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Dans la plus infime des traces de pas sur un sol mouillé, derrière chaque ombre portée, à l’origine de toute poussière, chacun pourra reconnaitre le passage d’un corps et se l’imaginer à sa façon. La terre change de forme avec le temps, la poussière disparait avec le vent et les traces qu’elles portent disparaissent avec elle.

Les choses, témoins du passage des corps, en subissent l’emprise et ont imprimé à leur surface une succession d’instants qui se remplacent au fur et à mesure; instants qui se superposent comme une série de temporalités, le plus souvent imperceptibles.

L’ombre est impalpable mais elle porte en elle les mou-vements qui trahissent le vivant sans qu’elle en soit l’origine. L’empreinte est le point de contact entre un corps et les corps extérieurs. Elle lui appartient sans que jamais celui ci ne soit présent.

Il y a aussi toutes les traces invisibles que nous ne sau-rions voir, qui apparaissent avec le temps et les mou-vements alentours. Ephémères, à peine visibles, elles appartiennent au corps car il les a lui même crée.

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C’est parler du corps sans jamais le montrer qu’user de ces traces dans l’art, parler de son mouve-ment, parler de temporalité parce que c’est parler d’instant. C’est la poésie du corps sans visage, du corps dans son ensemble, que chacun voit à sa manière. C’est tout ce qui l’évoque sans que jamais on ne le voit.

Mettre ces traces en lumière c’est parler du corps et de sa temporalité.

Le corps et les nombreux questionnements qu’il génère occupe une place centrale dans l’art. En abordant cette vaste thématique, l’artiste traite du vivant, du mouvement, de l’enveloppe que l’homme habite le temps de son passage sur terre.

Apres l’avoir moi même dessiné, mis en scène, j’en suis venue à me demander si le suggérer, au lieu d’essayer d’atteindre une reproduction fidèle, ne le sublimerait pas d’avantage.

Ces traces, ces formes qu’il laisse partout et toujours sont un magnifique matériel de suggestion, une représenta-tion implicite qui laisse place à l’imagination de chacun. Et c’est par ces traces que je veux , dans ma pratique, aborder la question du corps.

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“La lumière est espace vide, l’obscurité est volume plein”

Guisepe Penone, Respirer l’ombre

“L’ombre portée, celle que l’on jette à ses pieds au soleil?” C’est la question que pose le peintre à Peter Schlemihl, le hèros du roman de Adelbert von Chamisso, lorsque celui-ci lui demande de lui peindre une ombre après avoir perdu la sienne.

Schlemihl n’a plus d’ombre, il l’a vendue au diable en échange de la bourse inépuisable de Fortunatus; et lorsqu’il la perd, c’est sa place dans la société des hom-mes, c’est son humanité qu’il perd avec elle. Il l’a vendue sans jamais en estimer la valeur, parce que, la croyant acquise, il n’a jamais eu à se battre pour elle.

Un jour, étant enfant on découvre cette masse noire,

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cette forme faite de rien qui longe les murs et le sol à nos pieds, qui suit nos mouvements de manière déformée. On la regarde des heures, on s’en amuse ou on s’en ef-fraie, puis on s’y habitue et elle devient une part de nous malgré son ambiguité certaine.

L’ombre a ceci de particulier, elle n’est pas palpable.

Elle est un morceau d’obscurité qui nous suit sans relâche, une forme qui nous ressemble et qui nous imite, mais qui n’a pas de visage. Elle a forme humaine, elle en a la gestuelle mais elle n’est pas matière.

Elle est ce double, cette part de nous, incontrôlable qui a alimenté les croyances, les légendes et la littérature; en particulier par rapport à la mort.

Max Milner cite dans son livre L’envers du visible, une croyance des Tolindoos, du centre des Célèbes où marcher sur l’ombre de quelqu’un d’autre est considéré comme un délit car ce coup porté atteindra l’homme lui- même. Il cite aussi plusieurs légendes dans lesquelles c’est toujours à l’ombre que l’on s’attaque pour atteindre l’homme car par sa taille, elle représente sa force. C’est ainsi que Tukaitaya, guerrier mangaien, se fait tuer par ses ennemis à midi car, son ombre étant presque in-existante, il a, en la perdant, perdu sa force.

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Si elle est notre double, elle ne peut qu’être la part

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maléfique de nous-mêmes, elle ne peut qu’être liée à la mort. C’est une partie de notre être destinée à lui survivre. C’est justement après la mort que s’opère la métamorphose, on devient ombre lorsque l’âme quitte le corps, comme si ayant besoin de représenter l’âme sans le corps on avait choisi l’ombre parce qu’elle est la seule à avoir autant de particularités humaines, sans pour au-tant être périssable. Elle semble être la matérialisation de notre âme. Et c’est aussi comme des ombres que nous apparaissent les morts et les fantômes.

Elle est symbole d’humanité; lorsque l’impératrice de La femme sans ombre, parvient à en acquérir une, elle comprend que ce jour-là, elle devient palpable, et quitte à jamais le monde des esprits. Seuls les vivants ont droit à une ombre.

Sans ombre, on n’est pas homme. Peter Schlemihl, au moment de son marché avec le diable, n’a pas mesuré la valeur de ce qu’il perdait; c’est le mépris de ses sem-blables qui lui a fait comprendre sa faute. Ce qui est intéressant dans L’étrange histoire de Peter Schlemihl c’est la manière dont Chamisso parle de l’ombre. Elle est humanisée sans l’être vraiment, elle n’est pas si vivante, elle est davantage un outil qu’une menace ou qu’un être à part entière. Mais tout son rôle est dans l’apparence, c’est la dimension sociale de l’ombre qui intéresse Chamisso car pour lui, l’ombre n’existe pas en dehors du regard que l’on porte sur elle. Dans L’art du visible, Milner

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rapporte des propos de Chamisso ultérieurs à l’écriture du livre. Il évoque l’ombre sous ces mots. “L’ombre ne provient pas du corps qui la projette mais de l’éclairage que celui ci reçoit de l’extérieur” C’est une formidable métaphore de l’homme et de son statut social. Il fait, par le biais d’une histoire fantastique une critique de la société de son temps.

L’ombre, comme les choses matérielles est considérée d’abord par les autres et c’est par elles que l’on a sa place, ou non dans une société. La place de l’ombre est dans le rapport aux autres. Car lorsqu’on lit son histoire, on a du mal à mesurer en quoi un homme sans ombre serait banni, serait tant rejeté par ses semblables; on a même du mal à croire que si on l’avait croisé, on aurait pu nous-mêmes nous en apercevoir.

S’attaquer à l’ombre c’est aussi une manière de s’attaquer à l’homme sans passer par le corps, c’est une manière de parler du corps sans jamais le montrer.

L’ombre a indéniablement une vertu esthétique qui permet de parler de l’homme et du corps dans sont en-semble. Elle semble anonyme et universelle, elle semble être le symbole même du vivant.

Alors pour traiter du corps dans son ensemble, il faut faire parler l’ombre.

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C’est par l’ombre que Krzysztof Wodiczko fait parler la foule dans Guests, à la biennale de Venise.

On entre dans une immense salle complètement vide: pas de fenêtre, la salle est plongée dans l’obscurité. Aux murs et au plafond, des projections. Aux murs des im-menses voûtes grandeur nature et au plafond ce qui semble être des bouches d’aération comme on en trouve parfois dans les villes, à ce détail près que le spectateur n’est cette fois pas au dessus mais en dessous. Sous ces voûtes gigantesques des ombres humaines,des silhou-ettes grandeur nature bougent et se déplacent. on les entend parler mais de manière indistincte, on ne peut les comprendre.

Ces ombres ont l’air quelconque, pouvant être n’importe qui. Mais à mieux y regarder, il nous semble reconnaitre leurs mouvements et leurs gestes car ils nous sont familiers.

Ces ombres ce sont les travailleurs des rues, les ouvri-ers, les femmes de ménages, les vendeurs de parapluies; ce sont les sans-papiers, les immigrés et les réfugiés. Tous parlent entre eux mais leur langage nous est inaccessible, tout comme leur espace. Ils sont périphérie et pourtant ici c’est nous qui les regardons, et qui ne pouvons les atteindre car une vitre brumeuse sépare notre espace du leur, ce sont deux mondes mis face à face. Et cette vitre est la métaphore de la distance, de la barrière in-franchissable qu’il existe entre eux et nous dans la vie de tous les jours dans nos villes et dans nos rues

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L’artiste ici ne montre pas certaines personnes en par-ticulier, il ne montre aucun visage, juste des silhouettes, juste des ombres symboles de toute une population, une universalité. Par les ombres, il les met en lumière. Pourtant nous sommes les spectateurs, et nous les regar-dons vivre sans pouvoir les atteindre.

Il cherche à nous faire nous demander de quel étranger parle le titre.

Au pavillon polonais le titre était d’ailleurs suivi par cette phrase de Hannah Arendt, “ Les personnes dé-placées sont les avant garde de leur peuple.” C’est dire l’importance qu’il accorde ici à ces travailleurs immigrés. Et ce n’est pas anodins d’utiliser l’ombre, Elle semble ici illustrer l’homme universel, elle parle de tous et de chacun car elle est sans visage.

Ici l’ombre n’est pas effrayante, elle est davantage apaisante. Elle est quelque chose que l’on n’arrive pas à saisir car elle ne nous regarde même pas, elle vit sous notre regard sans se préoccuper de nous.

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Mon ombre est mon double à en croire l’imaginaire collectif. Mon ombre est mon double, et la forme qui me suit sans cesse est vivante.

On pourrait dire qu’elle a une âme, mais justement elle n’en a pas, toute la différence est là, car elle n’est pas humaine.

Je m’imagine pouvant la voir comme un être à part entière; la regarder vraiment et me mettre à penser à elle comme une forme indépendante qui se détache de moi. Je me dis aussi que je vais faire attention à celle des autres, pour trouver celui qui n’en a pas, et que cela me fera entrer dans un imaginaire que je ne maitrise pas.

Alors la nuit venue, dans la rue, je la cherche des yeux, au milieu des ombres immobiles des bâtiments.

Mais ce n’est pas une ombre que je vois, ce n’est pas une forme unique de moi sur le sol. Mon double n’est pas un il est plusieurs. Alors je vois mes ombres graviter autour de moi au gré des lumières alentours.

Je m’interroge; est-ce chaque part de mon inconscient qui prend forme à mes pieds? Est-ce chacun de mes souvenirs chacune de mes pensées?

Laquelle de ses ombres a vendu Peter schlemihl pour se faire bannir de la société des hommes? (pour ne plus absorber la lumières), lequel de ses doubles?

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Parfois, parmi toutes mes ombres, une domine les autres; une lumière est juste derrière moi. Je vois mon double s’étendre à mes pieds, démesurément grand. Puis je re-garde à gauche et à droite; deux ombres sont immobiles de chaque côté de moi; et elles fixent la première, la plus grande. Elles la regardent immobile, ma grande ombre, celle qui semble par ailleurs me regarder moi.

Je me tourne dans tous les sens, et je m’aperçois que jamais mes ombres ne se quittent du regard; quoi que je fasse, elles, se regardent entre elles.

Je me sens exclue de ce cercle sans visage et sans pa-role. Je suis substance, je suis solide, je suis visible dans l’obscurité; mais je ne peux pas les atteindre, elles glis-sent entre mes mains, elles s’échappent sous mes pieds.

Je me sens encerclée, j’ai peur. Je cherche une place sous la lumière pour que seule une minuscule ombre coincée sous mes pieds, celle que je maitrise et crois contrôler, puisse me rappeler que je n’absorbe pas la lumière.

C’est alors que je prends conscience de son énorme pouvoir de déformation, de ses possibilités sans limite qui m’échappent complètement.

On ne pourra jamais atteindre la fluidité avec laquelle elle se glisse du mur au sol sans aucune pesanteur.