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Etudes Francophones Supplément au Vol. 28, numéros 1 & 2 Printemps & Automne 2015 « (Dé) voilement de Soi : désirs contestés » Mise en ligne : septembre 2016 © University of Louisiana at Lafayette ISSN 10939334 140 Ali Dilem, caricaturiste : l’art de combattre la discrimination féminine en Algérie Valérie Agosta-Ives Washington University, Saint Louis Dans une interview accordée en 2008 au Nouvel Observateur, le caricaturiste algérien Ali Dilem déclarait sans ciller : « Je suis pour une liberté d’expression totale assortie d’un droit à l’émotion » (Bendjebbour n.pag.). L’artiste reconnait cependant avoir payé un lourd tribut pour avoir exercé cette liberté dans un état policier où il a déjà cumulé une soixantaine de procès en diffamation, six mois de prison ferme, et des amendes astronomiques. Son crime ? — avoir rompu le silence et brisé certains sujets tabous tels que la présidence algérienne, les généraux, les fanatiques islamistes, et les femmes. Surnommé affectueusement par la presse « l’artiste le plus irrévérencieux de la planète », il est une véritable star en Algérie (« Entretien avec Ali Dilem » n.pag.). Ce qui, à notre avis, le distingue de ses confrères de la presse satirique est l’attention particulière qu’il porte à la condition des femmes algériennes auxquelles il a consacré un grand nombre de dessins. Dilem y explicite les incohérences de la relation dominant/dominé qui gouvernent les rapports hommes-femmes en Algérie ainsi que l’ab-surdité de leur statut face aux normes patriarcales sociales, politiques, et religieuses. A défaut de ne pouvoir se faire « entendre », l’artiste esquisse avec humour une interprétation « assez premier degré des personnages » qui ne cherche guère à déformer la réalité objective des choses mais à faire ressortir une vérité souvent occultée: Mon objectif était d’abord de démystifier nos dirigeants. Après, je me suis attaqué aux sujets tabous comme le sexe ou la place des femmes (…). Chaque dessin doit être un pas vers l’avant. Il faut régulièrement revenir sur un tabou et le banaliser afin qu’il n’en soit plus un. La liberté s’entretient. Elle ne dépend pas seulement de celui qui peut vous l’ôter. (…) Mon approche a été la même: traduire la gravité de l’évènement sans y aller avec le dos de la cuillère. (Baget) L’image chez Dilem interpelle les consciences et engage la réflexion sur les aberrations inhérentes au statut de la femme. Selon Feriel Lalami, politologue et sociologue, ces aberrations relèvent de la position « schizophrène » des autorités algériennes qui, d’un côté, avance un discours révolutionnaire et progressiste tout en nourrissant, de l’autre, des mesures régressives et discriminatoires à leur égard (Les Algériennes contre le code

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Ali Dilem, caricaturiste : l’art de combattre la discrimination féminine en Algérie

Valérie Agosta-Ives Washington University, Saint Louis

Dans une interview accordée en 2008 au Nouvel Observateur, le caricaturiste algérien Ali Dilem déclarait sans ciller : « Je suis pour une liberté d’expression totale assortie d’un droit à l’émotion » (Bendjebbour n.pag.). L’artiste reconnait cependant avoir payé un lourd tribut pour avoir exercé cette liberté dans un état policier où il a déjà cumulé une soixantaine de procès en diffamation, six mois de prison ferme, et des amendes astronomiques. Son crime ? — avoir rompu le silence et brisé certains sujets tabous tels que la présidence algérienne, les généraux, les fanatiques islamistes, et les femmes. Surnommé affectueusement par la presse « l’artiste le plus irrévérencieux de la planète », il est une véritable star en Algérie (« Entretien avec Ali Dilem » n.pag.). Ce qui, à notre avis, le distingue de ses confrères de la presse satirique est l’attention particulière qu’il porte à la condition des femmes algériennes auxquelles il a consacré un grand nombre de dessins. Dilem y explicite les incohérences de la relation dominant/dominé qui gouvernent les rapports hommes-femmes en Algérie ainsi que l’ab-surdité de leur statut face aux normes patriarcales sociales, politiques, et religieuses. A défaut de ne pouvoir se faire « entendre », l’artiste esquisse avec humour une interprétation « assez premier degré des personnages » qui ne cherche guère à déformer la réalité objective des choses mais à faire ressortir une vérité souvent occultée:

Mon objectif était d’abord de démystifier nos dirigeants. Après, je me suis attaqué aux sujets tabous comme le sexe ou la place des femmes (…). Chaque dessin doit être un pas vers l’avant. Il faut régulièrement revenir sur un tabou et le banaliser afin qu’il n’en soit plus un. La liberté s’entretient. Elle ne dépend pas seulement de celui qui peut vous l’ôter. (…) Mon approche a été la même: traduire la gravité de l’évènement sans y aller avec le dos de la cuillère. (Baget)

L’image chez Dilem interpelle les consciences et engage la réflexion sur les aberrations inhérentes au statut de la femme. Selon Feriel Lalami, politologue et sociologue, ces aberrations relèvent de la position « schizophrène » des autorités algériennes qui, d’un côté, avance un discours révolutionnaire et progressiste tout en nourrissant, de l’autre, des mesures régressives et discriminatoires à leur égard (Les Algériennes contre le code

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de la famille). Bien qu’officiellement, le régime réitère sa volonté de valoriser les femmes, la disparité entre les genres a cependant empiré ces cinq dernières années (Global Index Gender Gap Report, 2012). En « termes comparatifs et symboliques » les algériennes sont bel et bien perçues comme les plus « libérées » ou les plus émancipées du monde arabe mais en termes « absolus » il n’en est rien (Ghosh n.pag.). De toute évidence, le statut de la femme algérienne ne correspond pas dans les faits au modèle de démocratie revendiqué par les autorités algériennes. La pertinence du dessin de presse chez Dilem supplée à ce manque de transparence en communiquant par l’image une vérité incontournable qui « crève les yeux  ».

Je m’intéresse au dessein de l’artiste et à sa démarche. Comment emploie-t-il les modes argumentatifs et persuasifs pour communiquer un point de vue sur des questions polémiques telles que l’abrogation du Code de la famille, ou des sujets sensibles tels que la violence domestique ? Ces modes sont-ils efficaces ? Offrent-ils un argument valide ou renvoient-ils une image purement caricaturale ou tronquée de la réalité ?

La présente étude est axée sur deux approches : l’argumentation visuelle et la sémiotique visuelle. La première tend à dépasser l’opposition verbal/visuel et à démontrer que l’image peut aussi visuellement offrir des raisons pour appuyer ou critiquer un point de vue (Roque 4-5). J’établis une distinction entre images à visée argumentative présentant une ou plusieurs raisons pour soutenir ou réfuter de manière logique un point de vue, et les images plutôt persuasives illustrant un commentaire dont le but est de sensibiliser et d’influencer les mentalités ou les comportements à l’égard des femmes. Après avoir cerné, analysé et évalué respectivement la validité des schémas argumentatifs et l’efficacité des modes persuasifs, je mets en lumière les contradictions, aberrations, ou non-sens soulignés par Dilem et qui, à l’aube du XXIème siècle, rendent le statut de la femme en Algérie « inintelligible » et non conforme aux lois ordinaires de la raison ou du sens commun.

Mon approche des images à visée argumentative s’inspire du modèle de l’argumentation conçu par le philosophe Stephen Toulmin (The Uses of Argument, 1958) et de sa relation avec l’argumentation visuelle développée dans l’essai du théoricien canadien Leo Groarke, « Five Theses on Toulmin and Visual Argument ».1 Selon Groarke, le dessin de presse présente les mêmes caractéristiques visuelles que celles du schéma argumentatif verbal de Toulmin, à savoir : 1. Une revendication (claim/ argument) ; 2. Une donnée (data) qui appuie cette revendication ; 3. Une justification (warrant) ou principe général qui permet le passage de la donnée à la conclusion ; 4. Un fondement (backing) auquel on peut avoir recours si la justification est remise en question ; 5. Des qualificateurs modaux (qualifiers) qui permettent de mesurer le degré de conviction ou de certitude de la revendication. Les trois premières caractéristiques du modèle Toulmin sont essentielles à l’élaboration de l’argument, les trois dernières sont facultatives dans le sens où elles peuvent être conditionnelles ou

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circonstancielles. Dans le cadre de cette étude, je m’attache surtout à la relation entre les trois premiers éléments. Ma référence au fondement sera plutôt de source textuelle que visuelle. Elle n’est pas systématique car pas toujours nécessaire pour démontrer la validité de l’argument lorsque celui-ci repose sur un raisonnement logique et acceptable. J’ai choisi d’aborder les images à visée persuasive sous un angle différent mais complémentaire à l’argumentation visuelle et à son entreprise. J’observe en particulier les mécanismes disjonctifs employés par Dilem pour court-circuiter l’unité narrative, faire dérailler le bon sens et déclencher le rire. Dans « Le Dessin humoristique », Violette Morin associe ces disjonctions aux anomalies graphiques révélées par des jeux-de-traits comparables aux jeux-de-mots contenus dans les histoires drôles (110). Ces anomalies graphiques créent des ruptures de sens qui se disjonctent d’un trait à l’autre au sein de la narration visuelle. Chez Dilem cependant, les mécanismes disjonctifs humoristiques s’opèrent le plus souvent en « dynamitant » la narration visuelle par la narration verbale, ou inversement. Il arrive aussi que l’articulation disjonctive soit purement graphique. Pour être efficace, ajoute Morin, le dessin ne peut disjoncter qu’une situation « normale pour tous » car c’est « la vitesse de sa perception première [qui] conditionne la force de son explosion dernière » (114). Or, l’actualisation de cette normalité chez Dilem est d’autant plus affligeante qu’elle touche à des sujets graves tels que la violence domestique, les pratiques discriminatoires envers les femmes, le harcèlement sexuel, et le terrorisme patriarcal ou djihadiste. Il ne s’agit donc pas toujours d’un humour léger, insouciant, et « gratuit » mais d’un humour parfois noir, « calibré » et « chargé ». Le premier dessin (voir figure 1) nous amène à la source de tous les maux, à savoir la légalisation et l’institutionnalisation du statut discriminatoire envers les femmes en Algérie. La caricature fait écho aux revendications du vaste mouvement collectif “Vingt ans, barakat » ! (« Vingt ans, ça suffit » !) lancé en 2003 par des organisations féministes réclamant l’abrogation du Code de la famille et la promulgation de lois égalitaires. Sa visée est argumentative car ses prémisses visuelles nous amènent par déductions logiques à cerner un argument reposant sur un fondement irréfutable.

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(Fig.1) Liberté, 2 juillet 2005.

Le titre fonctionne comme une accroche qui interpelle le lecteur tout en

attirant son regard vers le dessin : « À quand l’abrogation du code de la famille » ? A première vue, la question n’est pas de savoir si « oui ou non » le Code de la famille devrait être abrogé (question déjà liquidée), mais « quand » il le sera. Le ton manifeste une certaine impatience qui traduit l’urgence de la situation, elle-même renforcée par la dépiction d’un code rouge. La sonnette d’alarme est tirée. Implicitement, nous comprenons que le locuteur a déjà tranché en faveur de l’abrogation. La donnée (data) nous est transmise de facto à travers l’énoncé icônique contenu dans la métaphore visuelle représentant la femme algérienne prisonnière de ce même code dont les pages sont des barreaux. La revendication (claim/argument) qui procède de manière déductive de l’intéraction entre l’énoncé icônique et l’énoncé verbal suggère que le Code de la famille devrait être abrogé sans délai. La justification (warrant) entre la donnée et la revendication pourrait se résumer à la manière de Toulmin par la proposition conditionnelle suivante, « 1. Si le Code de la famille emprisonne les femmes et 1.1 aliène leurs droits au lieu de les faire valoir , alors il devra être abrogé » ou par le principe général « Un code qui favorise l’exclusion et la discrimination de la femme doit être abrogé ». Implicitement, la justification de cet argument puise son fondement (backing) dans l’article 29 de la constitution algérienne selon lequel: « Les citoyens sont égaux devant la loi, sans que puisse prévaloir aucune discrimination pour cause de naissance, de race, de sexe, d'opinion ou de toute autre condition ou circonstance personnelle ou sociale ». Cette contradiction juridique flagrante entre les prescriptions du Code de la famille et celles de la Constitution constitue en soi un

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premier non-sens. En infraction avec la constitution algérienne, le Code est devenu le symbole même de l’incarcération juridique de la femme. Par conséquent, il fait disjoncter les notions d’équité, de liberté, et d’égalité logiquement associées à la justice et aux droits humains fondamentaux. De nombreux articles témoignent et renforcent la validité de l’argument visuel illustré par Dilem en 2005 et la nécessité d’abroger le Code, notamment: l’incapacité de la femme à contracter elle-même son mariage car son consentement est en fait subordonné à celui de son tuteur matrimonial (père, oncle, juge. art.11); l’obligation de se soumettre à l’autorité du mari ou du père (art. 39), ainsi que les dispositions inégalitaires dont elle est victime en matière d’héritage (art.126 & 183), de divorce (art. 52), ou de tutelle des enfants (art. 87) (Fédération Internationale des Droits de l’Homme 1999).

Selon un autre rapport d’enquête présenté en 2005 par Amnesty International, les dispositions discriminatoires du Code de la famille ont également contribué à perpétuer et à aggraver, en toute impunité, la violence à l’égard des femmes (Communiqué de presse). On peut sans conteste attribuer à Dilem le mérite d’avoir rendu visible cette violence qui touche en priorité les femmes mariées (57%), les femmes célibataires (23%) et les femmes veuves ou divorcées (17%) (Rapport Balsam, 2012). Le mari vient en tête des agresseurs, suivi du frère, du père, du fils, et du fiancé.

Dans la figure 2, dessin publié en novembre 2011 (e.g. Fig. 2.), Dilem nous présente une réfutation ou contre-argument visuel à la déclaration officielle des autorités algériennes stipulée dans le titre : « Vers des peines plus sévères pour les auteurs de violence contre les femmes ». Cette assertion ou première donnée est cependant contestée par la réplique péremptoire d’une femme violentée: « Mon œil! »2 La représentation saisissante d’une femme avec un « œil au beurre noir » constitue un signal visuel ou « argument flag » dont le but est d’attirer l’attention du destinataire vers le contre-argument (Groarke 231). De manière figurative et littérale, l’œil tuméfié illustre à la fois une seconde donnée (data) et la justification ou preuve (warrant) menant à la conclusion suivante: « Si les auteurs de violence envers les femmes perpétuent leurs crimes, c’est que des peines plus sévères n’ont pas été (et ne sont toujours pas) appliquées ».

La justification (warrant) visuellement exprimée à travers l’image de la femme stigmatisée par la violence connecte physiquement les données à la conclusion qui en découle de manière logique. La réfutation qui illustre la disparité entre les mesures adoptées par les autorités algériennes et leur manque d’application peut être validée par cet extrait des recommandations du rapport de la commission d’enquête auprès du haut-commissariat des Nations Unies publié en 2011:

The adoption of specific legislation on domestic violence, sexual violence, and sexual harassment […]. Further revision of the Family Code and further reform of the Penal Code […] Discussions are particularly encouraged on the explicit

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criminalization of domestic violence, including marital rape […]. (United Nations. Report on violence against women in Algeria, 2010, p.19).

(Fig.2) Liberté, 26 novembre 2011. Ed. N0 5853

Les statistiques titrées en gros caractères dans la figure 3 et recensées en 2007 par la Direction générale de la sûreté nationale algérienne présentent des données supplémentaires appuyant la revendication verbale déjà énoncée dans la figure 2 (« Vers des peines plus sévères »). Les statistiques ont ici une fonction purement informative. Le dessin quant à lui a une visée persuasive plutôt qu’argumentative qui s’inscrit dans une continuité avec les figures 2 et 5. Par le biais du dessin, l’artiste rend visible cette violence en la renvoyant avec force au regard du public, du coupable, et de la victime. Légèrement à l’arrière-plan, le panneau sens interdit introduit une image métonymique efficace qui attire l’attention du lecteur sur la relation entre violence et prohibition. L’œil au beurre noir reste une constante (e.g. Fig. 2.3.5.) et le corps, presque momifié par les bandages (e.g. Fig. 3.5.), confère au discours visuel une certaine exagération destinée à faire réagir le public. L’ironie sur l’adage populaire « avec les hommes ça se termine toujours dans un lit » (e.g. Fig. 3.) enclenche la disjonction entre le discours verbal qui laisse entendre une réconciliation sur l’oreiller, et le discours visuel du corps meurtri qui écarte cette éventualité. La disjonction amorcée à part égale entre le dessiné et l’écrit est achevée par le message linguistique contenu dans la seconde bulle qui guide l’interprétation du lecteur en précisant qu’il s’agit d’un lit « …d’hôpital ». L’humour noir laisse filtrer le tragique de la situation qui implicitement amène le public à questionner les répercussions de la violence sur la sexualité. L’adverbe qualificateur

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« toujours » évoque une triste réalité considérée par beaucoup de femmes comme une fatalité. Le mode persuasif n’est guère trompeur puisqu’il concrétise par l’image un phénomène validé, entre autres, par le Réseau national des centres d’écoute algériens qui précise: « Les violences les plus fréquentes restent les violences conjugales: non partage de la couche, violence dans les relations sexuelles et viol conjugal » (Rapport Balsam, 2012, p.27).

(Fig.3) Liberté, 6 février 2008. Ed. N0 4683

Selon Dalila Djerbal, « 75% des violences se produisent dans l’espace privé » (Akkouche n.pag.). Outre ses effets dévastateurs sur la santé des femmes, cette violence présente aussi des conséquences très aggravantes pour les enfants, ainsi que nous pouvons le constater dans la figure 4. L’argumentation visuelle repose ici sur une démonstration visuelle de la délinquance juvénile en Algérie où la violence se manifeste à un âge précoce. Le dessin met en scène une femme enceinte et son mari horrifiés par la violence des coups de pieds du bébé. La démonstration de cette violence soutient la donnée ou déclaration verbale énoncée dans le titre: « Délinquance juvénile: les Algériens sont violents de plus en plus jeunes ». La relation de cause à effet entre la violence domestique et la délinquance juvénile, ou la relation entre la revendication verbale et la donnée ou prémisse visuelle (l’enfant donnant des coups de pieds à sa mère), nous amène par déduction logique au schéma argumentatif suivant: 1.la violence est héréditaire ; 2. La mère/ l’épouse en est la première victime. L’argument visuel pourrait aboutir à ce principe général: « Les délinquants algériens sont violents de plus

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en plus jeunes car ils ont été exposés à cette violence dès leur plus jeune âge dans le milieu familial, avant même leur naissance ». Il est possible de valider cet argument à partir du constat établi par Hassiba Cherabta, psychologue clinicienne algérienne et présidente de la SARP3: « La violence contre les femmes se transmet à travers les générations dans les familles et dans les communautés et renforce d’autres formes de violence propagées dans la société » (Mechaï n.pag.). On peut distinguer le caractère absurde de cette violence à travers la réaction des parents très étonnés qu’un phénomène jugé aussi « banal » « normal » et « acceptable » puisse affecter leur enfant.

(Fig.4) Liberté, 25 Janvier 2007, Édition N°4366

Contagieuse, la violence se répand aussi dans la sphère politique qui en 2009 (e.g. Fig. 5.) demeurait un espace genré fortement dominé par les hommes. L’argument visuel illustré dans la figure 5 s’élabore à partir de la juxtaposition de deux formes de discours: d’un côté le discours visuel qui stigmatise la violence physique contre les femmes, et de l’autre le discours verbal axé sur la défaite de Louisa Hanoune4, candidate aux élections présidentielles de 2009. La première donnée verbale factuelle contenue dans le titre « Sévère défaite de Louisa Hanoune » est identificatoire et oriente l’interprétation du lecteur vers la sphère politique. La seconde donnée, qui est visuelle, met en scène la candidate, le corps meurtri et un œil au beurre noir, suivie d’une autre femme ayant elle aussi subi des violences physiques. Le message contenu dans la bulle ajoute une troisième donnée qui élargit le champ interprétatif à la sphère sociale: « Bof !...Ce n’est pas la première fois qu’une femme est battue en Algérie! » On

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remarquera de nouveau au bas de l’image, à droite, la présence du sens interdit qui suggère le rapport de cause à effet entre l’interdit général qui investit la femme et l’échec de son entreprise. La violence s’immisce au sein du discours verbal avec l’usage du terme « battue » auquel fait écho la gravité des blessures évoquée par « la sévère défaite » de la candidate. Au sens propre comme au sens figuré, le mot « battue » génère à son tour un double discours à la fois social et politique derrière lequel on peut distinguer les revendications suivantes: 1. La violence envers les femmes est monnaie courante (« Ce n’est pas la première fois») ; 2. Les femmes en sont gravement meurtries (corps tuméfiés) ; 2.1 La gravité de la situation n’émeut personne (« Bof » !) ; 2.3. Qu’elles soient figures publiques ou non ne change rien. On pourrait résumer ainsi la conclusion: « la violence domestique (privée) et la violence publique contre les femmes sont indissociables dans la mesure où elles relèvent d’une même volonté politique ». Cet argument puise son fondement dans l’instrumentalisation de la cause des femmes par l’état algérien et les partis islamiques depuis l’indépendance de l’Algérie, en particulier durant la guerre civile qui déchira le pays entre 1991 et 2001 (Rapport FIDH, 1999; Rapport Collectif Maghreb-Egalité, 2005). Cette violence politique et sociale renvoie à la violence familiale d’où elle est issue et qui, à son tour, renvoie à celle de l’ordre patriarcal institutionnalisé et légalisé par l’état.

(Fig.5) Liberté, 15 Avril 2009, Édition N°5048

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Est-il possible qu’en revenant régulièrement sur le tabou de la violence conjugale, Dilem puisse conjurer ses répercussions dans la sphère publique ? Telle semble être la démarche du caricaturiste qui, chaque année, le 14 février (Saint Valentin) et le 8 mars (Journée internationale de la femme), lance un rappel à ses compatriotes. Les différentes disjonctions illustrées dans les figures 6,7, 8 et 9 résument la dimension cathartique de la satire amoureuse qui entend purger les hommes de leur “passion” en exagérant leurs « vices de forme » afin de leur faire constater l’absurdité de leur comportement. Le discours déraille ici sous la pression de la fracture entre violence et romance. Dans la figure 6, nous assistons à un quiproquo entre un homme, une femme, et une chèvre. La fonction normalisante du dessin est introduite dans le titre « C’est la fête des amoureux », jour de la Saint Valentin, qui fournit au lecteur le contexte propice à une déclaration amoureuse. Le discours est actualisé à travers le dialogue qui prend place entre l’homme et la femme. L’articulation disjonctive s’amorce à l’écrit suite à la réplique du mari avouant à sa femme que sa déclaration amoureuse ne lui était pas destinée (« c’est pas à toi que je parlais! »). La fonction d’enclenchement procède de la question suscitée par cette méprise, en l’occurrence: à qui cette déclaration était-elle donc destinée sinon à sa femme? Une seconde disjonction d’ordre graphique cette fois, vient alors dynamiter la fonction de normalisation et d’enclenchement en attirant le regard du lecteur vers la chèvre. La substitution de l’animal à la femme défie l’entendement et entraîne une dévalorisation du discours amoureux. Subordonnée à la chèvre, le statut (déjà précaire) de la femme se retrouve soudain annihilé.

(Fig.6) Liberté, 14 Février 2010, Édition N°5306

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On retrouve cette déshumanisation de la femme dans la figure 7 où une femme algérienne déclare: « Aujourd’hui, c’est mon mari qui fait la cuisine » ! La normalisation de la situation précisée dans le titre “C’est le 8 mars » ! (Journée internationale de la femme) suivi de la déclaration verbale laisse entendre au lecteur que le mari est quelqu’un de dévoué. La disjonction purement graphique opère par un glissement métonymique entre la femme et la gamelle du chien dans laquelle lui est servi son repas. Enclavée dans cette séquence, l’inscription du mot « femme » sur la gamelle manifeste un signe de redondance qui conditionne la force de l’explosion disjonctive. Sans équivoque, la métonymie visuelle amène le lecteur à constater que la femme est traitée comme un chien. On la retrouve aussi, plus discrète, et sous une autre forme (l’os du chien) dans d’autres dessins de Dilem (e.g. Fig. 3.4.5.).

(Fig.7) Liberté, 8 Mars 2008, Édition N°4709 p. 281

La perversion du discours amoureux se manifeste aussi, mais de façon littérale, dans la figure 8 et ce, à travers une double disjonction. La première a lieu entre l’inscription verbale, « Les Algériens fêtent l’amour » et la narration visuelle, un homme donnant un coup de pied à sa femme. L’ironie accentue le décalage entre fêter et frapper. Elle introduit à son tour une autre disjonction à travers l’ambiguïté et l’antinomie sémantiques de l’expression familière « un vrai tombeur » ! Au sens figuré, l’expression retient une valeur positive puisqu’associée à l’art de la séduction et de la courtoisie, mais dans la représentation visuelle et littérale qui nous est offerte, elle devient négative et destructrice. La femme ne succombe pas au charme de son mari mais à ses coups. Il ne s’agit pas de l’aimer mais de la dégrader.

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(Fig.8) Liberté, 14 février 2013, Edition N° 6230

Malmenée, la codification de l’amour fait dérailler toutes les règles de

bienséances. La fonction normalisante illustrée dans la figure 9 est directement perceptible dans la mesure où il est “normal” pour un homme d’offrir des fleurs à sa femme le 8 mars. L’actualisation de son geste, aussi galant soit-il, reste cependant problématique: Pourquoi lui offre-t-il une couronne funéraire le jour de sa fête? Les fonctions de normalisation et d’enclenchement se retrouvent soudain court-circuitées par la connotation funeste du geste. Ce présage est renforcé par l’énoncé linguistique enchâssé dans l’icône plastique de la couronne: « Repose en paix ». Le recours à la formule mortifère est d’autant plus dérangeant qu’il contraste violemment la bienveillance de son message avec la pensée criminelle du mari. Cette violence latente reste palpable. Elle pervertit de nouveau le discours amoureux en juxtaposant de manière symbolique la fête des morts avec la fête des femmes.

(Fig.9) Liberté, 26 mars 2007, Edition N° 4417

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Percutantes, les disjonctions illustrées dans les figures 6, 7, 8, et 9 représentent métonymiquement la violence par les effets qu’elle produit dans les relations amoureuses : maltraitance verbale, psychologique, physique, et non-respect de la femme. Groupées, ces images persuasives constituent un argument pragmatique (Perelman, Olbrechts 358) qui nous incite à rejeter la violence à causes de ces conséquences désastreuses pour les femmes. Paradoxalement, la perception du corps féminin par l’homme algérien inverse parfois les paramètres. L’objectification de la femme en tant qu’arme de destruction est un motif puissant qui illustre chez Dilem le débat « explosif » de l’émancipation féminine. La juxtaposition du terrorisme patriarcal et du terrorisme djihadiste dans les figures 10, 11,12 et 13 dessine un argument dominant suggérant que « la femme est dangereuse ». Cet argument par analogie associe la femme à une bombe sexuelle qui doit ou qui peut, selon les circonstances, être « désamorcée » (e.g. Fig.10.), « activée » (e.g. Fig. 11.), « neutralisée » (e.g. Fig. 12.), ou dans un même élan « célébrée » et « dénigrée » (e.g. Fig. 13.). Selon les cas, la femme, contre son gré, est soit appréhendée ou recherchée par la police (e.g. Fig. 10.12.), soit recrutée par les islamistes (e.g. Fig. 11.) ou discréditée par ses compatriotes (e.g. Fig. 13.).

(Fig.10) Décembre 2006

La revendication qui nous est présentée dans le titre de la figure 10, « Alerte à bombe » annonce un danger imminent. Son identification visuelle procède de la donnée représentée par le corps pulpeux d’une femme en maillot de bain. Deux policiers, perplexes, sont sur le point de l’arrêter. Le message linguistique contenu dans la bulle

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ajoute une seconde donnée, verbale cette fois : « On fait comment pour la désamorcer » ? La troisième donnée contenue dans la seconde bulle suggère une solution : « C’est simple, il suffit de lui retirer les fils ». On pourrait décomposer les prémisses de la figure 10 comme suit : 1. La femme ne doit pas dévoiler son corps ; 1.1 Car ce faisant, elle constitue un danger public ; 2. Et doit être appréhendée. Par déduction, on pourrait résumer le principe général de l’argument visuel comme suit: « La femme est dangereuse à cause de son corps (sa sexualité) et du pouvoir d’attraction qu’il suscite. Ce pouvoir doit être neutralisé pour ne pas engendrer le désordre sur la voie publique ». C’est en lui ôtant son fétiche (en l’occurrence le bikini) qu’on parviendra à neutraliser son pouvoir. Il suffit en somme de la déshabiller pour la « désactiver ». L’attitude du policier perplexe laisse cependant clairement entendre une certaine méconnaissance du corps féminin inhérent au tabou qui entoure sa sexualité.

(Fig.11) Liberté, 3 Janvier 2008, Édition N°4654

La figure 11 expose quant à elle une donnée contraire à la figure 10. On y

découvre une femme islamiste, visiblement effrayée et récalcitrante, recrutée par un terroriste islamiste pour une mission-suicide. Le titre a une fonction d’identification puisqu’il désigne clairement le réseau terroriste, GSPC (groupe salafiste pour la prédication et le combat) et son entreprise : « recrute[r] des femmes kamikazes ». Sa fonction normalisante souligne le mode opératoire de cette organisation: recruter des personnes capables de se sacrifier pour la cause. La fonction d’enclenchement procède du message linguistique contenu dans la bulle : « Je te promets que tu vas t’éclater ! » La disjonction entre l’écrit et le visuel a pour point de départ l’ambigüité sémantique du verbe « s’éclater » et la juxtaposition de son sens figuratif, qui suggère un plaisir intense,

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et de son sens littéral qui fait référence à l’explosion du corps. La connotation sexuelle de l’expression amorce la disjonction avec le visuel car la femme est intégriste et visiblement effrayée par le sacrifice qui lui est demandé. Son attitude amorce une seconde disjonction avec la représentation visuelle de l’homme qui, de son coté, jouit pleinement de la situation. La caricature laisse filtrer un humour noir corrosif qui souligne encore une fois que la femme ne peut pas disposer librement de son corps et que son désir est subordonné à celui de l’homme. Comment pourrait-elle s’éclater malgré elle ? A l’inverse de la figure 10, il suffira de l’habiller pour dissimuler la bombe et « l’activer ». La disjonction entre le verbal et le visuel est accentuée par la relation morbide entre jouissance et autodestruction.

(Fig.12) Liberté, 30 Mars 2010, Édition N°5344

La caricature suivante (e.g. Fig. 12.) s’inspire d’un évènement tragique ayant

eu lieu en mars 2010. Le titre a une fonction d’ancrage qui permet de situer avec précision l’évènement (« attentats-suicide du métro moscovite ») et ses conséquences (« la police recherche deux femmes kamikazes »). La donnée liée à l’argument dominant (La femme est dangereuse) repose sur le fait que la femme est « chargée » d’une substance toxique et destructrice (l’alcool/ vodka). Le jeu de mot créé par l’expression « être chargée » crée un double sens entre la femme ivre et la femme-bombe. Cette ambiguïté sémantique enclenche à son tour la disjonction entre le discours verbal contenu dans la bulle, et l’identification visuelle de la suspecte, une femme pocharde. La satire tourne en dérision l’imminence du danger et le zèle du policier pointant son

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revolver sur une femme déjà neutralisée par l’alcool. La dimension absurde de la caricature s’exprime à travers l’aveuglement du policier qui prend pour cible une femme innocente rendue coupable à cause de son intoxication. La cohésion des figures 10,11 et 12 par rapport à l’argument dominant est renforcée par la métaphore filée de la femme-bombe reprise tout au long du discours verbal et visuel.

(Fig.13) Liberté, 18 mai 2010, Édition N° 5385

Associée à une bombe sexuelle, la femme arabe élue miss USA (e.g. Fig. 13.)

fournit à Dilem l’opportunité de railler une critique communément proférée par ses coreligionnaires à l’égard des Etats-Unis: « A chaque fois qu’ils ont une bombe, c’est nous qu’ils accusent » ! L’allusion aux attentats terroristes islamistes qui ont eu lieu aux Etats-Unis depuis le 11 septembre 2001 est sans ambigüité. La juxtaposition bombe/ bombe sexuelle et sa relation à l’argument dominant est suggérée par le « boum » médiatique causé par la consécration historique d’une femme arabo-américaine. La fonction normalisante du dessin est représentée par un homme lisant son journal et commentant un fait-divers. Le message verbal contenu dans le titre, « une arabe élue miss USA » enclenche la disjonction avec le second message contenu dans la bulle. Loin d’encenser sa victoire, son coreligionnaire au contraire la dénigre en l’accusant indirectement d’aggraver les relations diplomatiques déjà tendues entre les Etats-Unis et les pays arabes. La disjonction verbale crée un effet de rupture entre « elle » (la bombe) et « nous » (ses homologues). Cette rupture exemplifie la marginalisation de la femme au sein des mentalités, tout en la stigmatisant comme agent de division entre « nous » (les Arabes) et « eux » (les Américains).

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L’argument initial et dominant des figures 10, 11,12, et 13 (« la femme est dangereuse ») repose sur deux conceptions contradictoires de la sexualité féminine en Islam qui d’un côté représente la femme comme faible et « sexuellement passive » et de l’autre l’investit d’une force destructrice et dévorante (Aouattah 166). La valeur dépréciative de la femme est particulièrement renforcée dans l’espace public où sa présence est perçue comme fitna, désordre sexuel et chaos.5 L’analogie femme/ bombe cristallise cette peur et renvoie aussi au lieu commun de la violence dans le langage et ses emplois familiers. Globalement, les figures 10, 11,12, et 13 illustrent de manière convaincante les dérives associées à cette perception imaginaire de la femme: arrestations sommaires ou arbitraires (e.g. Fig. 10.12.), coercition abusive (e.g. Fig. 11), ou bien encore accusations mensongères (e.g. Fig. 13).

(Fig.14) Liberté, 27 Novembre 2012, Édition N°6163

Pour beaucoup d’hommes, le moyen le plus efficace de détourner le désir que

pourrait susciter la présence de leurs femmes, sœurs, ou filles sur la voie publique est le port du voile. Eloquente, la caricature de Dilem illustrée dans la figure 14 inverse les rôles en nous présentant une femme terrorisée et sévèrement brutalisée par son mari pour avoir « osé » lui dire qu’elle ne voulait pas porter le voile. Comme son titre l’indique, ce dessin a été réalisé dans le cadre de la « Journée internationale contre les violences faites aux femmes ». La sobriété du dessin reflète la gravité du sujet. L’argument ou la revendication politique qui découle de la prémisse visuelle et du message linguistique contenu dans le titre et dans la bulle établit un lien de causalité directe entre la violence et le voile. On pourrait par déduction découper cet argument comme suit: 1. L’homme impose le voile à la femme par la force ; 2. La femme n’est pas

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libre de contester la volonté du mari. Par induction, nous pouvons aboutir à la conclusion suivante: « si le voile est imposé à la femme contre sa propre volonté et par la force, la loi se doit de les protéger en lui accordant des droits et en pénalisant les abus de pouvoir dont elle est victime ». Officiellement, et par manque de « volonté politique », l’argument reste difficile à valider. Il est cependant reconnu que, bien qu’aucune étude n’ait été menée à ce sujet, la tenue vestimentaire reste souvent le « petit prétexte » pour donner libre cours à la violence contre les femmes (Arab n.pag.). Soutenus par l’état qui ne reconnait à la femme aucune liberté individuelle, et forts de leur bon droit, explique la sociologue algérienne Nassera Merah, les hommes se permettent d’agresser les femmes « car il leur est permis de s’ingérer » (Arab n.pag.). Prise en étau entre l’idéologie patriarcale et l’idéologie politique de l’islam, la femme ne peut ni choisir ni consentir « librement » au port du voile puisqu’elle ne peut ni questionner l’autorité de son mari (à qui, rappelons-le, elle se doit « d’obéir »), ni l’autorité attachée à une prescription religieuse pourtant contestée.

(Fig.15) Liberté, 6 juin 2009, Édition N°5092

En juin 2009, lors de son discours prononcé à l’université du Caire en Egypte, le président Obama retourne ce même argument contre les pays occidentaux hostiles au port du voile: « [il est] important que les pays occidentaux s’abstiennent d’empêcher les citoyens musulmans de pratiquer leur religion comme ils l’entendent – par exemple en décidant arbitrairement quel vêtement une femme musulmane doit porter » (Jeune Afrique, juin 2009).6 Sa déclaration soulève un véritable tollé en Europe, et

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particulièrement en France où le port du voile est proscrit dans les institutions et espaces publiques. Pour Anne Sugier, présidente de La Ligue Internationale du Droit des femmes, la déclaration d’Obama est « une gifle pour toutes les femmes qui luttent pour ne plus le porter » (« Les Propos d’Obama » n.pag.). En Algérie, Dilem publie un dessin à l’humour particulièrement corrosif (e.g. Fig. 15). La sobriété du titre, « Obama défend le port du voile » confère une certaine noblesse à la démarche du président. Le dessin cependant fait violemment dérailler le bon sens attaché au message linguistique en représentant des membres « voilés » du Ku Klux Klan, organisation raciste du sud des Etats-Unis s’exclamant, les poings levés: « Yes, We Can » ! (Oui, on le peut !). La donnée illustrée par l’énoncé iconique nous amène à la revendication suivante: autoriser le port du voile revient à cautionner les exactions de groupuscules fondamentalistes et terroristes. Repris par les membres du KKK, le slogan présidentiel d’Obama (Yes, We can !) torpille sa déclaration de défendre une liberté au dépend d’une autre aux conséquences pernicieuses. Tel un boomerang, le slogan se retourne contre son auteur. La violence des propos fait éclater la bulle et résonne comme un cri d’alarme. Les lettres écarlates et capitales déchirent l’espace. Racisme et sexisme sont ici juxtaposés. Le glissement métonymique du voile à la cagoule est emblématique d’un apartheid social qui émane d’une même volonté, celle de discriminer un groupe social (en l’occurrence les femmes) ou racial jugé « inférieur » afin d’affirmer la suprématie de son sexe ou de sa race. Les propositions verbales et visuelles mettent en évidence un paradoxe que nous pourrions résumer à travers l’argument suivant: « défendre le port du voile revient à autoriser en toute liberté et en toute impunité la ségrégation des sexes et la discrimination des femmes par des groupuscules fondamentalistes ». La validité de l’argument visuel présenté par Dilem est fondée sur le dénominateur commun entre racisme et sexisme qui partagent les mêmes processus mentaux. Comme le racisme, le sexisme comprend une hiérarchisation arbitraire, une dévalorisation de l’Autre et un rapport de domination et d’exploitation (Garaigordobil, n.pag).7 Lors de son intervention à l’Assemblée Parlementaire de la francophonie en 2004, Françoise Gaspard, Membre du comité CEDEF à l’ONU explicitait cette relation comme suit:

Comme la « race » pour les noirs, le « sexe » pour les femmes peut devenir un facteur discriminatoire et dévalorisant. La catégorie “femme”, fondée sur une distinction biologique, « naturelle » dit-on, a fonctionné et fonctionne encore comme un « marquage » comparable à celui des critères qui ont conduit à inventer la notion de race dans la mesure où c’est à partir d’une différence regardée comme « naturelle » que la race a été imaginée (Assemblée Parlementaire de la francophonie 34).8

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(Fig.16) Liberté, 3 février 2010

Ces obligations et ces pressions auxquelles les femmes sont exposées ne se

limitent guère à l’Algérie. Elles se manifestent aussi en France où, à l’inverse, les sanctions adoptées par le gouvernement en 2010 contre le port de la burqa renforcent de manière paradoxale l’oppression des femmes. Les caricatures de Dilem illustrées dans les figures 16 et 17 introduisent le même argument et le même non-sens. La première, « Vers l’interdiction de la burqa en France » (e.g. Fig.16.) nous présente une femme intégriste apostrophant le président Sarkozy au sujet de sa résolution d’interdire le voile intégral dans les espaces publics: « Vous êtes à côté de la plaque » ! lui lance-t-elle. Le non-sens attaché à la donnée est ici véhiculé de manière littérale et figurative par la plaque ou panneau de signalisation à côté duquel se tient Sarkozy. L’expression familière « être à côté de la plaque » suggère que Sarkozy se trompe n’a pas saisi la dimension absurde de cette interdiction. La métonymie visuelle illustrée par le sens interdit, symbole de la condition féminine en Algérie, est volontairement grossie pour accentuer la petitesse du président. En effet, au lieu de lutter efficacement contre l’oppression des femmes, le président ne fait que l’aggraver ou l’accentuer. L’absurde se manifeste ici à travers la représentation d’un Sarkozy « dépassé » par l’interdit. On peut y déceler dans un premier temps les revendications visuelles suivantes: 1. L’interdiction de la burqa en France n’a pas de sens ; 2. La femme évolue déjà en zone interdite ; 3. Sarkozy ne saisit pas la portée de son geste ; 3.1 Il ne comprend pas la situation déjà délicate des femmes musulmanes ; 4. Cette initiative le diminue encore plus à leurs yeux. Ces revendications nous amènent vers un argument ad-absurdum que l’on pourrait résumer comme suit : « Interdire la burqa à une femme déjà ‘frappée’

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d’interdit est un non-sens ». Cet argument peut être validé par le fait que loin d’encourager l’émancipation de la femme, cette interdiction entraverait encore plus le champ déjà restreint de sa liberté. Interdire la burqa équivaudrait à interdire à la femme de sortir. Elle se retrouverait donc doublement sanctionnée dans la sphère privée et dans la sphère publique, à la fois par le mari et par l’état français. En somme, elle deviendrait « invisible ».

(Fig.17) TV5.org, 11 avril 2011

Le même argument est repris de manière plus explicite dans la figure 17, qui

est à la fois persuasive et argumentative. Le titre, « Arrestation de deux femmes voilées à Paris », sert de point d’ancrage et nous permet de situer l’évènement. La prémisse visuelle met en scène un policier français visiblement irrité lançant aux deux femmes qu’il vient d’écrouer : “Ça vous apprendra »! La donnée s’illustre à part égale entre la représentation iconique et le message linguistique contenu dans la bulle. La persuasion visuelle s’opère à travers la fusion simultanée de la fente de la porte de prison avec celle du voile qui permet de voir sans être vu. Ce transfert métonymique établit une analogie visuelle entre le voile et la prison et constitue une seconde donnée qui nous amène à la revendication suivante : Quelle « leçon » ces femmes, déjà prisonnières du voile, vont-elles bien pouvoir tirer de cet enfermement ? Que vont-elles bien pouvoir « apprendre » qu’elles ne connaissent déjà? L’argument ad-absurdum présenté dans la figure 17 fait écho à celui de la figure 16 et souligne une aberration que l’on pourrait résumer comme suit : « Il est insensé d’incarcérer une femme déjà prisonnière (du voile). Elle n’aura aucune leçon à en tirer ». La juxtaposition voile/prison participe d’une même aliénation

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sociale, politique et religieuse qui ne fait au bout du compte que renforcer l’oppression, la discrimination et l’interdiction dont certaines femmes sont déjà victimes au quotidien. Avec perspicacité, Dilem démontre par l’image comment les pouvoirs politiques occidentaux contribuent, de manière paradoxale, à encourager ou à accentuer l’inégalité des sexes.

Périodiquement, et depuis le début de sa carrière, le caricaturiste n’a cessé de revenir sur le tabou de la condition féminine en Algérie pour le rendre visible et relancer le débat de l’égalité des sexes. Ses dessins de presse fonctionnent comme des stimuli visuels puissants et efficaces capables de communiquer, convaincre, et persuader toutes les couches de la société. Derrière le rire et sa force de frappe se retranche le pouvoir argumentatif et persuasif du dessin qui entend réformer les mentalités et réorienter les comportements envers les femmes. L’articulation des modes argumentatifs et persuasifs sont d’autant plus redoutables que complémentaires. Les images persuasives, qui ne s’éloignent guère de la réalité, illustrent et soutiennent un argument dominant en lui fournissant des preuves visuelles. Leurs mécanismes disjonctifs, par le biais de l’humour, renvoient aux lecteurs la dimension absurde et intolérable de cette violence. Les arguments présentés dans la narration visuelle sont valides car ils reposent sur une progression et une évaluation logique et rationnelle des prémisses visuelles et verbales.

Notre analyse des modes argumentatifs et des mécanismes disjonctifs nous a permis de mettre en lumière les incohérences et les contradictions inhérentes au statut de la femme en Algérie, la prédominance de la violence dans les rapports hommes-femmes, et l’incapacité de s’affranchir des normes patriarcales pour instaurer un rapport égalitaire entre les sexes. Paradoxalement, la percée spectaculaire des femmes dans la sphère publique et professionnelle a renforcé les préjugés, le sexisme, et la discrimination à leur égard (Semmar, n.pag.). Avec l’islamisation progressive du pays, souligne Wassyla Tamzali, on assiste avec tristesse à la résurgence de la culture du harem que l’on croyait disparue (Ameyar n.pag.). Au terme de notre étude, force nous est de constater que la discrimination à l’égard des femmes relève avant tout d’un acte de mauvaise foi, celui de ne pas vouloir reconnaître leur liberté individuelle. La persistance de cette mauvaise foi repose en grande partie sur la disparité entre la législation et sa concrétisation sur le terrain, et par le verrouillage de leurs droits à tous les niveaux : politique, juridique, religieux, et social. Complices, les processus de hiérarchisation perpétuent l’hégémonie masculine en garantissant la position dominante des hommes et la subordination des femmes. Pour Dilem, il ne s’agit pas seulement de démystifier les dirigeants mais aussi, à une plus grande échelle, le pouvoir patriarcal. En reprenant ses termes, « sans y aller avec le dos de la cuillère », Dilem démontre à travers ses dessins de presse que sous le couvert de la religion, de la morale, et « des traditions » de nombreuses algériennes sont encore victimes de crimes impunis régulièrement rapportés et dénoncés par l’ONU. Incisifs, ses dessins humoristiques fonctionnent comme une thérapie de choc qui entend purger ses concitoyens de leurs

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pulsions agressives et misogynes. Il ne s’agit pas d’un humour complaisant mais d’un humour rageur qui n’hésite pas à montrer les dents et à trancher dans le vif pour communiquer via le papier une vérité qui déchire.

Notes 1. Voir Pondering on Problems of Argumentation, chapitre 16. 2. Colloquial expression for “My foot! Yeah, right! No way! ». 3. Association Algérienne pour l’Aide Psychologique, la Recherche et la Formation. 4. Secrétaire générale du parti des Travailleurs. 5. A double sens, fitna désigne également dans certaines circonstances une très

belle femme, une femme fatale suscitant chez l’homme la peur quasi pathologique de ne pouvoir réfréner ses désirs et de succomber au péché (zina) (Mernissi 31).

6. La déclaration d’Obama vise en particulier la France qui, en 2004 a banni le port du voile ainsi que tout signe religieux ostentatoire dans les écoles publiques.

7. Extrait de l’étude menée par Maité Garaigordobil, Docteur en psychologie et enseignante à l’université du Pays Basque.

8. Françoise Gaspard est experte du Comité de l'ONU et membre de la Commission nationale consultative des droits de l'Homme (CEDEF).

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