rep

et PP.

Les dispensaires Dooley : Vang-Vieng (gagnée en jeep à partir de Vientiane, jungle et

plaine, rivière Nam Lick), Nam-Tha par l'aéroport (où « ces gens de la montagne se

moquent royalement du pouvoir central), et enfin Muong-Sing. 1956, Van Vieng, la plaine,

et brutalement cette élancée vertigineuse d'un mur de roc. Le dispensaire local est à un coin

du square, en face de la maison du maire. A Nam Tha, la maison d'habitation est au milieu

du plus grand côté du triangle de la place publique, le dispensaire et ses paillotes annexes

n'en sont pas très éloignés.

Vers l'art de ne pas être gouverné. La Zomia, en terme générique de ces hauts-plateaux,

border de toutes les lines imposées : il y est sans doute des hommes étonnants, pleins, au

sommet presque de ce Mont Analogue. Un centre potentiel de contre-culture, comme les

confins indo-népalo-tibétains, comme la côte Ouest des USA lors de l'avènement hippie.

Zomia est bien le tome II de Germs, Diamonds and Guns, qui décrivait la colonisation du

globe par l'homme ; Zomia est cette nouvelle phase de résistance qui s'inscrit à l'approche

du remplissage de ces surfaces enserrées de frontières arbitraires ; Zomia est résistance aux

états-nations-guerre, levant l'impôt et imposant la langue unique, Zomia est ce mouvement

de fuite et de retours qui conteste l'immobile du dogme étatique, quand on ne s'aperçoit

même plus dans nos pauvres plaines que le monde des nations n'est qu'un moment

métastable de l'histoire : Zomia est cette nouvelle épopée centrifuge à laquelle nous devons

nous appliquer, refaçonner les collectivités vers l'adaptativité locale et non plus le relai du

centre., sans exclusion de la technique qui aide à vivre, mais dans le refus de sa

gouvernance normalisante et pléonexique. Au XXè, H. sapiens a 200.000 ans d'histoire,

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dont 60.000 en Asie du Sud-Est ; les états agraires naissent au premier siècle, les limites

des états se posent au XIXè, mais l'enclosure n'est le fait que des états modernes : « vivre

en l'absence de structures étatiques a été la norme de la condition humaine ». L'état central

est dépendant de la saison, se contracte avec la mousson ; aux marges, aux confins de la

Chine, du Laos et de la Birmanie, les souverainetés sont (encore?) multiples et partielles.

Zomia est l'histoire de ces échanges et de ces relations entre une gigantesque périphérie et

la tentative d'immuabilité d'un état encore très central ; Zomia est l'expression de cette

énergie de dé-différenciation étatique. Zomia, ou grande montagne, est la périphérie de

l'Asie du Sud-Est continentale, et a environ la superficie de l'Europe. Postulée par Jean

Michaud, elle englobe la quasi-totalité du Laos au-dessus de la vallée du Mékong, le nordet

le centredu Viet-Nam le long de la cordillière d'Annan, les franges nord et est du

Cambodge. Et d'abord de vastes régions de Birmanie et de Chine. Quatre-vingt à cent

millions de personnes y vivent, et plus de cinq familles linguistiques y existent. Il n'y a pas,

il n'y aura jamais de Zomiens : on n'habite pas la Zomia, on la gagne, on la perd, on la

désire, on l'oublie, on y retourne, on y est acculé, on y résiste. Des éclats d'états_nations y

sont dispersés, totipotents. Sans racines, peut-être, sauf celles que l'on y emmène pour

vivre. Et en Inde ! Car Zomia est un terme qui désigne, aux confins de L'Inde, de la

Birmanie, et du Bengladesh, les gens de la montagne, fuyant la plaine, résistant à la plaine.

Zo : retiré dans les collines ; Mi : peuple. Seul un état-nation du XIXè pouvait tenter une

illusoire perpétuation en établissant une forteresse dans une cuvette, DP Phu ! Zomia : un

air de peuple Shadock en quête de territoire mais qu'il faut créer, sur place, à grands coups

les blancs du monde. Le « truc » des gens de la Zomia : l'espace difficile à conquérir, celui

où Yersin se plaisait (et pourtant s'y vendait, aussi, à l'oeuvre coloniale,hygiéniste,

acclimatation d'espèces de subsistance, mais aussi... de l'hévéa. Se retrouvant, au final, loin

du choléra de la grande guerre, du suicide de l'Europe, auprès de ses fleurs (quand Deville

donne la technique littéraire du pas-de-côté, qui permet l'échappement en la faille, le dire

du dépassement, la collection des sensations).

Car Zomia, colline, est une relation à l'altitude. Inde : « le sanskrit est réduit au silence à

partir de cinq-cents mètres ». Animisme (ou chrétienté-refuge) des collines, millénaristes,

versus religions du salut des plaines, bouddhisme et islam. L'altitude y permet une

pyramide politique plus plate que dans les vallées, domaine de la transcendance, de l'ordre

d'en haut. D'ailleurs, dans la Zomia, il n'est pas de surplus économique détournable en

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soutien à des rois ou à des religieux ; la Zomia est antithétique de la pléonexie.

La Zomia est zone de migration positive et d'auto-marginalisation (lien vers « la pulsion

étatofuge »). Capacité à « agir sur le champ » (celui que l'on quitte), instabilité. Et

sensibilité aux prophètes : ceux qui annoncent l'autre monde, meilleur. L'auteur pose

l'hypothèse de la dédifférenciation plutôt que du « retour » à des sources, comme l'affirme

l'histoire des états-nation qui voient les collines en sanctuaires d'une humanité primordiale

déficiente ; or ceux de la Zomia ont souvent été ceux des plaines productrices, maltraités

par le système productiviste, et qui décident non pas un retour mais un exil.

Dédifférenciation agricole (abandon de la riziculture irriguée des plaines pour la culture sur

brûlis), des structures de parenté, et linguistique, dans une tactique de résistance à l'état.

L'ouvrage propose une ré-écriture, celle de l'histoire non-étatique, actuellement confinée au

« rebut » par les histoires officielles ; il n'y aurait pas primauté d'un migratoire à partir des

collines, mais une migration secondaire des états en formation vers ces confins moins

sensibles à l'emprise du centre pléonexique. Quête d'une autre emprise, non plus celle d'une

oligarchie, mais individuelle, sur son seul lopin, sans rendement, sans décision, au seul

prisme de la terre qui veille. Un autre ordre politique, refusant l'exclusive de la famille

nucléaire, de la confédération des villes. Une population-rhizome, adaptative, nomade, non

seulement géographiquement mais linguistiquement (on s'adapte à plusieurs dialectes dans

la zomia) comme sur le plan des coutumes, une adaptation résultant de la « friction », de la

résistance du terrain que l'on rejoint, aux échanges aux contrôles (un équivalent du monde

de la colline est celui du monde maritime, non étudié dans cet ouvrage. Peut-être la Chine

actuelle se prépare-t-elle à nouveau à l'état maritime, face au risque annoncé de

désagrégation de son état agraire).

La zomia et l'état sont en relations complexes et dynamiques. L'état précolonial exerce une

domination sur une main-d'oeuvre et non sur un territoire : le poumon rizicole de la plaine

irriguée s'attache à concentrer la main-d'oeuvre mais subit des fuites face à la coercition et

la pénibilité d'existence ; de nombreux événements (guerres, épidémies, inondations, etc...)

peuvent déstabiliser l'état voire le faire disparaître (les états-ruines sont nombreux dans

l'histoire de l'ASE).

L'état est protocole d'assimilation, projet politique, et non identité à l'origine ; l'état se veut

ciment d'une population toujours polyglotte en puissance, et l'identité qu'il proclame est

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bien plus performative que généalogique. L'état dans sa quête de main-d'oeuvre et ses raids

esclavagistes crée un cosmopolitisme ; mais l'état est évanescent, fragile, il oscille, il

saigne des exodes, il provoque sa propre périphérisation : l'état-ville souffre de son risque

démographique. Son centre souffre : en occident, jusqu'au XIXè, le solde natalité/mortalité

des cités est négatif...

Des cultes s'instaurent face à ces protocoles d'assimilation : shivaïtes, brahmaniques,

bouddhiques, (### courbés).

Les « personnes baladées par le vent », vagabonds, clochards, nomades, inquiètent les

états. On invente aux frontières des « catégories ethniques », artefacts de statut civique

distribués par ce « centre » qui se dit homogène et instaure conceptuellement la

« barbarie » en situation politique. La frontière moderne, acculée, acculante, se vide même

de ce concept-là de barbarie, pour ne plus retenir que celui d'étranger, quand il n'existe plus

de marges, comme dans le processus européen actuel « à rebours des nations »:la frontière

même s'autonomise alors comme concept, mais ne sépare plus rien... Plus rien: que des

groupes linguistiques, imposés par l'histoire, par son écriture. Et par la langue nouvelle

devenue pour l'heure maternelle... Eloge du métissage, contre-frontière de l'intérieur du

moi. Réelle tentation de la Barbarie. Psychopathologie de la barbarie, toute autre que l'exil

économique : une pulsion des marges. Une border-linitude en phénomène à venir de

déconstruction des états . Un passage à l'acte de la dénationalisation des sujets.

Alors que l'état, lui,considère son emprise comme irréversible, ce livre dit l'autre flèche,

car il y a bien une entropie des cités ; mais ce « retour » n'a encore aucun espace

légitime,même dans les interstices des discours qui se voudraient opposants à une

souffrance officielle. J.C. Scott décrit scientifiquement dans Zomia la faille étatique,

comme en parallèle à la faille saisie dans le discours par de Certeau, mais au niveau

démographique et non plus linguistique. Faille du corps, aussi, qui par ses blessures évolue.

Dans l'état totalitaire, il n'est plus de marges vers où se mettre en marche (Allemagne

nazie).

Objets superficiels non durables, évoque l'artiste : quel serai leur Δt ?

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Les nuits et les siestes s'écoulent de repos jusqu'à la presque déprime, où il devient

préférable, tout compte fait, de gagner l'éveil ! Et le soleil redispose, chaque fois qu'il est

présent, et qu'il n'est pas de murs, et qu'Elle n'est pas loin, possible. Et qu'Elle est loin, et

je l'aime, le désir qui émane de notre propre faille et ce sentiment qui « boucle » et que l'on

dit amour, ce « il n'y a pas de rapport sexuel » en fondement psychanalytique, en définition

de notre corps à jamais indéfini, impossible, « ce n'est pas celà », le réel c'est l'impossible,

et raison de plus pour avancer. « J'aime à vous », jouissance narcissique de la boucle du

sentiment, l'amour est l'impossible désir, mais désir cependant, de faire un, écoutons-nous

encore ensemble. Mais elle n'est toujours pas d'accord, elle aspire à être tenue et par le

Duende, et par celui qui la dira et la donnera totale : elle est femme. Nescience de la

psychanalyse lacanienne (séminaire XX), traversée des savoirs, dette plutôt que don,

impossible articulation del'avoir, principe de plaisir, et de l'être, recherche de l'Un. Sauf,

mystique ? à jouer sur la plage d'un monde sans fin.

Corps calleux, communiscence, jonction entre les deux hémisphères, et qui fait le propre

de l'homme, sa réflexivité, selon J. Barry : agénésie et déficience profonde. Syndrome de

« dysconnexion calleuse » dans les atteintes moins radicales de cet organe médian : anomie

tactile gauche, alexie visuelle gauche, ambivalence émotionnelle, asynchronisme. Je dois

être mal connecté, et capable donc de diachronie. Les batteurs eux aussi, qui rythment à

droite autrement qu'à gauche sur leur djembe, doivent être peu calleux... Fabuleux monde

du corps, qui parle ses anomalies, le diagnostic médical est quête de déviation à ce silence,

en autant de passages singuliers, et en compassion interne au déracinement de tous.

Je passe ma journée à appeler des saints au téléphone (les services de l'hôpital Ste Marie du

Trou-en-Velay). St Michel, bateau au coeur renversé, à la tour occidentée... St Michel(1),

sas d'à côté, annonce déléguée. Mères-hauteurs : où est-elle ? Torsion de toits pour

préserver un axe.

Melting-pot sous-patronymique : au-delà même de l'américanisation et de la sécularisation

des prénoms, le pedigree n'est plus géographiquement informatif en occident.

Faiblesse, absence de jugement, refuge dans l'équipe, dissolution... le pluridisciplinaire en

argument.

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May be a short biography would be better than a « curriculum ». I was born in a post-

colonial nation (France before 1968 events), and started medical studies with the initial

willing of (becoming a Schweitzer or a Dooley) helping what was dsigned by

« developping countries », (in order to fill, by giving help to other people, and by receiving

devotion in return from them, the intrinsic gap of existence that I felt). So I studied

infectious and parasic diseases, and was involved in the system of assistance in former

French West African countries. Nevertheless I rapidly took distances with the « expatriate

system ». My main satisfaction during this period has been the training of African

colleagues, some of them now been themselves involved in South to South collaboration,

for improving local health systems. After a period of HIV research in Pasteur Institute, I

leaved this institution because of the growing influence of private pharmaceutical groups

on research programs. I then had a short but crucial experience in medico-psychological

care to refugees victims from violences, and acquired experience in the fields of disability

and psychotrauma, and was involved since this period beside disabled people, (and more

specifically these recent years) beside patients suffering from psychiatricdiseases. I

became more and more convinced during these years that escape from an imposed

« normality » is a way of resistance against central pressure from oligarchy, and that a

« new deal » could arise from people from social andgeographical margins. The recent

book « Zomia » reinforced me in my willing to explore and be part of this great potential

of people leaving in such resistance to the normalizing program of the modern states only

commited to profit. I am conviced than small autonomous communities acting in a

cooperating way - but without denying modern techologies – are the only answers for

preservation of liberty, human rights and also access to a true spirituality linked to the real.

In the medical feald, I think that preventive medicine, in a global rather than organ-specific

approach, but using scientific basements, is the best way to assure health of local

communities avoiding for them be dependant to external ideological and financial

influences.

L'exotisme de Douai, Nord, le TER Arras-Biache-Vitry, un bar alternatif, et pas que parce

que sans alcool,mais « fondé par un pasteur », alors, forcément, on cause. Jimmy P.,

psychanalyse d'un indien des plaines, fracassé par les guerres des nations. Suis en attente

d'une rencontre avec un Outlaw US, renégat de la Zomia, et aussi d'un câlin-dialogue avec

ma petite sœur ergothérapeute, on nous a mariés, nous n'en savions rien, nous pressentions

quelque chose. Avec SM-la-Khmere aussi je fus marié il y a quelques années, mais elle

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était d'abord réparatrice de son propre psychotrauma. Marguerite pleure son Maître pingre,

ne pleure plus, reprend sa route. Quelque chose se noue, parfois, de toute nos failles

constitutives. Le plein de bidis est fait dans le Xè où c'est en anglais que l'on me remet sur

le chemin de la gare du Nord, Ganesh est figré sur un bateau, « peut-être a-t-il envie de

voyager ». G. Devereux : une communication entre personnes de bonne volonté, d'abord,

loin le mercantilisme Lacanien, l'efficacité d'une traduction forcément partielle, mais les

cicatrices sont d'abord celles d'un langage imposé qu'il nous faut retraverser.

Le grand-père paternel se présentait comme un « industriel » dans ses tentatives toujours

renouvelées et toujours déçues d'entreprises, Marseille avec son frère bientôt dit disparu en

Amérique, en 1940 le camion de la société réquisitionné par l'armée, etc... Désir et mythe

d'une « entreprise » qui protégeait son fils, et son neveu, réfugiés dans l'autre zone, et qu'il

faudrait faire revenir : le père revînt, obscuré, son cousin persista le Sud. Le grand-père

traduisait son désir en décisions/ordres/arrêts. Maxime, inquiet pour son avenir

professionnel, est comme saisi de ces tentatives-échecs. Un « milieu », un gaz, un éther,

un nuage de son système solaire, qui toujours migre avec le sujet.

Un acte notarié peut bien traverser, intact, le champ des mouches, tentant la fuite encore au

tout dernier étage en cet été indien: le droit de passage se rétrécit, mais persiste à l'infini, de

plus en plus mitoyen. Très en bas, complètes sauf le N° 7, les années 1849-1927 se

négocieront au mieux à l'événement toujours impossible : de l'après-moi, de l'après-soi. Il

fait bon en être. Tout se transmet, malgré. Malgré quoi, qui nous hante et perturbe l'ange-

au-soi ? Cette trace toujours incertaine, nous ne la suivons pas, nous ne la créons pas, nous

l'inventons, perpétuels épilogues plus qu'archéologues de l'être , car nous allons bien plus

fort que ce sens-là du temps qui nous fut, en un instant minéral, imposé. Nous brûlons,

mais par une braise de toutes les dimensions. Aucune traduction ne nous impose, toutes

nous croissent, nous croisent, nous emportent,jusqu'en ce jour enfin unique où nous

parlerons tous, et de plein, libres de la halte et de l'angoisse du silence, heureux et plus

seulement réfugiés, maîtres calmes des couleurs, fruits-sourires. Comme une fête de

Ganesh, qui, de protecteur des foyers,devient celui de la marche commune. Emoi.

Réveil : des vagues de maisons opales.

Karma, krama : « quoi de plus beau que la médecine et l'archéologie ? » pense pour ses fils

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le père de famille occidentalisé, pas encore à l'aune de la terreur Khmer rouge, qui, comme

le nazisme, assignera l'objet-corps à des numéros, S20, ou matricule 7726217, esclavage,

torture, assassinat. On peut en survivre : du karma, mort-folie ; du krama, condensation de

son intime, et lien.

92, 43, 62, 13. Mais j'avais zappé le 34, celui d'aucune femme, face à cette caissière qui me

demandait mon adresse pour retrouver... ma carte de fidélité.

Premier coup-de-fil (il n'y a plus de fil, sauf celui du bidi retrouvé) to propose to Brigit-to-

India insect's repellents. A lot of.

Rencontres d'Aubrac, atteintes en trois jours de chemin, si l'on aime ces montagnes pelées,

on est sans doute libre de beaucoup de choses. Eden et immobilité principielle ? Eden et

Exil, et qui n'est pas forcément perte, marche douloureuse sans doute, mais marche portée,

et contrapuntique: avant que de souffrir, il s'agit de connaître la perte, de deviner la

plénitude de son enveloppe perdue ; sans doute cette aptitude au bonheur encore à venir

est-elle cette aptitude à goûter l'originaire. Des mystiques, des calculateurs, et quelques

ermites douloureux. Un eden encore beaucoup trop terrestre, se rendra-t-on compte bientôt,

car il persiste un interdit en eden, un seul, mais il est encore logique du bien et du mal, il

n'est qu'étape. L'eden n'est-il que la matrice, est-il déjà la matrice, ou bien n'est-il que

plaine presque ouverte, presque, bientôt enclose de la fuite ? Des chérubins gardiens de nos

doubles abandonnés, des angelots d'attente, à la porte d'orient, et qu'il faudra convaincre,

au retour. La passe de Shangri-La, étape intermédiaire de l'immortalité, et encore

différentielle des sexes. Peut-on, d'ailleurs, nous demande O. Germain-Thomas, dans son

habit de pachtoun émacié, parler de l'eden ? Parler de l'amour ? Parler de cette immobilité

principielle, qui dispenserait de tout voyage ? Nous en avons des expériences, nous en

avons un imaginaire, un songe, pouvons-nous y apposer des mots ?

Quelle que soit la cause de de la maladie, quelle que soit l'origine du virus, la maladie est

toujours un fait social total, et traiter la souffrance de l'homme atteint doit utiliser toutes les

ressources possibles, techniques comme spirituelles. Il s'agit de bien plus que de tenter de

guérir sa maladie. Quelle est alors la place de la prévention (hygiéniste, etc...) à long terme,

forcément efficace uniquement à l'échelle d'une seule vie ? Prévenir la maladie serait bien

une politique, à inventer.

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Manuel d'archéologie médiévale, M. de Bouard, 1975. Le mobilier donne le terminus post

quem du milieu. Mais ne sommes nous pas plus vieux que notre naissance ? Notre éther

n'est sans doute pas si assujetti à la chronologie. Hagiographie, pédologie. Les

constructions de bois sont parfois posées sur un solin de maçonnerie. Dont nous sommes

en quête perpétuelle, détourement, que nous masque-t-il et que nous filtre-t-il, tel notre

double dont nous sommes périodiquement clivés, de notre rocher originel ? Et ce rocher ne

fut-il pas d'abord argile, toujours en décomposition ? A partir de la fin du XIè, on n'utilise

plus un bain de mortier, on pose le blocage à la main entre les pierres du parement, dont les

joints, alors, s'amincissent. La pierre remplace le bois dans les édifices civils. Couverture :

au moyen-age, l'ardoise est un matériau noble ; du XIIIè au XVè, la tuile plate gagne du

terrain (ces tuiles sont alors liées, comme les ardoises, par du mortier). Au Vè, l'utilisation

du verre se réduit très fortement. Ce matériau restera un luxe jusqu'au XIVè. Vitrage au

plomb (présent dans les églises dès le VIIè, des fabricants itinérants construisent leurs

fours au voisinage de l'église) : de nombreuses craquelures dans la glaçure lors du

refroidissement. XIIIè : des urinaux en verre (nécessité de parois translucides pour

l'exercice médical).

Les milieux « naturels » du globe, de J. Delumeau. Retour de cette randonnée en Haut-

Atlas, de cette montagne qui s'est levée puis a laissé l'eau couper ses strates rouges,

blanches, jaunes verticales, abîmes de la Pangée, pour nourrir la vallée d'altitude, heureuse.

Erosion : une nature des matériaux, des solutions de continuité qui autorisent la circulation

de l'eau. Mécanique : dessication, pression, cassures ; appel au vide des versants,

tremblements de terre, thixotropie. Et dissociation superficielle, météorisation, blocs,

cailloux, graviers, sables. Dilatation/contraction sous l'effet du gel, du soleil, du

gonflement des poussières. Impacts de l'eau de pluie, de la foudre. Chimie de l'eau:

dissolution, hydratation, oxydation, hydrolyse, réduction. Vecteur CO2 : dissolution

karstique des calcaires. Des sous-produits en solution. Erosion biologique: radicelles,

racines des lichens, des arbres, etc... Transport des débris et érosion stricto sensu : les

débris gagnent l'aval par gravité (ici encore, les gens de la montagne exercent un

mécanisme anti-entropique local mais collectif, significatif, qu'il faut rendre plus

contagieux que l'individuel, celui du soi qui se ferme au « danger » minéral). Gagnent

l'aval directement, ou transportés (le vivant, chez les stoïciens, est le transport inverse,

passif de la pierre ou des tissus non doués de mouvement propre, actif de l'animal).

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Transportés par différents agents, vent, boue, neige, glacier, EAU. Abrasion tout-au-long

de ce trajet : couloirs d'avalanche, vallées glaciaires en auges avec contre-pentes, carènes

des roches tendres exposées au vent. Ravins, lits, gorges au passage des eaux courantes, et

érosions latérales si un obstacle se présente à l'eau : glacis, « plateau » du M'Goun, plus ou

moins creusé d'oueds secondairement. Dépôt des débris, sédimentologie qui trop souvent

ne nous interpelle pas. Cône d'éboulis, moraine secondaire à la fonte du glacier, dune

quand stoppe le vent de sable.

Marseille, fouilles de 2005, opération Collège Vieux-Port. A l'entrée de la calanque, rive

nord, celle-là même dynamitée sur ordre des Nazis en 1943, « opération Sultan ».De 1945

à 1964, on met à jour le théâtre antique, les vestiges sont visibles dans le collège, un

enseignant en sera, migrant dans le Pas-de-Calais, harponnant ensuite une cohorte d'élèves,

et « moi, Monsieur ! ». Un théâtre romain, mais d'inspiration grecque. Les fouilles

récentes, un « typique habitat colonial grec », sur le rivage, 40% de la vaisselle est

importée, c'est inhabituel même à Marseille, c'est énorme, c'est un habitat aisé. Trois

mètres de stratigraphie, de -600 à -500, trois mètres !!! Le niveau archaïque, et le plus

vieux élément connu de Marseille : « on a la chance d'avoir l'élément central sur notre

fouille », déclare-t-il en substance, qu'aurait dit l'autre archéologue, du trou d'à côté ? Une

architecture de terre et de pierre, de terre ou en adobe, cette brique crue, terre et brique

crue, à Marseille ce matériau très courant, et toujours récupéré. Mais le travail ne s'arrête

pas à l'interprétation des structures, il est des fossiles directeurs, microsphérique du

mobilier, macrosphérique du social. On tente la fonction : des boissons, des repas, des

banquets couchés ou symposium. C'est beau, cet alignement de gros et de petits blocs, ces

remblais d'effondrement, ces enduits décorés ! Ici, le « fameux », cet événement qui reste

extérieur à la fouille, devient l' « exceptionnel » d'un mobilier, d'une invention, d'une sortie

de terre. Fameux de la Connaissance, d'une Culture, d'Autres et de l'Education ; une

perception et une action plus loin, un projet et ses traces, l'exceptionnel. Premières toitures

en tuiles des monuments : « une pâte très sableuse avec beaucoup, beaucoup, de petit

dégraissant » . Mais : le gigantesque chapiteau ionique, réemployé dans un mur postérieur,

fut exhumé non loin, en 1952 mais il y a cinquante ans on ne prêtait pas attention aux

vestiges de terre d'aujourd'hui, traces à venir, demain le sable, peut-être, tout juste un peu

plus loin, centre en projet inouï d'une fouille toujours à venir. Pour l'heure : P (A/B)

= ? ...Un sanctuaire à proximité, nous sommes alors basculés par l'explosion d'hier dans

l'emprise d'une des zones sacrées de Marseille... Fondations et élévations, commerce et

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sacré, hasard et mémoire ; la salle de banquet (couché) est forcément double. Mais voici

les niveaux des pleines, assumées, universitaires périodes héllénistiques et romaines : rien

de bien sexy ici, une récupération énorme, classique, entre les VIè et VIIè siècles, y

compris des fondations grecques, sur trois à quatre mètres de profondeur ! Strates

médiévales et modernes, donc, déjà : mais le dérasement des années 1950, disparition de la

stratigraphie. « Bon, mes chers amis, nous nous connaissons, nous avons visité le site

ensemble. Alors, maintenant, pouvez-vous me dire... » Ses accents de ponte politisé, à

l'odeur d'alcool digéré. Attaque personnelle, après l'élévation générale, les rivalités de

l'instant. « Comme vous le savez, je suis... ». Que savons-nous ? Quelles invasions, quelles

présences autres ont permis notre abrasion, notre érosion, notre détourage ? On a arraché

les parements pour lire la stratigraphie, on a même découvert une présence arabe au XIIIè,

par un élément réemployé.

Magritte ou l'éclipse de l'être, M. Paquet. 1898-1967. Théosophie ? Le voyageur et la

messagère. Evolution, rencontres, constructions d'idées par le chemin même. Une sphère

protectrice en suspension royale, loin au dessus de l'écorce. Le thérapeute : l'horizon est

courbé, la nuit est dehors, le sac et le bâton de voyageur-intégrateur, le bout de la route,

cette jeunesse illustrée. L'oiseau-oeuf, l'arbre-feuille (« dernier cri », 1967), clairvoyance-

unité, et découpages. Empire des lumières, la lampe du jour-nuit. Abîme du tout, abîme du

temps. « Le mystère est ce qui est nécessaire pour qu'il y ait du réel » : à appliquer aux

êtres qui nous semblent familiers. Indiscutable antécédence de l'être, le plus ordinaire n'est

pas de penser, et la peinture n'est pas illustration, ni contestation : elle est auto-

développement de la pensée elle-même.

La Madeleine à la veilleuse est océanienne, de cette autre Zomia, que l'on me propose (le

bateau de la liberté, entre Oregon et Akha). Mais d'abord voir la montagne : y serai-je

avant la nuit où l'on décide de la brûler, là-haut, sous l'Himalaya qu'il faut savoir, et bien

au-dessus cependant de la plaine, à Muong-Singh d'où mon jumeau-génie trop efficace

(Tom ! Dooley) ne voulait pas partir, ayant accompli sa traversée ? Dooley, dans son

troisième et dernier livre, écrit alors qu'il se sait condamné, dicté peut-être sous morphine,

le cancer gagnant les vertèbres : « j'avais cru vivre dans un pays hors du temps, animé par

des forces fantômes », relatant ses dix mois passés à Nam-Tha ; « et pourtant je savais que

des forces antagonistes étaient en présence et que des dangers invisibles menaçaient. Le

royaume du Laos était comme une maison divisée contre elle-même ». Mille neuf cent

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quarante cinq, les Japonais défaits déclarent le Laos indépendant. Février 60, Dooley fonde

un nouveau dispensaire à Ban-Houeï-Saï, là où il fit cette chute qui révéla son cancer, alors

qu'il avait décidé de faire le voyage en pirogue de Nam-Tha à Luang-Prabang, et que

« chaque village semblait connaître sa propre épidémie ». Une étape avec son équipe à

Angkor, au bord de l'étang qui se trouve derrière la cour du roi lépreux, Dooley désirait s'y

baigner sous la lune. Puis ce sera enfin « la petite clinique du village de Muong-Sing dans

le Laos du nord » : « cette tristesse sauvage des vallées répondait à celle de mon cœur (…).

Un lieu de quiétude et de repos. Je n'avais pas envie de le quitter ». Un Tchevengour, un

Sukbaatar... « Les gens d'ici ont besoin de toi, et tu as besoin qu'on ait besoin de toi », Tom

Dooley ne veut pas sortir de la maitri, « faire ce travail, et le faire avec amitié ». Dooley

l'américain anticommuniste, Dooley le catholique irlandais, mais maintenant Dooley en

plein dans la Communauté de ceux qui sont unis par le sceau de la souffrance, que lui

décrivit Schweitzer, sceptique pourtant sur l'action alors trop prosélytique de cette tête

brûlée, lors de sa visite à Lambaréné. Imagine : Dooley désobéit au télégramme des US lui

ordonnant de rentrer (en fait la tumeur était bénigne mais le motif politique, émanant de la

CIA qui voulait lui donner de nouvelles instructions), Dooley poursuit son parcours

mystique (comme l'annonce le ton de sa conférence publiée sur youtube, document 3/4) et

devient un prophète de la Zomia, un chef charismatique, qui y disparaîtra à 53 ans

seulement. Ou alors, Dooley rentré aux States est éliminé par la CIA, qui comprend qu'il

lui échappe, qu'il ne soutiendra pas l'entrée en guerre des américains au Viet-Nam et au

Nord-Laos. Il est encore pour l'heure à Muong-Sing, « cernée par des pics très élevés, sauf

au sud, assoupie sur le plateau, enserrée dans des montagnes pourpres ». Et d'avion

« parfois on découvre une montagne brûlée. Je devais apprendre plus tard que c'était en

vertu d'un rite et quelle était la signification de ce rite ». Bruley doola sa montagne en vertu

de ce rite.

Google envisage vers 2045 de pouvoir « uploader »le cerveau humain sur un disque dur, ce

qu'il assimile à une forme d'immortalité... d'une énorme machine de Türing, peut-être. Les

anges pourront-ils faire obstacle à ce transhumanisme, à cette connectique autonomisée ?

Ils proposeront toujours leur solution, obligée, à cette incomplétude, et, comme aujourd'hui

également, aux pauvres, ceux qui n'auront pas pu ou pas voulu être chargés dans le grand

système. Il y a n anges de complétude, sans doute, ce qui laisse espoir de conversation à

tout-un-chacun, quel que soit son handicap actuel. Par contre, peut-être Google nous

fournira-t-il (ou bien doit-on dire elle?) la machine sublime que j'espère : celle qui

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permettrait de dire sans passer par le clavier, de transcrire la pensée sans plus

l'intermédiaire ni de la plume ni des doigts, de dire tous ces pré-mots qui défilent. Là on

ferait grâce à la technologie un pas vers l'inconscient et le réel.

Capitulo 13, c'est ma première « oeuvre » que je détruis, Shiva est à l'oeuvre, dans toute

pulsion créatrice il y a aussi de la destruction. Pas de regret, sous-couche comme motifs

étaient beaucoup trop ternes, me cantonner aux sept couleurs de l'arc-en-ciel, même si je

n'en compte que six (indigo, rouge, bleu, jaune, orange, vert), même hier soir sur ce

double arc époustouflant qui nous donnait au monde d'une hémi-coupole tangible nous

reliant aux verts crus des arbres du soir.

Pour pouvoir boucler le tri de ma bibliothèque -et ce déménagement-ci, quoique des plus

angoissants et des plus exténuants, est à cet égard salutaire, working books d'une part,

conservés avec moi pour l'essentiel ; livres jalons fondateurs, et donc testimoniaux, d'autre

part, mis au garde-meubles et à redécouvrir avec empathie par qui les délivrera ; et enfin

quelques cartons d'ouvrages sans plus d'aura et cédés à des bouquinistes ; pour achever la

réduction de ma bibliothèque il me reste donc à écrire cela :

Les spectres de Leitenberg, dans Un voyage de H.G. Adler, répondent aux critères de

Merleau-Ponty, ils ne sont que gauche et pas droite, ou l'inverse, mais de plus leur grand

nombre rend leur existence particulièrement incroyable, il n'existe donc pas de spectres,

sinon ils existent partout. S'il n'y a pas de zone grise, alors il y a des décisions claires ; et

Paul n'est reconnu de personne, mais il lève les mains pour saluer.

La « Dys » (lexie, graphie) c'est la pression du clavier connecté, Farenheit 4combien

déjà ? 51 comme un poisson dans un autre océan, mais clos, de bits . L'enfantdys pourtant

est heureux, et se fait photographier tout sourire, avec le livre que son copain vient de lui

offrir à son goûter d'anniversaire. Le livre en suspicion d'une nouvelle narcopolice, le livre

grésille.

L'adolescent inquiet demande à l'enfant où est la route. C'est le vieillard, qui lui répond.

Watergut & Mudwoman, dans l'attente on peut se réembourber dans les souvenirs qu'on a

toujours tenté d'éviter, « quelle fut ta boue ?», demandera l'analyste à chacun de ses

patients. Il est des traumas de feu, violents, et d'autres mous, carcans d'abord indolores et

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hypnotiques, promutiques. Un jour enfin on sent s'écouler cette pâte vers l'arrière, gluant

vers le sol, derrière sa tête, comme sous l'effet d'une sauge divinatoire, et l'on peut

raccrocher son génie propre : « allo ! Je suis de retour ! ». Le temps terrestre n'est que cette

façon particulière d'empêcher que tout n'arrive en même temps, et Lee l'opiomane, après

son AVC, abandonne définitivement la chronologie linéaire (Narcopolis). L'important, ce

ne sont pas les mots du textes de notre vie, mais le silence, ce qui passe entre, dans l'éther

qui cotoie, sans les circonscrire, les maux, les désolations, les blessures, la solitude ;

chacun construit son chef-d'oeuvre dans un temps qui n'est pas le sien, se mentant à lui-

même de plus ou moins bonne foi, survivant dans le mythe qu'il s'est fabriqué, les mythes

des contemporains ne peuvent se rencontrer dans ce lieu construit, et tous les mythes

pourtant se parlent dans l'à-côté. Le plaisir, de temps à autre, vit d'expériences, d'états

gazeux, d'ambiances, autant de phases qui donnent aperçu d'un passage, et il est n

passages, comme n corps, n anges. Le malaise : pouvoir aspirer si peu souvent à ce milieu

plein, homogène, si souvent hématique, si souvent tellement diffus qu'impalpable. J'ai été

tôt englouti dans cette quête-là, apprenti biologiste cellulaire, quand d'un prélèvement du

sang de l'autre, déposé sur un gel de densité choisie, il ne s'agissait que de récolter des

cellules pures pour enfin observer quelque chose. « Ficoll » plutôt que capote ; de toutes

les phases du vivant, la cellulaire est la seule qui se donne à l'observation, de par sa limite,

quand on ignore encore l'éther, la zone grise d'attirance, l'informatif du processus de mort.

Quand on est prêt, un jour, le corps-membrane peut disperser ses cendres et s'endormir

sous son chapeau, enfin en certitude. L'oubli n'est pas du côté de la mort, mais du

mouvement longtemps brownien de nos Mois ; la chute de l'empire stoppe la tragédie, mais

pas l'idéalisme.

Narcopolis, donc, de J. Thayil. Une Inde de Chine, l'opium est Shéhérazade, un rêve d'une

grande cité brisée, et déjà l'aube où l'on se tait. Où l'on décide de douter de soi, et alors on

ne mérite pas la compassion comme si on souffrait de cancer ou de tuberculose, quand la

maladie est en scrupule du "sûr-de-soi"...

Nous avons d'un monde fait votre lit

Et des montagnes ses piquets de tente.

Nous vous avons créés des deux sexes,

Et conçu le sommeil pour votre repos.

Sourate LXXVIII

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" Les femmes confondent sexe et esprit, les hommes distinguent toujours leurs deux ' " ' . natures, l homme et le chien , seul le désir voudrait fondre, ne faire quun Avant, juste

' - ' avant, on se prépare au grand calme, cest le juste avant de la drogue que l on espère, que ' . . l on sait, de la ville brisée Puis, on separle, voyageurs O: ' on parle à l horizontale, comme

- une cybernotoxique de divan peut être, comme une extase refusée aux abords de la . " ' " psychanalyse, et commeH Michaux disait le regard indien celui dun corps allongé , dans

Un barbare en Asie... " 'Et moi je voulais simplement être ailleurs, quelque part, n importe "... ' - . où, mais pas là rentrer chez soi ? Jai personne là bas Et bien sûr, pourtant, que ce

" " passage du mot, cette extase et ce creuset, même solitaires , se déposent quelque part en ' ' l espace intermédiaire, et circulent à tous, qui veut les toucher, qui veut sy appuyer; ' - - . l identité étant la grande illusion, nous participons tous de ce corps qui revient Mais

" ' !!" -cétait miraculeux, la façon dont son humeur changeait Une structure du border line, 'mais qui serait décompensée par la répétition cyclothymique, ou bien par la solitude quon

- ' se refuse; le corps se tord il dans le passage à l acte ? Sur son autre pôle ? En simple ' conséquence dune humeur devenue instable, par lâchage, par déplacement de la limite ?

' ' : Dans le passageà lacte qu il soit familial, social, ou toxicomane O. Et desandrogynes, des ' anges féminins, en pierres dattente aux murs de ce refus; les fantômes montent rarement

- sur le pont, car ils doivent trimer trois fois plus que les vivants, non linéaires, à tous ces plans, attirant si peu notre attention, dans leurs boutres enmer rouge ouHollandais volants,

. " " - puis le retour au fleuve, enfin, à temps plein, au soir de feu Le musulman ici la femme - ' émaciée de son opium sait la mort, l énorme mort interne, le vent toujours étranger, qui

. faseille saburka, ne tentant plus le havre unique desvertébrés

" " Les rêves ne sont pas étanches , on se frotte, ghrei est le sanscrit de frotter et a donné le " ' " Christ, l oint , on circule par tranches comme par prophètes dans le pit loka . , le bardo On

' - " ". y croise vers l animal de la douleur pure, et le minéral du sans douleur du speed Passe - )!( aussi une femme plus trop jeune, la trentaine peut être, soprano soprano colocature, ' .cette facilité à vocaliser plutôt quun registre à tenir, elle est encore, elle, au septième ciel

" " ' Une voix aussi puissante de ce petit bout de femme , mais ici, àNarcopolis, l opéra est la " ' ' véritable expression du chagrin; être dieu, cest y prendre la vie de quelquun et le réduire

". - en cendres comme un beedi Comme un paquet de beedis, peut être, vendus encore en ce - ' . Bombay là dansun paquet fait dune feuille cousueavec un fi l, structure en abîme

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Page 33: aller-simple pour Luang-Prabang.pdf

Ici, au Lager, dit P. Levi, "il n'y a pas plus de criminels que de fous: pas de criminels

puisqu'il n'y a pas de loi morale à enfreindre; pas de fous puisque toutes nos actions sont

déterminées et que chacune d'elles, en son temps et son lieu, est sensiblement la seule

possible". Douleur, ici, à l'extérieur, de la prise de décision; douceur extrême, aussi, de ces

moments d'anti-Lager où aucune décision n'est nécessaire et où peut flotter le temps. Si

c'était cela, qu'il y a après ce passage obligé du terrifiant bardo ? Et que "musulmans" par

leur condensation et mystiques par leur évanescence ont atteint durablement, se refusant au

retour ? Notre société hyper-normée tend à ce fonctionnement du Lager, les évasions

furtives rentrent dans le schéma de consommation et sont encouragées, la sortie par le fond

est cachée. Il faut pour la trouver soit constamment voyager, changer de norme; soit

inscrire sa propre norme, devenir tyran (en puissance). Il n'est de penseur que le voyageur

ou le tyran, il n'y a pas dans la sortie du trauma de voie médiane entre la perversité et la

folie; dès que je tente de m'installer, je deviens tyran déçu. Toute son existence, l'homme

tente de s'envelopper à nouveau de tuniques, de mères, de foyers placentaires; l'homme nu

est impossible, souffrant, par trop néoténique, tentant le leurre quotidien de la reliaison

prothétique au réel. L'homme privé de tout par le Lager n'est plus que vide et souffrance de

ne pouvoir aucunement combler ce vide, réduit à un rouage d'une machine grise, machine

qui peuple ses nuits aussi de cauchemars, lui n'en est plus qu'une pièce mécanique affamée

sans plus de contenant, ou plutôt remplie d'un immense du vide interne, machine se

mouvant dans un vide lui-même infini. Economie du Lager, ici il n'y a aucune entraide,

mais des quantités de trocs marchands, des candidats à la survie se nourrissent du naufrage

des autres. "Celui qui ne sait pas devenir Organisator, Kombinator, Prominent, devient

inéluctablement un "musulman"; dans la vie il existe une troisième voie, c'est même la plus

courante; au camp de concentration il n'existe pas de troisième voie". Le regard de

l'ingénieur SS "ne fut pas celui d'un homme à un autre homme; et si je pouvais expliquer à

fond la nature de ce regard, échangé comme à travers la vitre d'un aquarium entre deux

êtres appartenant à deux mondes différents, j'aurais expliqué du même coup l'essence de la

grande folie du Troisième Reich." "Et ma fièvre, celle de mes examens, cette mobilisation

spontanée de toutes les facultés logiques et de toutes les notions qui faisait tant envie à mes

camarades". Mais au Lager, l'usage de la pensée est inutile, puisque les éléments se

déroulent sans prise; "il est néfaste, puisqu'il entretient en nous cette sensibilité génératrice

de douleur, qu'une loi naturelle d'origine providentielle se charge d'émousser lorsque les

souffrances dépassent une certaine limite". Traumatisme par sidération brutale, on cherche

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partout l'attentat, la guerre, les sévices; traumatisme par émoussement de la pensée, comme

celui d'une enfance contrainte au mutisme... Le Lager d'une mère elle-même enfouie par

l'histoire et dont on ne peut sortir que de l'intérieur de soi-même.

Parfois quand la marche est arrêtée une autre douleur que celle du vide survient, une

pensée cette fois, Heimweh, mal de la maison. Je vide ma maison d'exil vide et tente de me

rapprocher de ce qui fut mon antre. "La conviction que la vie a un but est profondément

ancrée dans chaque fibre de l'homme. Les hommes libres s'interrogent inlassablement sur

sa définition, pour nous la question est plus simple". Les peines et les souffrances

éprouvées simultanément se dissimulent les unes derrière les autres, et nous avons faim.

Parfois, rassasiés pour quelques heures, nous pouvons être malheureux à la manière des

hommes libres. Et la pulsion migratoire, sur quoi donc peut-elle ici s'ancrer ? Celle qui

permet de rompre un lien, de se jeter délibérément, après peu de calculs, sur un obstacle à

franchir... L'entrée au camp est traversée d'un Lethe, s'estompent les souvenirs de la vie

d'avant, comme ceux doucereux et vagues d'une enfance, se réactivent et se renforcent les

souffrances nouvelles. La mort d'un homme est laborieuse.

Fleur-de-bidi sera son nom, les Ganesha que je fume depuis ma migration altiligérienne ont

bien le rose-fil de mon écharpe du marché du Trou: y rester jusqu'à nouvelle étape: Uzes !

Pourquoi ce mas m'attire-t-il, hôpital psychiatrique, m.a.s., familles d'accueil... Aller voir !

le ciel peut tenir ses promesses de retour-lutte, l'abandon de lutte est inutile, il faut trouver

la porte tout-au-fond du Lager.

Peleka, encres et aquarelles, 2013, fin du monde, Moravagine, soleil transverse, terrasse en

forêt vierge, peu de machines ici, encore moins d'indiens bleus, le caraté a fait place au

contagieux du choc des tablettes, plus aucun enfant n'écrira son nom, et le nagual même

n'attire plus au musée à venir de la civilisation amérindienne. Il ne me reste en cet ici qui se

déploie par reproduction asexuée, par image plate, par couleurs choisies dans une pauvre

palette, par rétro-éclairage au mieux, il ne reste en cet ici que l'envers d'un étourdissement:

le rire d'un immobile. Sur le quai pourtant, là où tu devrais gagner un fleuve que tu n'oses,

que tu ne penses, passe parfois, entre quelque automobile à enfant et quelque sortie de

restaurant au rapide des bureaux, le sourire imparfait d'attente d'un bronzage fantôme, le

chapeau d'une autre terre, ou le sac trop lourd du pèlerin de deux jours. Sur le quai qui seul

résiste aux quatre heures de cellule collective, qui égrène au malgré de la pensée les cents

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privés de rêves, qui affronte les dents de la déesse fondue d'instants au trésor blanc des

banques sans plus de guichets, seules les lignes de sécurité; mais un sas, diurèse des

étoiles, et le quai guide toute une bipédie encore, malmenée, quelque chose de timide en

moi mais d'indiscret, mal assuré et comme coupable, mais qui guette ta beauté.

La Bourlingue, et un petit chapitre seulement sur "les décades lilloises" en fin desquelles le

ponte m'hypnotisera quelque peu: tout était bien joué avant, coup de queue à la fille du

patron malgré tout, et une prodigieuse soif de comprendre son priapisme, il lui fallait

démontrer tout un axe plus cérébral. Je ne voyais, moi, que la continuité des

cytomembranes, mystique message, union de tout le biologique à partir de son unité de

base, la cellule. Mystères des sourires et des courbures asiatiques, bref passage à Hanoï où

le médecin capitaine faisait le mur du laboratoire d'histologie pour poursuivre la nuit ses

travaux. Héros de le résistance, qui l'eut cru, face à ce mandarin à la façade purement

intellectuelle ? Notre nature est le mémorial de la traversée des formes qui nous ont

précédées, à partir de l'étoffe de "cet" univers dont nous sommes issus, proclame dès les

premières lignes de ces mémoires le professeur qui ne jure que par le réseau neuronal, mais

un réseau issu... d'une sacrée bourlingue... Puis, un prude style ampoulé qui souvent se

perd à lui-même; Julien Barry fut son propre guru, récusant tous les autres, étant part de cet

aboutissement qu'il scrutait dans la connexion neuro-endocrine, dans la commande régulée

des humeurs et des affects... Certains de ces récits composants ces mémoires, précise-t-il

pourtant, pourraient avoir tellement été décontextualisés et métabolisés "que je pourrais ne

les avoir que rêvés". Et relate en l'enfance la naissance en lui "d'un double insupportable,

ricaneur, mal intentionné, qui n'est que notre commun démon de l'animalité vomie,

heureusement tempérée chez moi". "J'avais horreur de la souffrance, de la maladie et de la

mort; j'en venais à penser que l'humanité était une sorte de maladie honteuse planétaire(...).

Je me passionnais, depuis la seconde, pour la philosophie. J'avais lu le traité de Bréhier

(traducteur de Plotin ???) et m'autoproclamais Tatagatha (celui qui est arrivé au vrai),

Mahavira jina, le grand homme victorieux. J'étais passionné par les cours du Pr

d'histologie, friand des spéculations ultrastructurales à la Frey-Wyssling" (le maître fera

donc passer cette fascination...), "et qui outrepassait prophétiquement les capacités

conceptuelles de la chimie biologique de l'époque". Affecté à Palavas en 1942, "j'aimais à

faire de longues promenades solitaires, le long de la plage sablonneuse, et, plus encore,

entre les étangs de l'arrière-pays, dans la direction de l'ancien évêché de Maguelonne... des

éclairages comme j'en ai retrouvés plus tard à Hanoï." Rejoins à l'été 43, tout juste diplômé

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de l'école du service de santé des armées, un maquis patronné par les jésuites de

Fourvières. Désir de refaire un monde plus juste, s'engage ensuite dans les FTP

(d'obédience communiste). Une scène réelle mais relatée de façon onirique, au maquis:

une main tendue du héros de l'histoire vers son amante qui ne l'aimait pas, un peu derrière

un troisième personnage, c'était le monde d'un miroir antisymétrique, inversant le rôle des

acteurs réels, mais cela bien peu le savaient; le suicide du délaissé le lendemain, une balle

de fusil à blanc tirée à bout portant dans le crâne, je ne fis que le certificat de décès, mais je

revois toujours la première scène, celle exposée aux regards de tous, type théâtre aux

armées... J. Barry ne sera jamais le troisième personnage, ne croira jamais à un troisième

de la vie ou de l'amour: puisqu'il faut vivre, se battre, régner. J. Barry trouvera la raison de

l'amour dans la verticalité qui nous traverse, héritée de toute cette traversée constitutive

mais qui ne nous juge plus. J. Barry n'avait pas de comptes à rendre. Mais voilà le NHLDI

maintenant, qui condense toute cette traversée, voilà la quête du bon père de famille très

sexué, dont la Monique périra pourtant dans un tableau de cirrhose hépatique qu'il

s'acharnera à relier à une infection tropicale négligée lors de l'année indochinoise. Et, plus

sûrement sans doute, à ce premier-né décédé à l'hôpital de Hanoï. Et le "regain" de ses

septante ans, l'homme assaillant alors les agences matrimoniales pour refaire couple. Avec

succès. Juin 1956, Bulletin de la Société des Sciences de Nancy, J.BARRY : Les cellules

neurosécrétoires acidophiles du noyau hypothalamique latéro-dorsal interstitiel du Cobaye.

Tout le reste suivrait. Pas les publications, ni donc le Nobel, pour peut-être, pourtant, cette

toute première démonstration d'un contrôle neuronal central sur le système endocrine.

L'observation directe et la conviction du phénomène lui suffirent. Jusqu'à ce que, par trop

ignoré de la communauté internationale, son oeuvre de transmetteur accomplie, il ne se

retire, anticipant l'âge de la retraite, de l'université. Je le croisai juste à temps, en PCEM1 et

2. "J'étais reparti, libre, dans ma curiosité (ou mes délires ?) encyclopédiques". Et une

attirance/répulsion pour le Tao, mais la blague ! de la rétention séminale ! et de celui-qui-

sait-tout-pouvant-ne-rien-connaître ! La connectique neuronale, et sa téloduction évolutive,

oui ! La mort de tous les vivants, depuis l'apparition de la sexualité obligatoire, et Dieu, ce

déploiement évolutif. "Multiplexages combinatoriques, des viscérocepts aux percepts"...

J'approche de la terminaison. Poursuivre à tout prix le traçage des connectivités (J. Barry

tenta de financer des chercheurs formés aux nouvelles techniques de biologie moléculaire

sur ses deniers de retraité, pour tenter de visualiser par sondes moléculaires le tractus du

NHLDI). Trop latéral, et trop intersticiel, sans doute. Pour une synthèse ultime, "Dong

Xihuan", comprendre aimer. Libido du rêve. "Nous commençons d'abord par aimer/fuir

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avant de comprendre, il nous faut aimer pour comprendre, mais nous ne savons pas ce qu'il

faudrait que nous aimions". Humanisme de vieillard libre, enfin, puis Exit. Exit ?... La

Bourlingue: l'Indochine qui fait sa féminine couverture ressemble terriblement à un axe

hypothalamo-hypophysaire, et tout un tractus à gonado-libérine y était inscrit. La vie des

disciples n'est pas colinéaire de celle de leurs maîtres.

Les femmes n'ont rien à voir là-dedans; je veux bien gracier n'importe qui mais pas toi

(Le Maître-Monchu et Marguerite-lettone)

Plus ma maison doucement se vide, et plus j'en apprécie l'espace. J'élimine des livres de

cartons, écrivant au passage l'essence des notes prises. Contrainte physique du

déménagement, plein le dos douloureux, mais condensation intellectuelle du contenu qui se

réduit. Déstockage/métabolisation, positif. Rester en état de déménagement perpétuel,

plutôt que de courir la brousse ?

Le « Quelque-chose n'est pas symbolisé qui se manifeste dans le réel » de Lacan est en

parfaite concordance avec le théorème d'incomplétude de Gödel !!!

Sur l'épais dépôt de fumier, dont une partie a été réincorporée progressivement dans le

champ voisin, quelque végétation archaïque déjà s'est implantée, comme timide et

squelettique, sur un des bords de la masse brune; mais les feuilles orangées de l'automne

s'incorporent maintenant par toute la surface de cet organe nouveau dont la face supérieure,

quasi-plane et horizontale, surplombe la croisée du goudron et du chemin de pouzzolane.

Un sol nouveau est toujours en train de naître. Nolhac, volcans et bouses.

18 OCTOBRE 2013. MICHEL DE CERTEAU PUBLIE LE TOME II DE LA FABLE

MYSTIQUE. Trente ans après son cancer du pancréas. Circulation par les plaies et les

souffrances. Les corps transportent et projettent les sens, les jouissances, et les

hallucinations, dans cette science expérimentale qu'est la vie et que l'auteur cherchait à

dire. La veille au soir Sloterdijk me disait la porte de l'intérieur des chairs qui enveloppent-

disparaissent... La renaissance, après l'épreuve où l'on craint, immobile, la perte, est état de

nouvelle connaissance, me rassure ce matin France Inter.

Sphères III, Ecumes, Sloterdijk. Une pensée diverse et non nihiliste, pré-métaphysique; une

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encre discrète, de marée basse au vent de terre: ce tome III dit les compromis

contemporains aux sphères, les passages au pôles des courbures de l'espace humain et des

blessures des organismes. Cap sur le Thanatotope - oui, dans ce tome III les sphères se

mille-feuillent à la Deleuze, deviennent tissus, mais ces strates n'en restent pas moins

courbées en lien avec la force de gravité des morts, comme l'espace physique est depuis A.

Einstein courbé de par sa propre masse, ce qui donne effet gravitationnel. Dans ces topes,

donc, nous sommes plus ou moins directement soumis à l'ivresse ou à la rage, ou à la

compassion, de nos morts, et notre réel se construit bien de par même cette poussée

rétrograde; les hommes sont mortels plus encore dans le sens qu'ils ont leurs morts derrière

eux que parce que la mort les attend. Thanatotope, donc, province du divin, car notre

pensée-savoir actuel n'est qu'une île dans la mer du savoir-pensée, l'intelligence y prend

pour point de repère ce par quoi elle est surmontée, nous y explorons ce Dieu que pessoa

désignait comme un intervalle immense, entre cette porte du dedans et celle du dehors,

entre quoi et quoi ? Pour l'heure, on a les ancêtres sur l'échine, leurs images nous touchent,

nous effleurent, nous poussent et nous blessent, cultes et spectres, sur l'île anthropocène.

Tout d'abord, in illo tempore, dans ces petites collectivités où s'équilibrent morts et vivants,

de par leur nombre proche et leur terre partagée, le thanatotope est un quelque-chose quasi-

personnel et visqueux entoure et imprègne l'être, tout près, tandis qu'en haut de la colline

cent yeux regardent, affamés, vers le petit camp des vivants. L'âme personnelle et des

forces anonymes s'associent étroitement, le culte est celui des échanges de la petite

thanatosphère, le vivant est réceptacle d'une pronoïa toute pregnante, comme si notre

campement était l'objectif logique des sorties et des razzias de nos voisins invisibles, qui

revendiquent, qui sont ce Dieu premier, "raseur transcendental" ! Puis, du campement, on

éloigne les tombes, on met du silence, de la distance, le Dieu s'éloigne, nous nous en

croyons parfois abandonnés: alors on obéit à la logique que l'on s'invente, cette

organisation de l'espace comme de la société et du langage autour de trous, de manques,

d'indicible, d'interdits; alors on communique encore par-delà la sphère, mais par la

blessure, et le temps absolu du traumatisme, ce temps archaïque devenu invasif à l'isolant

imparfait de notre société, ce temps électrique, et qui nous dépasse quand il gagne le

conducteur, quand il inonde la contenance. Les groupes actuels naviguent au sein de la

double membrane d'une violence externe, celle des morts-Autres déniés, et interne, celle de

la blessure logique que cet oubli impose. Cette double membrane est bien un trope courbe,

car l'espace humain se courbe sous la gravité des morts; et aux instants d'équivalence sans

doute y-a-t-il flip-flop transitoire de la membrane, et instants de possibles, d'émergence de

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tous les refoulés, de communication pleine dans la thanatosphère, d'utopies naissantes et

autres contre-cultures. Courbure du trope, dès la domestication néolithique, et aussi

production dès lors d'une immunologie des organismes-groupes, d'une xénopathie du

psychisme, où seul le spécifique incorporé est alors soumis à l'entropie, tandis qu'on

s'autorise et on s'invente les "bons" Dieux éternels de la création, mais exilés, inaudibles;

mais chaque résistant au sein de ce système immun a pourtant le possible de l'oreille

directe de son ancêtre de choix.

La main de Maxime est dans la fondation de cette maison de Fosseux, dans cette reprise du

début du XXIè siècle de l'assise du compost humain des habitants précédents. Maxime y

accourut à la naissance graphique de son aïeul sur l'imprimante à jet d'encre, front

déchevelé en avant, dont sa naissance à moi fut: "car l'abondance ne se partage pas".

Poursuivre cette bâtisse du chantier perpétuel.

Le soir où je me suis endormi avec mon crayon orange et que le drap se tacha: mes

descendants croiront sans doute que j'ai défloré une extra-terrestre (option 1: x) ou une

impubère avec ses bonbons Haribos (option 2: ).

Publier est cet objectif de liberté-quant-à-cette-peur-d'être-seul

(là-où-les-organes-ne-nous-coordonnent-plus)

et qui porte le nom de marche et de compromis du gîte

Un mot en zaoum, sans doute, peut-être posé pour ce dire à apprendre la langue des

montagnes, celle qui serait sans-accent-qui-me-rend-les-autres-insurmontables.

Au Laos, 7 Français sur les 49 morts dans le Mékong... Le bardo ne sera pas long.

Que ma prière les guide dans ces 7 jours vers la source dont ils s'étaient peu approchés.

(last call for Monchu in this flight)

"Négatif: on tente Luang-Prabang plutôt que de crasher sur la même ligne"

La Fable Mystique II vient alors que je ne l'attendais plus, qu'elle devait à jamais rester une

évangile sur le corps jamais écrite, impossible. Pourtant tout était dit, déjà, il n'y aura qu'un

inédit, mais des retouches, pourtant, dirigées depuis un corps qui n'était plus que palliatif et

douleur. Certeau n'aura jamais rien eu de nouveau à donner, depuis son compagnonnage

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initial avec J.-J. Surin, mais cisèlera toujours en un "plus près", au plus près, au fur-et-à-

mesure de ses textes, le contour de l'expérience qu'il voulait nous donner à toucher. Les

entrelacs de son dire se croisent dans une tension de plus en plus forte, et la FM II nous

donne - dans son introduction déjà - le plus intense de cette friction de son expérience au

réel. Comme le rapporte A. de Baecque dans Le Monde des Livres, la FM circule

"l'invention d'un corps éloquent, portant les marques de ces crises mystiques des XVIè et

XVIIè siècles: plaies, incisions, enflures, stigmates, mais aussi transport des sens,

jouissances, privations, hallucinations; elle nous donne en décryptage la science

expérimentale qui habite la scène mystique". Pour l'heure, le colis, reçu depuis deux jours

déjà, attend sur la table, comme pour retarder et préserver l'émotion de... l'ouvrir ! Une

forte encre, comme artisanale d'Asie, et un fabuleux posthume de ce II... "Le chercheur

peut espérer que les questions que ses archives posent déroutent ce qu'il leur a demandé",

ainsi va-t-on vers la mer, devant cette étrangeté de nos cadres, dans une friction entre

exigence et rationalité d'un comprendre d'une part, et l'attraction depuis un ailleurs d'une

histoire qui hante nos territoires; quelque chose arrive, qui s'instaure.

"Excusez-moi, on est diminche ou sameudi" ?, demande l'homme en cet encore gris et frais

matin provençal de la place Voltaire. Il ne devait pas ne changer que d'heure, sans doute.

Tous nous nous astreignons à ce rythme, tous nous cherchons la ligne qui ferait

achoppement à ce quotidien. Pour la nième fois, depuis même avant cette aube qui a été

reculée, passent et repassent les nettoyeuses à brosses gigantesques, la course se prépare,

celle que j'ai snobée, abandonnée, cette course qui n'est plus qu'avec moi-même et comme

sans objet.

J'ai déjà enlevé une femme, après l'avoir laissé cicatriser un peu, peut-être aurait-on pu

poursuivre loin ensemble sa quête de l'organic sex, mais sur ce seul point on eut été

ensemble. La femme qui m'attire est un splendide petit bloc de post-it en arc-en-ciel dont il

faut trouver le feuillet qu'on est capable de circuler plein, et d'agrandir à l'infini, à deux:

l'amour est abandon de toutes les autres couleurs, synchronie sur la vibration commune. Je

lui dis un jour: "tu es mon grand bleu du ciel", et elle sourit.

Pays de Rhône, Sud, l'herbe n'est pas ici de tendre plus-value, mais les arbres, et les îles.

Chacun tend à son mas, sans être astreint à aucune pâture, la vigne fait appel, le musicien y

sera aussi, et sa famille. Le temps sait être discret à la certitude du demain, les peuples

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frayent sans plus de combat, toutes les femmes enfin sont métisses du soleil, sans que les

hommes pourtant ne fraternisent à ce possible.

On se nourrit alors d'une expérience autre que celle que l'on aurait dû accumuler à l'âge du

maître de maison. Autre ? Qui ne passe plus par le corps de la production ni de la

reproduction, qui fait strate quand elle perspire, qui n'est plus que lien de beauté; mais qui,

peut-être, rend inutile la lecture intégrale des grands traités. Paresse d'écrire et du faire,

comment donner à d'autres, plus vite, le passage de ce lien-là ? Comment devenir guru

avant que de hanter la thanatosphère, que de basculer pour ces corps finis en l'énergie qui

se s'émancipe justement de leur limite ?

Arles est peuplée de

soleil et de langueur

pâle, mais aussi de

découvertes

d'errance. Elle est

Vézelay en hiver, et

Cisternino au coup

de minuit. Ring du

solitaire: elle permet

la distance qui

sépare de l'ennui, ce

regard interne. Car il

y a bien ici, quelque part, un "entre" parisiens-sur-un-pied et coréens-sur-un-tournesol-

doré: une femme d'attente. Ici l'une se vit proposer la prostitution au hammam, l'autre sans

doute a oublié son extase face au trio Chostakowicz (moi, pas les ondes des vibrions des

cordes), et la première: simplement, amicale. On oublie vite un sud, cette sorte d'immunité

mais naturelle, qu'on n'en a aucun dieu externe de rappel (les sphères de Sloterdijk ne

traitent que de l'immunité acquise, spécifique). Mais aujourd'hui, assis, seul le courant du

fleuve m'abrite du vent; chacun de nous est un spectre de son vent, en contemplant de

temps à autre le reflet, d'une rétine immature. Entrevue, puis vient la rouille. Mais ici, la

lumière du Rhône et de son delta-miroir toujours rappelle; il est si haut, rapide et brun de

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plein qu'il suffirait de peu.

Heimat, Heimweh. Il "renie" (dit la traduction) ses parents, reçoit l'offrande-deuil de

l'amour, et part, emporté par son désir. Déflorée par le frère, la belle pleure les 27 mots des

lointains pour dire vert. Pleure aussi son amie. Arles dit la mer. Arles est comme un remou

calme du fleuve: le courant n'y semble pas porter, pourtant caravanes, bêteaux et vents

immobiles s'y nuent, presque silencieusement, palmes de retour.

Sur le forum, les Arlésiennes parlent toujours de l'ailleurs de la fête; pourtant ici chaque

recoin de pierre pleure et se déplie. Feria du Sud, sourires, cagoles, accents. Du Rhône il

est vrai ne montent pas les fêtes, on recherche son port, on va à Marseille. On revient,

happé de pierre blanche. Et du chant des gitans sur la place, et des gitanes, interdites, aux

yeux noirs de foudre.

Le "Voltaire" est toujours le seul hôtel où la fenêtre-suite est une place blanche de tilleuls -

et c'est l'automne. Se tenter, demain, à son réveil. Seule la chambre n°2 est occupée...

Pouvoir être à ciel ouvert et à air frais ou à vent souple est le premier enthéogène; sortir de

la chambre, des murs de pression et d'a-mission. Et c'est bien dès les platanes de Valence

qu'on en a la permission, celle des près lassés. Surgit dans ce calme un flot d'Allemands,

puis de canadiens, peut-être bien le sonotone relié en HF au micro de la guide, chapeaux de

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brousse, traversent la place Voltaire, cap sur les arènes.

Nous oscillons tous du discret au chaos, il n'est pas de "petite vie". La plume seule

repousse encore plus loin la frontière, que les seins toujours fiers d'hier tentent de courber.

Gravité des morts, fierté des naissants.

Arles-Bénarès par les ghats et retour. Deux gitans, deux Indiens méditent au fleuve,

certains fument dans le courant qui est même corps sans organe, tissu liquide, et ses

transports. Même courbure de ce rasa sous le poids des passants. Incinération ou interdit,

courbure par l'interne du méandre comme par l'effroi du vivre (vire)-à-côté du parti.

Si tous les sages fuient, comment feront les temples pour les suivre ?

Pascal Quignard, les Ombres errantes

Le fleuve étire plus que le souvenir de nos songes.

Les rues mettent des oeufs à leurs fenêtres, les restaurateurs des ovoïdes blancs mais

énormes dans leurs salades. Interrogent, surprennent, se goûtent. Il y a une sphère de Sud,

qui gravite sur le fenouil, pour le passage des défunts on cuit mes marrons avec le fenouil;

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l'accent et la lumière, le parler vif mais contenant, le regard-foudre, et à la sieste l'Un

immobile. Un monde de l'indispensable des terrasses d'ombrages, en haut des maisons

comme en haut de l'esprit.

Mieux vaut pleurer sur un broute-minou que sur un service informatique.

En exil de mon propre solitaire, plus solitaire que solitaire, immergé dans la foule par

l'alcool, et pourtant: quelque chose d'immanent, une beauté se font palpables, au peau-à-

peau, quand sons et images ne sont plus que magma bourdonnant, direct, immédiat. En

rentrant chez moi - encore heureusement chez moi, malgré tout - plus vite que prévu, pour

courir, mais seul, sur ce sol d'autres, j'ai failli arracher les oriflammes, les trouvant éculés:

mais devant le Mézenc maintenant ils faseyent, témoignent, d'un cryptoportique toujours

vivace (le cryptoportique: une porte cachée par le panoptique).

Palladium. Boris Razon, ça fait vraiment pseudo. facile, pour quelqu'un qui explore le flou

de la limite du corps. C'est aussi une belle encre du solvant qui monte, du champ opératoire

vers les neurones des chirurgiens-spectateurs; Palladium, le mythe de l'extrus, voudrait

réaffirmer, face à notre angoisse, quelque chose qui serait détouré par l'évidence de notre

contingence, ce rapport à l'intrus. Une vie vite, mais une vie sans plus de rythme, car c'est

le corps qui lui donne, de ses sensations, de ses mouvements, et le corps de Razon s'est

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abandonné, comme s'il avait dépassé la dose autorisée de sauge, et lui a basculé ailleurs,

dans l'instant où le temps n'a aucune valeur: "le temps est un caméléon, il se transforme en

puits, en tunnel qui se prolonge dans les entrailles de la terre et tu t'y perds". Sans corps:

une vie sans temps, et une vie sans sexe et sans désir, aussi, même si la beauté parfois

calme les monstres, les démons et les brigands qu'il va combattre, dont il va être. Il

embarque sur l'autre rive, celle de l'enchaînement des faits, et non plus celui du temps que

l'on retient. Car le temps tient le corps en respect, et le corps tient l'Autre, et ici tout se

décroche. Ou presque. Métamorphose, et échappée non pas mystique - car Razon a bien

vécu l'expérience organique - mais lutte, avec, et parce que, en dernière vision, "ses seins

fiers, quand elle me chevauchait": Razon était bien resté accroché, par delà son corps

perdu, à quelque chose, comme une matrice de son corps perdu, et qui lui permettrait de

revenir. L'amour est notre matrice corporelle perdue. Bonheur frissonnant de ces moments

où je prenais Maxime sur mes genoux, dans la cuisine, à Fosseux; et des jeux de "catch"

quand ces deux zozos se jetaient sur moi dans l'herbe de la campagne; de nos petites

cavernes de toile et de pierres, d'un mobil-home ou du Touquet, que l'on peinait à quitter.

Ce frisson-là qu'expérimente, amplifié, celui que son corps quitte: "le trépas est un

processus erratique".

Sept ans de travail pour ce livre, sept fois sept jours de traversée, dit aussi le livre des

morts. Au carnaval des morts-vivants, l'humanité est diachronique et totale. Vision de

désastre, de bardo, il y a plein de réfugiés comme moi, nous sommes en pleine littérature

post-exotique, Dondog de Volodine, l'effondrement de la limite et l'errance. Dans le même

style délirant que dans Voyage. Dans cette jungle des autres agressifs, "la pulsion de vie

cherchait un coin, un rocher où s'ancrer", "il fallait que je séduise la femme, et qu'elle me

protège". Le corps peut bien voyager, l'esprit doit rester à l'intérieur du monde, Razon n'est

pas dans le lâcher-prise final de l'auteur du Scaphandre et du papillon. Ni dans la quête du

noir de source d'un J. Bousquet: il est dans les catastrophes de voyages au plus profond.

"J'étais arrivé au fond (d'Ecully): une zone désolée, entre un vieux village à la française et

une banlieue plus récente, une zone de jonction sous la neige, grise. Je devais passer par

là". On peut même envisager le caractère psychosomatique de ce lâchage du corps, sa

métamorphose était nécessaire, comme pour chacun de nous, mais ne pouvait se faire que

dans le brutal, comme Bousquet s'offrit debout aux balles ennemies pour échapper à son

social et gagner l'interne de la femme qu'il désirait. Mais dans trois jours tout sera plus

clair.

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Nième conflit dans le bardo, et religieux celui-là ! Agression, fuite, protection, et toujours

cette tentative de retour (dans son lit, à l'hôpital, là où l'"autre" est chargé de veiller son

corps, et là où la famille l'appelle), mais "ils étaient des hordes à vouloir ma peau", dans la

thanatosphère... Au-delà de quelle limite, de quelle décision, de quel lâcher-prise la

thanatosphère échappe-t-elle à l'agitation du bardo ? Quelle est l'étape suivante ? Quel est

l'après de la dysautonomie ? Pourquoi le pas-tout-à-fait mourant irrite-t-il ainsi les morts ?

Puis, imperceptiblement, le vivant-mourant émerge, par quelque tressaillement; les êtres du

bardo, eux, sur le toit, sont de plus en plus décharnés, en lambeaux. Et Razon perd alors la

part morte de lui-même, quelque chose qui lui était tombé dessus de son transgénérationnel

indicible, sans doute, il lâche cette part là, il est un autre, dans toutes ces plaies que la vie

forme au jour le jour cela aussi aurait pu se faire, mais dans le bardo, ou dans le camp, on

se métamorphose plus vite, et plus radicalement. Quand on meurt c'est cet autre qui voyage

et nos limites d'hier s'unissent au bain du Lethe, on ne les percevra plus que dans son

écume; quand on ne meurt pas encore, quand le voyage est incomplet, on réintègre la

forme, encore, pour l'heure, mais c'est l'autre aussi qui l'habite, et bien plus libre qu'hier.

C'est, après "ton petit camp de concentration en toi", "le plus nu et le plus pur en toi".

Les images construites du bardo sont un langage de la douleur, qui n'est pas le même que

celui de l'inconscient. Un langage régi par l'a-corps, l'inconscient lui a un espace de

dilution plus large encore. Mais les compartiments échangent: équivalence de l'image

hallucinatoire et de la douleur, la douleur condense le bidimensionnel de l'image, cette

compagne psychotique, grâce à la troisième dimension de l'électrique, de sa décharge,

pour nous rendre au corps. Le corps, c'est l'aura de la douleur, qui permet de contenir l'arc

pur de douleur. La psychose, le rêve, l'extase, ce sont les chemins de vent qui disent plus

que leurs poussières de temps, ces images qui s'y papillonnent. Chemins de la douleur,

dans le temps et le corps; hallucinations en chemins détournés quand ces voies du corps

sont coupées. "La douleur est un monde sans frontières", comprend l'ancien bobo; un

scrupuleux serait-il mort, lui, sans tenter d'agresser et de tuer les spectres ?

A chaque instant nous mourrons et quittons l'autre (la maladie catalyse des étapes et nourrit

la sphère). Le retour, ou arrivée de l'autre, un voyage triangulaire qui rapporte quelque

chose du continent nouveau en y laissant une part ancienne de soi en gage. "Il (celui qui

me surveillait) est maintenant tapi dans mes os et mes muscles, et se tait"; lui, sorti, se sent

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bien dehors, laissant les autres dedans. Nous vivons à l'extérieur du scaphandre qui nous

masque à la source d'une litanie de fleuves du Lethe; image du monde en abyme dans la

bouche de Krishna, l'Himalaya de la source nous est masqué, le monde du sans-limites

accroché aux versants de la Zomia.

Il ne me scanne pas si mal, mais il a les tennis qui puent et l'invasion facile, le Rebeu du

Clermont-Paris. « Une écriture qui parle quoi qu'illisible, de par son organisation élégante

même », me dit-il en substance voyant les notes que je retranscris. « Les pommettes

saillantes de celui qui fait du sport, au moins du footing, non ? Mais vous ne faites pas de

sports de combat ? ». Là il abandonnera, face à mon dédain des paramilitaireries qui

semblent l'attirer, lui, violent verbalement au téléphone avec un proche, menaçant, c'est lui

sans doute qu'il voulait maintenant « scanner ». « Et un milieu parental aisé, sans doute,

une mère de famille qui n'avait pas besoin de travailler » jugera-t-il aussi, sans jugement,

un peu avant. Mon refus de le laisser enlever ses chaussures, ma réserve face à son

invasion, mes quelques efforts de conversation, il m'avait fait ranger tout mon matériel

épanché sur le siège vide à côté de moi, prétextant le siège le plus proche et un handicap du

genou gauche, bien sûr il lui fallait ce fauteuil gauche, bien sûr il cherchait quelque chose,

une voiture peut-être à la gare, et moi qui, insolemment, déclare continuer mon voyage en

train. Et n'avoir « quoi, pas encore ! » ouvert de cabinet libéral ! Il faudra le réveiller,

quelques sièges derrière, pour qu'il ne reste pas la nuit dans le train en gare. « Vous devez

être extrêmement structuré ». Oui, mais alors avec beaucoup de jeu dans beaucoup de

structures ; une polystructure psychotique compensée, et ce sur plusieurs jeux de sphères.

Yeeh !!

Décidément j'ai eu raison de toujours avoir ce sentiment de défiance envers Jean Daniel

(du Nouvel Observateur) que d'autres semblent vénérer comme démocrate éclairé, et

homme de combats justes pour l'homme à libérer. D'où me venait cette image que je ne

pouvais faire mienne ? Un éditorial de pseudo-homme de gauche, malthusianiste au moins

sur ses vieux jours, comprenant les perturbations consécutives aux « déplacements sans

mesure ni contrôle des nouvelles populations »... comme si le déplacement était nouveauté,

et cette apologie du Lethe de l'état-sclère !

A la table derrière, deux couples bien « terroir-foot » semblent préparer une émission de

« téléréalité ». « Au début on faisait beaucoup de choses en couple, maintenant etc... c'est

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sans doute parce que etc... » ; les autres : « Moi j'ai déjà été dans des mariages de gens que

je ne connaissais pas, ça ne me serait pas venu à l'esprit moi, ça ». Aux soirées de VRP-

commerciaux, on finit plutôt à poil dans la piscine, en défonce, parce qu'il y a quelque

chose qu'en longueur de tout le jour on ne peut pas dire, une attitude de programme et

d'organigramme.

Le génie d'Einstein : un corps calleux très développé. Un droit et un gauche très connectés.

Relativité et cosmogonie, et raisonnement en abîme.

Violette Leduc, auteur de La Bâtarde: "Je m'en irai comme je suis arrivée. Intacte, chargée

de mes défauts qui m'ont torturée. J'aurais voulu naître statue, je suis une limace sous mon

fumier". Elle naît en 1907 à Arras, écrit ces lignes en 1942. Sa mère, bonne à Valenciennes,

engrossée du fils tuberculeux des patrons, part y accoucher seule. Amours homosexuelles,

ou avec des homosexuels, dont elle avortera. La littérature sera sa grande affaire.

L'esprit court sur l'eau à Maguelone

Le vin des Compagnons : exprimés

La laisse de mer en feu

Et cette mer qui se gonfle, un peu en arrière, au vent, emmenant le tout, fatale

Il y a comme peu d'enfants à Montpellier

Sœurs Sourire et Violette du Nord

Qui tente la prison au nom de son père

Enfant assassiné, « je m'en irai comme »

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On ne peut pas être ami avec V. Leduc, dit S. de Beauvoir, pensait-elle féminin ou

masculin, éconduisant l'admirateur mâle homosexuel ? Elle ne veut qu'aimer, et elle reste

seule. Elle pensait.rek.

Les étudiants passent ou s'affublent de seins, rue de l'Aiguillère. Before et After, ils boivent

un présent qui ne soit pas prison ; dans l'amitié, ils ne trouvent : ils passent.

Je passai, dans l'autre sens.

L'infirmière-hôtesse aussi tue sa fille, et cherche les fenêtres qu'on lui refuse dans le grand

mur, cette « vue sur le jardin des plantes » qu'elle voudrait afficher pour son hôtel.

Tant que l'on travaillera à l'acte, la parole sera confisquée (les soins ne peuvent être que

libéraux).

Nager sur la frontière, d'Antonin Potoski: j'y voyais une écume nouvelle de la Zomia, et

dans ce "sentiment géographique" annoncé par la collection et la critique, un entre qui

encore vivait, s'indignant des frontières. Mais on se retrouve avec un pédéraste synesthète,

tourisme sexuel et voyage interne, cet homme ne pense pas, il prend l'avion. "Toute rêverie

apporte sa terre", j'espérais y sentir l'énergie de reliaison, ou la chtonalgie, et cette

impression précieuse d'avoir toujours souhaité vivre en ce là que l'on découvre; mais lui

laisse le monde aux opprimés, et il ne le circule que pour se dire. Son rêve: les couches

multiples d'une action vécue et décryptée en même temps, qu'il tente par ses aller-retours

de 5000 km chacun, entre son observatoire et son terrain de chasse. Sentiment permanent

de transgression, quand l'inégalité sociale du voyage dans les pays du Sud s'ajoute à

l'inégalité constitutive avec les femmes, quand l'amitié se confond avec "ce désir qui habite

tous les corps d'un monde protégé", ce sentiment heureux, contenant, mais d'un habitant

d'une île, ou d'une forêt endémique, ou "d'un corps d'enfant qui n'en pouvait plus d'attendre

que l'on emmène rejoindre sa vie, la mienne". "La transformation de la vastitude en mots la

réduirait au fait sexuel", nous dit l'auteur, et c'est bien ce que fait son livre.

Potovski, donc, se découvre synesthète lettres-couleurs, mais aussi idées-points

géographiques, et ce livre se veut "un maillage de la matière du réel pour pouvoir la

formuler". Pourtant, on ne le découvrira pas derrière ses mouvements incessants et trop

rapides. On sentira le devenir-femme de tout voyage, "un jour je serai reine", savait-il

depuis toujours, même si pour l'heure les femmes couchées ne le sont que dans des gestes

horribles d'agression, et que cette douleur le répugne. Et on n'atteindra pas, par ce trop

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interne du sentiment géographique du synesthète, au sentiment océanique de la féminité.

On fait des aller-et-retour plutôt qu'une nage sur la frontière, on retourne le 33 tours, et,

d'une face à l'autre, on se perd, le lien entre les pôles ne donne pas au lecteur sa couleur.

Un magnifique préambule cependant, la mise en abîme de la maladie du grand-père, un

parallèle entre handicap et voyage, ces possibles qui exigent des nouveautés: "je voyage, il

dérive". Et quelques descriptions fortes: "L'inconfort, les longues heures de promiscuité

dans un car sont une expérience obligatoire pour apprendre à aimer les gens: on est tous

ensemble, on traverse des atmosphères interplanétaires, gaz et liquides, qui dépassent la

condition humaine, on a peur de mourir, on s'observe et on s'aime"; je me retrouve en plein

syndrome de la boîte à sardines mongole, à la coupe-plafonnière emplie de vodka, ou de

machine à gravir la montagne indienne, quand le voisin me protège de son cartable alors

que la roche coule sur l'autocar. La culture, dit Potovski, est une infinité de solutions, et

l'Autre, informulable, propose une couche de plus à l'intelligence, tandis que s'étend à ras

de terre le mono-feuille du racisme, à coups de frontière et de religion. "Pour être capable

de tout donner individuellement à des gens sans se réfugier derrière le sourire humanitaire,

il faut désirer la différence".

Il voyage. "Je ne meurs pas, puisque je ne reconnais pas entièrement mon corps,

transitoire", dit celui que pourtant le bouddhisme effraie, repousse, angoisse, "comme s'ils

me demandaient de regarder la vie s'épuiser", lui le jouisseur. Ce corps transitoire "est un

casse-tête qui m'a toujours retenu de m'installer, de fabriquer, de m'imposer à une situation

donnée pour y prospérer". "Cet avenir proche est toujours repoussé, depuis que mon corps

a enjambé sans accident la zone obscure que j'aurais dû traverser, à la fin de

l'adolescence": le trauma manquant du voyageur endémique. Synesthète, il est

extrêmement dispersé dans son être comme dans les lieux du livre, on ne saura pas qui il

est, sauf par son catéchisme d'amitié sexuelle de rencontres; mais peut-être faut-il prendre

ce livre pour ce qu'il est, ces instants géographiques associés à l'amour du jeune Bengali.

Enfin, dans le dernier quart du livre, survient la révolte de l'Arakan, ce pays intermédiaire

que l'on espérait, révolte des frontières; on reprend alors un peu son souffle, mais cette

Zomia ne souffrirait pour Potoski que sous prétexte de religion, alors qu'elle meurt de

vouloir rester transnationale. Lui semble cependant regretter la colonisation des dernières

collines par ses amis des plaines; mais il y a trop de "je" dans sa frontière.

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Montpellier-Le Trou en Velay: jeunesse et couleurs de la place de la Com', sinistrose des

fonctionnaires de terrasses et des éleveurs vieillis de trop, place du Breuil... Hors les

pèlerins d'été, ici est consanguin: que tous les enfants y-nés s'en sauvent.

« Quand tu hésites : prends toujours le parti des Opprimés, tu ne te trompes pas »

Un Résistant, Les jours heureux

Les opprimés : mes fous, qui me nourrissent, et comme hésitants à se mouvoir, les fous

sont des hésitants ici-bas, au-dessus de nous, trop seuls, nécessiteux en ce système

instantané dont nous sommes pauvres de la contenance du groupe pour exister (CAT de

Maguelone, trois me croisent qui ne sont pas tranquilles de me voir seul chez eux ;

psychothérapie institutionnelle, pourquoi porte-t-elle ce nom ambigu?). Seuls face aux

opprimants : alors comme résignés, attirés ou envahis de leur fuite. Si la mer souffle l'esprit

des vents, les ports chantent aux cables des vies et des épris.

Ne sais plus trop si je suis à Marseille, Montpellier ou Arles, ce triangle que j'ai reparcouru

en quelques semaines : Sud, mixité, fières andalouses. Ma Gitane est là, toujours la-même,

comme la prostituée du Fleuve du Sahel, l'une entreprenante, l'autre inaccessible.

Le chirurgien pense le visage qu'il greffe en organe externe ; notre face pourtant est sans

doute notre seule identité, bien en-deça de l'espèce, bien au-delà du moi. Dès qu'un groupe

en rencontra un autre seulement, pour Sloterdijk : au paléolithique on ne représenta jamais

une face.

Avant la crise capitaliste de 1929 qui ferma les frontières il n'existait pas de « migration

illégale », terrible oxymore. Aujourd'hui, Lampedusa. Les camps sont aussi ceux de la mer

aujourd'hui. Des nouveaux-nés y meurent, sur ces embarcations de vie. Nous nous

obstinons pourtant encore à choisir et défendre l'usage, chacun, de notre mer du milieu ;

alors qu'il faut en dire non plus les frontières mais les courants. Quelle est cette attirance

qui me fait plus méditerranéen que baltique ? Des flottes de conquérants puis de fuyards,

mer de Chine. Peut-être la Chine, justement, doit-elle être soutenue dans son projet d'une

mer totale, à nouveau de brassage plutôt que de faire des flots un cimetière des terres,

aujourd'hui interdites à l'Homme. Les « pirates » qui viennent ne sont que les touaregs des

océans à venir.

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Evangile de Mathieu : « Quand vous parlez, dites oui ou non, tout le reste vient du Malin ».

La littérature est tout ce reste, et le malin ne peut s'enfermer dans aucune logique, et toute

une écriture peut en suivre, que l'on dira ampoulée, ou passée à l'écrase-pomme de terres,

mais celle-là seule peut dire l'entre ; la littérature choisit soit le non, soit la perte du nom ;

le Beau ne se désigne qu'en contrepoint, le Vrai ne peut s'affirmer : il irrite toujours à la

limite. La poésie, comme la purée verbale, diffuse une lumière, qui n'est mystérieuse que

comme la crème glacée meringuée du même nom envahit tout le palais, parfois jusqu'à la

douleur derrière sa fraîcheur. Le texte est le filet du pécheur attisant Madeleine sur la berge

toujours opposée ; Madeleine, elle, est prête et nous attend au sacrifice du négatif. Les

amours perdues suent le sang et l'eau, remplissent le lac, masquent de leurs limons d'espoir

la troisième rive ; tout près déjà la forêt grouille de tous les voyages que nous ne ferons

pas, de tous ceux dont nous ne nous souvenons pas, et le touriste soupire sur la grève,

perpétuel revenu. Sous une toile, derrière trois palmiers plantés par Robinson, à moins

qu'ils n'aient déjà été rongés par la jalousie du vendredi, un rebelle des sixties s'acharne sur

son dernier joint, le bateau ne passera plus, les caisses dérivent sur les flots d'ailleurs, lui

chante encore, la guitare en berne, aux cordages défaits de leurs couleurs, l'oiseau proteste,

l'oiseau déleste, l'homme sourit. Il ne peut plus contenir toute son histoire dans sa tête,

alors il écrit, alors il sourit, et se souvient, elle, et les proto-hippies qui tournaient autour de

ses seins moyens juste à prendre, tendres et chauds. Elle s'affirmait en nouvelle partenaire,

il fallait lui offrir et lui souffler le souhait de vérité, ne pas le tarir, tenir, tenir, à ce oui-

gémir, et périr à ce désir de partir : bientôt, loin d'elle, les projets reviendraient, le naufragé

se relèverait, l'amour n'est qu'une île, tous les bateaux y font relâche aux soirs de sabbat.

Avant ? Quoi ? Avant qu'on se connaisse ; le narrateur n'a qu'une amante, qui le pousse à

dire toute la vérité, toi, lecteur, dépourvu de sexe, jusqu'à la dernière page, puis tu

rechuteras, Madeleine sur la rive, toi dans tes filets lourds. La transparence n'est qu'une

base, déjà le lac enfle, et gronde. Et tu ne te dévoreras toi-même qu'après avoir bu la

dernière goutte de sa sève, la sécrétion de son interne. Lecteur, tu as une histoire qui ne

peut se ramener à celle de ce livre, mais bien à sa saveur, elle qui t'attend, elle qui tremble

déjà de ta mort, qui n'est pas ce trop tard, mais qui t'emplira deux. L'écrivain, lui, depuis

longtemps n'habite plus ce monde ; un livre est toujours un wagon suspendu au dessus du

vide, dans lequel le crâne d'un pantin branle sur un corps de cendres. Le texte peut être

mité, rongé, ou gluant d'un liant bien trop épais, le personnage reste en rade avec le lecteur,

le personnage se tartine à ta feuille, le personnage s'enveloppe à ta sueur, tu meurs, tu ries,

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tu dégueules, tu t 'endors sous le chaud et le puant de ta vieille couette humide et pénétrée

de tes goudrons, tu vis, enfin, glorieux, le bras gauche enserrant le vieil oreiller, son cul

n'étant qu'une chaude pensée, tu es plein, elle te pense, tu tiens toute une ère entre tes

propres bras souples et doux. Et puis c'est l'aube, depuis longtemps tu traînes, tout le

monde est descendu, toi le premier, ta mémoire souffre, tout le monde est là sauf elle, qui

pourrait t'épauler, tout le monde te déchire, tu t'accroches encore quelques minutes, peut-

être elles pourraient être des heures, si seulement le temps se posait sur la surface du drap,

mais il faut tout virer, il faut se lever, même si la lumière n'est pas là, car dehors gronde

quelque chose, qui n'est pas à toi. Tu rêves du gros lot pour supporter ça. Ton corps, les

montagnes froides, et puis l'onde, et puis l'onde, qui te pousse, jusqu'au soir de retour,

jusqu'au soir de plaine et de repos, jusqu'au soir de l'enfant de peau.

Elle se formate, dînant avec son n+1 de petit chef, mais seulement en apparence j'espère,

narquoise encore un peu sinon toute espérance s'effondre, au démarchage de dentifrice en

pharmacie, son chef de projet plus ironique du tout, plein de suffisance, ignorant le fond du

tube que l'on torture dans les matins de rien, il y a de la vérité dans la pourriture, clame-t-il,

une promo sur la gencive, quel secteur convoiter, que veut dire ton dernier mail ? Cesse de

ma hanter. Achève ce cycle. Persiste en toi.

Fureur, de Ch. Boukhobza. Revendu avec ce commentaire très pro: "une belle puissance

littéraire pour dire le trauma transgénérationnel, mais un livre qui cède à la facilité

d'intrigue du roman policier". Cercles privés et mémoires officielles; l‹ vbn,;a folie de

Rosie ne lui appartient pas, elle vient de plus loin qu'elle, elle jaillit d'un lieu que Rosie

s'évertue à ne pas nommer, sans comprendre qu'il est planté en elle, qu'elle transporte cette

obscurité de ces années 40. Le vieil homme, lui, a le choix entre la tyrannie et la plainte,

dans ce fonctionnement de la famille retranchée; son visage est du calleux qui se dit

toujours le même au regard affectueux de sa fille, mais un coup d'oeil directeur, directif,

peut lui en faire ressortir, après avoir été un temps neutralisé, son vieux, ses tumescences,

ses vallées et ses rougeurs, toute cette histoire que déplie ce livre. L'écrire, cette psychose

familiale, Christine et le retranchement maximal de l'aînée, etc...; mais je sais peu de leur

enfance classiquement "spiessbürger, de cette première famille. Déjà dans le bistro des

vieux, "le nouveau propriétaire lancera deux maçons à l'attaque de ces murs, il fera

recouvrir les murs de placo, en moins d'un mois six décennies de vie disparaîtront. Qui se

souviendra de lui ?" Quand il était arrivé à Toulouse, la lumière était chaude, c'était le

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milieu de l'après-midi, il découvrit une ville surpeuplée, avec des gens partout et des forêts

de vélos: depuis la signature de l'armistice, Toulouse avait reçu plus d'un million de gens

qui fuyaient le Nord. Certains sont restés, d'autres sont repartis. Certains sont restés,

d'autres sont repartis. Certains... Le vieil homme, survivant, tente chaque jour, coupable, de

les faire revivre. Le père ne fut pas un vieil homme et ne se sentait pas coupable;

insuffisant, sans doute, mais pas coupable.

Des livres lisses, et d'autres ou l'écrivain qui manque d'endurance, mais ne compose pas, se

ramasse dans la note. Expérimentateur de formes, écrivain sans style, volontariste, par une

sorte de neutralité excessive; on peut mal écrire par maladresse ou par subversion. Une

posture qui est loin de n'être qu'esthétique, et qui d'ailleurs n'est pas posture mais

trajectoire; tous les désespoirs ne font pas venir, ni au même endroit. Et parfois la

littérature, foucaldienne, est anti-subjectiviste, parfois, certeaulienne, le Je enfin s'autorise,

et le lecteur est plus que son livre.

Les médiévaux ne parlèrent que tardivement de "croisade", ils employaient plutôt

"passage", "traversée": le choc de civilisations est une vision simplificatrice. Des chrétiens

d'ailleurs déjà s'élèvent et préconisent le pèlerinage plutôt que la conquête. Et même les

guerriers étaient d'abord dans une quête interne.

Un curateur d'un nouveau genre, qui classe les documents des morts.

A Nolhac le temps des plantes s'inverse: elle rapetissent. Langri-Sha.

La parole du témoin est dans le champ du mal, qui précède celui de l'histoire. Ecart entre

le sujet de l'expérience et le sujet du récit. Pensées sans propriétaires, mots manquants,

mots en corps d'attente. Génocides inconfortables aux nations...

Tant que l'on parle à partir d'une discipline, on reste à venir.

Quelle est cette reculade sur Luang-Prabang alors que tout est prêt ? Qu'attendre qui ne

viendra pas, alors qu'une rupture permettra d'écrire le nouveau credo, mais que pour l'heure

je suis dans une circularité qui ne me portera pas plus loin ? Risquer d'être « grillé »

professionnellement au retour, par mon départ brusque ? Mais ne le suis-je pas déjà,

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positivement ? Et d'ailleurs certains m'apprécient même pour cela.

Dis leur qu'ils ne sont que cadavres, de Jurdi Soler, saga d'Anthonin Arthaud, et son

dernier voyage libre, Dublin-Rodez ! Nous le fîmes aussi ; auparavant je n'avais pu

m'asseoir qu'une fois à sa place, à Montpellier, dans l'actuelle pizzeria de Figuerolles au

patron toujours débordé, ancien café où il avait sans doute ses extravagances. Au pub

Cobblestone de Dublin, où commence le roman, « he used to seat on this table », même si

l'usage, semble-t-il, ne survint en fait qu'une fois, mais quoi bon multiplier ce qui a eu lieu,

au risque de provoquer l'habitude ? Artaud expulsé d'Irlande en 1937 et interné à Rodez ;

moi je dus supplier mon ambulance pour y voir l'hôpital psychiatrique. Je ne m'attardai

pas. Lui avait, avant Dublin, usé des lianes hallucinogènes des Tarahumas, cette expérience

qu'aujourd'hui l'Européen peine bien à faire, condamné à de pauvres approches

touristiquement encadrées. Mais Soler, lui, pour l'heure : poète de la terre, de la substance,

et de la laisse de mer, au bruit des coquillages écrasés par nos propres pas sur les fonds

marins. La laisse de mer ! Ce sol toujours nouveau, et toujours interdit ! D'ailleurs l'encre

de ce livre à l'odeur du sable de la plage. Artaud arrive à Cuba en 1936, tel un Colomb qui

y apporta aussi sa part de réel, et sans retour ; sans doute le voyageur protège-t-il sa

structure jusqu'en un certain lieu seulement, où le monde de sa quête enfin s'ouvre. De

l'opium, de la cocaïne, dans les poches de sa veste, son seul bagage. « Fou comme un poète

français », dira-t-on longtemps après son passage. Cuba : Arthaud suit au hasard de la ville

« un couloir humide comme l'intérieur d'un organe » et pénètre en pleine séance vaudou,

cri du « Ong », un seul corps s'agite dans la pièce brûlante, Arthaud retrouve « l'univers

préchrétien primitif », effacé par l'Europe. Alors le maître, maintenant immobile au centre,

lui donne l'objet... et le fait sortir. Mais il tient son Graal. Le train de Veracruz à Mexico

(un voyage que Breton retracera dans Fata Morgana) ; les Taharumaras et le peyotl, « la

plante donnée à l'homme par Jésus-Christ », Arthaud débute sa phase christique, la plante

qui « ôte l'âme de derrière le dos et la replace dans la lumière éternelle », qui donne la

perception du monde comme unifié, « Ciguri-J.-C. ». Retour à Paris, ici « eux ne sont que

cadavres », mais on lui remet la canne de St Patrick, sa mission est donc de la restituer, en

cet univers Celte préchrétien. L'Irlande, la chose faite, et l'ambulance peut bien l'attendre

au port maintenant : aucun voyage n'est circulaire.

J'ai été aimé d'une étoile, elle savait ce fracas, elle marche, je meurs. Pourquoi ai-je de la

haine pour son a-amour ? Pourquoi suis-je toxique comme la mère ? Reprendre encore

cette relation avec elle eut été douloureux, encore plus pour elle, me dit-elle. Refuser son

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amitié est plus apaisant, en somme. Reste : la joie de ce qui s'est formé et déposé en notre

réel.

Hitler se suicida, acculé, à 56 ans. Mais pourquoi n'ai-je jamais eu une affectation

dangereuse, moi, gyrovague-de-mon-désastre-qui-a-déjà-eu-lieu... ? Je reste dans la zone

grise, celle qui n'existe pas, par défaut de trauma. Lui sort des tranchées aveuglé par les

gaz, et son regard recouvré sera désormais fou, Rosenberg, R. Hess et la société de Thulé

trouveront à qui s'adresser, et le drapeau rouge du sang contaminera tous les autres, dans un

seul mouvement haineux, qui est celui de l'a-culture, car la culture, finalement, est

simplement cette émanation de la pensée, que nous confisquent les totalitarismes et leur

biopolitique. Autodafé, fin de la culture : mieux vaut, et de loin, me consolè-je, ma

souffrance du penser, fut-ce au prix de mon grand immobilisme.

La culture de la solitude ne porte pas de fruits : le train du Puy est à l'heure, la voie est

dégagée, l'hiver sera rude, l'hiver sera long, le froid ne permet pas l'expansion de l'être.

Alors, quelle évasion ? Ce franchissement du fleuve autrefois m'émerveillait, mais je suis

déjà allé jusqu'à la source, seul, puis-je - ou dois-je - repartir encore ? Ou installer la

grande table qui parle, les feuillets, l'imprimante, et tenter cette fois un lisible de ce monde

énorme, solidaire, et à la fois interne et externe qu'est la littérature ? Sans doute mes

petits-enfants, au moins, riront-ils de ce grand-père évanescent qui tressait en trous

géographiques toutes ses conquêtes, en recherche d'une grande table plane et vide, à la

seule tâche, qui donnerait tout : sauf des regrets. D'ici-là ressortir quelques fétiches

directeurs. Survivre avec quelques fantasmes, mais pas trop. Et entrer en moi, dans cette

remise en cause permanente... qui coupe de tout entourage.

Tu veux mourir, me demande la collègue, semi-inquiète ? Non, mais la mort ne me fait pas

peur, lui répondis-je. Elle me fait peur, part tout en dedans, évidemment, mais elle

m'enthousiasme aussi, de son possible enfin d'un dire, de ce tout-voyage. La mort répond

en paix à notre ironique de vouloir dire toutes les plaies de l'humanité, de risquer cette

sensibilité souffrante de réseau, quand la douleur est bien au-delà d'un signal d'alerte.

Tandis qu'on voudrait nous imposer un monde d'un seuil feuillet où il serait devenu inutile

d'être communiste comme chrétien, d'être juste ou pieux, mais seulement de tendre à être

heureux : entre ces deux solitudes, seule celle de la souffrance est réseau, chairs d'attente,

le bonheur étant forcément membrane croissante et isolante.

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Badiou : avec Lacan, le symptôme passe, dans la cure, de l'impuissance à l'impossible (ce

Réel).

Le pittoresque des vieillards en camping-car dans les grandes plaines. Tandis qu' »un

homme enclin aux mélancolies prolongées quitte sans un mot le village perdu où il est

arrivé, échoué au sortir d'une tempête, quarante ans plus tôt, anonyme et spectral » (J. R.

Pedro, La main de Joseph Castorp).

Lorsque l'horloge a fait tous ces tours, depuis le réveil à 4h de l'autre jour, et que l'on se re-

glisse avec satisfaction dans son lit, on peut se dire que l'on a laissé penser le temps. La vie

est de cet autre intervalle : où il passe, hors la coïncidence. Coïncidence qui nous sera

donnée dans le grand passage.

Être réfugié, c'est être traversé par la frontière, comme l'on gagne le cercle-sanctuaire du

jeu, enfant. Où l'on devient et l'hôte et la crainte de soi-même ; à l'intérieur de ce cercle il

n'est plus de phrasé du monde, il n'est plus de découpe, d'assaillants possibles ni d'ancêtres

morts, il n'est qu'une consistance qui tremble à l'acte que l'on vient d'oser. Toute frontière

doit redevenir cet « entre » qui tremble, au travers desquelles ce sont les langues qui

migrent, laissant des traces, n'imposant rien. Mais souvent l'adulte trahit la règle du jeu,

blesse cette enceinte du « je », qui ne peut plus dès lors dire « nous » ; un moi clivé, sidéré

de forfaiture, qui ne peut plus dire nous, une zygotie perdue qui nie le zygote. Mais revient,

au-delà de la sidération, dans l'après fragile, la plaie commune, la communauté de

souffrance, où se déploie l'Autre (le racisme est lui un parasitisme dévoyé, qui crée une

membrane non biologique qui se dit interspécifique). Le nazisme est un kyste hydatique.

On lit Le Monde sur le mode de l'indignation, de l'affirmation des droits fondamentaux,

universels. Pas sur celui d'une défense d'intérêts : aujourd'hui le social n'est plus porteur de

sens, mais l'éthique (A. Touraine).

Que lit-on ? L'entre de la traduction, cette poésie de la transcréation, qui ne se retrouve

dans aucun des deux textes, traduit ou produit, lu ou écrit.

Ne tient pas en place, désespérant. Sinon, écrirait.

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Je n'ai pas bougé depuis la place de la Com', les magnifiques jeunes filles non plus,

superbes beautés de peaux de soleil. Mais lui, guitariste-sourire, a vieilli, dans sa musique à

l'identique et pourtant toujours cristalline.

1950, Un barrage contre le Pacifique, acheté un euro et tout jauni au petit bouquiniste,

alors que je désespérais de trouver quelque chose de "lisible", c'est-à-dire d' emportant et

d'autobiographique à la fois, dans les pauvres librairies standardisées du Trou-en-Velay.

Avec la joie et l'espoir d'y trouver l'interdit, le malgré et le comment de la "pension

d'Arras" que Duras évoque dans India Song. La pension d'Arras: ce sont toutes les mères

qui renforcent le barrage pour à la fois empêcher de fuir leurs enfants de la concession, et

leur laisser ce qu'elles ont désiré pour eux, les castrant au passage, de leur bonne volonté

amibienne, de cette folie furieuse, vue de l'adolescence qu'elle entretient. Mille huit cent

quatre-vingt dix-neuf: les jeunes instituteurs du Nord, sous influence de leurs "ténébreuses

lectures de Pierre Loti", s'engagent dans l'armée coloniale. C'eut pu être mon tournant. Ils

sont restés à Roubaix, Nord. Le père disparaît rapidement, on ne sait pas bien quelle fut sa

mort, à lui; les deux enfants cherchent l'amour, seuls dans leur anti-Eden à la Paul et

Virginie, le barrage qui devait assurer le rêve de la mère, ancrer la concession dans son

temps, ayant cédé à la première marée. Extraordinaires pages d'introduction de Duras, où le

style, le mythe, le drame, l'épopée familiale transfrontalière et traumatisante, pleine de

reviviscences, sont posés. Après cela, et ces quelques romans, l'écrivain pouvait bien

passer au langage psychotique de son théâtre: celui de sa mère. Pour l'heure, solidarité dans

le conflit et le rire, et le langage, d'une famille pauvre, et donc forte. La fille se donne-

refuse, attendant l'accord de la mère: car le barrage est tentative de lutte contre l'exogamie.

Contre la misère alentour: "La boue de la plaine contenait bien plus d'enfants morts qu'il

n'y en avait eu qui avaient eu le temps de chanter sur les buffles". Acte I, Mr Jo. Pourquoi

Suzanne ne se donne-t-elle pas à ce fils de famille riche ? Il ne lui plait pas, elle sait qu'elle

n'en veut qu'à son argent, pour sauver le rêve de la mère; elle sait qu'elle est le piège de cet

homme, sa perte, lui aussi le sait: la richesse sépare les mondes. Anda n'avait pas cette

ligne là d'honnêteté (mais une autre, un autre plan). Comment vont-ils se rejoindre ? Par

une blessure de "Mr Jo" qui lui ferait rejoindre leur communauté ? Mais quel est son nom

qu'il cache, dans le refus d'un père ? Acta II, Joseph. Comment Suzanne va-t-elle se séparer

de la mère ? Par le classique de l'enfantement ? Et Joseph ? Par l'Amour, l'amour qui seul

sépare ? Le sexe parfait ? Mais il n'en oublie pas la mère, il ne peut pas... Il ne peut malgré

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Elle oublier qui il est, qui Elle est, sa soeur, qui Elle est, la mère, qui recommence toutes

les nuits ses barrages pour protéger la concession. "Tant qu'il saurait la mère vivante il ne

pourrait rien entreprendre"... Cette mère pourtant qui construit les barrages sur elle pour

qu'eux puissent un jour... Rideau, la mère. Alors, la gloire du vieillard, et son errance.

Alzheimer: quand la gloire du vieillard ne peut se faire interne, brillante, elle se dit fugue.

Je préfère la poule sur le toit à l'oeuf dans la main.

Olivier Bleys, Concerto pour la main morte. Croqué au deuxième passage : Sibérie

centrale (là), Golovkine (vers), et un membre fantôme (thalamique?). Tiens... une odeur de

formica de la table de la cabane, et aussi de sexe tendre : utérine ? (7) débute, pessoesque !

Dans les villages d'isbas du far-west mongol ! D'anciens goulags ici, d'anciennes usines là-

bas, sombrés dans la végétation ; « des hommes qui virent de bord, horrifiés, sitôt qu'à

l'horizon se profile la côte aride de la lucidité ». Endémicité du Samogon, l'eau de vie aux

baies rouges, qui peut titrer à plus de 80°... Et, entre, Vladimir Golovkine, « éboueur »,

Golovanov et ses poésies géographiques, comme des cousins Galatchapov antipodiques,

souvenirs de ma vie morte, car Mourava est à 1823 km au nord de Krasnoïarsk, par le

fleuve Iienisseï. Vladimir, homme des gestes de la terre, y aurait, lui, tout meublé de ces

bois qu'il nettoie, mais pour l'heure il part. Débarque l'histoire incomplète, mutilée, du

pianiste. Alors ils rêvent tous, artistes et ivrognes, au centre l'éboueur en partance, ils

rêvent tous:la Russie. Et Oleg l'ermite. Mais... celui-là est si peu... est tellement... bobo !

psychanalyste de salon ! Que quelque chose alors s'éteint dans le roman, une fois le seuil d

ela cabane-jouet passé... On reste, heureusement, surexposé au pouvoir de description si

imagé, si papillon, si métonymique, de la première partie. Ah, Sibérie !

Le poète se mourait, au bout de la route de neige, attendant le bateau: Varlam Chalamov,

Récits de la Kolyma; le "toute pensée exprimée est mensonge" (cf. aviapadesya, le non-

énonçable: le commentaire, l'hyper-commentaire est la seule voie vers le Réel) du Cicéron

de 1836 de F.I. Tioutchev (1803-1873), repris en 1910 dans le poème éponyme de

Mandelstam, repris dans les voyages de Golovanov, "fonde dans la culture russe une

esthétique apophatique que l'on retrouvera dans certains aspects des avant-gardes", nous dit

Luba Jurgenson, éditeur de la version "poche" chez Verdier du Chalamov. Des phrases

courtes et claires, un peu à la S. Zweig, pour ce survivant dont, comme Semprun, le corps

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ne s'autorise pas au récit du goulag, c'est un autre corps qui écrit, d'ailleurs cet autre a

laissé là-bas, perdues, ses empreintes avec toute la peau de ses mains, desquamée en gants ,

et ce n'est pas une image, et on ne peut rapporter que des images, sous la presse de

l'épuisement... "Car même la pierre n'est pas née à l'état de pierre, mais de "créature" molle

semblable au beurre. De créature, pas d'objet. La pierre n'est un objet que lorsqu'elle est

vieille. Les jeunes tufs liquides des roches calcaires de la montagne fascinaient les évadés

et les travailleurs des prospections géologiques. Il fallait des miracles de volonté pour

s'arracher au spectacle de ces rivages de gelée et de ces rivières de lait formés par les

coulées de jeune pierre. Mais là-bas, c'était la montagne, le rocher, la vallée. Et ici, les

fournitures en prêt-bail, de fabrication humaine..." Et Chalamov de conclure, "se souvenir

du mal d'abord, et du bien ensuite", en cela dit-il il se distingue de tous les humanistes

russes du XIXè et du XXè, comme cela seulement on peut encore écrire après la Kolyma,

comme après Auschwitz. Deux voies testimoniales peut-être restent autorisées après l'acmé

totalitaire du XXè : une "objectivité poétique" à la Chalamov, qui rejoint celle de P. Levi ou

de J. Semprun, qui restent temporelle, que l'on pourrait dire "perverses" sous l'oeil absent

des naufragés; et un discours plein et hors-temps, "psychotique", celui du Voyage de Adler:

par celui-ci le lecteur est porté, de celui-là il doit porter quelque chose.

Toutes ces mains droites souffrantes aujourd'hui sont appel heureux sur son épaule gauche

d'angoisse. Et moi, "je ne pouvais agir que par l'entremise de Nina Vladimirovna".

Elle, le cul qui tangue, lui, les bras qui balancent: la mère et le fils ado, en grande

résonance. Vénus, « des veines dans l'anus », crient les ados libérés, retrouvant le langage

du corps, tripes, chair, qui fut mère.

Dysharmonie de celui qui chante faux et entend juste; tu ne chantes pas faux, me dit-elle:

c'est cela l'amour. Nous allons nous créer un lieu, où tu pourra être toi, laisser voguer notre

amour. Mais il faut un projet de lieu. Tu me liras pour me dire si tu peux l'attendre.

Quelque texto peut-être espèrè-je fort d'ici là, même une seule note, pour me dire que tu

penses à moi. Puisqu'à cette heure ce lieu qu'il faut croire (c'est le premier mouvement de

l'amour) passe par des ondes seules, dans ce temps si long sans toi. Dis moi.

Terrasse d'été, toutes libertés des légers d'année.

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Agressivité de l'amour: si je le croise à son concert, les tripes de son soupirant Guididou

finiront gelées dans son sang au fond d'une poubelle l'étonne lettone entarté durant le

coktail final.

Au foyer, il vaut mieux faire le boucher que la viande, disent les jeunes (pré)ados en milieu

d'éducation surveillé. Règne une autre loi, du respect par la violence chez les jeunes, par la

plainte et le contrat chez leurs parents. Une dent cassée impose au nouveau venu. Enchaîne

les conneries, je t'assure, tu quitteras le foyer plus vite que les sages, ils verront que tu veux

rien faire de ta vie, et tu rentres chez toi ! Et puis t'as deux portables, tu leur en donnes un,

et t'est tranquille. L'an dernier au collège, c'était trop bien : on avait fait cramer le mur avec

du déo et un briquet. Sans déficit dans cette déficience sociale, dans ces codes autres, où ce

n'est pas grave, où il est bien, que les murs éclatent ; ma déficience est d'un autre ordre,

celui de l'évitement, sensation de perte de temps dans le groupe, et pourtant besoin de

reconnaissance pour combler le manque constitutif ; savoir constante envers moi la pensée

de l'autre pourrait me suffire de longs jours ; il faut encore qu'elle me laisse le temps de la

méditation devant le fleuve du paysage du monde. Mais l'autre veut des preuves tangibles

et le contact, et le pas de deux ; elle n'éprouve pas entre, le besoin de penser à l'autre que je

veux rester. Moi, empli sur le quai de gare, et pensant constamment à elle, pourtant,

pourtant. A elle, ou bien à la Déesse ?

Circuler la Zomia est-il forcément délinquance ? Pour les journaux, les affaires de

banditisme et de trafics s'arrêtent ou débutent de leurs frontières...

Nous rêvions tous deux et simultanément, avant ces retrouvailles, de larmes de séparation,

de ce trans-larmes. Elle ne peut, ni moi, renoncer à Oka, ni à Roerich, ni à toute cette

littérature qui nous rejointoye, vers le sanctuaire sans âge.

Condamné longtemps à la mémoire motrice de l'écriture, découvrant enfin le dit-de-plus de

la dialectique qui rapporte à la pensée préverbale. Mémoire motrice graphique, chant,

marche. Plutôt qu'une engueulade, "Oncle Guillorke" de Mr Rau en 6ème eut dû me valoir

un bilan orthophonique !

Je vogue au fleuve du sâmânya (général), où tout est lié déjà, vers celui du visesa, où tout

le sera, nous sommes tous liés, et sans obligation, le lien total est la seule liberté et la seule

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survivance, circulation de pensée sans qu'il ne soit plus besoin de rougir ni de se blesser, de

se cliver.

Khrishnamurti: le temps est dans la distance entre deux images.

Débat parental: pourquoi une connaissance valide de la couleur ne serait-elle pas le produit

d'un pratyaksa (perception directe) ? Lui dans le concept, elle dans la sensation ?

Technique littéraire aussi de l'échappement en la faille, par le pas-de-côté, pour dire le

dépassement (cf. P. Deville dans Peste et Choléra).

Le Loup de steppes, Hermann Hesse, 1927 : il fit notre voyage à Bénarès, mais elle ne me

dit pas alors qui était ce loup dans lequel je me reconnais tant aujourd'hui (sur quelle invite

récente fus-je amené à lui demander de me prêter aujourd'hui son livre ?). Son livre, sa

déclaration qu'elle me fit d'emblée, maintenant se faisant tirer l'oreille, demandant un

amour qui ne soit plus fou, ou qui soit partiel, pour qu'elle soit toute ; elle est forte et elle

acquiesce de ses marques en marges. Je l'aime. « Nous lui avons donné le nom qu'il s'est

souvent donné lui-même ; seuls peuvent se montrer ainsi les vrais intellectuels qui ont

chassé toute espèce d'ambition, qui n'ont jamais envie de briller, qui ne songent même pas

à persuader, à avoir raison, à avoir le dernier mot ; et une aptitude à souffrir infinie,

terrible, géniale:j'ai lieu de croire que ses parents fondaient l'éducation sur la nécessité de

briser la volonté ; mais avec cet élève-là, la destruction de la personnalité, l'écrasement de

la volonté n'avaient pas réussi : au lieu de la détruire, ils n'étaient arrivés qu'à la lui faire

haïr. Toutes les critiques, les pointes, les violences, les répudiations dont il se servait, il les

déchaînait avant tout et par-dessus tout contre lui-même. « Aimer son prochain » était

inscrit en lui aussi profondément que se haïr lui-même : ainsi, toute sa vie (il a la

cinquantaine) n'a-t-elle pas démontré qu'il est impossible d'aimer son prochain sans s'aimer

soi-même, que la haine envers soi équivaut à l'égoïsme et engendre le même isolement

sinistre, le même désespoir ? » L'égoïsme de celui qui fonctionne en se haïssant et souhaite

se nourrir du flux de compassion irradiant de la communauté (weberienne,

schweitzerienne), de ceux qui sont marqués par le sceau de la souffrance... « Quand vous

déciderez-vous à être heureux ? », demandait, irrité, le psychanalyste ; et le Loup alors de

se sauver, craignant de ne plus pouvoir fonctionner... Je reviens, « ma nostalgie secrète de

ce qui ressemble à une patrie me ramène toujours, sans espoir, vers ce vieux monde petit-

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bourgeois ; j'aime le contraste entre ma vie désordonnée, solitaire, traquée et sans amour, et

ce milieu familial et bourgeois ». « Ce qu'il n'avait pas appris, c'était à être content de lui-

même et de sa vie. Cela, il ne le pouvait pas, il était un mécontent. Probablement parce

qu'au fond de son cœur il savait (ou croyait savoir) qu'il n'était pas du tout un homme, mais

un loup de la steppe ». « Les suicidés comme des êtres qui se sentent coupables du péché

d'individualisation, comme des âmes qui ne croient plus avoir pour but de leur vie leur

développement et leur achèvement, amis leur absorption, leur retour à la Mère, à Dieu, au

Tout ». « Je descendis les escaliers, qu'il avait des difficultés à monter », nous dit le lecteur

des carnets de « Harry Haller » (et cette nuit je le vis boiter dans l'escalier de mon rêve).

Jours de douleur, souffrance de la pensée ordinaire de celui qui tente « le passage du milieu

solide au milieu liquide », est dans l'entre-deux. Révolte face à la civilisation marchande,

dédain des jours de gaieté médiocre, et du ratiociné. Mais diaprer : faire chatoyer, scintiller,

en réverbérations ou nuances. Ces images-émotions cristallisées en étoiles, qu'il pouvait

oublier sans les détruire, dont les constellations formaient sa légende ; il avait pour ce

monde une dimension de trop, mais sa foi n'avait plus d'air pour respirer.

Livre en abîme, introduction, manuscrit, puis une brochure « seulement pour les fous » ;

enfin, le théâtre, car « on ne peut vivre intensément qu'aux dépens du moi ». Ce n'est pas

d'une simple dualité qu'il s'agit, dans le Loup des steppes, entre instinct et esprit : mais de

milliers de contrastes, d'innombrables oppositions. Un faisceau de mois disparates :

l'exprimer et c'est la majorité qui l'enferme, qui constate la schizophrénie, qui protège

l'humanité contre cet appel à la vérité. « Seulement pour les fous ». Le « moi » est une

erreur inhérente à tout être humain, une nécessité de la vie comme la nutrition et la

respiration. Une simple nécessité de transmission : de corps, chaque homme est un ; d'âme

jamais. Le héros de Hesse, héros des épopées hindoues, est un faisceau de personnes, une

série d'incarnations ; des crises, au cours desquelles surgit la beauté du monde ; des

réincarnations, où reprend le règne de la douleur:l'homme est dans ce nouage entre la voie

de l'esprit, de Dieu, et celle de la Mère, de la Nature. L'homme réincarnant a la tentation du

suicide, pour gagner l'immortalité, et peut-être pas pour lâcher Sysiphe.

La maîtresse n'y pouvait mais, la maîtresse revenait pourtant, mais enfin une femme lui

donne des ordres, et lui de tout jeter à ses pieds, sans en être du moins du monde

amoureux, mais happé par l'évidence de leur devenir. Entre elle et lui, entre toi et moi, il y

a des choses dont tu n'as aucune idée, souffrance, mort. Hermine, exit Erika ! Acte II : Le

Loup snobe la souffrance, et s'adonne au plaisir, et s'adonne à l'instant, soumis à la belle.

Un pacte, notre moment, j'ai besoin de toi comme tu as besoin de moi, l'amour viendra de

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surcroît, nous n'avons besoin de personne qui nous conduise, notre seul guide est la

nostalgie. La chtonalgie ? « Dimension de trop des exigeants, qui ne pourraient pas respirer

s'il n'y avait d'autre air que l'atmosphère de ce monde, si, en dehors du temps, il n'existait

pas l'éternité. Pour l'éternité, il n'y a pas de survivants, il n'y a que des contemporains »,

hors la représentation, le livre du temps brûle, à pas aveugles de par le monde.

Vivre c'est bouger. Go to Latvia, and then back to my North... Puis, Elle, mouvement,

ensemble. Pour. Avec. Vers. Eux. Déséquilibre de liaison. Bon pour une chasse à tous ses

ours, infinie, avec notre petit kit, sur la troisième rive de l'Oka. Balcon de Riga, chauffage

à la soviétique fenêtre ouverte, mais c'est bien à l'occidentale qu'un étage plus bas, à peine,

l'ouvrier casqué arrime les étoiles. Il pourrait presque se passer du feu : il en crépite à ses

doigts. Trolley et bus gardent leurs files, comment ceux-là, interdits de quai, peuvent-ils

stopper ? Ce balcon strict sur l'avenue bruyante de relatif a quelque chose d'un palace

indien, sus les grandes façades blanc sale et austères d'un extérieur longtemps KGBisé.

Dedans, intimité-sourire, et je suis entre : ma cellule et la guest-house. Fin 2013, toutes les

Limes de l'ex-URSS disent encore, et même toute cette foule noire en bas, l'Asie : je suis à

Luang-Prabang.

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