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1 Traduction dextraits (chapitres 12, pp. 837) ALICE SCHWARZER Ma famille algérienne Avec les photographies de Bettina Flitner Traduction : Anne-Marie Pin Alice Schwarzer : Meine algerische Familie. Mit Fotografien von Bettina Flitner © 2018, Verlag Kiepenheuer & Witsch GmbH & Co. KG Publication : février 2018 (livre relié) 464 pages Droits Étrangers : Verlag Kiepenheuer & Witsch GmbH & Co. KG Contact : Iris Brandt/ Rights & Contracts Director : [email protected] Dorothee Flach/ Foreign Rights Manager : [email protected]

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Traduction d’extraits (chapitres 1–2, pp. 8–37)

ALICE SCHWARZER Ma famille algérienne Avec les photographies de Bettina Flitner Traduction : Anne-Marie Pin

Alice Schwarzer : Meine algerische Familie. Mit Fotografien von Bettina Flitner © 2018, Verlag Kiepenheuer & Witsch GmbH & Co. KG

Publication : février 2018 (livre relié) 464 pages

Droits Étrangers : Verlag Kiepenheuer & Witsch GmbH & Co. KG

Contact :

Iris Brandt/ Rights & Contracts Director : [email protected]

Dorothee Flach/ Foreign Rights Manager : [email protected]

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Description :

Ce livre est une surprise. Car qui pouvait bien connaître la relation étroite et

affectueuse qu’Alice Schwarzer entretenait depuis des décennies avec une

famille d’Algérie ? Une famille qui, par sa diversité et sa vitalité représente au

mieux ce pays d’Afrique du Nord entre tradition et modernité, entre menace

islamiste et espérances démocratiques ?

Alice Schwarzer a rencontré Djamila, une journaliste algérienne en 1989. Après la

victoire électorale inquiétante des islamistes, après la guerre civile qu’ils ont

déclenchée et qui a fait plus de 200 000 morts dans les années 90, Djamila dut,

comme beaucoup d’autres, craindre pour sa vie et a émigré en Allemagne pour

quelques années. Et Djamila a aussi des parents et des grands-parents, des frères et

des sœurs, des neveux et des nièces dont Alice Schwarzer a fait la connaissance

dans leur pays lors de réveillons, de vacances et de mariages. Et elle s’est prise

d’affection pour eux. Avec la photographe Bettina Flitner, Alice Schwarzer fait vivre

cette famille dans toute sa diversité : la génération des anciens, marquée par la

période coloniale, la guerre de libération et les années de la renaissance où Alger

était « La Mecque de la Révolution » ; la génération qui a vécu les « années noires »

de la terreur islamiste et de la répression politique – et les jeunes gens d’aujourd’hui

entre talons hauts et port du voile, entre instagram et reliques d’un socialisme

désuet.

Alice Schwarzer est depuis 1977 l’éditrice et rédactrice en chef d’EMMA et a publié

44 livres comme auteure ou éditrice. Elle s’intéresse à l’islam politisé depuis sa visite

en Iran en avril 1979, peu après la prise de pouvoir de Khomeini. Elle a publié chez

KiWi trois livres sur ce sujet : « Les Guerriers de Dieu – et la fausse tolérance. »

(2002), « Le Choc – La Nuit de la Saint-Sylvestre de Cologne » (2016).

Bettina Flitner est diplômée de l’Académie allemande du film et de la télévision de

Berlin, elle est photographe indépendante depuis 1990. Avec ses portraits et

reportages la plupart sériels, elle occupe « une position singulière sur la scène de la

photographie allemande » Photonews. De nombreuses expositions individuelles et

de nombreuses publications. Elle a publié son premier reportage sur l’Algérie en

1991 : « Des jours en Algérie » (entre autres dans Les Guerriers de Dieu.)

Un reportage comme un roman de famille aux multiples facettes sur un pays

dont les peurs et les espérances nous concernent plus que nous le pensons.

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TABLE DES MATIERES

Chapitre 1 Un mariage d’amour, deux mariages forcés et les années noires.

Chapitre 2 Djamila parle.

Chapitre 3 Le muezzin et la police, ruines romaines et couscous.

Chapitre 4 Macron et le coucou, avec Zahar à El Harrash.

Chapitre 5 Zohra parle.

Chapitre 6 Ghanou parle.

Chapitre 7 Avec Ghanou et Osama sur les terrasses de la Casbah.

Chapitre 8 Le milk bar et l’attentat. Souhila et Maroua.

Chapitre 9 Rencontre avec Klalida Toumi et Mujaheddin Zohra Drif.

Chapitre 10 Promenade avec Sarah, le musicien triste, Fodil au California.

Chapitre 11 Rencontre avec Moumene et Ghada à El-Djazair.

Chapitre 12 Lilia parle. Et Karim.

Chapitre 13 Mounia parle. Et Lofti.

Chapitre 14 Voyage à Sétif. Rencontre à la fontaine.

Chapitre 15 Amar parle.

Chapitre 16 Une photo de groupe. Et encore un mariage.

Chapitre 17 Hocine parle. A Paris.

Appendice Chronique algérienne et index des noms.

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Chapitre 1

Un mariage d’amour, deux mariages forcés et les années noires.

Avril 2016. Je suis assise sur l’étroit lit de jeune fille de Sarah. Elle a maintenant 24

ans, elle a terminé ses études, mais n’imagine pas de déménager ou de se marier.

C’est la cohue dans sa chambre. Zohra, sa mère, ses deux sœurs ainées et deux

amies l’ont envahie avec des sacs et des valises énormes ; elles essaient leurs

tenues de fête pour demain, l’air est plein de froissements de tissu. Ghanou, leur seul

frère, se marie. L’événement fait de grandes vagues depuis des mois. Demain ce

sera le point final.

Je me jette sur le lit en me lamentant très fort et en m’ébouriffant les

cheveux. Je gémis : « Vous auriez pu me prévenir ! Je n’ai rien à me mettre? ! Je

repars, quoi… » Les filles ricanent doucement. « Ce n’est pas si grave, Alice, ça ne

fait rien. Tout le monde sait bien que tu es étrangère. Ce n’est pas ta faute si tu ne le

savais pas. » Et en même temps elles ricanent encore plus fort.

Ma faute : je n’ai qu’une robe pour le soir dans mon sac. La mariée, elle,

portera sept robes. L’une après l’autre. Et toutes les invitées féminines, au moins

cinq chacune. Le lendemain soir, je comprendrai vraiment comment ça fonctionne :

les dames rappliquent à la fête avec de grosses valises à roulettes. Tout à côté de la

salle de la fête, il y a une pièce spéciale pour se changer; elles s’y glissent

discrètement toutes les demi-heures pour changer de tenue. Chaque fois elles

ressortent avec des robes différentes, les chaussures et les bijoux assortis. Une

autre pièce est réservée à la mariée. Seules Djamila l’émancipée et les femmes

voilées ne se changent qu’une fois, ou pas du tout. Je reste plantée là, un peu bête.

Je suis amie depuis 1989 avec Djamila, la tante du marié. Depuis mon

séminaire à Tunis pour les femmes journalistes d’Afrique du Nord. Parmi les 25 ou

30 femmes présentes, il y avait deux Mauritaniennes portant un voile multicolore du

désert, deux Libyennes émancipées du temps de Kadhafi et une Algérienne : c’était

justement Djamila de l’APS, l’Agence de Presse Nationale Algérienne. Je connais la

famille de Djamila depuis les années 90 : à cette époque toute la famille rendait visite

à Djamila en exil à Cologne. Puis nous avons fêté ensemble la Saint Sylvestre à

Alger, en 2007. Nous avons dansé jusqu’à tard dans la nuit sur des musiques de rai

algérien et de pop occidentale. Surtout moi, et Ghanou qui fête son mariage demain.

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Marié, le couple l’est depuis quelques jours : d’abord à la mairie puis à la

mosquée. Que le mariage civil ait lieu avant le mariage religieux, c’est la loi – surtout

pour que les femmes ne soient pas trompées par un mariage exclusivement religieux

qui n’a pas de valeur légale.

Le troisième repas de fête a lieu maintenant, la veille de la fête de mariage. Le

premier était exclusivement entre hommes, le deuxième exclusivement entre femmes

– ce troisième sera sans doute commun, à mon avis.

Je connais bien les hommes de la famille : le neveu de Djamila, Ghanou, le

beau-frère Zahar ainsi que plusieurs des frères. Ghanou a fait des études et se marie

à 36 ans. Son père s’est marié à 23 ans et n’a fréquenté l’école que quelques

années ; mais il est devenu un homme d’affaires qui a réussi. Il fait le commerce de

meubles de bureau en provenance de Chine, et il a une maison de standing : en bas

les locaux commerciaux, au premier étage la cuisine et les pièces à vivre, au

deuxième étage les chambres à coucher et une salle de réception pour les fêtes.

Dans le petit jardin, des palmiers et des plantes aromatiques.

L’heure du dîner approche. Et qu’est-ce-que je vois ? Tous les hommes de la

famille sont assis en bas à une grande table, pas sur la terrasse à cause de la pluie

mais dans la réserve. Et toutes les femmes courent entre le rez-de-chaussée et le

premier étage et servent les hommes. C’est seulement lorsqu’ils ont fini de diner que

c’est leur tour. Nous mangeons en haut, au deuxième étage. Les femmes, qui ont

mauvaise conscience, me proposent entre temps de diner au premier étage. Je suis

d’une certaine manière dans un entre deux : entre les femmes et les hommes.

J’attends évidemment que ce soit notre tour, à nous les femmes.

Pourtant : je suis surprise. Et sans l’être. « « Ma » famille est une famille

algérienne typique : entre tradition et modernité. La mère de Djamila était

analphabète et voilée ; ses nièces ont fait des études et pendant les vacances, elles

mettent les minijupes les plus courtes et les talons les plus hauts possible. Son mari

avait aussi interdit à leur mère de continuer de travailler après le mariage. La future

femme de Ghanou est conseillère financière dans une banque et passe ses

vacances de préférence en France. Toutefois Ghanou espère qu’elle « portera un

jour le voile. Volontairement, évidemment. »

Le lendemain nous partons en début d’après-midi. La fête a lieu au Sofitel,

l’hôtel le plus chic de la ville. Les deux sœurs du marié, Mounia et Lilia, y travaillent

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et ont obtenu des conditions particulières pour leur frère. Je prends mon sac pour

pouvoir me changer au moins une fois : tenue pour la journée et truc noir moitié

transparent pour le soir. Les chaussures restent les mêmes mais j’ai quand-même

pris deux colliers.

La salle est somptueuse. D’un côté une baie vitrée gigantesque donne sur le

légendaire Jardin d’Essay que les Français ont aménagé au 19ème siècle. La reine

Elisabeth aurait dit de lui que c’était le plus beau jardin botanique qu’elle ait jamais

vu. Une voix qui pèse déjà en soi, et dans ce contexte pèse encore plus lourd.

Et voilà que ça recommence : il y a aussi ici deux espaces séparés selon le

sexe. Au milieu l’orchestre traditionnel en costume algérien et la piste de danse, à

droite de grandes tables pour les hommes, à gauche pour les femmes. Nous

sommes environ 200 invités. Et je suis la seule femme qui dès le début va aussi du

côté des hommes, où les frères de Djamila me saluent par un grand hello.

Bettina Flitner, la photographe, est de la partie. Elle connaît l’Algérie depuis

plus longtemps que moi et est amie avec Djamila depuis 1991. A cette époque elle

était venue en Algérie pour faire un article sur cette période brûlante – avant les

premières élections libres et la terreur islamiste qui s’annonçait (Son reportage 10

jours à Alger, où elle avait bien pressenti la suite, est paru en 1992 dans Emma).

Depuis, Bettina a gardé le contact avec la famille et elle est très curieuse de voir

Alger 25 ans plus tard.

[Double page de photos par Bettina Flitner : Une des sept robes / La

mariée danse / Alice Schwarzer avec les hommes de la famille / Au milieu :

Djamila]

Plus tard, à ma grande surprise, Zohra la mère du marié ouvrira le bal avec

moi. Alors, à mon tour, je vais aussi inviter les autres femmes. Parmi les femmes

voilées assises tout au bout à gauche, je ne réussis à en attirer qu’une seule sur la

piste. Avec les autres, je danse simplement à côté de leur table. Naturellement elles

dansent toutes beaucoup mieux que moi : Les ventres ondulent et les bras forment

des arabesques. Je m’amuse bien ! Ce n’est que vers la fin que quelques hommes, y

compris le marié, se mêlent aux femmes qui dansent.

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Avant le début de la danse nous assistons au défilé du couple des mariés.

Tout un rituel : Ghanou et Djamila entrent dans la salle sous des roulements de

tambour. A la première apparition, Djamila porte un burnous fabuleux, mystérieux, de

lourd taffetas d’un blanc mat, lui est en costume à fines rayures qu’il garde jusqu’au

bout. Suivent cinq autres robes magnifiques avec des bijoux variés inspirés chaque

fois des costumes des différentes régions du pays. Le final est une robe de mariée

classique, occidentale avec des manches courtes et un voile.

Chaque fois, le marié traverse la pièce avec la mariée et la conduit jusqu’à

une estrade à côté de l’orchestre. Sur l’estrade il y a un sofa rouge où la mariée est

placée. Seule. Elle reste assise comme un mannequin avec un sourire figé. Tout le

monde sort son portable - jusqu’à ce que le marié vienne la rechercher. A un

moment, je chuchote à Ghanou, avec qui j’ai noué depuis de nombreuses années

une relation de confiance : « C’est vraiment pénible qu’elle reste assise comme ça

toute seule. Tu ne veux pas t’asseoir près d’elle ? » C’est ce qu’il fait en hésitant.

Le lendemain de la fête nous sommes assises dans la cuisine. Nous, les femmes.

Les trois sœurs (Djamila, Akila, Zohra) et moi.

Djamila est journaliste, célibataire et sans enfants, ce qui est inhabituel pour

l’Algérie. Zohra, la maîtresse de maison a fait des études d’infirmière et a cessé de

travailler après son mariage ; elle a quatre enfants. Akila, la plus âgée, est également

femme au foyer et a cinq enfants ; ses deux filles vivent à Montréal et San Francisco.

Elles se sont expatriées comme de nombreux autres jeunes algériens. Akila porte le

foulard.

Toutes les quatre nous mangeons les restes et bavardons. Et alors là, à ma

grande stupeur, j’apprends que les deux sœurs de Djamila ont été mariées par leur

mère avec l’aide d’une entremetteuse. Les deux ont vu leur mari pour la première

fois le jour de leur mariage. Et les deux sont encore aujourd’hui avec leurs maris.

L’une est satisfaite, l’autre pas.

Je demande aux deux sœurs si elles n’en ont pas voulu à leur mère de ce

mariage forcé. Elles affirment que non. « C’était tout simplement comme ça. »

La mère, morte il y a dix ans, est profondément vénérée par ses dix enfants,

trois filles et sept fils. Sa fierté, son autorité et son efficacité sont légendaires.

Toutefois Zohra regrette encore aujourd’hui son métier d’infirmière. « Je l’aimais

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beaucoup. » Mais son mari, le gentil Zahar, lui a, à cette époque, interdit de

continuer de travailler. Et il lui a aussi interdit de sortir seule de la maison. Zohra l’a

tellement intériorisé qu’encore aujourd’hui elle ne sort pas seule. Le robuste Zahar

fait aussi les courses pour la famille. Depuis quelques années Zohra a tendance à

avoir des sautes d’humeur, voire des dépressions. La famille hausse les épaules.

Un an plus tard, avril 2017

Je suis à nouveau assise dans la cuisine à Beaulieu, un faubourg petit-

bourgeois d’Alger. Cette fois, le but de mon voyage n’est pas seulement de rendre

visite à la famille de Djamila mais aussi d’écrire un livre sur « ma famille algérienne ».

Aujourd’hui il n’y a pas trois sœurs dans la cuisine mais trois générations : Zohra, 68

ans, la maîtresse de maison, ses filles Mounia, 42 ans et Lilia, 40 ans ainsi que leurs

enfants, Kamil, Racim, Malik et Dina. A cause de leur dernier né, les mères sont

encore en congé de maternité (qui dure quatre mois, un mois de plus en cas de

césarienne). Un peu plus tard, Ghanou et la petite dernière Sarah viennent nous

rejoindre.

Nous sommes à nouveau dans la salle-à-manger et, comme toujours, la

maîtresse de maison n’est pas assise à table avec nous. Elle court entre la cuisine et

la salle-à-manger. Dans toutes les familles où nous mangeons pendant ces

semaines, la maîtresse de maison qui fait la cuisine ne vient à table que pour le

dessert. Et comme le couvert n’est pas mis pour elle, en règle générale, elle

rapproche une chaise et se coince à un bout de la table.

On se met spontanément à parler du foulard. Les deux jeunes femmes ne l’ont

jamais porté, même pas dans les années 90, les « années noires » où la guerre civile

fomentée par les islamistes a fait 200.000 morts. Et même au péril de leur vie, elles

sont allées à l’université sans foulard – et elles se sont fait traiter de « salopes » et

de »putains », et ont été menacées de mort. Une fois elles ont même échappé de

peu à l’explosion d’une voiture.

Leur mère Zohra, qui n’a jamais porté le foulard, raconte : « Auparavant, avant

les années noires, une femme qui portait le foulard appartenait au passé.

Aujourd’hui, c’est le contraire. » Et Mounia ajoute : « Dans les années 90, beaucoup

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de femmes ont porté le foulard parce qu’elles avaient peur. Et après, elles s’y sont

habituées. »

Lilia qui n’a pas froid aux yeux et manie l’ironie, se lève d’un bond, va

chercher un drap et une serviette et moqueuse, fait une démonstration du haik, le

voile intégral algérien traditionnel. Elle enroule le drap autour de sa tête et de son

corps et coince les bouts entre les dents ; elle plie la serviette en triangle et se la

noue devant la bouche et le nez. Elle dit en ricanant : « Les femmes en haik ne

pouvaient pas parler ou elles n’avaient pas les mains libres. Elles devaient toujours

tenir le haik enroulé sans attaches. » Cette plaisanterie est presque de trop pour la

mère, car sa mère a porté le haik et elle jette un regard sévère. Mais, ça laisse Lilia

indifférente.

On entame une conversation sur la différence entre les générations. La grand-

mère née en 1924 avait encore mis au monde 13 enfants entre 1939 et 1963, trois

sont morts ; elle a eu le premier enfant à l’âge de 15 ans. Zohra a quatre enfants, le

premier à 24 ans ; ses filles Mounia et Lilia ont chacune deux enfants : Mounia a eu

le premier à 35 et sa sœur à 31 ans. Les deux chaque fois avec une césarienne. Ce

qu’encourage le mois supplémentaire, étant donnés au cas d’une césarienne. Là se

reflète dans cette famille algérienne moderne la tendance de tous les pays en voie

de développement : plus les femmes ont fait des études et sont actives

professionnellement, plus elles ont des enfants tard et moins elles en ont.

Soudain Sarah me demande comment j’en suis venue à m’intéresser à

l’Algérie. Ce pays ne serait plus un sujet d’actualité. Récemment, pendant ses

vacances en Grèce un jeune homme lui a demandé d’où elle venait. Et lorsqu’elle a

répondu : « D’Algérie. » Il a dit, étonné : « C’est où, en Amérique du Sud ? » Et elle :

« Non, en Afrique. »

J’ai donc raconté mon histoire avec l’Algérie. Voici comment elle a commencé.

Lorsque, étudiante en langues, je vivais pour la première fois à Paris dans les

années 1963-1964, l’Algérie – très récemment encore une colonie française – était le

sujet de toutes les conversations. Beaucoup de gens qui s’intéressaient à la liberté et

à la justice avaient lu le livre de Frantz Fanon, préfacé par Jean-Paul Sartre Les

Damnés de la terre. Ce psychiatre né en Martinique avait fait ses études à Paris et

était allé en Algérie en 1953. Après avoir travaillé trois ans à l’hôpital, il est passé

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dans la clandestinité pour lutter dans la résistance armée « contre une situation qui

rend malade », comme il disait.

[Double page de photos de Bettina Flitner : Le coucou arrive / Ghanou

avec deux neveux / Mère, fille, tante / Lilia montre le haik]

Le livre est paru en 1961, juste après sa mort précoce et juste avant

l’indépendance de l’Algérie en 1962. Fanon y analyse l’histoire des peuples opprimés

en prenant l’exemple de l’Algérie. Il appelle les « damnés » à résister par la force à la

violence des oppresseurs. Ça bouillonne dans toute l’Afrique ; le livre de Fanon

devient dans le monde entier la bible des mouvements de libération et de la gauche.

Les Français avaient colonisé l’Algérie à partir de 1830 et réprimé dans le

sang toute opposition. Selon les indications algériennes, la guerre aurait fait entre un

million et un million et demi de morts algériens. Et selon les indications françaises,

26.700 de morts français dont 2700 civils. Et elle avait laissé un peuple traumatisé,

inculte. En 1962, 85 pour cent des Algériens étaient analphabètes.

Des amis de mon compagne français de l’époque avaient dû faire une partie

de leur service militaire en Algérie. Deux millions de Français astreints au service

militaire ont fait la guerre en Algérie ! Ils sont revenus profondément traumatisés. Car

ils n’avaient pas seulement vécu des choses terribles, dont ils étaient le cas échéant

eux-même coupables, mais ils avaient aussi vu la manière méprisante dont les

colonisateurs traitaient les Algériens. Dans un sondage de1961, 75 pour cent des

Français se déclaraient favorables à ce que l’Algérie devienne indépendante. En

1962, le Général de Gaulle a mis fin à la période coloniale contre la volonté de la

droite et des Français d’Algérie, et a rendu son indépendance à ce pays occupé

pendant 132 ans. Dans les premiers mois de l’indépendance, il y a eu encore de la

part des nostalgiques du passé des attentats et de la violence contre les Algériens et

leurs sympathisants français, aussi bien en Algérie qu’en France. Au début des

années 60, des militaires de droite avaient formé l’organisation terroriste OAS. Ils

voulaient empêcher que la France abandonne l’Algérie et n’hésitaient pas à tuer

leurs opposants politiques.

Lorsque je vivais à Paris, l’Algérie n’était indépendante que depuis un an et

l’insatisfaction des Pieds-Noirs, les Français d’Algérie chassés du pays, était encore

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omniprésente. Et pour les futurs soixante-huitards, la guerre d’Algérie sera le premier

traumatisme, bien avant le Vietnam, et sera une des raisons de se révolter.

A la fin des années 60, je suis allée pour la deuxième fois à Paris, comme

correspondante politique. J’étais une journaliste spécialiste des bouleversements

culturels, sociaux et politiques provoqués par le mouvement de 68, et des activités

des groupes radicaux de gauche. L’Algérie n’était pas loin. Elle passait alors pour

« La Mecque des révolutionnaires ». Le combattant africain pour la liberté, Amilcar

Cabral, déclarait : « Les musulmans font le pèlerinage de La Mecque, les chrétiens

du Vatican, – nous les combattants pour la liberté, le pèlerinage d’Alger. »

Après la libération, le premier chef d’Etat de l’Algérie, l’ex-résistant et héros

populaire charismatique, Ben Bella avait expliqué : « Nous ne voulons pas une

victoire militaire mais une victoire politique. » Et en fait, les Algériens passent encore

aujourd’hui pour de grands diplomates qui négocient dans de nombreux conflits

mondiaux. Et Ben Bella a ajouté : « Nous voulons conserver notre Allah et devenir

aussi vite que possible un Etat socialiste. » La jeune Algérie était donc la première

tentative d’un islamo-socialisme compatible – et précisément ce pays échouera

30 ans plus tard à cause du terrorisme islamiste.

Ben Bella, avec son sourire toujours aimable, était réclamé dans le monde

entier. On l’appelait le « Castro algérien ». A la réception chez le Président Kennedy,

même Jackie s’est précipitée pour serrer la main du héros. Et pour son étape

suivante à Cuba, Kennedy a autorisé un vol spécial direct Washington Cuba –

malgré l’embargo. A Cuba, Ben Bella a été reçu comme une superstar. Des milliers

de personnes se tenaient sur le bord des routes. Castro et Che Guevara l’ont

accueilli ensemble. L’Algérie était à son apogée.

Plus tard, Che Guevara devait séjourner des mois à Alger : il voulait y créer

une centrale des mouvements africains de libération. A cette époque, l’Algérie

accordait aux mouvements de libération du monde entier non seulement le gîte et le

couvert mais aussi un soutien diplomatique et une formation militaire. Tous, tous sont

venus, plus de 20 organisations révolutionnaires. Mais cela a rapidement échappé à

tout contrôle. Et à partir des années 70, pendant le régime militaire du colonel

Boumediene, l’Algérie n’a plus accordé aux rebelles du monde entier qu’un soutien

diplomatique.

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A Paris, à cette époque, je subissais à nouveau sur un plan strictement

personnel les conséquences de la guerre d’Algérie. Cette fois de l’autre côté. Car un

million de gens, les Français et les juifs d’Algérie avaient été chassés de leur pays, et

parmi eux, des amies à moi. Elles étaient les filles, soit de « Pieds-Noirs » qui avaient

vécu là-bas depuis des générations, soit de familles juives qui s’étaient implantées là

il y a des siècles, depuis leur exode d’Espagne. Les Algériens reprochaient aux juifs

qui avaient toujours eu un statut entre occupés et occupants d’avoir « collaboré »

avec les colonisateurs.

La famille de mon amie Annie, comme les autres avait fui avec précipitation le

pays où elle avait vécu depuis des générations. Dans les années 1970, à Paris,

aucune bouffe1, aucun repas en commun du MLF (Mouvement de libération des

femmes) ne se terminait sans la danse du ventre des femmes originaires d’Algérie.

La musique adéquate sur le tourne disque, un foulard quelconque enroulé autour des

hanches – et c’était parti. La reine de la danse du ventre était mon amie Annie, qui

sortait rarement de chez elle sans une douzaine de bracelets cliquetants et les yeux

cerclés de khôl.

Les parodies de sa grand-mère étaient légendaires : elle nouait sa robe entre

les deux jambes pour imiter le pantalon bouffant traditionnel. Lors d’une fête du MLF,

au Théâtre du Soleil, à la Cartoucherie, Annie était encore une fois sur la scène.

J’étais devant la scène à côté d’Ariane Mnouchkine, la maîtresse de maison et

géniale metteuse en scène de théâtre. Nous pleurions de rire, les larmes coulaient

sur nos visages et Ariane m’a demandé : « Mon dieu, mais c’est qui ? » Et pourtant

Annie est devenue écrivaine et non comique.

C’est ainsi que la manière de vivre algérienne et la culture sont devenues une

partie évidente de ma vie : Avec toute sa joie de vivre – mais aussi la nostalgie, le

deuil du pays perdu.

Ce jour de 2017, avec mes souvenirs, mes auditrices à Alger entendent parler

probablement pour la première fois de la douleur de l’autre camp, des juifs et des

« Pieds-Noirs » chassées de leur pays en 1962. (Ils s’appelaient Pieds-Noirs parce

1 En français dans le texte

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que, au contraire des Algériens qui marchaient pieds nus, ils portaient des

chaussures, des chaussures noires).

Tard dans l’après-midi nous partons enfin. En Algérie on reste assis à table et

on parle très longtemps, beaucoup plus longtemps que prévu. Bettina et moi, nous

partons avec Djamila à Tipasa, notre première étape.

[Photo sur double page de Djamila à côté d’un portrait de Che Guevara]

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Chapitre 2

Djamila parle

On longe à toute vitesse la route de la côte dans la VW Polo blanche de Djamila

(« Que des voitures allemandes ! »), direction Tipasa. C’est là que la journaliste

récemment retraitée a dirigé pendant plus d’un quart de siècle la rédaction de

l’Agence de Presse Algérienne – avec une interruption de cinq ans d’exil à Cologne.

Depuis peu, une voie rapide mène de la capitale au lieu touristique le plus connu

d’Algérie, à 50 kilomètres.

A droite et à gauche, des vignobles, des cultures de légumes, des côtes

pittoresques. Au bord de la route des pêcheurs proposent des poissons tout frais. Un

paysage de rêve. Il y a quelques années, le club méditerrané avait voulu y implanter

un village et il avait déjà construit les bungalows, mais il a renoncé devant la

méfiance de la bureaucratie algérienne. Tipasa doit sa célébrité aux ruines romaines

au bord de la mer. Dans son roman Retour à Tipasa (1954), Albert Camus, Français

né en Algérie, a érigé un monument littéraire à cette ville portuaire. L’histoire de

l’Algérie se reflète dans Tipasa : fondée par les Phéniciens, colonie militaire des

Romains, base militaire de la flotte mauritanienne, christianisée au 3è siècle. Puis

longtemps, longtemps oubliée.

Djamila habite dans une maison de quatre étages, située sur une colline, bien

délabrée – comme presque toutes les maisons en Algérie – mais avec vue sur le port

et sur la mer. Dans son appartement où je suis aujourd’hui pour la troisième fois, le

temps semble s’être arrêté. Dans le vestibule qui sert aussi de salle à manger, il y a

toujours Che Guevara dans le cadre ovale et la même plante verte qui grimpe autour

de lui comme il y a dix ans. C’est comme si Djamila voulait faire oublier les « années

noires » et son exil dans les années 90, et renouer avec le temps d’avant, les années

80 : pleines d’espoir où le Che était encore un héros.

Djamila passe les soirées dans sa salle de séjour orientée au sud, les rideaux

sont la plupart du temps tirés. (En général, les Algériens se protègent du soleil.) Au

mur elle a encadré quelques photos et coupures de journaux : son premier article et

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une photo d’elle, avec le look d’Angela Davis. Et un article sur elle lors de son départ

de l’agence de presse l’année dernière ; publié dans El Watan, il la célèbre comme

une journaliste particulièrement compétente et courageuse. Et puis un portrait d’elle

récent, accroché à côté d’une photo noir et blanc de sa mère. Sa mère porte le

foulard noué à la manière d’un turban et elle est tatouée selon la tradition : du

menton jusqu’à la racine des cheveux. La ressemblance entre la mère et la fille est

frappante.

L’endroit le plus spectaculaire de l’appartement deux pièces-cuisine-salle de

bains de Djamila est la terrasse. Le lendemain, nous sommes assises sur cette

terrasse : devant nous, la vue que les Romains savaient déjà apprécier ; entre nous,

sur une petite table branlante, une bouteille d’eau et une bouteille de vin. C’est moi

qui l’ai apportée. Lorsque la voisine sonne – et apporte pour me souhaiter la

bienvenue de délicieux petits raviolis de fromage chauds – Djamila cache à toute

vitesse la bouteille sous la table. Car « le vin est haram », est un péché. Et elle

m’explique :

Djamila parle

C’est fou, mais sais-tu, Alice, à quoi on reconnaît aujourd’hui en Algérie les idées

politiques de quelqu’un ? A l’alcool et au foulard.

Autrefois, l’Algérie était célèbre pour ses vignobles, et nous buvions du vin

comme vous, qu’on fût croyant ou non. Et c’est vrai, le voile traditionnel, le haik, était

encore porté par les femmes à la campagne ou dans des milieux particulièrement

conservateurs ; mais des femmes comme moi, des femmes modernes qui

travaillaient, ne s’imaginaient pas porter un jour un foulard. Quand j’étais étudiante,

mon modèle était Angela Davis, j’essayais de lui ressembler : jeans et coiffure afro.

Mais aujourd’hui, c’est l’alcool et le foulard qui sont nos signes de

reconnaissance, de division ou de complicité. Toute personne qui boit en présence

d’autres gens n’est assurément pas islamiste. Et toute femme qui ose encore sortir

dans la rue la tête non couverte n’est assurément pas une islamiste. Pour toutes les

autres la prudence s’impose, en tout cas pour nous, les non-islamistes.

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Mais en même temps, – et c’est ce qui est fou – le foulard est une libération

pour beaucoup d’Algériennes. Avant, seules les étudiantes et les femmes qui

travaillaient, allaient dans la rue sans être accompagnées d’hommes. Aujourd’hui on

peut voir partout les femmes qui portent le foulard, même des femmes au foyer et

des orthodoxes.

Mon grand-père maternel a eu neuf femmes. Il a épousé ma grand-mère

lorsqu’elle avait 15 ans. Mon père était un fils de paysans sans terre : les Français

avaient enlevé leur terre aux paysans algériens, c’est ainsi qu’avec ses frères il est

allé travailler comme ouvrier du bâtiment en France. Il n’avait jamais été à l’école et

ne parlait qu’arabe.

En France, mon père vivait dans un foyer de travailleurs à Corbeil, près de

Paris. Ils étaient six ou huit hommes dans un dortoir. Les chantiers étaient souvent

éloignés, jusqu’à 100 kilomètres de là. Et quand on ne venait pas le chercher, il

devait se débrouiller comme il pouvait. Pour les changements aux stations, il se

dirigeait selon les affiches de publicité qu’il mémorisait ; et quand elles changeaient, il

était perdu.

Il revenait à la maison, chez ma mère, une fois par an. Quasiment chaque fois

elle tombait enceinte. Nous sommes dix enfants, sept garçons et trois filles. Quand

elle avait une fille, elle se lamentait très fort. Elle trouvait que les filles avaient une vie

trop difficile dans ce monde. Elle préférait avoir des garçons. Je suis venue au

monde en 1952, la dernière de trois filles.

Ma mère aussi était analphabète. Ce qu’elle n’a jamais reconnu. Elle avait

honte. Mais grâce à l’école elle nous a tous les dix amenés jusqu’au brevet ou même

jusqu’au baccalauréat ! Deux d’entre nous ont fait des études, mon frère ainé Hocine

et moi. Quand ma mère contrôlait notre travail, elle tenait parfois le cahier à l’envers !

Mais pendant longtemps, nous n’avons pas eu conscience qu’elle ne savait pas lire.

Ma mère était une femme très forte, très fière. Nous l’avons tous respectée et

lui avons obéi à la lettre. Lorsque mon père revenait de France, elle ne pouvait plus

se plier à la vie d’une épouse algérienne. Elle a en fait divorcé en 1977. Elle a affirmé

qu’il la battait. Mais on murmurait sous le manteau qu’elle ne voulait plus coucher

avec lui. Les deux sont vraisemblables.

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Mes deux frères ainés Hocine et Amar étaient dans la résistance. Tout a

commencé dans notre région, Sétif. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, les

Français avaient promis l’indépendance aux Algériens qui avaient combattu avec eux

au front contre les Allemands. Mais ce ne fut pas le cas. Ils nous avaient roulés.

C’est ainsi qu’il y eut le premier soulèvement à Sétif en 1945. Les Français ont réagi

avec une extrême brutalité : En une seule semaine ils ont tué 45 000 personnes

dans la région de Sétif ! Quarante-cinq mille. Ce n’a même pas été annoncé dans les

médias français et internationaux.

Neuf ans plus tard, en 1954, il y a eu de nouveaux soulèvements à Sétif. Ils

ont été l’étincelle qui a déclenché notre guerre de libération. Elle a duré 8 ans jusqu’à

l’indépendance en 1962.

En 1954, j’avais deux ans et devenais une sage petite fille. Je rapportais de

bonnes notes et à la maison, j’aidais avec empressement ma mère. Elle se levait en

général au milieu de la nuit, vers deux heures, pour tout faire : laver le linge, faire le

pain, tisser les tapis. L’été, mes sœurs et moi, nous avons roulé le couscous pour

toute l’année avec notre mère et les voisines. Et notre mère a vendu ses tapis. Car

nous dépendions du peu d’argent que mon père pouvait envoyer à la maison.

Je suis la fille la plus jeune. Après le baccalauréat je devais me marier. Mais je

ne voulais pas, je voulais faire des études. C’est alors que les problèmes avec ma

mère ont commencé. En fait je voulais étudier l’anglais. Mais il n’y avait plus de

place. Donc je me suis inscrite en cachette à l’université d’Alger pour faire des

études de journalisme. C’était en 1972. Ma mère a essayé par tous les moyens de

m’interdire de faire des études. Alors j’ai commencé une grève de la faim.

Mon frère Amar et ma sœur Zohra m’ont soutenue. Zohra qui à cette époque

travaillait comme infirmière, est allée jusqu’à dire : « Okay, je me marie et tu laisses

Djamila faire des études. » Pour finir ma mère a cédé.

Ma sœur Zohra a vu son mari pour la première fois le jour de son mariage. Il

venait de notre région mais vivait à Alger, ce qui pour moi présentait l’avantage

qu’étudiante je pouvais habiter chez ma sœur. Le soir nous pleurions ensemble. Moi

parce que j’étais perdue dans la grande ville ; elle parce ce que son mari ne lui

plaisait pas.

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Pourtant peu à peu je me suis épanouie. C’était une période de folie. Dans les

années 60 et 70, l’Algérie était La Mecque de tous les mouvements de libération

dans le monde entier.

Tous, vraiment tous venaient chez nous pour apprendre notre histoire,

comment l’Algérie avait réussi à se libérer de ses colonisateurs par ses propres

moyens ! Et en plus, à prendre un chemin socialiste. Che Guevara, Mandela,

Eldridge Cleaver – tous, tous sont venus en Algérie. Plusieurs ont vécu un certain

temps chez nous car notre premier président, Ben Bella, et le régime suivant avec

Boumediene soutenaient les mouvements révolutionnaires de libération dans le

monde entier : avec de l’argent, du savoir-faire et des encouragements politiques.

Je me souviens d’une fête culturelle panafricaine. C’était fantastique. Je vois

encore les groupes de danse africains défiler dans les rues avec les femmes le torse

nu et leurs poitrines ondoyantes - et sur les trottoirs les Algériennes étonnées, les

plus âgées et les femmes de la campagne encore en haik avec la voilette, le demi-

voile blanc devant le visage.

Mon frère Hocine qui est journaliste m’emmenait partout avec lui. C’était

comme une ivresse. Je me souviens encore, comme si c’était hier, du concert de

Nina Simone. Elle n’était pas sur la scène mais au milieu de la salle, parmi nous, et

elle y allait. Et Miriam Makeba chantait même en arabe ! Nous étions tous déchainés.

Notre rêve devenait réalité. Les femmes rebelles comme moi étaient toutes

amoureuses des Blacks Panthers, qui ont traversé Alger avec un cortège de

groupies.

Mais en même temps, au début des années 70, notre malheur s’installait déjà

insidieusement, sans que personne ne le remarque. C’est arrivé jusqu’à nous en la

personne de nos professeurs d’arabe. C’était la période de notre nationalisme

florissant, où l’on parlait beaucoup de nos « racines ». Laissons la langue et la

culture du colonisateur haï pour aller vers « nos racines », qui en vérité n’existent pas

en Algérie où durant des millénaires les occupants se sont succédé. Nous sommes

un conglomérat de nombreux peuples et cultures.

Maintenant, dans ces années-là, tout le pays devait être arabisé. Donc les

chefs d’Etat amis de l’Algérie, comme Nasser en Egypte et Assad en Syrie (Hafez, le

père du Bachar el Assad actuel) nous ont envoyé des professeurs d’arabe. Mais ces

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professeurs ne nous ont pas seulement apporté la langue arabe dans nos écoles et

universités, mais aussi l’idéologie islamique. Cela a commencé avec les premiers

lieux de prière à l’université; mais nous ne l’avons pas pris au sérieux. Nous

trouvions cela plutôt drôle. Nous n’avons pas vu venir le danger.

Vingt ans plus tard cela devait se terminer par une catastrophe totale, avec

plus de 200 000 morts dans la guerre civile déclenchée par les islamistes. Mais cela

nous ne le pressentions pas encore à cette époque.

En 1979 le président Boumediene est mort, un des colonels socialistes qui

avaient conduit l’Algérie à l’indépendance. Il avait été juste mais sévère. Peut-être

trop sévère. Nous commencions à douter du socialisme.

Dix ans plus tard, nous nous sommes rencontrées pour la première fois. En

1989, à notre séminaire à Tunis. Cela a remis ma vie sur ses rails. A cette époque

j’étais déjà très inquiète au sujet de la politique, la première guerre du golfe était

imminente. Pourtant je ne pressentais pas encore ce qui allait arriver. Personne ne le

pressentait.

Nous sortions juste de ce que l’on appelait le « Printemps algérien » de 1988.

Il avait commencé avec la jeunesse en Kabylie, chez les Berbères. Il a atteint

rapidement la capitale. Il y a eu des manifestations et des grèves contre le

gouvernement, contre le régime militaire socialiste paralysé. Pourtant cela s’est

passé exactement comme 23 ans plus tard, avec le « Printemps arabe ». Nous

voulions simplement plus de démocratie et plus de liberté. Mais les islamistes ont

très rapidement pris la tête des révoltes. Ils étaient simplement mieux organisés et

plus forts. Ils ne voulaient pas plus de démocratie mais moins. Ils voulaient la

théocratie.

Je travaillais à cette époque à la Centrale de l’Agence de Presse Nationale

Algérienne en plein centre-ville d’Alger. Les manifestations avaient lieu juste sous

nos fenêtres, sur la promenade du bord de mer. Mes collègues et moi, nous étions

enthousiasmées et y avons couru. Nous voulions aussi manifester comme cela avait

été évident pour nous, les femmes, quelques années auparavant. Eh bien, tu aurais

dû voir comment cela s’est passé. Les manifestants nous ont carrément chassées.

Les femmes n’ont rien à faire dans la rue, leur place est à la maison !

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Tout de même une légère ouverture politique a eu lieu après les

manifestations de 1988. Pourtant cela ne nous a pas servi, à nous, les démocrates,

mais cela a servi aux islamistes. Car ils étaient organisés et savaient exactement ce

qu’ils voulaient. Et ils étaient soutenus de l’étranger avec des millions de pétrodollars.

La seule chose positive dans la révolte de l’année 1988, c’est qu’elle avait

aussi contaminé les journalistes. Le désir d’une presse libre était né. Et nous les

journalistes, nous reprenions espoir.

En 1991 s’ensuivaient les premières élections libres – avec ce résultat qu’au

premier tour le FIS, le Front Islamiste du Salut a obtenu la majorité des voix du

peuple négligé par notre gouvernement militaire postsocialiste. Comme chez vous en

1933 les Nationaux-Socialistes ; mais au lieu de laisser arriver les islamistes au

pouvoir, les généraux ont préféré en rester au vieux régime militaire autocratique. La

tentative de démocratisation avait échoué. Mais celle de la théocratie aussi.

Inchallah.

Et puis ce fut le début du cauchemar. Beaucoup parmi les islamistes étaient

appelés « Afghans », parce qu’ils avaient combattu en Afghanistan avec les

talibans contre l’occupant soviétique. Ils étaient soutenus par les Américains et

avaient reçu des armes. Les chefs en Algérie étaient les mêmes mercenaires

assassins qu’autrefois en Afghanistan ou en Tchétchénie. Ils étaient maintenant

arrivés chez nous. Ils s’y connaissaient dans la lutte armée, faisaient en Algérie de

l’agitation auprès des losers et des fanatiques et passaient dans la clandestinité.

En 1993, il y eut le premier journaliste tué. 120 autres suivront en cinq ans. Et

lorsque je sortais dans les rues à Tipasa, où je dirigeais alors la rédaction de l’APS,

j’entendais fuser des phrases derrière moi, du genre : « Comment ? Tu es toujours

en vie ? Pas pour bien longtemps. Alors ta voiture m’appartiendra. Et je m’installerai

dans ton appartement. » Ils ont commencé par les journalistes. Puis ça a été le tour

des policiers. Ont suivi les intellectuels, les artistes, bref tous ceux qui ne leur

convenaient pas. Un climat de peur s’est répandu. Ils ont mis des bombes dans les

voitures, ont jeté des cocktails Molotov dans des écoles et des bureaux de poste, ont

tranché la gorges aux gens, ont enlevé des milliers de jeunes femmes dans les

montagnes. Là-bas ils les ont violées puis les ont éventrées quand elles étaient

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enceintes. Plusieurs islamistes fanatisés ont même tué leurs propres parents. Le

pays était déchiré, des familles entières l’étaient aussi.

J’avais peur. Chaque soir devant la télévision : assassinats, assassinats,

assassinats. C’était en Algérie la même situation qu’aujourd’hui en Syrie. Mais

personne ne voulait le reconnaître. Tout le monde détournait les yeux. Nous étions

seuls.

Te souviens-tu, Alice ? A cette époque, tu m’appelais tous les soirs pour

savoir si j’étais encore en vie et pour me dire que je devrais venir en Allemagne ! Ma

voisine qui était encore célibataire, dormait chaque soir chez moi ou moi chez elle. Et

la police m’a donné sa ligne directe.

En 1993, j’étais en visite chez toi à Cologne et j’étais choquée ; je ne pouvais

pas le croire. Tout le monde plaignait les « pauvres islamistes ». Ils étaient tellement

réprimés par le régime ! Mais personne ne parlait de nous, de leurs victimes. Je ne

comprenais plus rien. Jusqu’à présent j’avais cru que nous les Algériens, nous

n’étions pas seuls, que les démocrates du monde entier prenaient notre parti. Mais

c’était le contraire.

De retour à Tipasa, je me risquais à peine dans la rue. Je n’étais même plus

en sécurité dans mon propre appartement. On ne pouvait se fier à personne, même

pas aux voisins. Tout le monde pouvait en faire partie. Le matin, quand j’allais à la

voiture, ma voisine passait devant pour regarder s’il n’y avait pas de danger à

l’horizon – ou si quelqu’un me guettait.

S’ils m’avaient tuée, personne ne s’en serait soucié. Personne n’aurait dû

rendre des comptes.

A un moment, j’étais tellement paralysée par la peur que je ne pouvais plus

rien avaler. En 1994, tu m’as ramenée en Allemagne. J’y suis restée cinq ans. Et tu

as même réussi à me trouver un job à la radio Deutsche Welle à Cologne.

Pendant ces années en Allemagne, je n’ai entendu que la version des

islamistes. Tous les médias étaient pro-islamistes. Ceux de gauche en tête.

Exactement comme plus tard dans ce que l’on a appelé « le Printemps arabe ». Les

islamistes étaient pour eux des « rebelles » méconnus, et les seuls assassins étaient

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les militaires. Et quand j’ai dit que je venais d’Algérie, que je pouvais vous raconter

ce qui s’y passait, que c’était tout-à-fait différent – personne ne m’a cru.

A la fin de cette guerre civile déclenchée par les islamistes, nous avions plus

de 200 000 morts – et un pays profondément traumatisé. Jusqu’à aujourd’hui.

En avril 1999 le gouvernement militaire s’est risqué à de nouvelles élections

libres. Bouteflika du Front National de Libération (FNL) a été élu président : un

ancien compagnon de Ben Bella et Boumediene. Il est encore aujourd’hui au

pouvoir ; Bouteflika a organisé à cette époque un référendum, et la majorité a voté

pour la soi-disant Réconciliation. En 1999 on a proposé l’impunité à tous les

islamistes dans la clandestinité à condition qu’ils s’intègrent dans la société civile.

C’était suivre le modèle de Mandela en Afrique du sud. Cela nous a sauvés. Malgré

tout, c’est dur de voir que tous ces assassins se trimballent librement – et que

certains continuent en cachette d’aspirer à une théocratie.

Je suis retournée en Algérie en 1999, j’ai repris mon travail à l’APS et

réintégré mon appartement à Tipasa. Mes frères s’en étaient occupés pendant le

temps de mon exil.

C’est alors que j’ai eu un deuxième choc : subitement presque toutes les

femmes portaient le voile. Même mes collègues à la rédaction. J’étais tellement

inquiète que le matin avant d’aller au travail, je changeais parfois trois, quatre fois de

vêtement parce que je ne savais plus ce que je pouvais vraiment encore mettre. Cela

a duré comme ça six mois. Puis j’ai décidé de rester celle que je suis.

Toutefois, aller tout simplement à la plage comme autrefois, ce n’est plus

possible. Des clans familiaux campent là, les hommes en maillots de bain et les

femmes en burkinis ou même avec le voile intégral. Les quelques fois où je suis allée

me baigner en maillot de bain – ne parlons pas de bikini – des regards si sombres

m’ont suivie que je n’ose plus. Les femmes, nous allons encore nous baigner quand

ma famille d’Alger est en visite, et alors très tôt le matin quand il n’y a encore

personne.

Après ces années de terreur et de peur, les gens s’accrochent à leur foi, pas à

la foi tolérante que nous avons pratiquée autrefois mais à celle, rigide, importée par

les islamistes en Algérie. Même ma voisine auparavant si pleine de joie de vivre, qui

a entre-temps épousé un soi-disant « islamiste modéré », est aujourd’hui voilée et

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prie cinq fois par jour. Et soudain beaucoup de femmes ne veulent plus travailler et

prennent une retraite anticipée.

Mais quand-même : nous les Algériens, nous avons compris que les

islamistes mentent, trompent et tuent. Les gens ne leur font plus confiance. C’est

pourquoi les Algériens, avec intelligence, ont fait preuve de réserve vis-à-vis de ce

que l’on a appelé « le Printemps arabe » en 2011. Nous voyons maintenant ce qu’il

en est advenu : un chaos dont seuls les islamistes profitent.

Autrefois, j’avais beaucoup d’amies et amis. Ils ne sont plus là. Ils sont morts

ou en exil. Autrefois, on achetait tout naturellement du vin dans un magasin à Tipasa

ou Alger. Ça aussi c’est fini. Dans tout Tipasa il n’y a plus qu’un seul local qui sert du

vin. Et dans la capitale, quatre-vingt- dix pour cent des magasins de vin ont fermé.

Les islamistes n’ont pas conquis le pouvoir politique mais ils ont conquis les

esprits ; en donnant mauvaise conscience. Les gens sont intimidés et ont peur.

Même ceux qui, avant les années noires, prenaient des libertés avec la religion font

aujourd’hui le pèlerinage de La Mecque. C’est incroyable, mais un des derniers

symboles de la résistance aux fanatiques religieux est aujourd’hui l’alcool.