Alienation Pensee Du Oury

5
. P 38 Aliénation : thème central dans la pensée du dr. Oury 18 Avec un souci et une vigilance permanente de ne pas se laisser enfermer dans une idéologie dogmatique, Jean Oury ouvre sa conférence sur "Aliénation" à Tokyo (1984) ainsi: "Le concept d'aliénation est peut-être un concept chauve-souris : quand on veut l'éclairer, il disparaît. Ce qui peut expliquer ses avatars historiques et même le peu de considération que certains auteurs lui ont assigné. Peut-être que cet éclairage est lui-même une entreprise d'aliénation. Mais, d'une façon plus générale, ce mot n'échappe pas au fait universel qu'il est, en tant que mot, pris lui-même dans son usage par et dans sa propre texture. Le sens n'est que passage d'un terme dans le contexte, passage ou diffusion plus ou moins erratique. Ce qui est déjà un mouvement d'aliénation. Mais, ici, du fait que ce mot est le mot "aliénation", nous sommes dans une sorte de condensation pléonastique qui risque de faire tâche aveugle, figure de méconnaissance. Écrire est déjà en dehors de soi, extranéisation (Entaüsserung), étrangéification (Entfremdung); nulle échappatoire à ce passage d'un registre à l'autre. Sorte de condamnation qu'il faut accepter, assumer (Aufhebung) en disparaissant dans cette trace qui se trace, dans ces chemins qui inscrivent la concrétude des signifiants a-signifiants, matière (hylé) de la jouissance. C'est à ça que nous sommes confrontés et notre tâche est d'essayer de saisir, de cerner, de maintenir quelque chose, sans glisser dans une rêverie égologique ou théologique." Cette vigilance se traduit dans une recherche de plusieurs mécanismes et stratégies d'aliénation dans le champ individuel, social et psychiatrique en particulier. Oury se distancie tout de suite de toute confusion idéologique en distinguant - clairement et définitivement - deux formes d'aliénation : l'aliénation psychotique et l'aliénation sociale. Il l'appelle aliénation psychotique parce que c'est dans les structures psychotiques qu'on se rend compte - à ciel ouvert - de ce qui se passe nécessairement et universellement chez chacun de nous, mais caché, c.à.d. d'être aliéné dans l'image de l'autre et d'être aliéné dans l'accès au langage. Le terme d'aliénation condense plusieurs termes allemands, utilisés par Hegel et Marx; Entfremdung, traduit en français par étrangéification et Entaüsserung, traduit par extranéisation. Le deux traductions visent le sens d'une mise- en-dehors de soi. Cette aliénation nécessaire et première peut ne pas se dialectiser avec des structures de la société et cette non-dialectisation aboutit à des processus d'objectivités positivistes, qui forment l'ensemble de l'aliénation sociale. Cette forme d'aliénation se traduit en allemand par le terme de Entgegenständlichung (objectivation...), un concept qui exprime le noyau de ce processus. A partir de cette distinction fondamentale jean Oury nous dit qu'on ne peut pas faire de psychothérapie si on ne fait pas d'abord une analyse institutionnelle et que l'analyse institutionnelle c'est l'analyse concrète et permanente de l'aliénation. (voir : Oury, 18 Marc Ledoux

Transcript of Alienation Pensee Du Oury

Page 1: Alienation Pensee Du Oury

.

P

38

Aliénation :thème central

dans la pensée du dr. Oury18

Avec un souci et une vigilance permanente de ne pas se laisser enfermer dans uneidéologie dogmatique, Jean Oury ouvre sa conférence sur "Aliénation" à Tokyo (1984)ainsi:

"Le concept d'aliénation est peut-être un concept chauve-souris : quand on veutl'éclairer, il disparaît. Ce qui peut expliquer ses avatars historiques et même lepeu de considération que certains auteurs lui ont assigné. Peut-être que cetéclairage est lui-même une entreprise d'aliénation. Mais, d'une façon plusgénérale, ce mot n'échappe pas au fait universel qu'il est, en tant que mot, prislui-même dans son usage par et dans sa propre texture. Le sens n'est quepassage d'un terme dans le contexte, passage ou diffusion plus ou moinserratique. Ce qui est déjà un mouvement d'aliénation. Mais, ici, du fait que cemot est le mot "aliénation", nous sommes dans une sorte de condensationpléonastique qui risque de faire tâche aveugle, figure de méconnaissance.Écrire est déjà en dehors de soi, extranéisation (Entaüsserung), étrangéification(Entfremdung); nulle échappatoire à ce passage d'un registre à l'autre. Sorte decondamnation qu'il faut accepter, assumer (Aufhebung) en disparaissant danscette trace qui se trace, dans ces chemins qui inscrivent la concrétude dessignifiants a-signifiants, matière (hylé) de la jouissance. C'est à ça que noussommes confrontés et notre tâche est d'essayer de saisir, de cerner, demaintenir quelque chose, sans glisser dans une rêverie égologique outhéologique."

Cette vigilance se traduit dans une recherche de plusieurs mécanismes et stratégiesd'aliénation dans le champ individuel, social et psychiatrique en particulier.

Oury se distancie tout de suite de toute confusion idéologique en distinguant - clairementet définitivement - deux formes d'aliénation : l'aliénation psychotique et l'aliénation sociale.

Il l'appelle aliénation psychotique parce que c'est dans les structures psychotiques qu'onse rend compte - à ciel ouvert - de ce qui se passe nécessairement et universellementchez chacun de nous, mais caché, c.à.d. d'être aliéné dans l'image de l'autre et d'êtrealiéné dans l'accès au langage. Le terme d'aliénation condense plusieurs termesallemands, utilisés par Hegel et Marx; Entfremdung, traduit en français par étrangéificationet Entaüsserung, traduit par extranéisation. Le deux traductions visent le sens d'une mise-en-dehors de soi. Cette aliénation nécessaire et première peut ne pas se dialectiser avecdes structures de la société et cette non-dialectisation aboutit à des processusd'objectivités positivistes, qui forment l'ensemble de l'aliénation sociale. Cette formed'aliénation se traduit en allemand par le terme de Entgegenständlichung (objectivation...),un concept qui exprime le noyau de ce processus.A partir de cette distinction fondamentale jean Oury nous dit qu'on ne peut pas faire depsychothérapie si on ne fait pas d'abord une analyse institutionnelle et que l'analyseinstitutionnelle c'est l'analyse concrète et permanente de l'aliénation. (voir : Oury,

18Marc Ledoux

Page 2: Alienation Pensee Du Oury

.

P

39

L'aliénation, p. 29). Pour pouvoir faire une analyse de l'aliénation, il faut avoir des outils,caractérises par leur capacité pratique de fonction diacritique, c.à.d. de distinctivité.Dans son livre "L'aliénation" Jean Oury nous donne une série d'outils qu'il expose dansleur logique interne et dans leur dimension théorico-clinique. Je me limiterai à quelquesindication de différents outils.

[A propos de la paranoia dans le livre de Jean Allouch "Margueritte ou l'Aimée de Lacan"où Allouch reprend des élaborations des derniers séminaires de Lacan.]

Jean Oury fait d'abord la distinction (et donc un travail de désaliénation) entre une chaîneborroméenne et une structure de trèfle qui a écrasé l'élément structural de la chaîne, letriskel.

Cette tréfléisation fait qu'on ne distingue plus les éléments différents (I-S-R) et que ceséléments se regroupent pour produire des amalgames entre personne, personnalités,groupe et pour transformer l'espace en petits royaumes.

"La structure de la personne - figurée par le "noeud borroméen" ou plusexactement par la chaîne borroméenne, dont l'élément structural est la"triskèle"19 (une autre figure de la topologie) - peut elle-même êtrebouleversée. La "tréfléisation" est assez banale dans les structures collectives.Comme dans la paranoia, on a vite fait, dans un établissement, d'incarner,d'imaginariser le Symbolique....nombre de discussions n'aboutissent à rien, mais prennent beaucoup de tempset déclenchent entre les gens de véritables bagarres de chiffonniers; il estquelque fois difficile d'y échapper. Paroles vides qui se répercutent, se

19tri-skeles (Gr.): trois jambes, trépied

Page 3: Alienation Pensee Du Oury

.

P

40

démultiplient; effets de miroir qui entretiennent des réseaux d'agressivité et defascination. Dans ces moment d'entropie montante, on devient,passagèrement, tous des "trèfles"! On se trèfle le borroméen en écrasant letriskèle20... Ce phénomène banal est un vrai processus d'aliénation. On seretrouve pris alors dans tout un système dont on ne peut absolument pas sedépatouiller si on ne fait pas une analyse critique permanente... qui peutpermettre de rétablir des champs de différentiation et un feuilletage structuralnécessaires à tout organisation efficace du travail. C'est ce j'avais appelé la"fonction diacritique" du Collectif. (ibid. p. 84)

A partir de la notion de surdétermination de Freud, Oury cherche en deuxième lieu uneapproche topologique pour trouver les éléments d'aliénation dans le processus desurdétermination. Et il la trouve à travers un dialogue entre les quatre discours et lathématique de Marx et en particulier entre le discours du Maître et le discours del'analyste21.

S1 S2 a $$ a S2 S1

discours du Maître discours de l'analyste

"C'est le discours de l'analyste qui peut mettre en question la surdétermination,c'est-à-dire que sa fonction est de tenir compte de certains registres inconscients -en particulier le désir et le fantasme. C'est ce qui permet d'articuler une possibilité deproduire du « S, », c'est-à-dire un agent déterminant de la structure institutionnelle.Mais le discours de l'analyste lui-même ne prend sens que dans son articulation avecun autre discours, c'est-à-dire que si les quatre discours peuvent passer de l'un àl'autre par permutation circulaire des éléments S, S2, a,. C'est là le problème difficile: le sens n'apparaît que dans le « passage » d'un discours à un autre, dans la «traduction » d'un discours à l'autre. Le sens, en effet, n'apparaît que dans latraduction de ce qu'on entend dans sa propre langue dite « maternelle » - lalangue.Quand le désir inconscient, « concrétisé », si l'on peut dire, par l'objet « a », est enplace de l'agent du discours, il peut rendre possible le frayage d'un chemin vers laréalité, l'existence, le Dasein."

Mais ce frayage n'est pas du tout évident. Le désir (inconscient) inaccessible directement,se heurte à des évitements dont Jacques Lacan nous a donné une matrice logique dansson chapitre "L'aliénation" du séminaire Les quatre concepts de la psychanalyse. Cettematrice s'articule dans une formulation a minima du processus d'aliénation : une catégoriedu "ou", ni exclusif, ni inclusif, mais de choix impossible :

20tri-skeles (Gr.): trois jambes, trépied21

agent autrevérité production

Page 4: Alienation Pensee Du Oury

.

P

41

"ni ceci, ni cela". Double négation sous-tendue par cette indéterminitéquestionnante où dans la quête d'un déchiffrement de l'Autre vient se projeter lavirtualité du désir, dans sa dimension archaïque du désir de reconnaissance dudésir d'être inscrit comme comptant, d'être candidat à la vie, d'échapper à laMort.... ce qui est questionné, et qui constitue mon désir, c'est le désir del'Autre. Le désir du désirant, sous-jacence déclenchée par l'articulation de laDemande. L'aliénation est ce coinçage, cette stase au niveau du "ni... ni" (ibid.p.143)

Ces évitements prennent forme dans des catégories pathologiques. Oury caractérisel'existence schizophrénique comme une variation de ce "ni... ni", dans le "ni avec, ni sans":

"ni sans convivialité, ni dans la solitude. Ce qui peut impliquer un "nulle part"".(ibid. p. 89)

Pas seulement dans différentes pathologies mais aussi dans des courants dogmatiques etidéologiques de la société, Jean Oury fait une analyse magistrale du "marginalisme" (ibid.138-152). Dans ce mouvement socio-économique le désir (inconscient) se transforme endésir d'acquisition ou de consommation. Et le champ psychiatrique est un des symptômeseffrayants de ce dogmatisme où l'homme malade devient tel ou tel objet de maladie et deprogrammation thérapeutique.

Pour sortir de ce coinçage, de cette stase, qui seule permet la "vraie solitude" (ibid. 80, p.158... 160)

"Ce cheminement est une sorte de propédeutique, une ascèse, l'accès à sonpropre désir ne pouvant se préciser que par la traversée de l'angoisse decastration - prélude à une situation encore plus radicale, celle de l'affrontementà l'inexistence insistante de l'Autre." (ibid. p. 80)

Page 5: Alienation Pensee Du Oury

.

P

42