Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

282
 ALGÉRIE Vers le cin uantenair de l'Indépendance Regards critiques

Transcript of Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 1/282

A L G É R I E

Vers le cinquantenaire

de l'Indépendance

Regards critiq ues

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 2/282

@L'HARM ATTAN, 2009

5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris

http://www.librairieharmattan.comdiffusion . harmat [email protected]

harmat tan l@wanadoo. fr

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 3/282

SaliS la direction de

N aaman K essolis, Christine Margerrison,

Andy Stafford et Guy Dugas

ALGÉRIE

Vers le cinquantenairede l'Indépendance

Regards critiques

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 4/282

Histoire et P ersp ectives Méd iterran éennesCollection dirigée par Jean-Paul Chagnollaud

Dans le cadre de cette collection, créée en 1985, les éditionsL'H arm attan se proposent de publier un ensemble de travaux concernant lemonde méditerranéen des origines à nos jours.

Déjà parus

Philippe GAILLARD, L'Alliance. La guerre d'Algérie du généralBellounis (1957-1958),2009.Jean LÉVÊQUE, Une reddition en A lgérie 1845,2009.Chihab M ohammed HIMEUR, Le paradoxe de l'islamisation et de lasécu la risa tion dan s le Maroc contempora in , 2008.Najib MOUHTADI, Pouvoir et communication au M aroc. M onarchie,médias et acteurs politique s (1956-1999) , 2008.Ahm ed KHANEBOUBI, Les institutions gouvernementales sous les

Mérinides (1258-1465) , 2008.Yamina BENMA YOUF, Renouvellement social, renouvellementlangag ier dan s l'A lg érie d 'aujourd 'hui, 2008.Marcel BAUDIN Hommes voilés et femmes libres: les Touareg, 2008.Belaïd ABANE , L'Algérie en guerre. Abane Ramdane et les fusils de larébellion , 2008.Rabah NABLI, Les en trepreneurs tunis iens , 2008.J ila li CHABIH, Lesfinances de l'Etat au Maroc, 2007.Mustapha HOGGA, Souvera in eté, concep t et conflit en Occid en t, 2007.Mimoun HILLALI, La politique du tourism e au Maroc, 2007.Martin EVANS, Mémoires de la guerre d'Algérie, 2007.Tarik ZAIR , La gestion décentralisée du développem ent économ ique auMaroc, 2007.Lahcen ACHY et Khalid SEKKAT, L 'économ ie marocaine en questions:1956-2006,2007.Jacquelin e SUDAKA-BENAZERAF, D'un temps révolu: voix juivesd'Algérie,2007.

Valé rie ESCLANGON-MORIN, Les rapatriés d'Afrique du Nord de 1956à nos jours, 2007.Mourad MERDACI, Erifants abandonnés d'Algérie. U ne clinique desorigines,2007.Ahmed MOAT ASSIME , Itinérance s humaines et con fluence s cultu re lle sen Méd iterranée, 2006.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 5/282

In troduction des éd iteurs

[L ]a mémo ire a adop té une façon rassu ran te d 'envisag er l'h isto ire.

(Sylvie Thénault l)Comment parler de l'A lgérie après la guerre civile des années1990? À l'approche imminente du cinquantenaire de l'Indép-endance de l'A lgérie, le moment est venu pour dresser un bilanin terd iscip lin aire d e ce pay s en perp étuel mouvement.

O n voulait donc, dans ce travail, m arquer plus de quatre décen-nies d'indépendance, et en même temps souligner que le passé ne

cesse de jouer un rôle important dans l'A lgérie indépendante,comme l'ont écrit Christiane Chaulet-Achour et Naget Khadda2.D e plus, la récente publication de R aphaëlle Branche m ontre que,des deux côtés de la M éditerranée, la Guerre d'A lgérie continued'influencer le discours et la pratique sociale3. N éanm oins, nousnous lim itons ici à l'Indépendance tout en reconnaissant le rôlecapital de cette Guerre; car, si on peut parler aussi d'une fin del'am nésie4, c'est, m alheureusem ent comme on le sait, la deuxièm e

guerre d'A lgérie, guerre algéro-algérienne, qui pèse lourd sur lesm émoires. O n n'ignore pas non plus les révélations récentes sur lesrapports entre la France et l'A lgérie5, ni l'am ertum e qui s'est ins-ta llée depuis6.

Comme le souligne M iloud Zaater, on croyait, dans le sillage del'Indépendance, que l'A lgérie allait atteindre en l'an 2000 le statutéconomique de l'Espagne; mais, écrit Zaater, " le recul pour le

I C itée par Pierre V idal-N aquet dans" H istorien et partisan ", in A nny R osenmanet L . V alen si, La Guerre d'Algérie, dans la m émoire et l'im aginaire (P aris: B ou-chene, 20 04 ), 21 .2" Qu'avons nous fait de nos quarante ans? Elém ents d'activité culturelle entre

1962 et 2002 ", in Europe 2003, hors série A lgérie / Mohammed D ib, 43-95.3 Raphaë lle B ranche , La Guerre d'A lgérie. U ne histoire apaisée? (P aris: S eu il,2005) ; voir aussi H enri A lleg, Retour sur" La question ": quarante ans après la

guerre d'Algérie. Entretien avec G illes Martin. (B ruxelles: T emps des C erises,2001).4 MohammedHarbi e t Benjamin Stora eds, La Guerred'Algérie 1954-2004,lafinde l'amnésie (Paris: L affont, 2004); voir aussi Le Monde 28 O ctobre 2004, Sup-plément" F rance, A lgérie. Mémoires en march e, 1 954-20 04 ", i-xx iv.5 L ounis A ggoun et Jean-B aptiste R ivoire, F rançalgérie, crim es et m ensonges

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 6/282

6 V e r s le c in q u a n te n a i r e d e L ' I n d é p e n d a n c e

pays-phare du tiers-monde est effarant ,,7. Tout comme Zaater, on

ne prétend pas expliquer d'un seul trait la complexité de la crisepolitique en A lgérie, m ais on cherche plutôt à m ettre en lum ière lesfacteurs qui pourraient aider à établir, le m om ent venu, un bilan dec inq décennies d 'Indépendance .

O r, comment expliquer aujourd'hui la violence sporadique maiscontinuelle en Algérie? M ohammed Harbi s'est déjà penché surcette question dans Le monde d ip lomatique8. Souligne-t-on assez lerôle de l'A lgérie dans le marché mondial du gaz et du pétrole9?C ette violence purificatrice (si chère à Frantz Fanon) considérée, àun moment donné, comme destructrice d'une dom ination colonialeet constructrice d'un avenir sans oppression, où m ène-t-elle si ellen'est que la prem ière phase d'un phénomène plus complexe et sielle ne débouche que sur une nouvelle oppression? Y oucef Ziremparle de \''' incroyable 'relégitim ation' " de la classe politique enA lgérie après la guerre civile des années 199010.O n est égalem ent

très conscient du danger à éviter et qui consisterait à propager uncertain stéréotype d'un peuple algérien barbare et violentll. E t,c'est en analysant de près les faits et les représentations m ultiplesde l'A lgérie que nous proposons ce volum e pour essayer déjouertout s téréotype.

*Le volume est divisé en trois parties: I, Guerre, Nation et M é-

moire; II, Représentations littéraires; III, Société, Politique etReligion12. La question des relations franco-algériennes nous asemblé im portante. En effet, on voit la fraternité entre l'Algérie et

7 M ilo ud Z aater, L'Algérie: de la guerre à la guerre (1962-2003) (Paris:L 'Harm attan, 2003), 8; voir aussi Ahm ed M ahiou et Jean-Robert Henry (dirs),Où va l'A lg érie? (P aris: Karth ala, 2001).8 M ohammed Harbi, "Et la violence vint à l'Algérie ", dans Le monde d ip loma ti-

que, 580 Guilllet 2 00 2), 1, 1 4-15 .9 Ali Ais saoui, Algeria: The Political Economy of ai! and Gas (O xfo rd : Oxfo rdU.P.,200I).10 You cef Z irem , Algérie. La guerre des ombres (Paris: GRIPlÉ ditions C om -p lex e, 2003), 112 -18.11Jean -P ierre P eyro ulo u, " A lg érie: en fin ir avec les stéréoty pes v isuels ", Esprit,305 Guin 2004), 9 0-10 2.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 7/282

Introduction 7

la France depuis l'Indépendance, surtout dans la personne de Jules

Roy. À cet égard Guy Dugas a eu accès à deux ou trois cartons denotes et correspondances relatives à ses différents séjours en A lgé-rie. Il utilise ces docum ents, le plus souvent inédits et relatifs à sesnombreux déplacem ents effectués entre 1962 et 1995, pour analy-ser les relations entretenues par l'écrivain avec la RépubliqueA lgérienne D émocratique et Populaire. M ais, comme le soulignebien Dugas, même Roy montre une certaine ambivalence quant àl'avenir de la jeune nation, avenir douteux qui se voit confirm é parses commentaires sur la m ontée des islam istes des années 1980 et1990, et par sa suspicion envers les m ilitaires au pouvoir.

D e plus, on rem arque une certaine am ertum e envers la R épubli-que des lum ières. Kessous et Stafford ont trouvé la versionoriginale d'une nouvelle de Mohamed Dib de 1963 qui narrel'opération d'un jeune couple d'A lgériens qui vont attaquer un bareuropéen dans le centre d'A lger, nouvelle qui réapparaît, m ise à

jour, dans un recueil récent de Dib qui examine de près la guerrealgéro-algérienne des années 1990. L 'agression des jeunes prota-gonistes en 1963 envers les Français se révèle parallèle àl'amertume de l'écrivain envers l'Indépendance trente ans après.

M argaret M ajumdar, pour sa part, observe de près le nationa-lism e algérien depuis 1962, pour en souligner la contradiction entresa profonde continuité jusqu'à aujourd'hui et en même temps lesm odifications qu'a dû subir ce nationalism e. Ces contradictionscontinuent de poser des enjeux im portants au présent et à l'avenirdu pays, suggère-t-elle. E lle centre son analyse du nationalism e surle développem ent. A près avoir m ontré le caractère fondam ental dela terre, de la géographie pour les colons et pour le nationalismealgérien, ainsi que leurs rapports avec la dynam ique internationale,elle prône un pluralisme culturel au sein de tout nationalisme etsurtout l'algérien, où l'unité de la nation avait été calquée sur celle

de la France impériale. Son propos se term ine sur la position de lafemme au sein d'une nouvelle citoyenneté algérienne.Prenant comme point de départ les réflexions de H annah A rendt

sur la violence et son corollaire, le silence, C hristine Margerrisonexamine l'impact de la violence des années 1990 sur l'œuvre

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 8/282

8 V e r s le c in q u a n te n a i r e d e L ' I n d é p e n d a n c e

rience quarante ans plus tôt. Se penchant sur la conception de

l'H istoire chez ces deux écrivains, ébranlée dans le cas de Djebarpendant la guerre civile, elle exam ine le traitem ent de la violence,du temps et de l'H istoire dans une nouvelle de Camus, "Le René-gat, ou un esprit confus ", traitement qu'elle compare au conte deDjebar, " La Femme en m orceaux ", écrit dans les années 1990.

Si l'H istoire ne fait qu'im pacter sur l'A lgérie contem poraine,c'est la photographie qui est un médium de témoignage. En effet,Benjam in Stora, tout en analysant de près les images prises pardeux photographes im portants, M arc Flam ent et M arc Garanger,montre que la " guerre sans nom" fut également une" guerre sansvisage". Si, chez Flament," les images brutes disent la force et ladouleur absolues des engagem ents ", chez G aranger par contre tout" concourt à laisser vivre son sujet, à le respecter, à le rendre char-nel, à travers des effets graphiques maîtrisés ". Finalement, de raresphotos amateur sont commentées par Stora: "Ces photos

d'intim ité détruisent la représentation d'une rigidité des soldatsfrançais face à la fluidité énigm atique des m aquisards algériens ".V oilà pour la photo et la m émoire, inégale m ais iconique.

N ina Sutherland, de son côté, soutient que le discours officielde l'État algérien n'a cessé de définir la question des harkis commeun problème purement franco-français. C ertains mythes, selon elle,ont été véhiculés dans la prem ière décennie après l'indépendancepar les prem ières œuvres cinématographiques algériennes, corpusque Sutherland utilise pour soutenir ses thèses. Pour sa part, le po-litologue Frédéric V olpi affirm e que l'A lgérie, comme beaucoupde régim es autoritaires du m onde arabe et m usulm an, est confron-tée à un grave problème d'intégration politique de la populationdans les institutions de l'É tat, conséquence, selon lui, plus oum oins directe du processus de form ation de l'É tat selon des m oda-lités m ises en place durant la période coloniale, et gardées par la

suite. Et de conclure, il n'y a eu aucun vrai transfert de pouvoir,simplement une instrumentalisation des symboles de l'alternancedémocratique.

Pour ce qui est des représentations littéraires de cette Algérieindépendante, E lena-B rândusa Steiciuc analyse la dictature en gé-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 9/282

Introduction 9

comme un diptyque, L 'honneur de la tribu et Une peine à vivre.

Dans le prem ier rom an, le phénom ène dictatorial est vu du dehorsalors que, dans le second, cette dictature et les mécanismes dupouvoir sont vus de l'in térieur . Le " M aréchalissim e " du deuxiè-me roman a tout le look du dictateur du siècle dernier; et pourSteiciuc, les détails du rom an empêchent une lecture trop globale-ment symbolique de cette figure: l'A lgérie des années 1980 esttout à fait visible dans les descriptions économ iques et sociales.Elle voit ce diptyque comme un avertissement depuis l'A lgériepour un monde qui connaît déjà et trop bien les monstres qu'onlaisse dominer si on ne dit - ni ne fait - rien. De son côté, NajibRedouane étudie la présence de la nouvelle guerre dans trois ro-mans algériens La Malédiction de Rachid M imouni, La Vie àl'endroit de Rachid Boudjedra et Si Diable le veut de MohammedD ib, pour souligner l'inscription par ces écrivains, dans l'espacetextuel de leurs productions romanesques, des formes et de la si-

gnification de cette tranche complexe et dramatique de l'histoire deleur pays. Dans le prem ier, une métaphore est proposée sur cettenation déchirée entre avenir et passé, secouée par un dem i-siècle dediscorde et de luttes fratricides; tandis que, chez Boudjedra,l'écrivain, en tant que défenseur de la liberté hum aine, s'insurgecontre ce m alaise perpétuel qui s'apparente à une m alédiction défi-gurant le développement de son pays. À la différence des deuxautres écrivains qui braquent un regard direct sur le m al d'être et devivre qui ronge de l'intérieur la société algérienne, D ib, usantd'une écriture sensible, d 'un mélange de simplicité et de densitéavec une concision qui donne d'autant plus de force aux proposavancés, recourt à une rhétorique métaphorique en utilisant unesymbo liqu e animalière pou r sublimer la cru auté.

Pour compléter le bilan socio-politique et culturel, le démogra-phe Yves M ontenay souligne l'importance de l'économie et de la

politique sur la population. Avant et après l'indépendance, les inte-ractions entre dém ographie et politique ont été déterm inantes: lapopulation algérienne était très faible par rapport à celle de laFrance de 1830, alors que 130 ans plus tard De Gaulle pensaitqu'une" France de Dunkerque à Tamanrasset" aurait à terme une

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 10/282

1 0 V e r s le c in q u a n te n a i r e d e L ' I n d é p e n d a n c e

l'accélération de la croissance démographique puis l'effondrement

de la fécondité ont été cause et conséquence très immédiate desévolutions économ ique, sociale et politique, notamment pour cequi concerne le "développem ent fém inin" et l'ouverture du pays.Se basant sur des comparaisons interm aghrébines et internationa-les, Montenay explique que la population de l'Algérie a étém ultipliée par quinze en un peu plus d'un siècle.

Pour sa part Sossie Andezian se penche sur la pratique socialedu m ysticism e religieux en Algérie, sujet peu étudié d'un point devue sociologique. Pour elle, les pratiques rituelles sont appréhen-dées comme des tentatives d'affirm ation ou de préservation d'uneidentité fam iliale, locale ou régionale. Le sort des confréries va-riées dans une Algérie indépendante est un signe du manque depolitique claire de l'É tat envers l'islam , la m anipulation de l'islampar B oumediene et ses successeurs nonobstant. S'appuyant sur uneanalyse détaillée d'un rite hadra, elle oppose ce m ysticism e avec

ses vues d'authenticité et de liberté, typique du soufisme, à unislam ism e radical qui prône l'hypocrisie et l'aliénation du monde.Karine Chevalier reprend la " question berbère" en Algérie à tra-vers l'écriture poétique du m asque de N abile Farès, dont le m asqueest sous la dialectique du caché et du m émoré, dans ses avatars his-toriques, symboliques, en fragments: la décolonisation n'a été,dans l'œuvre farésienne, qu'une série de masques nécessaires.

Mahfoud Amara et Ian Henry suggèrent pour leur part que lesport était identifié par l'É tat algérien comme un instrument effica-ce pour représenter le modèle socialiste algérien dedéveloppement. A insi, tout comme pendant la résistance anti-coloniale - et l'expérience socialiste de l'après indépendance - lesport est m obilisé pour la prom otion de la professionnalisationdans le contexte contem porain et sert à prom ouvoir les valeurs po-litiques, cultu re lle s e t économiques pos tsoc ia lis te s.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 11/282

I

Guerre, Nation et M émoire

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 12/282

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 13/282

Les photographies d'une guerre sansvisage: im ages de la guerre d'A lgériedans des livres d 'h istoire(s)

Benjam in Stora

À prem ière vue, entre 1955 et 1962, la couverture photographiquede la guerre d'A lgérie sem ble im portante. D ans un hebdom adaire àgrand tirage comme Paris-Match les reportages se sont succédés,m ontrant des" ennem is invisibles" et des" hélicoptères surgissantau cœ ur des m aquis ,,1. Il reste peu de tout cela dans nos m émoires..Au contraire, le sentiment que la guerre d'A lgérie n'a pas figurécomme grand événem ent de l'histoire contem poraine française,capable de faire l'objet d'une couverture photographique

d'envergure, reste profondém ent ancré dans les esprits. On a pu, àce propos, évoquer les silences et les complaisances à l'égard decette guerre par le déficit d'images2. Ou qu'il n'a pas existé de re-p résentatio ns fo rtes cap ables d 'entraîn er ou d 'ébran ler d es attitu descon tre cette guerre3 .

Il est vrai que pendant la durée de la guerre, aucune photogra-phie publiée dans la presse, prise sur le territoire algérien, ne

viendra perturber, choquer la conscience française. La différenceest grande avec la guerre am éricaine du Viêt-Nam (on se souvientencore des fillettes nues courant sur une route après un bom barde-m ent au napalm , ou du coup de revolver appliqué sur la tem pe d'un

I Voir l'article de Thomas M ichael Gunther, "Le choc des images de Paris-Match", dans l 'ouvrage, La F rance en gu erre d'A lgérie. sous la direction de L au-rent G ervereau, Jean-Pierre Rioux et B enjam in Stora (Paris: BDIC, 1992), 228-

231.2 Et il est vrai que ce sont d'abord par les récits de soldats, publiés en 1956 dansles revues Esprit ou Témoignage Chré tien , que so nt ap parues les prem ières réali-tés de cette guerre cruelle. A lors, quelque part, les photographies de la guerred'A lgérie nous ont montré ce que nous savions déjà.3 A insi Pierre V idal-N aquet estim e dans son ouvrage, Face à la raison d'État(Paris: La D écouverte, 1989), que la " presse à im ages n'a jam ais véritablem ent

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 14/282

14 Ben jam in S lora

Viêt-Cong à Saigon par un officier sud-vietnam ien). Il faudra

vraim ent attendre la fin du conflit algérien pour qu'une im age bou-leverse la société française: le visage ensanglanté de la petiteDelphine Renard, après l'attentat de l'OAS du 7 mars 1962 visantAndré Ma lraux.

Il faut dire, aussi, que les im ages de com bats sont rares et cellesprises après-coup concernent essentiellem ent les spectacles des" ruines" physiques: le visage grimaçant d'un blessé, un soldatépuisé, la peur d'un Européen. Il est bien difficile de repérer desphotos de com bat, bâtim ent en feu, villages détruits, terrorism eurbain, ou com battants algériens et parachutistes français dans lamêlée d'un assaut... La " guerre sans nom" fut aussi une guerresans visage. Les im ages en provenance des m aquis algériens sontrares.

N éanmoins, la tentation d'écrire l'histoire à chaud, par les pho-tos, a toujours été présente. Intuitivement, des photographes,

reporters professionnels de l'arm ée française ou " am ateurs" pho-tographes français et algériens, ont senti qu'il ne fallait pas laisserpasser ce moment si important. Il s'agit désormais de revoir cesimages publiées dans des ouvrages, albums particuliers, cataloguesd'exposition, livres où la photographie est traitée comme un élé-ment de montage du récit, épousant, confortant, suivant unenarration, composant une image à la fois éclatée et unitaire de laguerre d 'Algérie .

Cette étude s'appuie sur plusieurs ouvrages, comme celui deJacques Duchemin publié dès 1962, l'un des seuls à avoir publiédes photographies d'A lgériens dans les m aquis4 ; des livres de pho-tographes, dans des postures différentes à l'égard de la guerre,comme Marc Flament ou Marc Garanger; des cataloguesd'expositions comme celles organisées au m om ent du trentièm eanniversaire de l'indépendance algérienne. Au total près de 1000

photographies dans un ensem ble de plusieurs m illiers d'im ages.D es clichés tous en noir et blanc, la lum ière de la guerre peut-être,une façon de regarder l''' obscurité" des combats et de la mort.Des photos qui échappent ou s'accrochent à la sentimentalité,

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 15/282

Les photographies d'une guerre sans visage 15

d'autres qui flirtent avec l'instantané, le quotidien, la vie enregis-

trée. D es photographies où peuvent se lire des interrogations déjàformulées à propos d'une exposition consacrée par le Muséed'Orsay à l'irruption de l'image dans le Paris des années 1870-1871 (le Paris de la Commune) : "Comment on fabrique l'histoireau moyen de la photographie, comment montrer la réalité d'unconflit, se positionner, éviter la propagande ou le détournem ent desens, déjouer la censure, comment éviter le piège del'esthétisme ,,5... Cette étude s'intéressera surtout à la m anière defaire du journalism e photographique, en suivant des parcours" vi-suels " de photographes, particulièrem ent M arc Flam ent et M arcGaranger.

Photos pour un anniversaire: quel genre de guerre?

Mars 1992, trentième anniversaire de la signature des Accordsd'Evian de m ars 1962. Pour commémorer cet anniversaire, des ex-

positions, film s et publications ont fait resurgir les témoins d'uneguerre niée (les" événem ents" d'A lgérie) et contribué à réécrireune histoire épurée de ce qui faisait ombrage au prestige de la na-tion française. À cette occasion, deux grandes expositions ont étém ontées à Paris, l'une au m usée d'H istoire contem poraine des In-valides (où ont été notamment présentés des documents del'armée) et l'autre à l'Institut du monde arabe. Ces deux exposi-tions articulent, dévoilent les représentations les plus connues et" organisent" la m émoire de cette guerre d'A lgérie

Les organisateurs de l'exposition au m usée des Invalides" LaFrance en guerre d'Algérie", Laurent G ervereau, Jean-PierreRioux et Benjam in Stora, écrivent dans le catalogue: "Faire uneexposition sur un sujet aussi douloureux représentait une gageure.N 'échappant pas aux om issions et aux oublis, elle revendique sim -plement le mérite de tenter une prem ière présentation de cette

période restée vive dans les mémoires souvent antagonistes ,,6. Par

5 M ichel Guerrin et Emm anuel de Roux, "Les photographies de la Commune,avant-garde du reportage de guerre ", in L e Monde, 17 mars 20 00 .6 La France en guerre d'Algérie, sous la direction de Laurent G ervereau, Jean-Pierre Rioux et Benjam in Stora, Catalogue de 320 pages, BDlC. Diffusion La

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 16/282

16 Benjamin Sto ra

dérogation spéciale, le m inistre de la D éfense de l'époque - Pierre

Joxe - a autorisé le musée d'H istoire contemporaine, et donc lecatalogue de l'exposition, à reproduire des docum ents photogra-phiques apparten ant à l'armée.

Le catalogue s'ouvre par une photographie de soldat coincé en-tre deux voitures dans une rue d'A lger, le 12 décembre 1960,moment d'une visite à Alger du général de Gaulle. Ce jour-là deviolentes manifestations européennes ont lieu contre la " politiqued'abandon" du général de Gaulle, et les Algériens dans le mêmetemps investissent les rues des grandes villes d'A lgérie pour ré-clamer l'indépendance. On ne sait pas qui le soldat met en joue:des manifestants algériens, ou des partisans de l'A lgérie française?Cette image nous dit que cette guerre est" urbaine" opposant desennem is peu identifiables. C ette guerre est-elle, aussi, une guerrecivile? On pourrait le croire en regardant les clichés qui disentl'origine du conflit. Les" événements" de Sétif et Guelma (mai-

juin 1945) sont présentés comme la ffacture à l'origine del'insurrection de 1954. Dans ce qui semble être une ferme, troism ilitaires en arm es, tout sourire, entourent un enfant effarouché,les mains en l'air. Un cliché a été pris dans le Constantinois, audébut de mai 45, par les m ilitaires français, au moment où des re-présailles étaient perpétrées dans la région contre des Algériensmusulmans. À côté, une photo sur laquelle trois civils armés re-montent une rue de Sétif; trois générations d'Européensd'A lgérie: en compagnie d'un vieil homme à la barbe blanche, unjeune de vingt ans, habillé en short, et un quadragénaire portant lecasque colonia l.

La presse française à grand tirage m ontre, par les photos, ce quel'on appellera longtem ps des" événements". Dans son édition du3 novem bre 1954, le quotidien France-Soir accorde sa manchetteaux élections am éricaines. Sur la colonne de gauche, une illustra-

tion représente ce qui reste d'une fabrique de papier, sous le titre" Algérie: prem ière photo des incendies allumés par

des Invalides, il était possible de trouver sur 100 m 2 des unes de journaux, affi-ches, tracts, photos, dessins, ouvrages, tableaux et sculptures. Plus de 750documents sou ven t inéd its rappelaien t toutes les po sitio ns arrêtées durant les h uit

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 17/282

Les photographies d'une gue"e sans visage 17

les terroristes ". Une autre" une" de France-Soir, celle du 20 m ars

1962 est consacrée tout entière au cessez-le-feu, "à m idi dans toutel'A lgérie", avec pour illustration une fille et un garçon enlacés, etun titre" pour nos enfants, la paix en Algérie". Entre les deux pho-tographies, huit années où "officiellement" il n'y a pas eu deguerre.

Pourtant certaines photos sont saisissantes par leur rappel de laseconde guerre mondiale, très proche. D es hommes du 3e régim entparachutiste sont assis à même le sol de la carlingue d'un avionmilitaire, attendant de sauter, le visage tendu et grimé de noir.C 'est un cliché de 1957, qui pourrait très bien avoir été pris en1944, au moment du débarquement. L 'utilisation du lance-flammesdans un village en 1956 renvoie aussi au conflit des années quaran-te. L 'analogie s'arrête là. D es im ages de soldats français déguisésen "rebelles algériens" dans un centre d'instruction anti-guérillaprès d'Arzew (les trois photos datent du 30 juillet 1956) nous di-

sent ce qu'est cette guerre, sa nature" politique" et "contre-révolutionnaire": indicateurs porteurs de cagoules qui désignentles m ilitants du FLN, pendant la "Bataille d'A lger" en 1957," suspects" entassés dans les cam ps d'internem ent en Petite K aby-lie en mars 1957 ou, à l'inverse, officiers des S.A .S (Sectionsadm inistratives spéciales) qui" protègent", "soignent" et " édu-quent " les populations musulmanes dans les campagnes 7.

Sur plusieurs chapitres et en quelques im ages célèbres et fortes,La France en guerre d'Algérie s'arrête sur les m om ents forts desévénements: le 13 mai 1958 avec les manifestants européens enliesse, de G aulle levant les bras à A lger en juin 58, la m anifestationréprim ée au m étro" Charonne" à Paris en février 1962. Le catalo-gue élargit cette guerre à l'air du temps, " comment elle fut vécueet transcrite sur des supports, film s, télévision ou disques". Et pourpreuve qu'aucun Français même en métropole n'a échappé à

l'actualité algérienne, cette lettre de Brigitte Bardot à l'Express,faisant état des pressions de l'OAS sur sa personne. Tout cela don-

7 Sur la politique de "pacification ", voir l'ouvrage rem arquable de Jean-C harlesJauffret, Soldats en Algérie: Expériences contrastées des hommes du contingent(Paris: A utrem ent, N ° 59-60, 2000), le chapitre" L es moyens de la pacification"

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 18/282

18 Ben jam in S tora

ne la conviction aux organisateurs que l'enjeu" à trente ans de dis-

tance du sang et des larm es d'A lgérie, est donc sans doute d'avoirà se pardonner d'avoir tourné une page, dont on savait trop bienqu'elle n'était pas blanche.

,,8

Dans le même temps, en mars 1992, et dans un lieu différent, àl'Institut du M onde Arabe est proposée une autre exposition Lalibération de l'A lgérie, arrêt sur images, des regards algériens sur"la guerre sans nom". Elle s'ouvre par une photographie de

l'agence Keystone prise un jour de juillet 1930. Des m illiers depersonnes assistent, quelque part en A lgérie, à la commémorationdu centenaire de la colonisation, commencée en 1830. Sous un so-leil de plomb, ils attendent l'arrivée du président de la R épublique,G aston D oum ergue. Q u'ont-ils de commun ces paysans enturban-nés, le burnous sur l'épaule, et ces dam es vêtues à la dernière m odeparisienne? Ces adolescents" indigènes" reconnaissables à leurchéchia et ces enfants de colons endimanchés, accompagnés de

leur papa en canotier? Le sim ple fait d 'appartenir à un m êm e terri-toire, l'A lgérie, et de vivre dans des espaces culturels, juridiques etsociaux différents. Fruit de la proxim ité, l'im age suivante offrepresque la même ambiguïté: en 1959, sur le port de Belle-Île,M essali Hadj, le père du nationalisme algérien en résidence sur-veillée, discute avec des pêcheurs du coin. L 'ancien ouvrier etm em bre du Parti communiste français en 1923-1925, le visage ca-ché par une longue barbe, est habillé en costume traditionnel. Cecostume, Messali Hadj le porte depuis 1936, par défi, après lesprom esses non tenues par Léon Blum vis-à-vis des m usulm ans dudépartement français qu'est l'A lgérie. T ous les nationalistes algé-riens n'ont pas, eux, ce" réflexe". Sur un autre cliché pris à Paris,deux Algériens très chic, vêtus à l'européenne, traversent le pontA lexandre III, laissant derrière eux l'A ssemblée nationale. V oiciFerhat Abbas accompagné par Ahmed Francis, responsables à

l'époque de l'UDMA (Union démocratique des musulmans algé-

8 Le cata logue de l'e xposition, La F ran ce en gu erre d'A lgérie, comprend 55 pho-tos provenant du fond de l'arm ée et 40 photos fournies aux organisateurs par des

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 19/282

Les photographies d'une guerre sans visage 19

riens, fondée en 1946), et futurs m embres de l'aile dite" m odérée"

du FLN pendant la guerre d'A lgérie.L 'Institut du M onde Arabe a fait un choix, celui du" regard al-

gérien". M ais les 180 photos sélectionnées sont pour la plupartprises par des reporters d'agences, européens, et rares sont cellesqui proviennent de reporters ou d'album s fam iliaux algériens: lesourire de Larbi Ben M 'Hidi, l'un des chefs historiques du FLN,les pieds enchaînés, sur le chemin de la mort, accompagné par lesparas de Bigeard ; la fam ille Adjoui, père et fils avec leurs armes,se rendant à l'armée française dans la région de Biskra, et la ré-union en m arge des négociations d'Evian, entre des responsablesdu FLN et des m ilitants algériens de France. Comme une sorted'hommage à la communauté pied-noire, ces clichés nous montrentle cim etière de la bourgade El H alia, un centre m inier de l'Est algé-rien, où, un jour d'août 1955, les m ilitants algériens ont frappé. Etcette femme tout en noir, dans les rues de Bab El Oued à Alger,

errant dans un quartier vidé de ses habitants européens, au lende-main de l'indépendance de juillet 1962. "La libération del'A lgérie, arrêt sur im ages" ne se veut pas uniquem ent pédagogi-que, et pour insister sur son caractère d'exposition photographique,elle brouille par moments les pistes, particulièrem ent entre 1955 et1958. Ce qui n'empêche pas le visiteur d'assouvir sa curiositéd'une histoire longtemps occultée. "Je suis le fils d'un des nom-breux appelés français envoyés en Algérie malgré eux. M on pèrene m 'a jamais rien raconté de cette sale guerre", a écrit Éric sur lelivre d'or de l'exposition. "Elle m 'a perm is de mettre un visagesur les Algériens, qui ont joué un rôle dans la libération de monpays, et dont le FLN a, par la suite, gommé les nom s de l'histoire",renchérit Latif, 2 8 an s, visiteu r venu d 'A lg érie.

A travers les deux expositions et leurs catalogues, il apparaît as-sez vite qu'il serait vain de chercher là les symboles d'un récit

cohérent. Il s'agit seulem ent des fragm ents d'une explication duconflit. M ais s'organisent les ingrédients que l'on retrouvera dansd'autres livres, chez d'autres photographes: une esthétique particu-lière de cette guerre, des effets" modernistes" avec cadragedépouillé et m ise en retrait du photographe, des" sujets" aperçus

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 20/282

20 Ben jam in S tora

sans, dans des" décors" coloniaux en voie de disparition. Des cli-

chés pris par des" am ateurs "pour et entre eux (essentiellem ent lesappelés) et d'autres pris par de " grands" photographes. C 'est lecas de M arc Flam ent et M arc G aranger.

Deux grands photographes, Flament et Garanger, dansles lum ières noires de la guerre

Marc Flament s'impose, incontestablement, comme un des pre-

m iers grands photographes de la guerre d'A lgérie. Étonnantparcours que ce " baroudeur" de la photographie, né en 1929 dansune fam ille de commerçants à Bordeaux et qui, après de courtesétudes aux beaux-arts, s'engage dans l'arm ée9. Il obtient son brevetde parachutiste en 1948 et part aussitôt se battre en Indochine dansla 1èredem i-brigade Commando. Blessé avant la bataille de DienBien Phu, il est soigné pendant un an en Indochine. Comme beau-coup d'autres soldats" professionnels ", après l'Indochine vient le

temps de l'A lgérie. Le 24 juillet 1956, il se rend à Alger,s'embarque sur le " Jean Bart" et fait la campagne de Suez. Làcommence sa carrière de reporter photographe. D e retour en A lgé-rie, pendant la célèbre" Bataille d'A lger ", il se lie d'am itié avec lecolonel B igeard en juillet 1957, et deviendra son photographe atti-tré. De 1957 à 1961, Marc Flament, qui accède au grade desergent-chef, réalise près de... 30 000 clichés du conflit algérien.

Ses plus belles photographies sont publiées dans des albums quiportent sa seule signature. Ses trois prem iers ouvrages dessinentune esthétique particuliè re de l'univers-parachutiste: Aucune bêteau monde, publié pendant la guerre, avec des images montrant lageste m ilitaire qui" suit" un texte de M arcel B igeardlO , Les hom-mes peints, paru en 19621], et Les beaux-arts de la guerre, en197412. S es ouvrages suivants s'inscrivent dans le genre plus clas-sique des opérations aéroportées de l'arm ée française. L es hélicos

9 Biographie de M arc Flam ent, in Sirpa Actuali té , N ° 3 (31 janvier 1998). Photo-graphie de M arc Flam ent dans le livre de général Bigeard, Ma Guerre d'A lgérie(Paris: H achette / C arrère, 1995), 84.10Aucune bête au m onde (P aris: L a P en sée moderne, 1 959).11Marc F lamen t, Les hommes pein ts (Paris: La pensée moderne, 1962).

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 21/282

Les photographies d'une guerre sans visage 21

du djebel paraissent en 1982, Et le baroud vient du ciel en 198413.

Après la guerre d'A lgérie, M arc Flament travaille un temps pourl'ECPA, puis se consacre exclusivement à sa peinture. Il meurt le17 novembre 1991.

Marc Flament organise ses" éléments" visuels de la guerred'A lgérie moins en fonction d'un" sens" du conflit que d'une in-tensité guerrière: m ontée en puissance du désir de vengeances, del'existence des sentim ents de peur ou de souffrances. D ans chacunedes" poses", individuelle ou collective, le photographe" peint"une élégance form elle de la volonté: groupe de guerriers soudés enun collectif uni et efficace prenant de l'eau au bord d'une rivière(" paras, février 1956 "), treillis impeccables de soldats qui défilent(" Alger 1957, défilé du 3e RPC "), cérém onie étrange de la troupesous le soleil aveuglant (" mars 1956, secteur de Souk Ahras ") oudans le brouillard du djebel (" opération, décembre 1955 "). Unetension hallucinée se devine, avant ou après l'accrochage. Cette

tension dessine le "corps" de l'ennemi, permet d'approcher sonvisage toujours lointain, dissim ulé. On devine un espace dange-reux, celui de l'accrochage possible, par les postures adoptées, lesgestes, les visages anxieux (" opération dans l'A tlas, m ars-avril1957 "). U ne énergie m eurtrière. N ous sommes proches des abîm esdu m al, de la m ort, des lum ières noires de la guerre.

M arc Flam ent com pose aussi, derrière des lignes très épurées,des harmonies plus complexes. A insi, l'humain minuscule quis'avance dans la nature immense, indifférente, hostile (" m ai 1957,opération Gérard 2 "), où celui qui marche semble comme en étatde sidération par l'inquiétude qui l'habite et la beauté sauvage despaysages. Le parachutiste porte la tenue de cam ouflage, m oyen desurvie par la dissim ulation et" l'intégration" à la nature.

Une com position standard se dégage de cet assem blage de sol-dats " engagés ", mélange de références à la peinture classique, et

de "jeux" photographiques en forme de tics: prem ier plan trèsprésent de parachutiste face à des hélicoptères (" m ars 1956, héli-

13 Marc F lament, Les hélicos du djebel: Algérie 1955-1962, (Paris: Presse de laCité, coll. "Troupes de choc", 1982) ; Et le baroud vint du ciel, (P aris: Jacques

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 22/282

22 Benjamin S tora

portage dans. la vallée de la Seybouse "), instant censé être crucial,

" suspendu ", virtuosité du cadrage pour mettre de l'ordre dans lechaos de la guerre, comme ce soldat, la m itraillette sur l'épaule quicontemple les Aurès (" automne 1956, le 3e RPC dans la région deBône "). Toutes ces im ages héroïques, en particulier celles de sol-dats bondissant hors des hélicoptères, semblent proches du procédéhollywoodien de ciném a de guerre, m arqué par la seconde guerremondiale. E lles donnent une représentation où l'émotion submergela réflexion. C ette im pression se voit dans une sorte d'esthétism eenvahissant qui" anesthésie" la réalité. Les ciels chargés, les figu-res de soldats perdus dans un chaos providentiel, la dureté desregards, des gestes et des m ouvem ents peuvent se voir comme desstéréotypes. U ne bonne im age de reportage suggère un contexte, cequi l'entoure, met en danger... Chez M arc Flament, la photo faitquelquefois oublier ce qu'il y a autour du cadre, en particulier lesort des populations civiles algériennes. L 'adversaire algérien est

effrayant, terrible comme ces" tueurs du FLN capturés par lecommando Georges en novem bre 1959". Et d'autres relèvent de lasimple propagande militaire, comme ces parachutistes avec desenfants à côté d'une m echta.

Mais il y a chez lui, dans la brutalité d'exposition du passaged'une situation à l'autre, comme un chant prenant, âpre qui se dé-gage, une succession d'images brutes qui disent la force et ladouleur absolues des engagem ents. Les photographies de la lenteagonie puis de la m ort d'un officier français sont bouleversantes(" 21 novembre 1957, le sergent-chefSentenac, héros de D ien B ienPhu, vient de tom ber, blessé à m ort. ")

Les photographies de Marc Flam ent apparaissent souvent com -m e autant d'im ages m éthodiques à l'exécution raisonnée. C elles deM arc Garanger sont à l'inverse, dans le désordre et hors de touteraison apparente. Né en 1935 en Norm andie, étudiant sursitaire,

avec quelques am itiés à gauche m ais sans aucun engagem ent poli-tique, Marc Garanger se trouve soudainement embarqué pourl'A lgérie dans les prem iers jours de m ars 196014. Il arrive dans le

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 23/282

Les photographh!s d'une guerre sans visage 23

sud, près de Bouïra, à Aïn Terzine. Il raconte comment il devient

pho tographe dans l'armée:Mon travail consiste à enregistrer le courrier" départ ". Je suis dans un tel"cirag e" que je su is in capab le de faire ce travail. (H') Il fau t s'en so rtir. Jelaisse traîner quelques photos sur le bureau comm e on lance un appât, pourvoir si le poisson va m ordre. Et ça m arche. Le comm andant passe par-là, etsu r-le-ch amp je suis nommé photo grap he du rég iment. Je v ais pouvo ir exercermon métier l5 .

Son service m ilitaire s'achève en février 1962, dans le secteurd'Aumale (aujourd'hui Sour el Ghozlan).

C 'est bien des années après la guerre d'A lgérie que M arc Ga-ranger publiera les photos prises pendant cette période. En 1982,paraît Femmes a lgér iennes l6 . Pendant la guerre d'A lgérie, l'arm éefrançaise décide, pour m ieux contrôler les déplacem ents dans les" villages de regroupem ent" que les paysans doivent posséder unecarte d'identité française. D ans ce cadre, le jeune photographe de

l'armée M arc Garanger photographie près de deux mille femmesalgériennes. Dans cet ouvrage, il regroupe ces" portraits" defemmes des Hauts-Plateaux. Il écrit à propos de ces clichés: " J'aireçu leur regard à bout portant, prem ier témoin de leur protestationm uette, violente. " D ans Femmes des Hau ts-P la teaux,17 il liv rerad'autres photographies de femmes algériennes dans le travail, lesdanses, la fam ille, le travail. M arc Garanger publiera des clichésm ontrant la violence d'une guerre qu'il considère comme injuste,dans La guerre d'Algérie vue par un appelé du contingent, en1984.

Les non-poses sim ples et frontales des femmes algériennes etdes prisonniers du FLN (ainsi la photographie du commandantB encherif de l' ALN fait prisonnier le 25 octobre 196018)échappent

15Marc Garanger , L a guerre d'Algérie vue par un appelé du contingent (Paris: du

S eu il, 1 984 ), 1 3.16Marc Garanger , Femmes a lg ériennes, 1960, (P aris: Con tre jour, 1982).17Ma rc Garanger, Femmes des Hau ts-P la teaux (Paris: La Boite à Docum ents,1990), tex te d e Leïla Sebbar.18U n colonel français avait commandé ce portrait de B enchérif pour le faire im -primer au dos d'un tract de propagande. Mais la pose de défi et le regarddéterm iné du prisonnier ont fait que cette photographie n'a finalem ent pas pu être

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 24/282

24 Ben jam in S lora

à la rhétorique du portrait de presse. Ils révèlent une confrontation

intense entre le photographe et son" modèle". Tout chez MarcG aranger concourt à laisser vivre son sujet, à le respecter, à le ren-dre charnel, à travers des effets graphiques m aîtrisés. Y com prisdans les portraits de femmes algériennes, photos d'identité deve-nant m ise en scène authentique et symbolique d'une dignitétoujours là (" portrait commandé pour établir une carte d'identitéd'une femme algérienne, Le M ezdour, octobre 1960 "). Le photo-graphe a été critiqué pour avoir osé montrer ces femmescontraintes de se dévoiler. Il nous semble, au contraire, que lesimages de Marc Garanger évitent la théâtralité autant quel'exhibitionnisme, et c'est pour cela qu'elles retiennent le regard19.Le photographe recherche la bonne distance. Ce que l'on voit aus-si, paradoxalement, dans ces photos" aériennes" de villages deregroupem ent: " le M ezdour, village de regroupem ent construit àla V auban, octobre 1960 ", " village de regroupem ent vers A umale,

octobre 1960". V us du ciel, les tracés de villages donnent naissan-ce à des agrégats de form e qui défient l'effort de com préhension.Les paysages s'effilochent et fondent, pour n'être que tâches deblanc et noir, éclaboussures de l'histoire, immobilisées. L 'œ il seperd, confronté à des im ages qui échappent aux définitions et auxdescriptions.

Il y a aussi des photographies" obligées ", commandées à unphotographe de l'arm ée: des photos de l'Autre, de l'A lgérien, es-sentiellem ent celles fixées à des fins d'identification, les traits de"chefs rebelles" exhibés pour effrayer (" Saïd Bouakli, blessé,dans le bureau de l'officier de renseignement, A ïn Terzine, mars1960 "), ou montrés dans des postures humiliantes (" la prison àAïn Terzine, avril 1960 "). À propos des photographies m ontrantde la répression, Francis Jeanson écrira: "Ce chef d'un grouped'autodéfense qui a été tabassé par les m ilitaires, ces paysans dont

le douar va être rasé, cette femme dont la fille a été violée, à quis'adressent-ils pour demander justice? À quelque autorité françai-

19Des expositions, "Femmes algériennes ", de M arc G aranger ont été m ontréesau Havre en 1970, à St Quentin en Yvelines en 1984, au M useum of M odem Artde San Francisco en 1998, au Musée de la Photographie de Thessalonique de G rè-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 25/282

Les photographies d'une guerre sans visage 25

se : à cette France im aginaire qu'ils persistent à différencier de nos

com portem ents réels. N ous avons m éconnu ce m essage, ignoré cetappel.

,,20

Des photographes" amateurs", Français et Algériens. Dela propagande à l'intim ité

Les attitudes de lassitude, ou les pulsions meurtrières, apparaissentdans des poses de soldats, pas en opération, mais dans leur façon

de se com porter face à l'objectif, à la caserne, au réfectoire (appe-lés de la classe 58 2/A fêtant le "Père Cent", A ïn Terzine, août1960 "), ou affalés devant une m echta (" la sieste devant la m echtadu régim ent, A ïn Terzine, avril 1960 "). Avec un sens im placabledu détail, de la com position par le cadre, parfois d'une ironie m or-dante, M arc G aranger construit des" scènes" sur l'appartenance àun groupe (" sous-officiers du commando 13, Bordj Okriss, mai1961 "), à un lieu, à un " idéal" absent.

En m arge des photographies de reporters, apparaissent des cli-chés apparemment plus" simples ", pris par les hommes du rang,au ras du sol, dans leur vie quotidienne2l. Le mélange entre" pro-fessionnels" et "amateurs" de la photographie créera unereprésentation particulière de la guerre d'A lgérie, entre" esthétis-m e " et narration ordinaire.

Il y a un côté algérien saisi dans la banalité de la " vie ordinai-

re ". La guerre d'A lgérie n'a pas été vraiment une" guerre desimages ", où chaque événement tragique pouvait se présentercomme arme de propagande. L 'inégalité était trop grande, entrearm ée française et FLN, dans la production visuelle. Lentem ent,progressivem ent, les A lgériens du FLN ont, à travers leur presse etles brochures rédigé à des fins de propagande, tenté de livrer unereprésentation photographique du combat m ené par eux. Le travailphotographique est assez" statique ", m ontrant surtout le combat-

20 Francis Jeanson, préface à La guerre d'Algérie vue par un appelé du contin-

ftnt, 9.I O n trouve de nombreuses photographies prises par les soldats eux-m êmes dansles ouvrages édités par les associations FNACA ou ARAC, la collectiond'Historia-Magazine consacrée à L a guerre d'A lgérie (1972-1974), et dans Appe-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 26/282

26 Ben jam in S tora

tant de l'ALN qui protège les civils innocents victim es d'exactions

du camp adverse, tenant un enfant dans ses bras. Ces clichés sontcensés contrebalancer les images de soldats français des SAS.D 'autres photos d'une troupe disciplinée (" la katiba "), en treillis,devant un drapeau algérien (" la guerre moderne "), disent au lec-teur que le FLN, puis le GPRA, s'appuie sur une véritable armée,et non sur des maquisards épuisés et perdus dans" le bled ". On nesaura pas si cette armée est photographiée hors des frontières del'A lgérie, au M aroc ou en Tunisie. Ces clichés visent à informeret... à culpabiliser, à coup d'im ages se voulant lyriques ou effica-ces. Hors de cet univers contrôlé et construit, existent quelquesrares photographies prises par des A lgériens eux-mêmes, trouvéespar les soldats français au moment de leur arrestation, ou de leurm ort. Il y a là les traditionnelles photos de cam arades de com bat, lalecture du courrier, les rares distractions, la seule véritable surprisevenant de l'importance des femmes au maquis, portant des armes

et... faisant la " popote ,,22.C es photos d'intim ité détruisent la représentation d'une rigidité

des soldats français face à la fluidité énigm atique des m aquisardsalgériens. Les deux types de com battants appartiennent en fait aumême univers. Ces" photographes" amateurs évoluent dans unmonde sans singularité, sans caractère propre à l'individu, où cha-que visage en vaut un autre. Il y a de nombreuses photos depaysages, mais il est difficile de trouver dans la masse de témoi-gnages visuels un sentim ent de proxim ité avec la guerre, voulue oufaite par contrainte. Les im ages de groupes de soldats français oucombattants algériens, aussi, sont ambiguës. Il semble impossiblede dégager un point de vue sur les" mouvements" que portent cet-te guerre: acceptation de l'engagement, volonté de combat ourefus, lassitudes, retraits... Du côté algérien, les images del'héroïsme et du combat viendront après la victoire de

l'indépendance, publiées chaque année par le journal E l Moudja-hid.23

22Pho tographies d an s J.e. Duchemin , Histo ire du FLN .23 Sur ce point, voir le travail de Monique G adant, Islam et na tion alisme en A lgé-rie d'après El Moudjahid. organe central du FLN de 1956 à 1962 (P aris:

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 27/282

Les photographies d'une guerre sans visage 27

Du côté français, les photographies d'appelés prises par les ap-

pelés eux-mêmes sont des instantanés. Souvent maladroites,quelquefois furtives, elles semblent" volées". Des images-souvenirs qui ne racontent pas grand chose. D ans les séries de viesquotidiennes se faufilent des petites histoires, où se lisent le devoirobligé, le désir dissim ulé et la lassitude exprim ée. De cet assem -blage montrant des vies de tous les jours, on croit entendre dessons, des récits murmurés. D es additions de petites scènes (visagesdans la pénombre, rictus de souffrances, rires de nervosité) compo-sent l'espace d'une guerre" invisible", forcém ent terrifiante. Lecatalogue, La France en guerre d'Algérie, p rofitant d es autorisa-tions du ministre de la Défense, consacre aussi une placeimportante à l'album -souvenir des appelés anonymes. On y trouve,pêle-m êle, le portrait d'un mort après un accrochage, la pose insoli-te de deux hommes en slip, torse nu en perm ission longue àNogent-sur-Marne. Mais aussi des images floues et hésitantes, telle

cette colonne d'hommes que H l'onfait avancer devant un cam ionsur une route m inée, servant d'appât... V ue prise à distance. M êm elieu, quelques instants plus lard... Il ne reste que le camion et unnuage de fumée... Le soir en réalisant ce qui s'était passé, j'ai étépris de violents tremblements ". Cette légende de la photo est unevéritable" confession" d'un appelé qui dit et refuse la guerre. Et,au-delà, contrairement à une représentation médiatique (ou cinéma-tographique) ce photographe" amateur" nous dit que la guerres'enracine dans le cours normal des choses, ne fonctionne pascomme une" fiction" brutale surgissant dans le réel, en une suc-cession de flashes aveuglants. On ne voit pas l'ennemi, et le" théâtre" des opérations. La guerre ne suscite aucun discours,n 'ouvre aucun horizon sur l'humanité, et bloque l'homme sur sespulsions anim ales: la peur ou le pur instinct de survie.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 28/282

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 29/282

Jules Roy, compagnon de route complice etcritique de l'A lgérie indépendante

Guy Dugas

De tous les intellectuels français originaires d'A lgérie, Jules R oy,né en 1907 à Rovigo et élevé à Sidi Moussa dans une fam ille de

petits colons, est incontestablem ent celui qui, de 1960 à sa mort, enjuin 2000, resta le plus proche et attentif témoin du devenir del'A lgérie indépendante. Il m 'a donc sem blé intéressant de suivrel'évolution du pays, de faire le bilan recherché dans ce livre, à tra-vers le regard de ce compagnon de route complice et critique.D 'autant plus qu'il y a quelques années, au m om ent où nous colla-borions au Journal des" Chevaux du soleil ", il m e perm it l'accès

à deux ou trois cartons de notes et correspondances relatives à sesd iffé ren ts sé jours en Algérie .A fin de rester dans les lim ites de ce chapitre, j'em prunterai aux

documents, le plus souvent inédits, de ses nombreux déplacementseffectués entre 1962 et 1995, pour des raisons et à des titres divers,pour tenter d'analyser les relations entretenues par l'écrivain av~cla R épublique démocratique algérienne. Je ne reviendrai donc quepour m émoire sur les engagem ents antérieurs), et je commencerai

par évoquer les deux voyages de 1962, dans les jours qui précédè-rent e t su iv irent l'Indépendance .

I Premiers voyages: de la joie aux premièresinterrogations

1962 : à présent la paix ne fait plus guère de doutes. À la suite desaccords d'Évian, signés en m ars, Jules Roy va passer une partie de

cette année-là parm i le peuple algérien, pour l'indépendance du-quel il a pris fait et cause deux ans plus tôt, à l'occasion d'un

I Sur les rapports de Jules Roy avec l'Algérie en guerre, voir Par la Plume ou lefu sil. L es in te lle ctu els-so ldats dan s la gue rre d 'A lg érie , sous la direction de Guy

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 30/282

30 Guy Dugas

voyage dram atique au printem ps 1960, suivi par la publication de

La Guerre d'A lg érie (septembre 1960).Printemps et été 1962 : la joie partagée

D urant le printem ps 1962 d'abord, èntre la signature des accords etla proclam ation de l'indépendance, Jules R oy a une prem ière occa-sion de parcourir l'A lgérie en train de se libérer, pour le com pte dujournal L'Express, qui lui demande trois papiers sur l'A lgérie du

cessez-le-feu. Q uatre dossiers, ainsi qu'une enveloppe de photo-graphies2, figurent parm i ces documents inédits sous unevolum ineuse chem ise portant: Avril 1962. Voyage dans le Cons-tantinois.

Le prem ier de ces dossiers est intitulé Rocher Noir, et daté 18avril 62. On y trouve une autorisation officielle d'accès à la citéadm inistrative du Rocher Noir, quelques coupures de presse relati-ves aux activités de l'Exécutif provisoire algérien et un reportage

de Paris Match, signé Serge Lentz, sur cette" nouvelle capitaleadministrative de l'A lgérie surgie du sol à 40 Km d'Alger", oùcohabitent, après les accords d'Évian, Christian Fouchet, Hautcommissaire de France et A bderrahm ane Farès, chef de l'Exécutifprovisoire. Quelques notes manuscrites également, une suggestivedescription de la cité du Rocher Noir3 et quelques événem ents ouchiffres du quotidien (" 320 incidents en 8 prem iers jours, 18 m ani-festations ont provoqué l'intervention du service d'ordre, 6provoqué ouverture du feu. Depuis plus rien, ou presque "), lamention de l'arrestation de Degueldre, un des chefs de l'OAS, etenfin, un texte dactylographié de Jules Roy, non titré, relatif à lafameuse conférence de presse de M . Abderrahmane Farès, le 18

2D es portraits pour la plupart, parm i lesquels trois photos inédites de B en B ella,dont deux en compagnie de Jules Roy.

3" La m er verte et bleue est là. Avec le ciel, les lentisques et le sable des collines,elle entre d ans to utes les pièces par les p ann eau x. P artou t on frapp e. Un ch an tier.Le Far W est. Rien n'est achevé. Tout est en train de pousser. L'Algérie de dem ainet la France d'aujourd'hui se rencontrant là. La France d'hier est aux barbelés. U nsoldat du contingent m 'a dit à un barrage: 'C 'est vous, l'écrivain, le colonel?

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 31/282

Jules Roy, com pagnon de route 31

avril, à laquelle il semble bien avoir assisté. J'ignore si ce reporta-

ge a été publié.U n autre dossier, daté du 19 avril, intitulé L'A lgérie du cessez-

le-feu, contient le m atériau, le m anuscrit et le texte, paru ce jour-làdans L'Express, d'un reportage de " Jules Roy dans le bled algé-rien ". L e troisième, Les Aurès (24 .04.1962 ), est relatif à un séjourparm i l' ALN dans les Aurès, qui paraîtra sous ce titre dansL'Express du 24 avril. O n y trouve aussi un échange de correspon-dance avec un lecteur doutant de l'objectivité du reporter.

L e dernier dossier, Retour à Toudja, fin avril 1962 est le pluscopieux. Outre les différents états de l'article paru sous ce titredans L'Express du 10 m ai, il contient plusieurs correspondancesattestant du vif débat qu'a soulevé cet article. Rappelons que c'està Toudja, village de la vallée de la Soummam, qu'au printemps1960, Jules Roy avait senti sa révolte contre la guerre naître de lavision d'une enfant devenue folle et enchaînée par une corde à un

piquet; épisode atroce qu'il avait rapporté dans L'Express, puisdans La Guerre d'A lgérie. Dans le présent reportage où il m ontresa volonté de revenir aux sources même de sa révélation sur laguerre4, Jules Roy se m ontre sévère à l'égard de l'action de la Sec-tion d'A ction Sociale (SAS) de Toudja et il m et personnellem enten cause le capitaine qui la commande; ce que contesteront vio-lemmen t plusieu rs lecteu rs (correspondances jo in tes au do ssier).

L 'été suivant, Jules Roy est renvoyé en Algérie par le mêmejournal, dans le but de couvrir les festivités de l'indépendance. Ilen ramène une série de reportages enthousiastes qui paraîtront aus-sitô t dans L'Express. En outre, dans une allocution du 25 juin 1962à la télévision algérienne, l'écrivain s'adresse à ses compatriotes aunom d'un M ouvement pour la Coopération (M PC), afin de les ex-horter à rester en A lgérie:

Je suis pour la réconciliation, l'amnistie. Le Sahara vaut bien une m esse et

m ême une grande messe.

4 Q u'une note m anuscrite précise ainsi: " Pour connaître la vérité pendant la guer-re d'A lgérie, j'ai vécu quelques jours dans les collines qui descendent vers lavallée de la Soummam , près de bougie. Tout ce qui m 'était caché ailleurs sous desm onceaux de m ensonges m 'est apparu. Je suis retourné là au m om ent du cessez-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 32/282

32 Guy Dugas

Aux Musulmans ,je leur d is que l'on ne peut rien constru ire sur des ru ines . Ce

pardon, qu i a é té la rgement répandu sur le FLN, pourquoi sera it-il re fusé auxseul Européens. [ .. .] Ensemble ,FLN, OAS, chré tiens, musulmans, israélites,constru isons cette A lgérie nouvelle. Que le sang versé so it le cimen t d e cepays...5

Mais cette même chemise: L 'Indépendance-14 et 23 juin-9 juillet1962, témoigne déjà de quelques doutes encore indicibles, donttémoignent cependant les six dossiers qu'elle renferme: " Il n'y aaucun avenir, même pour les libéraux. Ils seront chez eux mais ne

joueront pas de rôle" (25 juin). "Les photos parlantes de Paris-Presse: ils vont mourir pour l'exemple: une photo de prisonniersarabes, pillards et tueurs d'Européens, sur le point d'être exécu-tés". La légende indique que" l'ALN compte sur cette photo pourrassurer les Européens d'Oran après les fusillades du 5 juillet1962". Un dossier Conclusion provisoire, 20 juillet 1962, abon-damment nourri de coupures de presse faisant état d'enlèvements

d'Européens et d'exactions de toutes sortes, montre bien qu'àl'évidence le discours télévisé du 25 juin, plein de bons sentiments,se heurte à une tout autre réalité. Le texte manuscrit qui figure dansce dossier est, du reste, sans illusion, qui conclut à la volonté del'écrivain" d'entrer en retraite et de chercher dans le silence ré-ponse à toutes les questions qu' [il] ne cesse de [s]e poser".

octobre-novembre 1963

Nouveau séjour à l'automne 1963. Le carnet qui en rend compteporte un titre à l'encre rouge: Algérie, 27 octobre au 6 novembre1963 - Kabylie, M itidja, B en Bella. Dès la prem ière page, les nom sde contacts restés en A lgérie: Jean de M aisonseul, Robert N am ia,V italis Cros, avec en regard leur numéro de téléphone. Puis unesérie de portraits d'hommes politiques de prem ier plan comme BenBella6, mais aussi de gens du peuple et nombreux Européens de-

5 À ma connaissance, le texte intégral de cet appel est resté inédit. Il figure dans cedossier sous une chem ise" A llocution à la télévision d'A lger, 25 juin ". Le Mondedu 26 juin en rend com pte en précisant que le M PC prône" l'indispensable dialo-gue entre Algériens" et prend position" pour une République démocratiqueconform e à l'idéal que la France de 1789 a donné au m onde".6" Si son visage n'était connu, on pourrait le prendre pour un planton ou un secré-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 33/282

Jules Roy, com pagnon de route 33

meurés au pays et qui commencent à déchanter. En ancien colon,

Jules R oy visite des ferm es nationalisées et assiste au prem ier con-grès des agriculteurs: il y note que" les troupeaux renaissent de laguerre ", qu' " ils se dém . très bien, les Algériens" et que Ben Bel-la y prononce son discours en français, "de sa voix forte,appliquée, un peu empâtée. Pourquoi en français? "

Puis, le reporter part à la rencontre des gens du pays: A lgé-riens, comme ce garde champêtre qui s'est battu pendant sept anset a reçu deux blessures par balle; ou Français, comme cette insti-tu trice et son gend re, p ropriétaire des au to cars b lid éens, s'apprêtentà céder leur affaire au gouvernement

Au terme de ce séjour, Jules Roy note une grande irritation desautorités contre la presse occidentale qui ne cherche pas à com-prendre les options algériennes: "Que les Occidentaux nouslaissent tranquilles, lui dit Ben Bella - et qu'ils nous laissent letemps" .

En guise de conclusion, il établit un bilan équilibré: " Rien depositif? M ais oui - l'armée unie; le congrès des paysans; l'ordreet la sécurité; les transports. " En ce qui concerne les mauvaisesnotes, il épingle la télévision, instrum ent de propagande ridiculi-sant la France à gros traits (" Les chansons et dessins m ontrent lessoldats tirant sur les enfants et les femmes ") et la radio (" Oui, ça,elle n'est pas brillante"); les douaniers aussi, "très déplaisantsavec les Français ".

II 1965, 1966, 1968, 1970 : les voyages documentaires

Ces trois voyages - pourtant essentiels, tant, en ce qui concerne lesdeux prem iers, dans l'inspiration des Chevaux du soleil que dansl'évolution des opinions politiques de Jules Roy à l'égard de sonpays natal, en ce qui concerne le voyage de 1970 - ont laissé peude traces apparentes dans son œuvre. R aison de plus pour les suivre

T reillis v ert de l'armée américain e? Sourire bo n enfant, charme réel. L a réflexio nl'a marqué. Il pèse ses m ots plus qu'il ne les cherche". Et 1. Roy ajoute un juge-m ent personnel: " Je le préfère à Belkacem Krim . Définitivement". C 'est sansd oute à l'occasio n de cette renco ntre qu e furen t p rises les p ho tog rap hies men tion -

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 34/282

34 Guy Dugas

avec attention, grâce aux dossiers constitués, plus ou moins m inu-

tieu semen t, à chaque occasion.1965 : retour aux sources et sources de la grandeentreprise

Été, 1965 : Jules Raya accepté la " grande entreprise" que lui ontproposée les éditions G rasset, par l'entrem ise de Françoise V erny,de brosser à travers l'histoire de sa propre fam ille l'épopée des

Français en Algérie de 1830 à 1962. Très vite, il lui apparaît quecette histoire ne peut prendre form e que sur les lieux m êm e où ellenaquit. C 'est pourquoi, du 20 au 27 novembre, il s'emploiera àtrouver une m aison, du côté de Tipasa et des plages, où passer troismois l'année suivante, pour y entreprendre tranquillement la rédac-tion de son grand rom an.

A son arrivée à A lger, l'écrivain et sajeune épouse Tatiana sontaccueillis par C hristiane Paris, l'une des cousines qui, faisant fi du

scandale, a épousé un avocat musulman ayant participé du côtéindigène à la guerre d'A lgérie. A insi introduit dans les m ilieux dé-cisionnels, Jules Roy ne tarde pas à se rendre compte combien,trois ans à peine après sa victoire, " la révolution socialiste est enpanne" :

Presque tous les chefs sont embourgeoisés. O n dit que K rim B elkacem a ache-té un hôtel sur les Champs-Élysées, que le trésor fourni par les femmesalgériennes se trouvait caché dans les appartem ents de Ben Bella quand il aété arrêté, que les officiers de l'ALN se sont partagé les villas d'El Biar et lescabanons de la côte, que tout le m onde trafique et am asse. Q uant au peuple, ilrêve de la France. En fait, il voudrait avoir ce que possédaient les Françaisqu and ils étaient là7 .

Durant ces différents séjours docum entaires, les petits carnets àspirale qu'utilise l'écrivain sont griffonnés de notes en tous sens,de dessins et de relevés. Notes topographiques, ethnographiques ou

b iographiques, vo ire cu linaires ou climato logiques, sch émas statis-tiques ou dessins (" Bistrot de ma mère à Rovigo "), tous orientésvers l'œuvre à venir. Quelques témoignages également, des por-

7 Jules Roy et Guy Dugas: Journal des Chevaux du soleil. (P aris: Omnib us,

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 35/282

Jules Roy, com pagnon de route 35

traits, enlevés comme autant de nouvelles, d 'A lgériens ou de pieds-

noirs restés sur place à l'Indépendance. A insi de la m ère V arin, quitient l'Hôtel du Rivage, tél. 6 à Tipasa, une vieille connaissance,déjà rencontrée lo rs d es séjours antérieurs:

21 novo 65, Tipaza: La mère Varin revient de l'hôpital d'El Kettar où on l'asoignée pour une jaunisse. " J'ai été très bien soignée, à mon grand étonne-m ent. Et vous savez, c'est très m oderne. "Dans son œil gauche à dem i ferm é,noirci comme sur un coup de poing, luit un éclat de rigolade. Toujours lesm êm es lieux communs, devenus des vérités écrasantes: " O ù il suffisait d 'un

seul homme, il en faut trois. Ils ne sont pas assez évolués. Et, avec ça, ils ontvoulu casser les vitres. Les voilà beaux, à présent. Comment voulez-vousqu'ils s'en tiren t?

Et l'écriv ain d e répliq uer:

Ils s'en tireront à leur manière. Nous nous sommes toujours moqués de cesvoitures à chevaux dont les essieux pliaient et dont les roues desserrées sur lesm oyeux oscillaient sur le centre. Et puis après? Elles roulent encore. C 'estleu r faço n à eux d 'avancer.

1966 : le temps retrouvé

L'année suivante, par l'interm édiaire des plus hautes autorités dupays, un lieu de villégiature studieuse est enfin trouvé. Non sansm al. La villa de cinq pièces m eublées est située à Surcouf. Les R oyl'occupent à dater du 26 juin; m ais dès le Il juillet, l'écrivain s'enplaint en ces term es au m inistre du Tourism e:

J'ai l'honneur de porter à votre connaissance que la villa que vous avez bienvoulu m ettre à m a disposition à Surcouf pendant le séjour que je fais en A lgé-rie pour réunir la documentation qui doit servir à mon nouveau livre necomportait ni télép hone, ni réfrigérateu r, n i d ou ches, ni draps, ni co uv ertu res,ni vaisselle. À notre arrivée, le 26 juin, les éviers étaient bouchés et tous lessto re s, parfo is fe rmés, c assé s e t b loqués8 .

Au cours de ces deux séjours - les plus longs que l'écrivain a ef-fectués dans l'A lgérie indépendante - Jules Roy et son épouse,

venus avec un véhicule, fouillent inlassablem ent les archives pa-

8 Lettre du Il avril 1966: "Le ministre des AE de votre gouvernement disaitrécemment au rédacteur en chef du Nouvel Observateur que les A lgérien s souhai-taient m 'aider dans la tâche que j'ai entreprise d'écrire une grande œ uvre sur toute

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 36/282

36 Guy Dugas

roissiales de la M itidja, à la recherche des ancêtres Bouychou, Pa-

ris ou Roy. Lors de leurs ballades à travers Alger, l'écrivainm ultiplie sur ses fiches les indices qui lui perm ettent de se retrou-ver, de se rassurer en quelque sorte:

L a voiture de police pique les individus douteux comme autrefois G aloufa leschien s. E lle av ance, s'arrête, le po licier fait mon ter le ty pe dans le fou rg on .Ils ont laissé le nom de Champlain, colonisateur à la rue qui donne dans la rueMontaigne.16 rue M ontaigne. On pourrait croire que m a m ère y est encore et qu'elle va

sortir sur le balcon pour voir si j'arrive [...]. Le pavage de la rue est défoncé,mais on lui a gardé son nom: Montaigne, moraliste français .

Tout semble donc aller pour le m ieux: le roman avance correcte-m ent, très historique dans ses parties initiales, tout à fait extérieurau vécu de l'auteur. Comme il n'en est pas encore arrivé à la partieautobiographique, celui-ci n'a pas à affronter les heurts et distor-sions habituels entre le présent et ses propres souvenirs d'un passé

re la tivement p roche.1968: avril dans les Aurès

Les deux prem iers volum es du rom an achevés9, c'est justem ent lareconstitution d'un passé datant d'un siècle qui, au printemps 1968,ramène Jules et Tatiana Royen Algérie, plus exactement dans lesAurès et en Kabylie, où l'écrivain compte situer le troisième to-melo. Entre décembre 1967 et mars 1968, un programme a été

soigneusement établi avec Christiane et son mari:12 avril: A lger- Sétif (300 Km environ) Coucher à Sétif. Passage à G uelâal3 avril: Départ de Sétif, arrêt à la Guelâa des Béni Hammad (200 Km ). PuisBarika et coucher à B atna ou à Barika (si des am is peuvent nous héberger)14 : Batna - Biskra: 165 Km en passant par Roufi (paysage grandiose - cou-cher à B isk ra.15 : Biskra - Boussâada 174 km . Coucher à Bousâada16 : Boussâada - Alger 220 km.

9 Le vol. l, Chroniqued'Alger, est paru fin mai 1967. L e vol. 2, UneFemmeaunom d'é to ile , en septem bre 1968 -l'un et l'autre avec beaucoup de succès.10Les cer ises d 'Icher ridène , qui paraît en septem bre 1969, avec m oins de succèsque les volum es précédents. En passant aux Aït Icherridène à l'occasion de cevoyage, Jules Roy note dans ses carnets: lieu d'un combat terrible". C f. Jour-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 37/282

Jules Roy, com pagnon de route 37

17 : repos à Alger

18: K abylie - Fête de l'A choura1 9-20 : à vo tre conven an ce

1970 : d'une invitation ratée aux pérégrinations sudiques

L'histoire de ce séjour est d'abord celle d'une invitation ratée: cel-le du m inistre algérien de l'inform ation, transm ise le 20 juin 1969par Rédha M alek, alors Ambassadeur d'A lgérie en France, à parti-ciper au Prem ier Festival culturel panafricain d'A lger, du 21 juillet

au 1eraoûtll. M ais Jules Roy, qui entreprend alors la rédaction duMaître de la M itidja, doit renoncer :

Malheureusement cette invitation arrive trop tard. Mon emploi du temps pourcet été a été établi, je ne puis le bouleverser sans compromettre mon pro-gramme de travail [...]. Je dois reporter mon voyage en 1970.V ous savez que j'ai entrepris ce que certains m e font l'honneur de considérerpeu t-être, si je la réussis, comme un e des grand es œuvres littéraires d u siècle:raconter l'occupation française en Algérie de 1830 à 1962. Je n'en suis qu'à

1899 et il me reste encore six volumes à écrire. Pour donner un tome chaqueannée, je dois m 'astreindre à une discipline rigoureuse qui m e laisse peu de li-berté. Ce qui importe, c'est que je réussisse avant ma mort à expliquer auxFrançais, sans trop heurter m ais en respectant la vérité historique, toutes leserreurs et to utes les fau tes q u'ils o nt commises en A lg érie. A in si p uis-je croireque je laisserai aux générations à venir de nos deux pays des clartés qui ferontcomprendre comment tout s'est passé et quelle leçon il faut en tirer12.

Le voyage aura donc lieu, à titre privé, au printemps suivant (13-28avril 1970). Un feuillet du dossier en indique, jour après jour, les16 journées: Jules Roy pérégrine d'A lger à Bou Saada, El Oued,Touggourt, O uargla, G hardaïa, Tam anrasset, El G oléa, B éni A b-bès, puis retour à A lger par Saïda.

Aucune autre note susceptible de nous intéresser, dans un carnetque Jules Roy considère comme" trop encombrant", au cours deces différents séj ours docum entaires, tous" orientés vers l' œ uvreen gestation ".

11Ce festival, qui consacre l'A lgérie comme pionnière parm i les nations non ali-gnées, sera le seul du genre.12Lettres à Rédha M alek, Am bassadeur d'Algérie en France et à M oham ed Be-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 38/282

38 Guy Dugas

1111975: avec le Président Giscard d'Estaing

Le dossier suivant, celui du voyage d'avril 1975, contient des do-cuments inattendus, tels que cette lettre d'engagement commechroniqueur d'une chaîne française de télévision, pour deux" in-terventions en direct d'A lger et autres villes pour les journaux ".Jules Roy, qui vient de se libérer du dernier volume de sa grandefresque algérienne13, fait à cette occasion partie de la suite officiel-le accompagnant le Président G iscard d'E staing durant la prem ière

visite d'État d'un Président français après l'indépendance del'A lgérie. Voilà, d 'après ses propres notes ou la réception dans lapresse, l'em ploi du tem ps, jour après jour, du chroniqueur qui - onle voit - ne demeure pas prisonnier de la suite présidentielle:8 avril: départ d'O rly; installation à l'hôtel A letti.9 avril: Sidi Ferruchl4. Rovigo -l'école. Blida -la m airie10 avrill5.30 : Le Forum -le monument aux morts.Il avril: Notre Dame d'Afrique -le souvenirLa Casbah - la résistance12 avril: Jules Roy participe à la garden-party organisée parl'ambassadeur de France Jean-Marie Soutou à la villa d O liviers:

Symboliquement, Fernand Pouillon, l'architecte, idole européenne del'A lgérie nouvelle, en pleine form e, se tenait près de l'entrée, comme pour fai-re les honneurs des lieux au visiteur, tandis qu'en retrait, grave, Jules Roy,crinière blanche, le front plissé, rougi, aurait-on cru par les chevaux du soleil

couchant, sem blait vouloir dom iner la scène et la baie, em brasser d'un seulreg ard le p assé et le p résen tls.

C~.

AI P. 16

e meme JOur, retour ger- ans.

13 Cf. " Jules Roy délivré", in Le Monde du 2 avril 1975: "Le fait d 'avoir écritcette série a représenté aussi pour Jules Roy une délivrance nécessaire. Il nousconfie qu'il n'écrira plus sur le sujet. L 'auteur des Chevaux du soleil a tou te fo is

accepté une dernière 'm ission' : pour la visite du chef de l'État au président algé-rien, il a été l'envoyé spécial de TF 1 ".14Sur une autre fiche, détails de cette visite: " Sidi Ferruch (Staoueli) : 1) Je ve-nais ici... la plage en pente douce (2) C 'est là que le 14 juin 1830. Le 4 juillet Fortl'Empereur. L e 5 A lger... (3) J'ai cherché la stèle. Plus rien, on l'a abattue ".IS D om inique Jam et, " Le voyage de G iscard chez B oum édienne " (L e Monde, 13avril 1975).

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 39/282

Jules Roy, com pagnon de route 39

Les notes manuscrites prises au cours de ce séjour pour les

chroniques de TF 1 révèlent un double point de vue, de fierté et denostalgie: " La Marseil la ise. Ce que j'éprouve de plus fort, 13 ansaprès, c'est de voir le drapeau français flotter de nouveau, cette foisà côté du drapeau algérien... "

Une nouvelle fois, Jules Roy rend visite aux lieux autrefoisconnus (N . D . d'A frique17, R ovigo, Blida, "petite rose chère à A n-dré Gide et aux poètes "), où il évoque dans sa chronique ce jour defévrier 1950 où sa cousine Christiane Paris osa braver ses origineset sa fam ille pied-noir en épousant un jeune avocat m usulm an. D e-vant les caméras de la télévision française, la conclusion restepourtant des plus positives: " M oi, je trouve extraordinaire que 13ans après, une nation qui a conquis son indépendance reçoive ainsil 'ancien dominateur" .

N éanmoins, m algré les dorures et les fastes officiels, c'est aussice séjour qui perm et à Jules Roy de m esurer l'évolution contraire

des deux nations. Les graves problèm es évoqués par les deux délé-gations, l'écrivain les ressent dans sa chair - que ce soit l'état descim etières et autres lieux de m ém oire, ou encore les biens artisti-ques et les archives partagées... Partagé, et plus encore déchiré: telest bien l'état d 'esprit du chroniqueur à l'issue de son déplace-ment:

Après le grand choc de lum ière, ce que je ressens c'est la joie de m e retrouver

ici avec le chef de la nation française.M ais aussi la tristesse d'y être sans les m iens. Cette ville où il y eut tant dem alheurs et tant de m orts n'est plus la m ienne. J'ai perdu les m iens. Je suis surun e terre aimée, mais q ui m 'est dev enue étrang èrel8 .

IV Les ultim es voyages: désorm ais étranger

Après la fin de la publication des Chevaux du so le il, dont une ré-édition en un seul volume paraît en 1980, le lien entre Ju les Roy et

17U ne fiche est à ce sujet très significative: "N otre D arne d'A frique. Les m orts,on peut m êm e plus les avoir - ils nous les ont enlevés. On fait la m êm e chose pournos biens, ce n'est pas plaisant - ce n'est pas m a patrie".18Journal des Chevaux du soleil, 216, Il avril (I975). Cf. aussi dans le Journal,1.2, Les A nnées cavalières (Paris: A lbin M ichel, 1998), cette mention du 14avril: Si je n'y étais pas allé, comme j'aurais souffert! Et, en revenant, je suis

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 40/282

40 Guy Dugas

son pays natal semble nettem ent se distendre. En deux mois, durant

l'été 80, à partir de certains personnages du dernier tome, JulesRoy com pose encore une pièce de théâtre, Les Creve tte s, une tra-gédie qui ne sera jamais représentée, ni publiée. L 'A lgérie n'estplus, ne sera plus jam ais source d'inspiration, puisque Jules Roy adécidé qu'il n 'écrirait plus jamais sur le pays de ses racines. Lesdossiers qu'il continue d'alim enter de coupures de presse, de notesm anuscrites et de docum ents divers, sont de ce fait m oins nourris,moins truffés aussi de petites réflexions manuscrites que l'écrivainaim ait prendre sur le vif au cours de ses voyages.

Il est vrai que ceux-ci s'espacent de plus en plus: aucun dépla-cement, ou alors silencieux et presque anonyme, entre 1975 et1995. Finie l'A lgérie d'où l'on parIe ou avec qui l'on parIe; restel'A lgérie dont on parIe. Ce qui l'emporte d'abord parm i les dos-siers des deux dernières décennies, ce sont des coupures sur lesrelations bilatérales, l'immigration algérienne en France ou la

"nostalgérie" pied-noir (c'est l'époque où Jules R oy rend com ptedan s la presse française (p rin cip alement Le F igaro littéra ire et LeNouvel Observa teur) des romans de Mehdi Charef et des filmsd 'A lexand re Arcady).

Étranger pour mes frères: une rupture?

Surviennent aussi quelques ennuis de santé, dans les prem iers moisde 1981. En novem bre de cette année-là, Jules Roy accepte-t-il laproposition de François M itterrand de faire partie de la délégationofficielle lors de son voyage d'É tat en A lgérie? Significativement,aucune trace dans ses journaux, aucun dossier. L 'année suivante, ilpublie La saison des Za19, un roman qui n'a rien à voir avec sesorigines. E t aussi E tranger pour mes frèreio, prem ier d'une sériede récits autobiographiques qui l'occuperont durant les deux der-nières décennies de sa vie.

E tranger pour mes frères: Voilà un livre que les m ilitaires au-tant que les pieds noirs considèrent aussitôt comme une rupture,presque une déclaration de guerre. Or qu'y lit-on? On y apprend

19Paris: Grasset, 1982.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 41/282

Jules Roy, com pagnon de route 41

que les aller-retour d'un bord à l'autre de la M éditerranée n'ont pas

cessé, qu'ils ne cesseront jamais - même s'il n 'y a plus rien à entirer:

Je suis retourné plusieurs fois à A lger, et c'était chaque fois un dram e. J'y re-tournais parce qu'il n'y a pas m oyen de faire autrem ent, parce qu'on a beau sedire, on ne résiste pas à l'idée de revoir les rivages, de respirer les odeurs delà-bas... La patrie, m êm e perdue, on y revient toujours, y aurait-il quelquechose de plus important? Depuis le dram e algérien, j'ai passé m on temps àessayer de m aintenir en vie une m ère dans le com a. Qu'on arrête le goutte-à-

goutte, et ça y serait. Eh bien, on n'arrête pas21.Une autre occasion de séjour se présente dans l'été 1987, lorsqueJules Roy est invité à se joindre aux festivités du 2Sèmeanniversairede l'A lgérie indépendante. Hélas, un malentendu l'empêche derejoindre à A lger les personnalités françaises invitées: Paul B alta,F ran cis Jean son, And ré Lajoinie22.

La terreur islam iste

Progressivement pourtant, un autre dossier grossit de manière in-quiétante : il est intitulé FIS. Jules Roy y archive soigneusement,avec fort peu d'annotations, quantité de documents sur ce que l'oncommence à nommer" l'impatience de l'islam ", sur tous les faitset méfaits de l'Internationale terroriste islamique, non seulement enAlgérie, mais également en Égypte, en Indonésie, en Afghanistan,etc. Parmi toutes ces coupures de presse, peu de choses de la main

de Jules Roy lui-même, deux ou trois feuillets seulement, parmilesquels cette fiche, qui, d'après l'écriture, date indéniablement desannées 90 :

AlgérieA toujours refusé [re je té]ce qui venaitde l'OccidentElle continue la course en Méditerranée,la vente des esclavesLes Arabes ont réussi la seule conquêtela langue

la religionI ls ont vu les Romainsbâtir leurs villesqu i résistent au temps p ar les colo nn es d e leurs temples

21É tranger pou r mes frè re s, 185.22Dans une lettre du 6 juillet 1987, la cousine Christiane parle à ce sujet de "la

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 42/282

42 Guy Dugas

Timgad

T ipasa , D jemila , LambèseIls on t accepté la protection d es TurcsIls ont vu les Français, ces fous, ivres de ciel bleude so le ilde beau tée t tout s'a ppuyeret mettre au travail ce p eup le paresseu xtransfo rme r la terrem assacrer tout ce qui ne leur obéit pasla conquête par la France: une boucheriela séduction. L es béni oui ouiles humiliationspeuple pare sseux peu t-ê tre , ma is pas d 'e sclave s.

Rien pourtant dans la presse; seul figure dans le dossier Alger -1987, à la date du samedi 7 juin 1986, un émouvant discours devœux à la communauté musulmane de Paris à l'occasion del'A ïd23. Pas davantage dans une œuvre qui, dans ces années-là, et

après la rupture de 1982, semble beaucoup plus inspirée pard'au tres horizons (B eyrouth, viva la muerte, 1984), par la Franceou la région d'adoption (Chant d'am our pour M arseille, 1988;Vézelay ou l'amour fou, 1990, etc.) que par le pays natal.

Pour, le reste, avec le procès Barbie, qui fait brutalement res-surgir dans la conscience nationale la question de la torture durantla guerre d'A lgérie, le conflit israélo-arabe, les regains de violenceau Proche-O rient et dans l'ex-Yougoslavie, beaucoup de divergen-ces nouvelles, dont on trouve trace dans ses archives personnelles,voient le jour dans ces années-là entre intellectuels algériens etfrançais, au sujet desquelles, même si elles n'échappent pas à savigilance, Jules R oy s'estim e trop vieux, trop fatigué, trop désoli-darisé, pou r s'engager.

Ultimes papiers: retour à la mère patrie

Finalem ent, c'est par l'autobiographie et l'évocation des femmesqui ont marqué sa vie amoureuse, que Jules Roy reviendra vers

23Reprodu it dans Actua li tés de l'immigra tion du Il juin 1986, avec une présenta-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 43/282

Jules Roy, com pagnon de route 43

l'Algérie - notamment après le succès des Mémoires barbares

(1986).En mai 1995, c'est un vieil homme fourbu qui, en compagnie

d'un ami pied-noir, entreprend une ultime traversée, pour allers'incliner sur la tombe de sa mère. Voyage à haut risque, entouréd'une garde impressionnante fournie par le gouvernement algérien,dans" ce triangle de la m ort" qu'est devenue la M itidja.

Jules Roy n'en revient d'abord qu'avec un court et touchant re-portage, qui paraît dans Le Monde du 9 juin 1995 sous le titre" Lecimetière de Sidi Moussa" - article vite grossi aux dimensionsd'un bouleversant récit de voyage, à la demande de Thierry Pfis-ter4.

D ésormais convaincu que l'A lgérie n'a obtenu son indépendan-ce que pour m ieux s'exterm iner elle-même, Jules Roy ouvre unu ltime dossie r, A lgérie,. dossier sur les massacres, et som bre dansle plus noir pessim ism e. En témoigne son ultim e article sur le sujet,

daté de l'automne 97, inspiré d'une photographie, celle de cettePièta algérienne hurlant la m ort de ses six enfants, parue dans LeMonde du 26 septembre et qui fera ensuite le tour du monde. Danscet article, que Le F igaro publiera sous un titre de la rédaction, levieil écrivain fait le compte des morts et des responsabilités:

Chaque soir le peuple algérien s'enferm e derrière des barricades dérisoires.Les tueurs arrivent, pas les secours. L es chevaliers du couteau de boucher, lesbûcherons et les égorgeurs se mettent à l'ouvrage. Le matin, on compte lestom bes fraîches [250 à Bentahla. Autant, il y a une sem aine à Sidi M oussa].Qui sont les tueurs? les fanatiques du FIS ou du GIA, les m ilitaires déguisésen islam istes, les ni,yas, d'autres encore, qui ont à se venger? Personne n'ensait rien [...]. Qui commande à Alger? Personne ne sait plus. Personne n'estcomplice, personne ne complote. L 'A lgérie n'a obtenu son indépendance quepour s'exterm iner elle-m ême, en proie à des mafiosi religieux.

Par désespoir, il se force dans ce même article à ré inventer une au-tre Algérie, se forge un autre passé:

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 44/282

44 Guy Dugas

Pour m a part, je m e dem ande encore, hum blem ent, si je n'aurais pas dû passer

à l'OAS en 1962, pour être enfin entendu des Pieds Noirs, les forcer à resteroù ils v iv aien t et p ratiquer la coex isten ce.2 s

De la mère-patrie comme de la mère, fût-elle marâtre, on ne se dé-barrasse pourtant pas aussi aisém ent. Pierre de Boisdeffre l'a biencompris, qui écrit aussitôt à Jules Roy:

D ès que vous parlez de l'A lgérie, votre m ère, vous êtes, cher Julius, dans vo-tre élément. Votre papier du Figaro, ce m atin, est parfait, d'am ertum e, dep itié , de colère rentrée .26

V Le dossier Patrie

Avant de conclure, prenons ici un m om ent pour considérer un dos-sier peu épais, probablement sans date précise, m ais constitué au fildes quarante ans que nous venons d'évoquer. Un dossier intituléPatrie: il ne contient certes que quelques réflexions, m ais des plusimportantes pour Jules Roy, de celles qui accompagnèrent pendant

quarante ans ses relations à l'A lgérie indépendante.Et d'abord sur le terme lui-même: La patrie - dit une note ma-nuscrite de ce dossier - c'est" ce qui fait battre le cœur [...] Noussommes comme les chiens: nous avons besoin d'avoir un bras oùposer notre tête". Ce qui conduit d 'abord à une réflexion sur lacondition de ceux qu'on a nommés, à tort, les rapatriés - termesignifiant, " rentré dans sa patrie ", alors que, selon Jules R oy, c'estbien l'inverse que ces gens-là ont vécu:

Leur vraie patrie, l'A lgérie, ils la quittaient par force, pour s'im planter dansune France qu'en vérité ils ne connaissaient pas [...J. Chez eux, existe un étatde dépossession où rien ne rappelle rien. À jam ais orphelins d'une m ère bien-aim ée, ils n'ont plus de patrie et celle qui les a recueillis n'est, à leurs yeux,qu'une ma râ tre .

Cette condition qui est la sienne, Jules Roy devait-il la renier aunom de l'engagement et pour l'honneur? Il s'interroge à ce sujet

dans un petit texte m anuscrit, dem euré inédit, intitulé La patrieperdue, et daté mai 1965 :

2S" Qui commande à Alger?", in Le F igaro (27 /10 /19 97 ). L e titre origin al d e cet

article est" La Pièta et les hommes dorés sur tranche ".

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 45/282

Jules Roy, com pagnon de route 45

Sans patrie, je suis sans patrie, coupé des m iens qu'un cyclone a arrachés et

dispersés et qui reprennent m alaisém ent racine. U ne terre leur m anque qu'unsiècle a fait la leur, et l'inquiétude de ne pas reposer en son sein les habite.Nous sommes tous sem blables aux éléphants et nous avons besoin de m ourirchez nous, les uns sur les autres, nos os emmêlés.

S'y ajoute logiquement toute une série de notes sur les cimetièreschrétiens d'Algérie, les outrages que le temps et les vandales leurfont subir.

Mais le terme" patrie" est né de "père", non de "mère" -

même si l'on a pris l'habitude de parler, antinomiquement de" mè-re-patrie ". Et ce dossier porte aussi en germe une réflexion sur lanotion de paternité. Pour André Suarès, dans une chronique de laNouvelle Revue Française, recueillie dans cette chem ise:

La patrie e st la terre des père s. Il y a des père s selon la cha ir e t des père s selonl'e sp rit. Quand le s père s se lon la cha ir e t le s père s se lon l'e sp rit sont le s mê-m es, tout est dit: les fils ne se cherchent plus; ils ne doutent pas de leurp ropre naissance: ils la sen ten t d an s l'in stan t où ils la n ien t. [...] Ma is si les

fils d'un pays, qu'ils soient nés sur le sol ou non, ne sont pas les fils de lacha ir, il leur faut ê tre ceux de l'e sprit, ou s 'en a lle r e t quitte r le pays. Qu 'ils ensor tent à l'heure où ils éprouventqu 'en effe t i ls n 'en sont pas sor tis27 .

À aucun m om ent, Jules Roy ne glose ou n'annote cette chronique;il ne la commente pas davantage et il ne semble pas qu'elle ait ins-piré quelque écriture de sa part. M ais il est impossible qu'elle nel'ait pas profondém ent atteint, lui dont on connaît les doutes et les

interrogations quant à sa propre paternité, le sentim ent constant debâtardise; lui qui refusa, à l'encontre de son am i Cam us, de choisirentre sa mère et sa patrie28 ; qui sans cesse, eut à douter de sa pro-pre naissance, et qui a passé son temps à se chercher" un pèreselon l'esprit" entre le gendarme Roy, incarnation des vices ré-pressifs du système colonial, et l'instituteur Paris ou l'autodidacteRené-Louis Doyon, in carn atio ns d e ses v ertu s éducativ es.

27 Chron iqu e de Caerd al datée du 2 janvier 1939. Extrait découpé par Jules Roy(303 et 304) d'un n° de laNRF.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 46/282

46 Guy Dugas

Conclusion

S'agissant de la relation qui unit Jules Roy à l'A lgérie, c'est doncbien de retour à la m ère patrie qu'il convient avant tout de parler:ce qui l'emporte, c'est constamment l'émotif, le passionnel - cequi, à mes yeux, incontestablement, fait de lui un Pied-Noir.

P assion néanmoins tempérée d'une réflexion politique rudimen-taire, tenant en quelques points; d 'abord, le sentim ent de la dette:

Montesquieu - C 'est à un conquérant de réparer une partie des maux qu'il

fait. Je définis ainsi le droit de conquête: un droit nécessaire, légitim e et m al-heureux qui laisse toujours à payer une dette immense pour s'acquitter enversla n ation humain e.

Ensuite, pendant des années, la volonté personnelle de s'impliquerdans la construction d'une Algérie nouvelle, ou au moins, de sesrelations avec la France. Ceci au moins jusqu'au voyage de 1975,peut-être jusqu'à la mort de Boumediene (1979).

Enfin, à partir de la fin des années 80, la surprise etl'abattem ent, liés à l'ém ergence de l'intégrism e musulm an que Ju-les Roy a vu d'autant moins progresser qu'à ce moment-là, ils'était éloigné, comme je l'ai indiqué, de l'A lgérie. Que cet inté-grism e soit surtout actif dans la M itidja, berceau de sa fam ille, n 'afait bien év id emmen t qu'accro ître ces sen timen ts.

Lorsque Jules Roy est m ort, le 15 juin 2000, le Président B oute-flika, en visite officielle en France, fit déposer une gerbe sur sa

tombe afin de rappeler l'attachem ent, à la fois complice et critique,de cet homme à la République algérienne. Mais c'est à Vézelayque, après avoir dit adieu à l'A lgérie et adieu à sa mère, reposel'auteur des Chevaux du soleil. À Vézelay, au cœur de la France,au pied de la cathédrale dédiée à Sainte M adeleine; pas au pied deNotre Dame d'A frique. "Et c'est très bien comme ça ", comme ilme le confia quelques semaines avant sa mort en se tournant avec

difficultés vers la fenêtre d'où l'on voyait à quelques mètresl'impo sante façade de la basiliq ue...

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 47/282

Nationalisme, développement et culture

Margaret A . Majumdar

C'est sous la bannière du nationalisme que commence la lutte ar-

mée de libération algérienne en 1954 et le nationalisme restel'idéologie officielle de l'État algérien aujourd'hui. O n peut donc yvoir une continuité. En m êm e tem ps, il faudra reconnaître les m o-difications qu'a dû subir le nationalisme algérien, ainsi que lescontradictions et les débats qui ont m arqué la pensée nationale dèsle début et qui continuent de poser des enjeux importants au pré-sent et à l'avenir du pays.

Que le nationalism e puisse revêtir des form es variées dans lesdifférents pays ou à des moments distincts de leur histoiren'étonnerait personne. C es différences peuvent résulter des condi-tions de développem ent historique, des préférences idéologiquesdes acteurs principaux, des influences subies par les rapports entre-tenus avec d'autres pays. En ceci, on dirait que le nationalismealgérien n'a rien d'exceptionnel et affiche des visages multiples aumoment de la lutte de libération nationale, ainsi qu'au cours de

l'évo lu tion de l'A lg érie ind épendan te.De source d'inspiration pour la lutte de libération nationale à

l'idéologie officielle de l'É tat qui a été fondé à la fin du conflit, enpassant par ses nom breux avatars depuis, le caractère du nationa-lisme algérien a dû se transformer pour s'adapter aux nouvellescirconstances.

Sans prétendre faire le bilan global du projet nationaliste, nous

exam inons ici quelques-uns de ces enjeux, ainsi que des problèmesqui se sont développés au sein de cette idéologie, tout comme lescontradictions qui existent depuis le début, pour poser enfin laquestion de l'adaptation de la doctrine nationaliste à l'A lgérie con-tem poraine. Nous privilégions le thèm e de la culture nationale etles rapports entre la culture et un autre élément constitutif du projet

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 48/282

48 Margaret Majumdar

Création et constitution de la nation algérienne

On ne peut pas séparer le développem ent de la conscience nationa-le algérienne, comme arme idéologique de la lutte de libérationanti-coloniale, du processus de création et de constitution de la na-tion algérienne. En effet, la doctrine coloniale française niaitl'existence d'une nation algérienne, en citant l'absence d'un Étatalgérien autonome avant la conquête de 1830. Si la nation algé-rienne n'existait pas aux yeux des Français, cela ne signifiait pas

pourtant l'inclusion des A lgériens à titre égal au sein de la nationfrançaise. En fait, et de manière juridique, la colonisation françaisedém arquait les A lgériens comme Autres: le colonisé avait un statutdifférent qui le différenciait du colon, comme de tout citoyen fran-çais. C 'est donc la colonisation qui prépare les conditions dedéveloppem ent du nationalism e, c'est-à-dire la dém arcation duco lonisé p ar rappo rt au co lonisateu r.

Or, tout mouvement de refus de la domination de la puissancecoloniale ne m ène pas forcém ent à une prise de conscience natio-nale. L 'individu subit le joug du colonialisme dans sa viepersonnelle, comme dans sa vie collective, et l'affirm ation d'undésir ou d'un besoin de révolte peut prendre une form e individuelleou collective. M ême le fait de se rendre compte que sa libérationne peut pas être œuvre de salut personnel, m ais im plique une am é-lioration du sort collectif, n 'a rien de nationaliste en soi. Il peut y

avoir une mobilisation politique pour faire des dem andes collecti-ves, sans mettre en cause le statut colonial. Le passage aunation alisme p ropremen t dit ex ig e non seu lemen t la reconnaissanceet le refus de la situation d'opprimé. Il exige en même tempsl'acceptation et l'affirmation de cette altérité collective fondamen-tale et, partant, la liberté de se constituer en sujet national, avec lepouvoir de décision dans tous les dom aines - politique, économ i-que, social et culturel. C ette transformation ne pouvait s'accomplirque dans un bouleversem ent des rapports de dom ination politiqueet la création d'un nouvel État.

D ans les circonstances spécifiques de la lutte de libération algé-rienne, la transformation de la lutte pour la liberté, l'égalité et lafraternité à titre individuel en lutte nationale résulte sans doute,

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 49/282

Nationalism e, développem ent et culture 49

dans un prem ier tem ps et chez les uns, d'une déception fondam en-

tale, car cette liberté, cette égalité, cette fraternité sont toujoursprom ises mais jamais offertes par la doctrine officielle des ur etIVe Républiques françaises. Les contraintes, les inégalités,l'hum iliation et le m épris qui existent à leur place, démarquent lecolonisé algérien comme Autre, objet de la puissance du colonisa-teur. Si, à un certain m om ent de la lutte, d 'aucuns croyaient qu'ilspouvaient renier leur statut d'Autre en réclam ant celui du M êm e,ils sont tôt ou tard désabusés, à part une minorité de privilégiés,dont le fait d 'être acceptés par les colons est vécu comme d'autantplus exceptionnel. Pour les autres, la révolte passe donc forcém entpar un m ouvem ent de reconnaissance de leur propre altérité, nonplus reniée et combattue, m ais assum ée comme facteur de positivi-té, d 'autant plus qu'ils se rendent compte qu'ils partagent cettealtérité avec leurs semblables. Si ce n'est pas encore le nationalis-m e, cette affirm ation d'une opposition est la prem ière étape vers la

conscience nationale, qui se complète par la réalisation que laconquête d'un espaée politique autonom e sera la condition néces-saire, sinon suffisante, d 'une réelle libération. L e nationalisme dansle contexte anticolonial ém erge donc et avant tout comme un mou-vem ent politique et par opposition à l'Autre ennem i. Son essencese résum e dans la dem ande de souveraineté politique pour la nationalgérienne.

Déjà, à l'époque de la guerre de libération, la question se posede la définition et de la composition de cette nation algérienne. Q uifait partie de la nation? Quels sont les critères qui déterm ineront lanature de cette nation? Quel sera la forme de l'État qui exprim erala souveraineté de cette nation?

Toute définition d'une entité nationale comporte une partd'arbitraire plus ou moins grande. S 'agit-il d 'un territoire? C e ter-ritoire peut être déterm iné par des frontières dites quelquefois

" naturelles ", m ais le plus souvent il résulte des aléas de l'histoireet des invasions successives, des m igrations de peuples etd'anciens conflits avec les voisins. D ans le cas des colonies, le ter-ritoire national est largement déterm iné par la puissance colonialee t ses déc is ions adminis tratives .

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 50/282

50 Margaret Majumdar

S'agit-il d'une communauté liée par des liens de parenté ethni-

que? Là encore, il serait très difficile de trouver une communautéethnique pure et hom ogène, ayant évolué" naturellem ent" dans cesens. Il ne manque pas bien sûr d'efforts pour faire croire àl'existence de telles communautés et m êm e de les produire par desprogrammes d'épuration ethnique, avec les résultats qu'on connaît.

S 'agit-il encore d'une communauté qui partagerait une culture,une langue ou m êm e une histoire commune - ou m êm e plusieurs?

S'agit-il, finalem ent, d'un peuple m obilisé et uni par un projetpolitique, plus ou m oins volontariste, pour se constituer dans unnouvel É tat, autour d'un programme de transformation sociale?

En fait, toutes les nations m odernes résultent d'un m élange defacteurs naturels et accidentels, im posés ou plus ou m oins libre-ment choisis. L 'A lgérie n'y fait pas exception, tout comme laFrance, dont l'idéologie nationale reste largement influencée par lem odèle républicain, politique et m oderniste, tout en gardant des

traces de conceptions plus ethniques de la nation qui remontentloin dans le passé et y rajoutant des éléments d'un nationalismeculturaliste plus moderne. Il faut dire, d 'ailleurs, que le nationalis-me algérien s'inspire en grande partie du modèle de la nationrépublicaine à la française. E ssentiellement, le projet de libérationnationale proposait la nation comme source de la souveraineté poli-tique. T out comme la nation française de l'époque révolutionnaire,la légitim ité que réclam ait la nouvelle nation à se gouverner elle-même, devait se fonder dans la Révolution, année zéro du nouvelordre, et non dans le passé des ancêtres. La nation se constituaitdonc les yeux tournés résolum ent vers l'avenir. D 'ailleurs, la no-tion d'unité nationale doit beaucoup à l'idéologie républicainefrançaise dans ces origines, ainsi que sous la forme de la penséegaullienne.

En m êm e tem ps, il est clair que le nationalism e algérien se for-

ge en opposition à celui des Français. Bien que certains élém entsdu républicanisme français figurent là-dedans, l'essentiel du natio-nalisme algérien est l'affirmation du droit à la souverainetéautonome au nom de la différence. Il est marqué par l'absence deprétentions à l'universalité qui caractérise en principe le républica-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 51/282

Nationalism e, développem ent et culture 51

politique, la nation algérienne se m obilise autour d'une identité

culturelle, ethnique et religieuse (arabo-musulmane), associée à unte rrito ire démarqué comme te rrito ire nationa l.

Dans le cas de l'A lgérie, il est évident que la reconquête du ter-ritoire national figurait comme un des objectifs prim aires de la luttede libération nationale et que cet objectif est atteint au m om ent del'Indépendance. D 'ailleurs, l'A lgérie a eu la chance d'éviter le grosdes conflits territoriaux, qui ont perturbé d'autres anciennes colo-nies. En fait, ses problèm es liés à la question territoriale résidentailleurs et concernent plutôt le statut du sol national et la composi-tion du peuple algérien.

O n sait que la question de la réappropriation du territoire natio-nal (enjeu d'importance dans toutes les luttes anticoloniales)assum ait une im portance particulière en A lgérie, du fait de la for-me spécifique de la colonisation de ce pays. L 'A lgérie a nonseulem ent subi une conquête et une occupation par une puissance

étrangère; son territoire a été intégré comme partie intégrante duterritoire français. Il est vrai que cette intégration représente le casle plus concret de l'assim ilation dans l'histoire de l'im périalism efrançais. O r, cette assim ilation, prônée en tant que but éventuel dela colonisation, m ais en fait toujours reportée pour les sujets colo-nisés eux-mêmes, ne s'est jamais appliquée qu'au territoire.Comme l'ont bien dit N icolas Bancel et Pascal Blanchard,

" l'assim ilation est valable pour les terres, pas pour les hommes

,,1.

En plus, ces terres ont été colonisées par une migration de massed'origine européenne, qui a transform é le territoire conquis en co-lonie de peuplemen t.

Au fur des années le peuple algérien est dépossédé de ses terresagricoles. La plus grande partie de ces terres passent entre lesm ains de l'État colonial ou deviennent la propriété privée des co-lons. C omme Jean-Paul Sartre l'avait bien rem arqué, la spoliation

des terres algériennes représente le cas le plus flagrant de vol dansl'histoire du colonialism e français. C omme dans d'autres colonies

1N icolas B ancel, Pascal B lanchard, "D e ('indigène à l'imm igré: im ages, m essa-ges et réalités", in L'Imaginaire colonial. Figures de l'immigré, Hommes et

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 52/282

52 Margaret Majumdar

de peuplement, elle était renforcée et rationalisée par l'idéologie de

la" m ise en valeur ", c'est-à-dire la valeur qui serait ajoutée au solpar le travail et les com pétences techniques du colon. En plus, il estvrai que, tout comme dans d'autres colonies, les cam pagnes m ili-taires servaient de prétexte pour l'occupation des terres incultivées,m ais ceux qui cherchaient la transformation de l'A lgérie en coloniede peuplement s'intéressaient avant tout à l'expropriation des terresfertiles, toutes déjà cultivées au moment de la conquête.

M ais en Algérie, à l'arrivée des troupes françaises, toutes lesbonnes terres étaient cultivées. La prétendue" m ise en valeur"s'est donc appuyée sur une spoliation des habitants qui s'est pour-suivie pendant un siècle: I'histoire de l'A lgérie, c'est laconcentration progressive de la propriété foncière européenne auxdépens de la propriété algérienne. Tous les moyens ont été bons2.

Selon les chiffres cités par Sartre3, les Algériens perdent lesdeux tiers de leurs terres au cours de la colonisation française. En

1850, les colons détenaient 115 000 hectares; en 1900, le chiffreétait déjà monté à 1 000 600 et à 2 703 000 hectares en 1950. Enplus, la propriété détenue par l'État français lui-m ême montait à Ilm illions d'hectares, ce qui ne laissait que 7 m illions aux A lgériens.

Cette spoliation des terres algériennes s'accompagne del'introduction de la privatisation de la propriété foncière. Tout lesystème juridique concernant cette propriété est bouleversé par unevariété de mesures qui ont pour effet la transformation de la pro-priété collective en marchandise, objet de ventes et d'achats,comme n'importe quel autre bien individuel. C eux qui travaillaientles terres sont obligés de partir, les liens quasi-organiques qui re-liaient les laboureurs à la terre sont rompus, la société rurale enparticulier est disloquée. L a transformation de la terre en capital estle point de départ de la transformation de l'économie entière parl'introduction de rapports capitalistes. En dépit du caractère fon-

dam entalem ent économ ique du processus et les m éthodes plus quebrutales qui étaient em ployées pour confisquer ces terres, notam -

2 Jean -P au l S artre, "L e co lon ialisme est un système", Les Tem ps M odernes, 123(ma rs-avril 1956), 1374-75.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 53/282

Nationalism e, développem ent et culture 53

ment comme représailles pour des activités de résistance, il

s'agissait dans les discours de l'adm inistration coloniale essentiel-lem ent d'une réform e juridique, une étape dans le sens du progrèsrational, le début de l'état de droit. De m anière aberrante, on m et-tait même au service le principe de l'égalité, en l'occurrence leprincipe de l'égalité des héritages dans le code civil, qui avait poureffet la fragm entation de la propriété collective traditionnelle et lacréation d'un marché de spéculateurs4.

Il n 'y a donc nul doute que la lutte de libération nationale devaitconcerner prioritairem ent la reconquête de ces terres. Comme l'abien dit Edw ard Said, c'était sur cette question que s'engageaientles batailles principales de l'im périalism e: qui possédait la terre,qui avait le droit de l'exploiter, qui l'entretenait, qui la regagnait etqui devait décider son avenir. Pour lui, toutes ces questions étaientdébattues, contestées, disputées, m ême réglées dans les narrationsdes litté ra tu res colonia les e t anti-colonia les5 .

C 'est peut-être trop dire, m ême quand il s'agissait de narrationsconstituées sous la forme d'une idéologie politique, mais il n 'y anul doute que cette expropriation de la terre explique la prioritéaccordée à la question du sol national en Algérie et les émotionsqu'elle peut soulever. Thème mobilisateur du discours nationaliste,il figure comme leitm otive dans la littérature algérienne de la pé-riode de la lutte de libération et reste capable de provoquer despassions politiques aujourd'hui, comme on a vu lors des débatsrécents sur la proposition de réform e du statut d'exploitation desterres ag rico les du domain e natio nal6 .

Kateb Yacine décrit, de manière éloquente, dans son romanNedjma, la perte du sol national comme un processus d'attritioncontinuelle. Son personnage Mahmoud n'a réussi à sauver que

4 Ib id ., 1375.5" The main battle in imperialism is over land, of course; but when it came to

who owned the land, who had the right to settle and work on it, who kept it going,who won it back, and who now plans its future - these issues were reflected, con-tested, and even for a time decided in narrative ", Edward W . Said, Cultu re a ndImperialism, London, 1993, x iii.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 54/282

54 Margaret Majumdar

deux hectares de la terre de ses ancêtres, qui disparaît progressive-

ment à chaque nouvelle génération.Soixante-dix ou quatre-vingts ans, peu im porte l'âge de M ahmoud: il a perdutrop d'enfants; il a sauvé ces deux hectares au fond de la clairière; les pèresen avaient soixante; il semble que le sol des aïeux fonde sous les pas desnouveaux-nés...7.

Said a décrit avec éloquence l'importance de la géographie del'impérialism e et l'articulation des espaces différents des rapports

coloniaux. Selon lui, le contrôle physique du territoire restel'essen tiel de l'impérialisme8. L 'asp ect g éog raphique est p rimaire;l'impérialisme est un acte de violence géographique, qui vise àmettre sur contrôle d'autres espaces planétaires9. L a lutte de libéra-tion anticoloniale sera égalem ent et prioritairem ent une bataillepour la terrelO . La réappropriation du sol national restera un desobjectifs les plus importants de la lutte, que ce soit en chassant lecolon du territoire ou en reprenant possession des terres perdues.

En fait, le retour en arrière n'était plus possible, le rapport à laterre s'étant profondément transformé. D 'ailleurs, en A lgérie on necherche pas la restauration des pratiques et statuts anciens. On necherche pas non plus à mettre en œuvre une vision composite de laterre nationale m arquée par tous les ancêtres qui y avaient m is lespieds, quelles que soient leurs origines - berbères, rom aines, ara-bes, turques, juives, françaises. C ette idée syncrétique de la terre et

partant de la nation algérienne, épousée par K ateb Y acine, n'a paspris la form e d'une synthèse effective nationale. D éjà dans son ro-man, le refus, même la répudiation du personnage hybride deNedjm a sym bolise le rejet de la hétérogénéité de la nation et, tout

7 Nedjma (1956),196.8" the actual geographical possession of land is w hat em pire in the final analysis

is all about" (Said, 93).9 "an act of geographical violence through which virtually every space in theworld is exp lored, ch arted, an d finally b ro ught u nd er co ntrol" (ib id., 2 71).10" At the m om ent when a coincidence occurs between real control and power,

the idea ofwhat a given place was (could be, m ight becom e), and an actual place- at that m om ent the struggle for em pire is launched. This coincidence is the logicboth for W esterners taking possession of land and, during decolonization, for

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 55/282

Nationalism e, développem ent et culture 55

aussi im portant, de sa part fém ininell. Au contraire, c'est un nou-

veau statut qu'on fait adopter pour les terres abandonnées par lescolons, déclarées biens de l'É tat.

En fin de compte, on doit reconnaître que l'impérialisme neconcernait pas la terre en prem ier lieu. Il s'agissait d 'une dynam i-que économ ique globale qui évolue à travers des étapes différentesmais est parfaitement capable de s'accommoder de la perte ducontrôle des territoires coloniaux. L 'essence des rapports économ i-ques de dom ination et de contrôle se trouve ailleurs.

Or, si on ne peut pas ignorer l'importance de la notion du solnational dans l'idéologie de libération nationale, il faudrait égale-ment souligner qu'elle ne sert pas de concept de base pour fonderla nation dans une conception d'enracinem ent dans le sol des ancê-tres. On n'aura pas recours au concept de terres ancestrales, voiretribales. On ne tournera pas les yeux vers le passé, mais par unem esure qui s'inspire du projet m oderniste et socialiste, le nouvel

État choisira la voie de la nationalisation de la terre, comme plusapte à favoriser le développem ent, m esure renforcée par la révolu-tion agraire des années 1970.

Car on ne peut pas séparer la création du nouvel État indépen-dant de ses ambitions de mettre en œuvre un projet detransform ation et de développem ent économ ique et social, projetqui nécessite le contrôle et la gestion des ressources économ iquesdu pays, ainsi que leur m ise en valeur.

C 'est surtout cet aspect du projet nationaliste qui nous préoccu-pent ici, ainsi que ses rapports avec la question de la culture.

Développem ent et culture

Disons d'emblée que les contradictions existent depuis le débutentre les prétentions et l'am bition d'un projet de développem entnational et les contraintes posées par les processus et les structures

gouvernan t l'économie in te rnationa le .

11Sur le symbo lisme du p erson nage d e Necljma dans le nation alisme alg érien , v oirK amal S alh i, The Politics and Aesthetics of Kateb Yacine. From FrancophoneLiterature to Popular Theatre in Algeria and O utside (Lew iston, NY I Lampeter,

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 56/282

56 Margaret Majumdar

L 'internationalisation, voire la mondialisation, de l'économ ie et

des finances, sur le plan macroéconom ique et systém ique, ainsi quesur le plan des pratiques locales de production et de commerce,crée des tensions qui dim inuent et sapent le contrôle des États-nations. En gros, on peut dire que la décolonisation a souvent étélim itée à un transfert de contrôle politique des m ains des anciennespuissances coloniales à celles des nouveaux états indépendants,sans pour autant beaucoup changer aux rapports de puissance éco-nomiques et financiers, si ce n'est par l'émergence de nouveauxpays à la tête des rangs de la dom ination m ondiale.

Encore une fois, ces contradictions ne s'appliquent pas qu'auseul cas algérien. D 'ailleurs, il faut reconnaître que l'A lgérie s'estdistinguée d'un grand nom bre de nouveaux états indépendants parsa politique volontariste, conçue sous des formes différentes etsous les régimes successifs pour faire face à ces difficultés.

Sans entrer dans les détails de toutes les difficultés du projet so-

cialiste et anticapitaliste, nous entendons exam iner ici quelquesaspects des rapports entre le développement et la culture.O n peut être d'accord avec B ertolt B recht sur la prim e nécessité

de donner du pain aux hommes: "Erst kommt das Fressen, dannkommt die Moral" (" La bouffe d'abord, la morale peut suivreaprès "), comme on chante dans l'Opéra aux Quat'Sous12. Aprèstout, on ne peut pas m anger les discours, et les fines réflexions surles questions de m orale ont peu à dire aux hommes affam és13. Tou-tefois, il ne reste pas moins vrai que le pain ne s'offrira querarement comme une aubaine et les variantes modernes du pain etdes jeux de l'empire romain produisent le plus souvent dans leurtrain une dépendance et un avilissement du peuple, qui n'a rien àvoir avec le développem ent durable, ni avec la citoyenneté dém o-

12Erst kommt das Fressen, dann kommt die M oral, Erst m ufJ es m oglich sein aucharm en Leuten, Vom grofJen Brotlaib sich ihr Teil zu schneiden (Be rto lt Brech t,Ballade vom angenehm en Leben, O péra aux Quat 'Sous).13L 'homme veut manger du pain, oui, Il veut pouvoir manger tous les jours, Dupain et pas de mots ronflants, Du pain et pas de discours (Han s E isler, B erto lt

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 57/282

Nationalism e, développem ent et culture 57

cratique14. Si ceux qui vivent dans la m isère, relative ou absolue,

vont arriver à m anger à leur faim , en préservant leur liberté et leurdignité hum aines, ce ne sera qu'à travers un processus de dévelop-pem ent sur tous les plans.

O r, la culture n'est pas un apanage secondaire, m ais un élém entde base de tout projet de développement, y compris et en prem ierlieu le développement économique et social, qui implique à sontour un projet de développement culturel. D ans cette perspective, laculture joue un rôle qui n'est nullem ent secondaire ou facultatif.O n ne saurait pas la considérer comme la cerise sur le gâteau.

T out projet de développement comporte un projet d'avenir, dontles traits essentiels seront déterm inés par le choix de principesthéoriques et idéologiques de base, qui guideront l'élaboration duprojet, tout comme les buts et les objectifs visés.

En même temps, ce projet d'avenir ne peut pas se passer d'uneconnaissance profonde des données de base réelles et actuelles, qui

constituent la trame de l'actualité, y compris les conditions histori-ques qui ont contribué à la formation de cette réalité présente.

Il est non moins évident que la m ise en œuvre et la réussited'une politique de développem ent, d 'ordre économ ique et techni-que, dépendent en large m esure d'une connaissance des facteursculturels pertinents, aussi bien que d'une stratégie de développe-m ent culturel qui nécessitera, dans la plupart des cas, des choix desociété et de politiq ue év id en ts.

Mais qu'est-ce que la culture?

On peut penser la culture comme tout ce qui concerne la créativitéet la production esthétique, que ce soit dans le champ de la musi-que, de la littérature, des arts en général. C 'est plutôt la définitionretenue par Edw ard Said, qui privilégie d'abord le plaisir commebut de la culture, et, en deuxièm e lieu, le fait qu'elle cristallise pour

14Comme dit A li A . M azrui, "l'im puissance corrom pt et l'im puissance absoluep eu t co rrompre ab solumen t" (" powerlessn ess corrup ts - and abso lute p owerless-n ess can corru pt abso lutely ", Cultural F orces in World Politics (London: Zed,

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 58/282

58 Margaret Majumdar

une société ses élém ents les plus nobles et les plus raffinésl5. L ais-

sons de côté ces aspects-là - non qu'ils soient sans intérêt niim portance, m ais par une conviction profonde que la culture artis-tique et créatrice vit et se développe selon sa propre dynam ique etsaura évoluer dans les pires conditions.

Partons plutôt d'une définition de la culture beaucoup plus lar-ge, dans laquelle la culture serait la m anière dont on vit son rapportà sa situation, à sa réalité, dans tous les domaines de la vie - unepratique donc qui est impliquée dans toutes les activités humai-nesl6. C 'est aussi le m édium , à travers lequel sont tissées toutes lescroyances et les pratiques qui façonnent la substance de notre expé-rience, que nous les assumions de manière consciente ouinconsciente, ou que nous les rem ettions en cause. C 'est donc aussiun système con figurant les rapports et les interactions entre les dif-féren ts élémen ts d e notre expérien ce.

Le champ de la culture s'étend aux valeurs et aux pratiques qui

ont cours dans la vie politique, juridique, religieuse, économ ique etintellectuelle, tout comme aux habitudes et pratiques de la vie quo-tidienne: nourriture, habillem ent, travail, courses, loisirs, vie defam ille, conventions sociales. Pourtant, on ne pourrait pas considé-rer la culture comme un "bloc". En prem ier lieu, ces élémentssont toujours en cours de développement et de changement; unsystèm e culturel n'a donc qu'une stabilité relative, surtout pas defixité absolue, m ais reste fluide et dynam ique. D 'ailleurs, si l'onpeut regrouper ces croyances, valeurs et pratiques en systèmes cul-turels plus ou moins définis et relativement autonomes, quiconstituent des cultures différentes, il n 'en reste pas moins vrai queles barrières entre ces cultures restent plus ou m oins floues selonles circonstances et que l'interactivité tran scende ces fron tières.

15" As I use the word, 'culture' means two things in particular. First of all it

m eans all those practices, like the arts of description, communication and repre-sentation, that have relative autonom y from the econom ic, social and politicalrealms and that often exist in aesthetic forms, one of whose principal aims isp leasu re. (...) S econd, an d almost impercep tibly , cu lture is a con cep t that in clud esa refining and elevating elem ent, each society's reservoir of the best that has beenknow n and thought, as Matthew A rnold put it in the 1860's" (Said, xii-xiii).16A li A. M azrui lui prête, entre autres, la fonction de " lentille de perception et de

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 59/282

Nationalism e, développem ent et culture 59

Dans tout cela, la conception de la culture comme pratique hu-

maine reste de prime importance. Cela suppose, certes, uneinteraction avec le fonds culturel historique constitué par les prati-ques de générations précédentes dans des contextes locauxspécifiques. C 'est tout aussi bien une interaction où le sens de cespratiques culturelles est toujours à réinventer, dans le cadre dessituations actuelles et des rapports avec d'autres cultures, ainsi qu'àla lum ière des divers projets d'avenir qui seront retenus.

V aste sujet, donc, dont nous ne retiendrons ici que trois aspectsprésentant les enjeux les plus pertinents: Le rôle de la culture dansle développement; l'évolution du débat sur la notion de culturenationale; et, finalem ent, la question im portante d'une fém inisa-tion de la culture

Le rôle de la culture dans le développement

En ce qui concerne le rôle de la culture dans le développement, il

est évident que tout développement socio-économ ique suppose unetransform ation des pratiques et des m entalités dans les dom ainesdifférents: sur le plan de la technologie et de l'adaptation àl'évolution de la connaissance scientifique; sur le plan des prati-ques du travail, m ais aussi sur le plan des techniques de la gestion,des rapports sociaux, professionnels et personnels; et sur le plan dela finalité - les choix stratégiques des objectifs, aussi bien que desm oyens pour les m ettre en œ uvre.

Sur tous ces plans, il peut y avoir des résistances culturelles parrapport aux changem ents im pliqués, comme au projet social qui aété retenu et à sa relation avec des conceptions diverses del'histoire. D es choix politiques sont nécessairement impliqués et ilest normal que les uns favorisent le développement plus que lesautres.

Il en va de m êm e des conceptions de la nature de la culture elle-

m ême, qui im pliquent, elles aussi, des choix im portants. O r, la plu-part du temps, les enjeux dans ce domaine se présentent sous laform e d'une opposition sim plifiée à l'excès, entre d'un côté la ca-pitulation devant l'hégémonie globalisante d'une culture" occidentale", et de l'autre le refus total de toute atteinte aux

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 60/282

60 M argaret M ajumdar

seulement dans ses aspects systém iques et la notion de pratique

cultu relle est larg emen t év acuée des discours.La culture" occidentale" est donc souvent vue comme un bloc,

qui constituerait sur le plan culturel la contrepartie nécessaire de la" modernité" sur les plans économique et technologique.D 'ailleurs, il ne manque pas d'exemples historiques, de ceux quiont décidé d'assum er pleinem ent ce choix, en prenant la voie d'uneoccidentalisation délibérée, à titre individuel ou national, comme laTurquie sous Atatürk. D 'autres pays se sont bien posé la questionde l'inévitabilité de ce lien, comme, par exemple, l'Égypte sousM uhammad Ali au dix-neuvième siècle ou le Japon, qui dès 1868cherchait à concilier une modernisation de l'économie et de latechnologie, sans perdre" l'esprit japonais ,,17.D 'ailleurs, il restevrai que beaucoup de pays ont connu l'expérience d'une occidenta-lisation de leur culture sans jouir des bienfaits éventuels d'unemodern isatio n de leu r économie.

La tendance à tout mettre sous l'enseigne de la défense desidentités culturelles (devenue non sans ironie le m ot d'ordre de laFrancophonie actuelle) reste assez souvent la seule réponse à unemondialisation dont l'essence est d'ordre économ ique et financier.Si la défense de la diversité culturelle a sûrement sa place dans lerang des préoccupations légitim es, il faut néanmoins constater que,sous la form e de la défense d'une identité culturelle, elle tend assezsouvent à résum er une conception statique de la culture, sans pren-dre en compte la nécessité, voire l' inévitabilité, du développementdans ce dom aine. Il est évident qu'une conception essentialiste dela culture comme une donnée fixe et quasi absolue, ne facilite pasle développem ent sur d'autres plans. Lorsque la référence au passédevient dominante, on oublie qu'il est tout aussi essentiel de seréférer au présent, et encore plus à l'avenir. L 'im portant, ce n'estpas seulement de savoir d'où l'on vient, ni où l'on se trouve, mais

aussi où l'on veut aller.En m êm e tem ps, une conception de la diversité de cultures dis-tinctes, homogènes et closes risque de rejoindre le point de vueassez simpliste d'un Samuel P. Huntington, qui assume que

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 61/282

Nationa lisme, d év eloppemen t et cultu re 61

l'existence de différences culturelles inconciliables dans le monde

actuel m ène nécessairement à des conflits inévitables et exacerbéssur le pla.n politique18. C ette tendance à considérer la culture com -me un bloc indécomposable ne prend en compte que ses aspectssystém iques, négligeant tout à fait ses aspects tout aussi impor-tants, qui relèvent de la culture comme ensemble de pratiques, avecleur propre dynamique, non seulement sur le plan interne, maisaussi dans les rapports avec d'autres cultures.

Au risque d'un schématisme évident, nous passerons rapide-m ent au deuxièm e aspect invoqué plus haut, qui concerne la notionde cultu re nationa le .

L'évolution du débat sur la culture nationale

Il est devenu un lieu commun de la pensée postcoloniale que lesnationalismes de la période des luttes anticoloniales seraient dépas-sés. Or, si la reconstitution du projet national, qui s'est avérée

nécessaire à l'époque postcoloniale, a rendu problém atiques lesidéologies nationalistes de certains points de vue, il n'en reste pasmoins vrai que le binarisme des oppositions reste une figure quin'a pas disparu du monde actuel, en dépit de la vogue des théoriesdu métissag e, d e l'h ybrid ité et du tran sn atio nalisme.

D 'ailleurs, un m inim um de cohésion nationale reste essentiel aubon fonctionnem ent des états-nations qui constituent toujours ànotre époque le cadre prim aire de toute adm inistration politique.Jusqu'à nouvel ordre, tout projet de développem ent sera donc en-cadré par les institutions et la politique d'un Etat national, m êm e siles lim itations de cet État national sont reconnues par rapport auxforces m ises en train par la m ondialisation ou m êm e dénoncées parceux qui voudraient qu'à leur notion d'une communauté culturelleplus large corresponde un É tat transcendant les frontières nationa-les d 'aujourd 'hui.

Le rôle d'une culture nationale dans le projet nationaliste a étéamplement débattu par F anon et d'autres19, avec tous les problèmes

18 The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, (N ew Y ork:Simon & Schuster, 1996).19V oir, par exem ple, "Sur la culture nationale ", Les Damnés de la Terre (Paris:

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 62/282

62 Margaret Majumdar

résultant de la dialectique entre la m odernité et la régression dans

la (re- )constitution de cette culture nationale. L es révolutions na-tionales ont pu s'inspirer d'un projet de défense ou de restaurationd'une culture oblitérée, réprim ée ou anéantie par la colonisation.Elles ont pu égalem ent proposer une vision d'une nouvelle culture,rom pant avec le passé, ouvert sur un m eilleur avenir et im pliquantla création du nouveau sur tous les plans, y compris la créationm êm e d'un nouvel homme. C 'est la tension entre ces deux tendan-ces qui a pu caractériser l'élaboration d'une politique culturelle aulendema in des indépendances.

En Algérie, la notion de culture nationale a vu le jour commecontrepoids à la culture imposée par l'ancienne puissance colonialeou à la destruction de la culture" indigène" par la colonisation20.Or, s'il y a un consensus sur le besoin d'une culture nationale, il ya des opinions diverses sur ce qui devait constituer les fondem entsde cette culture. D evait-on aller puiser ses sources dans une culture

précoloniale qui n'était pas, à proprem ent dire, nationale? D evait-on chercher ses fondem ents dans la révolution elle-m êm e et dansles événements fondateurs de cette révolution, datant de 1954 etdonc d'une période plus récente? O u devait-on privilégier la trans-formation de la culture au moyen d'une révolution culturelle quiallait accoucher d'êtres humains de type nouveau?

En fait, la source des problèmes éventuels doit se chercherm oins dans les circonstances de la naissance de cette idée de cultu-re nationale que dans son évolution ultérieure et son expressioncomme politique culturelle de l'É tat, qui choisit finalem ent le ca-ractère arabo-musulman du peuple algérien comme l'élémentessentiel de la culture nationale. D 'abord, c'est dans la notion m ê-me de culture nationale, considérée comme une seule entitéhom ogène, subsum ant m êm e la notion du nouvel homme dans cet-te recherche d'une identité, qui se dém arquerait par son opposition

à la culture de l'ancienne puissance coloniale. Il faut constater, ce-pendant, que cette opposition n'empêche, et même nécessite, la

20 Selon A bdelm ajid Meziane, la France avait comme objectif la déculturation dela po pu lation algérien ne, et selo n Ahmed Taleb Ibrahim i, la F ran ce aurait ann ihiléla culture alg érienn e. Voir B en jam in S tora, La Gangrène et l'oubli, Paris, 1 992 ,

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 63/282

Nationalism e, développem ent et culture 63

constitution d'une culture nationale qui se calque sur le m odèle de

l'ancienne culture coloniale. La volonté de se distinguer de l'autreentraîne la supposition d'une culture nationale distincte, exprimantl'hom ogénéité de la nation, qui ressem ble à beaucoup d'égards, àla conception dom inante de l'identité culturelle française, qui auracours dans la culture républicaine depuis la Ille République21 .

A partir de là, deux problèm es se suggèrent:Prem ièrem ent, l'homogénéité supposée de la culture nationale

algérienne n'existe pas en réalité. Comme dans la plupart des paysdu monde, il n'existe pas une seule culture unidimensionnelle,(comme on peut difficilem ent im aginer m ême des individus unidi-mensionnels) mais une multiplicité de cultures comportant desidentités diverses, qui se surimposent les unes sur les autres. Laculture est, donc, une tram e de processus, qui peuvent se compléterdans une réciprocité complémentaire, qui peuvent également secontredire, qui peuvent même co-exister carrément dans une juxta-

position simple. D 'ailleurs, la notion de culture nationalen'implique pas du tout une homogénéité culturelle sur tous lesplans, ni une culture unique et m onolithique. Au contraire, touteculture qui se veut une culture nationale est forcém ent hybride ethétérogène.

D euxièm em ent, si le choix du couple arabo-m usulm an commebase essentielle de cette culture nationale se com prend aisém entcomme un effort pour se créer une identité en opposition àl'ancienne puissance coloniale, il convient moins à la constitutionpositive d'une réelle identité nationale, c'est-à-dire algérienne, caril ne contient rien de spécifiquement algérien. On pourrait signalerla m êm e absence de spécificité algérienne dans le choix de la lan-gue nat ionale .

21Comme l'a bien rem arqué Sam ir Amin, la notion d'une culture distincte et inva-

riable doit beaucoup à la conception de la culture eurocentriste, qui propose unseul m odèle occidental, à suivre par tous les peuples du monde: " Eurocentrism isa culturalist phenomenon in the sense that it assumes the existence of irreduciblydistinct cultural invariants that shape the historical paths of different peoples.Eurocentrism is therefore anti-universalist, since it is not interested in seekingpossible generallaw s o f h uman evolu tio n. B ut it d oes p resen t itself as u niv ersalist,for it claim s that im itation ofthe Western model by all peoples is the only solution

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 64/282

64 M argaret M ajumilar

Le rôle de la langue comme véhicule et relais de la culture n'est

pas ici en question. C 'est plutôt sa capacité de servir de facteurd'unité nationale qui est à dém ontrer, car, s'il est clair que les lan-gues peuvent contribuer à créer un effet de solidarité entre lesmembres de communautés linguistiques, elles ne peuvent pas àelles seules créer de toutes pièces cette solidarité. L es vrais liens desolidarité doivent se chercher ailleurs, dans une communautéd'intérêts.

D 'ailleurs le rôle de la langue ne se résume pas dans son rôleplutôt passif, de dépositaire des trésors d'une culture, bien quec'est un aspect fort im portanf2. La langue est elle-m êm e une prati-que culturelle active et créatrice, qui n'a aucune existence endehors de la communication et le rapport à l'autre. O n peut diffici-lemen t la lim iter à ses qualités iden titaires.

On peut dire la même chose de la culture. En tant que systèmeou essence, la culture, surtout sous la form e de " l'identité culturel-

le" risque de dénoter une fermeture, plutôt qu'une pratique qui'implique la communication et le rapport à l'autre. Comme disaitPaul Garapon :

A trop vouloir cultiver ses origines et son identité, une communauté ne risque-t-elle pas de s'enferm er dans sa citadelle culturelle comme le poète dans satour d'ivoire? Au lieu de servir l'individu dans son rapport au groupe,l'id entité menace de l'y asserv ir, et ch aqu e id entité, lo in de s'ou vrir aux au tresd an s un rappo rt d 'éch ange, les concu rren ce23,

En fait, le problèm e de la culture nationale est trop souvent penséen dehors de son rapport à la dim ension proprem ent politique de laculture. L à encore, on pourrait attribuer cette hésitation à réfléchirsur la dim ension proprem ent politique de la culture à l'héritage durépublicanisme français qui affichait une séparation de la culture etla politique, en reléguant le culturel, en théorie sinon dans la prati-

22" 'Every language is a tem ple', said O liver W endell H olm es, 'in w hich the soulofthose w ho speak it is enshrined' "D avid Crystal, "D eath Sentence" (Guardian25.10.1 999).

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 65/282

Nationalism e, développem ent et culture 65

que de l'É tat, dans le dom aine du privé24.Par contre, toute concep-

tion de culture nationale doit nécessairem ent prendre en compte unde ses aspects les plus im portants, la culture politique. Il est évi-dent qu'il y a une politique de la culture, qui a pris beaucoup plusd'im portance sur le plan national, ainsi que sur le plan m ondial, oùon a vu des batailles et des débats de prem ière im portance dans lesannées récentes. Dans ces débats, c'est l'idée de la culture commesystème identitaire qui a pris le dessus.

Par contre, la culture, considérée comme un ensem ble de prati-ques ou de processus qui opèrent sur le plan politique, comme surtous les autres plans de la vie sociale, ne figure guère parm i lesenjeux. O r, le prem ier problèm e de la culture proprem ent politiquedans ce sens est la m anière dont le citoyen vit, et pourrait vivre, sesrapports avec l'É tat; c'est ce rapport en particulier qui définit laculture proprem ent nationale dans sa dim ension politique. Celasuppose une réflexion politique, qui passe outre à la définition de la

nation en term es d'identités culturelles, qui m ême dans le m eilleurdes scénarios laisse peu de place à un projet de développem ent et,dans le pire des cas, prête à la poursuite d'une politique identitairede purific ation e thnique .

Cette nouvelle réflexion sur la culture politique se révèled'autant plus nécessaire qu'il est presque axiomatique que tout pro-jet de développement vise à impliquer la nation entière dans sam ise en œuvre. C 'est ici que le rôle du développem ent d'une cultu-re nationale peut s'affirm er. Q u'on la caractérise de nationalism eou de citoyenneté démocratique, cela pose le même problème del'inclusion de tous les citoyens dans les décisions qui concernent lepays, y com pris les choix de m odèle économ ique et de société et lapossibilité de transform ation de l'É tat, notamment des rapportsentre l'É tat et ses citoyens.

Les obstacles à ce développem ent sont m ultiples. Sur le plan de

l'économ ie elle-m ême, il peut y avoir une configuration de structu-res qui empêche ou rend difficile l'engagem ent de la population à

24 Sur la priorité do nn ée au politiq ue dan s la traditio n rép ub licaine fran çaise, vo irJean-P ierre L angellier, "Un monde métis? o u la dissolu tion des Y alta cu lturels",

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 66/282

66 M argaret M ajumdar

titre de citoyen. Par exemple, la prédominance d'une économie

rentière dans un pays doté de ressources naturelles immenses, dontl'exploitation ne dépend pas d'une m ain d'œuvre im portante, ris-que de produire un État qui a accès à des richesses pour ses coffressans devoir faire appel à la participation, et aux im pôts, de la gran-de m ajorité des habitants du pays. L es conditions sont réunies pourun divorce éventuel entre l'Etat et les (non)citoyens qui, dans cesconditions, ont peu de possibilités de faire entendre et compter leurVOIX.

D 'ailleurs, on ne saurait pas négliger les facteurs externes, quiopèrent sur le plan m ondial: les structures hégém oniques du sys-tème économique; les processus financiers internationaux quimènent inexorablement à l'endettement des pays africains etd'autres, m algré les atouts dont ils jouissent en term es de ressour-ces naturelles et humaines; pour ne rien dire du déséquilibre entermes de pouvoir politique et m ilitaire entre les nations.

Loin de minimiser le besoin du développement d'une culturenationale effective, toutes ces difficultés ne le rendent que d'autantp lus nécessa ire.

La fém inisation de la culture

Pour finir, reposons la question de la culture en ce qui concerne lerôle des femmes dans le développement. Laissant de côté les ar-guments qui reposent sur la justice et l'égalité des droits, il a étéam plem ent dém ontré que l'engagem ent des femmes dans un projetde développem ent durable est un des gages m ajeurs de son succès.

Sans compter le gaspillage énorm e de ces ressources hum ainesqui com ptent plus de la m oitié de la population du m onde - gaspil-lage qui est dû aux problèm es d'accès à la scolarité, à la form ation,à l'em ploi, aux soins, à l'inégalité de droits et à leur exclusion vir-tuelle de la vie publique, il est clair que les femmes ont aussi un

rôle spécifique à jouer vis-à-vis des activités qu'elles gèrent seules,ou qui les concernent prioritairem ent - travail dom estique, provi-sion et gestion de la nourriture, du combustible et de l'eau desm énages, l'éducation des enfants, pour ne pas oublier leur rôle deprime importance dans le secteur agricole.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 67/282

Nationalism e, développem ent et culture 67

La m ise en place des trois" piliers" du développem ent durable,

que sont la protection de l'environnement, le bien-être économ iqueet l'équité sociale, dépend en large m esure de la prise en com pte dela place des femmes dans toute stratégie de développement25.

L a protection de l'environnement exige une connaissance solidedes rapports que les femmes entretiennent avec les ressources natu-relles et de leurs connaissances en la m atière, les différents effetsspécifiques de la dégradation de l'environnem ent sur les hommeset sur les femmes, tout comme la reconnaissance de leurs droits etde leurs rôles spécifiques dans la planification et la gestion dans cedomaine26.

Le bien-être économique d'une société dépend de la m ise enœ uvre de toutes ses ressources hum aines, femmes et hommes com -pris. On estime que les femmes constituent 70 % des habitants dela planète vivant dans la pauvreté absolue dans un monde où leplus grand nombre de fam illes et de ménages sont gérés par une

femme seule à leur tête. Les femmes ont, en effet, deux fois plus dechances de vivre dans la pauvreté que les hommes27.L 'élim ination de la pauvreté passe donc prioritairement par

l'am élioration du bien-être économ ique de la femme. Il reste évi-demment beaucoup à faire, surtout dans le domaine del'organisation du marché du travail, de l'égalité des salaires, del'égalité d'accès à l'école, aux services de santé et au crédit. À titred'exemples venant d'autres pays, une étude de la clientèle des ban-ques indiennes principales a trouvé seulement Il % de femmesparm i les clients empruntant de l'argent, et au Zaïre seulement14% . Une étude de la Banque mondiale a estimé que, si les fillesavaient le même accès à l'école que les garçons au Kenya, il y au-rait une hausse de la production alimentaire de 9 à 22% , et jusqu'à25% , si l'accès à l'école prim aire était garanti à touS28.

25" Gender Equity and Sustainable Developm ent", Social Briefing Paper No 2,

Hein rich Boll Foundation, Toward s Earth Summit 2002, Johannesburg .26Ibid.27" Pov erty E lim inatio n an d the Power ofWomen", D ep artment for Internatio nalDevelopmen t, UK (2000).

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 68/282

68 Margaret Majumdar

D 'ailleurs, les inégalités et discrim inations qui existent sur le

plan juridique et politique représentent un obstacle considérable àla participation des femmes dans la vie sociale et publique et réper-cutent sur les conditions sociales essentielles à la réussite de toutestratégie de développem ent durable. Sur ce point, on pourrait con-sulter le rapport de l'Unifem (Fonds de développement pour lesfemmes de l'ONU), publié en 2000, et qui dresse le bilan du pro-grès qui a été fait et qui reste à faire dans ce domaine, tout commele rapport du Departm ent of International D evelopment du gouver-nem ent britannique, intitulé" Poverty Elim ination and the Pow erof W omen" de la même année.

Si toute am élioration du statut des femmes passe forcém ent parune politique volontariste de la part des pouvoirs publics, elle exigeen m êm e tem ps une transform ation de valeurs et de pratiques sur leplan culturel. Cette transformation ne tombera pas du ciel, et nesera pas véhiculée par une courroie de transm ission à sens unique;

il n 'y aura aucun développem ent du niveau culturel, s'il ne part pasd'un mouvem ent réciproque, im pliquant des changem ents à la basecomme au sommet et une interaction entre les deux dansl'élaboration des objectifs comme dans le choix des m oyens pourles réaliser. On ne saurait surtout pas négliger le rôle que les fem -mes elles-mêmes peuvent jouer dans la transformation de laculture, sans verser dans les excès d'une exaltation d'une naturefém inine idéalisée, comme d'aucuns ont tendance à faire29.

La Convention des Nations Unies de 1979 sur toutes les form esde discrim ination à l'égard des femmes oblige les É tats signatairesà instaurer la pleine égalité des femmes sur les plans constitution-nel et juridique. En m êm e tem ps, elle fait une obligation aux Étatsparties de " m odifier les schém as et m odèles de com portem ent so-

29

Cf. " The fate o f human ity may indeed depend upon creativ e communicationand androgynization of the command structure. Those social m ovem ents w hichenhance contact and communication and those which seek to expand the role ofwomen may turn out to be the most critical of them all. A greater role for womenis needed in the struggle to tam e the sovereign state, civilize capitalism , and hu-m anize communication. To the question 'w hat is civilization ?' it m ay one day bepossible to answ er 'hum ane communication in a truly androgynized w orld' " (Ali

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 69/282

Nationalism e, développem ent et culture 69

cioculturel de l'homme et de la femme en vue de parvenir à

l'élim ination des préjugés et des pratiques coutum ières, ou de toutautre type, qui sont fondés sur l'infériorité ou la supériorité de l'unou l'autre sexe ou d'un rôle stéréotypé des hommes et des fem-mes ,,30.

L 'A lgérie devient signataire de cette C onvention en 1997, sousréserve de la prim auté de la loi coranique, lorsque les deux entre-raient en conflit. En fait, même avant cette accession, l'Étatalgérien avait préféré prendre la position qu'il fallait trouver le jus-te m ilieu entre l'amélioration du statut de la femme et le respectdes attitudes sociales profondém ent ancrées dans la société. C 'estla même conclusion qui est proposée dans son rapport de 1999 surl'applicatio n de la Conven tion.

Des progrès ont néanm oins été faits dans plusieurs dom aines.Dans le secteur judiciaire, par exemple, le nombre de femmesnommées juges d'instruction augmente en août 2001 de 15 à 137,

sur 404 au total, et on a vu la nomination de deux femmes à la pré-sidence de tribunaux. T ous les partis politiques importants ont créédes sections fém inines. D es programmes de contrôle de la fertilitéont été m is en œuvre, résultant dans la baisse du taux des naissan-ces (par femme) de 6,7 en 1980 à 3,5 en 199831. D 'ailleurs, lepourcentage de femmes actives dans la main d'œuvre, 36% en1997, a continué d'augm enter32, tout en ne représentant que quel-que 18% de la m ain-d'œ uvre form elle globale3 .

Toutefois, la réform e du Code Personnel m is en place en 1984,se laisse attendre, jusqu'à nouvel ordre. D 'ailleurs, la proportion defemmes dans les instances législatives (3.8% des sièges dansl'A ssem blée N ationale en janvier 200034) et dans l'exécutif resteinfim e. En cela, il faut le dire, les assemblées et les gouvernem ents

30Convention sur toutes les form es de discrim ination à l'égard des femmes, Or-~ anisatio n d es N atio ns Unies, 19 79, article 5 C a).

I P ro gramme d e d évelo ppement d es N ation s Unies.32Rapport des Nations U nies sur le progrès m ondial dans le développem ent hu-main et économ ique, 2000.33 Interview avec Boutheina Chenet, ministre de la Famille et de la Conditionféminine, Liberté, 29 avril 20 03 .

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 70/282

70 M argaret M ajumdar

des pays occidentaux ne peuvent pas s'offrir en exemple. Il n'y a

que l'A ssemblée N ationale du Pays de G alles, qui puisse se targuerd'être la prem ière assemblée à avoir réussi en 2003 à installer laparité complète entre hommes et femmes, en ce qui concerne lesdéputés, et une majorité de femmes dans l'exécutif.

Condorcet, Fourier et d'autres ont dit que le stade de dévelop-pement d'une société humaine se mesure à la manière dont y sonttraitées les femmes. On peut aller plus loin en constatant quel'évolution de la condition fém inine ne sert pas uniquem ent de m e-sure globale du niveau de développement atteint. L a transformationculturelle dans ce dom aine est une condition m êm e de ce dévelop-pement. C omme disait Kofi Annan, Secrétaire G énéral des N ationsUnies, le 5 juin 2002 : " Il n 'y a pas de doute que toute société quine m et pas à son cœur la pleine participation des femmes est vouéeà l'échec ,,35.

Le cas de l'enseignement est fort pertinent. Si l'on en juge par

les indicateurs, un pays comme l'A lgérie a fait des progrès énor-m es depuis l'Indépendance dans le dom aine de la scolarisation desfilles. Le taux de l'analphabétisme fém inin a baissé de 76% en1980 jusqu'à 46% en 200036, et 14% seulement des jeunes filles(15-24 ans) en 2002. Si le taux de filles inscrites à l'école se-condaire dépasse désorm ais celui des garçons (104 contre 100), iln'em pêche que le nombre d'inscriptions de jeunes filles représen-tait seulement 60% de la classe d'âge en 1999 / 200037. Pourtant,ces indicateurs quantitatifs ne suffisent pas à eux seuls. Il n 'est passeulement question du nombre de jeunes filles qui poursuiventleurs études jusqu'au niveau universitaire, ni d'ailleurs le taux defém inisation du personnel enseignant, où, là encore, des progrèsrem arquables ont été faits. Il s'agit aussi de les comparer à d'autresindicateurs comme les statistiques concernant la répartition deshommes et des femmes dans le monde du travail; les taux d'échec

et d'abandon des études; les taux de promotion et la distributiondes hommes et des femmes à tous les niveaux de l'em ploi.

35" G end er E quity and Sustainab le D evelopmen t ".36Rapport des Nations U nies sur le progrès m ondial dans le développem ent hu-main et éco nomique, 20 00 .

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 71/282

Nationa lisme, d év eloppemen t et cu ltu re 71

Il s'agit aussi d'exam iner des éléments d'ordre qualitatif.

D 'abord, il y aurait lieu de rem ettre en question la neutralité suppo-sée du savoir inculqué à l'école, du point de vue des différencesentre les sexes. Il s'agit du contenu des programmes, des m éthodesd'enseignem ent et de recherche, des connaissances et des form a-tions offertes. Il s'agirait aussi d'étudier le choix des débouchés,les structures des hiérarchies et la répartition des pouvoirs entre leshommes et les femmes dans les universités, dans les entreprises,dans l'adm inistration et dans les instances politiques. E nfin, le con-texte socioculturel et idéologique n'est pas à négliger, tout commela question d'accès aux organes de la vie intellectuelle et m édiati-que.

Si l'on peut constater un décalage entre, d'un côté, le taux descolarité élevée de jeunes filles en A lgérie et leur participation parla suite à tous les niveaux de la vie économique, sociale et publi-que, on est en droit de se poser la question de la transition entre

l'école/ université et la société plus large.Le nouvel ordre national?

Notre conclusion sera forcément provisoire. Il s'agit de poser laquestion si une reconstitution du nationalisme est en train de sefaire en A lgérie.

Bachir Medjahed, entre autres, a parlé dans Le Q uotidiend'Oran récemment d'un" nouvel ordre national ", dont les élé-ments commencent à se mettre en place depuis les électionsprésidentielles d'avril 200438. P arm i ces éléments se comptent unenouvelle unité politique où l'alliance présidentielle assume lacommande de tous les leviers du pouvoir, jouant le rôle que jouaitdans le tem ps le parti unique, FLN . C 'est ainsi que toutes les oppo-sitions, actuelles ou possibles, politiques, médiatiques ousyndicales, renonceraient à peser sur l'échiquier politique. D ans

ces circonstances, on dirait que le Président B outeflika, réélu avecprès de 85% des voix, joue de plus en plus le rôle d'un hommeprovidentiel gaullien, rassemblant la nation sur la voie d'unconsensus au moins provisoire. D 'ailleurs, il a fait campagne sur ce

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 72/282

72 Margare t Ma jumdar

thèm e, en appelant à " l'unification dans les rangs en vue de consa-

crer la réconciliation nationale". Reprenant le thème durassem blem ent national, au-dessus des intérêts et partis particu-liers, il propose donc une nouvelle recomposition du paysagepolitique. D 'un côté, il rend au FLN son rôle d'organe politiquenationale, reconnaissant par là qu'il ne peut pas être un parti com -me un autre mais représente la nation entière et " nul n'a le droit dese l'approprier ". Or, ce n'est pas la fin du pluralisme politique etle retour au parti unique. C 'est plutôt l'incorporation de tous lespartis, toutes les organisations représentant la " fam ille révolution-naire" sous la bannière de la présidence. C 'est ainsi qu'il proclam es'adresser au peuple" au nom du FLN, du RND, de HMS, au nomde toutes les organisations de m asse (paysans, travailleurs, fem -mes), de la société civile, des victimes de terrorisme et de lafamille révo lu tionnaire (moud jahid ine, familles de moud jah iddineset enfants de chouhada) ,,39.

Il est encore trop tôt de savoir si cette reconstitution du nationa-lisme algérien marque une nouvelle étape qualitative dans sonhistoire. À part la volonté de réconciliation nationale, on peut si-gnaler une autre tendance, un certain désir de norm alisation, par oùl'A lgérie deviendrait une nation comme les autres, consignant à1'histoire son statut exceptionnel de nation formée dans la luttecontre la F ran ce.

Il reste toutefois beaucoup à faire pour la norm alisation du sta-tut de la femme et son inclusion à plein titre et à part égale dans lanation algérienne. A u cours de la campagne électorale, A bdelazizBouteflika "rassurait la femme algérienne au sujet du code de lafam ille, un constat qui fera sûrement partie des grands dossiersdans la m allette du président-candidat au lendem ain du 8 avril',4O .Pourtant, jusqu'ici les réform es proposées restent assez tim ides,d'autant plus qu'elles ont déjà donné lieu à une résistance farou-

che.Dossier difficile et conflictuel sans doute, nul ne peut l'ignorer,m ais c'est un des enjeux essentiels du processus politique actuel.

39D iscours de B ouira (22 mars 2004); Le Quotid ien d 'Oran (2 3 mars 20 04 ).

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 73/282

Nationa lisme, d év eloppemen t e t cultu re 73

D 'ailleurs tout m ouvem ent de développem ent économ ique, cultu-

rel, social et politique dépendra des progrès faits en ce dom aine etsera mesuré par rapport à ceux-ci.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 74/282

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 75/282

La figure du " traître" et du boucémissaire: l'in strumentalisation desharkis par l'É tat algérien

Nina Sutherland

L'été soixante-deux n'a m arqué que le début de l'histoire des har-kis, ces anciens supplétifs de l'armée française, aussi bien enA lgérie que de l'autre côte de la M éditerranée. Leur désarm em entavant même le cessez-le-feu du 19 mars 1962, les laisse vulnéra-bles aux règlem ents de com pte m enés par certains nationalistes.Benjam in Stora! estim e qu'au cours de l'été soixante-deux entredix et vingt-cinq m illes d'entre eux ont été massacrés par le Frontde Libération Nationale (FLN). Selon Mohand Hamoumou2 le

chiffre est beaucoup plus élevé, cent m ille harkis et membres deleur fam ille ont trouvé la m ort. D e tels m assacres contredisent lesengagem ents du GPRA (G ouvernem ent Provisoire de la R épubli-que Algérienne) pris dans les Accords d' Évian, aux termesdesquels: "Nul ne peut être inquiété, recherché, poursuivi,condam né ni faire l'objet de décision pénale, de sanction discipli-naire ou de discrim ination quelconque, en raison d'actes commis

en relation avec les événements politiques survenus en Algérieavant le jour de la proclam ation du cessez-le-feu ". Au-delà de cesmassacres, d 'autres supplétifs sont arrêtés par les nouvelles autori-tés algériennes et détenus en prison ou dans des cam ps de travauxforcés où ils dem eurent souvent jusqu'au début des années soixan-te-dix3. La Croix Rouge a recensé 13 500 harkis incarcérés en

1Histo ire d e l'A lg érie d epuis l'in dépendance : 1. 1962-1988 (Paris: La Décou-v erte, 2001), 14-15.

2 Et ils sont devenus harkis (Paris : Fayard , 1993),92.3 On trouve des tém oignages de vie dans ces cam ps dans le docum entaire de FaridHaroud, Le mouchoir de mon père (F rance Télév ision, 2002). Son père, an alpha-bète, a brodé un mouchoir pour tracer son parcours dans les camps. ZahiaR ahm ani dans son rom an, Moze (P aris: É ditio ns S ab ine Wespieser, 200 3), d écrit

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 76/282

76 Nina Sutherland

A lgérie en 1965. R édha Malek, ancien Prem ier m inistre algérien et

un des négociateurs des Accords d'Évian, a soutenu pour sa partsur RFI en 2004, que les autorités algériennes ont em prisonné lesharkis pour les protéger. Un certain nombre d'entre eux a néan-m oins réussi à se réfugier dans des casernes de l'arm ée française.Rapatriés en France, entre juin et septembre 1962, ils ont à nou-veau été" parqués" dans des camps pendant de nombreusesannées.

Le discours officiel de l'état algérien n'a cessé de définir laquestion des harkis comme un problème purement franco-français.A l'inverse, ce chapitre tentera d'exam iner comment, depuis qua-rante ans, pour l'ensemble des acteurs politiques algériens la figuredu harki a bien souvent servi de bouc ém issaire dans les nom breu-ses crises qui ont frappé le pays. II se penchera sur le qualificatif de" traître" souvent utilisée en Algérie pour désigner les harkis. Lecadre temporel retenu dépassera quelque peu le quarantièm e anni-

versaire de l'indépendance en 2002, pour exam iner la présence deHamlaoui Mekachera, Secrétaire d'É tat français aux AnciensCombattants, dans la délégation officielle française lors de la visitedu P résident Chirac en A lgérie en février-mars 2003 et l'oppositiondes associations de harkis et des hommes politiques français dedroite à la présence du Président A bdelaziz Bouteflika au soixan-tième anniversaire du débarquement en Provence en 2004. Lesdéclarations du Président Bouteflika lors du référendum sur lacharte sur la paix et la réconciliation nationale seront égalem entabordées.

Le mot" harki" vient de l'arabe harka qui signifie" m ouve-m ent". C e term e arabe désignait les unités de supplétifs algériens,attachées à l'arm ée française, créées en 1954, et rendues officiellespar une note gouvernementale le 8 février 1956. Ces supplétifs,m em bres des harka, ont alors pris l'appellation de " harki ". Au-

delà, deux autres groupes de combattants algériens ont égalem entété établis par l'adm inistration française: d'une part, les m oghaz-ni s, des soldats qui protégeaient les Sections AdministrativesSpécialisées (SAS), elles-m êmes des unités composées d'un méde-cin, d'un instituteur et d'un soldat et im plantées dans la cam pagne

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 77/282

La figure du traître et du bouc ém issaire 77

tâches adm inistratives et sanitaires; d'autre part, les G roupes Mo-

biles de Sécurité regroupaient des hommes assurant la sécurité desédifices publics ou des marchés.

Mais depuis la fin de la guerre d'indépendance, le mot harki aété employé, aussi bien en France qu'en Algérie, pour désigner,bien au-delà des seuls anciens supplétifs, tous les A lgériens ayanteu un comportement pro-français pendant le conflit. L e term e harkiunifie et recouvre ainsi des réalités sociales fort différentes. En ef-fet, quoi de commun entre un supplétif engagé avec un contrat decourte durée (d'un ou plusieurs m ois), un militaire de carrière, unmaire du village ou un ancien député à l'Assemblée Nationalefrançaise, tel que le B achaga Boualem ?

En A lgérie et dans la communauté algérienne en France, ce m otest devenu synonyme de traître. C ertains jeunes Français d'originealgérienne, très peu arabophones, considèrent m êm e, à tort, que lemot harki est le terme arabe correspondant à "traître". Lakhdar

B elaïd, écrivain et journaliste français d'origine algérienne décrit,dans ses polars4, l'utilisation par les jeunes d'origine maghrébine,de la phrase" espèce de harki" comme une insulte banale. Unetelle utilisation démontre à quel point la génération de la guerred'A lgérie a inculqué les mythes de ce conflit à ses enfants, mêmesi la fam ille est définitivem ent installée en France. Cela peut éga-Iement apparaître comme un signe de la forte influence del'Am icale des Algériens (branche du FLN qui supervisait la com -munauté ém igrante algérienne) sur la population algérienneimmigrée en France et de son rôle dans la diffusion d'une versionofficielle de l'histoire prônée par les autorités d'A lger5. L a stigma-tisation du terme est telle que depuis le 10 février 2005, toute" injure ou diffam ation commise envers une personne ou un groupede personnes en raison de leur qualité vraie ou supposée de harki"est interdite par la loi française.

4 Un des p ro tag on istes princip au x d e ces p olars est B ensalem , un officier de p olicequi est fils de harki.S Philippe B ernard, " Le m étissage des m émoires: un défi pour la société françai-se ", Hommes et M igrations" Vers un lieu de mémoire de l'immigration ",

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 78/282

78 Nina Sutherland

Les m édias français et algériens, aussi bien que les gouverne-

m ents des deux pays ne sont guère soucieux de faire la distinctionentre les différents groupes et utilisent le term e harki de façon ex-tensive et indéterm inée. L e cas de Ham laoui Mekachera, Secrétaired'État français aux Anciens Combattants, nommé en mai 2002,personnifie cette situation. Il est un ancien officier de l'arm ée fran-çais, saint-cyrien, qui s'est engagé bien avant la guerre d'A lgérie.Depuis sa retraite de l'armée en 1977, il a occupé de nombreusesfonctions adm inistratives et politiques en France. Si on écarte sonpassage à la présidence du Conseil des Français-M usulm ans, rienne le lie aux supplétifs et à leur situation précaire pendant et aprèsla guerre d'A lgérie. Pourtant les m édias des deux rives de la M édi-terranée font souvent référence à lui en le décrivant comme harki:

" Autre nouveauté, c'est un harki, Ham laoui M ekachera... quis'occupera pour la prem ière fois des anciens combattants. " (LeFigaro, 17 juin 2000)

"Hamlaoui M ekachera - M inistre des Oubliés de l'H istoire"(Le Monde, 6 juillet 2002). L 'expression" Les Oubliés del'H istoire" est souvent utilisée pour décrire les harkis6, comme parexemple dans un autre article du même journal la semaine précé-dente7.

"Un harki accompagne le Président Chirac. [...] HamlaouiM ekachera [...] un ancien serviteur de l'arm ée française durant laR évolution algérienne et représentant par excellence des harkis"(Le Matin , 2 m ars 2003)

A l'im age des utilisations précédemment évoquées et passéesdans le langage commun des deux pays, ce chapitre retiendra uneacception large du terme harki. L 'utilisation du mot par les associa-tions d'anciens supplétifs elles-mêmes (" Association Justice,Inform ation et Réparation pour les harkis ", " Com ité harkis et vé-rité", "C ollectif national Justice pour les harkis et leurs fam illes ")

et la confusion causée par les multiples autres dénominations

6 Françoise Lemoine, " Les harkis: Pourquoi nous sommes oubliés ", Le F igaro ,9 octobre 1997, M ichel Roux, Les harkis ou les oubliés de l'histoire. 1954-1991(Paris: La Découverte, 1991), Charles Rebois, "La colère des fils de harkis -lesoubl ié s de l'h is to ir e" , Le F igaro , 25 juin 1991.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 79/282

La figure du traître et du bouc émissaire 79

(RONA, FMR, FSNA 8) appliquée à cette population nous ont fait

incliner dans ce sens et considérer ce choix comme le plus appro-prié. Les lim ites d'un tel term e et les stéréotypes coloniaux et post-coloniaux négatifs qu'il véhicule ne peuvent néanmoins être passéssous s ilence.

Ce chapitre commencera par aborder la place des harkis dans lem ythe de la Révolution algérienne, par le biais d'un des plus puis-san ts in strumen ts d e sa d iffusion : la p roduction cinématographiquede l'A lgérie indépendante. Le m ythe de la Révolution algérienneest un des principes fondateurs de ce pays. Il tend à donner l'im aged'une nation qui s'est soulevée comme un seul homme contre lapuissance coloniale. C ette représentation partielle et partiale del'histoire ne laisse place à aucune idéologie différente, que ce soitcelle des m essalistes du Mouvem ent N ational A lgérien (MNA), degroupes ethniques et culturels comme les berbères, ou encore departicipants dépourvus de tout projet politique comme la m ajorité

des supplétifs9. M ohand Ham oum ou a, entre autres, établi que lam ajorité des harkis se sont engagés dans l'arm ée française pour desraisons de pauvreté, de chômage ou à cause de l'insécurité qui ré-gnait dans le payslO . Cette thèse a également été soutenue parM ohammed Harbi qui, pour expliquer l'engagement des harkis,adm et" une gestion condam nable des rapports avec la populationpaysanne, le peu d'attention accordé à sa situation m atérielle, lesatteintes au code de I'honneur [...] des situations proches de la fa-m ine "ll.

Chaque révolution, chaque histoire nationale a besoin à la foisd'un héros et d'un ennem i, d'un sym bole repoussoir contre lequelle mythe de l'unité du peuple peut se réaliser. La vie politique etsociale algérienne est encore dominée par le culte de l'ancienmoudjahidin, ce statut ouvrant les portes des meilleurs emplois, deslogem ents et des postes de responsabilité. D 'un autre côté, le harki

8 R apatriés d'origine nord-africaine (RONA ); Français M usulm ans Rapatriés(FM R) ; Français de souche nord-africaine (FSNA).9 Harbi, Mohammed, "Dire enfin que la guerre est finie", Le Monde, 4 mars2003.JOEt ils sont devenus harkis (Paris: Fayard, 1993),92.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 80/282

80 Nina Sutherland

rem plit la fonction d'anti-héros de la Révolution algérienne. G uy

Pervillé écrit par exemple que les" méthodes de guerre et du gou-vernement du FLN / ALN tend[ e ]nt à multiplier les traîtres pourprouver la vertu des patriotes ,,12.La figure du harki est ainsi m ani-pulée voire diabolisée comme pour m ieux blanchir celle dumoudjahidin.

Ces m ythes de la révolution ont été véhiculés dans la prem ièredécennie après l'indépendance par les prem ières œuvres cinémato-graphiques algériennes. Le rôle du cinéma dans cette tache étaittrès im portant dans une société à m ajorité peu alphabet et a été fa-cilité par une im plantation im portante de salles de ciném a dans lepays. Benjam in Stora décrit comment la nouvelle industrie du ci-néma algérien a du " à la fois légitimer une nation, construire uneidentité et se situer dans l'histoire du ciném a. ,,13.Il explique éga-lement que dans les nombreux films produits par le nouvel étatindépendant" les nationalistes algériens sont courageux et intelli-

gents, les pieds-noirs sont absents et les soldats français sonttoujours cru els et mép risan ts ,,14.

Benjam in Stora n'y fait pas allusion, m ais il existe égalem entdans la plupart de ces œuvres au moins un personnage algérienpro-français: un garde forestier, un m aire du village, un caïd ou unsupplétif. Dans le film d'Ahmed Rachedi, l'Opium et le Bâton(1969) d'après le roman de Mouloud M ammeri (1965), le mythedu traître est poussé à son paroxysme. Ce film a été financé parl'ONCIC (Office National pour le Commerce et l'Industrie du Ci-ném a), une organisation contrôlée et financée par l'état algérien,par le biais d'une taxe sur les tickets d'entrée. Il semble faire peude doute qu'avant de recevoir un financement, ce scénario a étépassé au peigne fin de la conform ité aux mythes de

12" H istoire de l'A lgérie et m ythes politiques du 'parti de la France' aux 'anciens

et nouveaux harkis' ", in C harles-R obert A géron (sous la direction de), La guerred 'A lg érie et le s A lg ériens: 1954-1962 (Paris: A rmand C olin, 1997), 130.13Juliette C erf et C harles T esson, " L 'absence d'im ages déséalise l'A lgérie. E lleconstruit un pas fantasm é qui n'existe pas. Entretien avec Benjam in Stora ", in

" Où va le cinéma algérien? ", Hors série des Cahiers du cinéma (février-mars2 003) (7 -1 7), 9.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 81/282

Lafigure du traître et du bouc émissaire 81

l'indépendance. L 'histoire se déroule dans un petit village de mon-

tagne, Thala, où s'est installée une SAS, protégée par desm oghaznis. Ces derniers, om niprésents, ne sont cependant repré-sentés que sous la forme de silhouettes dont le visage n'est guèrevisible. Le cinéaste sem ble leur avoir dénié toute caractéristiquehum aine. U tilisant la m êm e technique visuelle que dans le ciném aet les affiches coloniales, pour renforcer le stéréotype de l'A rabetraître15, le réalisateur souligne dans ce film la nature perfide dum oghzani. Contrairem ent à la plupart des harkis, les m oghaznisservaient généralement dans leur région, voire leur villaged'origine. D ans le film cependant, aucun lien fam ilial n 'est m is enscène. C eci fait des harkis des figures atypiques et isolées, sans lienavec les nationalistes, et donc n'ayant aucun droit à faire partie dela socié té a lgérienne de l'è re post-indépendance .

T ayeb, lui-m ême un agent pro-français, est un des personnagesprincipaux du film . Il est décrit sous les traits d'un homme sadique.

C 'est lui, par exemple, qui suggère aux Français d'arracher leschamps d'oliviers. Au-delà de la lutte contre les insurgés en leurenlevant toute possibilité de refuge, Tayeb cherche avant tout àaffam er le village. Il utilise aussi son nouveau pouvoir pour réglerses comptes personnels de l'avant guerre, quand il était m éprisé partout le village. À travers le portrait dressé de ce personnage, c'estdonc le mythe algérien d'un harki motivé par la jalousie qui estprésenté. Les bons de rationnem ent pour toute la population sontsous le contrôle de Tayeb et il nargue les villageois, surtout les en-fants affam és, en m angeant du pain blanc devant eux. Par cupidité,Tayeb extorque égalem ent de l'argent et des bijoux aux villageois,en utilisant par exemple la peur d'une mère pour son enfant en basâge dont elle a été séparée pendant des rafles. Les actes de Tayebrenforcent l'im age du harki avide de pouvoir et surtout d'argent,promue par les autorités algériennes, pendant la guerre et après

l'indépendance. Son comportement explique également le surnomde chacal qu'on lui donne. Le chacal, animal charognard qui ne

15Bancel, N icolas et Pacal Blanchard, "C iviliser: L 'invention de l'indigène" inPascal B lanchard et Sandrine L emaire, Culture colon ia le - La F rance conquise

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 82/282

82 Nina Sutherland

chasse pas lui-même sa proie, mais se nourrit de celle des autres,

exactem ent comme Tayeb se nourrit de la m isère du village.En opposition avec l'identité religieuse encouragée dans la na-

tion algérienne par le FLN , Tayeb est souvent m ontré saoul dans lem ess des soldats français après des soirées trop arrosées à la bière.Le film sous-entend par ailleurs que ce sont les supplétifs et nonpas les soldats français qui torturent les villageois, en les suspen-dant par les mains ou en les mettant jusqu'aux genoux dans l'eauen pleine obscurité. Bien que sans véritable fondem ent, cette ver-sion des faits a souvent été défendue tant par les membres duFLN16 que par les porteurs de valises17. À la fin du film , un desvieux villageois, M ohand, em pêche un com battant du FLN de tuerTayeb, en lui disant: " les chiens crèvent en errant [...] ne te salispas les mains avec le sang d'un chien ". Il est ainsi suggéré que laprésence des harkis" salit" l'histoire algérienne et le mythe de larévolution. Finalement, Tayeb est tué quand les membres de la

SAS, ses anciens patrons, font sauter le village avec de la dynam itepour venger la m ort de soldats français tués par des com battants duFLN . L 'auteur et le réalisateur laissent entendre que les harkis ontjoué le mauvais rôle et en payent les conséquences. La mort deTayeb sous les obus français dém ontre égalem ent le peu de consi-dératio n que leu r acco rd aient leurs emp loyeu rs.

Un autre personnage, Belaïd, égalem ent pro-français, m ériteque l'on s'attarde sur son cas. Il vient de passer vingt ans de sa viecomme travailleur immigré en France et vit mal sa réadaptation àla vie algérienne. Croyant ne rien avoir en commun avec la m isèreet le m ode de vie de ses com patriotes, il a décidé de travailler pourl'arm ée française. M ais parce qu'il vient d'une fam ille de m oudja-hidin, Belaïd commence vite à jouer un double jeu. Il aide, à unm om ent, son frère, m édecin venu d'A lger, à passer dans le m aquiset, à un autre, ouvre le feu sur les soldats français lors de

l'exécution de deux combattants du FLN . C ependant, le personna-ge de Belaïd ne sert pas à présenter la diversité, au sein debeaucoup de fam illes algériennes, des engagements et positions qui

16Soc io logie d 'une révo lu tion (P aris: Ma spero , 1959),7 .

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 83/282

La figure du traître et du bouc émissaire 83

nuancerait le mythe de la Révolution. Il est davantage montré

comme un exemple du réveil idéologique d'un algérien pro-français, m otivé par les bons conseils de son frère m oudjahidin.Dans ce cas, le harki n'est plus qu'une âme perdue et un individuma l in fo rmé .

Omniprésente dans la production culturelle des années 1970, lafigure du harki est à nouveau remobilisée sur la scène publiqueplus de vingt-cinq ans après la fin de la guerre d'A lgérie. En mars1988, trois anciens officiers de l'A rm ée de Libération N ationale(ALN) ont m is leurs concitoyens algériens en garde contre" laFrance qui ne renoncera jamais à regagner une guerre qu'elle n'aperdue que militairement... par l'intermédiaire d'anciens ou denouveaux harkis, présents dans les rangs de l'É tat" (Algér ie Ac tua-lités, nO II72, 31 mars-6 avrilI998)18. C ette prise de position paraîtparadoxale au regard des difficultés pour les harkis d'accéder à despostes de responsabilités dans le système politico-adm inistratif de

l'A lgérie indépendante. Leur origine sociale et leur niveaud'éducation souvent m odestes, m ais surtout les fortes discrim ina-tions qu'ils ont eu à subir depuis 1962, en ont fait une populationreléguée. U n tel discours de la part d'anciens officiers n'en illustrepas moins les usages contemporains du term e harki qui, par facilitéde langage, recouvre le mythe du traître.

Pendant la guerre civile algérienne des années quatre-vingt-dix,le term e harki est de nouveau devenu l'insulte extrêm e utilisée partous les groupes en conflit. Chaque cam p s'est approprié la term i-nologie de la guerre d'indépendance pour justifier sa dém arche.Luis M artinez souligne que" Les nationalistes du FLN, durant laguerre de libération, usaient du même procédé lorsqu'ils affir-m aient que leur com bat s'inscrivait dans la continuité de la lutte del'Émir Abdelkader au X IXe siècle

,,19.

Les groupes islam istes se présentaient comme des m aquisards

ou des m oudjahidin qui tentaient de renverser un pouvoir souventdécrit comme néo-colonial. Le communiqué de naissance de laLIDD (Ligue Islam ique pour la Dawaa (prédication) et le Djihad

18Pervillé (1997), 324.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 84/282

84 Nina Sutherland

(combat)), publié en A lgérie le 5 février 1997, évoque des" reje-

tons de la France et [de] ses auxiliaires en Algérie" en visantclairement le pouvoir algérien, qu'il accuse d'avoir installé uneforme de " néocolonialisme ,,20.Ces mêmes organisations situaientle début de leur lutte en 1954 (l'année du début de la guerred'indépendance) et non pas en 1992, au moment de l'annulationdes élections législatives. À l'inverse, en 1992-1993, dans plu-sieurs discours, le pouvoir algérien faisait allusion à un lien entreles islam istes du Front Islam ique du Salut (FIS) et les harkis. Ilsuggérait ainsi que les m assacres commis par les islam istes étaienten réalité l' œ uvre des enfants de harkis essayant, par leurs actions,de venger leurs pères. Le général Liam ine Zeroual, partageant cetavis, ajoutait même au cours de sa campagne électorale pour lesprésidentielles du 16 novembre 1995, que ces supposés fils deH arkis recevaient des financem ents de "puissances étrangères"(El Watan, 15 novem bre 1995). À travers ces prises de positions

c'est bien la France qui semble visée, et accusée de financer lesgroupes armés de la même manière qu'elle versait un salaire auxsupp létifs pendant la gue rre d 'indépendance.

Un " appel au djihâd " publié par l'A rmée Islam ique du Salut(AIS -le bras armé du FIS) sur Internet en 1995, accusait l'arméeet le gouvernem ent algériens d'avoir utilisé les m êm es m éthodesque les autorités françaises pendant la guerre d'indépendance et enparticulier d'avoir contraint les A lgériens dans les régions isoléesdu pays" to hold arms against the sons of their own people". Cegroupe déclaré: " This is w hat has happened during French coloni-alism which has equipped 50 000 Goumis (A lgerian traitors) tofight the heroes of the independence ,,21.À prem ière vue, les com-battants de l'A IS sem blent s'être trom pés dans l'utilisation du m otgoumis (une supposés forme plurielle de goumier ?), qui à leursyeux visent sans doute la figure du supplétif et donc du harki. M ais

est-ce vraiment une erreur linguistique de la part des islam istesalgériens ou un usage délibéré d'un term e étranger? Les goum iersétaient des soldats m arocains dont la présence au sein de l'arm ée

20 Ibid ., 398-400

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 85/282

La figure du traître et du bouc émissaire 85

française rem ontait à 190822. Bien que les autorités coloniales se

soient souvent servies de ces soldats contre la population m arocai-ne, en particulier pour briser des grèves et des manifestations, lenom de ces supplétifs marocains de l'armée française ne semblepas avoir pris la m êm e connotation péjorative au M aroc que le m otharki en Algérie. À l'indépendance du Maroc en 1956, les régi-ments de Goums ont été dissous et ces soldats intégrés dansl'arm ée royale marocaine. Au même titre que les tirailleurs sénéga-lais, les goum iers ont com battu dans l'arm ée française en A lgériependant les prem ières années de la guerre de libération, jusqu'en1956. Le dilemme de la présence de soldats indigènes dans l'arm éecoloniale pendant les guerres de libération où ils ont été am enés àcombattre d'autres peuples qui luttaient pour leur indépendance, adéjà été soulevé pendant la guerre d'Indochine, quand les diri-geants du FLN ont appelé les A lgériens à refuser leur mobilisation.La participation des soldats d'autres pays colonisés aurait été très

mal perçue dans la population algérienne favorable àl'indépendance. La persistance de rancœurs et d'antagonism espourrait expliquer l'utilisation du term e goum ier pour désigner lessupplétifs algériens de l'armée française lors de la guerred'indépendance, accentuant ainsi leur caractère étranger à la na-tion.

La position du gouvernement algérien envers les harkis a étéportée à l'attention du public français à l'occasion de la visited'État en France en juin 2000, du Président algérien. Ce dernier adonné une interview télévisée dans le journal du 20 heures surFrance 2, le 16 juin. A près avoir confirm é que l'A lgérie accueille-rait les Pieds-Noirs désireux de retourner dans le pays afin de serecueillir sur les tombes fam iliales et visiter leurs anciens lieux devie, il fut questionné sur un possible retour des harkis. Le PrésidentBouteflika leur refusât alors les m êm es droits de visite qui étaient

accordés aux Pieds-Noirs, en expliquant que:

22Moshe Gershovich, French m ilitary rule in Morocco: C olonialism and its con-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 86/282

86 Nina Sutherland

Les conditions ne sont pas encore venues pour les visites de harkis... C 'est

exactem ent comme si on dem andait à un Français de la Résistance de toucherla m ain à un collabo.

Abdelaziz Boutetlika a abandonné un vocabulaire traditionnel, ins-piré par la guerre de libération et la période de colonisation, pourutiliser celui de la période de Vichy. Il a ainsi remplacé le termetraître par une figure encore plus refoulée dans l'im aginaire fran-çais, le collaborateur pro-allem and. En m êm e tem ps, le présidentalgérien a fait une com paraison entre la Résistance et son parti, leFLN. Une comparaison qui a déjà été faite pendant la guerred'A lgérie par Franz Fanon23. C e rapprochem ent était aussi valori-sant pour son parti que le parallèle harki / collabo pouvait êtredégradant. Cependant la presse française s'est émue d'une autrecomparaison, celle entre le pouvoir colonial français en A lgérie etle troisième Reich fasciste: " De 1830 à 1962, la France eut certesbeaucoup de choses à se reprocher. M ais elle n'a rien commis qui

s'apparente aux crim es des SS "déclarait un journaliste du Figaro,le 19 juin.B ien qu'il soit compréhensible que le Président Boutetlika fasse

de telles remarques en Algérie, comme cela a été le cas pendant lacampagne pour les dernières présidentielles algériennes en 200424,quelles étaient ses m otivations pour les faire en direct à la télévi-sion pendant une visite officielle en France? La popularité deschaînes françaises de télévision captées par les paraboles en A lgé-rie est telle, qu'il est probable que, pendant cette interview , ils'adressait autant à ces concitoyens qu'aux Français. Il savait quedes propos conciliants sur les harkis, provoqueraient des vivescondamnations de la part de l'opinion publique et de la presse algé-riennes. À l'inverse, une attaque contre les harkis serait encore plusblessante sur le sol de leur terre d'asile. De telles remarques vi-saient également à embarrasser les autorités françaises, envers

23Soc io logie d 'une ré vo lu tio n, 38.24 7-9 du F ran ce Inter. (4 mars 2 004). L e P résid en t algérien a réitéré la comparai-son entre les harkis et les collabos pendant un meeting électoral. C e discours a étéprononcé en arabe. Il est intéressant de noter que le Président Bouteflika,s'abstient de faire les m êm es rem arques en français, sans doute pour ne pas pro-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 87/282

L a f ig u r e d u t r a î t r e e t d u b o u c é m is s a i r e 87

lesquelles la colère du président algérien était évidente tout au long

de l'interview télévisée. Sans doute estim ait-il que les prom essesfrançaises de refinancement de la dette algérien étaient insuffisan-tes.

La supposée incapacité de la population algérienne à accepterun retour de ceux qu'elle perçoit comme des traîtres, est contreditepar les récits des m embres de la deuxièm e génération de harkis, quiont été publiés à l'occasion du quatrièm e anniversaire de la fin dela guerre d'A lgérie. Dans son livre, Mon père ce harkp5, DalilaK erchouche, une journaliste à l'Express, raconte son voyage enAlgérie dans le but de rencontrer des membres de sa fam ille éten-due. L 'accueil chaleureux qu'elle reçoit, laisse penser qu'un retouren Algérie est possible pour les harkis et leurs descendants aumoins au niveau fam ilial. M ohammed Harbi, dans un éditorial,publié d ans Le Monde pendant la visite du Président Chirac en A l-gérie en 2003, soutient cette idée: " Bien des harkis sont retournés

depuis dans leurs villages et ils y ont rencontré indulgence, oubliou com préhension des paysans, leurs sem blables. [...] L 'opinionpopulaire est plus avancée que celle des dirigeants ". C ette prise deposition concernant les harkis, aussi dépourvue d'idéologie, a cons-titué une prem ière pour un ancien responsable du FLN et un acteuraussi fortement impliqué dans la guerre d'indépendance. Par lam ême, Mohammed H arbi a égalem ent montré qu'était possible uneprise en com pte de la question harkie, de leur souffrance et de leurplace dans I'histoire, sans pour autant porter atteinte à un des prin-cipes fondamentaux de la Révolution algérienne, à savoir lesac rif ice des patrio tes.

L 'enjeu de m émoire autour des anciens com battants algérienslors de la Prem ière et de la Seconde Guerre M ondiale a égalem entcristallisé les conflits entre les autorités algériennes et les rep résen -tants des harkis. Christine Levisse-Touzé estime que 172 749

soldats algériens ont com battu pendant la Prem ière Guerre M on-diale dans l'arm ée française. Plusieurs dizaines de m illiers ont étéenrôlés en 1940 et plus de 150 000 autres ont servis dans les Forces

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 88/282

88 Nina Sutherland

de la France Libre entre 1943 et 194526.En allant se recueillir, le

16 juin 2000 lors de sa venue en France, sur les tombes de soldatsalgériens à Verdun - étant ainsi le prem ier Chef d'État d'une an-cienne colonie française à effectuer une telle visite - le PrésidentBouteflika a cherché à légitim er ses demandes contemporaines vis-à-vis de la France. Un tel geste n'a cependant pas manqué de rou-vrir les tensions avec la population harkie. Deux jours plus tard,des associations de harkis ont choisi l'Ossuaire de Douaumont,situé sur le même site, pour défendre publiquement leur commu-nauté contre les propos jugés diffam ants du Président algérien - illes avait qualifiés de collabos - et réclamer aussi leur place dansl'histoire française. Ce sont ces m êm es associations qui, en 2004 àl'occasion de la commémoration du débarquement en Provence,protestèrent contre l'invitation faite par les autorités françaises auPrésident algérien. E n rappelant qu'ils portent l'appellation" Fran-çais-Musulmans ,,27,comme les soldats algériens des deux guerres

mondiales, et en inscrivant leur engagement pendant la guerred'A lgérie dans le même logique que celle de leurs ancêtres, lesharkis tentent de se présenter comme les seuls héritiers légitim es decette mémoire .

Le Président Bouteflika est revenu, au cours de l'été 2005, surle statut des harkis à l'occasion du référendum relatif à la charte surla paix et la réconciliation nationale. Ses paroles étaient une signed'ouverture" Nous avons commis des erreurs à l'encontre des fa-m illes et des proches des harkis et nous n'avons pas fait preuve desagesse. Nous avons suscité en eux un sentiment de haine et derancœur, portant ainsi un préjudice au pays" (E l Watan, 10 sep-tembre 2005). C ependant, la charte d'am itié franco-algérienne quiaurait dû être signée au cours de l'année 2005, est toujours au pointmort. Si la loi du 24 février 2005 qui entendait promouvoir le rôlepositif de la colonisation française en A frique du Nord a sans doute

retardé le processus, les divergences sur la question harkie présen-tent elles aussi un grand obstacle au rapprochement.

26L'Afrique du N ord dans la guerre 1939 -1 945 (P aris: A lb in M ichel, 199 8), 3 36 .27Catherine W ithol de W enden, "Qui sont les harkis? Difficulté à les nommer et

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 89/282

La figure du traftre et du bouc émissaire 89

Ce chapitre est revenu sur les multiples aspects de la figure du

harki m obilisés en A lgérie depuis 1962. D ans les prem ières annéesdu cinéma algérien post-indépendance, les harkis n'ont cessé d'êtrereprésentés sous les traits de traîtres. Puis au cours de la guerre ci-vile algérienne de la décennie 90, la stigmatisation s'est poursuivie,les harkis devenant les archétypes des boucs ém issaires de tous lesproblèmes politiques algériens contemporains. L es islam istes toutcomme les autorités algériennes se sont mutuellement accusésd'être financés et soutenus par des intérêts harkis et étrangers ouencore néo-coloniaux. Même si des sujets plus controversés surgis-sent, spécialement dans les presses algérienne et française àl'occasion du quarantièm e anniversaire de l'indépendance - actesde tortures commis par des soldats français, m assacres de Sétif etde Guelma en 1945 - la question des harkis a constamment étécentrale dans les relations bilatérales, notamment en ce qui concer-ne la libre circulation. Cette question de la possibilité du retour

démontre bien que le gouvernem ent algérien ne reconnaît toujourspas les harkis comme des citoyens français à part entière et bénéfi-ciant des mêmes droits. M ême si, comme semblent le prouver lesautobiographies de la seconde génération, les enfants de harkispeuvent souvent entrer en A lgérie sans difficulté, la prem ière géné-ration n'a d'autres choix que de rentrer au pays de façonclandestine ou de s'abstenir d'un tel retour de peur des représaillesdes auto rité s a lgériennes .

La com plicité des autorités d'A lger en ce qui concernait la pré-sence de H am laoui M ekachera dans la délégation française, lors dela visite du Président Chirac en Algérie en 2003, a occulté les au-tres aspects historiques de ce voyage dans la presse algérienne. D ela m êm e m anière, les éditoriaux qui, publiés dans les quotidiensalgériens au cours de l'été 2004, évoquaient avec véhémencel'opposition de certains hommes politiques français de droite et de

porte-parole harkis à la présence du Président Bouteflika lors descérém onies de commémoration du débarquem ent de Provence, at-testent de la haine collective toujours portée à la figure du harki.

M ohammed Harbi a défendu l'idée qu' "une anthropologie dela construction de la nation algérienne est indispensable pour com -

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 90/282

90 Nina Sutherland

d'institutions sim ilaires à celles établies dans l'A frique du Sud de

l'après Apartheid28. Sans de telles institutions, il semble que seul ladisparition de la génération de la guerre d'A lgérie (aussi bien desmembres du FLN que des anciens soldats français et les harkis)permettra la réh abilitatio n des h ark is en A lg érie.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 91/282

II

Représen tations L ittéraires

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 92/282

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 93/282

Responsable(s) de la violence, ouresponsabilité de l'écriture? Le cas de" La nuit sauvage" de Mohammed Dib

Naaman Kessous et Andy StaffordContre leur force coloniale, l'écriture-incendie, qui prolifère aveugle-v is ionna ire jusqu'aux embrasements .(Mohammed D ib1)

Je ne mourrai pas pour la patrie algérienne parce que cette patrie n'existe pas.Je ne l'ai pas découverte. J'ai interrogé l'histoire, j'ai interrogé les vivants etles m orts, j'ai visité les cim etières, personne ne m 'a parlé d'une patrie algé-rienne.(Ferha t Abbas2)

Introduction: nouvelle à trois voix et deux temps

Dans sa célèbre postface à Qui se souvient de la mer de 1962 -"texte capital [...] à la fois un commentaire esthétique, un plai-doyer et un manifeste" -, Mohammed Dib pose une questioncruciale: "Comment parler de l'A lgérie après A uschw itz? ,,3. Àcette question M ohammed Dib sem ble apporter une réponse sansappel, dans une nouvelle de 1995, "La nuit sauvage ". En ra-contant la préparation minutieuse et morale d'un frère et d'une

sœur, prêts à lancer une grenade dans un café, et les péripéties deleur tentative d'évasion, "La nuit sauvage" fusionne trois pointsde vue différents et inséparables (la voix des protagonistes, celle dunarrateur, ET celle de l'écrivain). Face à ce chassé-croisé continuelde ces trois niveaux de narration, le lecteur / lectrice se trouve dé-sorienté/e et dans un état de questionnement quant au

1 Cité d an s Patrick Chamo iseau , Écrire en P ays dom iné (P aris: Gallimard , 1992),229.2 Dans L'Entente, 23 fév rier 19 36 .3 H assan El N outy, " R om an et révolution dans Qui se souvient de la M er de M o-hammed Dib ", P résen ce F ran co phon e 2 (1971), 142; Mohammed Dib,"Postface" à la prem ière édition de Qui se souvient de la mer [1961], in Guy

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 94/282

94 Naaman Kessous et Andy Stafford

positionnem ent éthique vis-à-vis du terrorism e. On y détecte un

enchevêtrement incessant entre voix intérieure des deux personna-ges, critique humaniste du narrateur de 1'" abomination" de leuracte, et finalem ent voix" responsable" de l'écrivain. C 'est le troi-sième temps de ce glissement qui retiendra notre attention dansl'analyse que nous proposons. En effet, si traditionnellem ent ondistingue voix des personnages et voix du narrateur, ici une troi-sième voix - celle de l'écrivain algérien conscient de sesresponsabilités face à l'H istoire - vient s'immiscer, tel un intrus,brouillant ainsi les pistes de notre entendement et de notre critique.À travers ce dialogue à trois, nous allons analyser volonté de té-moigner, regard critique sur le terrorisme et position éthique del'écrivain, pour établir s'il ne s'agit pas, là, de l'expression de laneutralité publique camusienne4. E t si dans la trilogie de D ib Algé-rie on parle de " la violence comme émancipatrice ", il n 'en estrien dans" La nuit sauvage" - ou du moins dans la version de

1995 qui apparaît dans le recueil La Nuit sauvage et dont la nou-velle éponym e est la seule à traiter un m om ent violent de la guerred'Indépendance, alors que le reste du recueil se focalise sur laguerre civile des années 19905. Car - et ceci nous aide beaucoupdans le but de ce volume à dresser le bilan de presque un demi-siècle d'indépendance - la nouvelle" La nuit sauvage" est sujetteà deux moments de composition.

Tout ce que nous proposons d'étudier dans la narration dibienned'une attaque contre le colonialism e français m enée par une fille etun garçon, devient plus intriguant lorsqu'on considère le sort de la

4 On a traité les sim ilarités en tre Camus et D ib en ce qui concern e leu r attache-ment à la terre algérienne, voir" M ohammed D ib and A lbert Camus's Encountersw ith the A lgerian Landscape" in M ildred Mortim er, Maghrebian M osaic. A Lit-eratu re in T ra nsition (B oulder, C oloradolLondon : L ynne R ienner Publishers,

2001) 101-17 ; voir aussi A zzedine H addour, Colo nia l Myth s. H istory and Narra-tive (M anchester: M anchester U niversity Press, 2000), et Ena C . V ulor, Colonialand A nti-colonial D iscourses. A lbert C amus and A lgeria, (Lanham, Mary land:Univ ersity P ress of America, 2 00 0), su rtout ch ap itre 4.5 Béïd a Chikhi, Problém atique de l'écriture dans l'œuvre romanesque de M o-hammed D ib (A lg er: O ffice des P ublication s Universitaires, 198 7) 1 04 ; D ib ,

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 95/282

La Nuit sauvage de Mohammed Dib 95

nouvelle" La nuit sauvage ". D 'abord publiée en 1963 dans Les

Lettres França ises, "La nuit sauvage" représente un brillantexemple d'une nouvelle qui dialogue avec le temps, en fait avecdeux temps; car, bien que la réédition de cette nouvelle dans lerecueil éponyme en 1995 au beau milieu de la nouvelle guerred 'A lgérie re trace exactement la m êm e histoire que celle publiée en1963 - fille e t garçon se préparant pour un attentat contre le s colo -nialistes, l'attaque même et la blessure du garçon, et la fuite quimène finalement à l'arrestation -, il Y a eu depuis, de la part deD ib, une ré é criture étonnante de cette nouvelle décapante.

Bien que, ici, nous nous en tenons plutôt à l'éthique, une étudegénétique de la nouvelle bénéficierait d 'un regard comparant lam êm e nouvelle à travers deux périodes radicalem ent différentes.On veut plutôt insister sur la réadaptation d'une même histoire àdeux moments historiques séparés pour montrer que Dib voyaitdans ces deux moments - 1963 et 1995 - des analogies fondamen-

tales. Et ceci pour soutenir, bien entendu, notre idée de la" troisièm e voix" dans l'écriture dibienne de l'horreur et du sacri-fice, troisième voix évidente dans la version de 1995 et non pasdans celle de 1963. Cette troisième voix semble être un élémentim portant de ce que D ib com prend dans l'idée de la" responsabili-té" de l'écrivain6.

Toutefois, si on peut voir une maturité du regard" responsa-ble" de Dib en 1995 par rapport à celui de 1963, l'écart dans lesdeux versions de la m êm e nouvelle ne peut masquer le rapproche-m ent que nous considérons essentiel de faire, entre deux époques etdeux guerres, sans pour autant oublier la fin que D ib aura ajoutée àla version de 1995, épilogue qui m ontre le regret et la résignationde la fille, m aintenant plus âgée. Il aurait été im possible pour Dibd'avoir écrit en 1963 cette scène tendre m ais désillusionnée où lafille se penche sur le résultat du sacrifice fait pour la libération de

la nation algérienne; et cette scène a été ajoutée par D ib à la lum iè-re non seulement de la guerre en Algérie des années 1990, maisaussi de l'impuissance de l'indépendance à améliorer la vie desA lgériens, impuissance politique et économ ique qui a finalement,

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 96/282

96 Naaman Kessous et Andy Stafford

l'austérité du FM I aidant, ouvert la voie aux crimes récents des

islam istes et du FLN .Nous nous référons donc surtout à la nouvelle telle qu'elle ap-

paraît dans la version de 1995, tout en indiquant les différencesimportantes avec sa version originale: nous analyserons donc cettenouvelle dans sa spirale: comment une nouvelle écrite à chaud en1963 est revenue en 1995, plus loin mais à une même place, aubeau milieu de ce que M iloud Zaater appelle, pour la période deI'histoire récente algérienne, " la descente aux enfers", commentDib a pu incorporer dans son œuvre humaniste la " banalité de laviolence" qu'il traitait dans sa postface à Qui se souvient de la meren 19627.

Banalité de la violence: narration

Une short-story ne contient pas d'intrigue. L 'action quand il y en a, est lim itéeà l'ex cès, est traitée d 'un e façon lapid aire.

Mohammed D ib8

" La nuit sauvage" de 1963 semble rompre" le rêve de fraternité"dont parle Guy Dugas: la chronique m inutieuse de la préparationpar un couple de jeunes A lgériens d'une attaque terroriste contreun bar en plein centre d'A lger va faire en sorte que" la critiquereste... généralement troublée ,,9. En m êm e tem ps, cette nouvelleest exclue du recueil de nouvelles de Dib venant de la Guerre et

rassemblé en 1966 dans Le Talisman. Ceci est d'autant plus sur-prenant du fait que" La nuit sauvage" joue le rôle de répliqueanticolonialiste aux propos racistes dans la nouvelle du m êm e re-cueil, "Le voyageur ", où un barman lance ces mêmes propos surles Algériens. En effet" La nuit sauvage" complète si bien les

7 M. Zaater, L'Algérie: de la guerre à la guerre (1962-2003) (Paris:L'Harm attan, 2003); Dib, "Postface" à Qui se souvient de la m er, 985.

8 A rticle sur la nouvelle am éricaine, paru dans Forge 5/6, 1947, dont ce mot estcité dans" U n E té africain, Q ui se souvient de la m er. C hants d'oppression, chantsde libération" in Jacqueline B ardolph dir. Opp ression et expression d an s la litté-ra ture et le cin éma. A friq ue, Amériqu e. A sie (P aris: L 'H armattan, 1 981) 2 2.9 Guy Dugas ed. A lgérie. Un rêve de fra tern ité (Paris: Om nibus, 1997) ; Dib en1983 cité dans H abib Salha, Poétique maghréb ine e t in tertextua lité (Tun is: Pub li-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 97/282

La Nuit sauvage de Mohammed Dib 97

nouvelles dans Le Talisman - la nouvelle éponyme sur la torture

semble vouloir justifier l'acte ultime dans" La nuit sauvage" -qu'on est en droit de se demander pourquoi elle a été exclue durecueil. O n peut supposer que la décision a été fortuite: on im aginem al Dib en 1995 en train de réécrire, de rem ettre à jour une nouvel-le déjà publiée trente ans plus tôt, comme s'il savait que l'histoirede l'attentat - la seule sur l'insurrection anticolonialiste (souli-gnons-le) dans l'œ uvre de D ib - allait servir de nouveau en spirale.En fait toutes les nouvelles des deux recueils Au Café et Le Talis-man - les seuls dans l'œuvre dibienne à part justement La Nuitsauvage - préparent l'acte décrit dans" La nuit sauvage ", elle-m ême exclue du recueil jusqu'à sa réadaptation en 1995. Toutes lesnouvelle s dans Au Café" donne[nt] raison à ceux qui ont entam é lalu tte "JO .

Comment expliquer aussi la contradiction apparente entre unecritique de la banalité de la violence dans la postface à Qui se sou-

vient de la mer (écrite en 1961) et une sym pathie apparente pourles 'terroristes' dans" La nuit sauvage" un an plus tard? Cettecontradiction, suggère-t-elle que l'A lgérie libre, née dans la violen-ce, recevait des réponses ambiguës même de la part de laconscience éclairée, d'intellectuels progressistes comme D ib, K a-teb Yacine et Frantz Fanon? Une façon de considérer cettequestion est de penser à une lecture fanonienne de cette nouvellede D ib, lecture d'un théoricien de la liberté postcoloniale qui prô-nait la violence non seulem ent comme moyen central de m ettre finau colonialism e mais aussi comme prem ier stade dans l'ém ergenced'un" homme nouveau ". Cette lecture pourrait suggérer que Dibmontre une compréhension, et non pas une sympathie envers sesprotagonistes; son regard est celui du témoin, du rapporteur, et nonde l'apôtre de la violence; " La nuit sauvage" examine de très prèsla m écanique d'un esprit qui utiliserait la bom be pour ses fins (ja-

10 M ichel Parfenov dans sa postface au recueil de Dib, Au Café (A rles: A ctes

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 98/282

98 Naaman Kessous et Andy Stafford

mais dites d'ailleurs), m ais ne justifie nullem ent cette dém arche

radicalell.Il faudrait considérer aussi l'attitude de D ib envers la nouvelle

et la Guerre. La seule nouvelle de Dib sur la guerre publiée pen-dant la guerre, c'est" Le Compagnon" dans le recueil de 1955 AuCafé, qui met en scène le personnage populaire maghrébin D jeha12.Et" Naëma disparue ", qui apparaît dans Le Talisman , est la seulenouvelle de Dib à paraître dans une revue avant de figurer dans unrecueil\3. Ce qui fait que" La nuit sauvage" est dans une positionsingulière au sein de l'œuvre dibienne : c'est la seule nouvelle surla guerre qui est négligée dans les deux recueils de l'époque à para-ître dans un recueil beaucoup plus tardif4. Et comme la nouvelle

Il On peut se référer à l'intérêt de Dib au café et à ses visiteurs: voir la nouveIletrès cam usienne de 1955 " Au café" où on voit le regard tendre m ais existentielde D ib sur un condam né qui avait tué par accident et qui fait penser à M eursault.12N arf et dép olitisé D jeh a est le con traire d u m ilitant co nv ain cu Zoub ir, et celui-làreprésente" un certain désengagem ent de la ville (Tlem cen) " ; mais il montreaussi un sens de communauté, car les gens subissent néanmoins des coups, ce quiannonce" la solidarité efficace et effective des m ois qui suivirent" ; voir C hris-tia ne Achour " L a guerre de libération nationale dans les fictions algériennes" inD aniel Z immermann dir, Trente ans après, nouvelles de la guerre d'Algérie (Pa-ris: Le Monde éditions, 1992) 150.n B ien que la m ajorité soient écrites avant la fin de la guerre - sauf la dernière,"Le Talism an ", selon A chour, et sauf" La daIle écrite", selon K acedali, dans" En quête d'une autre histoire. Lecture de deux nouveIles : N aëm a disparue et LeTalism an" in Itin éra ires e t Con ta cts d e Cultu re s, 21-22 : M ohammed Dib (Paris:L 'H arm attan, 1996) 63, -" Naëma disparue" paraît d 'abord dans la revue géné-voise Révolution (10-11) en juillet-août 1964. N 'empêche que, et comme lesouligne D éjeux dans Mohammed D ib. E criva in alg érien (She rb rooke: Ed itionsN aaman, 1977) 80, d'autres nouvelles dans les deux recueils Au Café et L e Talis-man ont paru dans des revues après leu r p aru tion en recu eil; et d'au tres no uv eIlesparues dans des périodiques à l'époque ne sont pas du tout prises en recueil.14Il Y a donc un travail im portant à faire sur les autres nouvelles de la période dela guerre laissées de côté à l'époque, teIles que" Une journée perdue" (dans Si-

moun 21, 1956), "L 'Autre" (dans Les Cahiers du Sud 334 avril 1956), "ZiziKadda " (dans L 'Action poétique 5, juin 1956), " Les m essagers" (dans L es L et-tres françaises 7 mars 1957), " La barbe du voleur" (dans La Nou velle C ritiqueH2, janvier 1960) ; ainsi qu'un travail de variante sur" Naëma disparue ". LanouveIle" Le soleil des chiens" (dans Europe 567-568 , ju ille t- août 1976 , rééd itéedans la m ême revue en 2003) retiendrait l'attention, s'il ne s'agit pas de la G uerre,

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 99/282

La Nuit sauvage de Mohammed Dib 99

"Naëma disparue" est la matrice de Qui se souvient de la mer,

nous aimerions suggérer" La nuit sauvage" comme matrice deCours sur la rive sauvagel5. Donc, comme l'affirm e A chour, "cesnouvelles de D ib, d'une écriture poétique intense, privilégient laconfrontation de l'individu à l'histoire, la lutte collectiven'apparaissant qu'en arrière fond ,,16. Toutefois, dans" La nuitsauvage ", il n'y a aucun signe de la m isère qui touche presque tou-tes les nouvelles et les romans de Dib sur la situation coloniale:D ib ne porte plus ce regard sur la m isère par rapport à la civilisa-tion et que Naget Khadda rem arque par exem ple dans l'Incendie etpour laquelle Abdelkébir Khatibi a nommé Dib" un Balzac m arxi-sé ,,17.

Si "La nuit sauvage" a une position singulière dans l'œuvredibienne, sa réécriture en 1995 suppose une autre. Et ceci est lié àla narration. La prem ière question qui s'impose donc c'est: quiparle dans cette nouvelle? Ensuite: qui est le " monstre" que nous

voyons par les yeux de nos deux personnages? Comment est-ceque la nouvelle nous positionne en tant que lecteurs, nous les lec-teurs vivant dans un m onde post-O nze Septem bre ou conscients etconcernés des attentats récents à Bali, à Londres? Quelle est lasignification de la dernière scène de la nouvelle où l'on voit lasœ ur plus âgée dans une attitude m élancolique envers le passé et la

15En effet il serait possible d'établir une lecture de Cours comme une allégorie dela guerre d'A lgérie - tournée en aigreur. A ussi des sim ilarités dans la descriptiondes" visages durs et doux" (28) avec les visages dans le tramway de " La nuitsauvage" et de l'acharnement du protagoniste: ' "Jusqu'au bout. Jusqu'au bout.Jusqu'à l'épuisem ent de la dernière parcelle de feu jaillissant en m oi'" (29);aussi l'étoile qui continue à briller (68-69) ; m êm e le consigne à Ivan Zohra: ' "C ours sur la rive sauvage; peut-être sauras-tu...''' (126), après sa question' "Tume fais traverser les cercles de l'enfer. Pourquoi?'" (125).16A chour, "L a gu erre d e libératio n natio nale d ans les fiction s alg érien nes ", 15 1.

17Khadd a, "R épon se littéraire à un e interpellatio n idéo log iqu e: L 'Incend ie de M .Dib" in Carnets de l'exo tisme 14 (1994), 33; mot de Khatibi cité dans Salha,Poé tique maghrébin e, 52. D 'autres recueils sur la guerre existent, de Djam alAmrani notammen t - Le dern ie r c répuscule (A lger: SNED , 1979), dont sept nou-v elles av aien t été pub liées d an s Soleil d e no tre nu it (R odez :S ub erv ie, 19 64 ) ; vo irégalem ent la bibliographie de Christiane Chaulet Achour dans Des Nouvelles

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 100/282

100 Naaman Kessous et Andy Stafford

disparition (présumée) de son frère? lei, on peut se référer à

l'histoire politique de l'A lgérie. Il faut souligner que D ib écrivaitcette nouvelle en 1963 à un moment où l'A lgérie, indépendantedepuis très peu, risquait de sombrer, pendant un moment courtm ais difficile, dans une guerre civile sanglante où les factions op-posées - Boumediene et Ben Bella d'un côté, et réform istes duGPRA de l'autre - se disputaient la gestion de leur pays libéré, op-position acharnée qui va culm iner dans le m assacre à M arnia en été1962. On a brièvem ent exam iné le survol de l'histoire algériennedans une novella récente d'A ziz Chouaki, Les Oranges, qui montreune Algérie sanglante cherchant une justice et un repos avec uneéthique et un regard tout camusiensl8. La référence de Dib dans"La nuit sauvage" se rapporte à la période 1956-1957: les pre-m iers attentats contre les lieux publics tels que les bars et les caféscommencent le 30 septembre 1956, dans deux bars à Alger unaprès-m idi (Ie M ilk-bar et la C aféteria, quatre morts et einquante-

deux blessés, dont plusieurs enfants qui ont dû être amputés) ; undes pires étant le casino de la Corniche à Alger, 10 juin 1957, qui afait huit morts et quatre-vingts blessés; actes qui demandent lesgrands moyens comme riposte de la police; c'est la Batailled'A lger en 1957 qui va mettre fin à la tactique du FLN. Ceci dit, ilest difficile en même temps de ne pas penser à la fragilité de lapaix en 1962, et à la même fragilité en 1995.

Une autre réponse finale à notre paradoxe est possible lorsquel'on considère l'attitude de D ib envers la nouvelle guerre des an-nées 1990. Dib parle en 1995, avec une perspicacité frappante, dela " responsabilité" de l'écriture, expression à laquelle on retour-nera dans notre conclusionl9. Si, comme l'affirm e son traducteuranglophone, le recueil La Nuit sauvage évite (et nous traduisons)'" la guérilla linguistique" et le rom antism e révolutionnaire' decertains écrivains algériens, est-il possible aussi que sa nouvelle

18La version scénique de cette novella, conçue d'abord comme pièce, insiste surla nature tragique de l'histoire m oderne (c'est-à-dire depuis Ab-dei Kader) del'A lgérie; voir Kessous/Stafford, "Récit, M onologue et Polém ique dans LesOranges d'Aziz Chouaki " in ASCALF Yearb oo k 4 (20 00 ), 168 -78.19" Postface" à L a N uit sauvage, 247.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 101/282

La Nuit sauvage de Mohammed Dib 101

errante évite une condamnation par des libéraux de la violence et

d'un terrorism e visant des cibles innocentes? C 'est ici qu'on voitdans l'œ uvre de D ib l'ém ergence (nous traduisons encore) "d'unequalité profonde et universelle ", m ais bien avant la trilo gie no rd i-que des années 19702°. En effet, on le voit clairement dans lapostface à Qui se souvient de la mer, écrit en 1961, m ais surtoutdans" Un mot au lecteur" qui a paru comme préface à la traduc-tion bulgare de 1961 d'U n été africain (inclus dans la rééditionfrançaise du roman en 1998). La tragédie dont parle Dib ici et quise déroule à l'insu des" acteurs" dans le roman crée un lien, " unerelation ", entre eux et le lecteur, car la tragédie qu'ils vivent necompte qu'à partir" du moment où le lecteur ouvre le livre et lesregardera agir" ; et cette relation du lecteur/acteur n'est pas unelecture m allarm éenne d'un livre ferm é qui attend à ce que la lectu-re phénoménologique d'un Stanley Fish ou un Wolfgang Iserl'ouvrent pour faire vivre le texte, acte avant lequel l'histoire

n'existe pas; car, selon Dib, son écriture présentera une" réalitétragique" qui s'installera dans le lecteur et dans sa " conscience,[et] non dans celle de ses personnages ,,21. En d'autres m ots, sou-tient-il, la tragédie dans ce roman - et par extension, nous lecroyons, dans" La nuit sauvage" - est une tragédie classique où lelecteur est sommé de participer, et finalement de juger, commedans l'antiquité grecque, où les personnages n'ont de vie etd'action que grâce au lecteur qui les leur confère, mais où cetteaction se situe dans une histoire objective et connue par un lecteurcon scien t du sort d e l'ind épendance algérienne.

Il est im portant de noter non seulem ent que les deux protagonis-tes dans la nouvelle semblent retourner au roman de 1964 qui lesuit, Cours sur la rive sauvage - ce que D ib reconnaît en effet en1995 au tout début de la postface au recueil La Nuit sauvage -mais aussi que, selon Peter H allw ard, cette période de 1961-1964

représente une rupture importante dans l'œuvre de Dib où il va

20 C. Dickson, "Translator's Introduction" to Dib, The Savage Night (Lin-coIn/L ondon : Univ ersity of N eb raska P ress, 2 00 1) ix.21" Un m ot au lecteur" [1961], préface à la traduction bulgare d 'Un É té africain

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 102/282

102 Naaman Kessous et Andy Stafford

vers un m ysticism e sym bolique qui va m arquer le reste de son œu-

vre à veni~2. Et cette rupture en 1963 - année de la prem ièrerédaction de la nouvelle" La nuit sauvage" - se fait par une poéti-sation du récit dibien, et ceci à partir de l'utilisation du "je".

En effet, selon Beïda Chikhi, entre ses prem iers rom ans des an-nées 1950 et jusqu'à Cours sur la rive sauvage en 1964, Dib" aévolué du domaine de la figuration réaliste vers celui de la créationpoé tique , non figura tive ,,23.Pour cette raison, la déclaration de D ibde 1963 - publiée dans une interview des Lettres Françaises à côtéde " La nuit sauvage" - marque une période charnière dans sa fic-tion:

N'ayant plus à nous faire l'avocat d'une cause, nous essayons, j'essaye pourm a part, d'aller vers des régions m oins explorées, de faire œ uvre d'écrivaindans le sens le plus plein du term e. (Les Lettres francaises, 7 février 1963, 5)

On a suggéré dans l'introduction à ce livre qu'il est peut-être plusimportant de regarder l'histoire politique de l'A lgérie, et surtout lesdébats des années 1930, pour com prendre la trajectoire de ce pays,et sans doute selon Chouaki de remonter jusqu'à A bdelkader. M aisce qu'on n'a pas réglé dans les années 1930, y compris les ques-tions fondam entales par rapport à la terre et à l'ethnicité, est revenuhanter la scène politique algérienne depuis: la Deuxièm e Guerrem ondiale, la m arche vers l'indépendance, la post-indépendancedifficile, le coup d'État et le m onopartism e, la liberté accordée aux

islam istes pendant les années 1970, ont tous étouffé les débats m e-nés m ais non résolus des années 1930. Selon Ammaria Lanasri (etnous traduisons) "C 'est seulement avec l'indépendance que laguerre de libération prend sa place centrale dans la littérature algé-rienne, au m êm e m om ent où la lutte anti-coloniale dim inue et faitplace à une évaluation plus générale des événements ", c'est-à-dire

22 "Postface" à La Nuit sauvage, 45. Voir H allw ard, Absolu te ly Postcolon ia l.W riting betw een the Singular and the Specific (Manchester: Manchester Univ er-sity Press, 2001); selon Khadda, dans Mohammed D ib. C ette intempestive voixrecluse (A ix-en-Provence: Edisud, 2003) 45-49, l'œ uvre de transition c'est UnEté a fr icain en 1958.23

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 103/282

La Nuit sauvage de Mohammed Dib 103

après-coup24. C 'est ce bilan que nous allons dresser avec" La nuit

sauvage ", dans sa deuxième version (1995) par rapport à la pre-m ière (1963). On va traiter ces questions à travers trois axes quinous sem blent parallèles l'un à l'autre; la personnification et sesmétaphores; la m achine infernale que la nouvelle inaugure; lepositionnement du lecteur par la narration aux voix multiples.

Personnification / Dépersonnalisation

Certains ont déjà fait état du rôle libérateur du couple dans l'œ uvrede Dib; et l'intérêt pour le couple est évident dans le recueil LaNu it sauvage, fait comme il est d'am ants, d'assassins, de joueurs,d'interlocuteurs (selon le m ot de M alika Hadj-Naceur) ; et dans laprem ière version de " La nuit sauvage", comme le souligne Dé-jeux, le m iroir que Naëma offrait à Fodil est l'image qui estm aintenue dans la version de 199525.M ais l'interdépendance de lafemme et de l'homme dans l'œuvre de Dib pour la deuxième moi-tié de la Guerre, suggère un changement dans ses perspectives.Jusqu'aux années de la guerre, la femme avait tendance chez Dib àapparaître dans le rôle de mère, pour des raisons très précises etnon pas réactionnaires de sa part; car c'est la seule position, jus-qu'à cette période, où la femme avait une existence sociale; et onvoit ce rôle changer radicalem ent dans le personnage de Zakya R ai,citadine intellectu elle et bourgeo ise d an s Un été a frica in , chez N a-

fissa dans Qui se souvient de la mer, et chez l'absente dans"N aëm a disparue ,,26.M ais c'est surtout dans" La nuit sauvage"qu'on voit l'extension de la lutte entre les générations que Zakya adû confronter avant, et que l'on voit que c'est la jeune femme cita-

24 Lanasri, "The War of National Liberation and the Novel in Algeria" inL 'Esprit créateur XLI : 4 (hiver 200 I) 68.

25 Déjeux, Mohammed D ib. Ecrivain algérien, 38, 20; Hadj-Naceur, '" Délicevisionnaires ". Pour une sym bolique rédem ptrice' in N aget Khadda dir. Moham-med Dib. 50 Ans d'écriture (Montpellier: Presses de l'U niversité Paul V aléry,2002), 336 .26Voir son opinion du rôle de la mère comme fait social et littéraire, citée dansZ ahia Smail Salhi, Politics, Poetics and the Algerian Novel (Lampeter : E dw in

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 104/282

104 N aaman Kessous et Andy Stafford

dine, déterm inée qui est à l'avant-garde de l'action terroriste27. Si

le couple dans la prem ière version de "La nuit sauvage ", Naëmaet Fodil, nous rappelle le personnage fém inin dans la nouvelle"Naëma disparue" (dans Le Talisman) à cause non seulement dunom mais aussi du fait qu'elle est détenue (du moins on le croit)pour une histoire de grenade, ainsi que la femme principale dansCours sur la rive sauvage, Dib décide de changer les deux nomspour la version de 199528.Nédim et Bahia ne sont plus, dans laversion de 1995, un jeune couple am oureux m ais frère et sœ ur. (O nva revenir plus tard à la question de l'inceste introduite par Dibdans la seconde version de la nouvelle). C 'est le couple, ensemble,uni, l'un le m iroir, le complément, de l'autre, qui va affronter lem onstre qui se dresse, avant 1962, devant eux.

Comme les m inotaures dans Qui se souvient de la mer, dans" La nuit sauvage" c'est contre tantôt un anim al tantôt un m onstreque luttent les deux jeunes gens29. Cette personnification

s'applique également à la ville même d'A lger: A lger est une" courtisane" chez qui habite" la m ort ", et où la brasserie assailliea une" gueule [...] à exhaler des soupirs, des râles" ; et si les ar-mes de revanche ne peuvent émettre que des" hoquets", les" anneaux du serpent" se ferm ent sur les deux protagonistes m ena-cés par" les tentacules de la pieuvre ", et la lum ière braquée sureux est un "cyclope ,,30. Comme le note François D esplanques," les maîtres n'apparaissent que rarement dans le récit" : "Dés-humanisés [...] ils n'existent qu'en surface ", mais Dib" évite lacar icatu re gross iè re ,,31.M ais, pour dire la vérité, la caricature est

27 Pour la femme politisée dans l'œuvre de Dib, il faut attendre, selon Chikhi(dans Problématique de l'écr iture , 59), Nafiss a dans Qui se souvient de la m er.28Dans Mohammed Dib . E crivain a lg érien, Déjeux cite l'im age dans la version de1963 que l'homme seul est" poreux, léger" une fois séparé de Naem a (38).

29 Chez Dib la thématique du monstre a quelque chose d'Henri M ichaux dans lafaçon onirique et terrifian te d e p résen ter ces images troub lan tes.30Dib, "La nuit sauvage" [1995], 79, 81, 82, 83, 91, 92, 94, 100. Dans Moham-m ed Dib. Ecrivain algérien, Déjeux souligne" l'œ il énorme, fatidique" quidom ine la ville dans la version de 1963 (30).31D esplanques, "Le colon français d'A lgérie sous le regard de Mohammed D ib"

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 105/282

La Nuit sauvage de Mohammed Dib 105

rare chez D ib. Par ce procédé de personnification, D ib renoue avec

la science-fiction mythique de Qui se souvient de la mer et de sapostface32. Mais là où "La nuit sauvage" se rattache à l' œuvredibienne des années 1960 c'est dans l'impersonnalisme.

Dès les prem iers m ots (" Ils partirent" en 1963, et" Ils sortirent" en 1995), le récit est impersonnel. A lors que dans la version de1995 Dib se voit obligé de préciser le contexte tout de suite aprèsnous avoir donné les nom s des protagonistes, la version de 1963 estconçue dans la chaleur encore brûlante de l'événem ent et bénéficied'une certaine connaissance de l'action m ilitaire de l'époque. C eciétant dit, les deux versions jouissent beaucoup d'une dépersonnali-sation, tendance très m arquée de l'époque, chez Fanon et M emmipar exemple33. Tous les passagers dans le trolleybus sont des m an-nequins sans visage ni personnalité, ce qui indique sans doute laconviction de soi que doivent avoir les deux jeunes terroristes pourpouvoir tuer des innocents dans le bar; de cette façon, D ib se met

dans la tête des deux lanceurs de grenade en train de se préparermentalement pour l'horreur de leur acte; et si la métaphore entrem isère et déshum anisation des personnages algériens est, selonChikhi, très marquée chez Dib, dans" La nuit sauvage" cette dés-humanisation s'applique à tout le monde: aux victimes de la

32D ans la version de 1963, la personnification est beaucoup moins m arquée et il ya m oins de m onstres; le trolleybus (et non le tramway de 1995) " grogna" certai-

nement, et la ville tend à "tournoyer sur elle-même" en 1963, mais" la villedévoreuse" est" danseuse" en 1995 ; si néanmoins le ciel" frémit" et les jeeps

" mugissent" en 1963, le niveau métaphorique de la version de 1963 est beaucoupmoins prononcé .33 V oir Salha, Cohésion et éclatem ent de la personnalité m aghrébine (Tunis:Publications de la Faculté des L ettres de la Manouba, 1990) 44-46. C omme K ace-dali (dans" En quête d'une autre histoire ", 64-65), on est souvent obligé de bienchercher" la présence du référent historique" dans les deux versions de " La nuitsauvage ", Dans la version de 1963 on lit " la mission" et " la cible ", mots qui

disparaissent en 1995; car le récit est nettem ent plus subtil en 1995, la cible n'estjam ais m entionnée et à peine décrite (la description en 1963 des conséquencesmatérielles pou r la b rasserie est-elle p aradoxalemen t moins terrifiante que le si-lence éloquent de la version de 1995 ?), de sorte que le mot" abomination" estmoins parti pris que" m ission" ou "brasserie ". Dans la version de 1963 il y aaussi un revolver qui disparaît de la version de 1995, revolver qui est l'objet d'une

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 106/282

106 Naaman Kessous et Andy Stafford

guerre, des deux côtés... ainsi qu'au systèm e colonial im person-

nel : donc une fois que les victimes ne sont plus différenciées encolons et colonisés (comme dans la vraie guerre, où les victimessont souvent innocentes), l'ennem i devient une bête impersonnelle,un monstre à liquider34.

Ceci représente un défi fanonien chez Dib. Fanon m ontre dansLes Damnés de la terre comment le colon utilise la métaphoreanimale pour les colonisés, et D ib la reprend contre la machineoppressante: les m étaphores sont frappées par ce que Jean Cohen aappelé" l'im pertinence" et aussi parfois par la " réécriture des cli-chés ", ou par" les métaphores filées ,,35.L e traducteur anglais deLa Nuit sauvage parle (et nous traduisons) "de la capacité insolitede D ib de capter une réalité à l'état brut et nettoyée de superficiali-té" et ceci n'est pas moins vrai dans la nouvelle éponyme, surtoutdans les images de monstres, dans la dépersonnalisation, dans lam achine infernale que nous voyons se construire devant nous; et à

Khadda de parler de "m achin(ation) infernale" dans son étude deL '/ncendie36. Cette m achine est néanm oins plus am bivalente quel'on ne le pensait dans notre analyse de la m étaphore m onstrueusedans" La nuit sauvage". La construction de cette m achine est sou-tenue par le couple. Le lien entre les deux jeunes gens est crucial;leurs regards manqués, leurs interrogations du regard, leurs penséessur l'un et l'autre dans le trolleybus - à tel point que Bahia ne re-connaît plus son frère complice - jouent dans la nouvelle un rôlestructurant: en effet à peine sorti du tramway, Nédim fait preuvede plus de déterm ination une fois dans la rue37.À certains momentsce sont les images de miroir de l'un et l'autre: l'A lgérie unie pourson sort libéré et affreux. Le baiser entre le frère et la sœ ur s'avèrenécessaire. M ais il est difficile de ne pas penser à des rapports in-

34 Dib, " La nuit sauvage ", 88-89, 77 ; Chikhi, Probléma tique de l'éc ritu re , 89.35Fanon, Les damnés de la terre [1961, 1968] (Paris: M aspero, 1991) 73 ; Chik-hi, Problématique de l'é critu re , 142 , 145 .36 D ickson, "Translator's introduction ", vii; K hadda, "R éponse littéraire... ",39-40.37

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 107/282

La Nuit sauvage de Mohammed Dib 107

cestueux dans la version de la nouvelle de 199538.Car, là où la ver-

sion de 1963 met en scène un couple d'am is -les parents de Fodiln'ont pas encore rencontré N aëm a, nous dit-on - celle de 1995 m etclairement en scène sœur et frère. C 'est ces rapports, à caractèreincestueux, qui semblent structurer le front uni contre les monstresdu colonialisme. Et ce front uni bénéficie aussi d'une narration àvoix multiples .

Qui parle?

Dans sa fine analyse Chikhi parle d'une" double participation ",narrateur / narrataire, dans la trilogie Algérie de D ib39.Notre argu-m ent ici c'est que la narration devient triple dans" La nuit sauvage", m ais exclusivem ent dans la version de 1995. Ceci est im portantpour notre conclusion sur la question éthique de la nouvelle, et parex ten sion pou r toute écriture littéraire d e l'ho rreu r.

D 'abord, il y a des interventions de la part du narrateur: " espè-ce de quoi" semble sortir de la bouche du narrateur40. Mais plusfrappant encore, c'est le déploiement des italiques. C 'est ici ques'amorce la triple voix. L es rum inations, discussions, expressions,souvent m ises en italiques, relèvent non seulem ent du narrateur(qui n'est pas du tout forcém ent D ib) et de l'écrivain (non plus for-cément Dib, mais comme on va le voir à l'instant, plutôt del'Ecrivain). En tout cas, nous nous refusons ferm em ent à attribuer

les italiques, d'une façon continue, à un monologue intérieur deNédim ou de Bahia.Une des raisons d'écarter les deux protagonistes de ces italiques

est la m ise en abîme dans la nouvelle. On sait bien que, comme en1961 (voir la Postface à la prem ière édition de Qui se souvient dela mer), Dib se demande aussi dans la postface à La Nuit sauvage,comment écrire la guerre avec" responsabilité" ? S'il Y a raison

38 Dans la version de 1963, Fodil et Naëma sont des étudiants qui se sont ren-contrés à la faculté; et il est certain que toute insinuation d'inceste aurait étéimpensable en 1963. L es deux versions montrent néanmoins la question des deuxp ro tag on istes q uan t à l'ap prob ation ou non d es p aren ts env ers leur acte terroriste.39Chikhi, Probléma tique de l'éc ritu re , 69-86.40

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 108/282

108 Naaman Kessous et Andy Stafford

d'attribuer tout phénomène d'italiques à Nédim (surtout dans la

prem ière moitié de la nouvelle, c'est-à-dire avant l'attentat), cetteattribution devient de m oins en m oins sûre et de plus en plus inuti-le. Tout d'abord, on voit le brouillage de la voix de Nédim et celledu narrateur dans le chant que N édim commence à réciter, m ais quiest interrompu par le discours du narrateur41. C ette voix ne fait ques'amplifier au fur et à mesure que l'histoire va vers sa fin. Si nousavons pu confirmer que les italiques ne sont jamais de la part deBahia - son m onologue intérieur à elle n'est jam ais en italiques-,en effet il nous semble que le narrateur et Nédim luttent pour pos-séder les commentaires m is en italiques. Com parez: " Nous ironsjusqu'au bout. Jusqu'au bout de nous-m êm es, de nos forces. "Né-dim se disait cela avec la prochaine exclamation en italiques:

" Maintenant rien ne saura éviter à une certaine histoire de re-tourner à son point de départ pour se réécrire autrement, et enlettres de sang ,,42.Non seulement celle-ci s'avère un commentaire

lié à la narration, m ais aussi l'attribution de celle-là à N édim nousparaît discontinue avec les déploiements des italiques précédents etsuivants. C e procédé ne relève pas tellem ent du " narrateur-acteur "que Kacedali a su isoler dans d'autres nouvelles de Dib de la m êm eépoque. Il est clair que dans la nouvelle version en 1995 la ques-tion de la" responsabilité" de l'écrivain est toute neuve.

S'il y a une rivalité entre la voix de Nédim et celle du narrateur,il y en a aussi une entre le narrateur et l'écrivain: le chroniqueurest" responsable" maintenant des questions soulevées. Nous assis-tons là, plutôt, à un dialogue entre narrateur et écrivain quicommence: "espèce de quoi" s'adresse autant à l'écrivain de lapart du narrateur qu'à nous les lecteurs; les pensées en italiquesdans" La nuit sauvage" oscillent donc entre N édim , le récit narra-taire et l'écrivain. P ar conséquent, certaines phrases dans la versionultérieure de " La nuit sauvage" devraient être reconsidérées.

41 Dib, "La nuit sauvage ", 93-94. Tous les romans de Dib sont" estampillés"d'un poème, d'un chant ou d'une mélopée (selon Chikhi, P roblématique del'écriture, 36-37), et la version de 1995 n'est pas une exception, celle de 1963, si.42

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 109/282

La Nuit sauvage de Mohammed Dib 109

Nédim veut atteindre" l'étoile" - sym bole de l'indépendance

de l'A lgérie et qui en même temps le guide vers ce but; mais ilpourrait s'agir aussi de l'écrivain qui pose un regard surl'indépendance de l'A lgérie à partir des années 1990 ; ensuite, laphrase en italiques qui vouvoie N édim devient plus am bivalente,pour devenir presque une critique externe de son manque d'énergieou de sa volonté de continuer43. L 'écrivain se profile derrière laprésence de plus en plus m arquée du narrateur dans ce qui suit:

N'avaient-ils pas [...] assez de distance entre [la pieuvre] et eux? Elle leuravait concédé une certain e d istan ce, san s p lu s, apparemmen t.

Cette" faiblesse" dans l'om niscience supposée du narrateur con-traste très fort avec la certitude du narrateur qui va du début de lanouvelle jusqu'au moment où on entend" À la vérité" : comme si,après l'attentat, le narrateur se trouve soudain déboussolé. Au fur età mesure que la narration perd ses repères à la suite de l'attentat,l'écrivain s'y substitue: " le vent de folie" nous paraît sortir de labouche de l'écrivain qui commente et l'action et le récit; l'écrivainsem ble vouloir donner, à nos deux protagonistes, des conseils surla jeep et ses capacités de m onter l'escalier des rues44. Cette pré-sence de plus en plus marquée de l'écrivain dans la nouvelleculm ine dans le mot qu'on attend, mais on ne sait pas de quellebouche: après nous avoir questionnés - "Dire [...] ce que vousauriez éprouvé d'avoir, vous touchant, une chose pareille" - la

voix nous parle de l'" abomination" contre laquelle la nuitn 'arrivait pas" à trouver la parade ". Tandis que dans la version de1963 on parlait d 'une m ission ", d'une" cible ", en 1995 Dib nepeut parler que de l'abomination de l'acte, de la nuit sauvage, au-quel nous sommes sommés d'être le témoin45.

43 Dib, " La nuit sauvage ", 85-86, 88.

44Dib, " La nuit sauvage ", 92, 84, 93-94. Il est intéressant de noter que dans sonroman La danse du roi (Paris: Seuil, 1968) D ib reprendra dans le récit de mémoi-re de R adw an, presque mot pour mot, sa description dram atique de l'attentat, ainsique la description de la scène après et celle des amoureux s'embrassant, m ais,cette fois-ci, le baiser est échangé avec une Française (voir 184-89) : encore unexem ple du rôle central de la nouvelle" La nuit sauvage" dans l'œuvre de Dib.45

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 110/282

110 Naaman Kessous et Andy Stafford

Chikhi remarque que l'utilisation d'italiques dans la trilogie Al-

gérie est souvent difficile à expliquer, parfois pour désigner uneexpression arabe en français, m ais souvent pour signaler un " espa-ce extradiégétique " ou " une m arque énonciatrice indépendante dunarrateur", et ceci est crucial pour notre argument; Chikhi parleaussi de " poétisation du discours social" et de " figuration poéti-que du discours social ,,46. Pour nous, c'est ici qu'apparaît latroisième voix dans" La nuit sauvage ", celle de l'écrivain, voixnon pas dialogique (où le " un " passe au deux, triomphe du plurielsur le m onologism e), m ais voix trilogique où le trois devient unpluriel com plexe. Comme le dit H adj-Naceur à propos de deux au-tres nouvelles dans le recueil La Nuit sauvage, " le lecteur devientfigurant m uet m ais actif, invisible" ; et c'est à l'écrivain de guiderle lecteur sans opinion tandis que, pour K hadda, les italiques m et-tent en place" un double circuit du discours narratif", " un doubletexte", m ais aussi:

une rumeur du discours social contestataire, des fragments d'une littératureorale dévaluée, désignation litotique de maux sociaux ou de personnages me-naçants mais aussi signes énigm atiques d'une aventure qui se joue dans lesecret des cœurs et des esprits, dans une intentionnalité mystérieuse del'univers, [...] une partition [.,,] p lu rivocale47.

C'est comme si l'absence de Nédim dans l'épilogue de la nouvelle- épilogue qui, bien sûr, ne pouvait aucunem ent être présent dansla version de 1963 - se voit compensée par la présence del'écrivain" responsable" dans certaines des pensées de Nédim enitaliques. E n fait, D ib (ou l'écrivain) serait la conscience du jeuneidéaliste engagé dans un acte terroriste (et néanmoins, avec le reculdu temps, " irresponsable "). La question ultime de Dib ne seraitpas cependant: Que feriez-vous dans une telle situation? Maisplutôt, comment écrire cette histoire d'un acte abom inable, pour-tant justifiée à l'époque, mais discréditée depuis, étant donné le

résultat auquel il a servi?

46 Chikhi, Probléma tique de l'éc ritu re , 73-74,47 H adj-Naceur, " D élice visionnaires ", 325 ; K hadda, " Cette intem pestive voix

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 111/282

La Nuit sauvage de M ohammed Dib 111

Le style de narration dans" La nuit sauvage" (du moins dans sa

version de 1995) est donc métonymique: l'histoire est une vraiehistoire, mais aussi une métaphore de la lutte en général: la nuitsauvage d'une guerre où un Algérien sur dix est mort (voilà le di-lemme pour l'écrivain que Dib voyait en 1961 : comment écrirel'Algérie après l'Holocauste, après Hiroshima), mais nuit sauvagerevue à la lum ière des années 1990. Dans ce sens les deux versionsde la nouvelle ne relèvent pas du tout de ce qu'on a décrit commela tendance d'accorder" plus d'importance à l'individuel qu'aucollectif ,,48.C ertes, l'acte et l'action sont très individualistes - lesseuls nom s dans le récit sont ceux de nos protagonistes (sauf dansl'épilogue de la version ultérieure où on voit la jeune Ziza en traind'interroger B ahia sur le sort de son frère, c'est-à-dire dans un con-texte humain, fam ilial et quotidien, loin de l'horreur et de laviolence du passé). M ais la portée, le sens de l'histoire est fonda-m entalem ent collectif: écriture littéraire en m ode surréel, m ais

aUSSI comme métaphore pour l'horreur du passé et celle del'avenir.

Ceci est d'autant plus marqué lorsque l'on considèrel'utilisation très simple du temps dans" La nuit sauvage" : lemaintenant, l'immédiat domine, c'est un temps" très personnel[...] [de] la subjectivisation " ; et c'est seulem ent dans l'épilogue,dans un avenir très lointain, après le résultat futur de leurs actions,que l'on voit le sens (ou le non-sens) de l'acte terroriste49. Donc iln'y a aucune" histoire" pour situer le lecteur contre le colonialis-me, sauf la métaphore animalière-mythique que nous avonsdiscutée plus haut. Dans ce sens, la version de 1995 de " La nuitsauvage" relève de ce que Jacqueline Arnaud a nommé" une allé-gorie de l'écriture ,,50. Notre argument est donc qu'il est tropsimpliste de dire que Dib ne fait que remettre son histoire à jour,pour un lectorat de 1995 - par exemple Dib décrit dans la version

de 1995 la riposte immédiate des forces de l'ordre aussitôt après

48K acedali, "En quête d'une autre histoire ", 69.49Kaced ali, "E n quête d'un e autre h isto ire ",6 5-66 .50Arnaud citée dans Desplanques, " Sur deux nouvelles de Dib: Au Café et Le

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 112/282

112 Naaman Kessous et Andy Stafford

l'attentat, mais à peine dans la version de 1963. On pourrait donc

suggérer que D ib ressentait le besoin de sensibiliser un lectorat desannées 1990 à la férocité de la réponse des colonialistes. M ais nes'en tenir qu'à ceci ne ferait que réduire l'engagement que Dibsemb le dép loyer dan s sa réécritu re.

Conclusion

Demain l'essentiel ne sera pas la tension qui oppose Européens et Musulm ans,

mais celle qu i op po sera en tre eu x les Musulmans d e conditio ns différentes.Mohammed D ib 51[A vec l'indépendance] il y aura [...] un peu moins de régionalism e dans notreœuv re mais un peu p lu s d 'univ ersalisme.Mohammed D ib52

Le recueil La Nuit sauvage dont la nouvelle éponym e a retenu no-tre attention ici marque peut-être le retour de Dib à une écritureplus réaliste, moins symboliste. Evidemment replacer" La nuit

sauvage" dans le recueil exige un regard plus structural, synchro-nique de la violence - la violence fugitive (dans" L'œ il duchasseur "), la corruption (dans" La déviation "), l'innocence en-fantine (dans" La petite fille dans les arbres "), violence dansl'A lgérie des années 199053.M ais avec" La nuit sauvage", commecentre (physiquement et éponyme ment) du recueil, on est invitéaussi à un travail de diachronie: d'où vient ce regard amer, aigrequi domine dans le recueil? Eponyme et au beau milieu du recueil

" La nuit sauvage" dresse le bilan de l'indépendance. Face à cetteAlgérie des années 1990, Dib remanie la nouvelle de sorte quel'acte révolutionnaire et atroce des deux jeunes gens, décrit avectendresse en 1963, devient en 1995 l''' abom inable" : "cela valaitceci? " en est la conclusion rhétorique.

Sans" le m oindre prosélytism e, le m oindre em brigadem ent ",selon M ichel Parfenov, les nouvelles de Dib sur la guerre attei-

51 Dib in Témoignage Chré tien 7 fév rier 19 58 , cité d an s Chikh i, Probléma tique del'écriture, 222n1.52In te rv iew dans Les Lettre s Française s 7 février 1963, 6.53M êm e si la revanche des islam istes envers la corruption se montre dans" Ladéviation" plus m étaphoriquement que par rapport à l'E to ile d 'A lger de Chouak i

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 113/282

La Nuit sauvage de M ohammed Dib 113

gnent leur apogée dans" La nuit sauvage" ; et si Qui se souvient

de la mer est, d 'après D esplanques, "comme un long thrène dédiéaux morts inconnus du peuple algérien", "La nuit sauvage" de1963 pose l'éternelle question sur la fin et les moyens54. Dib l'acompris trente ans plus tard en remaniant la nouvelle pour le re-cueil de 1995: "un écrivain n'enseigne pas, il désenseigne. Iln 'apporte pas de réponses, il apporte des questions ,,55. C 'est icil'im portance de la" responsabilité" de l'écrivain pour D ib.

Dans l'épilogue de "La nuit sauvage ", on a tendance à consi-dérer le regard dibien sur l'indépendance" confisquée" comme ledernier m ot de l' écrivain56. Loin de là, les années 1990 ont m ontréà D ib que l'opposition entre chroniqueur et écrivain, que K acedalidécrit comme passage dans l'œuvre de Dib de l'indépendance àune" dépolitisation du texte ", n'était qu'erronée, voire transitoi-re57.D ib prône en 1995 sa" responsabilité" d'écrivain envers à lafois son propre rôle en 1963 dans l'idéalisation de la lutte arm ée et

sa part de responsabilité de ne pas cacher les dures réalités d'unelutte juste. Dans ce sens l'écriture de Dib se veut plus sartrienne,voire barthésienne, que cam usienne : on cherche, en " situation" etavec la form e littéraire, la liberté et la justice; on lutte pour l'étoileenco re e t toujours.

54 Parfenov, "Postface" à Dib, Au Café, 138; D esplanques, "U n Eté africain,Qui se souvient de la m er", 16.55Dib, "Postface" à La N uit sauvage, 246. Et selon El Nouty (dans" Roman etrév olu tio n ", 14 7), D ib est écrivain un iversaliste d ès 19 64 ; on pourrait situer cettedate déjà en 1961 : au début de Qui se souvient de la mer on nous dit que" l'endroit était sans importance ".

56Le roman de 1968 La danse du roi met en scène le personnage de Arfia: Fem -m e et ancienne m aquisarde, elle est, selon A chour (dans" La guerre de libérationnationale ", 156), "hantée par les souvenirs de la lutte" et à" trente ans, l'A lgérieindépendante ne correspond en rien à ce pour quoi elle a lutté ", commentaire quiressemble à la projection en avant de 24 ans que l'on voit dans l'épilogue de laversion de 1995 de" La nuit sauvage".57

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 114/282

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 115/282

Im ages de la dictature et du dictateur dansl'œuvre de Rachid M imouni

Elena-Brându~a SteiciucSi le XXe siècle a été décrit comme" l'âge des dictateurs

,,1c'est

parce que le totalitarism e, avec ses diverses m anifestations (fas-cism e, communism e, etc.) est devenu un phénom ène très présent,non seulement en Europe, mais à travers le monde. Toute une my-thologie politique a été m ise en place pour ré-sacraliser la notionde dictature, pour soutenir et servir de paravent à une immense vo-lonté de puissance, à des régim es totalitaires dont la seule loi étaitla v io lence e t l'impostu re.

Quant aux dictateurs historiques, ces" bienfaiteurs" et "pè-res" des peuples, ces" fils bien aimés de la nation ", " protecteurs

des arts ", " grands architectes", "figures légendaires" etc., tousces individus avaient en commun l'aspiration au pouvoir absoluexercé non seulement en semant la terreur, mais aussi par un" m ystérieux acte de foi" dont le peuple était le dépositaire, suite àdes manipula tions b ien o rchestrées.

Le phénom ène dictatorial avec toutes ses im plications n'a pastardé à inquiéter les artistes du XXe siècle, les écrivains surtout;dans une vaste et m agistrale étude portant sur la figure du dictateur

en littérature, A lain V uillem in parle m ême d'une véritable" proli-fération" de cette figure, à partir des années 20-30 du derniersiècle et les exemples sont des plus significatifs: The Plum ed Ser-pent, de D. H . Lawrence, Point counterpoin t, de A ldous H uxley,The H ideous S trength de H. G . W ells, Le Roi de Aulnes de M ichelTournier, 1984 de G eorge O rw ell, 1984-1985 de Anthony Burgess,Les F lamboyants de Patrick Grainv ille, La Vie et demie de Soni

Labu Tan si, Le Coup de John Updike.Ces œuvres de fiction sont non seulem ent le résultat de la " fas-cination " exercée par le phénomène totalitaire sur les artistes, m ais

I Pie rre Thibault, L 'A ge d es dicta teurs [Paris: L arousse, 1918], in A lain V uille-min, Le Dictateur ou le dieu truqué dans les romans français et anglais i 9 i 8-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 116/282

116 Elena-Brându~a Steiciuc

aussi - dirions nous - une manifestation du parti-pris des auteurs

de dénoncer ces pratiques, de tirer un signal d'alarme, lancer desavertissements quant au danger qui menace. On trouve dans cesrom ans (qu'ils soient écrits de m anière" réaliste" ou qu'ils soientdes paraboles, des" utopies noires ") les m êm es élém ents qui com -posent la figure du dictateur, ce " dieu profane", ce " dieu fou"qui se trouve au centre d'un" mythe politique nouveau, d'un en-semble de représentations collectives modernes, imaginaires, maissymboliques, d'un pouvoir m ystérieux et absolu, le pouvoir du dic-tateur ,,2. On pourrait même parler d'une figure archétypale dudictateur, qui est à retrouver dans l'inconscient collectif; selon G .Dumézil et M ircea Eliade, ce serait un archétype très ancien dusouverain magique indo-européen, "L e Souverain T errible", ayantle don de l'ubiquité, du déguisem ent et d'une m étamorphose ilIim i-tée3. Ayant la capacité d'engendrer les formes d'expression etd'illusion, cet archétype d'un souverain brutal et avide de pouvoir

se manifesterait jusqu'à nos jours et les dictatures contemporainesn'en seraient que les avatars.

P arm i les écrivains qui ont exploré les significations historiqueset spirituelles de la dictature et du totalitarisme de même que sesaspects sym boliques et allégoriques, l'écrivain algérien RachidM imouni occupe une place de choix. Comme l'exégèse l'a remar-qué, M imouni est avant tout, " un scribe de sa société ". Ses écritsgravitent autour de quelques préoccupations m ajeures: la quêteidentitaire de l'A lgérie postcoloniale ; la condamnation de la guer-re, de la violence et des politiques post-indépendance en A lgérie;le désenchantem ent et la souffrance d'un peuple trahi dans ses at-tentes; l'impact d'un régime politique dirigiste sur le modèleculturel patriarcal. Son écriture est un vaste m iroir, une fresquejam ais innocente de cette A lgérie traum atisée, de l'A lgérie depuisla veille de l'indépendance jusqu'aux aux années noires du terro-

risme fondamentaliste. Dans un entretien avec Lise Gauvin, leromancier déclarai t:

2 Le D ictateur ou le dieu truqué, Il.3

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 117/282

Im ages de la dictature et du dictateur dans l'œ uvre de M im ouni 117

Écrire son pays, c'est s'exposer. Il y a d'abord le com patriote qui refuse le m i-

roir qu'on lui offre et récuse le m iroir de notre art. Il y a celui qui vous accusede m ettre brutalem ent à nu l'être intime et secret pour l'offrir au regard desétrangers. O n apparaît comme un indécent voyeur (...). É crire son pays, c'estto ujours politiq ue et singu lièremen t d an s les rég imes non -d émocratiques. Celas'interprète comm e la volonté de donner du pays une autre im age que celleque présentent le s d ir igeants .4

Les deux rom ans de M im ouni et sur lesquels portera notre analyse,écrits à une étape charnière de l'histoire de l'A lgérie, donnent une

im age parfois directe, parfois indirecte de ce pays. B ien sûr, il y ades d ifféren ces significativ es en tre L 'Honneur de la tribu (1989),troisième roman de l'auteur et Une peine à vivre (1991) mais onpeut affirm er que la problém atique du régim e totalitaire est un desfils qui dirigent leur noyau de significations - et c'est pour cetteraison que nous les avons choisis.

Si dans le prem ier rom an le phénom ène dictatorial est vu du de-hors (tel qu'il est ressenti par une communauté kabyle

traditionnelle, forcée pour adopter un nouveau style de vied'abandonner une culture m illénaire) dans le second la dictature etles mécanismes du pouvoir sont vus de l'intérieur. Sousl'apparence d'une fable aspatiale et atem porelle (il ne faut pas ou-blier que c'était l'époque où la censure était omniprésente!)R achid M imouni y dépeint l'A lgérie pseudo-socialiste des années80 (où l'indépendance avait été confisquée par une poignée

d'intrigants sans scrupule) m ais sa critique peut viser n'im portequel pays aux prises avec le totalitarisme.Les nom breuses autres sim ilarités qui existent entre les deux

roman s (atmosphère, contenu, constru ctio n narrative, p ersonnages)nous font croire qu'ils participent du m êm e projet d'écriture dontils représentent les deux étapes: le prem ier, plus ancré dans le con-cret, préfigure le second, qui a une portée plus généralisante.

L 'H onneur de la tribu, prem ier volet de ce diptyque commence

par une phrase qui semble programmer tout le récit à venir: "IIfaut que vous sachiez que la Révolution ne vous a pas oubliés" ;c'est une phrase prononcée par le personnage principal, le satrape

4

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 118/282

118 Elena -Brându~a S te ic iuc

Omar El M abrouk et citée par le narrateur, un vieillard qui n'est

pas nommé, m ais qui est un des derniers habitants de Zitouna, vil-lage kabyle isolé du monde par les montagnes de l'A lgérieintérieure.

Ce narrateur raconte à son interlocuteur, I 'histoire de sa com -munauté, depuis la colonisation française en Algérie, jusqu'àl'époque post-coloniale où - constate le narrateur am èrem ent - ona rem placé les m aîtres par d'autres m aîtres, avides de pouvoir, ra-paces et insatiables, insensibles à tout ce qui est hum ain, y compris" l'honneur" de cette tribu m illénaire.

V ivant loin des" germes sournois et ravageurs de la moderni-té " (22), élevés dans le culte des lois du Prophète, les habitants deZitouna avaient très peu de contacts avec le monde extérieur et leurvie était dirigée par des codes très anciens, qui n'avaient changé enrien depuis des siècles: la soumission totale des plus jeunes auxplus âgés et de tout le monde à l'imam , chef spirituel de la com-

m unauté; le Livre (le K oran), comme seule certitude, l'abandon dela " pensée et [de] ses dangereuses spéculations" ; la pudeur quantà tout ce qui touche au corps. L 'évocation de la période" mythi-que" de l'histoire de la tribu a une beauté à la fois mystérieuse etmajestueuse, car elle puise sa richesse dans les couches les pluspro fondes de l'imaginaire magh réb in .

M ais la paix de la tribu sera interrom pue le jour où l'on apprendque Zitouna deviendra chef-lieu de préfecture, à la suite d'un nou-veau découpage te rrito ria l.

"U n préfet, qu'est-ce que c'est?" demanda D jelloulle forgeron." Je n'en ai jam ais vu, " répliqua A ïssa le boiteux." Que va-t-il nous arriver? " (37)

En effet, la R évolution ne les avait pas oubliés...La m anière violente, dictatoriale dont on introduit un ersatz de

civilisation de type occidental à Z itouna est au début risible, ensui-

te m onstrueuse. C e rem aniem ent ne com porte pas la cohabitationdes deux mondes, mais se fait par la destruction de toutes les va-leurs - matérielles et spirituelles - de la communauté, du modèlepatriarcal, rem placé par quelque chose n'ayant rien à voir avec lep rogrès tan t clamé.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 119/282

Im ages de la dictature et du dictateur dans l'œ uvre de M im ouni 119

Et cette destruction est d'autant plus rapide et violente qu'elle

se fait sous les ordres d'Omar El M abrouk, fils du village, que laRévolution avait porté au sommet du pouvoir et qui se voit ainsirécom pensé pour ses" m érites" en tant que com battant. Ayant m alappris la leçon de la modernité, le préfet est complexé par une hé-rédité très chargée (son père avait été un retardé dont la forcephysique avait enrichi plus d'un dans le village) et, en plus, il cana-lise mal une sexualité débordante (on apprend à la fin du récit soninceste avec sa sœ ur, dont le fils n'est que le jeune interlocuteur dunarrateur).

V oilà pourquoi ce dictateur s'em ploiera avec une force dém en-tielle à détruire tout ce qu'il y avait de stable dans cette bourgade,comme dans une tentative parricide d'élim iner des im ages pater-nelles auxquelles il en veut depuis son plus bas âge. Sous prétexted'introduire la modernité à Zitouna, il fait détruire les vieilles m ai-sons, les remplaçant par des HLM (les villas à piscine étant

destinées à un club restreint de bureaucrates, dont le préfets'entoure depuis son arrivée) ; le cim etière est détruit, pour cons-truire à sa place le quartier des privilégiés, où la population localen'aura accès qu'en qualité de dom estiques; les beaux eucalyptusde la place centrale, arbres presque mythiques, plantés par lesaïeux, sont coupés; la source d'eau est asséchée, à cause du foragedestiné à alimenter la nouvelle ville - et la liste des dégâts peutcontinuer.

M ais les ruptures les plus profondes ont été produites sur le planspirituel et c'est ce que le narrateur dénonce le plus, car c'est lacassure la plus difficile de toutes à guérir. M anipulant les gens avecun savoir diabolique, comme tout dictateur, et annonçant par celales pratiques du personnage principal du rom an suivant, Om ar ElMabrouk réussit à se fidéliser une partie des habitants. Dorénavant,la destruction m orale va se propager avec une force inouïe et seuls

résistent quelque part, dans leurs vieilles m aisons, quelques vieil-lards que leurs enfants, établis dans les HLM de la ville, ne visitentmême plus. L 'atmosphère de Zitouna ne diffère pas beaucoup decelle de Londres, dans le chef d'œ uvre orw ellien 1984, car dans lesdeux espaces les nouveaux maîtres avaient visé l'aliénation de

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 120/282

120 Elena -Brându~a S te ic iuc

l'individu par la perte de la langue et de la m ém oire. Rem arquons

que la référence que M imouni fait ici à l'identité berbère, à cettelangue longtem ps occultée par le pouvoir est plus que visible m ê-me si elle n'est pas explicite: "nous constatâmes que les motsavaient changé de sens, les enfants de sexe, les adultes d'âge, lesfemmes de mari, les hommes de métier et de fortune" (170).Q uand le désastre fut com plet, le nouveau préfet s'installa dans sav illa e t aprè s lu i s'in sta llè ren t:

les gendarm es, puis les policiers, puis les officiers du secteur m ilitaire, puisles resp on sables d u P arti, les in stitu teurs de l'école, les médecins et infirm iè-res de l'hôpital, les gardiens de la prison, l'im am de la nouvelle m osquée, lesc ais siè re s du supe rma rché. (197 )

En plus, tout comme dans l'utopie orwellienne, dans le village al-gérien de Zitouna, l'instauration du pouvoir absolu (d'unepersonne ou d'un parti unique) ne saurait se passer du bourrage ducrâne de la population:

Par pâté d'immeubles, le Parti désigna un chef d'îlot chargé d'organiser la dis-tribution d'eau, l'extinction des lumières, les journées de volontariat, lacommémoratio n d es fêtes légales et les co nv iction s des lo cataires. " (200)

Omar El Mabrouk ne pourra être affronté que par une personneayant la même force, mais plus de déterm ination que lui, une per-sonne qui croit encore en la justice: le jeune m agistrat depuis peunommé dans la région. Dans la séquence finale de I'histoire, leur

rencontre prend des dimensions symboliques: reprochant aux nou-veaux détenteurs du pouvoir qu'ils ne se sont levés contre lecolonisateur" que pour le remplacer ", le jeune juge se fait le por-te-parole de sa génération, m ais aussi des générations antérieures,trom pées elles aussi dans leurs attentes. À part cela, les personna-ges participant à la scène ont la révélation des origines du jeunem agistrat, qui n'est que le fils d'Om ar et de sa sœur, Ourida, m orteen couches. Par conséquent, le potentiel négatif du père ne sauraêtre annihilé que par la force positive du fils qui va rétablir l'ordreet la véritable justice à Zitouna, sans pour autant pouvoir défaireles maux qui ont été faits. En héros libérateur arrivé en peu tard,tout ce qu'il reste au jeune m agistrat à faire, c'est d 'enregistrer surson magnétophone l'histoire de sa tribu, pour qu'il en reste au

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 121/282

Im ages de la dictature et du dictateur dans l'œ uvre de M im ouni 121

moins une trace, et que la destruction ne soit pas totale. Il soutient

le vieux narrateur pour une dernière prom enade dans les cham ps et- même s'il ne connaît pas la langue de l'enregistrement - il sem-ble bien que le vieillard lui a transm is le fardeau, avant deré in tégre r le cosmos. .

Cette m éditation profonde sur l'évolution d'une communautéaux prises avec le totalitarism e et avec I'histoire a une fin ouverte,ni pessim iste, ni optim iste: sur la place aux figuiers, où les figuiersne sont plus, il reste les racines de ces arbres, que le vieux sagemontre au jeune. Il lui m ontre aussi les jeunes pousses, complétantpar une question: " Survivront-elles? "

Le second volet du diptyque en question, Une peine à vivreconcentre tout l'intérêt de l'écriture autour de la problém atique duphénom ène dictatorial; la construction de ce rom an, qui a un indé-niable cachet kafkaïen est circulaire, tout comme celle duprécédent. Le début et la fin du texte, qui appartiennent au présent

de la narration, sont les quelques instants où le narrateur se trouveface au peloton d'exécution, le dos contre le m ur du polygone. Lesautres séquences, dix-neuf en tout, constituent un retour dans lepassé, par lequel ce narrateur - un dictateur m ilitaire d'un pays dutiers-monde, qui n'a pas de nom , qui est appelé seulement par songrade, celui de " Maréchalissim e "- rem émore toute son existence,depuis son enfance au sein d'une tribu de bohémiens de " sinistreréputation" (où il apprend les pires sévices, la méchanceté et lam éfiance) et jusqu'à son parcours dans la vie.

Son récit fait venir sur le devant de la scène un personnage sansscrupules, pour lequel tous les m oyens sont bons afin d'atteindreson but: le pouvoir absolu. C 'est le prototype m êm e du dictateur,grossier et presque illettré, mais qui sait manier à perfection lesmécanismes sordides (comprom ission, vilenie et trahisons) par les-quels il s'em pare du pouvoir et de tous ses avantages.

Son engagement dans l'armée, très jeune, lui permet non seu-lement d'éviter la faim et un statut social dérisoire, mais aussid'entrer dans la caste qui dirige son pays. Peu à peu, sachant re-cueillir des renseignem ents et faire chanter ses supérieurs, il estprom u et réussit m êm e à se faire adm ettre à l'Académ ie m ilitaire.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 122/282

122 Elena -Brându~a S te ic iuc

Recruté à la fin de ses études pour travailler à l'État major de

l'armée, en tant que secrétaire du chef des services politiques, ilsurpasse bien vite son supérieur et il sera appelé au Palais, où ledictateur (appelé lui aussi" M aréchalissim e" et n'ayant d'autrestraits individualisants que la panse, la moustache et une diaboliquerouerie) le charge, après quelques emplois m oins im portants, de sapropre sécurité, en le nommant chef de la Sécurité d'État.L 'attitude presque paternelle du vieux dictateur à l'égard de son

" ange gardien" est celle d'un mentor qui - dans un élan auto-destructeur - se prépare à transm ettre à son élève un savoir qui seraemployé contre le détenteur du pouvoir, le m oment venu:

Tu n'ignores pas qu'en acceptant tu pénétreras dans le cercle plus qu'étroit dupouvoir, où par conséquent ne peuvent évoluer que quelques hommes [...] Lelieu est jonché de braise. On s'y brûle à la m oindre inattention. L 'endroit esthérissé de piques. O n s'y transperce à la prem ière inadvertance. À chaque ins-tant, tu joueras ta tête, et parfois aussi la m ienne. Que tu me serves mal outrop bien, que je prenne om brage de ta puissance ou que je sois excédé par tes

bou rdes, et tu ab ou tiras au p oly gone. (9 1)

En effet, l'am bitieux nouveau chef de la Sécurité d'É tat n'attendrapas longtemps pour mettre en œuvre un putsch, une" nuit des cou-teaux longs ", un plan minutieusement dressé pour s'emparer dupouvoir. Il devient" Maréchalissime" à son tour et, ens'appropriant le titre de son prédécesseur il en prend aussi les traitscaractéristiques.

D 'ailleurs, dans la construction de ce personnage R. M im ouni aam algam é des traits appartenant à des dictateurs réels du XXe siè-cle, comme s'il avait voulu donner un portrait robot du dictateur:la m oustache pourrait être celle de Staline ou de Saddam Hussein,la panse de Idi Am in Dada, les insom nies sont sans conteste cellesde Staline, l'appétit sexuel sem ble être calqué sur celui de Beria,chef du NKVD à partir de 1938.

Le fait même que le M aréchalissime-narrateur n'a pas de nom(d'ailleurs tous les personnages de ce texte sont anonym es) ne faitque signaler le fort" coefficient de symbolicité" du récit et despersonnages, pour reprendre la form ule de P. H am ons. D e l'avis du

5

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 123/282

Images de la dictature et du dictateur dans l'œuvre de M imouni 123

même théoricien, les personnages anonymes sont" aptes à acquérir

une valeur symbolique particulière" ce qui est bien le cas dans ceroman: n'ayant pas de nom ce personnage n'est qu'un simplem asque qui sem ble agir conform ém ent à un scénario préétabli: latrajectoire habituelle de tout dictateur. T out comme H itler ou Stali-ne, il fait table rase de son passé qu'il entoure du mystère le pluscomplet. Tout comme des dictateurs réels du XXe siècle, euro-péens, sud-américains ou africains, il a une immense volonté depuissance, la volonté de dom iner le reste des hum ains ainsi que desrêves héroïques et une soif inassouvie de fonder une nouvelle reli-gion, dont il serait le dieu. Son ascension suppose une immensecruauté et des techniques de manipulation des masses, de mêmequ'un monstrueux cynisme. Ce n'est donc pas par hasard sil'auteur place en exergue de cette parabole sinistre un texte deNietzsche, le théoricien du "surhomme" dont s'est inspirée lapensée nazie. Tout comme un Hitler en Allem agne, un Ceausescu

en Roum anie, et bien d'autres dictateurs réels ou fictifs, le M aré-chalissime narrateur aura une fin violente: il sera tué et un autreprendra sa place car, comme l'affirm e A . V uillem in " les dictateursmeurent, le pouvoir reste, l'archétype survit ,,6,

Pourtant, les figures des deux" M aréchalissimes " ne sont pascomplètement interchangeables, même si à prem ière vue le nou-veau dictateur ne fait qu'em boîter le pas à son prédécesseur. D ansle m écanism e presque parfait de son psychism e, gouverné généra-lement par l'ambition et la cruauté, une fissure apparaît, contrelaquelle son m entor l'avait prévenu, m ais à laquelle il n 'avait pasfait attention: l'am our. Serait-ce un autre clin d'œ il, une autre cor-respondance souterraine entre le texte de Rachid M im ouni et 1984de George Orwell, où l'amour, tant qu'il est présent, empêche lesgens de devenir des robots complets? Pendant les momentsd'insomnie de plus en plus denses du M aréchalissime, émerge de

son passé l'image d'une femme connue pendant sa jeunesse. Unefois retrouvée, cette femme s'avère être un de ses critiques les plusintransigeants et elle se refuse à lui avec une obstination qui ne faitqu'accroître le désir de l'homme,

6

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 124/282

124 Elena-Brându~a Steiciuc

V iennent ensuite de nombreux changements dans les structures

politiques sociales et culturelles du pays, un brusque changem entd'im age du dictateur - qui fait organiser des élections dém ocrati-ques ! - une véritable volte-face, dans le seul but d'obtenir la m ainde la femme qui l'obsède:

Je veux que la presse internationale se fasse l'écho de toutes nos belles déci-sions. Nous allons supprimer la Cour de Sûreté de l'État, instituerl'indépendance de la justice, instaurer la liberté de la presse, abolir la lim ita-tion de vitesse sur les autoroutes, bannir la torture et les sévices corporels,

interdire aux flics d'arrêter ceux qui portent des m oustaches sem blables auxmiennes sous l'inculpation de faux et d'usage de faux, punir les auteurs demalversations, m ême s'ils appartiennent à ton cabinet, pénaliser tous les con-trevenants, acquitter les innocents, quel que soit l'outrage commis. Tucommenceras par le claironner bien haut avant de l'appliquer prudemment.(263)

Quelque longue que soit la liste des rem aniem ents (où on aperçoit,entre les lignes, le sourire ironique de M im ouni, suscité par tant de

"bienfaits" et suscitant un grave questionnem ent quant à la situa-tion du pays avant cette décision) la jeune femme refuse de luiaccorder la main et le dictateur - aveuglé par l'amour ou par sonobsession de tout réussir - recourt au dernier m oyen: il dém ission-ne.

La suite est facile à deviner, car dès que le M aréchalissim e an-nonce sa décision, un autre - en plus, am i de jeunesse - prend saplace et l'envoie devant le peloton d'exécution. Et ainsi, le tour estjoué et la boucle est ferm ée: un nouveau M aréchalissim e, accom -pagné par le même secrétaire qui rédige les discours, prendra lepouvoir, sans que rien ne change.

La moralité de cette fable - car on peut interpréter ce romancomme une longue fable où évoluent des personnages-types, despersonnages m asqués - est en m êm e tem ps une interrogation amè-re sur ce qu'il y a d'essentiel dans la destinée humaine: d'une part

l'am our, d'autre part, " les sirènes du pouvoir ", qui peuvent faireperdre toute trace d'humanité et de générosité.

C ertes, à part cette lecture symbolique de Une peine à vivre, onpourrait décrypter ce texte comme un "roman à clé ", car même sile nom du pays de M im ouni n'apparaît nulle part, beaucoup de dé-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 125/282

Images de la dictature et du dictateur dans l'œuvre de M imouni 125

tails permettent d'identifier (ne serait-ce que partiellement) cet es-

pace à l'A lgérie des années '80: les références à la situationéconom ique (pays exportateur de pétrole et m inerais) des détailsd'ordre social (pénurie d'eau, crise du logem ent) et culturels (paysmusulman où les tribunes étaient décorées du drapeau vert).

La portée morale de ce roman n'est plus à démontrer: les quel-ques phrases d'A lbert Camus, citées elles aussi en exergue,donnent la mesure de l'importance que M imouni attachait àl'équilibre et à la sagesse de la personne hum aine, au bon sens:

Nous portons tous en nous nos bagnes, nos crim es et nos ravages. M ais notretâche n'est pas de les déchaîner à travers le m onde. Elle est de les com battreen nous m êm es et dans les autres.

Les deux parties de cet ensemble romanesque s'articulent en untout cohérent, par lequel Rachid M im ouni - comme d'autres intel-lectuels algériens de sa génération - tire un signal d'alarm e au sujetde la situation dram atique de son pays.

Et si M imouni s'est donné pour tâche de "faire connaître cettehistoire contem poraine de son pays, que l'on a tenté tant de fois demythifier et de truquer ,,7, cette h isto ire où les p ratiq ues to talitairessont à l'ordre du jour, sa dém arche dépasse largem ent les frontièresde l'A lgérie car n'im porte quel lecteur ayant subi les horreurs de ladictature ou de la guerre peut s'y reconnaître.

La leçon ultime - et amère - qui se dégage de ces histoires

exemplaires est non seulement que le sommeil de la raison peutenfanter des monstres, m ais aussi qu'il faut combattre ces monstrespar l'action ou par la parole.

7 Najib R edouane, " A ncienne et N ouvelle guerre d'A lgérie chez R achid M imou-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 126/282

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 127/282

Représentations de la nouvelle guerre chezquelques écrivains algériens

Najib Redouane

Nombreux sont les écrivains Algériens qui ont traité de la guerred'A lgérie dans leurs productions romanesques et poétiques. E n fait,

pour d'évidentes raisons politiques et sociales, la majorité desécrits reflètent cet événem ent comme un véritable tournant qui amodifié l'ordre des choses dans l'H istoire contemporaine de cepays. C 'est que cette guerre n'est pas simplement relative à unepériode bien spécifique qui s'est term inée avec l'avènement del'indépendance, elle est représentative de l'em preinte du m alaise,du désenchantem ent et de la désillusion qui ont m arqué le devenirdu pays après 1962. La récurrence de ce fait historique apparaîtjustement rattachée à la mémoire du passé que scrutent et aus-cultent plusieurs écrivains tels que Mouloud Mammeri,Kateb Yacine, M ohammed Dib, M alek Haddad, Assia Djebar, Ra-chid Boudjedra, Tahar Djaout et Rachid M imouni. Les textesromanesques interpellent ce passé douloureux et tragique qui, dansses replis et ses zones d'ombre, renferm e une angoisse génératricede doute et de découragement. Certains écrits ont insisté sur les

m aux réels de l'A lgérie et ont attiré l'attention sur la déviation deleur pays vers le totalitarism e, l'obscurantism e et l'intolérance.D 'autres ont dénoncé le mensonge politique qui s'est instauré aulendem ain de la libération annonçant le tem ps des bureaucrates,des idéologues et des opportunistes du nouveau régime. En quelquesorte, des critiques cyniques et acerbes pour souligner la déception,la rancœur et la trahison de l'idéal révolutionnaire pour lequel sontm orts plus d'un m illion de m artyrs.

Lorsque au début des années 1990 survient la guerre civile dontpersonne n'est en m esure de prédire l'achèvem ent, des écrivainsalg ériens, tou tes g énératio ns con fondues, considéran t la littératurecomme une voie / voix pour dire la vérité la plus intolérable, sesont donné pour tâche de faire connaître la tragédie actuelle qui

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 128/282

128 Najih Redouane

seule arme, de jeunes écrivains tels que M alika M okeddem , Ab-

delkader Djemaï, A ïssa Khelladi, Lena Marouane, Yasm inaKhadra, Latifa Ben Mansour, Arezki Metref pour ne citer queceux-là, se sont joints à l'ancienne vague de romanciers, pour sejeter dans la bataille, pour défier le Front Islam ique du Salut (FIS)et pour traiter de cette plaie infligée au corps social algérien:l'intolérance religieuse. C 'est le combat de la plum e contre le glai-ve, le symbole de la résistance des intellectuels algériens contre lefondam entalism e, l'horreur du terrorism e et la tragédie terrible etinquiétante d'une nouvelle guerre, qui a soulevé des enjeux gravesd'ordre éthique et politique dans un contexte social et idéologiquefort conflictuel depuis l'indépendance en 1962jusqu'à nos jours.

En nous proposant d'étudier la présence de la nouvelle guerredans trois romans algériens La Malédic tion! de R achid M imouni,La Vie à l'endroir de Rachid Boudjedra et Si Diable le veut3 deMohammed D ib (désignés par les abréviations respectives suivan-

te s M, VE et SDV), nous voudrions préciser l'inscription par cesécrivains, dans l'espace textuel de leurs productions romanesques,des form es et de la signification de cette tranche com plexe et dra-matique de l'histoire de leur pays. En effet, pour ces écrivainscomme pour d'autres, cette nouvelle guerre est une période som-bre, une tragédie sans précédent qui a défiguré le paysage de leursociété et il en faut parler pour surm onter la crise, la déchirure et ledésarroi qu'elle a générés.

Prenant clairement position sur la situation dramatique qui amarqué son pays depuis son accession à l'indépendance, RachidM imouni se place parm i ces écrivains algériens qui ont évoquédans leurs écrits toute la dram atisation du destin de leur pays. Ce-pendant, ce qui caractérise M imouni, c'est sa dénonciationexplicite du détournem ent du "fleuve" de la libération par une élitequi s'est accaparé du monopole du pouvoir, ainsi que sa capacité

de prévoir et d'attirer l'attention sur la déviation de son pays versle fascism e islam ique. Sa production rom anesque de ses dernières

1 Rachid Mimouni, La Maléd ic tion (P aris: S to ck , 1993).2 Rachid Boudjedra, La V ie à l'endroit (P aris: G rasset, 1 997).3

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 129/282

Représentations de la nouvelle guerre 129

années, de plus en plus branchée sur l'actualité, reflète une écriture

de l'urgence qui s'apparente à un cri du cœur, voire du manifestecomme c'est le cas pour son dernier roman. Par La Malédic tion,l'écrivain refuse le fatalism e et va beaucoup plus loin que le pam -phlet4 qu'il ne peut s'empêcher d'écrire pour dénoncer la dérivetotalitaire de son pays; " Je com bats l'intolérance, " dit-il, " parceque je crois que l'intégrisme est un nouveau fascisme [...]. Nosseules arm es sont la plum e et la parole ".

D ès son inscription au cœur de l'actualité brûlante de l'A lgériecontemporaine, le nouveau conflit qui ensanglante son pays depuisune décennie a suscité chez M im ouni un sentim ent d'aversion, decolère et de déroute. Ce n'est d'ailleurs pas sans raison que cetteseconde guerre d'A lgérie constitue la toile de fond dans son dernierrom an. Il s'agit de cette guerre civile où s'opposent des A lgériensentre eux et dont l'enjeu du dram e dépasse toute im agination, pre-nant pour ainsi dire une tournure décisive, voire dram atique, dans

le devenir du pays. En fait, cette nouvelle tragédie algériennes estissue du dram e d'une révolution islam iste qui a tenté de s'im poserlorsqu'en juin 1991, les intégristes ont lancé l'insurrection dans lesrues d'A lger. La m alédiction dont parle l'écrivain, c'est bien évi-demment leur soudaine irruption à tous les niveaux de la viepublique et privée. Leur sectarisme animé par la haine etl'intolérance s'est m anifesté clairem ent lors de la prise de contrôlede l'hôpital M ustapha d'A lger. Le commando des barbus a sem é lapanique et la terreur dans les couloirs de l'établissem ent aussi bienchez le corps m édical que chez les m alades.

À travers la prise de contrôle de l'hôpital M ustapha d'A lger pardes fondamentalistes qui y instaurent un nouvel ordre, c'est unem étaphore qui est proposée sur cette nation déchirée entre avenir etpassé, secouée par un dem i siècle de discorde et de luttes fratrici-

4 Rach id Mimouni, De la b arba rie en gén éral à l'intég risme en particu lier (Paris:Le Pré aux Clers, 1992).5 À cet effet, M im ouni précise: " Quand j'ai comm encé il y a deux ans à écrire celivre, je redoutais d'être trop sévère envers les intégristes. Peu à peu, hélas,l'actualité a dépassé m a fiction ", dans D aniel Y vonnet (Propos recueilIis par).

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 130/282

130 Najib Redouane

des. Dans ce roman, M imouni raconte" une histoire qui plonge

dans l'H istoire ".6 Celle de Kader, obstétricien ennem i de la vio-lence qui part à Paris pour reconnaître le corps de son frère H ocinedisparu depuis plusieurs m ois. Durant son séjour dans la capitalefrançaise, il fait la connaissance de Louisa, une jeune fille espiègleau passé douloureux. Peu convaincu de l'identification du corps dudéfunt, il retourne à Alger et reprend son service en gynécologie àl'hôpital. C elui-ci est vite perturbé par les islam istes qui ont pris enm ains le contrôle de sa direction à la suite de la grève insurrection-nelle lancée à A lger, en juin 1991, par des intégristes bien décidésà prendre le pouvoir. L ors de cette réquisition où l'hôpital se trans-forme en Laboratoire de la société islam ique idéale, le lecteurdevine l'abîm e dans lequel l' A lgérie de dem ain risque de basculer.Pendant quelques jours, les intégristes font régner un projet sociétalqui devait, croyaient-ils, servir de modèle, mais qui apparut auxautres comme un avertissement on ne peut plus clair. Kader les

voit, au nom de leur m orale, expulser de son service les m ères céli-bataires et interdire les salles de malades aux médecins. Il est" surtout choqué par l'absence de miséricorde de ces hommes quis'étaient institués vicaires de D ieu. [...] Il eut la conviction que leProphète aurait été le prem ier à renier ses nouveaux ém ules" (M ,114). Le jeune gynécologue est arrêté et jugé par un tribunal isla-m iste. Q uand il s'aperçoit que son frère H ocine est parm i les jugeset que c'est lui qui est chargé de le tuer, il" prit soudain consciencequ'un terrible m onstre venait d 'ém erger des abysses et qu'il allaittout dévaste r" (M , 279). Libéré la nuit où l'armée a décidé l'étatde siège et répression de la grève, il retrouve l'hôpital, sa m ère, sonam ie Louisa. Dans l'appartem ent fam ilial où il s'est réfugié pouréchapper à la répression, il retrouve aussi Hocine. Au m om ent oùtout devrait apparemment rentrer dans l'ordre, son frère, devenu unintégriste dur et pur, lui demande de sortir avec lui. Kader obéit,

sachant que la sentence que le tribunal avait prononcée contre luiva être exécutée par son frère. Il ne résiste pas à cette mort, pleu-rant" non sur son sort, m ais sur l'absurdité de cet enchaînem ent de

6 R obert V edussen, "L a 'm alédiction' selon R achid M imouni ", L ibre B elgiq ue (9

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 131/282

Représen tatio ns de la no uvelle gu erre 131

circonstances" (M , 282). Le récit s'achève sur le désarroi profond

de Louisa après la m ort de Kader.La métaphore par laquelle la situation à l'hôpital d 'A lger se

trouve figurée ou pour m ieux dire défigurée dans l'aventure de K a-der est capitale, dans la mesure où cette évocation aboutit à uneinvocation et constitue une form e d'écriture et un m odèle de parti-cipation. Si la métaphore consiste en effet en une manière d'êtreparticipative qui s'oppose au cynisme de l'ordre des islam istes,c'est pour servir de lieu d'actualisation et de réactualisation d'uneécriture qui donne au courage une valeur d'usage face à la négationde l'être, à l'écrasem ent des individus, à l'incom préhension de cedébordement religieux. M imouni a toujours soutenu quel'intégrisme était la face du mal, du désordre, de l'anarchie dansson pays et le combat qu'il faudra lui livrer n'est pas désespéré,dans la m esure où il sera l'occasion d'une renaissance possible del'homme algérien. En fait, c'est dans les couloirs de l'hôpital

qu'apparaît l'am pleur du désastre et du désordre social. La victoiredes religieux rend possible l'identification du véritable danger del'idéologie de ceux que M imouni appelle" les barbus".L 'enfermement de ces fous de Dieu dans une logique religieusedatant des heures du prophète prouve justem ent qu'ils sont en de-hors du temps. Ce ne sont en réalité que des serviteurs de lapuissance qui oppriment et méprisent" les infidèles" et qui obli-gent leurs adeptes à la soumission spirituelle et à la négation del'esprit. L eur entreprise de démoralisation, de découragement et dedésorientation brise le mouvement de l'élan du pays.

Ce qui est intéressant dans ce rom an, c'est qu'en dénonçant cet-te nouvelle guerre d'A lgérie, considérée comme une sorte defatalité du destin, M imouni n 'hésite pas à faire tomber les m asquesen déterrant les cadavres du passé. Pour lui, la guerre religieusemenée par des islam istes fanatiques et délirants n'est que

l'actualisation d'une guerre civile ravageant déjà les m aquis de laguerre de libération, m ais refoulée par la m émoire algérienne. À ceniveau, il convient de noter la plus grande insistance dans l'espacetextuel sur Si Morice comme figure im portante de récit car celui-ciest le support de la m ém oire du passé qui justifie, en fin du rom an,

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 132/282

132 Najih Redouane

la présence d'Abdelkrim et de Belkacem im posée dans le prem ier

chapitre. C es trois personnages forment, avec l'A lbinos, le quatuorambigu des anciens résistants de la guerre de libération.

A ussi, Si M orice véhicule-t-il au m ieux la vision d'une sociétééclatée dont les m em bres ne sont pas exem pts de reproches: " cha-cun veillait sur ses secrets. Pour les préserver, certains nerefusaient pas de recourir à l'assassinat" CM ,268). Ce rescapé dela guerre de libération remonte constamment le cours du tempspour évoquer les souvenirs d'une vie douloureuse ponctuée de tra-giques événements du présent, comme si l'indépendance etl'intégrisme en tant que moments historiques se fondaient l'undans l'autre. Peureux et perdu dans cette peine qui lui inflige lamontée de la barbarie, ce vieil alcoolique est réduit au rôle de spec-tateur de toutes les dérives et annonce à qui veut l'entendre quec'est" l'heure du règlem ent de tous les vieux com ptes. Le m om entest venu d'apurer ces conflits fraternels qui n'ont cessé de

s'accum uler depuis des décennies" CM , 259). Cette vérité am èreforce ses interlocuteurs à se demander" si le pays n'était pas entrain de payer les prix des monstruosités autrefois commises aunom d'une cause juste. N 'était-ce pas le passé qui ressurgissait à lafaveur des derniers événements? " CM ,266)

D ans l'espace du récit, des voix m ultiples énoncent des véritésqui, pour être tragiques ou désespérantes, révèlent la réalité d'hierou d'aujourd'hui. À ces com battants de la liberté qui ont accaparéle pouvoir dont n'émane qu'une" odeur de cadavre en putréfac-tion" CM , 16) s'opposent de faux-dévots qui portent en eux" uneobscure pulsion de m eurtre[...] dont la résurgence s'habillait desoripeaux de l'islam" CM, 282). Ces voix évoquent également denom breux thèm es: la représentation du FLN pendant la guerre, sescrim es et ses abus, la trahison de certains dirigeants, la liquidationdes frères au combat, le massacre d'autres maquisards, l'assassinat

de cam arades, les secrets qui, toujours, se dérobent et l'angoissedevant l'étalement de la vérité. Car c'est bien sous le signe de lagravité de la situation passée et présente que se situe la m ise engarde de l'ancien combattant du FLN :

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 133/282

Représen tation s de la no uvelle g uerre 133

" Je parle beaucoup, " disait Si M orice, " m ais je sais tenir m a langue. En dé-

pit de ma faconde, je n'ai jamais divulgué mes secrets. Je sais des chosesatterran tes sur les plu s importan ts p erso nn ages d e ce p ay s. C 'est la raison pou rlaquelle, en haut lieu, on m e m énage et m e craint. Je n'ai aucun m érite. C 'estla peur qui tient m a bouche close. Je connais bien m es anciens com pagnons:pour un sim ple m ot, ils assassinent. C royez-m oi, je n'essaie pas de vous m ys-tifier pour m e donner de l'im portance. Je sais des choses plus lourdes à porterque le poids de la planète. " (M , 118)

Il y a aussi une diversité d'actions et de réactions qui permettentd'imprimer à l'œuvre une tonalité de roman à thèse, épousant unediversité de thèmes cruciaux: la supercherie des journées de volon-tariat, le rêve canadien des jeunes Algériens des années 80, lecaractère interchangeable des trois instances du pouvoir: le parti,la m osquée et la sécurité m ilitaire: le réquisitoire contre B oum e-diene et le communisme: l'opposition entre l'islam intégriste etl'islam véritable, la fulgurante ascension du parti islam iste qui ex-ploite la frustration du plus grand nombre du peuple. Les m ilitants

s'estim ent lésés par l'histoire et victim es d'une société qui est tom -bée dans le marasme. Les démagogues du parti promettent aux"fruits vénéneux de l'injustice sociale, [...] nés dans les sous-solset le s b idonvilles" (M , 174), qui végètent dans une vie dégradante,une revanche sur les responsables de leurs m alheurs et une place ausoleil dans cette société qui les a réduits à l'exclusion.

Il reste pourtant que la sim ple allusion au passé avec sa chargelourde et m ystérieuse fait prendre conscience à Si Morice qu'aussibien ses gestes inconséquents d'autrefois que ceux de ses ancienscompatriotes" avaient semé les germes du mal qui rongeait lepays" (M , 268). C 'est aussi une" façon de clamer que les racinesdu mal, du malheur et de la malédiction plongent dans le cœurmême de l'A lgérie où aucune blessure du passé n'est encore tout àfait cicatrisée ".7

Il convient de bien préciser que les effets de l'intégrism e se sont

fait durem ent ressentir chez tous ceux qui regardent avec effroi lechaos qui fait chavirer la société algérienne. C 'est ainsi que face àla m ontée du fascism e religieux et devant la série d'assassinats du

7 Jean-François Sam -Long, " L 'art du tem ps ", Quotid ien du d imanch e (12 sep-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 134/282

134 Najib Redouane

FIS, beaucoup d'intellectuels Algériens se sont mobilisés pour

combattre l'intolérance, la violence et la barbarie par la plum e et laparole. Comme Rachid M imouni (mort en février 1995), RachidBoudjedra avait pris ouvertement l'offensive contre les intégristesdans un pamphlet FIS de la haine8, en avançant un réquisitoire en-flammé contre les forces obscurantistes dans Lettres algér iennes9et en éprouvant le besoin de tém oigner de la gravité de la situationdans des productions romanesques telles que TimimounlO et La Vieà l'endro it. Ceci dit, cet écrivain propose des écrits qui tranchentavec sa création habituelle et traitent de cette nouvelle guerre quiconstitue un tournant décisif dans le destin algérien. Il crie son re-fus de la violence sauvage de ces fous de Dieu et, malgré lespectacle quotidien de 1'horreur et de la barbarie, m algré la menacequi pèse sur lui, il poursuit son engagement en mettant à nu les ra-cines du mal de l'intégrisme et de sa dynamique meurtrière etmortifère au cœur de la trame narrative de La Vie à l'endroit. Ce

rom an se caractérise par un récit sim ple à vocation historique, unstyle dépouillé, tout à fait dénudé, où la m étaphore est rare, et uneforme libre assim ilant l'écrit à un reportage sur le vif qui aspire àrapporter les événem ents comme ils sont. Sa capacité de témoigna-ge, accessible à un grand public, constitue une nouvelle dém archedans le projet romanesque de ce romancier pour qui l'écriture atoujours été un refuge susceptible de " transform er un état de criseen une expression sub limée".11

Construit autour de trois indications spatio-temporelles à savoirA lger: 26 Mai 1995 : Constantine: 26 Juin 1995 et Bône: 26 Juil-let 1995, La Vie à l'endroit emprunte au roman-témoignage pourdire le désarroi d'un intellectuel francophone, condamné à mort pardes intégristes fanatiques. L e dram e du protagoniste principal R acne diffère en rien de celui de ceux et de celles qui, considéréscomme appartenant au " Hizb França " (" le parti de la France "),

8 Rachid Boudjedra , FIS de la haine, (P aris: Denoël, 1992).9 Rachid Boudjedra, Lettres algériennes (P aris: G rasset, 1 995).JORachid Boudjedra, Timimoun (P aris: Denoël, 1994).11Jean-Marie L e Sidaner, "L 'écriture et la révolte ", Europe, No 614/615 Guin-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 135/282

Représen tatio ns de la no uvelle gu erre 135

ont reçu des m enaces de m ort de la part de ces islam istes sectaires

décidés à liquider toute personne qui ne partage pas leur vision re-ligieuse. A insi, convaincu que ses bourreaux invisibles finiront parl'exécuter, il se donne comme tâche de livrer dans un journal inti-me les pensées qui rôdent dans la tête d'un homme traqué. C 'estune sorte d'écrit-testament qui se charge, avant sa disparition défi-nitive, d'inscrire un témoignage authentique sur l'histoire tragiquede son pays. C 'est dans cette perspective que l'écriture apparaîtcomme une source vitale de survie qui l'aide à supporter le poidsde l' enferm ement, la déroute existentielle et surtout à dépasser cespeurs soutenues qui l'obligent à se déplacer constamment et àchanger de cachette pour échapper à la m enace qui pèse sur lui. Eneffet, Rac se présente comme un être solitaire et isolé, livré à lui-même, obsédé par l'idée d'une mort certaine qui peut le frappern'importe où et en tout moment. Ressentant un sentiment de con-trainte et d'angoisse, il fuit tout, passant son tem ps à errer de ville

en ville (A lger, Constantine, Bône). Et démuni à tous égards, ilcherche à fuir dans l'oubli et à se distancer d'une peur envahissan-te. C e faisant, il appréhende avec désarroi la découverte de son lieude séjour (d'ailleurs lors de l'une de leurs visites, alors qu'il étaitabsent, en voyage au bord de la m er, les intégristes lui laissent, enguise de souvenir pour qu'il garde leur menace intacte dans sonesprit, le couteau de cuisine avec lequel ils devaient l'exécuter). C esentiment le ronge et le paralyse. En fait, dans n'importe quelleville, comme un détraqué, il change de dom icile tous les trois jourset vit sur le qui-vive à l'aguet des différents groupes islam istes ar-més qui n'hésitent pas à commettre les pires atrocités. Cet état defait préfiguré dans l'espace textuel du roman est emprunté à deséléments autobiographiques de l'auteur. E n effet, dans un entretienaccordé au Nouvel Observateur12, Rachid Boudjedra révèlel'angoisse dans laquelle vivent un certain nombre d'intellectuels

A lg érien s menacés p as les islam istes.L e narrateur-protagoniste choisit la fuite, l'errance et l'écriturecomme espaces de refuge et ce choix n'est pas gratuit. En fait, il

12Voir Rachid Boudjedra, "Pas de com promis avec les égorgeurs ", Le N ouvel

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 136/282

136 Najib Redouane

tente de com bler le vide abyssal de son existence et de trouver une

sérénité quelconque loin des m eurtres barbares qui paralysent sonpays. À vrai dire, se déplaçant d'un lieu à un autre en changeantd'identité et d'aspect, et en sombrant dans l'alcoolism e, le délire etla tentation d'user la violence comme ses adversaires, il cherche àenrayer une peur qu'il transporte en lui et à fuir les intégristes quiveulent le tuer. Force est de préciser que depuis qu'il est menacépar des fous de Dieu qui se font passer pour des gardiens de la mo-rale religieuse, il vit dans l'angoissante perm anente, habité par laforce d'une mort qui l'englobe entièrement tordant à la fois soncerv eau et ses en trailles:

Et au fond de lui-m ême, il savait que cette m ort devenue plus probable quejam ais l'excitait plus qu'autre chose. La m ort incertaine ne rôdait pas autourd e lu i. Au contraire, c'était lu i qui tourn ait au tour, main ten an t. (VE, 39 )

Il est intéressant de noter qu'en levant le voile sur cette situationtragique et dramatique qui ronge son pays, le protagoniste-narrateur s'interroge sur les causes réelles et profondes de la dé-gradation actuelle. M êlant le passé au présent en une alternance denarration, il revisite d'une m anière insolite l'histoire de l'A lgériecoloniale et postcoloniale. Le retour en arrière pour évoquer untemps lointain met l'accent sur les aléas de la présence françaisequi constitue l'expression d'une violence sanglante, justifiée, liée àtoute cette dim ension tragique de la guerre de libération. Cepen-

dant, il se rend compte que les désastres du colonisateur ne sontpas l'unique raison de la catastrophe algérienne. L e rappel autoriséde l'après-indépendance, l'insistance sur les conséquences et lesbouleversements ainsi que les choix politiques, sectaires et populis-tes des dirigeants qui se sont succédé pour guider le destin du paysdemeurent à jamais une réalité présente ancrée dans la mémoirecollective. Une réalité am ère qui révèle que l'A lgérie a été trahiede l'intérieur par une poignée d'opportunistes m alhonnêtes qui ont

con fisqu é l'idéal d e la révolu tio n alg érienne.Dans le défilement des événements qui ont marqué le devenir

du pays, du passé colonial jusqu'au temps présent en passant parl'ère de l'indépendance, différentes histoires viennent enrichir cequi n'est pas une galerie de portraits, m ais bien une galerie de des-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 137/282

Représen tatio ns d e la n ou velle gu e"e 137

tins. Ce sont des personnages que Rac croise et qui, chacun à leur

façon, ont une im portance particulière dans le déroulem ent de savie. Flo pour Florence, son am ie franco-algérienne, fille d'une fa-m ille d'ex-colon, ancienne militante pour la cause de l'A lgériecolonisée, l'accom pagne dans cette tourm ente qui ébranle tout lepays. On rencontre aussi Rocine, l'oncle surnommé" le Kafard"envers lequel Rac nourrit des sentiments de rejet et de détache-m ent. En fait, cet homme d'une vision lim itée et restrictive fustigeson neveu pour la vie qu'il mène, le considérant comme un excen-trique vivant dans le vide et le déraisonné. Il le responsabilisemême du malheur qu'il subit et des menaces de mort perpétréescontre lui par les terroristes islam istes. Et puis, bien sûr Y am aha,personnage courageux qui défie publiquement les intégristes, refu-sant leurs diktats et leur loi séculaire. Celui-ci qui porte un" surnom qui lui ressem blait vraim ent. Qui lui allait très bien. Aé-rodynamique. Exo tique. Rutilant" (VE, 15) est un catalyseur des

masses populaires qui défilent, en toute obéissance derrière lui. L esévénements sportifs qui touchent à la Coupe d'A lgérie apparaissentcomme des signes de résistance populaire transgressant la m enaceparalysante des intégristes. L a force de conviction de cet être faiblephysiquem ent réussit à ébranler le pouvoir obscurantiste et à sou-lever tout un souffle de révolte. Son exécution confirm e le m essagecruel avancé par les groupes terroristes qui s'attaquent à toute voixqui abrite un soupçon de rébellion et de contestation.

C es voix adm irablement tissées par l'écrivain révèlent le destintragique d'un condam né à m ort qui affronte seul le grand vide de lavie. Rac conjure la menace de mort qui le guette en prenant despho tograph ies de d ifféren tes man ifestation s po litico -spo rtiv es et enconsignant sous forme de journal les diverses expressions de ladouleur. Contraint à se cacher, le seul rite observé est celui de laclaustration et de l'écriture. D ans l'univers exigu où il vit, Rac se

trouve dans une situation troublante qui entraîne des perturbationspsychologiques du persécuté. D ire, répéter, écrire et annoncer lesdram es est sa façon de lutter contre la pulsion de m ort qu'il obser-ve de l'intérieur. L 'espace de vie du dedans dans lequel il est

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 138/282

138 Najib Redouane

cantonné lui ramène l'horreur et l'atrocité de la situation qui se

passe dehors dans un quotidien blessé d'attentats meurtriers:E t là, debout derrière la fenêtre, prostré dans le noir, R ac continuait à regardercet immense cortège carnavalesque, juvénile, euphorique, insupportable etbruyant. Il ne s'en lassait pas. C 'était la revanche populaire, spontanée, inat-tendue contre les interdits, les diktats, les mots d'ordre farfelus, les attentatssanglants (EXPLOSION D'UNE VOITURE PIEGEE HIER A BELCOURT. BILAN: TREN-

TE-SIX M ORTS ET UNE CENTAINE DE BLESSES) et dém entiels des intégristes. (VE,16 )

La gravité de la tragédie actuelle que vit le pays où les assassinatset les attentats se multiplient de façon démente, violente, déchaînéeet barbare investit l'espace textuel du rom an par le biais d'articlesde presse, et en particulier de gros titres de journaux. En fait, lesannonces des m eurtres commis par les terroristes intégristes sontinscrites en gros caractère sur toute la page.

TRENTE-DEUX VILLAGEOIS DONT DIX-SEPT ENFANTS EN BAS AGE ET HUIT FEMMES

EGORGEES SAUVAGEMENT A CHEBL I.(VE, 150)

De cette exactitude dans l'annonce des événements tragiques, ledétail, jusque dans les nouvelles données par les journaux, ce pro-cédé médiatique est utilisé pour accentuer la dérision et l'absurditéde ce temps de désolation, de cruauté et de haine. Les énoncésjournalistiques sont lourds de sens et renforcent le discours narratifqui vise à rapporter l'am pleur du désastre dans un langage essentiele t concre t.

Soudain, son regard tom ba sur un titre de journal que Flo avait déposé sur latable de chevet: UNE FILLETTE DE NEUF ANS EGORGEE EN PLEINE CLASSE DE-

VANT SON INSTITUTEUR ET SES CAMARADES A SIm MOUSSA.

(VE, 193)

Rom an sur la peur, le désarroi et l'angoisse, La Vie à l'endroit estun cri de désespoir, de rage et de colère qui, avec son pouvoir

d'évocation, cherche à faire la lum ière autour de cette nouvelleguerre qui ouvre les abîmes sur le vertige du temps présent. Leconstat est pessim iste, parfois même insoutenable. Le drame seveut atroce qui laisse peu de place à l'espoir d'une vie meilleure.Une véritable terreur voile l'horizon lointain et le bilan apparaît

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 139/282

Représentations de la nouvelle guerre 139

mouvant et décevant, celui d'une époque post-indépendance qui

n'a pas tenu ses prom esses et instauré une am biance où triom phentla justice, l'égalité et la tolérance entre les A lgériens. D éfenseur dela liberté humaine, l'écrivain s'insurge contre ce malaise perpétuelqui s'apparente à une m alédiction défigurant le développem ent deson pays. Son écriture sert d'acte déclencheur pour traiter de cetteeffroyable tournure qu'a prise le cours du destin de l'A lgérie. Ilfaut bien le préciser qu'il est des guerres radicales, d 'irréparablesdérives vers la violence et la brutalité, mais l'absurdité de cetteguerre fratricide désoriente et brise totalement le mouvementd'élan du pays. La troublante tragédie de ce conflit qui a plongétout le monde dans un chaos total inscrit à plusieurs niveaux dansla dynam ique du texte une thém atique du désespoir, du désenchan-tem ent, de désem parem ent et de sidération. Cette réalité en ruine,en feu et en sang révèle une vérité noire qui laisse des traces indé-lébiles dans le cheminement du temps et dans la mémoire

collective. Depuis plus d'une décennie, tout un peuple éprouve àfond et à froid, le désarroi et la peur et confronte les dangers dem orts gratuites et sanglantes. Un sentim ent d'étranglem ent et desuffocation dem eure om niprésent et dom inant, im posant une am -biance de vie triste, morose, troublée et paralysante.

Considéré comme le doyen de la littérature algérienned'expression française, M ohammed Dib est le seul écrivain m ag-hrébin à avoir reçu le Prix de la francophonie pour l'ensemble deson œuvre. En fait, depuis 1952, M ohammed Dib publie rom ans etpoèm es s'inspirant de son pays d'origine et s'inscrivant constam -ment dans les événements les plus tragiques qui marquent sondevenir.

Son roman intitulé singulièrement Si Diable le veut, racontel'histoire d'un vieux couple dans le village Tadart, un coin perdude l'A lgérie profonde. Grâce à des m onologues partagés et alter-

nés, Hadj M erzoug et Lalla D jawhar s'interrogent sur l'hiver, lefroid et la neige, sur le destin et la vie dans cet endroit reculé, en-cerclé de montagnes et hanté de légendes qui remontent à la nuitdes temps. Ils évoquent l'existence d'une vieille tradition utiliséepar les gens du village. Ces derniers, pour combattre le terrible

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 140/282

140 Najib Redouane

vent qui souffle avec ses couteaux glacés, expédient vers les m on-

tagnes un chien avec" un chiffon rouge noué autour du cou etcertains mots ajoutés, m urmurés à l'oreille" (SDV, 10). M ais aulieu de se fondre à jamais à travers les solitudes du monde,l'animal a émergé comme s'il venait des profondeurs de la terre.Cet événement semble étrange et incompréhensible car" si loinqu'on interroge les annales de Tadart, jamais rien de tel ne s'estproduit" (SDV, 36). Cette soudaine exhibition a m is tout le m ondemal à l'aise. C 'est même le signe d'une terrible malédiction quirisque de s'abattre sur eux.

Le vieux couple qui porte le même âge sur la figure, devenantau fil du temps un simple" couple de ffère et sœur" (SDV, 8) at-tend depuis des mois l'arrivée du fils qu'il n 'a pas eu, " un fils dedern ière h eure" (SDV, Il), leur neveu Ymran qui veut quitter lepays de l'exil et de l'amertume pour revenir à sa terre natale. Eneffet, jeune immigré échoué en banlieue parisienne dans laquelle

on ne trouve pour se loger que" des espèces de ruches. Des ruches,dit-on, hautes à toucher le ciel! " (SDV, 29), Ymran n'aime pas ladétresse et la déréliction qui m arquent son quotidien dans" un uni-vers m audit" (SDV, 49). À sa mère mourante, il promet deretourner dans le berceau fam ilial. C 'est ainsi qu'il quitte père, frè-res et sœurs" restés en cette terre étrangère où ils resterontd'éternels étrangers, guère très aimés" (SDV, 20) "pour se rendre,se retransporter dans le pays inconnu qui l'avait vu naître ". (SDV,101)

Ymran arrive à Tadrat un jour de printemps avec les hirondel-les. Son oncle et sa tante l'accueillent et le reçoivent commel'enfant prodigue. Se chargeant de l'aider à redécouvrir sa terred'origine, ils m anifestent le désir de tout lui réapprendre: les usa-ges, les habitudes, les outils, les troupeaux, la terre et les lois de lanature. Comme il est revenu pour rester, " la m émoire ancestrale le

revisitera " sem ble croire Lalla Djawhar. Loin de la noirceur et dudésespoir de la cité de banlieue, un décor d'épaisses forêts et dem ontagnes s'offre au revenant. D ans les vastes cham ps, Y am ran seremémore le souvenir de sa mère, enfermée dans un cercueil des-cendu à dos d'hommes du dixième étage d'un immeuble gris. La

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 141/282

Rep résenta tion s de la no uvelle g uerre 141

pauvre Z ohra, qui a grandi au m ilieu de la nature, repose désorm ais

en terre étrangère, enterrée dans un cim etière où il n 'y a m êm e pasun brin d'herbe à l'entour, " pas un arbre non plus pour garder lestom bes, recevoir les oiseaux, faire l'om brage aux m orts. [...] On amis un peu d'ordre dans ce territoire de ruines refroidies, balayéde-ci de là, puis scellé le tout de croix ". (SDV , 56 -57)

Cherchant à s'acclim ater à cette terre qu'il connaît peu, Ymranse débarrasse de sa montre de Prisunic pour s'accommoder aurythme de la vie des gens de Tadart où tout" a l'air de se passerselon ces lois non écrites qui ont l'air de secrets bien gardés maisfam iliers à chacun" (SDV, 67). Cependant, face à des coutumesqu'il ignore, face à une autre culture figée et très contraignante,Ymran se perd dans le creux de l'identité. Déraciné dans ce paysoù il est né, il se sent étranger, solitaire et doublement en exil,d 'autant plus qu'il échoue dans l'initiation qu'exige son intégrationparm i les ancêtres. Selon le rite d'usage du village, on l'enferm e

dans un temple souterrain avec des tourterelles en cage. Revêtud'un burnous blanc, il doit se saisir d 'un couteau pour accom plir unrite ancestral. L es tourterelles doivent être sacrifiées pour arroserde leur sang le tombeau de l'ancêtre. Safia, " sa fiancée du prin-temps" est censée" brandir les deux bestioles, puis [...] les jeterau feu toutes trem pées de leur sang! "(SDV, 112) afin que la pluiebienfaisante tombe. Mais Ymran a tout oublié ou plutôt il ne saitplus rien de son pays. Pour un baiser sacrilège à Safia, il perturbela tradition séculaire et brise la m agie. À cause de son geste affreuxet insensé, il se sauve et s'enfuit vers la forêt où il se perdra parm ises arbres et le chaos des ravins. L 'action du jeune" qui a grandiau-delà des mers" (SD V , 152) bouleverse le village et précipite lajeune fille dans la folie. Un soleil noir ne tarde pas à se lever surTadart et ce qui en résulte détruit le cycle ordinaire de ce mondemagique. Les ânes et les mules refusent de rentrer au village. Les

m arm ites se m ettent à bouillir sans feu. L 'eau des puits intrigue leshabitants par des rires à donner le frisson. Et surtout, des bandes dechiens attaquent les villageois, causant des horreurs qui dépassentla ra ison .

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 142/282

142 Najib Redouane

À la différence des deux autres écrivains qui braquent un regard

direct sur le m al d'être et de vivre qui ronge de l'intérieur la sociétéalgérienne, usant d'une écriture sensible, d 'un mélange de simplici-té et de densité avec une concision qui donne d'autant plus de forceaux propos avancés, M ohammed Dib recourt à une rhétorique m é-taphorique en utilisant une symbolique animalière pour sublim er lacruauté. Et la brutalité de l'horreur islam iste. C 'est dans ce contex-te que sa représentation romanesque de cette nouvelle guerreapparaît comme une construction originale, foisonnante de sens etde significations et jamais pesante, aux lignes fortes et dépouilléespour décrire l'absurdité du chaos causé par ce fléau del'intégrism e. Une turbulence de haine qui a plongé le pays tout en-tier dans l'insécurité et dans la violence incommensurables. Sadémarche dénonciatrice se bâtit sur des images atroces m ises enscène par les attaques de chiens enragés, apogée du meurtre et dulynchage. C 'est que attirées par l'odeur du sang lors de la fête du

mouton, des hordes sauvages qui ressemblent davantage à desloups qu'à des chiens sèment la panique, l'effroi et la mort. Leurpassage laisse le village en plein désarroi et cause d'énorm es per-tes. Pour repousser l'agression de ces chiens furieux qui arrivent" avec leurs cris, leurs plaintes, leur rage" (SDV, 207) cernant Ta-dart et s'en prenant à Safia dont la tête sera tranchée, HadjM erzoug retrouve comme au tem ps de la guerre d'Indépendancedu pays son arm e et ses Patauges. D 'autres villageois se joignent àlui pour faire front contre ces anim aux féroces et déchaînés. "C 'enest trop, de ces chiens. C 'en est trop" (SDV, 211), hurla l'aïeul, enexhortant tout le monde à agir vite pour abattre sur place" cescréatures de l'enfer" (SDV, 177) "qui n'avaient au fond jamaiscessé d'être ce qu'ils sont redevenus et qui, la m ém oire retrouvée,n'ont plus qu'une envie: aller se presser autour de leur ém ir".(SDV, 161)

La tragédie apporte dans ses plis désolation et déchirure. Tout lemonde s'est trompé d'espoir. Ymran repart et retourne" à sonpoint de départ (...) et (pour) continuer d'aller d'échecs en échecsdans le m eilleur des m ondes" (SDV, 164). Quant aux vieux, leurplace est à T adart avec cette peine désorm ais insoutenable que leur

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 143/282

Représentations de la nouvelle guerre 143

vie ne sera plus comme avant. Ils vivront comme les autres gens

ordinaires du village avec la peur au ventre. En fait, personne ne sefait de souci à leur égard ni ne s'occupe de leur sort. M ême le ciel,dit M erzoug " s'est abstenu de verser une larme sur Safia, sur lesautres, sur cette terre. Il ne l'a pas fait, il ne le fera pas, il ne chan-gera pas" (SDV, 223). Livrés à eux-m êmes, les habitants de Tadartn'ont de choix que d'afftonter leur destin et de réunir leurs forcespour" nettoyer le pays de cette engeance" (SDV, 213). Aussi, pourretrouver la paix des âmes et des cœurs et éviter" la Grande Des-truction dans ce pays où " l'hiver n'en finit pas d'hiverner" (SDV,7) et où " le vent avance armé de couteaux" (SDV, 10), doivent- ilss'armer de courage pour ne pas sombrer dans la détresse et dansl'anéantissement.

Si Diable le veut, le vingtièm e ouvrage de M ohammed Dib, estincontestablement un roman de l'exil et de la difficile réadaptationà la terre natale. Mais sous la métaphore de chiens sauvages,

l'écrivain natif de Tlem cen inscrit son écrit dans la tourm ente quiravage son pays son entier. L 'histoire de T adart qui subit la cruautéatroce de chiens furieux et déchaînés ne diffère vraim ent en rien decelle des villages algériens saccagés, brûlés et m assacrés sauvage-ment par des hordes sanguinaires. Certes, le roman se veut unefiction, mais une fiction réelle puisque le texte est émaillé de dé-tails fam iliers et terribles qui rappellent la féroce violence desforces du m al, de ces terroristes islam istes qui livrent en Algérieune guerre sans nom , plongeant ainsi toute une nation dans le sang,la douleur et le deuil.

C es représentations rom anesques de cette tragédie sans précé-dent qui a abouti à une impasse caractérisée par une déchirurepolitique, humaine et sociale incontrôlables, sont porteusesd'idéologies, et exprim ent tout à la fois des visions personnelles deces écrivains qui, à travers l'écriture, ont ressenti le besoin de livrer

le profond désarroi individuel et collectif que cette nouvelle guerrea suscité dans l'histoire de leur pays. Chacun à sa m anière se char-ge d'élucider par des situations concrètes toute la problématique decette réalité tragique, voire absurde, qui, depuis plusieurs années,plonge l'A lgérie dans une confusion totale. Dans leurs écrits res-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 144/282

144 Najib Redouane

pectifs, ils dénoncent cette agression qui se présente comme un

m auvais sort jeté sur ce pays. C 'est une fatalité, une sorte de cala-m ité qui a juré de suivre cette société" à travers les siècles et lespériodes, s'accrochant aux événem ents pour les contam iner du vi-rus propre à chaque époque: exclusions, colonisation,régionalisme, clanisme, pouvoir e t encore pouvoir? , , 1 3 Comme sile destin de ce pays était frappé d'une m alédiction cruelle et perpé-tuelle. À cet effet, M imouni explique à D aniel B ermond que:

L'histoire de l'A lgérie est à beaucoup d'égards une histoire m audite, c'estvrai. Une histoire très différente, en tout cas, de celles de ses voisins. C 'estl'Algérie qui a connu les traum atism es les plus profonds, alors que le M arocet la Tunisie ont vécu une histoire atténuée, si j'ose dire. De surcroît,l'indépendance acquise, l'A lgérie, contrairem ent à ses voisins, a subi la loimarxiste qui a bouleversé de fond en comble son économie. Quant àl'islam isme, c'est chez n ou s qu e frapp en t les terro ristes. L a malédictio n, c'esttoute c ette longue h is to ire l4 .

Après des décennies d'indépendance, le bilan est toujours désas-treux. La crise demeure entière avec de redoutables enjeux.L 'A lgérie est déchirée par une guerre civile qui a fait plus deISO 000 morts en dix ans. Et chaque mois, des centaines de per-sonnes sont tuées par des groupes armés, les forces de sécurité etles m ilices armées par l'É tat. Le désarroi qui règne traduitl'extrême angoisse de tout algérien qui vit dans un climat de peuret de terreur. En fait, la situation de conflit civil qui se poursuit en

A lgérie s'accentue de jour en jour par des exactions (disparitions,to rtu res, emprisonnemen ts, ex écu tion s extra-ju diciaires, etc.) et desviolations des libertés fondam entales commises à l'endroit de tousceux qui ne partagent pas les idées archaïques des islam istes ou lesidéologies oppressantes des hommes du pouvoir. T oute une sociétéest en proie à une terrible dérive qui souligne cette vérité insur-m ontable sur la déroute d'un peuple bouleversé par une nouvelleguerre qui a imprimé en caractère gras dans son vécu cette malé-diction qui a juré de suivre le pays à travers les siècles. Le peuple

13Abrous Toudert, " "La Malédiction" de Rachid M imouni - Le carrousel tum ul-tueux", Liberté, 16 janvier 1994.14D aniel Berm ond (Propos recueillis par), "Rachid M imouni : 'Je reste en A lgé-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 145/282

Représenta tion s d e la n ou velle g uerre 145

est écrasé par une immense tragédie qui m arque son quotidien par

un règne de déchirures, de haines, de massacres et de barbaries àl'infini du tem ps qui passe. C 'est que la violence de ce com bat fra-tricide qui défigure aujourd 'hui l'A lgérie est absurde et chaotique,m ais ses sources rem ontent au tem ps lointain. Comme si la m archevers cet avenir radieux plein de vraies prom esses où tout le m ondepeut vivre en harm onie, en paix et en fraternité était difficilem entréalisable.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 146/282

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 147/282

Du masque historique au masquepoétique: mémoire et décolonisation dansl'œuvre de Nabile Farès

Karine Chevalier

Toute l'œ uvre de N abile Farès porte les traces de la guerre, celle de

l'Indépendance et ses conséquences sur ce qu'il appelle" la m émo-ration ", et celle innommée, toujours d'actualité, qui" est vraim entune autre guerre! Ou alors, celle qu'on croyait d 'avant n'est pasencore term inée - il est encore question de dém ocratie ,,1. Face àce constat, toute la poétique farésienne se questionnera sur la fabri-cation d'une mémoire, de cette" mémoration" tiraillée parl'idéologie nationaliste, la question berbère. Ses prem iers récits2,notamment autour du cycle de La Découverte du Nouveau M onde

ou " en marge des pays en guerre" reviennent sur ces années deguerre et d'Indépendance. L es récits imprégnés d'autobiographiene pourront s'ancrer dans une réalité historique. Pour évoquer laguerre, ses origines et ses conséquences le récit sera le lieu desmasques, cach an t les b lessures mémorielles.

Le paradigme du masque permet une lecture de l'imaginairemémoriel et de l'écriture en décolonisation, particulièrement chez

Farès. La définition du m asque peut être réduite, dans le cas le plussim ple, à la fonction de dissim ulation, de " faux visage ,,3. Les re-cherches des ethnologues, des anthropologues, les découvertes

1 Nabile Farès, "La Mémoire des autres ", in Une Enfance a lg érienne, Textesrecueillis p ar Leïla Sebbar (P aris: Gallimard , 1999), 127 -141 (141 ).2 Les œuvres romanesques de Nabile Farès sont Yahia, pas de chance (Paris:S euil, 19 70 ), d ésormais in diq uée entre p aren thèses p ar le sigle YC: U n Passager

de l'Occiden t (Paris: Seuil, 1971), désorm ais indiquée entre parenthèses par lesigle PO : La D écouverte du Nouveau M onde avec Le C hamp des O liviers (Paris:Seuil, 1972), indiquée entre parenthèses par le sigle CO; M émoire de l'absent(Paris: Seuil, 1974), indiquée par le sigle MA ; et L'Exil et le D ésarroi (Paris:Maspero, 1 976), ind iqu ée p ar le sigle ED.3 Pour donner une définition du m asque nous utilisons les livres de M ichel Reve-lard et Guerg ana Kostad inova, Masques du m onde (Tournai: La Renaissance du

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 148/282

148 Karine Chevalie r

psychanalytiques vont enrichir l'idée que l'on se fait du m asque. Il

peut être le visage d'un état pathologique et dans le contexte desrécits farèsiens il tém oigne de la blessure m émorielle. Il peut aussireprésenter ce dont on a peur, comme les sorcières. Farès parexem ple utilise beaucoup le personnage de l'Ogresse. Le m asquepeut être funéraire, représenter les ancêtres, tém oigner de croyan-ces magico-religieuses. Il peut métamorphoser, épouvanter. Ilperm et le retour au tem ps des origines, grâce aux rituels, refaisantvivre les ancêtres et les dieux, reflétant la société qui l'a créé et quil'utilise. Les récits de Farès vont nous permettre de définir troism asques, étapes entre le m asque historique et poétique; le m asqueidéologique, le masque symbolique et le masque en fragments4.

Le masque historique

Pour évoquer la guerre d'A lgérie, Farès m et en scène plusieurs nar-rateurs comme Yahia, Abdenouar, dont certains membres de lafam ille participent concrètement à l'histoire, soit en devenantmoudjahidine, soit en jouant un rôle politique. C ertains deviennentpour les narrateurs les absents, les disparus. L a narration insiste surles conséquences m émorielles de ces trous, par exemple celui lais-sé par A li-Saïd, cousin du narrateur. C omme le m ontre cet extrait,celui-ci devient un masque figé, celui du jeune homme mort à laguerre:

A li-Saïd, presque personne ne l'a connu...saufpendant ses dix prem ières an-nées...ensuite il était parti, et, à dix-neuf ans, lorsqu'il était revenu, il avaitdem andé à son père de lui acheter un cheval... puis il était reparti dans la m on-tagne... une année plus tard, on j'avait am ené au village (les moudjahidines) eton l'avait m ontré à oncle Saddek et à tante A loula...il avait une balle en pleinfront et ses yeux avaient pris une couleur de terre, rouge cendre...on avaittrouvé sur lui, dans la doublure de la veste qu'il portait, un carnet. (YC , 140)

Ali est un personnage-m asque, il n 'est jam ais le narrateur sinon à

travers les porte-parole que sont les différents narrateurs farésiens,

4 Dans un premier temps, les premiers récits comme Yahia, pas de Chances'intéressent avant tout au masque idéologique ensuite dès Un Passager del'Occident, s'écrit d 'avantage le m asque symbolique, pour tendre vers un masque

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 149/282

Nab ile Farè s : mémoire e t décolonisa tion 149

dans un espace tabou, en marge, symbolisé par la doublure. Il est

donc au niveau narratif un m asque, double du m asque figé que dé-crit ce passage. L 'écriture peut apparaître pour l'écrivain algériencomme le lieu du m asque idéologique. E n effet, parler de l'histoirepeut entraîner un choix entre m ettre en scène un héros de guerre ouun jeune homme tout simple. La parole du mort peut être cellequ'on détourne pour les idéologies comme le nationalism e. Farèsrefuse ceci tout en mettant en lum ière que ce détournement, cem ensonge existe et constitue un m asque m émoriel. L 'histoire de laguerre représente pour lui un danger car c'est avant tout le lieu dela destruction, de la mort, de l'écriture héroïque qui cache les vraisproblèmes, le vrai visage. C 'est pour cette raison que Farès faitrevenir le temps de son récit à la rencontre entre La Kahéna5, lareine berbère et Khaled le musulman au VIle siècle. Ce retour aumythique, au lieu des origines de ce qui est décrit comme la fin duroyaum e berbère, devient une partie du visage des problèm es algé-

riens actuels, la décolonisation ne s'arrêtant pas uniquem ent auxfrançais mais étant liée aux islam istes, qui refusent une identité, unespace de vie berbère.

Le m asque historique, qui ne décrirait que les évènem ents de laguerre d'Indépendance dans ses grandes dates, serait un mensonge.Dans Un Passager de l'Occid en t, le narra teur p récise:

Il s'agissait pour m oi, de trouver des m ots qui rendraient com pte de ce refusde tou te con sid ération g uerrière, po ur cette raison qu e l'emprise gu errière ac-tuelle m e paraissait, m algré sa vérité, ne dire que pour une part toute la vérité.A ussi, p ensais-je, qu e de p ar mon refus et la v anité des co nsidératio ns g uerriè-res j'appartenais à une manière d'être de plus en plus en marge des pays enguerre. (PO, 110)

Au contraire de l'historien, l'écrivain se doit d 'écrire la parole dumort, bien plus que la fonction qu'il a remplie. C elui-ci représenteun symbole qui peut être une réalité brutale comme par exemple

celle de la m ort. Sa parole est celle qu'on détourne, pour illustrerune idéologie. Pourtant dans l'espace romanesque, petit à petit, elle

S O n retrouve une autre fonction du m asque, celle de représenter les ancêtres no-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 150/282

150 Karine Chevalie r

trouvera son lieu" On tente de dissimuler ma mort" (Le Champ

des Oliv iers , 106) s'écrit-il.Avec la mort d'A li-Saïd, Farès met en scène le masque idéolo-

gique. Il s'agit de cette m émoire qui transform e les m orts en héros,qui demande des hommages. Cette version sera écrite, celle del'enterrement, de la présence de tout le village, des prières, del'hommage comme" Gloire à Saïd / le plus chanceux / La balle /au front / est un grand signe / pour ceux qui / dorment / en hail-Ions" (YC, 148). M ais cette version toute sim ple va se révéler êtreun " simulacre beaucoup plus redoutable que la vérité des bien-portants" (YC, 150). Le masque historique cache le visage de lamort douloureuse, celle qui fait du vide, en marge de l'histoire,celle de la parole qui crie: " Je veux vivre Grives. Jeunes Grives.V ivre. Sans m eurtre ou violence" (Le Cham p des O liviers, 108).Le visage de la m ort d'A li-Saïd deviendra celui de la résistance parle choix des parents de brûler le corps dans le jardin, sous

l'am andier pour qu'il ne soit pas un m asque héroïque d'un village.Farès refuse ainsi l'écriture idéologique héroïque, celle qui sert à laguerre, et m et en scène les utilisations que l'on peut faire des m ortssans leur accord. Il utilise une citation de M ao Tsé-toung pour sou-ligner le danger de ce type de littérature:

Si celui qui écrit dans le style stéréotypé du parti ne le fait que pour lui-m ême,ce n'est pas grave. M ais s'il m ontre son écrit à quelqu'un, le nom bre des lec-teurs se trouve doublé et le dommage causé J1'est plus si m ince. Écrit sur l'a rtet la littéra ture (YC, 1 53 ).

Au contraire, le style de Farès sera poétique, celui de la vie, carselon son narrateur" le chant du rossignol, c'est tout autre cho-se...bien plus près de nous que l'O rganisation" (YC, 139). Il nes'agit pas d'inform er, de propager une idéologie m ais de témoignerde la vie dans sa richesse mais aussi de la mort dans l'absence, ladouleur qu'elle crée. La guerre est comme un m asque qui efface la

réalité berbère, son statut inférieur dans la société algérienne, dem êm e que la situation des femmes. Pour évoquer ce visage doulou-reux, injuste, l'écrivain se fait l'écho des morts pour écrire leursparoles de vies" j'écrivis (toute la nuit) l'appel (Kabyle) et bleu,d'A li-Saïd (Ie chanceux)" (PO, 100), pour ouvrir le langage au

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 151/282

Nab ile Farè s : mémoire e t décolonisa tion 151

symbolique, dépasser la clôture, écho des croyances, des rituels, de

la vie d'une communauté. Écrire c'est" dénoncer la blessure afinque le m ot devienne pluriel" (Le C ham p des O liviers, 200).

Le m asque sym bolique

La tombe historique d'A li-Saïd sera le lieu du simulacre, tandisque la tom be poétique trouvera son seul lieu dans l'espace littérai-re, avec le calligramme de celle-ci (Le Champ des Oliviers, 224).

Pour ce faire, le récit puise dans la Mémoire de l'absent, dans lesparoles d'A li-Saïd avec son" Carnet de vie, d 'amour, de rires, defables, qui pouvait m ettre en cause toute une m anière d'envisagerl'histoire, la vie, le : N ouveau Monde" (ED, 105). L e masque litté-raire est donc sym bolique d'une parole libre, heureuse, m algré lamort. Avec l'Indépendance arrive le désir de vie, d 'un masqueconstruit, fort, à l'im age d'une pensée saine. La présence du m as-que de folie que l'on retrouve chez de nombreux personnagesfarésiens comme Jidda entraîne une quête d'un m asque sym boli-que, fort de significations plutôt que lieu du silence. On peuten tend re que:

Sa tête s'est brisée - je le sais, m aintenant.. .je le sais - en plusieurs idées etm orceaux: je voudrais que dans tes pensées, il n 'existe que des désirs et dessouven irs de jouiss ance s entière s e t in in te rrompues. (ED, 45)

Par exemple, le jeune homme qui va mourir devient par cet anglede vue un danseur, un jouisseur: " Je vais certainem ent m ourir ence monde. Mais G rives. Jeunes G rives. Le jeune homme continuaitde danser sur la route goudronnée. Je suis ivre Ivre IVRE de cemonde" (CO, 182). L 'espace devient païen, le paysage apparaîtcomme vivant avec la présence du dieu des soleils aquatiques. Enopposition à la guerre, le mouvement remplace l'immobilité,l'enterrement devient la danse d'une tombe vide:

On a vu la femme de Si Saddek arriver à dos de m ulet, sans haïk sur ses robeset, au lieu de s'asseoir à l'écart, dans la m éditation de la m ort de son fils, elleétait venue, toute en larm es, des bracelets autour des chevilles, et elle s'étaitm ise à danser, comme personne n'avait plus dansé au village et dans la collinedepuis longtemps. Et ce ne fut pas de l'étonnement qui bouleversa les hom -mes qui étaient assis autour de la tombe et qui priaient, mais beaucoup

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 152/282

152 Karine Chevalie r

d'adm iration, parce que, pendant qu'ils récitaient leurs sourates, la femme de

Si Saddek s'était m ise à chanter, là, depuis le cim ent encore frais, dans le dé-sarro i scin tillan t d e ses b racelets, et sa voix avait d épassé toutes les récitatio nset parcouru les corps de trem blem ents. C 'était un chant que personne ne con-naissait, et on ne savait pas s'il était d 'une tristesse infinie ou d'une espéranceinfinie... vraim ent on ne savait pas... m ais ce que l'on sut à ce m om ent-là, cefut que ce chant était plus vrai que toutes nos récitations et nos lam entations,comme si la mort n'était plus une coutum e de deuil, m ais un m om ent où pou-vait apparaître quelque félicité dont nous avions gardé la vérité m ais oublié lacadence. Car, ce que fit la femme de Si Saddek ce fut de rythmer son chantpar des battem ents de pied, comme si, de l'endroit où elle était, devait s'ouvrircette félicité. C e chant avait dit Rouïchède, tout le m onde s'en souvient, et ilavait dit cela comme si lui-m êm e à ce m om ent ne pouvait plus échapper à unetelle évocation et qu'il devait demeurer, bien au-delà de ces jours, non pastransi et larmoyant, m ais traçant de vie et d'espoir. (fC , 142-43)

Le masque devient le lieu de la célébration de l'absent, par lechant, par la danse, dans un rituel: il a pour fonction de métamor-phoser l'évènem ent héroïque. Ce m asque est m obile, un hommage

proche de la fonction de la fête qui transgresse les norm es de la viesociale, renverse les interdits. C elle-ci a un caractère régénérateurcar" elle ne se contente pas de libérer momentanément l'hommedu refoulem ent de ses pulsions. Elle lui fait revivre la jeunesse dumonde, au-delà même de celle de la société" 6. On retrouve lafonction des cultes gréco-romains qui célébraient la fertilité,l'influence païenne. Le masque symbolique entraîne un retourmémoriel caché aux sources berbères.

Le m asque peut aussi avoir la fonction de représenter la végéta-tion. Dans la symbolique farésienne, les feuilles du livre, de laparole deviennent les feuilles de l'arbre: " feuilles écrites ", et sur-tout écrites, n 'est pas une différence avec les feuilles... parlées,puisque ces feuilles qui existent, et que l'on peut recueillir, àl'autom ne, par pleines brassées lorsque l'on va gentim ent dans lesbois" (PO, 137). Comme un masque, l'arbre, le récit relient les

vivants et les morts. Le lieu de la mort du jeune homme est en at-tente de vie, de fertilité. Il s'agit d'un cham p où se trouve un arbre,lieu poétique d'un m asque de fertilité. Le cham p devient un visage

6 François-André Isam bert, "Fête" in Encyclopaedia Univer sa lis (1 99 6), 4 21 -

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 153/282

Nab ile Farè s : ménwire et décolonisation 153

" le front parcouru de rides comme une terre d'automne en quête

de labour" (Le Champ des Oliviers, 15-6). L 'arbre est aussi unm asque sculpté, comme l'écriture, à la fois lieu de sève, de présen-ce de vie. Nous sommes dans une symbolique de métamorphosevitale comme le montre l'extrait suivant:

L'arbre est parcouru de mots, phrases, idées qui désignent les trajectoires dessen s, p en sées ouvertes à l'esp ace des cro issan ces, sèv es, mu ltip lication des vé-rités-esp érances, l'écritu re d e l'arb re appelée par la terre: l'écritu re d ép loyée,là, dans les nervures du ciel ou vibrations comm unautaires. L 'écriture de

l'arbre, enseignée par le désir d'être présent dans les choses, réalités du jourou : dénom ination articulée du feuillage étendu porté sculpté dans le vent quidélivre. (ED, 28-29)

L'arbre est le lieu dans la symbolique berbère du sacré, il est sou-vent lié à une tombe. Dans le récit, il est symbole de la présence,de la parole communautaire opposée au sim ulacre et au m ensonge.Farès utilise toute cette symbolique berbère, lieu de croyance, pour

ancrer son récit dans le rituel. La thém atique du haillon, associéepar exem ple à la m ère qui danse et chante, rappelle le rituel des ex-voto de chiffons que les femmes, à partir de leurs vêtements,nouent aux branches de l'arbre. La fonction de ce rituel est d'offrirune protection, " le chiffon est aussi un nœud qui enferme le maldont on veut se débarrasser. [...] L 'arbre n'est pas une divinité enlui-m êm e, il n'est que le vecteur d'une force sacrée ,,7. L 'arbre estun trait d 'union, un m asque qui tém oigne de la fertilité, de la résur-

rection. Farès va utiliser cette correspondance entre le refus de lam ort et l'arbre pour inscrire le visage du disparu, sa présence pourles vivants:

J'ai ouvert les yeux, touché le sol et l'am andier. Personne ne m 'a crue, m ais,m oi, je l'ai vu, là, logé dans l'écorce, et le bois, je l'ai vu vivant, et gai, la bal-le n'avait pas laissé de trace, et son front était jeune et pâle, dans le bois. J'aicertainement couru vers lui. J'ai certainement touché sa bouche et son ventre,j'ai certainement pris ses m ains et son visage [...] je pouvais presque entière-

men t pén étrer d ans l'arbre, et m 'y co uch er. (ED, 72)

7 D. Champault, "A259. Arbres sacrés" in Encyclopédie b erb ère (Aix-en-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 154/282

154 Karine Chevalie r

La poétique de Farès s'appuie sur une sym bolique berbère, expri-

m ant la présence par les thèm es, par l'écriture d'un m asque, celuidu disparu, à travers l'arbre. L 'écriture devient donc m asque poéti-que, "épaisseur poétique" ou "organisme vivant" selon JeanBurgos8 définissant l'écriture poétique. Par la danse, par l'arbre il ya refus du masque statique du héros. Au contraire, par les imagesrituelles la parole devient magique: "cette voix qui unit. Qui ha-bille. Qui maquille. E t qui lave" (MA, 67). Le refus du masquehistorique entraîne une quête poétique d'un autre langage que celuidu parti, du nationalism e, comme par exem ple celui du rituel de lafécondité, plus proche de la symbolique berbère. Le dialogue setrouve entre les vivants et les m orts bien plus qu'entre les individuse t l'h isto ire . Selon Lév i-S trauss:

L e masque détourne la communication de sa fonction humaine, sociale etprofane, pour l'établir avec un monde sacré. Par conséquent, le m asque neparle pas, ou s'i! parle, c'est dans une langue qui lui est propre et qui

s'oppose [...] à celle qui perm et aux hommes de communiquer entre eux9

L'espace de dialogue sera sacré, païen, utilisant les im ages, les re-présentations. Le m asque, interdit par l'islam représente donc unlieu de décolon isatio n berb ère.

Le masque en fragments

La poétique farésienne dénonce les m asques idéologiques m ais en

même temps montre une réalité fragmentée par l'entrée dans leN ouveau Monde. C elle-ci est liée à une période lointaine, la fin duroyaume berbère avec l'arrivée des musulmans, mais aussi àl'Indépendance, qui à l'im age d'A lger peut" devenir une nouvellem archande de breloques, ou une puissance sous-im périaliste à pé-tu lance a rabique" (PO, 122). La nouvelle réalité historique seracelle de l'exil, du dispersem ent de beaucoup de berbères, de la per-

te des rituels, ne subsistant que par traces, par fragments. SelonFarès, le berbère a toujours été vu comme le barbare dans le nou-

8 Jean Burgos, L ectu re plu rielle d u texte po étiqu e (University of London: TheA th lone P ress, 1978).9

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 155/282

Nabile Farès: mémoire et décolonisation 155

veau monde, toujours un masque sans identité pour l'autre, le mu-

sulman, le français. Le récit farésien sera donc avant tout le lieu dela quête du masque symbolique, rituel à partir du masque en frag-ments.

Si la guerre est un simulacre d'unité, la réalité est celle de la dé-flagration. L 'ancien monde représente cette unité aujourd'huiperdue car :

Le pays est devenu plusieurs, et [...] le Maghreb est devenu l'histoire de

l'impossible royaume berbère . L 'espri t des habitants est encore accroché auxco llin es et p ierres qui n 'o sen t p lu s d ire leu rs noms, mais le monde et toutessesguerres. (MA, 166)

Le personnage farésien sera l'exilé, qui est dissém iné et dont le" passé n'est nulle part, aujourd'hui, jeté et répandu dans des mé-moires falsifiées par trop de siècles" (ED, 53), ou encore ledisparu:

V ous aurez un jour votre liberté ou votre Indépendance et Vous saurez quoifoutre tandis que moi, enfoui sous quelque parcelle de terre d'immondices ou,désintégré à la chaux vive dans les caves ou trou d'une gendarm erie publique,je cognerai (Oui, je cognerai) mes élém ents, partirai à la recherche de mesmem bres, éparpillés au-dessus de la ville de la m er [...] chaque parole queOui, m es nerfs gonflant le ciel comme des branches, chaque parole que je ten-terai de dire en cette recherche insensée de moi-même d'un moi-même detou tes p arts d éch iqu eté dan s l'in cen die d e ce mond e. (MA, 17)

Le masque du héros cache en fait le visage en déflagration du dis-

paru, de celui qui n'est pas revenu, qui n'a pas de tombe.L 'écrivain sera donc celui qui doit" A tteindre cette parole qui par-le... Qui... tue. Oui. D ire. M algré le vertige. Cette réalité d'unepierre tombale qui n'existe nulle part nulle part" (CO, 220). P ourrespecter la parole de celui qui n'a pas laissé de trace, Farès créeune parole poétique qui reflète, comme le masque, le disparu. Lem asque des grives par exem ple représente les disparus" sans pré-

sence, pas même nommés au-delà de leurs cercles, aussi dénuésd'héroïsm e que ces grands vols de grives au-dessus des vergers"(YC, 52). O n retrouve une des caractéristiques du m asque qui selonLévi-Strauss" n'est jam ais, ni surtout, une sim ple ressem blance

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 156/282

156 Karine Chevalier

physique. Il inclut des emblèm es, insignes et symboles "JO .Par les

grives, l'arbre, Farès met en scène les différentes présences desabsents.

Les fragm ents seront présents dans le paysage, les arbres m aisaussi le ciel, masque-reflet de vie et d'élévation

Autour, existe ce vaste pays que les constructions les plus vastes, et les plusdigestives, ne peuvent m asquer, ce vaste pays où le ciel trace des auréoles debonheur, et, de vie, au-dessus du souille miraculeux de la mer, et, du vent.(ED,II7)

Enfoui là, sous les mouvements zébrés d'amour et de soleil le CRI de notrefourvoiement. (ED, 119)

La parole sera celle du cri, au-delà de la danse et du chant, malgrél'exil. Elle sera le retour à une parole prim ordiale, païenne, proched'un carnaval. Un des narrateurs farésiens, exilé, redécouvre enEspagne les traces de ce carnaval avec les mannequins de Valen-ce:

D es représentations de la vie que l'on brûle. D es m annequins. De la poudre.Bien des années que je n'avais vu ça M oi Brandy Fax, 5. Surtout que...Oui /dans cette vieille Kabylie où je vécus un tem ps / m on prem ier tem ps de venueen ce monde / il a existé / oui / bien longtemps déjà / des fetes de ce type / desfetes où tous les gens des villages m im aient les" représentations de la vie "/des fetes où / brusquement l'ordre social était joué / en farce / dans les ruesmême des villages / oui / des fetes que le pays aujourd'hui ne veut / ne peutplus jouer / des fetes de l'enfantement et du délire social/des fêtes qui se-

raient les fêtes d'un pays fou / des carnavals d'un pays fou / oui / bien avant lachrétienté / bien avant l'islam / bien avant toutes les colonisations / les indé-pendances / ce carnaval n'existe plus: et pourtant / "Oui mon amour. Jeviendrai au m ois de m ars. Dans le carnaval des pays fous. Au bord de la mer.D ans les déflagrations m eurtrières des m annequins que l'on brûle. Dans cetautre pays où je suis, et auquel j'appartiens, tout aussi bien ". (CO, 205 -06)

Le carnaval est l'espace du retournem ent, de la fête, lieu de déco-lonisation, du désordre païen et social m ais en m êm e tem ps lieu de

ce qui n'est plus. U tiliser la thématique des masques c'est retrouverles traces d'un rituel berbère, lié aux rites agraires, qui possédaitune fonction protectrice comme celle des ex-voto des arbres, m ais

JOC laude Lév i-S trau ss, p réface de Masques du m onde (Tou rn ai: L a Renaissan ce

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 157/282

Nab ile Farè s : mémoire et décolonisation 157

qui a aujourd'hui disparu. Le m asque était fait de peaux de chèvre,

d'écorce. Un des personnages principaux était l'esclave oul'affranchil1. Cet esclave, nommé Akli, représente pour F arès l'êtreélu, chantant l'am our, le bonheur et la vie et non la revendication, àl'image de l'arbre: " Akli est l'être du plus ancien passé et du pro-che avenir. Il est l'être par excellence ,,12.C elui-ci est un m asquesymbolique.

Pour exprim er la situation de l'exilé, Farès m ettra aussi en scè-ne un autre masque, celui de l'inversion. C 'est à Paris, par la voixd'un cafetier grec qu'Arlequin, le personnage masqué de la com-media dell'arte apparaît. Puisé dans une autre culture, conséquencede l'exil, Arlequin perm et de dénoncer la situation des esclaves,des berbères et plus largem ent de tous les exploités. Son costumecomposé de nombreux tissus rappelle les haillons berbères. E n tantque bouffon en m arge du pouvoir, associé à tous les" primitifs', le s"pays fous" , les exilés et leurs" mémoires / de transfuge" (CO,

48), il sera m is en scène en opposition à Don Juan: " Don Juan aeu ce qu'il voulait )(Tandis que Arlequin. lui. Jam ais. N 'a jam aiseu ce qu'il voulait. Au grand jamais) " (CO, 70). M asque du colo-nisé, le rôle d'A rlequin sera inversé dans le récit farésien, passantau prem ier rang, comme lors d'un carnaval et ses rites d'inversion.A rlequin ne sera plus le valet bouffon m ais le galant. A insi partantdes souvenirs du carnaval berbère, des fragments puisés dans l'exilet les autres cultures, Farès reconstruit un visage décolonisé à sespersonnages comme à son identité.

Le masque de peau sera l'objet de la quête du récit, l'appel à lareconstruction d'un masque qui relie la peau au champ, à l'arbremalg ré la déflagra tion:

Il faudrait pouvoir reconstituer - dès m aintenant - l'histoire de cette peau.Cette vieille peau qui craque en vous comme de la terre de l'herbe ou de cettev ie il le peau. (MA, 10)

11Nous vous renvoyons à l'article de E.B, 'A353 Asura' in L 'Encylopédie berbè-re , 1231-1232.12Citation provenant de la pochette du livre de Farès Nabile, Le Chant d'Akli,

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 158/282

158 Karine Chevalier

Mêm e si le m asque de l'inversion apparaît dans les rêveries du ca-

fetier, dans la danse de la m ère, le rituel n'est qu'éphém ère, à peineun cri à l'image de l'histoire du Maghreb car" la vie de ce pays atoujours été souterraine, cachée, clandestine, peu reconnue, et, ensomme toute tim ide, touchant par endroits la surface du monde,sans pour autant s'y déclarer entièrem ent ou s'y inscrire com plè-tement" (MA, 104). Le m asque devient le lieu d'un tracé fragile,qui ne trouve son lieu que dans l'écriture poétique, les im ages, lesrêves. Pour illustrer ceci, Farès met en scène un narrateur et sondessin qui reprend les thèm es de la guerre aussi bien que les m otifstriangulaires de la symbolique berbère, lieu mémoriel qui n'estpourtant que le lieu de la mort; le masque symbolique devenu fu-néraire :

Rien? Que ce tissu de lumière noire où s'enroulent mes lèvres et mon corpsRien? [...] J'ai brusquem ent com pris que, m algré m es efforts et m es réveilsin te rmi ttents , j'ava is dormi . (MA , 218 )

Ce masque, par traces, par gros traits, term ine la Mémoire de['absent. Le masque historique de la guerre a entraîné un masquearchéologique, lieu d'une sym bolique en ruines m ais qui appelle àune autre lecture, à une reconstruction im aginaire, peut-être celled'une identité berbère car" il faut m aintenant apprendre à ferm erles yeux du corps; ouvrir l'autre regard, comme une célébrationchantée du royaume funéraire" (MA, 139).

Conclusion

Anthropologue, psychanalyste, écrivain, N abile Farès utilise unethém atique du m asque riche, passant du sim ulacre au m asque sym -bolique, funéraire, archéologique qui, à travers une écritureopaque, inscrit le dialogue du politique et du littéraire, de la tradi-tion et de la modernité, du mensonge et du symbole, du conscient

et de l'inconscient. C 'est avant tout le thèm e de la berbérité, de cetespace d'absence, de langue taboue, de m émoire cachée m ais ausside valeurs symboliques que reconstituera le m asque poétique faré-sien, tout en dénonçant comme Lévi-Strauss, la peur des m asques,de l'inconscient, " les m asques ne sont pas moins indispensables au

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 159/282

Nab ile Farè s : mémoire et décolonisation 159

ques ne pourrait être qu'une société où les m asques, plus puissants

encore qu'ailleurs, et pour m ieux duper les hommes, se seraienteux-mêmes masqués ,,13.

13

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 160/282

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 161/282

Assia Djebar, A lbert Camus etle sang de I'H istoire

Christine Margerrison

À force d'écrire sur les m orts de ma terre en flamm es, le siècle dernier, j'aicru que le sang des hommes aujourd'hui (le sang de l'H istoire et

l'étouffem ent des femmes) rem ontait pour m aculer m on écriture, et m e con-d amner au silen ce. (A ssia D jebar, 1 99 51)

J'ai décidé de m e taire en ce qui concerne l'A lgérie, afin de n'ajouter ni à sonm alheur ni aux bêtises qu'on écrit à son propos. [...] M a position n'a pas variésur ce point et si je peux comprendre et adm irer le combattant d'une libéra-tion, je n'ai que dégoût devant le tueur de femmes et d'enfants.(A lb ert Camus, 19572 )

Parlant en 1969 de ce qu'elle regardait comme une nouvelle ten-dance vers l'idéalisation de la violence, Hannah Arendt faitrem arquer que bien que la violence, comme toute activité, changele monde, le changement le plus probable est un monde plus vio-lent. Sans en négliger leurs liens, elle insiste sur la distinction entrele pouvoir et la violence, faisant observer que bien que la violencepuisse détruire le pouvoir, elle est absolument incapable de lecréer. Selon elle, ces deux concepts sont opposés: le règne absolude l'un nie la possibilité de l'autre3. N on seulem ent la violence estm uette, m ais la parole aussi, confrontée à la violence absolue, estsans ressource: "là où la violence règne absolument [...] tout etchacun doivent se taire ,,4. D ans l'A lgérie contemporaine, où tant

1 Vaste est la P rison (P aris: A lbin M ich el, 1 99 5),3 37. C i-ap rès, tou te référence àcette éditio n sera inco rp orée d an s le tex te et in diq uée entre p arenth èses p ar le sigle

VP, suivi du num éro de page.2 Essais (Paris: G allim ard, 1965), 1843. C i-après, toute référence à cette éditionsera incorpo rée dan s le texte et ind iqu ée en tre paren thèses par le sig le E.3 V oir ses" R eflections on V iolence ", New York Review of Books, 12 (4 ) (1969).4 On Revolu tion (H armondsw orth : Penguin, 1990), 18 (m a traduction). C itée parS hoshana F elman , "B enjam in's S ilence", Crit ical Inquiry, 25 (hiver 1999), 201-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 162/282

162 C hristine Margerrison

d'intellectuels ont été abattus ou exilés à cause, précisément, de

leurs mots, Assia D jebar a suggéré que la culture algérienne, etsurtout sa littérature (dont l'âm e, soutient-t-elle, est un écrit multi-lingue), est elle-m ême en voie aussi de se taire5.

Vaste est la prison, troisièm e volet de son quatuor algérien, aété écrit en trois phases entre 1988 et 1994 sur un fond de violenceaccrue en Algérie6. Face à l'escalade de cette violence, la mortébranla ce projet romanesque, fracturant la voix narrative et dé-tournant l'écrivain vers une confrontation politique et directe avecl'histoire récente de son pays dans son livre, Le Blanc del'Algérie7. " Appellerai-je à nouveau la narratrice Isma? ", se de-mande Djebar vers la fin de son roman. Elle aurait voulu mener saprotagoniste" aux parages du lac de sérénité" (VP, 331), m ais unetelle résolution n'est plus possible. La m ince ligne de dém arcationentre le rom an en tant qu'œ uvre sem i-autobiographique apportantordre et résolution au passé, et le chaos d'un présent défiant toute

interprétation, se désagrège lorsque l'écrivain raconte le m eurtrebarbare d'un am i en juin 1993, "vidé lentem ent de son sang tandisque le cem ent au plus près, près de son lit, trois m eurtriers" (VP,332). Celui-ci, et le meurtre d'un autre am i le même mois, furentsuivis en m ars 1994 par celui de son beau-frère, le dram aturge ora-nais A bdelkader A lloula. La voix de l'auteur elle-m êm e rem plit lesilence narratif, m ais pour exprim er seulem ent son désir de se tai-re: " Je veux m 'effacer. Effacer m on écriture. M e bander les yeux,me bâillonner la bouche" (VP, 331). À l'inverse de la Shéhérazademythique, sa voix l'abandonne chaque nuit, perte que la narratrice-écrivaine associe au long silence de sa mère après la mort de sa

5 C es V oix qui m 'assiègent... en marge de ma francophonie (P aris: A lb in M ichel,1 99 9), 2 42. D éso rmais abrég é p ar le sigle CV.6 Les deux autres rom ans de cette série sont L 'Amour, /a fanta sia (P aris: A lb in

M ichel, 1995 [J-C Lattès, 1985]), désorm ais abrégé par le sigle AF; et OmbreSultane (P aris: J-C Lattès, 1987).7 Paris: A lbin M ichel, 1995 (désorm ais abrégé par le sigle BA). E lle s'était aup a-ravant détournée de son quatuor afin d'écrire Loin de Médine, en réponse àl'islam isme. P our cette chron olo gie, vo ir C larisse Z im ra, "When th e P ast an sw ersour Present: Assia Djebar talks about Loin de M édine", C alla/oo, 16 (1) (1993)

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 163/282

A ssia D jebar, A lbert C amus et le sang de l'H istoire 163

sœur: "Ma mère, à six ans, tournait le dos à sa sœur morte.

L 'annihilait. N e l'écrivait pas. C omment l'écrire?" (VP, 337).Dans Le B lanc de l'A lgérie, Djebar imag ine:

Une Algérie de sang, de ruisseaux de sang, de corps décapités et m utilés, deregards d'enfants stupéfaits... L e désir m e prend, au m ilieu de cette galerie fu-nèbre, de déposer ma plume ou mon pinceau et de les rejoindre, eux: detrem per m a face dans leur sang (celui des assassinés), de m e disloquer aveceux. (B A, 163)

Comm ent l'écrire, en effet? Et dans quel but? De telles questionscommencent à troubler son œuvre, et à mettre en doute le rôle et lavaleur de sa fiction.

Fait ironique, la violence sous-tend ses textes - comme dansL 'Amour, la fantasia, où elle célèbre les actions de deux A lgérien-nes, tuées pendant la bataille de Staouéli en 1830, dont l'une"gisait à côté d'un cadavre français dont elle avait arraché lecœur! " et l'autre" écrasa avec une pierre la tête de [son] enfant,

pour l'empêcher de tomber vivant" dans les mains des soldatsfrançais (AF, 28-29). M ais ces événem ents appartiennent au passéoù " par-delà les siècles, la violence et les com bats représentés nerisquent plus de faire gicler le sang sur [ses] doigts, sur [ses]mots ,,8. C ette distance permettait une sélection et une rationalisa-tion rétrospectives pour organiser ces événements en une narrationévoluant vers une conclusion déjà connue - des rapports logiquesde cause à effet cernant et neutralisant la violence d'autrefois. A in-si se construit l'histoire algérienne et ses points de repèrefam iliers: conquête, colonisation, et guerre d'indépendance. E n cequi concerne la violence actuelle, jusqu'ici de tels m étarécits sontencore en train d'être composés. Elle ne peut être ni comprise nicontrôlée, telle est la réalité qui envahit son texte. Q uant aux nou-veaux-m orts, " Comment inscrire traces avec un sang qui coule, ouqui vient juste de couler?" (VP, 346). Vaste est la Prison, une

quête d'identité commençant par l'investigation de la généalogiematernelle, se term ine dans un refus de l'ancien symbolisme del'A lgérie-mère qui semble, en plus, augurer un exil définitif.

8 O ran, langue m orte (Arles: Actes Sud, 1997), 373: désormais abrégé par le

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 164/282

164 C hristine Margerrison

"Oui, la mort est une hache, et elle a laissé l'ombre de sa faux,

de son coup, de son fléchissement vers la terre, dans le texte mê-me" (BA, 30). Nous voulons examiner ici comment la mort am arqué les textes de D jebar, la forçant à abandonner m om entané-ment la forme romanesque en faveur de l'essai et de la nouvelle oùsa présentation de l'H istoire est aussi transformée. Avec son re-cueil, Oran, langue morte (1997), elle semble suivre le mêmechem in qu'A lbert Cam us quarante ans plus tôt lorsque ce dernierse tourna, lui aussi en réponse à la violence contem poraine, vers lanouvelle dans son recueil L'Exil et le Royaume (1957). Là, dans" Le Renégat, ou un esprit confus ", il exam ine les effets d'une vio-lence qui asservit ses victimes et les condamne au silence. Cettenouvelle, la plus énigm atique et la plus fantastique de son œuvre,ressemble à plusieurs égards à "La Femme en morceaux", conteau centre de Oran, langue morte, où Djebar examine pour la pre-m ière fois une dimension de la violence jusqu'ici passée sous

silence, et à propos duquel elle a dit: "Le fantastique funèbre de-vient parfois notre seule réponse, devant la violence dont le sens

A ,

h,,9

meme nous ec appe... ."La Femme en m orceaux" distille et reprend quelques thèm es

m ajeurs de Vaste est la prison et du B lanc de l'A lgérie dans unereprésentation de 1'histoire nettement différente de celle suggéréedans ses livres précédents. L 'H istoire a été le socle de son œuvre,su rtout dans L 'Amour , la fantasia , où elle se com pare à une spéléo-logue (AF, 91) exhum ant les voix ensevelies afin de récupérer unpassé écrit par d'autres. D jebar cherche ainsi à restituer ce queW alter Benjam in appelle" la tradition des opprimés" - ceux dontla voix a été étouffée par le bruit assourdissant des vainqueurs del'H istoire, les héritiers des vainqueurs du passé. S a célèbre descrip-tion de l'enfumade des O uled Riah sert d 'exem ple à son approche,où elle intervient pour m ettre en lum ière ces victim es réduites au

silence (AF, 86-87). A insi, elle ressem ble à l'Ange de l'H istoiredépeint par Benjam in, cet ange qui" voudrait bien s'attarder, ré-veiller les morts et rassembler ce qui a été démembré "JO.

9 Pr ix Fonlon-Nichols , 17 avri l 1997, http: //www.ass iadjebar .ne t/pr izes /folon.htm.10

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 165/282

Assia D jebar, A lbert C amus et le sang de l'H istoire 165

Ce travail de récupération est complété par la construction

d'une histoire commune et une identité collective. H afid Gafaiti ditavec raison que la dim ension autobiographique est inséparable icidu cadre de l'H istoire globale, où le " je " devient un " nous" col-lectif: plutôt que l'autobiographie d'un individu particulierintégrant son passé et son présent, il s'agit" du destin d'une 'fillet-te arabe' à l'image des autres ,,11.M ais c'est aussi un processus àdeux sens qui profite à l'auteur et intègre cette dernière dans lacommunauté d'où elle se sent exclue à cause de sa formation dansl'école française. Un incident en particulier illustre ce phénomène,quand elle raconte à une parente illettrée la mort de deux femmeslors du siège de Laghouat en 1853. Cette dernière se surprend àsuivre cette histoire (racontée d'abord en français par Eugène Fro-mentin)" comme une légende d'aède" :

Et le tem ps s'annihile. Je traduis la relation dans la langue m aternelle et je tela rapporte, m oi, ta cousine. A insi je m 'essaie, en éphém ère diseuse, près de

to i, p etite mère assise d evan t ton potag er. (AF, 189 )12

De m êm e que l'H istoire est rendue ici à ses origines, la narratrice(celle qui était toujours à part parce qu'elle sortait" nue" - cellequi" lit") est aussi acceptée dans la communauté des femmes,gardiennes du passé, dont elle est issue. D onc, à un niveau tant per-sonnel que collectif, l'H istoire est dotée d'une fonctionres tauratrice13. Comme L'Amour, la fantasia, Vaste est la prison

entrem êle privé et politique par le m oyen d'une voix narratrice quireprend les étapes de son dévéloppem ent, événem ents transposéssur une échelle tem porelle plus large où la vie individuelle tire sonid en tité d'u ne h istoire collectiv e en jamban t des siècles.

M algré sa forme non chronologique, sur le plan de l'individuVaste est la P rison remonte au début des années 1970, progressantà travers la vie de la narratrice, Ism a, pour suivre une trajectoire

Il Les Femmes dans le rom an algérien (P aris: L 'Harmattan , 1996), 168 -69.12V oir G ayatry C hakravorty Spivak, " A cting Bits / Identity Talk ", Critical In -quiry, 18 (4 )(S ummer 1992 ), 7 70 -8 03 .13Voir, par exem ple, Katherine Gracki, " W riting Violence and the Violence ofW riting in A ssia D jebar's A lgerian Q uartet ", World L iterature T oda y, 70 (Au-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 166/282

166 C hristine Margerrison

vers un temps de narration situé en 1988. Pour la majorité du ro-

man, donc, cette année devient le point de départ qui permet aulecteur de s'orienter dans le tem ps. Au niveau autobiographiquel'enfance, le m ariage et le divorce jalonnent une m aturation per-sonnelle, de même que la trajectoire à travers l'histoire del'Afrique du Nord est aussi repérée. De cette façon, la fiction deDjebar incorpore une idée de progrès ou d'évolution qui se trouvenon seulem ent dans la form e narratrice m ais aussi dans la structure

" autobiographique" de l'œ uvre, où l'autobiographie personnellese confond avec" une autobiographie du pays ,,14.Une conséquence générale de telles perspectives téléologiques

de l'H istoire a été la déterm ination, après l'indépendance, de " re-trouver" une autre H istoire ensevelie par le colonialism e - besoinpartagé par Djebar aussi, qui exprim a son désir de se " consacrer àla recherche historique sur [sa] société ,,15.À propos des Enfants dunouveau mondel6 , Beïda Chikhi observe, cependant, que:

[L]e grand texte de l'H is to ire in te rv ientavec le s ta tu t d 'un texte fin i, achevé,forgé par le discours off ic ie le t qu 'il s 'agit tout s implementde reconnaître.Lapercep tion de l'événement (la révolu tion) n 'e st d 'aucune façon problémati-que,17.

Au cours des années son œuvre a évolué jusqu'à perdre beaucoupde ces certitudes prem ières. D es doutes sous-jacents s'installent,car cette perception est constamment érodée par la conscience

d'une histoire bifurquée qui a eu un impact inégal sur la moitié dela population, "des générations de femmes parquées, cantonnées,de plus en plus resserrées dans des ténèbres en plein jour" (CV,223). L 'atrophie est l'envers d'une évolution où "la divisionsexuelle s'encroûte et revient là, au centre m êm e de la vie sociale,de la cité, de son histoire bifide. Fait tout geler" (CV, 143).L'Indépendance n'a pas apporté l'égalité politique et sociale pour

14In terv iew avec D jebar, "Les Voix en sevelies" , Arte , 1995.15 Jeanne M arie Clerc, Assia D jebar: écrire, transgresser, résister (Paris:L 'Harma ttan , 1997),83.16P aris: Julliard, 19 62 .17 Les Romans d'Assia Djebar (A lger: O ffice des p ub lication s u niv ersitaires,

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 167/282

A ssia D jebar, A lbert C amus et le sang de l'H istoire 167

les femmes et la double" colonisation" qui les avait" doublem ent

em prisonnée[s] dans cette immense prison" pendant l'époque co-loniale, n 'avait pas débouché sur leur libération. B ien au contraire,les barbelés autour de la Casbah pendant la bataille d'A lger" or-nent " m aintenant" les fenêtres, les balcons, toutes les issues versl'e space. .. ,,18. Il n 'est donc pas surprenant alors de découvrir sadéterm ination de "ne jamais employer le mot: 'révolution'. Jedécidai de réserver ce mot surévalué... aux astres, pas aux hom-mes! "(CV, 67).

Néanmoins, dans une certaine m esure Vaste est la prison gardecet espoir en un progrès inévitable, comme le montre Djebarquand, inversant la direction traditionnelle du regard, elle se m etderrière la caméra pour tourner un film sur la vie des femmes de satribu:

Ce regard artificiel qu'ils t'ont laissé, [...] ce petit triangle noir à la place del'œil, ce regard m iniature devient m a cam éra à m oi, dorénavant. N ous toutes

du m onde des femmes de l'om bre, renversant la dém arche: nous enfin qui re-g ardon s, nou s qui commençons. (VP, 1 75 )

M ais cette foi dans une certaine logique de l'H istoire, et dans lavaleur de son projet rom anesque, sem blent avoir disparu lorsque,dans sa " Postface" à Oran, langue morte, elle pose la questio n:

À quoi bon les inscrire, peu leur im porte, elles - celle qui va m ourir, celle quiva s'ab riter, se recro qu eviller o u celle q ui se tait, yeux baissés, po ur su rv ivre?

A près tout, quelle que soit l'approche tentée pour les écrire ftém issantes, lesang - leur sang - ne sèche pas dans la langue, quelle que soit cette langue, oule ry thme, o u les mots finalemen t ch oisis. (OLM , 372 )

Peu leur im porte. Ces m ots soulignent l'im puissance de la fiction,cette" ballerine écervelée" qui" tourbillonne ivre, tout autour dudésastre", croyant saisir" telle luciole de vie, luisant une secondejuste avant la perte" (OLM, 374). La fiction ne peut pas intervenirdans la vie de celles qui sont sur le point de mourir, ni changer le

cours de leur destin. Les nouvelles d'Oran, langue morte nes'étendent pas plus loin que le perm et la m ém oire vivante, et il n 'ya pas de voix narrative omnisciente pour ce qui est simplement

18

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 168/282

168 C hristine Margerrison

"des fragments d'imaginaire" (OLM, 373). Au lieu de cela, jetés

dans le présent, les protagonistes réagissent aux événem ents sansrésolution dans un recueil éclipsé par la mort et l'exil.

Cette perte d'un m étarécit historique et linéaire est présagéedans Le Blanc de l'Algérie: par exem ple, par le parallèle dresséentre Alger en 1957 et celle, en pleine guerre civile, des années1990. En ce temps-là:

[L]a m écanique de la violence et du carnage s'exerce sensiblem ent selon le

m êm e schém a qu'aujourd'hui: d 'un côté comme de l'autre, des déclencheursde la mort -les uns au nom de la légalité, [...] les autres au nom de la justiceh is to rique - ou anhis torique, transcendanta le [...]. E ntre ces deux bords, d'oùclaquent les arm es, d'où sortent les poignards, un cham p est ouvert à l'infinioù tombent des innocents, beaucoup trop d'humbles gens et un certain nombred'intellectuels. (BA, 134 : c'est nou s qui soulignons19)

E t ailleurs, la linéarité de I'H istoire est bouleversée encore une foispar la suggestion que c'est le passé qui se surim pose directem ent

après l'Indépendance avec la répartition du pouvoir politique dansl'État:

Depuis 1962 jusqu'à l'éclatem ent du parti unique en 1989, je résum erai la viepublique de l'A lgérie un peu comm e si le pays était retourné à la case de dé-part... celle de 1830 ! C 'est-à-dire qu 'il redev en ait un e so ciété d ivisée en d eux,av ec u ne sép aratio n sexuelle très fo rte et, su r le plan po litiq ue, l'éq uiv alen t d el'ancienne caste de janissaires, choisissant, en vase clos, les" deys" qui sesu ccèden t. L e d iscours d it" so cialiste" p ar-d essu s. (eV, 177)

Mais cette" case de départ" choisie n'offre aucune solution à laquestion qu'elle ne cesse de se poser: " comment, dans A lger, villenoire, s'est opérée la passation entre bourreaux d'hier et ceuxd'aujourd'hui?" (BA, 221). Comme elle le fait observer:

Aussitôt après 1962, peut-être m ême avant: des policiers de métier, des A lgé-rien s qui se vou laien t p atrio tes, lu ttan t pou r l'in dépendance, appriren t au ssi les'pratiques spéciales' auprès des professionnels des pays frères, des Étatsamis... (BA , 216 ).

19 Elizabeth Falla ize remarque que le numerotageconstammentrecommencédesparagraphes détruit tout sens de progression. V oir" ln Search of a Liturgy: A ssiaDjebar's Le Blanc de l'Algérie (1995)", French S tudie s, LIX (1) (2005), 55-62

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 169/282

A ssia D jebar, A lbert C amus et le sang de l'H istoire 169

Et elle retrace la continuation de la torture après l'indépendance.

Cette dimension fratricide de la guerre est illustrée aussi dansl'événem ent central du livre -la m ort d'A bane R amdane, assassinépar ses frères du FLN qui l'ont attiré à sa mort au Maroc. Ce"prem ier spectre" de l'indépendance fut finalement enterré auCarré des martyrs à Alger, tout près de l'un de ses meurtriers. Se-lon un témoin" Ils ont enterré ensemble les assassins et leursvictim es. Ils les ont tous décorés et déclarés officiellem ent 'hérosde la Révolution' " (BA, 146 , 149-50).

Cette violence ne se lim ite pas à la direction politique, commele démontre l'épuration, entre 1958 et 1959, de deux à trois m illejeunes étudiants et intellectuels venus des villes pour monter aum aquis, m ais perçus comme étant trop francisés (BA, 236)20.Qua-rante ans plus tard, une nouvelle génération d'" égorgeursd'intellectuels" a pris le relais, se mettant à abattre" les justes,puisque les injustes se calfeutrent, s'abritent, continuent à engran-

ger leurs profits. [C]elui qui parle, qui dit 'je', qui croit défendre ladémocratie" (BA, 238).

Par cette interrogation de l'H istoire, D jebar cherche à expliquerla violence des années 1990 en retraçant ses continuités jusqu'à1962, voire 1830. M ais sa consternation face à sa recrudescencerappelle plutôt l'observation bien connue de Walter B enjam in, que"s'effarer que les événements que nous vivons soient 'encore'possibles [...], c'est m arquer un étonnem ent qui n'a rien de philo-sophique. Un tel étonnem ent ne m ène à aucune connaissance si cen'est à com prendre que la conception de l'histoire d'où il découlen'est pas tenable ,,21.Le Blanc de l'Algérie illustre plutôt les motsde Shoshana Felm an qui, dans sa fine analyse de Benjam in, rem ar-que que l'observation la plus cruciale de ce dernier est que:

Ce qui s'appelle le progrès, et ce que Benjam in considère commel'am oncellem ent de catastrophe sur catastrophe, est [...] la transm ission du

20À propos de cette" m éfiance obsessionnelle" à l'égard des intellectuels, voirMoh ammed Harbi, L'A lgérie et son destin, croyants ou citoyens (Paris: A rc an tè-re , 1992),50 .21" Sur Ie concept d'histoire, V III ", Illuminations: Essays and Reflections (Lon-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 170/282

170 Chris tine Margerr ison

discours historique de vainqueur à vainqueur, d 'un moment de puissance his-

torique à un autre. Cette transm ission constitue ce qui s'appelle par erreur lacontinuité de l'histoire [qui] est un processus de réduction au silence. (BS,213 : c'est nous qui traduisons)

Le discours triomphal et assourdissant de l'H istoire officielle faittaire ses victimes et leur chute répétée dans le silence ( B S , 2 2 7 ) .

C'est à eux qu'A lbert Camus se réfère en 1958 en parlant de lagrande m asse des A lgériens dont la douleur n'est exprim ée par per-sonne:

Des m illions d'hommes, affolés de m isère et de peur, se terrent pour qui ni leCaire ni A lger ne parlent jam ais. [...] C 'est à eux et aux m iens que je continuede penser en écrivant le m ot d'A lgérie et en plaidant pour la réconciliation.C 'est à eux, en tout cas, qu'il faudrait enfin donner une voix et un avenir libé-ré de la peur et de la faim . (E, 896-97)

Convaincu surtout que" Quelle que soit la cause que l'on défend,elle restera toujours déshonorée par le massacre aveugle d'une fou-

le innocente ", il rem arque qu'il lui a paru :[À ] la fois indécent et nuisible de crier contre les tortures en m êm e tem ps queceux qui ont très bien digéré M elouza22 ou la mutilation des enfants euro-péens. Comme il m 'a paru nuisible d'aller condam ner le terrorism e aux côtésde ceux qui trouvent la torture légère à porter. La vérité, hélas! c'est qu'unepartie de notre opinion pense obscurém ent que les A rabes ont acquis le droit,d'une certain e manière, d'ég orger et de mutiler tand is qu e l'au tre p artie accep-te de légitim er [...] tous les excès. (E, 894-95)

L 'historien A listair H om e décrit une scène du m assacre de Philip-peville en 1956 où une fam ille pied-noire avait été abattue; la m èreéventrée et son enfant de cinq jours tué et replacé dans son ven-tré3. C ette espèce de violence systém atique et rituelle résum e pourC amus un barbarism e, apparemment éternel, qu'il associait au FLN(dont la plupart des victim es étaient d'autres M usulm ans). C 'est àPhilippeville que Camus pensa en écrivant que" Le sang, s'il faitparfois avancer l'histoire, la fait avancer vers plus de barbarie et demisère encore" ( E , 964). Camus éta it particulièrementhorrif ié par

22Dans ce" sinistre épisode" en 1957 (BA, 231 ), 3 78 villag eois musulmanes o ntété m assacrés en une nuit par le FLN.23A Savage W ar of Peace: Algeria 1954 -1 962 (N ew York : New York Review of

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 171/282

Assia D jebar, A lbert C amus et le sang de l'H istoire 171

ceux (comme Sartre) qui, à partir de leur confort en France, glori-

fiaient une violence qui les fascinait. En 1956, il fait remarquerqu'un" froid délire d'autopunition a fait de nos théoriciens de lanation et de la liberté, les serviteurs passionnés des pires tyranniesqui se soient étendues sur le monde" (E, 1805). De tels" juges-pénitents" modernes passent" sans transition, des discours sur lesprincipes d'honneur ou de fraternité à l'adoration du fait accompliou du parti le plus cruel" (E , 897-98i4 .

Ce sont les mots de Camus dans son appel pour une trêve civileen janvier 1956 que Djebar met en épigraphe dans Le Blanc del'Algérie: "Si j'avais le pouvoir de donner une voix à la solitudeet à l'angoisse de chacun d'entre nous, c'est avec cette voix que jem 'adresserais à vous "(BA, 127: E, 998). C ritiqué plus tard à causede son silence sur la guerre, Cam us aussi se trouva sans voix aprèsl'échec de cet appel; convaincu, d'ailleurs, que" c'est trop tardpour l'A lgérie", et que" nous dévalons vers l'abîme, nous y som-

mes déjà ,,25.B ien que d'inspiration également idéologique, la conception de

l'H istoire chez Cam us26 ne ressem ble point à celle qu'on peut dis-cerner dans l'œuvre de D jebar. À ses yeux, l'H istoire suit unmouvem ent cyclique, et là où elle cherche les origines de la violen-ce contemporaine dans le passé colonial, Camus refuse ce qu'ilappela une casuistique du sang où chacun, "pour se justifier,s'appuie alors sur le crim e de l'autre" (E, 895). Pour Cam us il n'ya ni aucune cause prem ière ni aucune origine d'un cycle de violen-ce et d'oppression qui rem onte jusqu'à Caïn et le prem ier m eurtre.Le retour des conflits ne représente aucun état d'exception, m ais larègle. "Il y a toujours eu la guerre ", fait observer un personnage

24C amus vise ici le FLN . Pour une considération des écrivains de l'É cole d'A lgerface à la violence, voir Guy Dugas, "Camus, Sénac, Roblès : les écrivains de

l'École d'Alger face au terrorisme", in C. M argerrison, M . Orme, et al (eds),Albert Camus in the 21st Century (Amsterdam -N ew York: Rodopi, 2008), 189-205.25Albert C amus-Jean G renier: C orrespondance 1932-1960 (Paris: Gallima rd ,1 981),2 22 : O livier T odd, A lbert C amus. U ne vie (Paris: Gallima rd , 1996),634 .26V oir mon" Ces Forces obscures de l'âme": W omen, Race and Origins in the

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 172/282

172 Chris tine Margerrison

de son rom an inachevé, Le Prem ier H omme, "M ais on s'habitue

vite à la paix. A lors on croit que c'est normal. Non, ce qui est nor-mal c'est la guerre ,,27. Et pour Camus ce cycle de persécutiontoujours recommencé s'exprime dans une réflexion de ses Car-nets: "Quand l'esclave prend les armes et donne sa vie, il règne àson tour en m aître et il opprim e ,,28.

Face à un exil inéluctable, c'est vers la nouvelle qu'il se tournadans L'Exil et le royaume (1957), dont le seul thèm e est aussi, se-lon l'auteur, l'exil29. Dans "Le Renégat, ou un esprit confus ",nouvelle la plus obscure du recueit3°, Cam us se penche sur la vio-lence et le fanatisme de ses apôtres. Cette nouvelle concerne unprêtre du X IX e siècle qui, rêvant de pouvoir absolu, est déterm iné àsoumettre à la volonté de son dieu les habitants de Taghâsa, enplein désert: " une ville stérile sculptée dans une m ontagne de sel,séparée de la nature" (TRN, 1589). Ce qui l'attire surtout c'est lacruauté renommée des Taghâsans, qui opprim ent à leur tour" leurs

esclaves noirs qu'ils font m ourir à la m ine" (TRN, 1583). Mo tivépar sa haine envers" la sale Europe" (TRN, 1580) et sa soif dupouvoir, le prêtre renégat est ensuite converti à une religion encoreplus cruelle que la sienne quand la tribu le réduit lui aussi àl'esclavage. C e "texte étrange" (TRN, 2044) prend la form e d'unm onologue intérieur, car dans cette nouvelle la perte de la voix setrouve littéralem ent exprim ée lorsque les T aghâsans lui coupent lalangue. Il avait rêvé de " régner enfin par la seule parole sur unearm ée de m échants" (TRN, 1582). Au contraire, dès son arrivéeaucun m ot n'est échangé entre le prêtre et ses nouveaux m aîtres, etla nouvelle se déroule en silence, telle une illustration de la thèsed'Arendt. En plus, dès qu'ils lui coupent la langue, le prêtre ap-prend à " adorer l'âme immortelle de la haine! " et devient unfanatique de cette nouvelle religion où " seuls les fusils ont des

27Le P rem ier Homme (P aris: G allimard, 19 94 ), 1 69 .28Carnets III: mars 1951-d éc embre 1959 (P aris: G allimard , 1 989), 1 75 .29 Théâ tre , R éc its, Nouve lle s, Roger Quilliot (ed.) (Paris: Gallim ard, 1962),2039 : désorm ais abrégé par le sigle TRN et in co rporé dan s le tex te.30 Selon Q uilliot, " Mystérieux à la lecture, L e R en ég at le reste après étude criti-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 173/282

A ssia D jebar, Albert C amus et le sang de l'H istoire 173

âmes "(TRN, 1588). Pour Camus" Le communisme est une suite

logique du christianism e. C 'est une histoire de chrétiens ,,31,et ilest clair qu'il pense ici à ces hommes de lettres dont l'attitude était,selon lui, celle de "la faiblesse impressionnée par la force

,,32-

ceux qui passent à l'adoration non de la justice mais du parti leplus cruel. Dans un monde de fanatisme dominé par une violence" purificatrice", ou bien au niveau de la politique ou à celui de lareligion, " la vérité est carrée, lourde, dense, elle ne supporte pas la

nuance" (TRN, 1589) : m ais c'est aussi significatif que cette cruau-té s'incorpore ici dans une secte puritaine de l'islam . Le fanatism ereligieux du prêtre est évident m êm e avant son arrivée à Taghâsa,sauf que lui était arm é de " la seule parole".

C ette nouvelle, transportée, apparement, hors du temps histori-que, se déroule dans un "long jour sans âge" où les jours" seliquéfiaient" les uns dans les autres (TRN, 1588), et il est difficilenon seulem ent de situer le tem ps de la narration, m ais aussi le pas-

sé immédiat (qui se confond, semble-t-il, avec une échelle dutemps plus long). Ce monologue, qui a lieu entièrement dansl'esprit de cet" esclave bavard ", telle" long rêve" d'une imagi-nation fiév reu se (TRN, 1593), ainsi que la confusion intérieuresuggérée par le titre invitent à une focalisation sur l'état psycholo-gique de l'individu - étant donné que la mémoire du prêtre passe,apparemment, du réel au fantastique. N ous passons ainsi de la géo-graphie concrète et fam ilière du sém inaire à Grenoble, et la villed'A lger pour nous retrouver dans une ville incroyable, bâtie entiè-rement en sel, comme sortie d'un cauchemar. Mais le bizarres'enracine ici dans le réel, parce que Taghâsa aussi était un lieuréel, q uelqu e fantastiq ue que cela puisse apparaître33.

Cette ancienne ville de sel, située sur une des principales voiesde communication transsaharienne, était dès le vm e siècle, pour

31Carnets II: janvier 1942-mars 1951 (Paris: G allim ard, 1964), 164. C f. "Pourles chrétiens, la R évolution est au début de l'histoire. Pour les m arxistes, elle est àla fin. D eux religio ns" (Ib id., 2 40 ).32Jean Grenie r, A lbert Camus (Souvenirs) (Paris : Gallima rd , 1968),50.33Nous ne trouvons aucune m ention de ce fait dans la littérature secondaire surC amus. A u contraire, T aghâsa et ses environs sont habituellem ent traités comme

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 174/282

174 C hristine Margerrison

l'A frique Subsaharienne, la source principale de sel, qu'on échan-

geait contre de l'or et des esclaves. Détruite en 1591, ses m ines desel appartenaient à la tribu berbère des M assufa, qui y faisaienttravailler leurs esclaves noirs34. L e temps tout entier est ainsi litté-ralement réduit à un "long jour sans âge" où le présent de lanarration incorpore simultanément le passé biographique du prêtre,les années 1870 au temps de Lavigerie, et une époque beaucoupplus lointaine qui remonte au vue siècle, dominée parl'im périalism e islam ique et l'esclavage - comme si 1'H istoire toutentière se trouvait condensée dans le présent de son discours. Cemonologue onirique permet aussi au Camus laïc d'exprimer sescraintes les plus sombres, car derrière cette nouvelle se profile cette" autre Algérie" pour laquelle Cam us ne com battrait jam ais, " uneA lgérie reliée à un empire d'islam " (E, 901). Dans" Le Renégat"le passé annonce un avenir cauchem ardesque, le règne du silenceoù ces maîtres:

vaincront la parole et l'amour, ils remonteront les déserts, passeront les m ers,rem pliront la lum ière d'Europe de leurs voiles noirs, [...] et des foules m uet-tes aux pieds entravés chem ineront à m es côtés dans le désert du m onde sousle soleil cruel de la vraie foi. (TRN , 1592)

Ses prédictions sur l'A lgérie se sont avérées vraies, selon JamesLesueur, qui renchérit que l'État algérien n'allait jam ais se libérerni de la violence, ni de son assise totalitaire35. Sa conception de

l'H istoire présage un thème majeur du Prem ier Homme, qui pré-sente une chaîne historique de victimes transformées enpersécuteurs: " Et alors on rem onte au prem ier crim inel, vous sa-vez, il s'appelait Caïn, et depuis c'est la guerre" (PH, 177). En1955 Camus rêva dans ses Carnets que" Quand un opprimé pourla prem ière fois dans l'histoire du monde régnera par la justice sans

. ,fi. fi ,,36

oppnmer a son tour, tout sera lm et tout commencera en III .Mais cet espoir utopique ne sera pas réalisé dans l'après-

34T aghâsa fut visitée par Ibn B attouta en 1352 et décrite dans ses Voyages.35 Uncivil W ar: Intellectuals and Identity Politics during the D ecolonization ofAlgeria (L ondon: Univ ersity of N ebrask a, 2 005), 14 3.36 A lbert C amus, Carnets III: m ars 1951-décem bre 1959 (Paris: G allim ard,

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 175/282

A ssia D jebar, Albert C amus et le sang de l'H istoire 175

indépendance de l'A lgérie. Au contraire, dans un monde où les

crimes de chacun se justifient par rapport aux crimes de l'autre,"L 'histoire, c'est le sang ,,37.

C 'est précisém ent ce sang de l'histoire qui réunit enfin ces deuxécrivains qui occupaient deux places opposées sur le spectre colo-nial. En effet, les nouveaux" événements", qui ont chassé desm illiers d'A lgériens de leur pays, ont provoqué une réévaluationgénérale de la prise de position de Camus38. Ayant gardé ses dis-tances par rapport à Camus dans Vaste est la prison (où, àChenoua, elle évoque et nie sim ultaném ent sa présence), D jebars'en rapproche dans Le Blanc de l'Algérie pour le mettre en têted'une procession d'écrivains (Frantz Fanon, Jean Amrouche, Mou-loud Feraoun) décédés à la veille de l'indépendance, les" annonciateurs [...] de l'écriture algérienne, écriture inachevée"(BA , 122-23).

Tout comme Camus quarante ans plus tôt, D jebar passe de la

forme romanesque à la nouvelle en réponse, apparemment, à laviolence des années 1990. La "Shéhérazade" du Blanc del'Algérie ne raconte plus pour sauver la vie de ses sœurs m usulm a-nes. Elle n'a plus d'illusions et ne veut parler qu'aux morts, ses" confrères ", qu'elle est tentée de rejoindre: avant chaque aube,c'est la vie de ses trois am is assassinés qu'elle s'efforce de prolon-ger. Si la littérature francophone en Algérie est en voie dedisparition, comme elle le déclare, "La Femme en m orceaux", qui(inversant la direction des Mille et une Nuits) raconte la mort de laconteuse et la fin de toute narration, sym bolise aussi, peut-être,cette littérature en morceaux. L a structure fragmentée du Blanc del'Algérie, avec sa chronologie perturbée et son absence de résolu-tion, est transposée sur Oran, langue morte. Cette ville, siintim em ent associée avec la vie et la m ort d'Abdelkader Alloula,ne contient plus de traces du passé immédiat pour la protagoniste

de la nouvelle éponyme dont les parents furent tués par un com-m ando de l'OAS pendant la guerre d'indépendance. Elle écrit que" Je ne retrouve quasiment rien de mes parents à Oran. Cette ville

37 Ib id ., 1 78 .38

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 176/282

176 C hristine Margerrison

est opaque [...]. O ran m 'est devenu mémoire gelée, et langue mor-

te " (OLM , 30).Tout comme" Le Renégat", "La Femme en morceaux", conte

en plein m ilieu du recueil, abolit toute distinction entre présent etpassé - démarche déjà annoncée dans Le Blanc de l'A lgérie où,lors d'un séjour à Oran avec son futur beau-frère, D jebar pensait àcette ville au xr siècle, et au dernier souverain almoravide (" foude toute-puissance ") tué à Oran par les Almohades (BA, 52). Etl'épisode, lui aussi au beau m ilieu du Blanc de l'A lg érie, où AbaneRamdane déclara à Ferhat Abbas:

"L 'A lgérie n'est pas l'O rient où les potentats exercent un pouvoir sans parta-ge. N ous sauverons nos libertés contre vents et m arées, m êm e si nous devonsy laisser notre peau! " (BA , 140)

évoque également le pouvoir absolu illustré dans" La Femme enm orceaux". C ette erreur fatale de la part de Ram dane retentit dansle conte, qui bouleverse toute idée de progression historique ensoulignant la continuité la plus terrible de l'H istoire. Ce conte estcalqué sur celui du même titre des M ille et Une Nuits, comme silové lui-même" dans la voix de la sultane des aubes" (OLM,201) ; la description de la couffe où se trouve le corps de la femmesuit, presque m ot pour m ot, le conte original, situé à Bagdad pen-dant l'âge d'or du califat: un mélange de faits historiques (tissésautour de la vie d'Haroun el Rachid) et d'im aginaire (un m onde de

djinn, ou d'ânes qui parlent). M ais c'est plutôt le présent à Alger,cette" ville noire" (BA, 48, 221), qui se révèle bizarre et incroya-ble - un vrai nouvel Orient" où les potentats exercent un pouvoirsans par tage" .

Comme les écrivains de l'A lgérie contem poraine qui risquentquotidiennem ent leur vie, presque tous les conteurs des M ille etUne Nuits vivent sous la menace de mort. Dans le conte original,cependant, l'œ uvre d'im agination joue un rôle décisif: Shéhéraza-de doit distraire le sultan avant chaque aube non seulem ent pour sesauver la vie à elle-même, mais aussi pour sauver la vie de toutesles femmes qui la suivront si elle meurt. Ses histoires sont lemoyen de survivre, apportant enfin une résolution pour Shéhéraza-de et son Sultan. Cette prem ière conteuse se surimpose sur la

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 177/282

A ssia D jebar, A lbert C amus et le sang de l'H istoire 177

dernière - mais seulement au moment de la mort d'A tyka, profes-

seur de français à Alger qui raconte et commente à ses élèves" LaFemme en morceaux" des Mille et une Nuits. Le conte exam inel'im pact du pouvoir sur les rapports hum ains, tant dans la vie pri-vée qu'au sommet de l'État, les" heurs et malheurs du pouvoirabsolu" (OLM, 200). E t c'est ainsi que s'établissent des parallèlesentre le Bagdad du passé et l'A lger d'aujourd'hui - à tel point queles deux villes et les deux époques fusionnent et A tyka et ses élè-ves sont à la fois à Bagdad et à A lger. Quand, pendant leurquatrième cours, surgissent dans la classe cinq hommes armés,dont l'un, bossu, a " un rire d'idiot" et un couteau à la main, undes élèves" pense qu'apparaît sans doute un personnage du conte"(OLM, 206-7). U n autre se croit devant le palais du calife:

"O ui, "répétera-t-i!, des jours après, "j'ai vraim ent cru que le sultan H aroun,[...] que je trouve si terrible, un vrai dictateur en somme, je l'ai senti en cou-lisses, nous m enaçant et nous envoyant sa garde... pour nous punir de quoi? "

(OLM,207-208)Atyka, condamnée à cause de ses" histoires obscènes" (OLM,209), est tuée devant ses élèves, " le fou" lui coupant le cou et po-sant sa tête en sang sur le bureau. Après leur départ, néanm oins, leconte continue lorsque, m aintenant hors du réel, la tête coupée réci-te la résolution des M ille et une nuits et la réunion de Shéhérazadeet du Sultan - sauf que, ici, A tyka est morte et son conte, non plus

le moyen de survivre, devient la cause de son trépas. La conclusionharmonieuse des M ille et une Nuits ne peut pas se dérouler dans leréel algérois, qui se révèle plus fantastique que la fiction lorsquel'horreur et l'incroyable entrent dans le quotidien. Inversant la di-rection de l'œuvre précédente de Djebar - qui se croyait" l'auteurressusciteur" en écrivant L'Am our, la fantasia (CV, 113) - ce nesont pas les morts qui sont ressuscités ici, mais les vivants quimeurent.

" La voix continue ", affirm e l'écrivain à plusieurs reprises encommentant son conte, plus tard. Et pour M ireille C alle-G ruber lafusion" Atyka-Shéhérazade" constitue une nouvelle forme de

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 178/282

178 C hristine Margerrison

résistance39. Mais la fin du conte est plus ambiguë4o. Pour son

dernier auditeur, en plus, on ne peut pas insister sur une conclusionaussi optim iste. Le jeune Omar, élève d'A tyka, qui a écouté sonconte jusqu'au bout, reste hanté par la seule question: "Où s'estréfugiée la voix d'A tyka ?" (OLM, 214). Tout comme D jebar elle-m êm e dans Vaste est la prison, Omar semble seulem ent vouloir sebander les yeux, se baîlloner la bouche:

Le blanc, le regard d'Om ar le quête, pour éviter les m ots qui le hantent, qui le

font absent, parti loin, si loin, dans le Bagdad d'autrefois où m urm ure, inlas-sable, la " sultane des aubes", et dans son sillage, parfois le vizir anxieux...(OLM,214)

Il ne supporte plus que le blanc - qui, nous dit l'auteur du Blanc del'Algérie, agit sur l'âm e" comme le silence absolu" (BA, 271 : ellecite les m ots de Kandinsky). C 'est seulem ent plus tard qu'on peutconcevoir cette nouvelle comme un message de résistance oud'espoir. Son message immédiat semble être celui du désespoir

engendré par le désarroi dans lequel Djebar se trouvait, face à uneviolence" dont le sens nous échappe" - sentim ent de désespoir quise révèle quand elle répète le geste de la mère (de Fanon, ou deKateb Yacin e (BA, 125, 176) ) en "tourn[ant] le dos à la terre nata-le, à la naissance, à l'origine" (BA, 162) A u comble du désespoir,elle pose la question:

D'autres parlent de l'A lgérie, la décrivent, l'interpellent; ils tentent,

s'im aginent-ils, d 'éclairer son chem in. Quel chem in? La m oitié de la terreA lgérie vient d'être saisie par des ténèbres mouvantes, effrayantes et parfoishid euses... [...J Q uel ch em in , c'est-à-d ire qu el av enir?" (BA, 259)

Ailleurs dan s Oran, langue morte elle parle des effets de la violen-ce sur l'enfant qui, " à la vue d'un corps déchiqueté, le dévisage,yeux hébétés... ", spectacle de la mort" maculant une mémoired'enfant à jam ais... " (OLM, 374) - mots qui rappelent les siens,cités en tête de ce chapitre où le sang de l'H istoire risquait de

39 Assia D jebar, ou la résistance de l'écriture (Paris: M aisonneuve et Larose,2 001 ), 1 44 .40 C f. C larisse Zim ra, " Sounding O ff the A bsent B ody: Intertextual R esonancesin 'La femme qui pleure' and 'La femme en marceaux' ", Resea rch in A frica n

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 179/282

A ssia D jebar, A lbert C amus et le sang de l'H istoire 179

"maculer [son] écriture, et [la] condamner au silence". Certes,

pour l'héroïne de son prochain rom an, La Femme sans sépulture,disparue pendant la guerre d'indépendance, " sa voix subsiste, ensouffle v ivace ,,41,Comme dans La D isparition de la langue fran-çaise, qui fait écho à la vie de Camus et à son dernier roman, ellese focalise sur la guerre d'indépendance, convaincue que cetteguerre n'est pas assez fam ilière pour les générations suivantes. (E neffet, jusqu'aux années 1990 cette histoire était bel et bien la pro-priété de l'É tat, dont le C entre national d'études historiques n'avaitpour fonction, selon son ancien directeur, que" d'écrire et de ré-écrire une histoire instrumentalisée par le pouvoir politique "42.)

Comme le suggère la citation em pruntée à L'Enfer de Dante entête du prem ier chapitre du Blanc de l'Algérie (BA, 15), le " che-m in" de l'H istoire ne mène à aucune destination selon des étapesclairem ent jalonnées. La guerre civile, avec le retour d'une violen-ce extrêm e aux racines si profondes et anciennes43, a déchiré les

m étarécits officiels sur la guerre d'indépendance. D ans" La Fem -me en morceaux" on entrevoit momentanément le chaos qui gîtsous leur surface - cette" A lgérie de sang, de ruisseaux de sang, decorps décapités et m utilés" et - im age qui sem ble hanter l'auteur-" de regards d'enfants stupéfaits... " (BA, 163).

Malgré leurs élém ents fantastiques, "L a Femme en morceaux"et "Le Renégat" sont tous les deux fondés sur l'H istoire, maisc'est une histoire qui dépasse les lim ites traditionnelles du discourssur l'A lgérie. Sans rem ettre en question la justice des revendica-tions pour l'indépendance, cette focalisation sur un passé plus

41La F emme sans sép ultu re (P aris: A lbin M ichel, 2 00 2), 2 20 .42 Cité par Benjam in Stora dans" La mise en mémoire de la guerre d'A lgérieempêchée: L e retour des nom s propres" (E l Watan , 7 novembre 2004). C f. L ydiaAït Saadi, "Le passé franco-algérien dans les m anuels scolaires d'histoire algé-

riens ", collo qu e Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l 'histoirefranco-algérienne, 20-22 juin 2 006, L yon, ENS LSH , 2007 , http ://ens-w eb3 .ens-lsh.fr/ colloques / france-algerie/communication.php3?id_article=200.43Voir Omar C arlier, "Guerre civile, v iolence in time, et socialisatio n cultu relle:La violence politique en A lgérie (1954-1998) ", in Jean H annoyer, Guerres c iv i-les, économ ies de la violence, dim ensions de la civilité (Par is : Karthala lCe rmoc ,

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 180/282

180 C hristine Margerrison

lointain - avant le " début" de l'histoire algérienne - sem ble re-

joindre l'appel de M ohammed Harbi pour une dém ystification duculte de la violence et de son idéalisation, travail qui recquiert, se-lon lui, l'investigation des héritages ottomans et coraniques44. PourH arbi, comme pour tant d'autres:

[E]n occultant l'existence de pratiques cruelles enracinées dans une culturepaysanne archaïque dominée par un code particulier de l'honneur et de lablessure symbolique à imposer au corps de l'ennem i, on s'interdit de voir dansla cruau té actuelle des actio ns d es terro ristes islam istes un 'retou r' q ui en v éri-

té tradu isa it une permanence cultu re lle 45 .

Ces deux nouvelles, qui ont chacune un statut unique dans la pro-duction littéraire de leur auteur, semblent évoquer le m ême thèm e,exprim é de la seule voix qui leur soit disponible: " dans notre pro-pre langage, qu'il soit roman de fiction, poème d'imprécation oupièce de th éâtre d e dénonciation " (CV, 246-47).

44 " Culture et dém ocratie en Algérie: retour sur une histoire", L e MouvementSocial n° 219-220 (2007), 2-3, 25-34. Voir aussi L'Algérie et son destin, 155;Luis Martinez, La guerre civile en A lgérie (P aris: Karth ala, 1999).45" L a tragédie d'une démocratie sans démocrates", Le M onde (13 avril 1994).Cité par G uy Pervillé, " A lbert Camus était-il raciste? Le tém oignage du PremierHomme", in H istoire et littérature au XYe siècle. Recueil d'études offert à Jean

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 181/282

III

Société, Politique et Religion

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 182/282

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 183/282

L'islam , la nation et la politique: le passéde bien plus d'une illusion

Frédéric V olpi

Introduction

L'A lgérie, comme beaucoup de régim es autoritaires du monde ara-be et m usulm an, est confrontée à un grave problèm e d'intégrationpolitique de la population dans les institutions de l'État.L 'évolution du pays montre combien le régime manque de cadresinstitutionnels solides qui pourraient associer efficacement les ci-toyens à l'État. De fait, les institutions officielles sontrégulièrem ent prises de vitesse par des institutions sociales infor-melles qui sont organisées en opposition avec celles de l'État. Àbien des égards, cette problématique politique constitue de nosjours une forme de normalité dans la plupart des sociétés duMoyen Orient et de l'Afrique du Nord. Elle est aussi une consé-quence plus ou m oins directe du processus de form ation de l'Étatselon des m odalités m ises en place durant la période coloniale, etgardées par la suite.

Pour identifier les options politiques qui sont à présent envisa-

geables pour l'A lgérie (comme pour beaucoup d'autres régimesautoritaires de la région), il est nécessaire de s'attarder non seule-ment sur les difficultés actuelles du pouvoir, mais aussi sur lagénéalogie de ces problèm es. Il faut s'intéresser, en particulier, aufait de savoir comment les acteurs politiques im pliqués dans tousces conflits se sont investis au travers des années dans la tâche fon-damentale de l'établissement d'une séparation des pouvoirs etd'une légitimation démocratique du système de gouvernement.

À cet égard, les stratégies politiques conçues par les décideurspolitiques de l'adm inistration coloniale française, aussi bien quecelles des dirigeants tribaux ou religieux locaux pour prendre lepouvoir et s'y maintenir au cours du temps ont bien souvent étédirectement responsables du manque grandissant d'intégration po-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 184/282

184 Frédéric Volpi

tendances sociales et courants idéologiques dans la société civile et

politique. C 'est cette évolution politique que je m e propose de re-tracer ici avec comme points de repère l'évolution plus spécifiquede la nébuleuse islam ique alg érienne.

Les tendances islam iques et les projets" révolution-naires "

Dès 1830, l'A lgérie va être la scène d'un processus de formation

étatique sous influence extérieure qui sera probablem ent l'un desplus systém atiques et des plus brutaux de toute la région. En Afri-que du Nord, cette construction de l'État et de la nation se fait sousla supervision d'un système colonisateur européen qui constitue unfacteur de norm alisation et d'homogénéisation im portant pour descommunautés locales auparavant unies principalement par uneform e d'allégeance politique et religieuse plus ou m oins form elleau sultan de l'empire Ottoman. Ce processus génère de fait la " ré-volution " la plus im portante que l'A lgérie m oderne va connaître,d'abord par accident, durant les prem ières années de la conquêtefrançaise, puis par dessein au travers des politiques de colonisationdu pay sl.

D ans ce contexte historique il n'est donc pas particulièrem entsurprenant de voir les référents religieux jouer un rôle im portantdans les prem ières formes de résistances et de révoltes contre le

projet colonial. Les prem ières décennies de la conquête françaisesont tout d'abord menacées par la montée en puissance de l'Ém irAbd el Kader, lié à la confrérie soufie des Qadiriya ; puis quelquesdécennies plus tard, lors de la défaite française de 1870 contre laPrusse, la révolte de 1871 dirigée par M okrani en collaborationavec la confrérie des Rahmaniya met momentanément en péril

I

Voir A lexis de Tocqueville, " Rapport sur l'A lgérie" [1847], Oeuvre s Complè -tes, A. Jardin (ed.) (Paris: Gallimard, 1991); Charles-Robert Agéron, LesAlgériens Musulm ans et la F rance 1871-1919 (Paris: PUF, 1968); Frantz Fanon,Les damnés de la terre (P aris: Maspero, 19 68 ) ; D av id P roch aska, Making A lg e-ria F rench: C olonialism in B ône 1870-1920 (Camb ridge: Camb ridge Univ ersityPress, 1990); John R uedy, Modern Algeria: The Origins and Development of a

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 185/282

L'Islam , la nation et la politique 185

l'avenir de la colonie. C ependant, le rôle politique traditionnel des

soufis s'estompe peu à peu au début du XXe siècle pour être pro-gressivement supplanté par celui du mouvement islam iqueréform ateur inspiré, entre autres, par Mohammed Abdou et D jam alal Afghani dans l'entre-deux-guerres. En cela, l'évolution del'islam politique algérien ne présente que peu de différences avecles tendances qui sont visibles dans d'autre pays du Moyen O rient,tels l'Égypte, à la même époque2. Sous la houlette de Ben Badis,une nouvelle génération d'idéologues islam iques va organiser dansles années vingt et trente une stratégie sociale, éducationnelle etpolitique pour renforcer et normaliser l'héritage islam ique du pays.C ertes, l'impact politique de l'A ssociation des Oulémas d'A lgérien'atteindra jamais celui des Frères Musulmans en Égypte, maisl'Association posera les bases d'un mouvem ent national islam iqueréformateur à tendance salafiste dont l'influence intellectuelle con-tinuera de croître indépendamment des aléas de la politique

politicienne3.D ans la sphère politique, l'A ssociation des O ulém as restera enfin de com pte principalem ent un groupe de pression religieux plu-tôt élitiste. En effet, au cours des années 1920, B en Badis estim aittoujours que l'adm inistration coloniale était une alliée contrel'obscurantism e des confréries soufies à cause de la " Philosophiedes Lumières" que la France possédait. Dans la prem ière éditiondu journal des réformateurs islam iques algériens, El Moun taqid , ilalla m êm e jusqu'à déclarer que les A lgériens devaient être placéssous la protection d'une nation forte et civilisée qui pouvait les ai-der à progresser sur la route de la civilisation et du développem ent.Il faut cependant souligner que dans ce prem ier éditorial, B en Ba-dis cherchait aussi à s'attirer les bonnes grâces de censeurs françaispeu enclins à autoriser une propagande islam ique qu'ils assim i-laient à un autre renouveau soufi potentiellem ent dangereux. En

2 Hamid Enayat, Modern Islamic Polit ical Thought (Austin: University of TexasPress, 1982).3 Voir Ali Merad, "L 'enseignement politique de Mohammed Abduh aux Algé-riens", Orient 4, 1963; Le réform isme musulman en Algérie de J 925 à J 940

]

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 186/282

186 Frédéric Volpi

effet, c'est en partie, en réponse à la montée en puissance de

l'A ssociation des Oulémas dans les années 30 que l'adm inistrationcoloniale commence à prendre des m esures contre les activités re-ligieuses, sociales et éducationnelles du courant arabo-islam ique.En particulier, l'État a commencé à défendre l'accès aux mosquéesaux im am s qui n'ont pas reçu d'autorisation officielle (1933.) Puis,après que le C onseil d'É tat eut déclaré l'arabe une langue étrangère(1934), l'adm inistration commença plus systém atiquem ent à res-treindre son utilisation dans la presse. Finalement dès 1938,l'adm inistration coloniale commence à ferm er les écoles islam i-ques non approuvées par le Conseil colonial d'Éducation4.

D ans les années 40 et 50, pourtant, les réform ateurs islam iquessont pris de vitesse par les autres mouvem ents nationalistes, et par-ticulièrement les mouvements de gauche, qui proposent unepolitique plus agressive, et éventuellement l'épreuve de la luttearmée, pour faire avancer leur projet politique et idéologique. D eux

facteurs principaux favorisent la perte de vitesse du m ouvem entislam ique: l'un interne à l'A ssociation des O ulém as, l'autre exter-ne, lié à la politique coloniale française. D 'un côté, le m ouvem entréform ateur suit les choix d'une élite dirigeante très modérée dansune stratégie de négociation avec l'adm inistration française. Aprèsla m ort de B en Badis en 1940, la nouvelle équipe dirigeante sem blem anquer à la foi de charism e et de flair politique, et ne reconsidèrepas assez cette stratégie au vu des changem ents qui bouleversent lasociété algérienne de l'époque et au vu du peu de progrès politi-ques réalisés par la voie des négociations. C 'est cette équipedirigeante qui sera cooptée par les instances dirigeantes du FLNpeu après le début de la guerre de décolonisation, en 1956, et quine jouera finalem ent qu'un rôle politique de second plan durant leconflit, ainsi que par la suite. D 'un autre côté, la ferm eté affichéede la France à rester en Algérie m et le pays dans une situation poli-

tique différente du reste du Moyen Orient, où les mouvementsnationalistes et islam iques commencent déjà à concevoir leurs stra-tégies politiques en termes de compétition dans un État post-

4 Jacques Berque, Le Maghreb entre deux guerres (Paris: Éditions du Seuil,

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 187/282

L'Islam , la nation et la politique 187

colonial. Là encore, le cas de l'Égypte préfigure ce modèle

d'opposition politique: tout d'abord la montée en puissance desFrères M usulm ans dans les années trente, puis leur quête du pou-voir politique dans les années 40, et finalem ent leur confrontationavec le régim e de Nasser dans les années 50 et la radicalisation dum ouvem ent. En Algérie, par contre, les dem andes de la lutte anti-coloniale vont être à la base d'un mariage forcé (ou de convenan-ce) entre les courants nationalistes, socialistes et islam iques jusquedans les années 605.

C ette collaboration se poursuit après l'indépendance du pays,m algré quelques modestes tentatives des dirigeants de l'ancienneA ssociation des O ulém as de recréer un pôle islam ique distinct dès1962. Finalement, dans un contexte politique très tendu dans lepays entre le moment de l'indépendance et la consolidation dupouvoir de Boum ediene, les réform ateurs islam iques décident derester prudemment à l'écart des luttes de pouvoir et se contentent

d'apporter leur soutien au vainqueur. D 'où la nom ination du fils duchef de file des réform ateurs, T aleb Ibrahim i, au poste de M inistrede l'Éducation en 1965, puis au poste de M inistre de la Culture etde l'Information en 1970. Par là même, le travail du courant isla-m ique se poursuit en collaboration avec le FLN et cherche à créerune identité nationale plus" authentique ", au travers des politiquesd'État visant à arabiser et à islam iser la nouvelle société algérien-ne. C 'est par l'entrem ise de ces politiques d'éducation que sepoursuit le développem ent du courant salafiste dans le pays grâce,notamment, au recrutem ent d'enseignants de langue arabe égyp-tiens, bien souvent proches des Frères M usulmans. Cependant,dans les hautes sphères politiques, ce phénom ène d'islam isationpar le bas est très peu noté. De fait, l'État continue de financer lejournal Al-Asala dans l'espoir de com biner les thèm es officiels etanti-occidentaux de sa doctrine Tiers-mondiste avec des idées

islam o-populistes en plein essor, avant de s'apercevoir à la fin desannées 70 que la revue était devenue le vecteur principal de diffu-

5 G illes Kepel, D jihad. Expansion et déclin de l'islam ism e (P aris: Gallimard ,

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 188/282

188 Frédé ric Volp i

sion d'idées islam iques radicales d'opposition au régime, et

d'arrêter sa publication par la suite6.

Les années 80 : l'islam politique, en veux-tu, en voilà

Le début des années 80 signale la sortie du tront (de libération)pour les élites et m ilitants islam iques à tendance salafiste, et té-moigne des prem iers balbutiements d'un nouveau front(islam ique.) C ependant, cette nouvelle poussée islam ique se pré-

sente tout d'abord en ordre très dispersé dans le champ social etpolitique. D 'un côté le phénomène des" mosquées libres" prendde l'am pleur et commence à structurer le cham p social associatifautour d'un certain nom bre d'idées et de pratiques plus authenti-quement " islam iques ,,7. Au départ, ces associations islam iques nese proposent pas de participer directem ent à l'action politique etévitent les confrontations directes avec l'État. Elles opèrent loca-lem ent et cherchent à changer les attitudes religieuses populairespar un travail de proxim ité; avec en arrière-pensée, l'idée que ceschangements dans la sphère sociale se poursuivront naturellementdans la sphère politique dans le long term e. Bien souvent, les fidè-les qui fréquentent ces" m osquées libres" et autres associationsislam iques indépendantes, n 'estim ent pas que le discours sur lesréformes sociales proposé par cette nouvelle générationd'idéologues et d'activistes salafistes transformera leurs activités

religieuses en une forme de contestation politique. Beaucoup sesont en fait détournés des institutions islam iques officielles préci-sém ent pour se soustraire au discours de propagande d'État relayépar les im am s officiels8. D 'un autre côté, quelques personnalitésislam iques se lancent dans une opposition vocale contre le régim e,comme durant la manifestation de 1982 à l'université d'A lger oùAbassi M adani est arrêté pour sa condamnation de l'attitude" anti-

6 Luc-Willy Deheuvels, Islam et pensée contem poraine en Algérie. La Revue Al-Asala (1 97 1-19 81 ) (P aris: CNRS, 1991 ).7 Ahmed Rouadjia, Les frères et la m osquée. Enquête sur le m ouvem ent islam isteen Algér ie (Paris: Kartha1a, 1990).8 Mohammed Merzouk, Note sur les pratiques et représentations religieuses en

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 189/282

L'Islam , la nation et la politique 189

islam ique" de l'É tat algérien. Finalem ent, des élém ents de la nébu-

leuse islam ique s'engagent aussi dans la lutte politique armée,plutôt de façon incongrue, dès 1982, par le biais du " djihad" plu-tôt personnel de M ustapha Bouyali (un ancien officier de l'ALNqui a pris les armes contre le régime principalement en réponse àl'exécution de son frère, et déclaré le djihad.) Pendant presque cinqans, avant d'être tué dans une embuscade, Bouyali tient en échecles forces de police et de l'arm ée et im pressionne la jeunesse pro-islam ique. C ependant cette épopée n'a que peu de suites et n'incitepas à une plus grande m obilisation arm ée contre le régim e9. Q uel-ques deux cents personnes qui sont impliquées de près ou de loindans cette affaire (dont A li B elhadj) reçoivent des peines de prisonet seront graciées avant la fin de la décennie. De fait, lorsque lemécontentement populaire contre le régim e atteint des sommets fin88, tout reste à faire au niveau de l'organisation politique du cam pislam ique au plan national. Les rares spécialistes de l'islam algé-

rien dans les années 80, tel François BurgatlO , témoignent en effet àl'époque du rôle m ineur joué par le mouvement islam ique au ni-veau de la politique d'État algérienne et doutent à juste titre de lacapacité de ce m ouvem ent à représenter un défi politique sérieuxpour le régime.

Q uels que soient les espoirs que la population algérienne avaitplacés dans le m odèle de développem ent socialiste arabe du FLN ,deux décennies après la fin de la guerre de décolonisation, leur foienvers les élites dirigeantes du pays avait sérieusem ent dim inué.Avec l'aggravation de la crise socio-économ ique au cours des an-nées 80, les services sociaux et le système éducatif sont de moinsen m oins gérés efficacem ent par le secteur public et dépendent deplus en plus de réseaux associatifs privés, et particulièrem ent desassociations caritatives islam iques. D 'un point de vue politique, lamenace principale que la société civile pose à l'ordre institutionnel

en Algérie ne provient pas tant de ses capacités d'organisationgrandissantes, m ais plutôt de son accumulation de capital symboli-

9 Omar Carlier, Entre nation et djihad. H istoire sociale des radicalism es algé-riens, (Paris: P resses de S cience Po, 1995).10

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 190/282

190 F réd éric V olpi

que. Parce que le régim e avait été plutôt efficace en insufflant dans

ses institutions politiques une certaine légitim ité idéologique, detels défis symboliques tou chen t une corde particu lièrement sen sib ledu système étatique algérien. La fragilité du régime est devenueplus évidente vers la fin des années 80 du fait de l'incapacité gran-dissante du régim e à accom pagner sa propagande officielle par unniveau approprié de subventions publiques destinées à apaiser lestensions sociales. D e fait, le m écontentem ent social qui pouvait aum ilieu des années 80 tourner en émeutes localisées (et donc plusaisém ent m aîtrisées et réprim ées), comme à Constantine et à Sétifen 1986, avait, vers la fin de la décennie, beaucoup plus de chancede déboucher sur un phénom ène de protestation de m asse contre lerégim ell. C 'est donc bien une com binaison plutôt classique de re-vers économiques et de réformes libérales inadéquates qui vapousser la population vers des m anifestations de m asse en octobre88. C ette colère s'attaque tout naturellement aux pouvoirs publics,

responsables de cette situation sociale qui se dégrade sans fin ; etc'est cet aspect politique du m écontentem ent populaire qui va per-mettre aux éléments les plus vocaux du mouvement islam ique dese joindre aux débats, et de donner une nouvelle vigueur à la m obi-lisation anti-gouvernementale.

En octobre 88, c'est en effet au cours de la journée du vendredi7, jour de serm on hebdom adaire, et occasion traditionnellem entpropice pour les manifestations de mécontentement populaire, quele phénom ène protestataire acquiert une nouvelle dim ension. Enparticulier, le m ouvem ent de révolte qui a commencé dans la capi-tale se propage en dehors de la région d'A lger à toutes lesagglomérations principales du pays où les imams commencent àorganiser la foule pour des dém onstrations d'après prière. En pro-vince, les forces de sécurité ne sont généralem ent pas prêtes pourune telle déferlante protestataire, et les m anifestations tournent

souvent à des affrontements sanglants. B ien que les acteurs islam i-ques aient pu avoir l'air d'orchestrer ces manifestations, ilsn'avaient en réalité bien souvent qu'un contrôle ténu sur la foule. Il

Il John W alton et David Seddon, Free M arkets and Food Riots: The Politics of

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 191/282

L'Islam , la nation et la politique 191

faut aussi souligner que, lors de ces m anifestations, les slogans les

plus populaires étaient un m élange de dem andes islam iques, popu-listes et démocratiques. Les cris de ralliement tel que" AllahAkbar" et " République islam ique" se partageaient de fait les fa-veurs de la foule avec des slogans comme" le peuple fait les lois"et " affirm ez vos droits ". Bien que les dirigeants islam iques aientutilisé leurs capacités d'organisation et leur autorité religieuse pourtransform er un sentim ent diffus de m écontentem ent populaire enune forme de protestation plus expressément politique, leur objectifavoué était pourtant seulem ent d'attirer l'attention du régim e envue d'obtenir des concessions politiques, et non pas en vue de pro-voquer son effondrem ent. D ans son sermon, B elhadj déclarait déjàqu'il était prêt à rencontrer les autorités et qu'il demanderait auPrésident de remplacer l'état d 'urgence par la Charia12.

Le jour suivant, les m édias nationaux claironnent le fait que legouvernem ent prend les dem andes des m anifestants au sérieux et

que le Président, Chadli Benjedid, se propose de répondre à leursattentes lors d'une allocution télévisée prévue pour le surlende-main. Le 10 octobre, quelques heures avant son message à lanation, le Président a invité à une réunion de crise plusieurs despersonnalités islam iques qui ont été au prem ier rang du mouve-m ent de protestation: A hm ed Sahnoun, M ahfoud Nahnah, AbassiM adani, A li Belhadj, pour leur donner des assurances et obtenirleur soutien pour sa politique d'apaisement. La propositiond'ouverture dém ocratique de C hadli annoncée à la télévision plustard dans la journée est relativem ent bien perçue par la populationet les émeutes (qui étaient déjà quelque peu à bout de souffle àcause de la répression policière et m ilitaire) disparaissent presquetotalement. Finalem ent, lors de la prière du vendredi suivant, cesm êmes personnalités islam iques qui avaient attiré de grandes fou-les aux portes des mosquées à travers tout le pays prêchent aussi

l'apaisement et finissent d'asseoir la politique d'ouverture de Cha-dli. D ans ce contexte, comme ce qui s'était passé une décennie plustôt en Am érique latine, le processus de dém ocratisation algérien

12 F rédéric Volp i, Islam and Democracy: The Failure of Dialogue in Algeria

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 192/282

192 Frédéric Volpi

s'est construit principalem ent par défaut. D 'un côté, Chadli et son

gouvernem ent ont réussi à éviter les sérieuses critiques qui les vi-saient au début des émeutes D 'un autre côté, du point de vue del'arm ée et de l'aile dure du régim e, ces concessions politiques pa-raissent bien un choix douteux (associé à une tentative des alliés deChadli pour les m arginaliser), quand les ém eutes sem blent être enperte de vitesse; m ais ce ne sont pas des concessions auxquelles ilssont directement en mesure de s'opposer (par manque de moyenset / ou de volonté). À l'autre bout du champ politique, le campislam ique semble avoir fait très peu de gains directs en termesd'islam isation de l'État, m ais il hérite de la possibilité de faire detelles avancées au travers d'une participation dans un système poli-tiq ue qui se démocratise.

Les hauts et les bas du FIS

Dès le début de la période de démocratisation, l'ascension politiquedu mouvement Islam ique Algérien a été fulgurante. Le prem ierparti islam ique de l'A lgérie post coloniale est au départ une ex-croissance de la Ligue de l'Appel, la ligue nationale desassociations islam iques indépendantes qui a vu le jour et est m on-tée sur le devant de la scène sociale et politique juste après lesémeutes d'octobre. Sous la direction d'Abassi Madani et d'A liB elhadj, le Front Islam ique du Salut (FIS) prend la form e d'un par-

ti politique quelques jours avant que la nouvelle constitutionalgérienne n'autorise formellement la formation de telles associa-tions politiques; le FIS sera lancé officiellem ent le 10 m ars 1989.Profitant pleinem ent de l'effet de nouveauté, du m anque qe compé-tition politique organisée dans la sphère religieuse, de la lenteur dela mobilisation des autres partis politiques, du réseau des mosquéesindépendantes, et jouant sur l'im pression très répandue que les ac-teurs islam iques ont directement contraint le régime à faire desconcessions démocratiques, ce parti politique islam ique algérienest un succès immédiat. En m ars 1989 déjà, la prem ière édition dujournal du FIS vend tout son stock de 100.000 copies. Les cadresdirigeants du FIS jouent totalem ent la carte de l'ouverture dém o-cratique du gouvernem ent C hadli et redéfinissent de fait le cham p

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 193/282

L'Islam , la nation et la politique 193

de l'islam politique algérien en relation avec le processus de démo-

cratisation Cette stratégie politique est au début très bienrécompensée. Au cours des élections locales de juin 90, Le FISrécolte 55 % des votes à l'échelle nationale et, à part en Kabylie oùles partis berbères dom inent, et dans les régions du Sahara, le partiislam ique devient la principale force politique dans toutes les mu-nicipalités urbaines du pays. Bien que prévisible, la victoire duFIS, de par sa taille, apparaît pourtant comme une surprise auxyeux de nombres d'acteurs politiques nationaux et internationaux.Passées cette prem ière surprise et cette longue" période de grâce"politique, la dure réalité politique algérienne commence peu à peuà prendre le FIS à contre pied.

Ce n'est pas tant, comme on aurait pu le croire, une oppositionsymbolique entre des conceptions" islam iques" et " occidentales"(ou séculaires) de la politique qui viennent gêner la progression duFIS dans le pays. En particulier, les prem iers problèmes sérieux

auquel le processus de transition démocratique est confronté nesont pas essentiellem ent le résultat d 'un m écontentem ent social ouune réaction à un événement international comme la prem ièreguerre du G olfe. A u contraire, la prem ière crise sérieuse qui testela volonté du régim e algérien de démocratiser est provoquée par unproblème de politique politicienne, c'est-à-dire l'organisation desm odalités du systèm e électoral pour les élections législatives de1991. La crise presque fatale de juin 91 commence quandl'Assemblée Nationale contrôlée par le FLN se propose de réorga-niser les circonscriptions électorales pour m axim aliser les gainspotentiels de ce parti aux législatives. C 'est donc une crise sur lepartage du pouvoir entre une élite nationaliste en perte de vitesse etune élite islam ique m ontante qui est à l'origine de la" grève géné-raie" du FIS de l'été 91. Dans la pratique, à cause du peud'im plantation du parti islam ique dans les syndicats ouvriers, la

grève ne s'est jam ais concrétisée et les cadres du FIS ont dû préci-pitamment organiser une série de manifestations à Alger pourmontrer au gouvernem ent que leurs capacités de mobilisation pou-vaient paralyser la capitale. Du côté du régime, ce débat sur lepartage du pouvoir occupe aussi le devant de la scène lorsque C h a -

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 194/282

194 F rédéric V olp i

dli fait appel d'abord à la police, puis à l'armée pour évacuer les

manifestants du FIS qui bloquent le centre d'A lger durant plusieursjours. C 'est la ré-articulation de ce débat qui permet en fait auxm ilitaires algériens de revenir dans les plus hautes sphères du pou-voir par la porte de derrière cet été-là, après en avoir été rem erciéspar la porte de devant au lendem ain des ém eutes d'octobre. En au-torisant, ou même en demandant, une répression lim itée (quiconduit tout de m êm e Madani et Belhadj en prison), Chadli espèreréduire l'attrait populaire du parti Islam ique et promouvoir leschances du FLN. En pratique, cette période de répression crée unprécédent dangereux pour tous les acteurs im pliqués dans le pro-cessus de la transition dém ocratique. Elle signale que la prim autédes politiciens sur les m ilitaires, et la prim auté du dialogue sur laforce sont de nouveau rem ises en question. Cela n'échappe pas àl'aile m odérée du gouvernem ent, d'autant plus qu'H am rouche, lePrem ier M inistre qui avait essayé de négocier avec le FIS une fin à

la grève, dém issionne (ou est dém issionné) après l'interventionmilitaire.A u début janvier 1992, au lendem ain de la victoire écrasante du

FIS au prem ier tour des élections législatives, une intervention m i-litaire plus poussée paraît donc tout à fait envisageable pour lesacteurs proches du pouvoir. Un coup d'État est organisé sousl'égide du M inistre de la Défense, Khaled Nezzar, et après la dé-m ission plus ou moins forcée de Chadli, le second tour desélections est reporté sine die. Dès lors, la transition démocratiquealgérienne devient une im prévisible fuite en avant où tous les ac-teurs politiques concernés vont, chacun à leur tour, créer, souventbien inintentionnellement, une situation politique et sociale encoreplus dangereuse que celle qu'ils essayent de régler, et cela jusqu'àl'émergence d'une situation de quasi-guerre civile dans le pays.Comme Hachani (le n° 3 du FIS et de facto nOl au moment du coup

pour cause d'emprisonnement de M adani et Belhadj) l'a reconnupar la suite, la campagne de désobéissance civile qui a lancél'insurrection islam ique n'avait pas vraim ent été planifiée par ladirection du FIS m ais était une conséquence im prévue du m anque

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 195/282

L'Islam , la nation et la politique 195

de communication entre les cadres et les supporters du FIS 13.La

dissolution du parti islam ique par le gouvernement, au début fé-vrier 1992, a été suivie par l'arrestation systém atique de ses cadreset l'emprisonnement de centaines de leurs sympathisants (et autresopposants à l'intervention m ilitaire). D ès lors, la désobéissancecivile et les émeutes qui intensifient la crise politique s'organisentprincipalem ent localem ent, et de façon plutôt anarchique, et celajusqu'à l'émergence à la fin du printemps 92 de la prem ière orga-nisation importante de guérilla islam ique qui s'opposem ilitairem ent au nouveau régim e algérien, le M ouvem ent Islam i-que Armé d'Abdelkader Chebouti (un ancien lieutenant deMus tapha Bouyali).

Sortir de la violence: le choix de la pseudo-démocratie

À la fin des années 80, la transition démocratique algérienne repré-sentait un des prem iers vrais processus de libéralisation politiquedans le m onde arabe et m usulm an et exem plifiait dans ce contextele modèle de démocratisation de la "troisième voie" des pays envoie de développem ent. A u début des années 90, l'A lgérie devientsoudainem ent un exemple dram atique des dangers du processus detransition dém ocratique, alors que le pays entre dans une périodede guerre civile et parait être sur le point d'imploser. Ce que lesacteurs politiques algériens et internationaux ne pensaient être

qu'une crise passagère en 1992 débouche sur une violence généra-lisée en 1993-94, qui déborde sur la scène internationale avec ledétournem ent de l'airbus d'A ir France en 1994, puis avec les bom -bes du métro parisien en 1995. À l'intérieur du pays aussi, leconflit se radicalise du fait que les groupes islam iques armés de-m andent à la population de faire un choix sans équivoque entre euxet le régime; et du fait de la généralisation après 1995 d'un systè-me de milices pro-gouvernementales et d'auto défense quipersonnalisent encore plus les rivalités, surtout dans les cam pa-gnes. A lors que la violence se banalise, certains groupes islam iquesarm és (se référant plus ou m oins à l'autorité du Groupe Islam ique

\3

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 196/282

196 Frédéric Volpi

A rm é (G IA ) ) optent pour une stratégie de radicalisation de la vio-

lence politique et pallient leur manque d'efficacité purementm ilitaire p ar d e sp ectacu laires campagnes d 'assassinats, d'attentatsà la bombe et de massacres de civils qui atteint des sommets dansles années 1997-9814 .

C ette spirale de la violence témoigne de l'existence de plusieursphénomènes sociaux et politiques interdépendants mais cependantdistincts. D ans le cam p islam ique, il s'agit tout d'abord de la prisede conscience générale du potentiel de mobilisation de l'islam poli-tique pour de nombreuses catégories sociales - un potentiel auquelle FIS lui-même avait du mal à croire en 1991, comme l'illustre sastratégie m al conçue d'opposition dure au régim e durant l'été, et lasurprise de ses cadres en découvrant l'étendue de leur victoire élec-torale à la fin de l'année. Les différents courants sociaux etpolitiques islam iques s'étant m ieux organisés durant les années detransition vers la dém ocratie, l'appel au djihad qui paraissait in-

congru lorsque qu'il était lancé par Bouyali au début des années80, se re-conçoit fort aisém ent de façon plus légitim e au début desannées 90 dans un contexte plus propice à la résistance populaire.Du côté du régime, les changements rapides de dirigeants qui sesont succédés à la tête de l'É tat ont réduit la capacité de l'élite àutiliser au m ieux ses réseaux de patronage pour contrôler la situa-tion sociale, et ont plus généralement m iné la légitim ité du camprépublicain et nationaliste aux yeux d'une large partie de la popula-tion. M ais bien plus encore, ce sont les méthodes de répressionsexpéditives utilisées par la police et l'arm ée lors de l'arrêt du pro-cessus démocratique, et lors de leur reprise en main desinstitutions, qui ont fait de l'action directe (stratégique ou revan-charde) une tactique acceptable pour beaucoup de citoyensordinaires. Dès lors, un cercle vicieux d'attaque et de contre-attaque par les groupes islam iques arm és et les forces de sécurité

du régim e (et leurs sym pathisants respectifs) vont, tantôt sciem -

14Voir S éverin e Labat, Les islam istes algériens. E ntre les urnes et le m aquis (Pa-ris: Éditions du Seuil, 1995); W illiam Quandt, Betw een Ballots and Bullets:Algeria 's Transition from Authoritarian ism (Wash ington: B rook ings Institu tion,

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 197/282

L'Islam , la nation et la politique 197

ment, tantôt involontairem ent, pousser de larges sections de la po-

pulation vers une violence qui se perçoit et se présente commepolitique jusqu'au m ilieu des années 9015.

Cependant, dès 1995, d'abord sous l'impulsion du général-président Liam ine Zeroual, puis sous celle du président nominéAbdelaziz B outeflika, le pouvoir algérien m et a profit ses ressour-ces m ilitaires et financières bien supérieures à celles du campislam ique pour se reconstruire une certaine légitim ité politique. L asupériorité m ilitaire des forces de sécurité du régim e est bien sûrétroitem ent liée à leur situation financière. Et celle-ci s'am élioretrès nettement dès 1995 après que le régime eut signé une séried'accords économ iques internationaux avec le Fond monétaire in-ternational, Le Club de Paris et Le Club de Rome; accords pourlesquels le support politique du gouvernem ent français a joué unrôle certain. D ès lors, les stratégies politiques et institutionnellesque Z eroual puis Bouteflika mettent en place restent très sim ilaires

aux cours des ans. Il s'agit, d 'une part, de proposer des offresd'amnistie plus ou moins généreuses aux groupes islam iques armésqui acceptent de déposer les arm es. D 'autre part, il s'agit d 'offriraux mouvem ents politiques (islam iques et autres) une part du pou-voir de l'État au travers de leur participation dans un nouveauprocessus électoral" démocratique" très contrôlé par le régim e. Lecontrôle du régim e sur ce nouveau processus, électoral certes m aisloin de conduire vers la dém ocratie au sens commun du term e, visede fait à com partim enter la scène politique algérienne entre cou-rants répub licain-n atio naliste, islam ique et libéral-d émocratiqu e envue de maintenir le statu quo. C 'est l'émergence du modèle pseu-d d

, .l,. 160- emocratlque a genen .

Au début du xxr siècle, les spécialistes de la politique del'A frique du Nord et du Moyen-O rient les plus optim istes estim entqu'à moyen terme le m ieux que l'on puisse attendre du système

politique algérien est une évolution progressive vers un m odèleplus sophistiqué de pseudo-dém ocratie, tel qu'en Turquie, où les

15Luis Martinez, La guerre civile en A lg érie (P aris: Karth ala, 1999).16 Frédéric V olpi et F rancesco C avatorta (dirs), Democratization in the Muslim

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 198/282

198 Frédéric Volpi

tensions entre démocrates, nationalistes et islam istes sont résolues

au sein d'institutions politiques relativement ouvertes, où les m ili-taires interviennent tout de même à l'occasion, de façon détournée,pour changer les règles du jeu. W illiam Quandt (2002) suggèrequ'au fur et à mesure que les élites nationaliste et m ilitaire algé-riennes se renouvellent, la possibilité de négocier une transition" pactée" de style chilien devient plus réaliste17. Aujourd'hui,pourtant, il est clair que l'ouverture par le haut du systèm e politi-que algérien en faveur d'un parti islam ique modéré (comme le partide la Justice et du Développement en Turquie) n'est pas quelquechose que la génération actuelle de dirigeants algériens est prête àaccepter; principalement à cause de leurs expériences récentes tantavec l'islam politique du FIS, qu'avec l'islam radical du GIA. Aucours de la décennie passée, le FIS, qui, bien qu'organisé politi-quem ent, n 'a jam ais pris le contrôle de la résistance arm ée du faitd'un m anque d'organisation m ilitaire se trouve de fait à la m erci de

la politique d'ouverture du régim e, tout comme les autres courantsislam iques (telle Wafa de T aleb Ibrahim i), et démocratiques (telleFFS de Ait Ahmed) du pays. L 'Armée Islam ique du Salut (ALS),qui se place dès sa formation sous l'autorité politique du FIS(1995), se positionne très rapidem ent pour négocier un cessez-Ie-feu avec le régime en 1997, puis pour bénéficier des mesuresd'am nistie générale en 1999. Pour leur part les groupes islam iquesarm és les plus irréductibles qui ont m isé dès le départ sur une radi-calisation de l'opposition au régim e et sur une généralisation de laviolence ont été incapables d'établir une stratégie politique cohé-rente à l'échelle nationale pour s'emparer du pouvoir, et setransforment au fil des ans qui en groupuscule terroriste, qui enorganisation crim inelle, et qui, occasionnellement, en mouvementde guérilla localisé endém ique (tel, en Kabylie, le G roupe Salafistepour la Prédication et le Combat (G SPC ) ).

Une lecture moins optim iste de la situation soulignerait parcontre qu'en Algérie, comme dans beaucoup d'autres parties duM oyen-Orient contemporain et de l'A frique du Nord où la démo-cratisation a " calé", les insuffisances du systèm e de démocratie

17" A lgeria's Uneasy Peace", Journal o fDemocracy, 13 (4), 2002 ,15-23 .

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 199/282

L'Islam , la nation et la politique 199

électorale montrent les capacités réelles qu'ont les acteurs non dé-

mocratiques et non libéraux pour redéfinir les règles du jeupolitique. Comme de nombreux spécialistes de la démocratisationl'ont noté au cours de ces dernières années, la résilience des m odè-les pseudo-démocratiques et autres modèles autocratiqueslibéralisés dans la région m et en évidence des facteurs structurelsqui conduisent vers des alternatives durables à la démocratie libé-rale. Ces régim es ont été capables de m ettre en place des réform essoi-disant dém ocratiques m ais qui n'ont pas, en fait, nui aux capa-cités de contrôle des élites dirigeantes, qui m aintiennent toujoursleur emprise sur les institutions de l'État. Ces élites ont aussi suhabilement retirer de telles options démocratiques chaque foisqu'elles en ont eu l'opportunité, créant ainsi un flux et reflux demesures de libéralisation et de dé-libéralisation qui a effectivementmaintenu le statu quo dans la région. A insi, au lieu d'observer unprocessus graduel de démocratisation au Moyen-O rient et en A fri-

que du Nord, on découvre en fait un va et vient incessant deréform es tantôt libérales, tantôt autocratiques, à la périphérie dupouvoir seulement l8 .

Probablem ent le développem ent le plus inquiétant de ce débutde siècle en Algérie est qu'à l'inverse de ce qui se passait à la findes années 80 et au début des années 90, lorsque la populationvoyait les élections comme un moyen d'influencer les choix del'élite dirigeante, de nos jours il semble bien que l'élite dirigeantealgérienne ait réussi à instrumentaliser le processus électoral d'unetelle façon qu'elle peut l'utiliser pour influencer et contrôler à sontour les choix des citoyens. Dans la pratique, il n'y a eu aucun vraitransfert de pouvoir, simplement une instrumentalisation des sym -boles de l'alternance démocratique. L es procédures démocratiquesn'ont pas pris racine comme la méthode la plus évidente pour ré-soudre des conflits sociaux et politiques. Et pour le processus de

dém ocratisation, il ne peut y avoir de statu quo. Si cette politique

18 Daniel Brumberg," The trap of libera lizedautocracy", Journal of Democracy,13 (4),2002; Larry D iam ond, "Thinking about hybrid regim es ", Journal of D e-mocracy, 13 (2), 2002; Frédéric Volpi, "Pseudo-democracy in the Muslim

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 200/282

200 F rédéric V olp i

ne produit pas progressivem ent des pratiques plus libérales et dé-

m ocratiques, cela signifie que ce qui est créé et qui s'enracine sontde nouvelles pratiques non libérales et non démocratiques. L e futurde l'islam politique algérien doit être vu dans ce contexte. Commeailleurs dans la région, le support populaire pour un mouvementislam ique qui se proposerait de gouverner le pays pour produireune meilleure (donc plus islam ique) société et un É tat plus légitim ereste bien là. La forme exacte que cet islam politique pourraitprendre est bien plus difficile à identifier du fait de la répressionqui pèse sur ces acteurs, et du fait du contrôle de l'élite nationalis-te-républicaine sur les structures étatiques et les mécanismesinstitutionnels - deux facteurs qui sont renforcés de nos jours parune situation internationale dom inée par la recherche du statu quosécuritaire. S i cet islam politique est plus innovant et démocratiqueque celui qui fut autrefois proposé par le FIS ce sera bien en dépitdes contraintes qui pèsent sur les acteurs islam iques aujourd'hui, et

non grâce à elles.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 201/282

Visages du mysticisme algérien depuisl'indépendance

Sossie Andezian

Ce chapitre porte sur la place de la religion dans la société algé-rienne à l'Indépendance et son évolution sous l'effet de

l'islam isme à partir de la fin des années quatre-vingt. Face à uneidentité religieuse empreinte de l'islam des réform istes, à l'aube dela décennie quatre-vingt-dix, les Algériens se recomposent desidentités religieuses locales, régionales et transnationales, soit àdominante laïque, soit à dominante mystique, soit à dominanteislam ique plus ou moins radicale. Dans ce champ religieux com-plexe, le mysticisme tant décrié retrouve progressivement unelégitim ité. Cette forme religieuse, toujours pratiquée aprèsl'Indépendance malgré sa marginalisation, se trouve placée aucœ ur des enjeux identitaires qui divisent la société algérienne à lafin des années quatre-vingt. O utre la clientèle habituelle des con-fréries mystiques, nombreux sont les sympathisants de ce courantreligieux parm i les intellectuels. C ontrairem ent à ceux des annéestrente, qui condam naient le m ysticism e au nom de la raison, ceux-ci le revendiquent comme l'une des expressions de l'identité algé-

rienne. Des hommes diplôm és des madrasa-s réfo rmiste s avouentleur sympathie pour la confrérie 'Îsâwiyya par exemple, dont lesadep tes pratiq uen t d es ritu els extatiq ues spectaculaires, et évoquen tles cérém onies auxquelles ils participaient en cachette dans leurjeunesse. D es étudiants des universités des arts et traditions popu-laires choisissent de plus en plus le mysticisme comme sujet dem ém oire. Le choix de ce code sym bolique ancré dans l'histoire duM aghreb, contre celui de l'islam ism e venu du M achrek, tient sansdoute à son caractère m oins contraignant, m ais surtout à sa dim en-sion expressive. L es manifestations extérieures du mysticisme sontinscrites dans les corps et s'extériorisent par le chant et la danse.L a vogue des chants religieux célébrant des mystiques ou reprenantle répertoire des confréries est très significative à cet égard. M ais

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 202/282

202 SossieAndezian

contextes sociaux et politiques qui fait du mysticism e une ressour-

ce identitaire en situation de crise.C 'est à l'analyse du sens que prend la pratique du mysticisme

dans la société algérienne après l'Indépendance que je m 'attacheraidans cette communication. M on propos n'est pas tant de soulignerla permanence de formes religieuses anciennes que de mettre enlum ière les rapports entre religion instituée et diverses expressionsde la religiosité dans une société ayant subi des modificationsstructurelles profondes et où l'islam , devenu enjeu de pouvoir, estl'objet de ré interprétations concurrentes. Il s'agit moins de montrerdes particularism es religieux que des modalités d'application desprincipes universels de l'islam dans des contextes sociaux et histo-riques déterm inés. Comme dans tout le monde musulman, lesexpressions de l'islam algérien s'avèrent multiples, le mysticism econstituant une de ces expressions, elle-m êm e m ultiple dans sesmanifèstations.

Le mysticisme algérien à travers le temps

Le m ysticism e m usulm an ou soufism e (tasawwuf) est une dém ar-che privilégiant l'expérience sensible de la foi par rapport àl'observance rituelle des obligations religieuses, tout en demeurantfidèle à la loi coranique (sharî'a). Il se développe dès les prem ierstemps de l'islam , grâce à des maîtres mystiques (shaykh-s), qui

proposent des m éthodes ou voies initiatiques (tarîqa-s) aux aspi-rants pour les guider dans leur cheminement spirituel. Une desformes religieuses historiques majeures du Maghreb, le soufism e yrevêt une coloration particulière. Étroitem ent associé au culte dessaints et dominé par les manifestations extatiques, le soufismemaghrébin qui y est connu sous le terme de "maraboutisme ", ter-m e consacré par les orientalistesl, favorise l'ém ergence de figuresde saints ou amis de Dieu (walî-s) dotés de grâce divine (baraka),

I L'origine de ce vocable ,qui est sans doute la t ranslitté ra tiondu mot arabe" mu-râbitûn" n'est pas clairem ent établie. L 'orientalism e fiançais le réfère soit à ladynastie des M urâbitûn (Alm oravides) soit aux" gens des ribât-s", institutionsm ilitaires et religieux de l'islam médiéval qui auraient abrité des" moines-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 203/282

Visages du mysticism e algérien 203

reconnus ou non par les hommes de pouvoir religieux (savants ou

sim ples musulm ans réputés pour leur piété, erm ites, théologiens,hommes de loi et/ou fondateurs de voies initiatiques, faiseurs dem iracles ou thaum aturges, patrons locaux, ancêtres éponym es etchefs de tribus, fous de Dieu...). Intégré à la vie sociopolitique, ildonne lieu à la création d'organisations religieuses égalem ent dé-nommées" tarîqa-s" (ordres ou confréries en français), delignages et tribus m araboutiques, de dynasties de descendants duProphète (sharif-sf Phénomène polymorphe et polysém ique, iljoue un rôle fondamental dans l'islam isation définitive du M ag-hreb, ainsi que dans la lutte contre les envahisseurs étrangers(portugais, espagnols, ottomans, français). C 'est dire s'il contribueà forger l'identité maghrébine jusqu'à l'aube du XXe siècle, où ilest vigoureusem ent concurrencé et supplanté dans ce rôle par lesmouvements nationaliste s e t ré fo rmiste s.

Les principales confréries m aghrébines sont fondées entre le

XVIe et le début du XXe siècles: 'Îsâwiyya, Tîdjâniyya, Darqâ-w iyya, Taybiyya, Rahm âniyya, 'A lâw iyya... L 'affiliation se faitgénéralement par initiation, chaque confrérie proposant une doctri-ne, un mode d'organisation et des rites particuliers. Si lesconfréries se présentent d'abord comme des structures religieusestransrégionales, non lignagères, non circonscrites à un espace local,se d ifféren ciant ainsi d es lig nages marabou tiqu es, la p lupart d 'entreelles ne tardent pas à se superposer à des formations marabouti-ques, produisant ainsi des lignages confrériques. L es fondateurs deconfréries ainsi que leurs descendants biologiques ou spirituels fontl'objet d'un culte, allongeant ainsi la longue liste des saints per-sonnages maghrébins. La plupart des confréries algériennesviennent de l'extérieur, de l'ouest principalement: 'Îsâw iyya, D ar-qâwiyya, Taybiyya... Les confréries fondées en Algérie ne sontpas nom breuses: Rahm âniyya, Tîdjâniyya (encore que cette der-

nière commencera à se développer au M aroc où son chef, en conflitavec le pouvoir ottoman, avait trouvé refuge), Qâdiriyya, Shîk-hiyya, 'A law iyya... D ans tous les cas, les doctrines des fondateurs

2 Sharif-s: cette parenté, le plus souvent fictive, sert à légitim er l'exercice du

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 204/282

204 Sossie Andezian

sont élaborées à partir des doctrines des confréries auxquelles

ceux-ci ont été auparavant initiés. Leur rôle ne se lim ite pas audom aine religieux, et selon les périodes, les circonstances et lesm ilieux, il devient largement politique. T outefois, il est difficile dedéfinir une conduite politique commune à toutes les confréries àtravers l'espace et le temps. L es travaux d'histoire locale montrentune grande diversité de stratégies, allant depuis la résistance aupouvoir central jusqu'à la collaboration, en passant par différentesmoda lités de négoc ia tion.

Comme partout ailleurs dans le m onde m usulm an, le m ysticis-me sera combattu au Maghreb par le mouvement réform isteSalafiyya. Connu sous le nom d'!slâh en Algérie, celui-ci estl'œuvre d'un groupe de 'ulamâ' ('Abd al-Ham îd b. Bâdîs, Bashîral-Ibrâhîm î, T ayyib al-'U qbî) réunis au sein de l''' A ssociation desUlémas ( sic) Musulmans Algériens (A UMA)" fondée en 1931.Soutenus par des réform ateurs laïques, ces 'ulamâ' déclarent une

guerre idéologique aux chefs de confréries. À l'Indépendance,l'État algérien, qui adoptera l'islam tel qu'ils l'auront redéfini, ex-cluera les chefs de confréries du champ du pouvoir religieux.

D ans leur lutte contre les confréries, les 'ulamâ' réfo rmiste s a l-gériens, qui prônent la modernisation de la société, accusent leurschefs d'encourager le développement des bid'a-s. Or cette accusa-tion leur est retournée par ces derniers, pour les nombreusesinnovations qu'ils préconisent dans la vie rituelle et dans la vie so-ciale, au nom du même principe de fidélité à la traditionprophétique.

Les réform istes rejettent tout ce qu'ils considèrent comme desinnovations blâm ables (actes de dévotion non prescrits par le Co-ran, non recommandés par le Prophète, non institués par lesprem iers Califes) qui seraient engendrées par des shaykh-s sansformation religieuse. Ils condamnent en tant que shirk la vénération

de personnages religieux" à la manière des Juifs et des Chré-tiens ". Ils prônent la restauration de l'unitarism e, l'affirm ation dela transcendance divine, l'approche scientifique et rationnelle descroyances, l'obligation de prendre modèle sur le Prophète danstoutes les circonstances de la vie profane et de la vie religieuse.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 205/282

Visages du m ysticism e algérien 205

L'image de ce dernier est transformée, le faiseur de m iracles cé-

dant la place à un réformateur social éclairé et rationnel.L es chefs de confréries incrim ineront à leur tour les réform istes

pour leur déviationnisme. Les traitant d'hommes sans foi et sanssavoir, dépourvus de grâce divine et de vertus spirituelles, de per-turbateurs de l'ordre m oral et social, de créateurs d'innovationsblâm ables, ils les jugent incapables d'entreprendre la rénovationre lig ieuse qu'ils p roposent.

Si l' Islâh touche des confréries et des zâwiya-s, soit avantl'ém ergence du mouvem ent, soit après, il se heurte aux résistancesdes détenteurs de pouvoirs locaux, ainsi qu'à celles des couchesdéfavorisées de la société. Les prem iers se sentent m enacés dansleur position et les secondes refusent de se laisser déposséder deleurs expressions sym boliques, telles que la langue et la religion.A insi, il s'agit m oins d'une opposition entre deux conceptions de lareligion, que d'une opposition politique entre tenants de l'ordre

établi et partisans d'un nouvel ordre. L e réform ism e apparaît com -me un fait principalement urbain, adopté par les m ilieuxintellectuels des villes et par des propriétaires terriens lettrés deszones rurales. L 'action des réform istes est une lutte culturelle, reli-gieuse et politique dirigée contre l'adm inistration coloniale etcontre les hommes de pouvoir locaux, religieux ou politiques. Ils'agit d 'une lutte pour l'instauration d'un nouvel ordre, inspiré desLumières, mais recouvert de l'emblème arabo-islam ique. Le ré-form isme est l'un des mouvements de renouveau culturel ayantém ergé dans le pays après l'effondrem ent du systèm e éducatif, re-ligieux et politique précolonial. Les 'ulamâ' font partie de lanouvelle intelligentsia et apparaissent aux côtés des" Jeunes A lgé-riens,,3 par exemple, pour l'élaboration d'un nouveau projet de

société et la redéfinition des rapports entre Islam et O ccident, entretradition et modernité. Issus des madrasa-s ou des universités isla-

m iques (al-Azhar en Égypte, al-Zaytûna en Tunisie), ces

3 Jeunes A lgériens: groupe d'intellectuels algériens de langue française ayantém ergé à la fin du XIXe siècle. Ils revendiquent l'égalité des droits pour les M u-sulmans et les Français ainsi que la représentation des Musulmans dans les

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 206/282

206 Sossie Andezian

intellectuels, principalem ent arabophones, utilisent des moyens

modernes d'expression dom inés par l'écrit (presse, pétitions, bro-chures), et créent des structures socio-éducatives modernes (écolesdont l'enseignem ent est en rupture avec celle des zâwiya-s, cerclesculturels ou nâdî-s, mouvement scout, associations sportives, so-ciétés de bienfaisance), pour instruire le peuple et le sortir de" l'archaïsme", de " l'obscurantisme" et de "l'ignorance". Lesréform istes font partie de l'élite de l'A lgérie du début du siècle, ilsappartiennent aux couches aisées de la population des villes ou à lapetite bourgeoisie rurale bien intégrée dans la société coloniale. L aplupart sont fonctionnaires. D e ce fait, ils sont aussi éloignés de lasociété rurale et de la plèbe citadine que les Algériens formés àl'école française. S'ils parlent l'arabe, ils privilégient l'usage del'arabe classique et dénigrent l'arabe dialectal. L eurs écrits commeceux des francophones s'adressent à une m inorité de lettrés, puis-que d'après les statistiques françaises, 13,7% de la population

adulte sait lire et écrire en 1954 et parm i eux les 3/4 en français.L eurs attaques contre les confréries les rendent d'autant plus impo-pulaires aux yeux d'une population demeurée attachée à sestraditions cultu re lles e t re lig ieuses 4 .

En effet, les confréries touchent à tous les domaines de la vie(so cio-économique, relig ieux, politiqu e, thérap eu tiqu e...) et d éfen -dent m ieux les intérêts de leurs adeptes, en cas d'invasion parexemple. Ce sont les confréries qui initieront ou relaieront lesmouvements de résistance à l'occupation ottomane, puis àl'occupation française (c'est le cas de la confrérie Q âdiriyya avecl'Émir A bdelqader et des confréries D arqâw iyya, Shîkhiyya, Tay-biyya, Rahm âniyya. D 'où l'im age d'ordres guerriers figée par lesautorités coloniales. Les enquêtes de l'époque sur les confrériesseront particulièrement centrées sur les aspects organisationnels ettrès peu sur les individus affiliés à ces ordres5. On a bien sûr beau-

4 A . Djeghloul, " La form ation des intellectuels algériens m odernes ", in Lettrés,in te lle ctu els e t m ilita nts en A lg érie : 1880-1950 (A lger: O PU , 1988), 1-29.5 L. M . Rinn, Marabou ts et kh ou an : E tude sur l'Islam en A lgérie (A lg er: L ib rai-rie A dolphe Jourdan, 1884) : O . D epont, X . C oppolani, Les confrér ies relig ieuses

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 207/282

Visages du m ysticism e algérien 207

coup de détails sur les doctrines et les rites, m ais presque rien sur le

sens de l'adhésion à ces doctrines ni sur les pratiques rituelles. O b-sédée par la peur du danger que constituent à ses yeux lesconfréries, l'adm inistration coloniale fixera son attention sur leurrôle politique et ne s'intéressera qu'accessoirement à leur rôle reli-gieux et socio-éducatif. Si le rôle politique des confrériesreligieuses est une réalité, toutes n'ont pas été im pliquées en tantque telles dans les luttes politiques (par exemple il n 'existe aucunetrace de la participation de la confrérie des 'Îsâwâ à la vie politi-que) et celles qui l'ont été le furent dans des contextes précis.L 'évolution spécifique des confréries selon les régions, par exem -ple à l'est et à l'ouest de l'A lgérie6, ne permet plus de couplersystématiquement mouvement confrérique et politique. Enfin,l'idée répandue après l'Indépendance, selon laquelle les confrériesauraient collaboré avec les autorités coloniales, ne résiste pas àl'analyse historique: ni à l'analyse de l'histoire de chacune d'elles,

ni aux analyses locales et régionales de leur implantation.L es tentatives périodiques des réform istes de bannir les confré-

ries n'auront qu'un succès partiel. M ême l'adm inistrationcoloniale, qui ferm era des zâwiya-s et interdira des pèlerinages,n'en viendra pas à bout. O n assistera à cette époque à la naissanced'une nouvelle confrérie, la confrérie' A law iyya de Mostaganem(1920), dont le fondateur entrera en com pétition avec les 'ulamâ'dans le champ religieux. Aussi, la thèse de A. M erad, dans un tra-vail fort intéressant par ailleurs sur le mouvement réform iste, selonlaquelle le "maraboutisme" aurait été" éradiqué" par l' Islâh,n'est que partiellement vraie.? D es monographies locales révèlentune grande diversité de situations créées par l'émergence de cemouvem ent dans l'A lgérie des années 1930.

Des travaux ont analysé les conditions d'émergence,d'imposition et de diffusion d'une idéologie religieuse ou adoptant

le langage religieux, soufism e, maraboutism e, confrérism e, réfor-

6 A . N adir, "L es ordres religieux et la conquête française (1830-1851)", Revuea lg érienne des scien ces ju rid ique s, é conomique s et so cia le s, n04, 819-872.? Le Réform ism e m usulm an en Algérie de 1925 à 1940. E ssa i d 'h isto ire re lig ie use

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 208/282

208 Sossie Andezian

misme, islam ismes. L oin de les appréhender comme des catégories

opposées et exclusives, leurs auteurs les situent dans un continuum ,m ais dans des rapports dialectiques, plus ou moins conflictuels se-lon les contextes. C haque nouveau mouvement utilise, pour asseoirsa légitim ité, les structures sociales en place comme moyen detransm ission de son propre m essage. La réflexion sur les relationsentre sainteté et savoir, entre mysticisme et religion instituée, entresavoir initiatique et savoir scripturaire est présente dans tous lestravaux. Les ftontières entre les deux termes de chacun des cou-ples, apparemment dichotom iques, se révèlent m ouvantes, en toutcas non étanches, ce qui permet de penser qu'il s'agit là de deuxaspects d'un même phénomène, plus ou moins dissociés ou anti-nomiques selon les con tex te politiqu es.

Des monographies de villes ou de villages qui examinent lesconditions et les stratégies d'implantation du réform isme dans dif-férentes régions, les A urès, l'O ranie, la G rande K abylie révèlent

que l'imposition de l'idéologie réform iste nécessite des prédisposi-tions locales, de nature économique, culturelle, religieuse oupolitique, et qu'elle est m oins le fait des leaders réform istes que deleaders locaux. O . C arlier, A . D jeghloul, M . el-K orso par exempleanalysent le rôle très important des réseaux de sociabilité et desréseaux d'influence locaux dans la diffusion du réform ism e dansl'Oranie.9

Dans l'A lgérie indépendante, le mysticism e a toujours ses adep-tes, m oins nombreux certes qu'aux siècles passés et plus isolés. Sesinstitutions (qubba-s , zâwiya-s) n'ont pas complètem ent disparu, etcertaines constituent encore des lieux d'accueil et de réunion des

8 V oir m on article, " Sciences sociales et religion en A lgérie. La production con-tempo rain e dep uis l'In dépen dan ce ", Annuaire de l'Afrique du Nord, (XXXIII)(P aris: CNRS Editions, 1995),381 -395 .

9 Carlier, O ., "Espace politique et socialité juvénile: la parole étoiliste en sesquartiers. C ontribution à une étude de l'incorporation du 'nous' ", in Lettrés, intel -lectuels et m ilitan ts en A lgérie: 1 88 0-19 50 , (A lger: OPU, 1988), 107-74: K orso(el-) M ., "L es affinités p olitiq ues d es Islah istes à partir d 'un e app roche monog ra-phique. Le cas de 1'0ranie 1931-1940 ", in L'Etoile nord-africaine et leMouvement na tion al a lgérien (P aris: P ublication s d u Cen tre cultu rel algérien),

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 209/282

Visages du mysticism e algérien 209

fidèles, des lieux de pèlerinage (surtout), et dans quelques cas, des

lieux d'enseignem ent religieux (ex: la zâwiya Rahmâniyya d'el-Hamel dans le Sud algérien, la zâwiya 'A law iyya de Mostaga-nem )JO .Q uant au personnel religieux, si la plupart de ses m embrespoursuivent leurs activités dans le domaine de l'enseignement reli-gieux (lorsqu'ils en ont les qualifications), dans le domainethérapeutique ou dans le dom aine artistique en tant que groupes dechants sacrés, d 'autres sont toujours sollicités pour leurs com pé-tences religieuses, en tant qu'interm édiaires entre les hommes etDieu.

D es travaux mettent en évidence des pratiques rituelles locales,hors du cham p religieux institué, sans qu'elles ne soient pour au-tant ouvertem ent réprim ées: rituels rattachés à l'islam mystique,celui des lignages maraboutiques et des confréries (ziyâra, wa 'da,zerda, hadra, dhikr), accom pagnés ou non de rites extatiques, ri-tuels magiques (magie, possession, sorcellerie, nécromancie) (cf. S .

Andezian 1995). Il ressort des différentes m onographies de typeethnographique centrées sur des villages, des zones géographiquesbien délim itées, des groupes confrériques, des catégories sociales(les femmes, les paysans, les urbains, les couches populaires...), ungrand nombre de particularités selon les ensembles observés m aiset surtout la coexistence, partout, de rites canoniques et de riteslocaux, bien que, comme le m ontre F. Colonna Il, les acteurs aientintériorisé le statut dom iné des pratiques locales. La plus ou moinsgrande prégnance des rites locaux dans la vie symbolique desgroupes est fonction de l'histoire religieuse de ces groupes et deleur rapport au pouvoir central. Dans la m onographie de la zâwiyade Sidi Ahmad Benyoussef de M iliana par M . Cherif2, on voitl'articulation entre religion officielle et religion locale. Outre unedescription détaillée de la mosquée, la vie rituelle de la zâwiya

10C ette dernière poursuit en outre l'activité éditoriale de son fondateur, en pu-b lian t n otamment des livres d e prière.1]" La ville au village: transfert de savoirs et de m odèles entre villes et cam pa-

gnes en Algérie ", in Méthodes d'approche du m onde rural (A lger: OPU, 1984)259-280.12La dynam ique actuelle de la zâwiya de Sidi Ahm ed Benyoussef à M iliana ou la

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 210/282

210 Sossie Andezian

s'offre au regard du lecteur dans toute sa richesse: prières canoni-

ques, séances de dhikr, réunions d'affiliés, rituels de m ariages,d'enterrements, ziyâra, célébration des fêtes islam iques.L 'intégration des rites canoniques dans le système de pratiquesrituelles de la zâwiya est expliquée par la longue tradition de cu-m ul, par les successeurs du fondateur, des fonctions de muqaddimet d'imâm de la mosquée de la ville, mosquée qui fait partie ducom plexe de la zâwiya.

Toutes ces études s'inscrivent dans le cadre d'une problém ati-que du changement social. Changements affectant les rituels(tentatives de folklorisation par l'É tat de l'ahellil du Gourara, oude la hadra des 'Îsâwâ ou des Gnâwa et réponses des acteurs),changements affectant les fonctions des clercs traditionnels (le tâ -leh devenu guérisseur), changem ents dans la m anière de pratiquerles rites (conduites ostentatoires dans les centres urbains en réac-tion à l'anomie des villes dans). Les rites comme réponse aux

mutations sociales: libération de l'imaginaire, expression descontradictions dans les groupes ruraux: conflits de rôles (rôles tra-ditionnels/rôles modernes, rôles masculins/rôles fém inins),résistance au changement, autonom ie culturelle relative, réactionsaux situations anxiogènes. D ans tous les cas, les pratiques rituellessont appréhendées comme des tentatives d'affirm ation ou de pré-serv atio n d 'une id en tité fam iliale, locale ou rég ionale.

Les confréries ont connu un net recul en Algérie aprèsl'Indépendance, en faveur du réform ism e. B ien que sérieusem entébranlées avec la m odernisation des structures sociales, elles de-m eurent plus ou m oins actives selon les contextes locaux et plus oum oins visibles selon leur position sur l'échiquier national. La pé-riode post-Boum ediene leur est plus favorable. D es zâwiya-s quifonctionnaient au ralenti se redynam isent (ex: la zâwiya Qâdiriyyade Relizane dans l'ouest du pays; des branches régionales d'une

m ême confrérie, qui n'avaient plus de lien depuis plusieurs décen-nies, renouent entre elles (ex: les' Îsâwâ de Constantine et ceux deTlem cen). D es confréries, accusées, soit d 'avoir fait alliance avecle pouvoir colonial (T Idjâniyya), soit d 'avoir cherché à déstabiliserle gouvernement après l'Indépendance ('A law iyya), seront réhabi-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 211/282

V isages du mystic isme a lg érien 211

litées pour leur rôle dans la diffusion de l'islam dans le monde, en

Afrique pour la prem ière et en Europe pour la seconde, où celle-ciopère de nom breuses conversions. Il faut enfin rappeler la recon-naissance du courant mystique par l'É tat, comme le témoignel'organisation en juin 1991 d'un" Séminaire national sur leszaouïas", regroupant 300 chefs de zâwiya-s, qui créeront par lasuite l '" Association nationale des Zaouïas ". Soixante ans aprèsleur m ise au ban par le réform isme, les chefs de zâwiya-s sont ré-habilités dans leur fonction spirituelle, éducative, religieuse etsociale. C e changem ent d'attitude de l'É tat à l'égard des confrériesest souvent interprété comme une stratégie de m anipulation pourcontrer la montée de l'islam isme. En réalité, ce sont les change-ments du contexte sociopolitique global qui expliquent lavisibilisation des confréries, en particulier l'évolution de la politi-q ue relig ieu se de l'É tat d epu is l'Ind épendance.

L'islam dans l'A lgérie indépendanteReligion d'É tat à l'Indépendance, l'islam algérien se privatise pro-gressivement faute de gestion cohérente de la part de dirigeantssoucieux de m odernisation et d'industrialisation. M êm e si le gou-vernement prétend avoir la haute main sur tout ce qui touche à lavie religieuse des citoyens, cette sphère im portante, nous l'avonsvu au cours de la dernière décennie, finit par lui échapper. Le pou-

voir religieux éclate pour se redistribuer au sein de la société.Politisée par certains, quelquefois à outrance au point de devenirune arm e de guerre, elle se déploie jusqu'aux recoins de la société.À partir de 1988, avec la délégitimation du pouvoir politique quidétenait officiellement le pouvoir religieux également, nombreuxseront les leaders religieux privés cherchant à s'approprier ce pou-voir et à l'imposer à l'ensemble du pays, État et société civileconfondus, au nom de leur conform ité à la loi islam ique. Tout sepasse comme si l'É tat lui-même, qui a longtemps imposé l'imaged'un islam unique, laissait voir désormais une image craqueléedont ém ergent une multitude de représentants de nouvelles légiti-m ités religieuses. Pourquoi et comment cet État centralisateurdirigé par un parti unique, le Front de libération nationale, (FLN ),

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 212/282

212 Sossie Andezian

s'est-il laissé déposséder du pouvoir religieux? C 'est ce que je

propose de développer ici en m e centrant sur la période qui s'étendentre 1964, où est votée la Charte d'A lger par le congrès du FLNqui restreint la place de l'islam dans le nouvel État et 1989, où unenouvelle constitution voit le jour m ettant fin au m onopole du FLNet inaugurant l'ère du multipartism e, qui voit naître le prem ier partireligieux, le Front islam ique du salut (F IS ).

Je m 'appuierai sur deux sources de données: les travaux de re-cherche dans lesquels l'islam , s'il ne constitue pas toujours l'objetcentral, occupe une place im portante (cf. S. A ndezian, 1995) ; m espropres travaux sur des formes religieuses locales (culte des saints,organisations con& ériques) que je réunis sous la notion de m ysti-cisme extatique13. Je fais l'hypothèse que l'É tat algérien n'a jamaiseu une politique claire quant à la place de l'islam en son sein etqu'elle l'a géré au coup par coup selon ses propres intérêts. Tout enprétendant unifier les expressions de l'islam , en référence à l'islam

redéfini par les réform istes, il a adopté une attitude de laisser-fairetant que ses objectifs politiques n'étaient pas m enacés. L es form esreligieuses locales, en particulier le m ysticism e, condam nées aunom du retour aux sources de l'islam , ont été tolérées si leurs adep-tes ne s'immisçaient pas dans la vie politique. Les citoyens ont jouid'une autonom ie relative dans la gestion de leur vie religieuse quis'explique non seulement par les incohérences de la politique del'État mais et surtout par l'existence d'une autonomie de la viesymbolique en général.

Au début de l'Indépendance, l'islam n'a pas de place dansl'idéologie de l'É tat qui exalte le socialism e. Le prem ier présidentde la République, Ahmad ben Bella, entreprend des réformesd'in spiratio n révolu tio nnaire, en écartan t tou te id éo logie relig ieusequ'il considère comme obstacle à la modernisation. La Charted'A lger, votée par le congrès du FLN en 1964, se propose de réali-

ser le passage vers un socialisme scientifique, valeur de base surlaquelle s'ordonnent toutes les autres valeurs de l'État. Loin de lafonder, l'arabo-islam ism e y apparaît comme une culture qui doit se

13Expériences du divin dans l'Algérie contem poraine. Adeptes des saints de la

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 213/282

V isage s du mysticisme a lg érien 213

développer en s'épurant au fur et à mesure de la libération socio-

économique. "Le socialisme algérien... ne sera pas défini par ceque la tradition arabo-m usulm ane en aura fait; m ais au contrairel'islam et la culture arabe en Algérie seront ce que l'organisationsocialiste en aura fait. "

M ais très vite, l'État sera am ené à prendre en com pte la dim en-sion islam ique de l'identité algérienne sous la pression de lamouvance islam iste du FLN, qui s'organise dans le cadre del'association al-Q iyam al- islâm iyya en 1963 pour lutter contrel'occidentalisation et instaurer un É tat islam ique. H ouari B oume-diene, qui renverse Ben Bella en 1965, poursuit la politiquesocialiste mais il adopte une attitude plus ambivalente par rapport àla place de l'islam . Plus précisément il cherche à réduirel'opposition islam iste en l'intégrant dans l'appareil d 'État. Il dis-sout l'association al-Q iyam en 1966 et lance en même temps unepolitique d'arabisation et d'islam isation. Il œuvre à l'établissement

d'un islam d'État avec un clergé officiel rém unéré, dont plusieursmembres, de sensibilité salafiyya, contrôleront en grande partiel'édu catio n et la cultu re.

Religion d'État, l'islam algérien, islam sunnite de rite m âliki-tel4, est géré par un m inistère, le m inistère des A ffaires R eligieusesou, plus précisém ent, par plusieurs m inistères sous tutelle du pre-m ier. Celui-ci est chargé de l'organisation officielle du culte et del'encadrement du personnel, de l'adm inistration des lieux de prière,du contrôle de l'enseignem ent religieux dispensé dans les écolespubliques, dans le cadre des mosquées et des associations. Lesm osquées constituent les lieux de culte officiels. L 'État disposed'un personnel religieux salarié exclusivement masculin: imâm-s,p rêcheu rs du vend redi, p rédicateu rs in tervenant hors d es mosquées,mu 'adhdhin-s et lecteurs du Coran. L es croyances et pratiques sontdéfinies par l'É tat et toutes les déviations par rapport aux norm es

officielles sont condamnées au nom de l'islam originel. T outefois,

14Le sunnism e se divise en quatre rites selon quatre écoles juridiques: m âlikite,hanafite, hanbalite, shâfi'ite, qui se présentent comme des codes de vie. F ondé parM âlik b. Anâs, le rite m âlikite se développe surtout en A frique et constitue le rite

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 214/282

214 Soss ie Andezian

l'État semble tolérer ce que H . Sanson15 appelle une" pluriconfes-

sionnalité du dedans": l'islam sunnite de rite hanafite, l'islamibâdite16 qui jouit d'une autonom ie interne, l'islam des confréries,le culte des saints, l'islam isme. Il admet l'existence de "habouslibres ", de " mosquées libres" et d'" Imams libres" qu'i! contrôlede maniè re indirecte .

Le m inistère des A ffaires religieuses organise un Sém inaire dela Pensée islam ique depuis 1967 et publie de 1971 à 1981 une re-vue, al-A çala, dont la plupart des num éros contiennent les actes duSém inaire. S'adressant principalement à un public d'étudiants, no-tamment à des islam istes, le Sém inaire a un objectif pédagogique.C 'est là que sont réaffirm ées ou redéfinies les norm es de l'islam ,depuis les questions théologiques et juridiques jusqu'aux conduitesalim entaires et vestim entaires. L es idéologues salafistes tels queAhmad Sahnûn et Abbâsî M adanî développent leurs positions àtravers de nombreux articles. Si la revue al-Açala se veut un lieu

d'élaboration et de transm ission d'un discours scientifique surl'islam , il y est surtout question de culture, de civilisation,d'histoire, autour de thèmes aussi divers que la fam ille,l'ém igration, l'arabisation. Rappelons que la revue a été lancée aum om ent de la Révolution culturelle dont les objectifs principauxétaient la lutte contre l'analphabétisme, l'extension de la scolarisa-tion, l'arabisation et la réém ergence de la personnalité algériennedans son authenticité17. D ans les travaux d'historiens, de sociolo-gues, de juristes et de politologues, la religion apparaît moinscomme un système de croyances et de doctrines qu'une source devaleurs m orales et sociales m anipulées par l'État selon des objec-

15Laïc ité islam ique en A lg érie (P aris, E dition s du CNRS, 1983 ).16 Les ibâdites constituent une branche m odérée du Khâridjism e, une des plusanciennes sectes de l'islam form ée des partisans de A li, qui l'abandonnèrent à la

suite de sa décision d'accepter un arbitrage politique au lieu de défendre par lesarm es ses droits au califat. A u M aghreb les ibâdites, concentrés dans la région duMzab, ont joué un rôle historique important. Ils ont leurs propres institutions reli-g ieuse s e t s'a tta chen t à défend re leu rs partic ula rismes17L . W . Deheuvels, Islam et pensée contemporaine en Algérie: la revue A l-Asâla(I97I-1981) (Paris: Editions du CNRS, 1991). Une autre revue, "al-R isâla",

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 215/282

V isage s du mystic isme a lg érien 215

tifs politiques (cf. S. A ndezian, 1995). Si la religion sem ble avoir

été utilisée par les pouvoirs politiques à certaines périodes pourl'élaboration d'une idéologie visant à consolider l'État-nation, onvoit le pouvoir des religieux se réduire chaque fois qu'il est perçucomme un frein à la réalisation des idéaux de la Révolution socia-liste. Cette manipulation du religieux par l'É tat s'avère être àl'origine du mouvem ent islam iste algérien, initié par les plus radi-caux des réform istes. A nalysant la naissance, le développem ent etle rôle du mouvement islam iste dans la société algérienne, A .Rouadjia18 explique ce processus comme l'effet pervers des rap-ports ambigus entre l'É tat et la société, caractérisés par lamainmise du prem ier sur tous les aspects de la vie des citoyens etla défaillance de ce m ême État à apporter des réponses satisfaisan-tes aux dem andes du peuple. D 'où, selon l'auteur, la m ontée d'une" religiosité sauvage" hors des cadres institués et la multiplicationde" mosquées anarchiques" parallèlem ent aux mosquées de l'État

Ce phénom ène de production d'un radicalism e religieux par excèsde centralism e m ontre que comme par le passé, les m ouvem ents decontestation politique et sociale en A lgérie trouvent leur expressionprivilégiée dans le langage religieux. Toutefois, la dom inance ducode religieux dans l'articulation des manifestations d'hostilité dela population algérienne à l'encontre du pouvoir politique doit êtrerelativisée. En effet, comme le m ontre Rouadjia, d 'autres forcessociales, non religieuses, existent également, par exemple les nom -breuses associations démocratiques et fém inines qui sedéveloppent à partir de 1988.

Ainsi, dans le dom aine de la gestion de l'islam , l'État se trouvevite dépassé par ses fonctionnaires aussi bien dans les établisse-m ents d'enseignem ent que dans les institutions religieuses. Lesprem iers, recrutés en Égypte et en Syrie, sont souvent m embres del'association des Frères musulmans et diffusent l'idéologie de

l'organisation dans le cadre de leur travail. L 'influence de cesfonctionnaires zélés est discrète tant que le parti unique du FLNdemeure très fort.

18Les Frères et la M osquée. Enquête sur le m ouvem ent islam iste en Algérie (Pa-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 216/282

216 Sossie Andezian

Sous le règne de Chadli Benjedid (1979-1991), l'arabisation et

l'islam isation connaissent une nette progression. Au cours de cettepériode, on observe une certaine libéralisation dans différents sec-teurs de la vie, aussi bien économ ique, culturel que religieux, et lerecul du centralism e favorise l'ém ergence des régionalism es. Entout cas on note une plus grande liberté d'expression. Le peuplecritique ouvertem ent le régim e qui sem ble peu à peu abandonnerles populations civiles à leur sort. Les subventions des denrées deprem ière nécessité sont supprim ées, rendant le quotidien encoreplus difficile. À partir de 1982, le mouvem ent islam iste se politise. e t manifeste son opposition au régime. Des groupes armés prennentle maquis et ceux qui sont dans l'appareil d'É tat cherchent à in-fluencer les décisions politiques sans bouleverser l'ordre social.D es incidents se multiplient entre étudiants islam istes et étudiantsmarxistes à l'Université d'A lger. Le pouvoir prend une série dem esures pour satisfaire les islam istes et réduire l'opposition. En

1984, le Code de la fam ille est défavorable aux femmes dont lestatut connaît un net recul par rapport à celui qu'elles avaient ac-quis à l'Indépendance. En 1986, la Charte nationale renforce ladimension religieuse de l'idéologie nationaliste du FLN .

E n 1985 est créée l'U niversité théologique Ém ir A bdelqader deConstantine dans le but de former des imâm-s prestigieux dont lemanque se fait de plus en plus ressentir dans le pays. En effet,l'A lgérie n'a pas d'institution de form ation religieuse supérieure àl'instar de l'U niversité Q araw iyyîn au Maroc et l'U niversité Z itûnaen Tunisie. Cette fois encore, le pouvoir doit faire appel à des'ulamâ' égyptiens pour assurer les enseignements, Yûsîf al-Q ardâw î et Mohammad al-Ghazâlî. C omme les professeurs syrienset égyptiens des établissem ents d'enseignem ent général, ces der-niers favoriseront également le développement de l'islam isme alorsqu'ils sont supposés modérer son influence.

Durant le règne de Benjedid, le domaine religieux échappe deplus en plus à l'État et l'on assiste à une certaine libéralisation dansla sphère des activités religieuses qui va de pair avec la libéralisa-tion observée dans la sphère culturelle. Les m osquées de quartierse multiplient, les imâm-s indépendants aussi. L e succès grandis-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 217/282

Visages du m ysticism e algérien 217

sant de ces derniers tient à la demande de formation religieuse

longtemps délaissée à l'époque coloniale et plutôt pauvre aprèsl'Indépendance, au développement dans le monde des mouvementsidentitaires se réclam ant de l'islam , m ais et surtout à l'action cari-tative menée par les associations islam istes. En effet, la sem i-libéralisation de la plupart des sphères étatiques s'accompagne dela paupérisation des classes m oyennes gravem ent touchées par lechôm age. L a religiosité devient de plus en plus ostentatoire. C 'estdans ce cadre qu'il faut situer la plus grande visibilité du mysticis-m e qui essaie de se repositionner dans le cham p religieux après sonéviction de ce cham p à l'Indépendance. Les groupes confrériquesqui essaient de se réorganiser çà et là ne le font pas avec des objec-tifs politiques mais dans une perspective de gestion d'unpatrimo ine symbo lique national.

À partir de 1988, la paysage religieux se redessine complète-m ent. L 'année est m arquée par une crise politique sans précédent.

La période qui suit connaît deux m ouvem ents: le m ultipartism e etl'islam isation de la société dont bénéficie le mysticism e. À la fa-veur de la démocratisation, qui voit fleurir les associations, lesconfréries s'organisent et se donnent à voir comme telles. L a resti-tution des terres des zâwiya-s nationalisées dans le cadre de larévolution agraire encourage des branches de confréries à se réin-vestir dans l'exploitation des terres de leurs zâwiya-s. C 'est ainsique l'on voit des fils de shaykh-s au chôm age dans les villes opérerle retour à la terre et s'y installer avec femme et enfants. La victoi-re du FIS aux élections m unicipales et régionales, en donnant uneplus grande légitim ité à l'islam dans la société, favorise le statutdes confréries qui reprennent la dénom ination de "tarîqa-s ". En-fin ce courant bénéficiera des mesures de l'État favorables à larevalorisation du rôle des zâwiya-s. Mais ne nous méprenons pas.Les confréries ne joueront plus le rôle qu'elles jouaient avant

l'Indépendance, plus précisém ent au X IX e siècle. Les structuressociales qui les sous-tendaient, le systèm e tribal notamment, déjàdéstructurées en grande partie avant l'Indépendance, n'existentplus. Toutefois les modes de sociabilité encore en vigueur danscertains contextes permettent leur fonctionnement. L a visibilité des

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 218/282

218 Sossie Andezian

confréries s'accom pagne d'un m ouvem ent de réform e interne, no-

tamment d'un remodelage des rituels avec tentatives d'élim inationde toutes les pratiques m ettant enjeu le corps. L 'évolution du m ys-ticisme sera bloquée avec la fin du processus électoral aulendem ain de la dém ission de B enjedid en janvier 1992 et la disso-lution de FIS en mars 1992. Le champ religieux est dominé parl'islam ism e radical et la lutte arm ée. Les confréries retournent aubercail et se replient dans la sphère privée. Les rassemblementsétant interdits, il n'y aura pas de pèlerinages pendant plusieurs an-nées.

Le mysticisme, une religion de mémoire

Si la politique de l'État algérien déterm ine fortem ent la situationdes confréries après l'Indépendance, d'autres facteurs entrent enjeu dans le fonctionnem ent de celles-ci. Pour exister, toute confré-rie a besoin d'une infrastructure institutionnelle locale: unterritoire sacré, un chef, des groupes d'affiliés actifs. E t plus im -portant, la réém ergence des confréries en A lgérie a été possible, engrande partie grâce à l'action d'individus et de groupes sociaux,qui ont maintenu ce mode de sociabilité religieuse et continué depratiquer une forme religieuse qui s'avérait toujours efficace. Pourpreuve, le rattachement de nombreux jeunes aux confrériesd'appartenance de leurs parents ou de leurs grands-parents. Il paraît

dès lors légitim e de s'interroger sur le rôle que joue le mysticism e,en tant que form e religieuse historique, dans les processus de cons-truction des identités individuelles et collectives en situation decrise. Aussi est-il nécessaire de combiner approche anthropologi-que et approche historique, pour com prendre les m odalités selonlesquelles des hommes et des femmes redéfinissent leur systèm ereligieux pour donner du sens à leur existence.

Entre 1980 et 1990, j'ai m ené une étude de type ethnograptliquesur le mysticism e dans la région de T lem cen, à l'ouest de l'A lgérie.Observée en m ilieu fém inin et en m ilieu m asculin, en m ilieu ruralet en m ilieu urbain, parm i des illettrés comme parm i des lettrés, lapratique du mysticism e, individuelle ou collective, inform elle ouorganisée, s'y déploie dans trois cadres: tombes des saints, assem -

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 219/282

Visages du m ysticism e algérien 219

blées fém inines de prière, groupes d'affiliés de confréries (S. A n-

dez ian, 2001). Elle se caracté rise par la pra tique de laH

ziyâra " ou" visite ", terme générique qui réfère à un système particulier derelations que des hommes et des femmes entretiennent avec cesêtres surnaturels ou leurs représentants, pour leur adresser des de-mandes. Démarche individuelle ou de groupe, informelle ouorganisée dans le cadre de cérémonies collectives articulées autourd'une séance spirituelle (hadra), la ziyâra se dép lo ie particuliè re -ment la nuit du jeudi et le vendredi, veille de jour sacré et joursacré en islam , ainsi qu'à l'occasion des fêtes religieuses, et trouvetout son sens lors des pèlerinages annuels sur les tom bes des saintscommémorant la naissance ou la mort de ces derniers. Cette sé-quence rituelle, composée d'actes de purification, de prières,d'offrandes, de sacrifices, est basée sur un principe circulaired'échanges entre visiteurs et saints: demande (talab) - don ('atâ')- offrande (ziyâra). Ces échanges s'exprim ent au m oyen de diffé-

rents langages: langage du corps (gestuelle, postures, danse,production de phénom ènes de transe et d'extase), langage des si-gnes (interprétation de phénomènes extraordinaires manifestant laprésence divine ici-bas ou traduisant la nécessité d'entrer en con-tact avec l'au-delà: catastrophes naturelles, maladie, rites depassage, rêves...), langage liturgique (prières, depuis la méditationou le dialogue avec les saints jusqu'aux séances collectives dedhikr, en passant par la récitation de différentes formulesd'invocation: du'â ', talab ). Une autre série d'échanges, entre visi-teurs (échanges de paroles, de conseils, aide m utuelle, partage denourriture), contribue à accroître l'efficacité de la visite. Pour êtreachem inées, les dem andes doivent s'effectuer avec une intentionpure ou niyya.

Traduit par" souvenir du cœur ", le dhikr est d'abord une form ede prière recommandée par le C oran, dont certains versets incitent

le croyant à se rem émorer D ieu le plus souvent possible. Les soufisen font une technique de lecture du Livre sacré, basée sur la répéti-tion un grand nombre de fois de certains chapitres et versets,récitation qui se term ine par l'invocation de Dieu et de ses noms.L 'organisation du mouvement soufi en ordres religieux

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 220/282

220 Sossie Andezian

s'accom pagne de la codification du rituel du dhikr. D 'une sim ple

m éthode de prière, non exclusive des prières canoniques, le dhikrdevient un système liturgico-technique visant l'obtention des plushauts états mystiques. Plusieurs formes de dhikr se développent aucours de l'histoire du soufism e. L 'introduction du chant, de la m u-sique instrum entale et de la danse transform e le dhikr en concertspirituel (sarna 'J . Ce terme finit par désigner l'ensemble de la cé-rémonie rituelle, qui comporte des exercices rythm iques ainsi quedes techniques récitatives de form ules liturgiques ou des nom s di-vins, caractérisées par le contrôle respiratoire, le contrôle despostures et des gestes d'aspect spectaculaire, altérant l'équilibrephysiologique et produisant des états de transe. T echnique mentalede prière et de méditation, le dhikr se double d'une techniqued'expérimentation physique de la présence divine.

Toute hadra com porte une séquence de dhikr, où les panégyri-ques du Prophète et des saints occupent une grande place. La

séquence débute par la récitation de la Fâtiha, prem ière sourate duCoran. Prière liturgique introductive, c'est une formule prononcéeau début de tout acte de culte ou de toute cérémonie rituelle auM aghreb, qui sont ainsi placés sous la protection de Dieu. De mê-me que la répétition de la formule de la Profession de Foi ouShahâda est l'une des litanies les plus fréquemment entendues. Laprière du dhikr proprement dite consiste en la répétition inlassableet rythmée des noms divins et se réduit le plus souvent à la répéti-tion du nom divin" Allâh". Progressivement, les lettres qui lecomposent sont élim inées pour ne plus laisser entendre qu'un râle,tandis que les corps sont secoués par la transe. La fin du dhikr estle moment privilégié pour entrer en communication avec les saints.D ans les confréries touchées par le réform ism e, cette séquence selim ite à la récitation de litanies en position assise. D ans les autres,la récitation peut s'accompagner de phénom ènes de transe, dont les

m anifestations sont plus ou m oins spectaculaires: râles, pleurs,cris, évanouissem ents, danses. C es m anifestations, qu'on peut ob-server aussi bien dans une réunion d'hommes que dans une réunionde femmes, paraissent plus spontanées, en tout cas m oins contrô-lées en milieu fém inin, où l'expression émotionnelle des

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 221/282

V isage s du mystic isme a lg érien 221

sentim ents religieux prim e sur les autres form es d'échanges avec

D ieu, ses prophètes et ses saints.O utre les prières, des gestes ont la vertu de favoriser la commu-

nication avec les saints: tourner autour des catafalques, toucher lesdraps qui les recouvrent, y accrocher des tissus votifs, allum er descierges, brûler de l'encens. L 'incuba tio (is tikhâra), qui consiste àdorm ir une ou plusieurs nuits dans le sanctuaire, est un rite censéfaciliter les échanges avec les saints. C eux-ci se m anifestent dansles rêves, pour guider et conseiller des personnes exprimant desdemandes.

Tout vœ u exaucé appelle une offi'ande, donc une nouvelle visi-te. A insi s'instaure un cycle d'échanges entre visiteurs et saints, quiaboutit à l'établissem ent d'un lien durable entre les deux parties.D 'où de nom breuses visites aux saints pour leur exprim er loyautée t f idéli té .

Les saints visités dans les années quatre-vingt sont aussi bien

des personnages historiques (Sîdîl9 A bû Madyan, Sîdî D awdî, SîdîSnûsî, Sîdî al-H alw î, Lalla Sittî...) que d'illustres inconnus (SîdîFathallâh, Sîdî M sahhil, Sîdî Kânûn...), ou encore des chefs de li-gnages religieux et/ou de confréries (Sîdî M uhammad b. 'A lî etSîdî 'Abdallâh b. Mansûr, Sîdî M 'ammar b. 'A liâ, Sîdî Tâhar b.Tayba, Sîdî b. 'Amar...). D es personnages ne sont reconnus commesaints que par les membres d'une seule fam ille. Il s'agit le plussouvent d'ancêtres enterrés dans le dom aine fam ilial et dont la sé-pulture est recouverte d'un m onticule de pierres décoré de tissusvotifs.

Ces hommes d'un autre temps sont réputés pour leur savoir re-ligieux et leur qualité de m aîtres mystiques (Sîdî A bû Madyan, SîdîSnûsî, Sîdî M uhammad b. 'A lî et Sîdî 'Abdallâh b. M ansûr), pourleur ascétism e et leur piété (presque tous), pour leur folie mystique(Sîdî al-H alw î), pour leurs prodiges. O n distingue les saints poly-

valents et les saints spécialistes. Les prem iers interviennent danstous les domaines de la vie et les seconds en matière de santé no-

19 Sîdî : litt m on m aître; form ule de déférence à l'égard des hommes de la fam ille(grand'père, père, on cle, g rand frère...) systématiqu ement utilisée d an s l'adresse

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 222/282

222 Soss ie Andezian

tamment. D evenus surnaturels après leur mort, ces êtres sont repré-

sentés par des descendants réels ou spirituels (le plus souvent),appelés shaykh -s, mrâbit-s, muqadd im-s, qui en incarnent (théori-quem ent) les attributs et les vertus (bonté, générosité, puissance,piété...). Chefs de confréries ou sim ples gardiens de sanctuaires,ces héritiers de la baraka ont pour rôle de transm ettre le savoir ini-tiatique (quel qu'en soit le degré) de leurs prestigieux ancêtres, defaire prospérer, le cas échéant, les biens m atériels de leur lignée etde répondre aux dem andes des visiteurs. La plupart des représen-tants des saints vivent des revenus du sanctuaire constitués par lesdons des visiteurs ou par l'exploitation et la fructification des biensde la zâwiya. Lorsqu'ils sont chefs de zâwiya-s en activité et/ouresponsables de groupes confrériques, ils sont secondés dans leurstâches par les m em bres de leurs fam illes et des adeptes au servicede la zâwiya et le plus souvent par des délégués (muqaddim-s).Nommés par le shaykh avec l'accord de la m ajorité des affiliés, les

muqaddim-s initient les nouveaux adeptes, dirigent les cérémoniesrituelles et gèrent les biens de la confrérie. Lorsqu'il s'agit defemmes (muqaddima-s), leur rôle se lim ite à l'encadrement desgroupes d'affiliées et à l'organisation de réunions de prière à leurintention.

Le travail des saints s'effectue donc en grande partie grâce àleurs représentants vivants. Aussi, des saints sont-ils moins sollici-tés lorsque leur héritage, aussi bien spirituel que m atériel, ne peutêtre géré. À l'inverse, des saints n'ayant plus de trace matériellecon tinuent d 'ê tre invoqués.

Les pratiques rituelles m ystiques locales se présentent commedes expressions symboliques contenues dans le patrimoine fam ilialet ré interprétées dans le cadre national m oderne. Les conditions deproduction et de transm ission de cette form e religieuse résidentdans le systèm e d'organisation de la société algérienne, où dom ai-

ne public et domaine privé, activités formelles et activitésinformelles se trouvent dans des rapports dialectiques. Si l'É tat fixele cadre spatio-temporel des pratiques religieuses, lim ites respec-tées par les individus, le m ysticism e local s'appuie sur les m odesde sociabilité en vigueur encore basés sur les relations d'obligation

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 223/282

Visages du m ysticism e algérien 223

mutuelle lors d'événem ents fam iliaux im portants (nom breux ré-

seaux d'entraide et de solidarité: réseau de parenté, de voisinage,d'am itié, réseau corporatif). L 'éclatem ent des structures tribalesn'a pas complètement entamé le sentiment d'appartenance à unm êm e groupe et la notion de lien communautaire dem eure très for-te. D 'où la possibilité de créer l'effusion collective autourd'intérêts communs et d'organiser des cérém onies à grande échel-le .

Pour ses adeptes, le mysticisme évoque des notions telles quel'authenticité et la liberté opposées aux notions d'hypocrisie etd'aliénation, qui caractériseraient l'islam isme radical. Il est décritcomme un mouvem ent interne, surgi des profondeurs de I'histoire,m ais surtout des profondeurs des sens, qui anim e le corps et trans-porte l'esprit au-delà des lim ites du social. S 'il a résisté à l'épreuvedu tem ps, c'est parce qu'il a été cultivé à l'abri des regards, dans lesecret des sanctuaires, des maisons et des terroirs. P our s'exprimer,

il s'est laissé couler dans le m oule des form es culturelles locales.Et plus que la référence à la loi religieuse, c'est la référence àl'expérience, celle des adeptes, celle de leurs aînés, qui lui confèresa légitim ité. L 'attachem ent des femmes à cette form e religieuse asans doute été facilité par leur exclusion de l'espace religieux pu-blic et par la relégation de leur vie religieuse à l'espace privé, horsde l'arène du pouvoir politique.

L a réémergence du mysticism e dans le champ religieux algériendans les années quatre-vingt a rem is à l'ordre du jour le débat, plusque m illénaire, autour de la licéité des rituels extatiques. Le statutdu corps en islam , en particulier celui des femmes, est au cœur dece débat. A lors que les adeptes de l'extatism e engagent la totalitéde leur être, corps et âm e, dans leurs actes spirituels, les islam istesanéantissent leur corps en le recouvrant de vêtem ents aux couleursneutres et le musèlent. Là où les prem iers donnent libre cours à

l'expression corporelle, les seconds la censurent. D 'où l'oppositionfarouche de ces derniers aux rituels religieux à médiation corporel-le, d 'autant plus forte que ceux-ci sont form ulés dans la langue destextes sac rés.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 224/282

224 Sossie Andezian

Comme tout système religieux, le mysticisme a connu des

changem ents inéluctables. Il pourrait sembler paradoxal de parlerde changement à propos des formes locales du mysticisme, con-dam nées par les partisans de la réform e de l'islam algérien en tantque form es religieuses archaïques. En réalité, les m odificationsobservées dans les représentations et les pratiques du mysticism een Algérie ne s'inscrivent pas dans un parcours évolutif linéaire.E lles se caractérisent à travers l'histoire par la tension entre perma-nence et innovation. Permanence de la conception de la religioncomme expérience du divin, celui-ci épousant aussi bien la figuredu djinn que celle des saints, du Prophète ou de D ieu. Perm anencedu langage coranique pour dire l'expérience du divin et variationdes modalités de l'expérience. Perm anence du soufism e en tant quesystèm e religieux de référence et diversité des rituels qui s'y ratta-chent. Permanence des institutions du mysticisme telles que leszâwiya-s et les confréries et modifications de leur rôle et de leurs

usages. Cette tension s'avère particulièrement forte à la fin de ladécennie quatre-vingt, lorsque l'islam algérien se radicalise et tented'anéantir toutes les expressions religieuses locales. Dans la régionde T lemcen, la pratique du mysticism e, dans ses formes collectivesnotamment a été m ise en veilleuse au cours des dix dernières an-nées, comme ce fut le cas lors de la guerre de libération nationale.Mais des signes de reprise sont décelées çà et là. En l'an 2000 laconfrérie 'Îsâw iyya a réorganisé le pèlerinage annuel à la zâwiyarégionale interrompu depuis 1992. Des membres de la confrérierésidant en France étaient heureux de pouvoir participer à cet évé-nem ent d'une grande im portance dans leur vie. A ussi l'extinctiondes expressions locales du m ysticism e annoncées depuis le débutdu XXe siècle sem ble-t-elle encore une fois ajournée. N e pouvanttoujours pas confier leur destin à des hommes politiques qui semontrent incapables d'endiguer la violence, les adeptes des saints

se tournent à nouveau vers ces hommes de l'au-delà pour essayerde trouver du sens au chaos qui règne en maître absolu dans lepays.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 225/282

Visages du m ysticism e algérien 225

Lexique

Ahellil : genre artistique spécifique de la région du G ourara dans leSud algérien, à la fois m usical, poétique et chorégraphique,comportant un spectacle profane et une cérémonie religieuse.Pour plus de détails, voir M . Mammeri, 1984 et R . Bellil,1994

'atâ' : d o nbaraka: grâce divine; force surnaturelle à l'origine de tous les

faits prodig ieuxbid'a : innovation blâmable au regard de la loi coraniquedhlkr : littéra lement souven ir. Réc itation de litan ie sdjinn: esp rit, b én éfique ou maléfiquedu 'â' : p rière d 'invocationsfâtiha : prem ière sourate du Coranhadra : littéralement présence; présence divine; cérémonie rituelle

com posée de prières d'invocations, de psalm odies, de chantset de danses

imâm : homme de religionislâh : mouvement réform iste algérien des années trenteistikhâra : consiste à dorm ir dans un sanctuaire ou à proxim ité pour

recevoir la visite du saint dans son sommeilmadrasa: établissement d'enseignement religieux islam ique; éco-

le coranique

mrâbit: homme issu d'un lignage saintmu 'adhdh in : im âm qui lance l'appel à la prièremuqaddim: responsable d'un groupe d'affiliés d'une confrérie ou

d'adeptes d'un saint; gardien d'un sanctuairenâdî : c erc le cultu re lniyya : l'intention pure, la foi sincèrequbba : sanctuairesalaflyya : de salaf, m ouvem ent de réform e du m onde m usulm ansama' : conce rt sp iritu elshahâda : profession de foisharî'a: lo i coraniquesharif: descendant de la lignée du Prophèteshaykh : maître mystique, chef de confrérie

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 226/282

226 Sossie Andezian

sîdî: littéralem ent m on m aître; form ule de déférence à l'égard des

hommes de la fam ille, systématiquement utilisée dansl'adresse aux saints

talab : prière de demandetâleb : sav an t relig ieux , maître co ran iquetarîqa : voie spirituelle; par extension ordres et confréries m ysti-

questasawwuf: soufisme , mystic isme musu lman'ulamâ' : savan ts relig ieuxwa 'da: littéralem ent vœ u; pèlerinage effectué sur la tom be d'un

saint pour formuler un vœu ou pour le remercier de ses bien-faits

walî : sa in tzâwiya: mausolée supposé contenir le corps d'un homme saint;

lieu de résidence de chefs de confréries ou de chefs de ligna-ges religieux, m ais aussi lieu de réunion de groupes d'adeptes

du mystic ismezirda: repas sacrificiel en l'honneur d'un saintziyâra: littéralement visite; désigne la visite sur les tombes des

saints m ais aussi l'offrande faite aux saints ainsi que la visitede chefs de confréries auprès de leurs affiliés

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 227/282

Les in teractions en tre démographie,économie et politique

Yves Montenay

La démographie politique est une discipline au croisement de lagéographie hum aine, de l'économ ie, de la géopolitique et de la po-

litique tout court. L 'A lgérie se prête particulièrement à ce typed'approche pour les raisons que nous allons exam iner, et aussi par-ce que la relative osm ose entre les deux rives de la M éditerranée,notamment en m atière adm inistrative, fournit des données plus ri-ches que dans d'autres pays du sud. Certaines de ces données sontrappelées dans les graphiques ci-joints, auxquels nous nous référe-rons im plicitem ent tout au long de cette étude. Les autres données

non sourcées viennent de l'IDpl.

1. L es effets de la dualité politique

Le contexte démographique de la conquête

Lors de la conquête, la France a une trentaine de millionsd'habitants. Nul ne sait com bien en a la future Algérie (de 1,5 à 3,5

m illions? Une estimation de 1845 donne 2,028 millions de mu-sulm ans). De toute façon, c'était un pays confusém ent considérécomme vide: on se bat d'abord contre les Turcs, effectivem ent peunombreux; les Arabes sont peu visibles, comme le montrent lesdessins des Français découvrant A lger dans les années qui suiventla conquête: on y croise des Turcs, des demi-turcs, des juifs et di-vers chrétiens m éditerranéens. C ette conquête est commencée à lasauvette, pour de multiples petites raisons de politique intérieure,

dont aucune n'était de faire la guerre à un peuple arabe. On ren-

1 L'Institut de Démographie Politique est présidé par le recteur Dumont, del'université de Paris Sorbonne (Paris IV ). Il s'intéresse aux interactions entre dé-mograph ie, p olitiqu e et éco nomie. S es membres co ntrib uent n otammen t à la rev ue

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 228/282

228 Yves M ontenay

contrera plus tard des" tribus" dans la campagne puis la monta-

gne. Le vide relatif de la M itidja, pour cause notamment demarécages, va nourrir l'im aginaire de la colonisation. C elle-ci aurades objectifs dém ographiques, surtout après l'abandon, après lachute de l'empire, de l'idée de "royaume arabe" lancé par Napo-léon III qui se fait honnir des" républicains" locaux en déclarant:"vous ne pourrez rester dans ce pays qu'avec l'accord de la majo-rité de sa population". La République va lancer une politiqued'immigration au succès lim ité et une politique d'assim ilation desautres Européens, puis de la communauté juive, qui aura davantagede succès et aboutira à la " création" des pieds-noirs.

Le choc en retour de la dualité

La population musulm ane avait, comme la quasi-totalité du mondeà cette époque, une fécondité élevée qui com pensait une m ortalitégénérale, infantile égalem ent élevée. La baisse de cette dernière aété dans tous les pays un préalable au déroulem ent de la transitiondém ographique: il faut assurer une très grande probabilité de sur-vie des enfants pour que les parents envisagent d'en lim iter lenombre.

Jean-Claude Chesnais se demande même si ce n'est pas le phé-nom ène prem ier, voire unique: "et si à l'origine de la laïcisation,de l'épargne, de la diffusion de l'instruction, habituellem ent dési-

gnées comme étant les causes de la baisse de la fécondité, il n'yavait avant tout, simplement, que la baisse de la mortalité?". Onvoit l'incidence sur la société maghrébine qu'aurait cette idée sie lle se vérifia it.

O r, pendant près d'un siècle, la baisse de la mortalité algériennen'a pas entraîné ces bouleversem ents, ni la baisse corrélative de lafécondité. Cela vient à notre avis du fait qu'elle n'était pas la con-séquence d'une évolution interne de la société (contrairem ent à cequi se passait en France à la m êm e époque, où fécondité et m ortali-té baissaient parallèlement au fur et à mesure de l'évolutionpolitique et sociale). En A lgérie, c'est l'extérieur qui a déclenché labaisse de la mortalité dès la seconde moitié du XXe siècle,l'adm inistration coloniale assurant entre autres le déroulem ent

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 229/282

D ém ographie, économie et politique 229

norm al des transactions courantes et les transports, facilitant par

exemple la croissance de la production agricole des régions poten-tiellement excédentaires en leur assurant des débouchés. Ladernière fam ine connue date de 1867; l'adm inistration m ultiplieles vaccinations à partir de 1890 et forme des sages-femmes quiremplacen t le s ma trones.

Par contre, deux des déterm inants du lien entre baisse de lam ortalité et de la fécondité, la scolarisation ou le travai l extér ieururbain des hommes, et plus encore des femmes, restent longtem psdémographiquement non significatifs. Plus généralement, le com -portement de part et d'autre a entretenu l'isolement de lapopulation musulm ane, comme l'illustre, par exemple, le code del'indigénat.

Mortalité et fécondité divergeant, la population m usulm anedouble, une prem ière fois vers 1914 et une seconde fois vers 1960,rendant illusoires les rêves de colonisat ion démographique de cer-

tains. O n a ainsi une prem ière action profonde de la politique sur ladémographie, et un choc en retour non moins profond de la démo-graphie sur la po litiq ue.

Une appropriation progressive de la santé

Dans la deuxième moitié du XXe siècle, la scolarisation etl'u rb an isation commencen t à devenir sign ificativ es, et s'accélèren t

avec le plan de Constantine, puis l'indépendance. L a quasi-totalitédes non musulmans part en 1962. La santé devient l'affaire de lanouvelle administration qui lance des programmes ambitieux etbénéficie de la coopération française et celle, m oins appréciée dit-on, des pays soviétiques. La baisse de la mortalité plafonne jusquevers 1979, puis reprend, malgré la dim inution progressive del'effort gouvernemental, ce qui laisse supposer, comme dansd'autres pays A fricains, une surcompensation par les progrès descom portem ents individuels. O r ce sont ces derniers qui im portentdémographiquement.

D u point de vue de la vérification statistique, plus que la m orta-lité générale, tirée vers le bas par la form e de la pyram ide des âges,c'est l'espérance de vie à la naissance et surtout de la m ortalité in-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 230/282

230 Yves Montenay

fantile qui sont significatives. La prem ière passe d'environ 50 ans à

l'indépendance à 69 ans vers 1995. D ans le dom aine de la m ortalitéinfantile, com posante la plus sensible et la plus im portante dém o-graphiquement, l'A lgérie passe de 154 pour mille en 1965 à 34 en1997. Il devient inutile d'avoir 7 ou 8 enfants pour avoir une gran-de probabilité d'en garder deux pour les vieux jours. Pour cela 2 ou3 suffisent.

2. L 'orig inalité a lgérienne

Ce préalable à la baisse de la fécondité étant levé, que va-t-il sepasser? En Tunisie et au Maroc, cette baisse a normalement lieuen s'amorçant dès le début des années 1970. En Algérie, elle nedémarre nettement qu'en 1986, malgré les innombrables pointscommuns avec ses deux voisins, tant du point de vue historique etculturel qu'à celui des grands indicateurs sociaux. Cette relativehom ogénéité m aghrébine est encore plus nette dès que l'on se livreà des com paraisons éloignées (A friqu e sub -sah arienne, diversesrégions asiatiques, Europe, etc. N otre thèse est que l'originalitéalg érienne est, là enco re, politiq ue.

Les politiques de population

Pour commencer, les" politiques de population" sont différentes.E n Tunisie, nous avons un dispositif de lim itation des naissances leplus com plet et le plus précoce du m onde arabe. Habib Bourguibafaisait des interventions rem arquées sur ce thèm e dans les annéessoixante-dix. La politique m arocaine de population est m oins fré-quemment citée. Elle est néanm oins bien réelle, et a été lancée dès1966.

O r, contrairem ent à ses voisins, l'A lgérie a longtem ps été nata-liste. Dans un discours du 20 juin 1969, le Président Boum ediene

avait pris nettement position: "nous ne sommes pas partisans defausses solutions comme la lim itation des naissances" (la vraiesolution étant le socialism e). En 1974, lors de la conférence de B u-carest, la délégation algérienne à la tête du " groupe des 77 " (celuides pays" non-alignés ") lance ses célèbres déclarations natalistes.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 231/282

D ém ographie, économ ie et p olitique 231

C'est égalem ent l'année qui a suivi le prem ier choc pétrolier, celle

d 'u ne certaine euphorie politiqu e et fin an cière.

L 'impact des choix économiques

Mais la politique de population n'explique pas tout, comme lem ontre la com paraison avec l'Égypte, pays qui n'est pas sans traitspratiques communs avec la situation algérienne, alors que la politi-que proclam ée y était inverse, avec un programme de planification

fam iliale datant de 1964 et appuyé par la hiérarchie m usulm ane.Cela fut plus que com pensé par les conséquences d'une politiqueéconom ique influencée, comme en A lgérie, par le m odèle soviéti-que. C ette politique avait des conséquences natalistes du fait de la"dissimulation" des coûts (et notamment de ceux de l'enfant):subventions alim entaires, blocage des loyers auxquels on peut psy-chologiquement rattacher une garantie (a poster iori illu so ire ) desrevenus par embauche m assive dans la fonction publique et les sec-teurs nouve llemen t nationa lisés .

Dans les deux cas, la politique économ ique choisie a retardé labaisse de la fécondité par rapport aux pays à la fois non rentiers età économie plus rude (les deux étant liés), du moins tant que ladistribution des rentes (multiples en Égypte) nourrissait le système.

À ce stade, on peut se dem ander si l'évolution dém ographiqueest bien le résultat des politiques de population ou si ces dernières

ne sont qu'un outil que les ménages n'utilisent que lorsque les ypousse l'évolution socio-économ ique, comme, par exemple, la sco-larisation féminine .

3. L 'autre moitié du monde

La scolarisation des filles

Cette scolarisation fém inine est elle-même étroitement liée àl'évolution économ ique et politique. À partir des années cinquanteest proclamée partout la priorité à la généralisation del'enseignement, en rupture tant avec l'usage séculaire dans les paysmusulm ans qu'avec les débuts de scolarisation à l'européenne. Les

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 232/282

232 Yves Montenay

taux de scolarisation prim aire et secondaire deviennent démogra-

phiquem ent déterm inants, dans un prem ier temps en accroissant lecoût de l'enfant, dans un deuxième temps en retardant les maria-ges, enfin en "produisant" des parents avec un comportementsocioculturel différent: le nombre moyen d'enfants par couple est,en Algérie comme ailleurs, fonction du niveau d'instruction desm ères. Plus généralem ent, la scolarisation de l'entourage des en-fants (parents, aînés ...) est un facteur de baisse de la mortalitéinfantile et de la fécondité. O r les jeunes parents d'aujourd'hui ontété assez largement scolarisés dans les années 1970/1975. E n A lgé-rie, la proportion de mariages où les deux conjoints étaient illettrésest tombée de 52 à 32 % de 1984 à 1990, tandis que la proportionde conjoints de formation secondaire est passée de Il,8 à 21,3 % ,traduisant les progrès tardifs, mais aujourd'hui décisifs, de la scola-risation fém inine. La période nataliste de l'A lgérie avait donc engestation des forces de sens inverse.

L 'analyse montre toutefois l'importance d'un contexte politiqueplus large, et à influence démographique plus nette que la seulescolarisation, que l'on pourrait appeler les aléas du " développe-ment fém inin ", par analogie avec le terme de développementhumain. Ce contexte intègre le statut juridique ou traditionnel de lafemme, sa scolarisation et son travail à l'extérieur. L e retard relatifde ce développement fém inin se manifeste en démographie parl'existence d'une surmortalité fém inine présente dans" la bande"Chine-Maroc; ce retard n'est donc pas spécifiquement musulman.

C hez les démographes, l'évidence de l'im portance de la scolari-sation fém inine semble avoir occulté la lenteur de son im pact, ainsique les conditions nécessaires à son jeu dém ographique. Il faut eneffet que cette scolarisation fém inine soit souhaitée, puis économ i-quement possible. Cela pose, par exemple, le problème de laconcurrence des autres dépenses de l'É tat (industrie nationale, cré-

dits m ilitaires). Il faut aussi qu'elle soit qualitativem ent adaptée;or, toujours par exem ple, le choix des textes à étudier diffère dansles circuits francophones et arabophones. Dans ces deux cas, lepolitique prim e. E nfin, l'évolution du s ta tu t pratique ne passe pas

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 233/282

D ém ographie, économie et politique 233

forcém ent par la scolarisation, ce qui conduit à une autre com po-

sante du développement fém inin, le travail à l'extérieur.

Le développement fém inin

Or, d'après le BIT, le taux d'activité des femmes en Algérie, èstparm i les plus bas du m onde, dans un M aghreb lui-m êm e m al clas-sé. Pour les femmes de 20 à 59 ans, hors travailleuses agricolesfam iliales non rémunérées, ce taux était de 65 % en 1980 dans les

pays développés, de 51 % dans les pays en voie de développem ent,à comparer aux 7,1 % de l'A lgérie, aux 8,6 % de l'Égypte, aux16,7 % du M aroc et aux 21,8 % de la Tunisie (des données partiel-les récentes donnent 30 à 40 % au Maroc et en Tunisie pour lesfemmes de 30 ans, donc en général m ariées).

L 'importance démographique de ce taux et son relatif décou-plage avec la scolarisation sont souvent sous estimés. A insi, enÉgypte, en 1976, 52 % des femmes actives ont un niveau d'étudessecondaire ou supérieur, alors qu'au Maroc, en 1982, 75 % desfemmes actives étaient analphabètes. Les taux d'activité et de fé-condité estimés étant voisins dans les deux pays, cela laissesupposer que la seule différence - le niveau d'instruction - n'estpas déterm inante ou, tout cas l'est moins que le taux d'activité.

Or, ce dernier est une résultante, non pas de la scolarisation,m ais de l'ouverture économ ique, elle m ême hautem ent politique et

délibérém ent refusée en Algérie j usqu' en 1994 (et très partielle-ment concrétisée depuis). En effet, l'offre de travail extérieurfém inin se manifeste surtout dans le secteur concurrentiel et enparticulier dans les entreprises de style international par leur capi-tal, leurs clients ou leurs cadres: en Tunisie, c'est l'ouverture auxim plantations étrangères qui a rendu m ajoritairem ent fém inine lamain d'œuvre tunisienne dans l'industrie manufacturière, sans par-ler des services, même qualifiés. Le fait de rattacher le travailfém inin à la scolarisation occulte cette influence des choix politi-ques.

D e m ême, dans l'A lgérie" rentière" d'avant 1986, la dem andepotentielle de travail extérieur fém inin est m oins vitale, et l'offreest moins forte, non seulement faute d'entreprises étrangères, m ais

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 234/282

234 Yves M ontenay

aussi du fait des choix politiques en faveur de l'industrie lourde.

Autre facteur politique, le fait que les traditionalistes sont cons-cients de ce que l'ouverture économique favorise l'émergenced'alternatives aux mariages précoces et à la procréation commevoie de réalisation personnelle des femmes. On ne peut à ce stadem anquer d'évoquer les différences interm aghrébines relatives au

" statut de la femme". Les Tunisiennes sont" pionnières" dans cedom aine, tant pour ce qui concerne le droit que la pratique. A u M a-roc, la diversité sociale et culturelle et surtout le fossé rural-urbain,particulièrement profond pour ce qui concerne la condition desM arocaines, impose un exposé nuancé sur l'égalité des sexes. EnA lgérie, la prom ulgation en 1984 du code de la fam ille a déclenchéles réactions que l'on sait.

L 'économ ie et l'ouverture

Cet impact de la présence d'entreprises d'industries légère et deservices, a fortiori si elles sont de style étranger, n'est qu'un casparticulie r de l'ouverture en général. C ette ouverture peut être faci-litée ou freinée par la politique gouvernementale, mais ne lui estpas nécessairem ent liée (les" paraboles ", Internet et les contactsavec l'impor tante colonie résidant en France ou en Europe, consti-tuent d'im portants vecteurs d'ouverture, quoique ne diffusant pastoujours ce qui serait souhaité par tous).

Précisons cette notion d'ouverture à partir du cas de l'A lgérie etde la comparaison avec ses voisins:- d'une part, ce pays a été soumis aux mêmes" vagues" histori-

ques qu'une bonne partie du tiers-monde, et toutparticulièrem ent des pays arabes: une phase nationaliste et so-cialiste suivie d'une libéralisation (plus tardive que celle de laTunisie, où le tournant politique date du lim ogeage de Ben Sa-lah en 1969 et relativem ent concom itante de celle du M aroc) ;

- d'autre part, cette évolution s'est située beaucoup plus bas surl'axe du " libéralism e" économ ique que pour les pays frères (laSyrie et l'Égypte s'en rapprochant toutefois). En particulier laFrance est restée m oins présente économ iquem ent et culturel-lement en Algérie qu'au Maroc et en Tunisie (où il faudrait

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 235/282

D ém ographie, économ ie et politique 235

ajouter respectivement les proxim ités espagnoles et italiennes,

notamment télévisuelles) tandis que certains courants politicoculturels poussaient beaucoup plus à la fermeture qu'en Égypte,Maroc et Tunisie.

Les conséquences sont très nettes pour ce qui concerne les fluxtouristiques, dont l'influence est d'autant plus importante qu'il n'ya pas de grandes barrières linguistiques avec les francophones. O rces flux sont tombés depuis longtemps à quasim ent rien en A lgérie,contrairement au M aroc et surtout à la Tunisie, où la proportiontouristes/population locale est la plus élevée et où les italophonessont égalem ent m assivem ent compris. D e plus, dans ces deux pays,le tourism e est l'occasion de contacts individuels plus nom breuxque, par exemple, en Égypte, où la proportion de groupes est plusforte, et la population plus monolingue. Le lien avec les émigrésalgériens en E urope joue un rôle im portant, y compris en démogra-phie, où des tém oignages insistent sur leur rôle dans la diffusion

des idées et techniques contraceptives, surtout à l'époque où ellesn'étaient pas d'accès facile.Nous avons là un ensemble de processus dont le jeu et

l'interaction avec le politique ont joué un rôle important dans leretard, puis le brutal rattrapage de l'évolution démographique algé-rienne, avec ses conséquences sur les autres plans.

4. L es conséquences du retard démographique

La question du fardeau dém ographique

La prem ière conséquence et la plus souvent débattue du retard dela baisse de la fécondité en Algérie est ce qu'il est convenud'appeler" le fardeau démographique ", c'est-à-direl'augm entation rapide et m assive des besoins en équipem ents m a-tériels, logem ents, infrastructures dépassant les possibilités dupays. A lfred Sauvy parlait en son temps de " l'investissement dé-mographique ", citant les pays d'Afrique sub-saharienne quidevaient faire face à la fois à l'augm entation du nom bre des jeuneset à celle du taux de scolarisation. Nous ne nous étendrons pas surce sujet, estim ant qu'il s'agit d 'un problèm e à la fois bien connu et

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 236/282

236 Yves M ontenay

mal posé. En effet, l'augm entation rapide de la population dans des

pays, même en développement, mais" normalement" gérés, estplus une opportunité qu'une charge, a fo rtio ri dans le cas del'A lgérie qui dispose de ressources financières im portantes. Deplus ces pays bien gérés ont vu leur fécondité baisser très vite aufur et à m esure de leur m odernisation. Bref, le fardeau nous sem blep lu s politique que démograph ique .

Quoi qu'il en soit, les manifestations de ce fardeau ont été unecause supplémentaire du tournant démographique des années 1980.

La brutalité du tournant

La fécondité algérienne va en effet décrocher en 1986, et se rap-procher de celle de ses voisins maghrébins, pour tomber en 2000au voisinage du niveau de renouvellement des générations. Lesresponsables avaient senti quelques années plus tôt que le systèm erésistait de plus en plus m al à la pression des réalités. Là encore, letournant est politique, avec l'arrivée du Président C hadli, qui suc-cède à Houari Boumediene en 1978. Dès 1979, les rédacteurs duplan quinquennal de 1980/1984 proclament que" l'action de ré-duction active du taux de natalité est devenue une conditionindispensable pour améliorer l'efficacité de la construction del'économie (...) et répondre (...) aux besoins sociaux". Le deu-xième congrès du FLN (1978/1979) évoque" la nécessité ...

d'aboutir à .., un accroissem ent dém ographique en harm onie aveccelui de notre économie". En 1982, le gouvernement obtient duConseil Supérieur Islam ique une fatwa en faveur de l'espacementdes naissances. L a campagne officielle s'intensifie à partir de 1984.À la conférence du Caire (septem bre 1994), la position de la délé-gation algérienne re flète la politique o ffic ie lle .

Le changem ent d'état d'esprit au sommet se diffuse lentem ent,puis brutalem ent avec le contre-choc pétrolier (1985) qui tarit lasource du système de redistribution rentier, contre-choc dû lui-m ême à une décision politique de l'A rabie Saoudite. U ne évolutionanalogue sur bien des points se produit parallèlem ent en É gypte, oùla population se met à utiliser les moyens contraceptifs depuislongtemps à sa disposition. En Iran également, où la république

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 237/282

D émographie, économie et politique 237

islam ique avait connu une phase populationniste, suivie, pour des

raisons politico-pétrolières et éducatives analogues à celles del'A lgérie, par une réaction" m althusienne" : les déclarations gou-vernementales et l'indicateur de fécondité ont varié sim iIairementdans les deux pays.

Si l'évolution algérienne était attendue, sa brutalité a surpris.Elle s'explique par le recul de l'âge au prem ier mariage: retarderla cérém onie n'est pas une décision qui nécessite un profond chan-gem ent de m entalité, m ais un retard général de quelques sem aineschaque année (en une demi-génération, le recul est d'environ 10ans) a un effet et immédiat et massif sur la fécondité. Ce recul estla conséquence, dans les classes m oyennes, d'études plus longueset d'un prem ier emploi donnant plus d'autonom ie aux célibataires;le chômage et la crise du logement s'y sont ajoutés pourl'ensemble des jeunes. C es difficultés touchent une part croissantedes A lgériens puisque les citadins étaient environ 5,4 m illions en

1970 et 16 millions vers 1995, passant de 40 à 55 % de la popula-tion. Cette urbanisation est donc récente, et la baisse de lafécondité, faible autour de 1980, accélérée ensuite, lui est doncgro ssièremen t p arallèle après quelques années d e décalage.

À cet effet brutal du retard au m ariage s'est ajouté progressive-ment celui de la contraception, qui s'est largement diffuséenotamment avec l'influence du modèle européen, via l'ém igrationet la télévision. D e plus, la différence d'âge entre conjoints baissedepuis les années 1970, ce qui est généralem ent interprété commedevant m ener à une m eilleure participation de la femme aux déci-sions du couple, notamment face aux difficultés m atérielles, avecpour conséquence un décrochage par rapport à la fécondité tradi-tionnelle. Enfin, au-delà de la crise du logement, la vie en villeexternalise et augmente le coût de l'enfant, qui est de plus en plusdifficile à assumer dans un contexte de paupérisation continue.

A insi, par exem ple, le pli de la scolarisation ayant été pris pendantl'époque de prospérité, et son coût devenant m oins supportable àpartir de 1986, la seule solution était la réduction du nombred'enfants.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 238/282

238 Yves M ontenay

La coupure gén érationnelle

Une autre conséquence de cette originalité algérienne (retard puisrattrapage brutal de la baisse de la fécondité) a été d'aggraver" l'exceptionnel conflit de générations ", qui a accru d'une part lenom bre d'enfants pouvant contester le père et d'autre part la duréede la coexistence des générations, alors que la " génération de laguerre" est toujours au pouvoir, et que son" socialisme" lui adonné des postes, alors qu'il en prive les jeunes aujourd'hui.

Ce phénomène politico-démographique n'est pas propre àl'A lgérie, mais y est accentué par l'ampleur et la durée du "pic"démographique, et p ar la coupure linguistiqu e (d ialectal/littéraire,arabe/français ...). O n connaît les conséquences politiques de cettecoupure, qui a notamment facilité le recrutem ent des divers m ou-vements d'opposition. Ces conséquences se prolongeront sousd'autres form es jusqu'à ce que la génération de 1985 s'efface de lapyram ide des âges nationale, donc bien après 2050.

Conclusion

Depuis 170 ans, l'histoire de l'A lgérie est m arquée par de puissan-tes interactions entre politique, économ ie et démographie. C e sontles grands tournants politiques qui ont fait que sa population a étém ultipliée par environ quinze en un peu plus d'un siècle, m ultipli-cation qui profondément rétroagit sur son destin. La dualité

politique avant l'indépendance, les options gouvernementales en-suite expliquent notamment le retard de la deuxième phase de latransition dém ographique, puis sa suspension pendant la dizained'années où le prix du pétrole était élevé, suspension ignorée par laTunisie et le M aroc, déjà lancés dans des programmes de planifica-tion fam iliale. C ela illustre à la fois l'importance directe (niveau devie) et indirecte (le financem ent de choix politiques et économi-ques qui auraient sinon été révisés plus tôt) du facteur pétrolier,ainsi que les effets de la fermeture économ ique et culturelle.

L 'actuel ralentissement démographique est trop récent pouravoir désamorcé les déséquilibres entre générations, qui feront en-core sentir leurs effets pendant des décennies, d'autant que les

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 239/282

D ém ographie, économ ie et politique 239

données économ iques et politiques ne sem blent en rien devoir les

atténuer.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 240/282

240 Yves M ontenay

1---

I

I

I

I

La transition démographique en Algérie

55-.- natalité

35

accro issem en t natu rel

50 -- mortalité

45

40

30

20

15 -

5 ---------------------- ------------------

o -"";[

N

V>'"

\0

V>'"..

-I Il I I Il Il 1111 Il Il Il Il Il H-++++-H+I Il Il Il : I I

Œ

~

'"

M ~

~

V>

'"

M ~

~ ~ ~ ~ ~ '" ~ ~ ~ ~Taux annuel pour m ille habitants.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 241/282

Démograph ie , é conomie e t politiq ue 241

La fécondité en Algérie

7.8

~

- - - - - - - - - - - -- - - - - - - - - - - - - -_ _

-_ _

7A -_ _

7.0 - -- - - - - . - - - - -- - - - - - - - - - - - - - ---- - - - - -6~ - -- _._____

-- -.2

5.8

5A

5.0

4.6

4.2 - - - - - - - - - - -

3.8-0-- Indice

synthétique defécondité(nombre

d'enm nts par

femme)-----.

2.8

3.4 - - - - -

3.0

2.6 -------d

2. 2--

1.8 - - - -- - - - - - - - - -- - - -- -- - ----------

:':l~o <')

....(1 )'".. .

-----------------

I I I I I I I I I I I I I I I II++--+-H-+-++--!

~ ~ ~ ~ ~ m g m g~ ... ~ ~ ~ ~ ~ N

On remarque la rapidité de la baisse, accentuée par le décrochage de1~86.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 242/282

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 243/282

Vers une professionnalisation du footballen Algérie: discours sur les défis mondiauxet aléas locaux

Mahfoud Amara et Ian Henry

Ce chapitre fournit un cadre d'analyse du développem ent du sport

algérien et plus précisément, le transfert vers la professionnalisa-tion du sport préconisée par le gouvernem ent algérien. C ette étudeest basée sur une analyse du processus de mondialisation et de laspécificité du contexte historique, idéologique et culturel algérien.A près avoir exploré les débats sur la mondialisation et le sport d'unpoint de vue des perspectives globales et locales, nous proposeronsun commentaire sur le résultat de l'analyse du discours des entre-tiens qui ont été accomplis, explorant les perceptions des acteurs enAlgérie tirés du m onde politique, sportif et académ ique, et sur lesphénom ènes liés au processus de la m ondialisation et ses im plica-tions sur la pratique locale en m atière de sports.

A partir des entretiens conduits, ce chapitre essayera de démon-trer que si les discours de résistance et / ou d'adaptation locale auxtendances globalisantes, sont clairem ent évidents par rapport auxquestions économ iques, politiques et culturelles, pour ce qui est de

la professionnalisation du sport, les interview és adoptent des stra-tégies d'accommodation et d'acceptation des phénomènesoccidentaux.

Le sport moderne dans les débats de la mondialisation etla localisation

Une approche" globalisante " cherche à expliquer la diffusion glo-bale du sport responsable du remplacem ent des jeux traditionnelset la prom otion des identités nationalesl. Cette approche lim ite ledegré de liberté des prises de décisions des États-nations, en parti-culier ceux situés dans la "périphérie ", dès qu'ils adhèrent au

1

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 244/282

244 Mahfoud Amara et Ian Henry

monde" global" du sport. Cette position n'est pas partagée par

C antelon et Murray qui précisent qu'une ancienne puissance colo-niale, qui maintient toujours un certain poids culturel dans lecontexte d'une culture globale, n 'éprouve pas la mondialisation dela m êm e m anière que les anciennes colonies: " les expériences dusport au niveau du stade, de la piscine, de la gym ou de la patinoirechangent d'un endroit à l'autre et d'une personne à une autre" etdonc, " suggérer une culture globale des sports comme un m ouve-ment à sens unique vers une plus grande homogénéisation sanspossibilité de particularité ou distinction, serait une erreur,,2. Parconséquent, pour com prendre la m ondialisation d'un phénom ènesocial tel que le sport, des approches globales et locales doiventêtre considérées de façon égale, que l'on se rapporte" au noyauculturel" (les sources principales de diffusion culturelle globale)ou aux pays" périphériques". Dans les deux cas, la référence à lastandardisation ou à l'homogénéisation culturelle constituerait une

erreur3. L a consommation (intercepté et ensuite interprété les pro-duits des industries culturelles) représente un espace pour laproduction de la spécificité culturelle. Pour cette raison, les étudesdes pratiques culturelles (y compris les études de la pratique dusport) nécéssitent une prise en considération des relations com -plexes entre les espaces globaux et locaux4. Ces sensibilités sontév id en tes d an s les sociétés po st-co loniales comme l'A lg érie.

Le débat entre modernité et sport moderne en AlgérieComme précédemment indiqué, le but de ce chapitre est de discu-ter de la signification du système du sport moderne en Algérie,considéré comme le produit de la pensée rationnelle occidentale (etici nous devons faire la distinction entre le Nord comme entitégéographique et l'O ccident comme entité philosophique et politi-

2 Cantelon, H . et M urray, S., " Globalization and Agency: the need for greaterclarity", Leisu re and Soc iety , 16 (1993), 275 -291 .3 Warnie r, J ., La Mond ialisatio n de la cultu re (P aris: L a D écouv erte, 1 999 ).4 McDonald, M ., M ihara, T . and H ong, 1., " Japanese Spectator Industry: C ulturalchan ges. C reating N ew Oppo rtu nities ", Euro pean Spo rt Management Qua rterly,

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 245/282

La professionalisation du football en Algérie 245

que). L 'A lgérie est un pays qui, en raison de sa position géogra-

phique et de son histoire coloniale (et post coloniale), estaujourd'hui déchiré entre, d 'une part, sa fascination du M oyenO rient et de la civilisation islam ique, et d'autre part son attractionvers l'Europe, le centre du progrès occidental. En d'autres term es,il reflète une tension entre d'un côté, son identité berbéro-arabo-islam ique et de l'autre, les valeurs européennes. Ceci est évidentdans la culture multilingue de l'A lgérie - francophone, arabophoneet berbérophone. Cette conception complexe, voire antagoniste desalgériens au sujet de leur identité et de leur origine, située entrevaleurs "traditionnelles" (non pas dans le sens pré-m oderne m aisdans le sens de ce qui est perçu comme authentique et donc islam i-que) et valeurs de la "modernité" (définie par Malek Bennabicomme la dichotom ie entre authenticité et efficacité5) a eu commeconséquence une sensibilité nationaliste qui est un m élange de cul-ture de la civilisation islam ique (m anipulé) et de modèle (im posé)

de l'É ta t-nation européen .En outre, cette position de l'A lgérie entre Est/O uest, N ord/Suda donné différentes significations à l'accueil du sport m oderne etde sa transform ation locale. Le sport m oderne, qui est considérécomme l'héritage de la présence coloniale française en Algérie, aété développé à travers l'histoire contemporaine de l'A lgérie dansdifférents buts. A lors qu'il était pour l'adm inistration coloniale unm oyen d'intégration" de la population indigène" dans les valeursplurielles (ethniques et religieuses) et républicaines de la France,pour le mouvem ent nationaliste algérien, le sport était un moyen derésistance politique contre l'hégémonie coloniale. L a formation del'équipe de football, par le Front de Libération National, FLN (leparti politique qui a m ené la révolution arm ée contre le colonialis-me français6) devint un symbole important de la lutte pourl'indépendance, et fut ensuite adopté comme un modèle par

d'autres nations dans l'utilisation du sport pour la résistance (sym -

5 Bennab i, M ., Le Problèm e des idées dans le m onde m usulm an (Le Caire: Dar ElF ik r, 1970).6 M oham ed Harbi, "Le Poids de l'histoire: et la violence vint à l'Algérie" Guil-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 246/282

246 Mahfoud Amara et Ian Henry

bolique) contre le colonialism e (comme par exem ple, l'équipe na-

tiona le palestin ienne de football).D urant les prem ières années de l'ère post-indépendance, m ar-

quées par des valeurs islam iques, populistes et socialistes, le sportétait considéré par l'État-FLN comme un élém ent im portant dansla form ation politique et la m obilisation des m asses (étudiants, ou-vriers, femmes) pour ériger un État-nation. Suivant l'exempled'autres pays socialistes et communistes de l'ex bloc soviétique, lesport a servi d'arène pour le gigantism e politique, caractérisé par ledéveloppem ent de nouveaux équipem ents sportifs gigantesques etla participation de l'A lgérie aux principaux jeux régionaux (arabe,africain et m éditerranéen) et aux événem ents sportifs internatio-naux (les Jeux O lym piques, et cham pionnats internationaux). Lesport était ainsi identifié par l'É tat comme un instrum ent efficacepou r représen ter le modèle (so cialiste) algérien de développement?

A près l'indépendance, le FLN opta pour le socialism e. C epen-

dant, cette option politique fut finalem ent abandonnée. Suite à lachute du mur de Berlin et la fin de la Guerre Froide qui annonça -pour certains auteurs du m oins -" la fin de l'histoire" et la victoiredu libéralism es, le socialism e souffrit, d'un point de vue idéologi-que, d'une crise de légitim ité. C ette crise de légitim ité politique aégalem ent été accom pagnée d'une crise économ ique. L 'État cher-chant un moyen de se décharger de la responsabilité dufinancem ent de certains secteurs publics, le sport devint un objetpour une telle m odification politique, et la " professionnalisation "représenta un moyen idéal pour introduire des forces du marchéafin de remplacer les subventions de l'État. En termes culturels,l'exposition médiatique croissante et les influences culturelles sti-m ulées par la télévision-satellite ont égalem ent eu un im pact sur laculture du football local et sa prédisposition à favoriser le jeu" professionnel". A insi, tout comme pendant la résistance anti-

? Y. Fates, Sport e t tiers monde. Pratiquescorporelle (Paris: PUF, 1994) ; PhilipD ine, " France, A lgeria and Sport: from C olonialism to G Iobalisation ", Modernand Con tempora ry F rance , 10 (4 ), 495 -505 .8 F ranc is Fukuyama , The End of History and the Last Man (New York: Free

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 247/282

La profess;onalisat;on du football en Algérie 247

coloniale - et l'expérien ce socialiste de l'après indépendance - le

sport est m obilisé pour la prom otion de la professionnalisationdans le contexte contem porain et se m et à prom ouvoir les valeurspolitiques, cultu re lle s e t économiques pos tsoc ia lis te s9 .

Stratégie de recherche et m éthodes

Notre étude adopte une approche constructiviste, qui souligne lanécessité de voir la " réalité" ou les phénomènes, tels que la pro-fessionnalisation du sport en A lgérie, comme construction sociale.La " professionnalisation " du sport en Algérie est ainsi vue com-me ayant pris forme dans les contextes culturel, politique ethistorique locaux algériens, par rapport aux défis m ondiaux exter-nes. L 'analyse critique du discours a ainsi été employée pouranalyser, d 'une part la conceptualisation de la m ondialisation desinterview és, et d'autre part, les questions liées à l'élaboration et àl'exécution du projet du gouvernement pour le sport professionnel.

A fin d'identifier les différents systèmes de signification des va-leurs modernes de sport dans le contexte algérien, 16 entrevuesqualitatives détaillées ont été conduites en A lgérie avec des repré-sentants de la communauté du football, des personnalités du mondepolitique et de la société civile, en juin 2001 et juin 200210. Parm iceux-ci figurent des représentants de trois partis politiques princi-paux, nommém ent, le Réform ism e Islam ique du Mouvem ent pourla Paix (MSP), le Rassem blem ent pour la Culture et la D ém ocratie(RCD ) et le Front de L ibération N ationale (FLN)\]. C es trois partischerchent à promouvoir différentes idéologies ou projets de socié-

9 M. Amara and I. H enry, "Betw een G lobalization and Local Modernity: th ediffusion and modernization of football in A lgeria", Soccer and Society, 5 (1)(2004), 1 -26.JOM ahfoud Am ara, thèse de doctorat, " Global Sport and Local M odernity: the

C ase of 'P rofessio nalisatio n' of F oo tball in A lgeria" (L oughbo ro ugh Univ ersity ,UK , 2003).Il Président de la commission politique du Mouvem ent pour la Paix et la Société(MSP) ; Représentant du groupe parlem entaire du FLN . N ous rem ercions les in-terviewés pour leur contribution et le M inistère Algérien de l'Enseignem entSupérieur pour son aide financière, ainsi qu' A bdelkader A bderrahm ane pour sa

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 248/282

248 Mahfoud Amara et Ian Henry

té, qui en rapport à leur réponse au processus de mondialisation

(modernisation et occidentalisation), peuvent être caractérisés ain-si : a) assim ilation (RCD) : adopter la modernité occidentale et lalaïcité (une large approche séculaire à la politique); b) intégration(FLN) : incorporer la " différence" en acceptant des aspects de lamodernité mais en les adaptant aux spécificités (arabo-islam iques)de la réalité algérienne; c) R éform ism e islam ique (MSP) : réconci-liation de l'islam avec la modernité (rejet des aspects de lam odernité qui ne sont pas en harm onie avec une position du m ondeis lamique ) .

L es autres interviewés étaient des universitaires, conférenciersen sciences politiques, sociologie et anthropologie de l'universitéd'A lger, ainsi que des adm inistrateurs de sports (par exem ple, desreprésentants de clubs, de l'A cadém ie O lympique A lgérienne, de laFédération A lgérienne de Football, la L igue Nationale de Football,du M inistère de la Jeunesse et des SportsI2). Il a été dem andé à ces

interview és de définir leur conception du sport m oderne d'un pointde vue technique (organisation, gestion), et d 'un point de vue poli-tico-idéologique. Nous avons comparé leur réponse avec leurposition sur l'existence (" spécifique ") d'une application locale dela modernité algérienne. N ous leur avons égalem ent dem andé leuropinion sur ce processus de mondialisation, de l'identité culturelleet de l'économie de la société algérienne. En ce qui concerne lesport, les entrevues étaient conduites sur un m ode spécifique de lagestion sportive, c'est-à-dire, le sport professionnel. C e dernier aété choisi à cause de son lien fort, au moins sous sa forme contem-poraine, avec la modernité occidentale en général, et son idéologielibérale en particulier. Les termes ou les mots clés que les ques-tions posées dans ces entretiens ont soulignés étaient liés à ce quisuit:

Les d ispositifs qui constitu ent les p ro cessu s de mondialisation .

L a puissance de réponse[s] aux défis de la mondialisation.

12Président de la L igue N ationale du F ootball, R eprésentant de la Fédération A l-gérienne de F ootball, D irecteur des équipes nationales du football, Président del'U SMA, D irecteur de l'académ ie O lym pique algérienne, R eprésentant de la di-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 249/282

La professionalisation du football en Algérie 249

La position algérienne dans le nouvel ordre mondial.

La dom ination du m onde du football par l'Occident (valeurs etinsti tuti ons )Me rcan tilisme commercial et valeu rs du spo rt pro fessionnelHéritage[s] culturel[s] et défis algériens de la mondialisation (etde l'in troduction du sport p ro fessionnel).D 'autres sources, comme les articles de presse et rapports offi-

ciels, ont également été utiliséesl3. Elles furent utiles pouridentifier les valeurs ainsi que les buts et stratégies d'organisationdu sport (le football) national algérien. Le recoupem ent des don-nées, résultant de différentes stratégies et d'outils de recherche, aété utilisé pour clarifier les significations et évaluer la " répétition"des obse rvations ou des in terp ré ta tions.

N otre but n'est pas que nous cherchons à fournir la perspicacitéde l'expression de la politique et des cultures reçues à travers lediscours sur le sport. Nous recherchons plutôt à vérifier si dans

l'étude détaillée de ces entretiens, il y a une corrélation entre lesperceptions évidentes dans le domaine du sport et les problèmesplus généraux, économ iques, politiques et culturels concernant lamondialisation.

La stratégie appliquée de l'analyse de discours

L'approche de l'analyse du discours utilisée dans cette étude esttirée de l'approche analytique du discours critique favorisée par letravail de Wodak et autres. Elle nous fournit des exem ples du pro-cessus d'analyse du discours que nous adaptons pour notre étude,et nous permet d'atteindre un certain degré de rigueur- non pasdans le sens positiviste mais dans le sens de garantie (solidité etconfiance) dans notre analyse des positions des interviewés.

L e genre de construction discursive ou " d'intervention analyti-que ,,14 que nous envisageons, nous aide à détecter la production

13M inistère de la Jeunesse et des Sports: programme d'action prospectif (m ars1994); A ssises Nationales sur le sport (1993); A ssises N ationales sur le sport:le s Actes (1993).14R . Wodak, R . C illia, M . R eisigl, K . L iebhart (eds), The Discurs ive Cons truc tion

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 250/282

250 MahfoudAmara et Ian Henry

des différentes réponses (pluriel ou singulier, hétérogè-

ne/homogène, rejet ou éloge) de l'unicité ou de la particularitélocale en adaptant les formes culturelles, économ iques et politiquesglobales, y compris la professionnalisation du sport. L 'étude deWodak et autres sur la construction discursive de l'identité nationa-le est employée comme guide (mais pas comme modèle) pourconstruire une signification (et non pas une interprétation) de lasingularité locale par rapport à l'ordre global/m ondial et la résis-tance locale (si elle existe) envers des défis m ondiaux. C eci inclutle s justifications suivan tes:

1) Justification d'unicité et de résistance positive

Stratégie des différences entre" nous" et " eux" décrit par W odaket autres comme stratégie de singularisation et de différences quiincorporent des argum ents sur l'unicité positive nationale (y com -pris" nous sommes supérieurs à eux "), en plus de l'indépendance

et d e l'au tonomie natio nalel5 .A rguments sur la menace extérieure (forces globales) et avertis-sement (inquiétude partagée) contre la perte d'autonomie oud 'indépendance nationa le .

2) Unicité ou neutralité négative

La dépendance extranationale (par exemple FM I, B anque mon-d iale , F IF A).

Rejet de la neutralité et de la singularité négative/ou l'isolement(par exemple hyper" localism e ").

3) Résultats de l'analyse

Le but de cette section est de présenter un sommaire des principauxdiscours des répondants en relation avec les défis de la mondialisa-tion et de la professionnalisation du sport.

Sur la question des réponses locales aux forces globales, nouspouvons diviser le discours des interview és dans les catégories sui-vantes:

15

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 251/282

La professionalisation du football en Algérie 251

a) A ppréciation des effets positifs de la mondialisation et résis-

tance aux effets négatifs de la mondialisationCe groupe est com posé du représentant du M ouvem ent islam i-

que/ Réform iste pour la Société et la Paix (MSP), et d'unpolitologue. L es deux répondants reconnaissent les avantages de lam ondialisation positive dans le progrès de la société algériennem ais appellent à un rejet (a) de la m ondialisation négative, qui re-présente une menace à la souveraineté de la nation et qui estégalement perçue comme synonyme de déviance sociale,d 'immoralité et d'inégalité entre les nations et; (b) la résistanceradicale: vis-à-vis du Nord / Occident, adoptée par les groupeslocaux (liés à la violence et à l'isolationnism e). D ans ce groupe, larésistance effective doit être réalisée à travers une coopération lo-cale et régionale avec, en particulier, les défenseurs de l'identitéarabe et de la solidarité islam ique, mais également à traversl'adaptation positive à l'environnement externe sans renoncer à

l'engagem ent de l'identité algérienne. Cela, afin de m aintenir ceque le politologue définit comme" le m inim um de principes et va-leurs institutionnelles" :

[La m ondialisation] ram ène à l'âge du féodalism e (...), néglige le concept dela dém ocratie. D 'un point de vue islam ique, nous nous efforçons d'obtenir ledéveloppement des droits [de l'homme] et de la liberté. L a mondialisation estarrivée pour emporter ces droits de l'homme, de souveraineté et de propriété.Financièrement et économiquement, la mondialisation devient un outil

d 'oppression qui em pêche la liberté d'expression ou de choix... plus dange-reusement, le pays fait face au terrorisme et à la violence qui a affecté lavaleur principale [la plus forte] du nationalism e et de l'union de l'A lgérie,c'est à dire, l'Islam . D éform ant son message réel et résultant égalem ent en unerégionalisation du pays... (entretien avec le répondant du Réform ism e/duMouvement Islam iq ue pou r la P aix , 06 /20 01 ).

Les problèm es de la société algérienne sont différents de ceux de la sociétébritannique... D ans les m écanism es de développem ent, de conscience et destraditions . (en tre tie n avec le polito logue, 06/2001)

b) Positions en faveur de la mondialisation positive et appelpour un compromis ou une intégration des approches globales etlocales:

Ce groupe inclut la majorité des répondants notamment le re-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 252/282

252 MahfoudAmara et Ian Henry

Algérienne, le sociologue, et l'anthropologue. Tous ces répondants

conviennent de l'im portance de la mondialisation positive pour lesnations non occidentales du Sud / de la périphérie, pourl'acquisition de la démocratie, accès au savoir et droits del'homme. La mondia lisation pos itive est par ailleurs considéréecomme un facteur de développem ent et de progrès. Ils conviennentégalement de la notion de compromis et de l'adaptation requisetout en traitant des défis mondiaux, perçus comme une menacepour l'identité et la souveraineté algérienne, et considérée aussicomme synonym e des échecs sociaux, éclatem ent de la cellule fa-m iliale, corruption, m atérialism e, sectarism e et individualism esocial. Cependant, tous les m em bres de ce groupe ne s'accordentpas sur la m anière de concilier ou de rejeter les aspects négatifs dece processus de mondialisation. C es opinions étaient exprim ées enterm es am bigus ou incohérents. D 'une part, la notion de com pro-m is était exprim ée comme une intégration" adaptée" qui a besoin

de s'ajuster aux param ètres" im prévisibles" de la mondialisation.Ceci est évident dans l'extrait suivant:

Nous sommes obligés de compromettre. Ce compromis inclura 50/50 ou30/70 que nous ne pouvons pas connaître, parce qu'il est difficile de prévoir lerésultat des influences de la m ondialisation sur les jeunes générations [plusqu e su r d'au tres] (entrevu e av ec le représentant du FLN , 06 /2 001 ).

D 'autre part, le m ême concept était présenté comme une résistance

" positive" qui vise à transform er les produits occidentaux en con-form ité avec les réalités locales et l'adaptation des expériencesoccidentales passées de l'intégration des traditions et de la moder-nité. Pour le sociologue, ce qui s'est produit dans la sociétéalgérienne représente des conflits de lutte pour trouver des solu-tions à une crise et de nouvelles conditions de développement:

L a mondialisation est composée de deux mouvements ou facettes: prem ière-ment unification ou uni-polarisation. Les économies et technologies de

m arché ont vécu un réel boom après le déclin du communism e dans le m ondequi, dans le passé joua le rôle de ralentir ce m ouvem ent historique et paya en-suite un prix élevé pour cette position. L 'autre face est l'apparition depopulations et de cultures comme résultant du conflit... Conflit dans ce casdevient le m oteur du changem ent. C 'est m on point de vue sur la m ondialisa-tion. C 'est une contradiction conflictuelle et un phénom ène ancien avec de

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 253/282

La professionalisation du football en Algérie 253

nouv elles fo rmes... ce mouv emen t co nflictuel est le moteur d e l'éman cipatio n

des nations... nouvelles form es qui com binent la tradition et la m odernité...L a q uestion est commen t p ouvon s-no us réun ir les fo rces sociales, qui incluen tles capacités spécifiques, la cultu re et la civ ilisatio n, po ur le dévelo pp ement?(en trevue avec le so cio logue, 06/2001)

Dans les deux cas, la résistance à l'hégémonie et à l'ordre écono-m ique occidental peut seulem ent exister dans un sens virtuel. Elleexiste en théorie pour les interview és m ais dans la pratique elle estimpossible à appliquer, en raison de la position inégale que la

m ondialisation a créée entre les pays riches et les pays pauvres, eten raison des défis internes auxquels ces derniers font face.

Il est d ifficile p ou r n'impo rte qu el p ays d'affirmer l'ex istence d 'un e po litiq ueculturelle et de résister à cette diffusion. Il existe peut-être une sorte de résis-tance mais elle est très limitée. (entrevue avec le représentant du FLN,06/2001)

c) Position sans réserve en faveur de la mondialisation

Cette position était reproduite par le répondant du Rassemblementpour la C ulture et la D ém ocratie, RCD , représentant de l'aile poli-tique démocratique/laïque, et qui affirm a que le problèm e n'est passitué dans les valeurs liées à la mondialisation mais au niveau lo-cal, c'est-à-dire au niveau des représentants du gouvernem ent quisont en charge des négociations avec les institutions internationa-les. La "positivité" du processus dépend du niveau élevé del'ajustement des conditions de la mondialisation et de l'état interne

du pays, ainsi que de la politique du régim e vis-à-vis de la cultureet de l'identité, en particulier par rapport au Berbérisme. La m on-dialisation n'est donc pas problématique, mais est en fait unecondition nécessaire au développem ent et à la démocratie. Les ter-m es tels que résistance, rejet, opposition aux valeurs occidentalessont absents dans ce discours.

Le problèm e entier est situé dans cette question identitaire. Il y a en A lgérie

un régim e hybride. Un régim e qui refuse d'adm ettre son identité et son origi-ne. Une grande partie de la population, que la constitution n'a pas prise encompte, est rejetée et non reconnue. Je donne un avis politique concernant lesrécents évènements dans la région de K abylie. L e problèm e émergea dans cet-te région après les ém eutes de 1980 et la création du mouvement berbère. Pourqu'un pays atteigne la stabilité sociale et économ ique, nous devons d'abord

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 254/282

254 Mahfoud Amara et Ian Henry

le. La question culturelle doit être résolue d'urgence Elle doit être résolue

dès que possible afin de pouvoir résoudre d'autres problèm es (entrevue avecle rep résen tan t du RCD, 06/2001).

Sport professionnel dans le discours des interviewés

Les observations qui émergent de notre analyse du discours desinterview és par rapport aux particularités de la culture sportive al-gérienne, reflètent un scepticism e général de la part de ces derniersau sujet de tout exceptionnalism e ou spécificité culturelle du cas

algérien. Ceci est en rapport avec la position de l'A lgérie dans lenouvel ordre mondial, mais aussi à la m ise en œuvre du footballprofessionnel. Le discours de la critique orienté vers des aspectsd'idéologie occidentale (notamment, libéralisme, individualisme,sécularism e, ou hégémonie politique et économ ique) sous la formede nationalisme algérien et d'identité islam ique (en particulier d'unpoint de vue réform iste) existe à côté des discours d'acceptation,d'assim ilation et de notion" de passive outsider". La question dela compatibilité ou de l'incompatibilité des valeurs du football pro-fessionnel (libérale / néolibérale) avec la société et l'identitéalgérienne n'est pas posée ni perçue comme essentielle ou priori-taire dans le discours des répondants. Les réponses du politologueet du représentant du RCD reflètent ces tendances:

La mondialisation est non seulem ent un cas de réduction de l'espace entre lespopulations, m ais aussi une tentative d'étendre et de diffuser des principes

unilatéraux, comme rapporté par Fukuyama sur le conflit idéologique etl'hégémonie libérale .(en trevue avec le polito logue, 06/2001)

U n concept tel que la spécificité algérienne n'existe pas. L es joueurs sont desêtres hum ains, ils doivent être libres, être bien dirigés et respectés aussi (lerespect joue un rôle important). E n A lgérie les joueurs ne sont pas respectés...Nous devons appliquer ce m odèle du sport professionnel à 100% ... Il n'y aurapas de spécificité algérienne, du moins dans le sport, parce que le sport est uneculture universelle. D ans le domaine du sport, ce serait une erreur monumen-

tale de considére r la spéc ific ité a lgérienne.(entrevu e avec le répo nd ant du RCD , 06 /20 01 )

Le moteur principal est l'économ ie et l'individualism e qui peuvent prendre laform e d'intérêt de groupe en développant les pratiques sportives... Il y a éga-Iem ent le développem ent technologique et le capitalism e. D 'autres aspects

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 255/282

La professionalisation du football en Algérie 255

et de la relig ion . C e d ernier po urrait être emplo yé pou r résoud re les prob lèmes

d'identités.(en trevue avec le so cio logue, 06/2001)

Dans les réponses des interview és, nous constatons que le term e de" nous ", tout en se référant à l'identité algérienne ou à la recons-truction de l'identité, et de l'intégrité perdues de la société (parrapport à la violence politique) - était présent ou explicitem ent al-lusif, tout en discutant des questions éducatives, financières etculturelles. Cependant, dans le domaine du sport, le concept del'identité algérienne était complètem ent rejeté, m is de côté ou sim -plement absent. Le sport est traité par la plupart des répondantscomme un systèm e apolitique, non idéologique, universel et dénuéde toute valeur. Sim ilairement, le football professionnel est conçucomme un domaine" séculaire" qui a besoin d'être règlementé,comme n'im porte quel autre secteur économ ique, par des règles dumarché, gestionnaires et scientifiques, ainsi que par les normes

modernes et rationnelles, dans lesquelles les valeurs de l'économ iede marché (compétitivité, forces du marché) représentent les facet-tes principales.

Je pense qu'il y a un aspect fondam ental et nous n'avons qu'à seulem ent co-pier ce que d'autres ont fait avant nous il y a 30 ans et essayer de gagner dutemps. N aturellem ent, nous n'allons pas commencer à zéro, nous devons seu-lement adopter ce que d'autres pays ont déjà réalisé. S'ils ont m is 20 ou 30ans pour réaliser leur niveau actuel, nous pouvons gagner au m oins 20 ans...

E n d 'autres termes, d ix an s pour essayer d'attein dre leur niv eau .(en trev ue av ec le représentan t de la L ig ue N atio nale d e Foo tball, 0 6/2 002)

Parce que le sport professionnel a été présenté comme étant unproduit intégral du processus de la m ondialisation, c'est donc unm odèle" naturel" pour la gestion, dans lequel les progrès, commed'autres aspects de la modernité dans le sport, à savoir le profit etla constru ctio n d 'un É tat-n atio n peuvent être réalisés.

La prem ière étape est de rechercher un modèle... M ais l'A lgérie entre dans lam ondialisation et a juste signé un partenariat avec l'Union Européenne...L 'A lgérie rejoindra bientôt rOMC (O rganisation Mondiale du C ommerce)...L es règles internationales qui vont nous être imposées, pendant que nous nousp rép aro ns à les ap pliq uer gradu ellement... N ou s dev on s le faire ou nous allon srester dans un systèm e archaïque...C 'est la m ême chose pour l'industrie. (en-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 256/282

256 Mahfoud Amara et Ian Henry

trevue avec le représentant de la Ligue N ationale A lgérienne de F ootball, 06/

2002)On peut soutenir que la transformation du football del'am ateurism e au "non-am ateurism e" - pour em ployer la descrip-tion utilisée par quelques répondants - ou du modèle légaliste del'É tat (étatique) à celle d'un système du "marché" professionnel16,coïncide avec la transformation de la société algérienne ou dumoins, celle de l'idéologie politique et économ ique de l'É tat. C ette

transition ém anait du passage d'un systèm e basé sur le socialism e,le populism e et l'état-providence, à un systèm e basé sur le libéra-lism e et sur l'économ ie de m arché. Ce dernier est conçu comme unfacteur essentiel des" progrès" qui faciliteraient, aux niveaux poli-tiq ue, économique, in dustriel et fin an cier, l'in tég ratio n de l'A lgériedans le nouvel ordre m ondial, après plus de dix ans d'absence de lascène internationale, principalem ent à cause de la violence politi-que interne. Plus que cela, en raison de l'échec du populism e et du

socialisme, l'économie de marché est aujourd'hui synonyme dedémocratie et de lib erté17 .

La p ro fession nalisation d u sp ort n e devrait p as être liée aux critères idéo log i-ques m ais aux critères de capacité et de stabilité, parce qu'elle est occupée parles expériences humaines qui pourraient être développées... L e sport profes-sionnel est basé sur des valeurs hum anistes, changées m ais non dirigées parune quelconque idéologie. N otre parti voit le sport comme un secteur bénéfi-que, s'il est bien planifié. (entrevue avec le répondant du Réformisme

Islam ique du Mouvement pour la Société et la Paix, de 06/2001)L es valeurs professionnelles sont compatibles avec la société algérienne, carc'est une société ouverte à l'économ ie de marché. Pourquoi le sport devrait-ilêtre une exception? (...) Il y a une logique d'intérêt, que ce soit la libre circula-tion des joueurs, le recrutem ent/ou la réduction de personnel. Tels sont lesm écanism es résultant de cette logique. Le sport n'a pas pu être exclu du cadre

16 P. Bouchet, M . Kaach, "Le développem ent du sport dans les pays africainsfTancophones : mythe ou réalité? ". paper presented at the C olloque internationalde m anagem ent du sport, Le sport comme vecteur de développem ent économ iqueet social: les 8 et 9 mars, Rabat-Salé , Maroc; F . Chehat, Le Livre d'or du sportalgérien (A lger: ANEP, 1993).17A . Ellyas, " Les perspectives d'avenir pour les jeunes diplôm és ", in G . M ance-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 257/282

La professionalisation du football en Algérie 257

général de la société. (entrevue avec le directeur de l'Académ ie Olym pique

A lgérienne, des 06/2001)A cheter et vendre des joueurs c'est en fait être concerné par l'achat et la ventedes talents et des qualifications. C 'est acceptable dans les valeurs islam i-ques... Le professionnalisme est synonyme de revenus financiers.Transform er le sport en ressource financière est un critère qui peut être em -ployé pour évaluer le système politique, social et le développementéconomiquede n 'importe quel pays (H')' Le professionnalismeest basé sur lacompétition qui mène au développement technique et qui a besoind 'équip emen ts et d 'in frastru ctu res sp éciales. (en trevue avec l'an th ropo logue,

06/2001)

En term es de football professionnel, les valeurs de la démocratie etde libéralism e supposent, de la part du gouvernement, une ouvertu-re du projet de la professionnalisation du sport à un débat national,auquel devraient participer les partis politiques, les sponsors, lesdirecteurs de clubs et les joueurs, d 'abord dans la révision des ob-jectifs de l'É tat par rapport au sport national, en accordant la

priorité aux sports d'élite, et en second lieu dans la redéfinition desconditions pour que les clubs deviennent professionnels, et optim i-ser leurs sources de revenus (ventes de produits dérivés, sponsors,m edia et ventes de billets).

Par ailleurs, il a été affirm é qu'il devrait y avoir une reconsidé-ration des critères de la part des responsables régissant le sport ausujet de la distribution des droits de diffusion, qui, selon les répon-dants, devraient être basés sur la performance plutôt que" sur lesvieilles valeurs socialistes d'égalité et du dirigism e d'Etat ou de la'solidarité' collective algérienne". C eci im plique une révision durôle de l'État et une reconsidération de la position des clubs entermes de prise de décision (par exemple, l'établissementd'association des présidents de clubs en tant que nouvelle force" positive "). C eci est reflété dans les rapports suivants:

Ce sont les clubs eux-m êm es qui doivent décider du prix des billets [ la source

la plus significative de revenus pour les clubs] ... Les supporters du R eal M a-drid payent le prix fort pour voir Zinedine Zidane Supporters, chômeurs oupas, doivent payer le prix de billet et les clubs eux-m êm es devraient déciderdu prix. (Interview avec le directeur les équipes nationales du football,06/2002)

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 258/282

258 Mahfoud Amara et Ian Henry

Ainsi, c'est un domaine qui doit être exploré et mis en place. M oi-mêm e, je

pense que pour atteindre ce niveau nous devons d'abord nous organiser, entant que présidents de clubs, au sein d'une association en collaboration avec laL igue N ationale de F ootball qui devrait servir de force positive et qui pourraitapporter des avantages concrets au football. C ette association n'aurait pas àin terférer dans le trav ail d e la L igu e N ation ale d e Footb all, mais constitueraitune institution qui défendrait tout ceci et m ettrait en place les m écanism es quinous permettent de protéger l'image du club. C 'est le rôle des clubs et de laL igue N ationale de Football d'établir des moyens plus efficaces sans affecteret les clubs et la Ligue Nationale de Football. (entrevue avec le président duclub de football de l'U SMA , 06/2002)

La " résistance" dans le sens de rejet provocant, transformant oum ême réadaptant un modèle professionnel de football au contextealgérien n'est pas envisagée. La seule form e de 'résistance' expri-m ée était la prom otion d'égalité des chances afin de perm ettre auxpays du Sud de gagner et d'être reconnus au niveau international,ce qui pourrait contribuer à la récupération du prestige internatio-nal, et à la résolution des crises politiques, culturelles et socialesinternes.

Le professio nn alisme n'est pas un choix ... L e sp ort professio nn el s'est imposépour une raison: la recherche de la gloire est l'itinéraire le plus court pour ré-aliser les m eilleurs résultats. (...) Par conséquent, il n 'est pas possible d'êtreouvert dans le domaine de la culture et de l'économ ie et pas dans le sport. Leprofessionnalism e fait partie d'un changement global et... L es pays qui ont re-fusé... superficiellem ent... d'adopter cette form e sont, en réalité, obligés del'ap pliq uer. (en trev ue av ec le répo nd ant du FLN , d e 06/2001)

Il Y a aussi des p ression s internatio nales qu i imposen t aux sy stèmes nation auxl'adoption de modèles externes. L es règlem ents de la FIFA pourraient être vuscomme des m écanism es qui régulent les activités sportives, y compris dessanctions qui peuvent être appliquées sur les pays qui refusent de les respec-ter. Parfois, cela résulte en une interdiction totale de participations auxcompétitions in te rnationa le s. (entrevue avec le polito logue, 06/2001)

Nous v oulons q ue ceci soit un e con fro ntatio n en tre parties égales. L 'ou vertureà ces dim ensions universelles dans le sport signifie l'ouverture au m onde. Le

sport est un phénomène important dans le troisièm e m illénaire. D ans les paysm oins influents [d'un point de vue politique], le sport est un élém ent im por-tant qui, en cas de réussite, crée une m obilisation au niveau national et uneco nso lidatio n d e l'iden tité. (en trevu e av ec le d irecteur d e l'A cad ém ie O lymp i-que A lgérienne , 06/2001)

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 259/282

La professionalisation du football en Algérie 259

Conclusion

La question fondamentale basée sur les réponses des groupes etcatégories ci-dessus que nous posons est la suivante: pourquoi lesin terv iewés accep tent-ils pratiq uemen t sans réserve le spo rt p ro fes-sionnel, qui est reconnu comme produit occidental avec ses valeurset m odes? Parallèlem ent à ceci, au nom de l'identité algérienne etdes principes islam iques, les m êm es répondants (avec différentsniveaux d'intensité), exprim ent des inquiétudes et des critiques en

ce qui concerne la mondialisation, dont les valeurs, selon les inter-viewés eux-mêmes, ont, comme référence, la même origineid éo logique et g éopolitiqu e que le sport p rofessionnel, c'est-à-d ire,l'Occident. Quelques aspects" négatifs" de la mondialisation, àsavoir, l'individualisme, le sécularisme, et le matérialisme ontm êm e été présentés comme une m enace sérieuse à la souverainetéalgérienne. Les seuls répondants qui ont montré une cohérencedans leur position au sujet de la mondialisation d'une part et lesport professionnel de l'autre étaient le représentant du Rassem -blement pour la Culture et la D émocratie et le Politologue.

Le prem ier a accepté des concepts et des processus de m ondia-lisation et de professionnalisation, qu'il considère comme étant desconditions essentielles pour le développement et le progrès et doncdes éléments importants pour la modernité de la société algérienne.Le second exprima des inquiétudes sim ilaires en parlant de

l'imposition des valeurs globales et celles des sports professionnelsà d'autres cultures non-occidentales, ce qui, dans son analyse, peutêtre la cause de futurs conflits ou chocs entre les cultures.

O n peut suggérer que le discours de la critique orienté vers cer-tains aspects de l'idéologie occidentale (nommément, libéralism e,individualisme, sécularisme) ou l'hégémonie politique et économ i-que (opérations bancaires), sous l'égide du nationalism e algérien,et l'identité islam ique (en particulier d'un point de vue réform iste),existe à côté d'un discours d'acceptation, d'assim ilation ou de no-tion que l'A lgérie est un outsider passif dans l'ordre m ondial. Cestendances étaient en relation avec les processus de mondialisationet le projet de professionnalisation du football. Une des raisonspour laquelle le domaine des sports est perçu, consciemment ou

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 260/282

260 Mahfoud Amara et Ian Henry

pas, par les interview és comme un cham p neutre (dans le sens non-

idéologique) c'est sa relation avec le prestige national quel'adoption du sport professionnel pourrait apporter. Selon compré-hension des positions des répondants, cet objectif peut être perçucomme plus important que n'importe quels autres aléas liés auxparticularités locales. Si tel est le cas, la question que nous pouvonsposer est la suivante: dans quelle m esure l'effort pour le prestigenational est-il une fonction de l'instabilité et de la violence politi-que des années précédentes, qui ont affecté l'image de l'A lgériesu r la scène in te rnationa le?

Le sport professionnel est conçu comme un dom aine" séculai-re" qui doit être simplement réglementé par le marché commen'im porte quel autre secteur économ ique, avec des norm es de ges-tion scientifiques, où les valeurs de l'économie de marché(libéralism e, et m axim isation de bénéfices) sont parm i ses facettesles plus importantes. A insi, accepter l'application du football pro-

fessionnel reflétant un ensemble de valeurs et perçu comme unmode d'organisation, exige une redéfinition des objectifs de l'Étatpar rapport au sport national. C ela signifie accorder la priorité auxsports d'élite, parfois au détrim ent du sport de m asse (par exempledans l'utilisation des équipem ents). Cela signifie égalem ent, enterm es de business du football, une redéfinition des conditions pourque les clubs deviennent professionnels, m axim isant d'autres sour-ces de revenus (commercialisation de produits dérivés, sponsors,ventes de billets) et exiger de la Ligue Nationale de Football unereconsidération des critères nationaux pour la distribution desdroits de diffusion. Ceci im plique une révision du rôle de l'État, etune reconsidération de la position des clubs en termes de prise dedécision afin qu'ils puissent représenter une nouvelle force" posi-tive ", au sein de la structure nationale de football. En outre, lesuccès du sport professionnel dépend des conditions économ iques,

culturelles et sociales favorables, comme de la bonne gouvernancebasée sur des m esures rationnelles et scientifiques (un systèm e ju-ridique approprié), et exige une m eilleure utilisation (contrôlée)des fonds existants pour le développement du football.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 261/282

La professionalisation du football en Algérie 261

La position de l'A lgérie, définie par les répondants, comme

pays de la périphérie (au m oins dans le m onde du football), ne lais-se aux autorités du football algérien aucune alternative, sauf cellede suivre le chem in de la professionnalisation du sport, déjà adop-tée par d'autres nations, y compris les pays voisins, arabes,islam iques et africains. C ette approche est préconisée sans poser dequestions sur les aspects négatifs ou positifs qu'un tel projet peutavoir sur le futur du football. En d'autres termes, les répondantsadmettent la position de l'A lgérie en tant" qu'outsider partici-pant ", et de ce fait, acceptent (par exemple, une dim inution de lacapacité de défendre les intérêts nationaux; et la croissance duconsumérisme, etc.), en d'autres termes, les avantages et les in-convén ients de la mond ia lisa tion.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 262/282

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 263/282

Bibliographie

ABBAS , FERRAT. L'Entente, 23 février 1 936ACHOUR, CHRISTIANE. "La guerre de libération dans les fictions algérien-

nes " in Daniel Zimmerman dir. Trente ans après, nouvelles de la guerred'Algérie. Paris: Le Monde éditions, 1992: 145-68.

AGERON, CHARLES-ROBERT . Les Algériens M usulmans et la France 1871-1919. Paris: PUF, 1968.

AGGOUN, LOUNIS et JEAN-BAPTISTE RIVOIRE. F rançalgérie, crim es etmensonges d 'É ta ts . Paris: L a D écouverte, 2 00 4.

AHMAD, FAWZIA. " M ohammed Dib and Albert Camus. Encounters with theA lgerian L andscap e ", in M ildred Mortimer, Maghreb ian Mosaic. A L itera -ture in T ran sition . Bou lder, C olorado lL ondon : L ynn e R ienn er pu blishers,2001 : 101-17.

AÏT SAADI, LYDIA, "Le passé franco-algérien dans les manuels scolairesd 'h isto ire alg érien s ", co lloque Pour une histoire critique et citoyenne. Lecas de l'h isto ire franco-a lgérienne, 20-22 ju in 2006, h ttp ://e ns-web3.ens-Ish. fr/colloques/france-algerie/communication. php3 ?id _article=200

A ISSAOU I, ALL Algeria: The Political Econom y ofO i! and G as. Oxford: Ox-

fo rd Univ ersity P ress, 2001.A LLARD , GENEV IEVE et PIERRE LEFORT. Le Masque . Paris: PU F, 1998.A LLEG, HENRI. Retour sur" La question": quarante ans après la guerre

d'Algérie. Entretien avec G illes M artin. Bruxelles: Tem ps des Cerises,2001.

_ Mémo ire a lg érienne . Souvenirs d e lu tte et d 'esp érances. Paris. S tock , 2005.AMARA, MAHFOUD, et IAN HENRY. "Between Globalization and Local

Modernity: T he D iffusion and Modernization of Football in A lgeria ", Soc-c er and Soc ie ty , 5: 1 (2004) : 1-26.

AMIN , SAMIR . Eurocentrism. London: Zed, 1989.ARENDT, HANNAH. "Reflections on Violence ", New York Review of Books

(f évrie r 1969)._ On Revolu tion . Harmondsworth : P en guin, 19 90 .ARKOUN, MOHAMMED. Histoire de l'Islam et des musulmans en France du

Moyen A ge à nos jours. Paris. A lbin M ichel, 2006.E.B. "A353 Asura" in L 'Encyc lopédie b erb ère . A ix-en-P rov en ce: E disu d,

1 989 : 1 231-32 .

BANCEL, NICOLAS et PASCAL BLANCHARD, "De l'indigène à l'immigré:

images, m essages et réalités" in Hommes et M igrations 1207 (ma i-ju in1997).

BARDOLPH , JACQUELINE dir. Oppression et expression dans la littérature etle c in éma. A frique, Amérique , A sie . Paris: L 'H armattan, 1 981.

BELAID , LAKHDAR. Sérai! Ki llers. Paris: Gallimard , 2000._ Takfir Sentinelle. Paris: Gallimard , 2002.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 264/282

264 Vers le c inquan tena ire d e l'In dépendance

BENGUERBA, MAAMAR. Algérie en péril. G ouvernance, hydrocarbures et

deven ir du su d. Paris. L 'Harma ttan, 2006.BENMALEK , ANOUAR. Chronique s d e l'A lg érie amère. Paris: P auv ert, 2 00 3.BENNABI, MALEK. Le problèm e des idées dans le m onde m usulm an. Le Caire :

Dar El Fikr, 1970BEN JAMIN , WALTER . Illum inations: E ssa ys and Refle ctio ns. Hannah A ren dt

(ed.), H arry Zohn (trad .). L ondon : F ontan a, 1 982.BERNARD , PH ILIPPE. "Les H arkis, oubliés de l'histoire" in Le Monde 30 ju in

2002._ "Le métissage des mémoires: un défi pour la société française" in Hom-mes e t Migra tions 1247 Uanvier- février 2004) .

_ "Le projet de loi sur les 'Français rapatriés' déçoit les harkis" in Le Monde10 fév rier 2005.

BERQUE, JACQUES. Le Maghreb entre deux guerres. Paris: E ditions du S euil,1970.

B IGEARD , GENERAL. Ma Guerre d 'A lgér ie . Paris: Hachette /Carrè re , 1995.BOUDJEDRA, RACHID . FIS de la haine. Paris: D eno~ l, 19 92 .

Timimoun. Paris : D eno~l, 1 99 4._ "Pas de compromis avec les égorgeurs" in Le Nouvel Observateur 1576(19-25 janvie r 1995), spéc ia l A lgérie .

_ Lettres algériennes. Paris: G rasset, 1 99 5.La V ie à l'end roit. Paris: G rasset, 19 97 .

BOUTEFLIKA, ABDELAZIZ. " Discours de Bouira, 22 m ars 2004 " in Le Quo-tidien d 'Oran 23 m ars 2004 et Liberté 22 mars 2004.

BRANCHE , RAPHAËLLE . La Guerre d'Algérie. U ne histoire apaisée? Paris:Seuil,2005.

BRILLET, EMMANUEL. "Les problématiques contem poraines du pardon aum iroir du m assacre des harkis" in Cultures e t Conflits prin temps 2001.

BRUMBERG, DANIEL. "The Trap of Liberalized Autocracy" in Journal of

Democracy 13:4 (2002) .BURGA T , FRANCOIS . L 'islam isme au Magh reb. Paris: K arth ala, 1 98 8.BURGOS, JEAN . Lec tu re p lu rie lle du te xte poé tique . University of London : The

A thlo ne P ress, 1 97 8.

CALLE-GRUBER , MIREILLE . Assia D jebar, ou la résistance de l'ecriture. Pa-ris: Maiso nn euve et L arose, 2 00 1.

CAMUS, ALBERT. Théâtre, Récits , Nouvelles. Roger Q uilliot (ed.). Paris: G al-lima rd , 1962.

_ Essais. Roger Quilliot, L ouis F aucon (ed s). P aris: G allimard , 1 965._ Carnets 1II (1951-1959). P aris: Gallimard , 1989._ Carnets Il :janvier 1942-mars 1951 . P aris: G allimard, 19 64 ._ Le P rem ier Homme (C ah iers A lb ert C amus 7). P aris: G allimard , 19 94 ._ A lbert C amus-Jean Gren ier Corresp ondance 1932 -1 960. Paris: Gallima rd ,

1981.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 265/282

Bibliographie 265

CANTELON, H. and S. MURRAY. "Globalization and Sport: Structure and

Agency, The Need for Greater Clarity", Leisure and society 16 (1993):275-91.CARLIER , OMAR . Entre nation et djihad. H istoire sociale des radicalism es al-

gériens. Paris: Presses de S cience Po, 1995._ "Guerre civ ile, v io len ce in time, et so cialisation cu ltu relle: L a v io len ce poli-

tique en Algérie (1954- I 998) ", in Jean Hannoyer, Guerres civiles,économ ies de la violence, dim ensions de la civilité (P aris: K arth ala, 1 999 ),69- 104

CERF, JULIETTE et CHARLES TESSON. "L'absence d'images déréalisel'A lgérie. Elle construit un pas fantasm é qui n'existe pas - Entretien avecBenjam in Stora" in " Où va le cinéma algérien? ", Hors série des Cahiersdu c in éma, f évrie r-mars 2003 .

CHAMOISEAU, PATRICK. Ecrire en Pays dominé. Paris: G allimard, 1 992.CHAMPAULT, D. "A259. Arbres sacrés" in Encyc lopédie b erb ère: 853 -55.CHARBIT, TOM. Les Français M usulm ans Rapatriés et leurs enfants - Synthèse

bibliographique pour la D irection de la population et des m igrations. M inis-tère des affaires sociales, d u travail et de la so lidarité, D écembre 2 003.

- dir. Des Nouvelle s d 'A lgérie (1974-2004). Paris: Métailié 20 05 .CHAULET ACHOUR, CHRISTIANE. et NAGET KHADDA. " Qu'avons-nous

fait de nos quarante ans? Elém ents d'activité culturelle entre 1962-2002 ",in Europe 2003 , ho rs série A lg érie/Moh ammed D ib: 43 -9 5.

CHEHAT, F. L e livre d 'o r du sp ort A lgérien. A lger: ANEP, 1993.CHER lET, BOUTHEINA . " M inistre de la Fam ille et de la Condition fém inine"

in Liberté 29 av ril 2 00 3.CHERIF, M . La dynamique actuelle de la zâwiya de Sidi Ahmed Benyoussef à

M iliana ou la vie d'un centre rituel, lieu de pèlerinage. Thèse de troisièm ecycle, Paris: EHESS, 1978.

CH IKHI, BEÏDA . Problém atique de l'écriture dans l'œuvre rom anesque de M o-

hammed D ib. Alger: O ffice d es Pub lications Univ ersitaires, 1987._ Les Rom ans d'Assia D jebar. Alger: O ffice d es pub lications univ ersitaires,1987.

CHOUAKI, AZIZ . Eto ile d 'A lger in M aïssa Bey ed, C inq romans a lg érien s. Pa-ris: M arsa, [1997] 1998.

- L es Oranges. Paris: M ille et une nuits, 1998.CLERC, JEANNE MARIE. A ssia D jeb ar: écrire, tran sg resser, résister. Paris:

L 'Harmattan , 1997.COLONNA, F. " La ville au village: transfert de savoirs et de m odèles entre vil-

les et campagnes en Algérie" in Méthodes d'approche du m onde rural.Alger: OPU, 1984 : 259-80.CRYSTAL, DAVID. " Death Sentence" in The Guardian , 25 octobre 1999.

DEHEUVELS, L.W . Islam et pensée contemporaine en Algérie: la revue Al-A sâla (197 I - I 98 I). Paris: Editions du CNRS, 199I.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 266/282

266 Vers le c inquan tena ire d e l'In dépendance

DEJEUX, JEAN. Mohammed Dib. Ecrivain algérien. Sherbroo ke: E dition s

N aaman, 19 77 .DEPONT, O. et X . COPPOLANI. Les con fr érie s r elig ieuses musu lmanes. Paris:Maisonneuve, 1897.

DESPLANQUES, FRANÇOIS. "Un Eté africain, Qui se souvient de la mer.C han ts d 'op pressio n, chan ts d e libératio n ", in Jacq uelin e B ardo lph dir, Op-pression et expression dans la littérature et le ciném a. Afrique, Am érique,Asie Paris : L'H arm attan, 1981 : 11-31.

-" Le colon français d'A lgérie sous le regard de Mohammed Dib ", Carn ets d el'exotisme 14, 1994: 21-27.

- " Sur deux nouvelles de Dib: Au Café et Le Talisman ", in Itin éra ire s e tCon ta cts d e Cultu re s (vol 21-22): "M ohammed D ib ", Paris: L 'H arm attan1 996 : 51 -6 1.

DIAMOND, LARRY. " Thinking About Hybrid Regim es" in Journal of D emoc-racy 13:2 (2002).

D IB , MOHAMMED . Au Café. A rles: A ctes S ud, [1955] 1996.

- Postface à la prem ière édition de Qui se souvient de la mer, in Guy Dugas ed,A lgérie. Les Romans de la Guerre. Paris: Omnibus, [1961] 2002 : 985-87.

- Qui se souvient de la m er, in Guy D ugas ed. : 365-473.

-" Un mot au lecteur ", préface à la traduction bulgare d 'Un É té africa in. Paris:S eu il, [19 61 ] 1 998.

-" Interview", in Les Lettre s Française s 7-13 février, 1963 : 5.- " La nuit sauvage", in Les Lettr es Françaises 7-13 février, 1963 : 6.- C ou rs sur la rive sa uva ge. Paris: S eu il, 1 96 4.

- Le Talisman. A rles: A ctes Sud, [1966] 1997.

- La Danse du Roi. Paris: S euil, 1 96 8.

- Si Diable le veut. P aris: A lbin M ichel, 1997.DICKSON, C. "Translator's Introduction" to Dib, The Savage N ight, Lincoln

and London: U niversity of N ebraska Press, 2001 : vii-xi.

D INE, PH ILIP. " France, A lgeria and Sport: From colonialism to globalization"in Modern & Contemporary France 10:4 (2002) : 495 -505 .

D JEBAR, ASSIA , F emmes d'A lger dans leur appartem ent. Paris: des femmes,1980._ L 'Amour , la fan tasia . Paris: A lb in M ich el, 1 99 5 [J-C Lattès, 1 985 ].

_ Le Blanc de l'Algérie. P aris: A lbin M ichel, 1995Vaste e st la P rison. Paris: A lbin M ich el, 1 99 5.

_ Oran , L angu e morte. Arles, A ctes S ud, 19 97 ._ Ces Voix qui m 'a ssiè gent. Paris: A lb in M ich el, 1 99 9.

_ La F emme san s sépu lture. Paris: A lbin M ich el, 20 02 ._ La D isparitio n de la langue française . Paris: A lb in M ich el, 200 3.D JEGHLOUL, ABDELKADER. " La form ation des intellectuels algériens m o-

dernes" in URASC, Lettrés, intellectuels et m ilitants en Algérie: 1880-1950. A lger: O ffice d es P ublicatio ns Univ ersitaires, 19 88 : 1 -2 9.

DUCHEM IN, JACQUES C. Histo ire du FLN . Paris: La Table R onde, 1962.DUGAS, GUYed. Algérie . Un rêve de f ra te rn ité . Paris: Omnibus, 1997.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 267/282

Bibliographie 267

_ Par la P lum e ou lefusil. Les intellectuels-soldats dans la guerre d'A lgérie.

Sous la direction de G uy Dugas. Pèzenas : D omens, 2003.(dir.). La Méditerranée de A udisio à R oy. Paris. PUF , 2008.

= "Cam us, Sénac, Roblès: les écrivains de l'École d'A lger face au terroris-me ", in C. M argerrison, M ark Orm e, et al (eds), Albert Camus in the 21stCentury. Amsterdam -New York . R odop i, 20 08 (1 89 -2 05 ).

ELL Y AS, AKRAM . "Les perspectives d'avenir pour les jeunes diplômés" inG illes Manceron ed., Interventions, 1996 (A lgérie, com prendre la crise) :11-14.

EL NOUTY, HASSAN. "Rom an et révolution dans Qui se souvient de la M er deM ohamm ed Dib ", Présence Francophone 2 (1971): 142-52.

ENA YAT, HAM ID. Modern Islam ic P olitical T hought. Austin: University ofT exas P ress, 1 982 .

F ALLAIZE, ELIZABETH, " In Search of a Liturgy: Assia Djebar's Le Blanc del'Algérie ", French Stud ies, L IX (1 ) (2 005), 55 -62.

FANON , FRANTZ, Soc io logie d 'une révo lu tion. Paris: M aspero, 1959.-Les damnés de la terre. Paris: M aspero, [1961, 1968] 1991.FARES , NABILE. Yahia , p as d e cha nce. Paris: S eu il, 19 70 .

- Un Passage r d e l'Occ id en t. Paris: S eu il, 19 71 .- La D écouverte du Nouveau M onde avec Le C hamp des O liviers. Paris: S euil,

1972.

- Mémo ire d e l'a bsent. Paris: S euil, 19 74 .

- L 'E xil et le Désa rro i. Paris: Masp éro , 19 76 .- L e Chant d'A kli. Paris: L 'H armattan , 1 981.

- "La Mémoire des autres" in Une Enfance a lg érienne, textes recueillis parL eïla S ebb ar. P aris: G allimard, 19 99 : 1 27 -41.

FATES, YOUCEF. Sport et Tiers M onde, Pratiques corporelles. Paris: PUF,

1994.FELMAN, SHOSHANA. "Benjam in's Silence", Critical Inqu iry , 25 (W inter

1999),201-234FLAMENT, MARC . Aucune bête au m onde. Paris: La Pensée moderne, 1959.

- L es hommes pein ts. Paris: L a Pensée moderne, 1962.

- L es beau x-a rts d e la g uerre. Paris: Jacqu es G ranch er, 19 74 .

- Les hélicos du djebel. Algérie 1955-1962. Paris: Presse de la Cité, coll."Troupes de choc ", 1982.

- Et le baroud vint du ciel. Paris: Jacq ues G ranchet, 19 84 .

LA FRANCE EN GUERRE D'ALGERIE. Sous la direction de L auren t G erv ereau,Jean-Pierre R ioux et B enjam in Stora, Paris: BOIC , 1992.FUKUYAMA , FRANC IS. The End of History and the Last Man. New York:

F ree P ress, 1 992 .

GADANT, MON IQUE. Islam et nationalism e en A lgérie d'après El M oudjahid,

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 268/282

2 6 8 V e r s le c in q u a n te n a i r e d e l ' I n d é p e n d a n c e

GAF A lT I, HAFID . Les Femmes dans le roman algérien. Paris: L 'Harma ttan,

1996.GALLISSOT, RENE, A lgérie . Engagemen ts so ciaux e t questio n nationa le. Paris.L'Atelier,2007.

GARANGER, MARC . Femmes a lg ériennes, i9 60 . Paris: Con tre jour, 1982.

- La guerre d'A lgérie vue par un appelé du contingent. Paris: S euil, 1 98 4.

- Femmes des Hauts-P la teaux. Texte de Leïla Sebbar. Paris: La Boite à Docu-men t, 1 99 0.

GARAPON, PAUL. " L a fièvre identitaire " in Esprit I : 92/93 (1997).GENDER EQUITY AND SUST AlNABLE DEVELOPM ENT. Soc ia l Brie fing

Paper 2 . H ein rich Boll F ound ation : T owards E arth S ummit, Joh ann esbu rg ,2002.

GERSHOVICH, MOSHE. French M ilitary Rule in M orocco - Colonialism andIts C onseq uences. L ondon: F rank Cass, 20 00 .

GRACKI, KATHERINE. " W riting Violence and the Violence of W riting in As-sia D jebar's A lgerian Q uartet ", World L itera ture T oday, 70 (4) (Autum n1996), 835-43 .

GRENIER, JEAN . A lbert Camus: Souvenirs. Paris: G allimard, 1 968 .GUERRlN, MICHEL, DE ROUX, EMMANUEL. "Les photographies de la

C ommune, avant-garde du reportage de guerre" in Le Monde 17 mars 2 000.

GUNTHER, THOMAS M ICHAEL. " Le choc des images de Paris-Match" in LaF ran ce en gu erre d 'A lg érie. Sous la direction de L aurent G ervereau, Jean-P ierre R io ux et B enjam in S tora. P aris: BOIC , 1 992,2 28 -3 1.

HADDOUR , AZZED lNE. Colon ial Myths. H istory a nd Narrative. Manchester:Manche ste r Un iversity P re ss , 2000.

HADJ-NACEUR, MALIKA "'Délice visionnaires'. Pour une sym bolique Ré-demptrice" in Naget Khadda dir. Mohammed Dib. 50 Ans d'écriture.Montpellier: P resses d e l'Univ ersité P au l Valéry , 2002.

HALL WARD , PETER . A bsolutely Postcolonial. W riting between the Singularand th e Specific. Manchester: Manchester Univ ersity P ress, 2001.

HAMON, PHIL IPPE . L e p erson nel d u roman . Genève: E ditions D roz, 1983.HAMOUMOU, MOHAND . " Les Français-M usulm ans: rapatriés ou réfugiés? ",

in A WR Bulletin , R evue trim estrielle d es pro blèmes des réfug iés, V ienne, 4(1 987) : 1 85 -2 01 .

- " Les harkis: Une double occultation ", in G. Ferréol dir, in té gra tion et e xc lu -sion d an s la société fra nçaise con tempo rain e. Lille : P re sse s Un iversitaire sd e L ille, 19 92.

- E t ils son t d evenu s h arkis. Paris: F ayard, 19 93 .HANNOYER, JEAN (sous la direction de). Guerres civiles, économ ies de la vio-le nc e, d imen sions d e la c iv ilité . Paris: Karth ala-Cermoc, 1999.

HARBI, MOHAMMED. "Le poids de l'histoire et la violence vint à l'A lgérie"in Le Monde D ip loma tique juillet 2002: 1-15.

-" Dire enfin que la guerre est finie" in L e Monde 4 m ars 2003._

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 269/282

Bibliographie 269

_ L 'A lgérie et son destin, croya nts o u citoyens, Paris: A rcantère, 1 99 2.

- et BENJAM IN STORA (sous la direction de). La guerre d'A lgérie - 1954-1962, la f in d e l'amnésie . Paris: R obert L affo nt, 20 04 .HAROUD, FAR ID . Le m ouchoir de m on père. France Télévision, 2002.

HISTORIA-MAGAZINE. Num éros consacrés à La guerre d'A lgérie, 1972-1974.

HORNE , ALISTA IR , A Savage War of Peace: Algeria 1954-62. New York:New Y ork Review of B ooks, 2006 [1977].

HUNTINGTON, SAMUEL P. The Clash of Civilizations and the Remaking ofWorld Order. New York: Sim on & Schuster, 1996.

ISAMBERT, FRANÇOIS-ANDRE." Fête" in Encyclopaedia Univer sa lis , 1996:421-28.

JAMET, DOM INIQUE. " Le voyage de G iscard chez Boum édienne " in Le Mon-de 13 avril 19 75 .

JAUFFRET , JEAN -CHARLES. Soldats en A lgérie, E xpériences contrastées deshommes du contingent. P aris: A utrem ent, N ° 59-60, 2000.

_ ET CHARLES-ROBERT AGERON (dir.), Des Hommes et des femmes enguerre d 'A lgér ie . Paris: Autremen t, 2003.

KACEDALI, A SS IA . " E n quête d'une autre histoire. L ecture de deux nouvelles:Naëma d isparu e et Le Talisman" in Itin éra ire s et Con ta cts d e Cultu res 2 1-22: M ohammed Dib: 63-69.

KATEB , YAC INE. Nedjma. Paris: S eu il, 1 95 6.KEPEL, G ILLES. D jihad. E xpansion et déclin de l'islam ism e. Paris: G allim ard,

2000.KERCHOUCHE, DAL ILA. Mon père ce harki. Paris: S eu il, 200 3.KESSOUS, NAAMAN et ANDY STAFFORD. " Récit, M onologue et Polém ique

dans Les Oranges d'A ziz C houaki ", ASCALF Yearbook 4 (2000) : 168-78.KHADDA, NAGET. "Réponse littéraire à une interpellation idéologique:

L'Incendie de M. Dib ", Carnets de l'exo tisme, 14, 1994 : 29-40.-" Cette intem pestive voix recluse ", in Naget Khadda dir, Mohammed D ib. 50

Ans d 'écritu re , Montpellier: Presses de l'U niversité Paul V aléry, 2002:169-89.

- Mohammed D ib. C ette intempestive voix recluse. A ix-en-Provence: E disud,2003.

KORSO, MOHAMMED EL. "Les affinités politiques des Islamistes à partir

d'u ne ap proch e monograp hiq ue. L e cas d e I'O ran ie, 1 93 1-19 40 " in L'Etoilenord-africaine et le Mouvem ent national algérien. Paris: Publications duCen tre cu ltu rel alg érien , 1988: 165 -180 .

- Politique et religion en A lgérie. L 'Islam : ses structures et ses hommes. Le casde l'A ssociation des 'U lam a' Musulm ans A lgériens en O ranie, 1931-1945.Thèse de tro isième cycle, Univ ersité d e Paris V II-Ju ssieu , 1989.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 270/282

270 Vers le c inquan tena ire d e l'In dépendance

LABAT, SEVERINE. Les islam istes algériens. Entre les urnes et le m aquis. Pa-

ris : Seuil, 1995.LAMBROSCHINI, CHARLES. " Algérie: la faute" in Le F igaro 19 j uin 2 000 .LANASRI, AMMARIA, "The W ar of National Liberation and the Novel in Al-

g eria " , L 'Esprit créateur , XLI, 4 (W inter) 2001 : 58-69.LANGELLIER, JEAN-PIERRE" Un monde m étis? ou la dissolution des Yalta

culturels" in " Questions au XXle siècle JO". Le M andel L'Avenir 2000-2099.

LE MONDE, 28 octobre 2004, supplém ent" France, A lgérie. M émoires en m ar-ch e, 19 54 -2 004", i-xx iv.

LESUEUR, JAMES , Uncivil W ar: Intellectuals and Identity P olitics during theDeeo loniza tion o f A lgeria . London: University of N ebraska, 20 05 .

LE SIDANER, JEAN-MARIE. "L 'écriture et la révolte" in Europe 614-15 ( ju in-ju illet) 1982.

LEMOINE, FRANÇOISE. " Les harkis: Pourquoi nous sommes oubliés" in LeFigaro 9 octobre 1997.

LEQUERET, ELISABETH. " Le pays des salles perdues" in " Où va le cinémaalg érien ", H ors série d es Cah ie rs du c in éma , févrie r-mars 2003 .

LEVI-STRAUSS, CLAUDE. Préface à M ichel R evelard et G uergana K ostadino-va, Masques du monde. Tournai: L a R enaissance d u liv re, 2 00 0.

LEVISSE -TOUZE, CHRISTINE . L'Afrique du Nord dans la guerre 1939-1945.Paris: A lbin M ichel, 1998.

MAHIOU, AHMED et JEAN-ROBERT HENRY dirs. Où va l'A lgérie? Paris:Karthala , 2001 .

MARGERR ISON, CHR IST INE. .. Ces Forces obscures de l'âme": Women,Race and O rigins in the W ritings of Albert Cam us. Amsterd am -New York:Rodop i, 2008.

_ (ed.), Mark Orme et al (eds), Albert Camus in the 21st Century. Amster-

dam -N ew Y ork: Rodopi, 2008.M CDONALD, M ., T. M IHARA, and 1. HONG. " Japanese Spectator Industry:

Cultural Changes Creating N ew O pportunities" in European Sport M an-agement Quarter ly 1 (2001) : 39-60.

MAMMER I, MOULOUD . L'A hellil du Gourara. Paris: Editions de la M aisondes Sciences de l'H omme, 1984.

MARTINEZ , LUIS . La guerre civile en A lgérie 1990-1998. Par is : L 'Harma ttan,1998.

MAZRUI, ALI A. Cultu ra l Forc es in World Politics, London: H einemann, 1990.

MERAD , ALI. "L 'enseignement politique de Mohammed Abduh aux A lgériens"in Orient 4 (1963).

- Le Réform ism e m usulm an en Algérie de 1925 à 1940. Essai d 'histoire religieu-se e t so cia le . Paris/La H aye: Mouton, 1967.

MERZOUK , MOHAMED . Note sur les p ra tiqu es et représenta tion s relig ieusesen mi lieu popula ire. O ran: URASC, 1991.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 271/282

Bibliographie 271

- D e la barbarie en général à l'intégrism e en particulier. Paris: Le Pré aux

C lers, 1992.- La M alédiction. Paris: Stock, 1993.- " Je reste en Algérie pour combattre sans armes et sans désespoir" (propos

recu eilIis p ar D an iel B ermond ) in Lire septembre 1993 : 39.

- Interview (propos recueillis par L ise G auvin) in L e Devo ir 22-23 avril 1995 :3.

-" La 'M alédiction' qui ronge l'A lgérie" (propos recueillis par D aniel Y vonnet)in Oues t France 2 novembre 1993.

M ITCHELL , R ICHARD . The Society of the M uslim Brothers. Oxford: OxfordUniv ersity P ress, 1969.

MOUSSAOUI, ABDERRAHMANE. " Algérie, la guerre rejouée" in La pen sé edu m idi 3 (H iver 2000).

NAD IR , A LBIR. "Les ordres religieux et la conquête française (1830-1851)" inRevue algérienne des sciences juridiques, économiques et sociales 4(1966): 819 -72.

NOUVEL OBSERVATEUR . D ossier A lbert Camus, N ° 1544, 9 juin 1994.

PEJU, PAULETTE. Les Harkis à P aris. Paris: L a D écouv erte, 20 00 .

PERVILLE, GUY. "Histoire de l'A lgérie et mythes politiques du 'parti de laFrance' aux 'anciens et nouveaux harkis' " in Charles-R ob ert A geron dir.,La guerre d'Algérie et les Algériens 1954-1962, Paris: Arm and Colin,1997._ " Albert Camus était-il raciste? Le tém oignage du Prem ier H omme ", inHistoire et littérature au ne siècle. Recueil d'études offert à Jean Rives.Toulouse: GRH I, 2003 (pp. 431-445).

PEYROULOU, JEAN -PIERRE. " A lgérie: en finir avec les stéréotypes visuels ",Esprit, 305 G uin 2004) : 90-102.

POVERTY ELIMINATION AND THE POWER OF WOMEN. UK Departm ent forIn te rnational Development, 2000.

PROCHASKA, DAV ID . Making Algeria French: Colonialism in Bône 1870-1920. Cambridg e: C ambridg e University P ress, 199 0.

PROGRESS OF THE WORLD 'S WOMEN. Unifem B iennial Report, 2 000.

QUANDT, W ILL IAM. Betw een Ballots and Bullets: A lgeria 's Trans it ion fromAuthoritarianism. Wash ington: B rook ings In stitu tion, 1998._ " A lgeria's U neasy Peace ", Jou rnal o f Democ racy 13:2 (2002).

RAHMANI, ZAH IA . Moze. Paris: Editio ns Sab in e We sp ieser, 2003.RAPPORT DES NATIONS UNIES. Sur le progrès mondial dans le développe-

m ent humain et économ ique, 2000.REBO IS, CHARLES. " La colère des fils de harkis -les oubliés de l'histoire ", Le

Figaro 25 juin 1991.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 272/282

272 Vers le c inquan tena ire d e l'In dépendance

REDOUANE, NAJIB . " A ncienne et N ouvelle guerre d'A lgérie chez Rachid M i-

mouni", L 'esprit créateur XLI:4 (Winte r 2001).REVELARD, M ICHEL et GUERGANA KOSTADINOVA. Masques du m onde.Tournai: La R enaissance du livre, 2000.

R INN, LOUIS. Marabouts et khouan : Etude sur l'Islam en Algérie. Alger: Li-b rairie Ado lphe Jourd an , 1884.

ROSENMAN, ANNY et LUCETTE VALENSI. La Guerre d'Algérie, dans lamémoire e t l'imagina ire. Paris: B ouchen e, 20 04 .

ROUADJIA , AHMED . Les Frères et la Mosquée. Enquête sur le mouvementislamiste en A lgér ie . Paris: Karth ala, 1990.

ROUX, M ICHEL. Les harkis ou les oubliés de l'histoire, 1954-1991. Paris: LaDécouverte , 1991.

ROY , JULES. La Gue rre d 'A lg érie . Paris: Ju lliard , 1960.

- Chronique d 'A lger . Paris: G rasset, 1 96 7.

- U ne Femme au nom d'étoile. Paris: G rasset, 1 968.

- Les cerises d'Icherridène. Paris: G rasset, 1 96 9.- " Jules Roy délivré ", Le Monde 2 avril 1975.- La saison des Zao Paris: G rasset, 19 82 .

- E tranger pou r mes frè re s. P aris: Stock 1982.

- B eyro uth , viva la muerte. Paris: G rasset, 19 84 .

-" Alger - 1987 (discours) " in Actual ités de l'immigration Il juin 1986.- Chant d 'amour pou r Marse ille . Marse ille : Laffitte , 1988.

- Mémoires barbares. Paris: A lbin M ichel, [1986] 1989.

- V ézela y ou l'amour fou. Paris: A lbin M ichel, 1990.

- " Le cimetière de Sidi Moussa" in L e Monde 9 juin 1995.- Adieu m a m ère, adieu m on cœur. Paris: A lbin M ichel, 1996.-" Qui commande à Alger?" in Le F igaro 27 octo bre 1997 .

- Journal 1.2,Les Années cavaliè re s. Paris: A lbin M ichel, 1998.

- et GUY DUGAS. Jou rna l d es Chevau x du so leil. Paris: Omnibu s, 2 00 0.

RUEDY, JOHN. Modern Algeria: The Origins and Development of A Nation.Bloomington: Indian a Univ ersity P ress, 1992.

SAID, EDWARD W . Culture and Imperia lism. London: V erso, 1993.SALHA , HAB IB . Cohésio n et écla temen t de la person na lité maghréb ine. Tunis:

Publications de la Faculté des L ettres de la Manouba, 1990._ Poé tique maghrébin e et in te rte xtualité . Tunis: Publications de la Facultédes Lettres de la Manouba, 1992.

SALH I, KAMAL . The Politics and Aesthetics of Kateb Yacine. From Franco-

phone Literature to Popular Theatre in Algeria and Outside. Lampeter:E dw in Mellen, 1999.SAM-LONG, JEAN-FRANÇOIS. " L 'art du temps" in Quo tidien d u d iman ch e

12 septem bre 1993 : 19.SANSON H. Laïc ité islamique en A lgérie . Paris: Editions du CNRS, 1983.SARTRE, JEAN-PAUL. "Le colonialism e est un systèm e" in Les Temps Moder-

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 273/282

Bibliographie 273

SPIV AK,GA YATRY CHAKRA VORTY, " Acting Bits / Identity Talk ", Critical

Inquiry, 18 (4) (S ummer 1 992), 7 70 -8 03STORA , BEN JAMIN . La Gangrène et l'oubli, Paris: La Découverte, [1991]1992._ Appelé s en gue rre d 'A lg érie. Paris: Gallimard , 1997.

_ Histoire de l'Algérie depuis indépendance 1. 1962-1988. Paris: La Dé-couver te , 2001 ._ A lgérie , Maroc. H isto ire s para llè les. d estin s cro isés. Paris. Maison neuve etLarose , 2002._ "Quelques réflexions sur les im ages de la guerre d'A lgérie" in Charles-Robe rt Ageron, (d ir.), La gu erre d 'A lg érie et les A lgérien s 1954-1 962

_ "La m ise en m ém oire de la guerre d'A lgérie em pêchée: Le retour des nom spropres" (E l Wata n, novembre 2004).

TABARD , GUILLAUME. " Raffarin com plète son équipe et m obilise sa m ajori-té ", Le F igaro 17 ju in 2 002.

THIBAULT, P IERRE. L 'Age des d icta teurs 1918-1947. P aris: L arousse, 1974.TOCQUEVILLE, ALEXIS DE. "Rapport sur l'A lgérie" in Oeuvres Complè te s,

A . Jardin ed. Paris: G allim ard, [1847] 1991.TODD , OLIV IER, Albert C amus. U ne vie. Paris: G allimard, 1996.

TOUDERT, ABROUS. " La Malédic tion d e R ach id M imoun i, le carrou sel tumu l-tueux " in Liberté 16 j anvier 1994.

VEDUSSEN, ROBERT. "La 'malédiction' selon Rachid M imouni" in LibreBelgique 9 octobre 1993.

V IDAL -NAQUET, PIERRE. Face à la raison d'État. Paris: La D écouverte,1989.

VOLPI, FRÉDÉRIC . Islam and D em ocracy: The Failure of D ialogue in Algeria.London: P luto P ress, 2003.

_ "Pseudo-dem ocracy in the M uslim world" in Third World Quarterly 26:4(2004).et FRANCESCO CAVATORTA dirs. Democratization in the M uslimWorld : Domestic, R eg ion al a nd G lo bal T ren ds. London: Rou tledg e, 2 006.

VUILLEMIN , ALA IN . Le Dictateur ou le dieu truqué. Paris: E d. K lincksieck ,1989.

W AL TON, JOHN and DAVID SEDDON. Free Markets and Food Riots: ThePo litic s o f G loba l Adju stment. Oxfo rd : B lackwell, 1 994.

WARN IER, J. La Mondia lisation d e la cu lture. Paris: L a D écouverte, 1999.W ITHOL DE WENDEN, CATHERINE. "Qui sont les harkis? Difficulté à lesnommer et les identifier" in Hommes e t m ig ra tions 1135 (sep temb re 1990).

WODAK, R., R. D . CILLIA, M . REISIGL and K. LIEBHART (eds). The Discur -sive C onstruction of N ational Identity. Edin burg h: E din bu rg h Univ ersityP ress, 1999.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 274/282

274 Vers le c inquan tenaire d e l'In dépendance

WRIGHT, G. "The impact of Globalisation" in New Political Economy 4:2

(1999): 268 -72.

ZALHI, ZAHIA SMAIL. Politics. Poetics and the Algerian N ovel. Lampeter:Edw in Mellen Press, 1999.

ZAATER, M ILOUD. L'Algérie: de la guerre à la guerre (1962-2003). Paris:L 'Harmattan , 2003.

ZEROUAL, GENERAL LIAM INE in E l Watan du 15 novembre 1995.ZIMRA ,CLARISSE, " Sounding O ff the A bsent Body: Intertextual R esonances

in 'La femme qui pleure' and 'La femme en morceaux' ", Resea rch in A fri-can Literatures , 30 (3) (F allI999), 108-124.

_ "W hen the Past answers our Present: Assia Djebar talks about Loin deMédine ", Callaloo, 16 (1) (1993),116-131.

ZIREM , YOUCEF. Algérie. La guerre des om bres. Paris: GRIP/E ditions C om -p lexe, 2003.

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 275/282

Abbas, Ferhat, 18,93,176Abdelk ader, Émir, 83, 184 ,206 ,

216Abdou, M ohammed, 185A fghani, D jam al al, 185Aïn Terzine, 23, 24, 25Al-Asala, 187,214A lIoula, Abdelk ader, 162 , 176

ALN, 23, 26, 31, 32, 34, 80, 83,189a l-Q iyam , 213Amrou ch e, Jean , 17 5A nnan, Koti, 70A rcady, A lexandre, 40A rendt, H annah, 7, 161, InAssociatio n des Oulémas, 18 5, 1 86 ,

187,204

Associa tion nationa le des Zaouïa s,211AUMA, 204Balta, P aul, 4 1Bancel, N ico las, 51Barb ie, K lau s, 42B elhadj, A li, 189, 191, 192, 194Belkacem , K rim , 34B en B adis, A bdelham id, 185, 186Ben Bella, A hm ed, 32, 33, 100,

212,213Ben M 'Hidi, Larbi, 19B en Mansour, L atifa, 128B enjam in, Walter, 1 64, 1 69Ben tah la , 43B ermond , D aniel, 1 44B igeard , colone l, 19,20B lanchard , P ascal, 5 1Blum , Léon, 18

Boisd effre, P ierre d e, 44Bouak li, S aïd, 2 4Boualem , B achag a, 77B oudjedra, R achid, 9, 127, 128,

13 4, 1 35

Index

Boumed iene, H ou ari, 10, 46 , 10 0,133, 18~210,213,230,236

Bou teflik a, Abdelaziz, 46, 71, n,76,85,86,88,89,197

Bouyali, Mustap ha, 1 89, 1 95 , 19 6B ranche, Raphaëlle, 5Brecht, Berto lt, 56Burgat, F ran ço is, 189

Burg os, Jean, 154Camus, A lbert, 8,45, 125, 161,164,171-75,175,179

Carlier, Omar, 1 79 , 2 08Chad li, B en jedid , 191 , 19 2, 1 94 ,

216,218,236Charef, Mehdi, 4 0Charte d 'A lg er, 212Chau le t-Achour, Christia ne , 5

Cherif, M ., 2 09Che snais, Je an -C laude, 228C hikhi, B eïda, 102, 105, 107, 110,

166C hirac, Jacques, 76, 78, 87, 89C houaki, A ziz, 100, 102Colonna, F ., 2 09Constan tine, 1 34 , 190 , 210 , 21 6,

229Cros, V ita lis, 32d 'E staing, G iscard , 38D ib, Mohammed, 7, 9, 93-113,

127, 128, 139, 142, 143Dien Bien Phu, 20, 22D jaou t, T ahar, 127D jebar, A ssia, 7, 8, 127, 161, 162-

69,171,175-80D jeghloul, A ., 208D jemaï, Abdelk ader, 128

Doumerg ue, G aston, 18Doyon , René-Lou is, 45Duch em in , Jacq ues, 14E l Moudjahid, 26E l Mountaqid, 185E l Watan, 84, 88

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 276/282

276 Vers le cinquantenaire de l'Indépendance

É liade, M ircea, 1 16

Fanon, Frantz, 6, 61, 86, 97, 105,106,175,178F arès, A bderrahmane, 10 , 3 0Farès, N abile, 147, 148, 149, 153,

154, 155, 158F elman, S ho sh ana, 16 9F eraoun, Mou lou d, 1 75FIS,41,43,84, 128, 134, 192, 193,

194,196,198,200,212,217F lamen t, Ma rc, 8 , 14, 15,20,21,22FLN, 17, 19 ,22 ,23 ,25 ,32 ,71 ,75 ,

77,80,82,83,85,86,87,90,96, 100, 132, 169, 170, 186,187, 189 , 193,211 ,212,213,215,216,236,245,246,247,251,252,253,258

Fouchet, Christian , 30France-Soir, 1 6Francis, A hmed, 18

Frères Musulm ans, 185, 187F romentin, E ugèn e, 16 5Garan ger, Marc, 8, 1 4, 15 ,20 ,22 ,

23,24,25Garap on , P au l, 64G aulle, C harles de, 9,16, 17Gauvin , L ise, 11 6Gervereau , L au ren t, 15G hazâlî, Mohammad ai, 216

GIA,43, 196, 198GPRA, 26, 75, 100G roupes Mobiles de S écurité, 77GSPC, 198G uelm a, 16, 89Hadj-N aceu r, Malika, 1 03 , 1 10H amoumou, M ohand, 75, 79H arbi, M ohammed, 6, 79, 87, 89,

180

HMS, 72Home, A listair, 17 0Hun ting ton , S amuel P ., 60Ibrahim i, A hmed Taleb, 187, 198Iser, Wo lfg ang , 1 01Jeanson , F ran cis, 24 , 4 1

Jox e, P ierre, 16

K ateb, Y acine, 53, 54, 97, 127, 178Kerchouche, Dalila, 87K hadda, N aget, 5, 99, 106, 110Khadra, Y asm in a, 12 8Khatib i, Abde lkéb ir, 99Khellad i, A ïssa, 128Korso (-el), M ., 2 08l'Express, 17,87Lajo in ie, And ré, 41Lanasri, Ammaria, 102Lav igerie , Card inal, 174Le F igaro , 40, 43, 78L e Monde, 43, 78, 87Le Monde diplomatique, 6Len tz, S erg e, 30L esu eur, James, 1 74Lev isse -Touzé , Christia ne , 87L év i-S trauss, C laud e, 1 54, 1 55 , 15 8Ligue de l'A ppel, 192

Madani, A bassi, 188, 191, 192, 194,214

Maiso nseu l, Jean de, 32Malek, R édha, 37, 76Malraux, André, 14Mammeri, Mou loud , 80,127 ,225Ma roc, 26, 85, 144 , 169 ,203 ,216 ,

230,232,233,234,235,238Marouane, L eïla, 128

Martinez, L uis, 8 3, 1 80Med jahed , Bach ir, 7 1Mek ach era, H am laou i, 76, 7 8, 89Melo uza, 1 70Memm i, A lbert, 105Merad, A ., 207Messali, H ad j, 1 8Me tref, A rezk i, 128M imouni, R achid, 9, 115, 116, 117,

120, 122, 123, 124, 125, 127,128,129,130,131,134,144Mi tte rrand , F rançois, 40Mokedd em , Malik a, 12 8Mokrani, C heikh el, 184MPC, 31

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 277/282

Index 277

N am ia, R obert, 32

N asser, G amal A bdel, 187Nezzar, K haled, 1 94Nouvelle R evu e F rança ise, 45OAS, 14, 17,30,32,44,176P arfenov , M ich el, 11 2Paris Match, 30Paris, Christian e, 34, 39Paris-Presse,32Perv illé, G uy, 8 0Pou illon, F ern and, 38Qardâw î, Y ûsîfal, 2 16Quandt, W illiam , 1 98Quotid ien d 'Oran , 71R achedi, A hmed, 80R amdane, A bane, 169, 176Renard, D elph ine, 14R ioux , Jean -P ierre, 15RND, 72Rou adjia, A ., 2 15

Roy, Jules, 7, 2 9-46

Sahnoun, A hmed, 191, 214Said, Edw ard, 53, 54, 57S anso n, H ., 2 14Sartre , Je an -Pau l, 51, 52,171SAS, 26, 31, 76, 81, 82Sétif, 16, 36, 89, 190Sidi Moussa, 29, 43S tora, B enjam in, 8, 15, 75, 80Suarès, And ré, 45Suez,20Thénau lt, Sylv ie, 5Tlemcen, 98 , 143 ,210,218,224Tunis ie ,26 , 144,205,216,230,

233,234,235,238V iêt-Cong, 14Wodak ,R ., 249 ,250Zaater, M iloud, 5, 6, 96Z erou al, L iam in e, 84 , 19 7Z irem , Youcef, 6

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 278/282

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 279/282

Table

INTRODUCTIONESEDITEURS 5

I : GUERRE, NATION ET M EMOIRE

Les photographies d'une guerre sans visages: im ages de la guerre

d'A lgérie dans les livres d 'histoire( s)BENJAMINSTORA 13

Jules Roy, com pagnon de route com plice et critique de l'A lgérieindépendante

GUYDUGAS 29

Nationalisme, d éveloppemen t et cultu reMARGARETMAJUMDAR 47

La figure du " traître" et du bouc ém issaire: l'instrum entalisationdes harkis par l'É tat algérien

NINA SUTHERLAND 75

Il: R EPRESENTATIONS L ITTERAIRES

R esponsable(s) de la violence, ou responsabilité de l'écriture? Lecas de " La Nuit sauvage" de Mohammed Dib

NAAMANKESSOUS,ANDYSTAFFORD 93Images de la dictature et du dictateur dans l' œuvre de

Rach id MimouniELENABRANDUSASTEICIUC 115

Représentations de la nouvelle guerre chez quelques écrivains algé-nens

NAJIBREDOUANE 127Du m asque historique au m asque poétique: mém oire et décoloni-

sation dans l'œ uvre de N abile FarèsKARINECHEVALIER 147

A ssia D jebar, A lbert C amus et le sang de l'H istoire

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 280/282

280 Vers le c inquan tena ire d e l'In dépendance

II I : SOCIETE, POLIT IQUE ET RELIG ION

L'Islam , la nation et la politique: le passé de bien plusd 'une illu sion

FREDERICVOLPI. 183

V isag es du mysticisme algérien depuis l'in dépendanceSOSSIEANDEZIAN 20 I

Les in teractio ns en tre d émog raphie, économie et politiq ue

YVESMONTENAY 227V ers une professionalisation du football en A lgérie: discours sur

les défis mondiaux et aléas locauxMAHFOUDAMARA,IANHENRy 243

BIBLIOGRAPHIE 263

INDEX 275

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 281/282

L.HARMATTAN.ITALIAVia Degli Artisti 15 ; 10124 Torino

L 'HARMATTAN HONGR IE

Konyvesbolt ; Kossuth L. u. 14-16

1 05 3 Bud ap es t

L 'HARMATTAN BURKINA FA SO

Rue 15.167 Route du Pô Patte d'oie]2 BP 226

Ouagadougou 12

(00226) 76 59 79 86

ESPA CE L'H ARMATTAN K INSHASA

F aculté des Sciences Sociales,

Politiq ue s e t Admin is tr ativ es

BP243, KIN XI ; Université de Kinshasa

L 'HARMATTAN GUIN ÉE

Almamya Rue KA 028En face du restaurant le cèdre

OKB agency BP 3470 Conakry(00224) 60 20 85 08

[email protected]

L 'HA RMATTAN CÔ TE D 'IvOIR EM . Etien N 'dah Ahmon

Résidence Karl/cité des arts

Abidjan-Cocody 03 BP

]

588 Abidjan 03(00225) 05 77 87 31

L 'HARMATTAN MAUR ITAN IEEspace El K ettab du livre francophone

N° 472 avenue Palais des CongrèsB P 3 16 N ouakchott(00222) 63 25 980

L 'HARMATTAN CAMEROUN

Immeuble Olympia face à la CamairBP 11486 Yaoundé

(237) 458.67 .00/976 .61 .66

[email protected]

7/12/2019 Algérie Vers le cinquantenaire de lindépendance

http://slidepdf.com/reader/full/algerie-vers-le-cinquantenaire-de-lindependance 282/282