ALLEE SIMPLE

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À tous ceux qui préfèrent emprunter l’allée de l’imaginaire plutôt que l’impasse de la réalité. En haut sur Symonds Street Le quatrième chiffre de la seconde date semble impossible à deviner. 1842 ou 1843 ? La différence n’est pas perceptible car le 2 – ou le 3 – a été gravé sur une pierre désormais patinée par plus d’un siècle d’intempéries et recouverte d’une fine pellicule de moisissure verdâtre. La confusion entre ces deux chiffres si proches tient à une boucle supplémentaire, à une modeste rainure plus longue de quelques millimètres, à un léger coup de burin plus marqué, à un infime éclat de matière. Un rien ! Lunettes de presbytie chaussées, penché à en avoir le nez et le front presque en contact avec la froidure de la dalle, Christophe est toujours hésitant sur la lecture exacte de ce nombre. Par respect, il n’ose pas poser un doigt pour frotter le léger dépôt moussu et encore moins gratter avec son ongle pour faire apparaître le vrai chiffre final. Après tout, une année de plus ou de moins, qu’est-ce que ça peut bien faire ? Hormis pour le premier concerné, c’est-à-dire le locataire du dessous. En l’occurrence, le défunt qui aurait sans doute préféré un trois à un deux. Quoique… Si celui-ci, un certain Sufton ou peut-être Buftin – encore cette usure de la pierre –, a traîné sa fin de vie dans un lit de souffrances, le contraire doit être à considérer. Christophe se relève de sa position inconfortable et contemple une nouvelle fois avec plaisir le lieu qui l’entoure. Cela lui ressemble tout à fait de passer une fin d’après-midi dans un cimetière dont il ignorait l’existence une heure auparavant. Alors qu’il pourrait être tranquillement au chaud dans sa chambre d’hôtel, juste à côté, il lui a semblé plus intéressant de flâner en frissonnant au milieu de ces stèles abandonnées. Tandis que la fraîcheur du crépuscule de l’hiver austral tombe sur Auckland en ce mois de juin, il se sent bien. Seul dans cet endroit oublié. Un enclos intemporel avec les bruits atténués de la grande ville autour. Symonds Street est une avenue plutôt passante avec ses quatre voies entrecoupées de feux. Irriguant dans sa partie haute ce coin apparemment sans vie, qui porte son nom – Symonds Street Cemetery –, c’est une artère parallèle à l’extrémité montante de Queen Street, l’axe principal du centre-ville. Quelle bonne idée ont eue ses amis, Jenny et Chris, de le déposer à cet hôtel, limitrophe du cimetière ! Christophe n’avait jamais mis les pieds dans aucun des deux, malgré de nombreux séjours dans la plus importante cité de Nouvelle-Zélande.

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ROLAND ROSSERO

Transcript of ALLEE SIMPLE

À tous ceux qui préfèrent emprunter

l’allée de l’imaginaire plutôt que l’impasse de la réalité.

En haut sur Symonds Street

Le quatrième chiffre de la seconde date semble impossible à deviner. 1842 ou 1843 ? La différence n’est pas perceptible car le 2 – ou le 3 – a été gravé sur une pierre désormais patinée par plus d’un siècle d’intempéries et recouverte d’une fine pellicule de moisissure verdâtre. La confusion entre ces deux chiffres si proches tient à une boucle supplémentaire, à une modeste rainure plus longue de quelques millimètres, à un léger coup de burin plus marqué, à un infime éclat de matière. Un rien ! Lunettes de presbytie chaussées, penché à en avoir le nez et le front presque en contact avec la froidure de la dalle, Christophe est toujours hésitant sur la lecture exacte de ce nombre. Par respect, il n’ose pas poser un doigt pour frotter le léger dépôt moussu et encore moins gratter avec son ongle pour faire apparaître le vrai chiffre final. Après tout, une année de plus ou de moins, qu’est-ce que ça peut bien faire ? Hormis pour le premier concerné, c’est-à-dire le locataire du dessous. En l’occurrence, le défunt qui aurait sans doute préféré un trois à un deux. Quoique… Si celui-ci, un certain Sufton ou peut-être Buftin – encore cette usure de la pierre –, a traîné sa fin de vie dans un lit de souffrances, le contraire doit être à considérer. Christophe se relève de sa position inconfortable et contemple une nouvelle fois avec plaisir le lieu qui l’entoure. Cela lui ressemble tout à fait de passer une fin d’après-midi dans un cimetière dont il ignorait l’existence une heure auparavant. Alors qu’il pourrait être tranquillement au chaud dans sa chambre d’hôtel, juste à côté, il lui a semblé plus intéressant de flâner en frissonnant au milieu de ces stèles abandonnées. Tandis que la fraîcheur du crépuscule de l’hiver austral tombe sur Auckland en ce mois de juin, il se sent bien. Seul dans cet endroit oublié. Un enclos intemporel avec les bruits atténués de la grande ville autour. Symonds Street est une avenue plutôt passante avec ses quatre voies entrecoupées de feux. Irriguant dans sa partie haute ce coin apparemment sans vie, qui porte son nom – Symonds Street Cemetery –, c’est une artère parallèle à l’extrémité montante de Queen Street, l’axe principal du centre-ville. Quelle bonne idée ont eue ses amis, Jenny et Chris, de le déposer à cet hôtel, limitrophe du cimetière ! Christophe n’avait jamais mis les pieds dans aucun des deux, malgré de nombreux séjours dans la plus importante cité de Nouvelle-Zélande.

Sa toute première visite au pays du long nuage blanc, situé à seulement deux heures et demie d’avion de la Nouvelle-Calédonie, remontait à une quarantaine d’années. Quinze jours de vacances, sans plan précis, avec simplement l’intention de la découverte, guidée par la météo et le hasard. Son métier de professeur – il enseignait le français – et son statut de célibataire étaient synonymes de nombreux congés hors territoire et régulièrement répartis. Dans un coin écarté du nord de l’île du Sud, guide en main, il hésitait sur un chemin de randonnée à suivre lorsque Jenny et Chris Strong, projetant de faire la même balade, lui avaient proposé leur aide providentielle ainsi que leur compagnie. « Friendly » était le terme qui lui était spontanément venu à l’esprit en essayant de ne pas perdre le fil des mots serviables sortant de la bouche des Strong. Il faut dire que son regard était déjà attiré par Angela, la jeune femme qui les accompagnait. Une rencontre fortuite suivie d’une journée formidable. Une journée, c’était un 12 juin, qu’il n’avait jamais oubliée. Angela, non plus… Debout face à la stèle présentant la date de décès énigmatique, il se régale du tableau… Il n’a jamais trouvé tristes les cimetières anglo-saxons. La simplicité des tombes et l’écrin naturel les enveloppant en font des lieux de promenade bucolique agréables. Il a toujours ressenti un apaisement à errer au milieu de ces noms inconnus et espacés. Une sérénité même à déambuler dans une simple allée bordée de sépultures. Au contraire, dans les lugubres nécropoles européennes – et françaises en particulier –, il avait toujours éprouvé un ennui accablant. Tout y était serré, tarabiscoté, géométrique, étouffant et… sans âme. Il n’y était toujours allé que contraint et, depuis son exil dans l’hémisphère Sud, il était heureux de pouvoir les éviter. Le cimetière de Symonds Street, avec son aspect abandonné – les dernières inhumations remontant apparemment au premier conflit mondial –, l’a séduit d’emblée. Il laisse courir son regard sur cette paisible étendue de verdure. Très facile à enjamber, un muret bas l’entoure, le séparant symboliquement de l’agitation urbaine. Ici, les morts ne sont jamais prisonniers de hautes palissades et encore moins de remparts grisâtres. Ils accueillent sans façon l’homme de la rue. Le côtoiement géographique et l’échange entre les deux mondes sont quotidiens, habituels. La journée de balade avait filé sans fatigue malgré la forte déclivité et les sentiers glissants de la forêt humide. Pendant toute la randonnée, il avait senti les nombreux regards discrets d’Angela. Sous le charme de cette attention, il avait peu échangé avec elle. Ses cheveux aussi noirs que ses yeux, son visage délicat où perçait une origine océanienne l’avaient de suite aimanté. Dissimulant un trouble mêlé de timidité, Christophe s’était concentré sur son anglais besogneux. Son accent avait arraché des sourires à ses hôtes d’un jour. En fin d’après-midi, les coordonnées à peine échangées, il les avait quittés dans un état

second, gardant dans sa paume le doux contact des doigts d’Angela et sur son visage le plus original des embrassements. En effet, après ce contact des mains, elle l’avait attiré avec délicatesse pour le hongi, le baiser maori. Fronts et nez en étroite communion pour échanger et mêler les souffles de vie. Trois longs jours plus tard, il avait appelé la jeune femme, résidant au nord-est d’Auckland, afin de lui déclarer son irrémédiable coup de cœur. Sûrement centenaires, les nombreux arbres, dont il ignore le nom, ont des troncs courts et épais d’où partent des basses branches volumineuses. Leur frondaison touffue – des petites feuilles vertes ovales et allongées – forme presque un abri ininterrompu aux sépultures, tout en laissant passer une froide lumière diffuse. Les racines fines et noueuses courent aux alentours et font surface par endroits, soulevant une dalle, inclinant légèrement une stèle, fissurant une allée ou irriguant les flaques de mousse qui maculent toute l’aire. Effectivement de repos. Ce fin réseau radiculaire s’étend sur toute la surface du cimetière, elle-même saupoudrée de feuilles rousses sèches tranchant sur l’éclatante couleur de la mousse. Un mélange agréable de teintes en accord avec le calme de l’endroit. Toute la parcelle du cimetière où il se trouve est en déclivité. Celle-ci remonte vers un pont routier, doublé d’un passage piéton protégé. L’ouvrage sans être très récent possède une architecture anachronique comparée à cette nécropole du passé. Lors de sa construction, le large pont a écrasé quelques tombes, en a étêté quelques autres qu’on a laissées telles quelles. Puis, l’étendue du cimetière semble reprendre au-delà de l’ouvrage, en descente cette fois, pour rejoindre le val enjambé. De l’autre côté du carrefour aux feux, sur le même niveau – où il se tient –, une autre partie plus étroite a été conservée avec des tombes arborant l’étoile de David. Depuis son coup de fil/foudre, depuis qu’elle avait prononcé son prénom à l’anglaise – Christopher –, sa vie avait basculé dans ce qu’il appelait son Amérique. En devenant Christopher, il avait renoué avec la connotation de découverte majeure liée à ce fameux prénom. Et avec Angela, ils ne s’étaient plus quittés. Une phrase de leur première conversation téléphonique l’avait intrigué. Elle avait dit : « Je savais qu’un jour, je reverrais votre visage, vos yeux »… C’est ce qu’il avait cru comprendre. Sa confusion avait sans doute perturbé sa traduction. Un mois plus tard, elle le rejoignait en Nouvelle-Calédonie pour vivre avec lui. Au cours des décennies suivantes, les deux couples s’étaient revus régulièrement, toujours chez les Strong, à Christchurch, puis dans l’île du Nord au gré de leurs déménagements successifs. Quoi de plus normal ! Jenny et Chris étaient amis de longue date avec Angela, ils avaient été les témoins de leur amour fulgurant et Christophe les trouvait charmants. Une amitié de vacances au long cours, sans nuage, entretenue à coup d’agapes et de visites touristiques toujours plus chaleureuses. C’était aussi l’occasion pour Angela de revenir au pays. Elle n’avait plus qu’un vague oncle éloigné, elle était

fille unique et ses parents étaient décédés alors qu’elle n’avait pas vingt ans. Pour toutes ces raisons, elle avait pu le suivre facilement… Son regard revient sur la sibylline tombe de Sufton ou Buftin. Dans une nuance dominante de gris et de vert, les stèles peu élevées respectent la faible hauteur des troncs. Les formes sont rudimentaires : de simples parallélépipèdes minces de pierre avec quelquefois, dans leur partie supérieure, un arc de cercle doté d’une mince frise, d’un trèfle ou d’une fleur sculptée. Celle qui le préoccupe a la silhouette ogivale, rappelant une antique planche de surf. Une lourde planche émergeant d’une écume de feuilles mortes, laissant son propriétaire englouti par le ressac temporel. Il remarque également quelques obélisques non ouvragés et à peine plus hauts que les pierres voisines érigées. Apparemment un souci d’égalité que seules quelques rares clôtures grillagées et rouillées viennent contredire. Il note beaucoup d’espaces entre les tombes. Un intervalle de liberté où personne ne fait de l’ombre à personne. Dans ce domaine privé du souffle des vivants, on a paradoxalement l’impression de respirer. Avec Angela pour compagne, ils avaient vu grandir les enfants Strong – deux filles et un garçon – avec une pointe d’envie, eux qui ne pouvaient en avoir biologiquement. Vingt-cinq années d’échanges épistolaires et de voyages périodiques avaient soudé les deux couples malgré l’obstacle de la langue – Christophe n’avait jamais été complètement « fluent » alors qu’Angela l’était en français –, malgré les différentes habitudes, malgré les règles incompréhensibles du cricket – même Angela avait du mal –, malgré les victoires inattendues du Quinze de France sur les réputés invincibles All Blacks et la tragédie du Rainbow Warrior. Seule la disparition d’Angela, quatorze ans plus tôt, avait interrompu les voyages… Avant de s’arrêter devant la stèle à la date et au nom obscurs, il a mentalement enregistré la longévité des disparus. Beaucoup d’enfants, voire des bébés, des trajectoires météoriques, la mortalité infantile faisant des ravages au XIXe siècle. Plusieurs très jeunes femmes aussi, assurément mortes en couches. La vie était rude et le manque d’hygiène patent. Chaque tombe abrite une famille, parents et enfants réunis par la cruauté d’une faux injuste. Il a noté des noms d’origine écossaise. Il se doute inconsciemment qu’il cherche le nom de Bell. C’était celui d’Angela. Il avait souvent joué avec son nom en y rajoutant un e. La cloche, pouvant être un terme péjoratif en français, s’adjectivait en beauté avec cette voyelle supplémentaire. Elle était restée Bell jusque dans la mort, leur couple ne croyant pas au mariage. Parmi les tombes, plus du tout fleuries par des proches, il a trouvé une Eva Bell, décédée à l’âge de vingt-cinq ans. Ce nom est gravé seul sur la stèle et les deux dates, naissance et décès sont très lisibles – 1842 et 1867. Angela en avait presque le double. Il imagine qu’il aurait aimé venir la visiter dans ce lieu privilégié. Tout en haut sur Symonds Street.

Par conviction, Angela avait toujours été favorable à l’incinération pour toute l’espèce humaine. Une manière hygiénique pour ne pas encombrer l’espace vital et un retour logique à la mère nature. Poussières d’étoiles disséminées et atomes recombinés, avec un peu de chance. Après son décès aussi brutal qu’inattendu, Christophe avait évidemment respecté ce choix et dispersé ses cendres auxquelles il avait ajouté celles du journal intime de sa compagne. Tenu depuis ses neuf ans et qu’il n’avait jamais ouvert, respectant cette parcelle secrète. Elle l’avait sur elle ce jour-là. Les eaux du Pacifique avaient tout englouti. À ce moment-là, tout lui était égal… Ces derniers mois, les courriels insistants des Strong, retraités de l’enseignement comme lui, l’avaient décidé à revenir. Il pensait son deuil réalisé après cette parenthèse de presque quatorze années et se sentait assez fort pour affronter les paysages si souvent traversés avec elle. Il avait en projet un pèlerinage sur son lieu de naissance, la petite ville de Whangarei à une heure de bus à peine de la grande cité. Il avait donc pris un billet d’avion, préparé un léger bagage et sauté dans le premier vol libre. Cependant, les souvenirs affluant, il avait stupidement fondu en larmes dans leurs bras dès sa descente d’avion. Le déséquilibre du trio remplaçant le quatuor avait rapidement eu raison de sa gaieté forcée et, au bout de quelques jours passés dans leur résidence à Waiwera – une jolie baie proche d’Auckland –, Christophe avait demandé à ses amis de le laisser seul quelques jours. Seul à Auckland avec Angela – avec ses souvenirs d’elle – pour affronter ce jour de deuil anniversaire. Demain sera le 12 juin, jour de sa naissance, jour de sa mort quarante-huit années plus tard et celui de leur rencontre. Parfois, le hasard s’acharne à faire du mal… Chris et Jenny, terriblement désolés de cette situation, l’avaient donc déposé au Waldorf, un hôtel/appartements en léger retrait de Symonds Street. Si ce Waldorf-là n’était pas à la hauteur de son homonyme new-yorkais, il était récent et semblait offrir au premier coup d’œil un gage de qualité. Sitôt descendu de voiture, il s’était retrouvé face au vieux cimetière, séparé par une venelle de son nouveau logement. Une fois les formalités expédiées à la réception et sa valise déposée dans ce studio immensément confortable et désert, il était redescendu, avait franchi les quelques mètres partageant le monde vivant de celui du passé. Pourquoi avait-elle traversé sans faire attention au signal piéton ? Pourquoi Angela, pétrie d’une discipline atavique, urbaine et anglo-saxonne, avait-elle couru affolée sur la grande avenue ? Il savait tout cela grâce au rapport de police étayé par une pléthore de témoignages. Elle était venue visiter son oncle Peter, désormais placé en maison pour personnes âgées à Wellington. Avant de reprendre un vol pour Nouméa, elle s’était arrêtée pour une journée de shopping à Auckland. Elle avait subitement traversé un carrefour en cette fin d’après-midi du 12 juin 1998 et un taxi l’avait percutée. Morte sur le coup. Après le terrible coup de fil des Strong, Christophe était entré dans un long tunnel de solitude.

Depuis, il n’avait jamais pu revenir à Auckland. Trop marqué par cette tragédie. Il est pourtant là ce soir et il va bien falloir marcher dans cette ville à nouveau. Elle l’aurait voulu… Il s’ébroue, la nuit est tombée et le froid commence à pénétrer son manteau. Le pont – Grafton bridge d’après la plaque – est illuminé par un éclairage public et par les phares des véhicules du trafic vespéral. Les silhouettes des passants pressés paraissent se tourner dans sa direction. Ils doivent se demander qui est ce vieil homme immobile au milieu du cimetière à cette heure tardive. Ils ont raison, il est temps de quitter l’endroit. Il sait qu’il pourra y revenir quand il voudra. Il n’a pas vérifié, mais pense que la baie vitrée de sa chambre doit le surplomber. Il va pouvoir le constater tout de suite. C’est le moment d’aller faire un brin de toilette avant de se dégoter un petit resto. Il retraverse la venelle et entre dans le hall de l’hôtel par une porte vitrée coulissante. La réceptionniste, une jolie métisse maorie qui l’a accueilli tout à l’heure, est encore de service. Le doux visage d’Angela et celui de l’employée se superposent. Sa disparue avait aussi un peu de sang guerrier… La jeune femme s’adresse à lui en souriant : — Did you have a nice walk, Mister Auffin ?* (elle a prononcé O’fène avec un délicieux accent). Il est toujours séduit en face d’une jeune femme aimable, il en oublierait ses soixante-dix ans… Il aimerait lui répondre que les promenades lui sont toujours agréables, mais il acquiesce seulement d’un hochement de tête en lui rendant son sourire et rejoint l’ascenseur. Il demandera demain à cette même réception où il peut glaner quelques renseignements historiques sur ce cimetière qui l’intrigue. Cela va l’occuper. Il aime l’histoire, les vieilles pierres et, par-dessus tout, fureter dans les livres. C’est décidé. Demain matin, il sera studieux. Puis, il retournera à une nouvelle visite en haut de Symonds Street, fort d’un point de vue plus érudit. Sitôt arrivé dans son studio, il déballe rapidement ses affaires, range quelques vêtements dans une penderie et personnalise la salle de bains avec sa trousse de toilette. Il se prépare un thé chaud et, comme chaque soir, met au propre le récit de sa journée dans une page de son carnet. Il peaufine en phrases travaillées des notes écrites au crayon – qu’il gomme – avant de noircir la feuille d’une écriture élégante avec un stylo-feutre fin. C’est une habitude qu’il a prise dès les premières semaines de son veuvage. Pour ne pas sombrer, pour continuer à vivre en jalonnant « son temps » à l’aide de repères calligraphiés. Il a déjà rempli une vingtaine de ces carnets de sa main et les a rangés dans son bureau à Nouméa. Ces lignes écrites avec soin, cette rédaction ne tombant jamais dans un style télégraphique, sont un rituel qui lui a permis, jusqu’à présent, de tenir d’un jour sur l’autre. Le jet d’écriture vient naturellement en respectant la chronologie de sa journée. Il prend son temps et les pages du carnet sont très peu raturées. Il a toujours un calepin avec lui, souvent même dans une de ses poches. Celui-ci est quasiment vierge. Une fois le

stylo posé, il se déshabille et décide de se prélasser sous une douche chaude. Concernant le dîner, il va opter pour un japonais. C’est une restauration rapide, roborative, très souvent excellente. Et idéale pour un type dans son genre. Seul ! *La promenade était-elle bonne, Monsieur Auffin ?